CONCLUSION TRANSITOIRE
… parce qu’elle est affirmation d’un acquis et
transition à des travaux futurs. En effet, les textes[1]
qui précèdent ne forment pas un tout achevé auquel il n’y aurait rien à
adjoindre. Il faudrait, en particulier, affronter la critique de la théorie
anarchiste, de sa conception de l’individu, depuis Stirner, Proudhon,
Bakounine, etc.. Il serait nécessaire d’étudier le rapport entre individu,
conscience de soi, égalité, utilité privée, etc., celui entre individu et
connaissance ; et tant d’autres questions.
Pour faciliter la transition, laissons parler un
adepte du capital.
« L’individu sert le système industriel non
pas en lui apportant ses économies et en lui fournissant son capital, mais en
consommant ses produits. Il n’y a d’ailleurs aucune autre activité religieuse,
politique ou morale à laquelle on le prépare de manière aussi complète, aussi
savante et aussi coûteuse »
Ainsi s’exprime J. K. Gailbrath dans Le nouvel Etat industriel, (éd.
Gallimard, p. 49). Tout sn ouvrage explique la disparition de l’individu, soit
devenu esclave consommant, soit fondu dans des unités supérieures.
« Ce n’est pas à des individus, mais à des
organisations qu’est transféré le pouvoir dans la grande entreprise et dans la
société. Et l’on peut comprendre notre société industrielle moderne que comme
effort couronné de succès pour synthétiser, grâce à l’organisation, une
personnalité de groupe qui est de loin supérieure, quant aux objectifs qu’elle poursuit, à une personne physique et
qui présente l’avantage supplémentaire de l’immortalité » (p. 72)
Gailbrath expose clairement le contenu de la
doctrine fasciste, celle qui est l’expression de la transformation du capital
en communauté matérielle.
« La planification exige que l’on soit maître
du comportement du consommateur, mais la planification elle-même est imposée
par l’utilisation extensive de capital et du progrès technologique, comme par
la dimension et la complexité de l’organisation qu’ils impliquent. Tous ces
facteurs concourent à l’efficience de la production, donc à un volume de
production considérable » (p. 208)
Ce système laisse en dehors de lui des portions
d’humanité (les noirs en particulier) mais ce n’est pas de sa faute :
« Ils sont pauvres parce qu’ils ne sont pas à
son service ou qu’ils n’y sont pas aptes. Non seulement le système industriel
(rappelons-nous ses frontières telles que nous les avons définies) a mis le
point final à la pauvreté pour ce qui est des individus qu’il a attirés dans
son orbite, mais encore il a considérablement allégé le fardeau du labeur
physique » (p. 321)
Cet économiste du XX° siècle trouve la source du
paupérisme dans les mêmes éléments que les théoriciens anglais du début de
l’autre siècle que Marx critiqua (cf. l’article que nous publions, à la suite[2]).
D’autre part, le phénomène des groupes marginaux a été mis en évidence, aussi,
par Marcuse. Cependant pour ces deux auteurs, cela semble soit accessoire, soit
transitoire. Pour Gailbrath, cela ne pose pas de problème. Ce qui est important
c’est l’adaptation de l’homme au système industriel.
« Mais comme nous l’avons abondamment
constaté, le système, s’il s’adapte aux besoins de l’homme, adapte aussi et de
plus en plus les hommes à ses propres exigences. C’est d’ailleurs pour lui une
nécessité. Cette dernière adaptation ne relève pas de la pratique banale de la
vente. Elle est profondément organique [Hilferding parlait déjà de capitalisme
organisé en 1927 ; continuité de la théorie fasciste !]. La
technologie avancé et l’utilisation massive de capital ne sauraient être
soumise au flux et au reflux de la demande de marché. Elles appellent la
planification, et il est de l’essence même de la planification que le
comportement du public puisse être non seulement prévu mais dirigé »
« … La mise en condition à laquelle nous
sommes soumis n’est pas pesante. Elle agit, non sur le corps, mais sur
l’esprit » (pp. 322-323)
Ainsi toute la théorie selon laquelle le communisme
est déshumanisation totale et assujettissement absolu de l’individu à la
société, se trouve exposée ici – non dans l’abstrait – mais dans la
réalité : le capitalisme. Dire, cependant, que ce qui reproché au
communisme c’est ce qui est fait à l’heure actuelle par le capitalisme, n’est
pas suffisant. Il faut tenir compte aussi du mouvement qui a permis l’identification :
le stalinisme.
Le stalinisme est apparu, à l’origine, comme un
opportunisme, un mouvement qui voulait emprunter la voie la plus rapide (et qui
l’emprunta) : construire le socialisme en un pays donné, puis l’étendre
(avec l’illusion originelle de pouvoir conserver un Etat prolétarien), au lieu
d’attendre la révolution mondiale. Cependant derrière cette théorie, il y eut
la réalité toujours plus terrifiante de la contre-révolution vis-à-vis du
prolétariat. Le stalinisme fut progressif dans son rôle de destruction de
l’antique société, facilitant le surgissement du capital dans l’aire slave et
dans l’immense Asie. Il est vite devenu le serviteur exclusif du capital et
pour ce faire il a détruit tout le mouvement ouvrier pratiquement et
théoriquement. Dans le domaine théorique il a créé un no man’s land d’où
émergent les icônes inoffensives de Marx, Engels, Lénine.
Ayant aidé vigoureusement à l’élimination du
prolétariat, le stalinisme a favorisé le rajeunissement du capital. Rajeunissement
parce qu’au lieu d’avoir la n+1 révolution (les n-1 révolutions étant celles
qui ont précédé la révolution bourgeoise) on n’a eu que la nième
révolution : la révolution capitaliste. Elle s’est faite sur une aire
immense et, après 1928, y espérer une transcroissance communiste était pure
illusions. L’humanité dut et doit encore parcourir un cycle qu’elle avait déjà
effectué en Occident. L’espoir de tuer le capital et de passer à la société
communiste a été détruit momentanément. La révolution communiste a été
escamotée, d’où le rajeunissement du capital.
Le stalinisme et le fascisme ont été les deux
éléments de ces dernières années qui ont broyé toute opposition au capital.
Exprimant de celui-ci deux phases de sa vie : le surgissement et la pleine
maturité, ils ont pourchassé les révolutionnaires. En conséquence, il était
inévitable que la lutte contre ces deux idéologies asphyxiantes prenne le
chemin d’une revendication individuelle qui, par bien des aspects, est
réactionnaire en ce sens qu’elle veut nous faire revenir, en définitive, à une
période totalement révolue et inférieure sur le plan des possibilités
d’épanouissement des hommes, de la société humaine. Voilà pourquoi la question
de l’individu doit être examinée. Nous avons dit l’individu simplement pour
mieux nous faire comprendre ; en fait, il faudrait parler de l’homme en
tant qu’unité (l’homme social de demain) et l’homme en tant que Gemeinwesen.
Il a fallu combattre la théorie des grands hommes
(= nullité de la masse des hommes), celle des grands chefs conducteurs de
partis (= passivité des militants de base), démontrer que l’individu se
« désintègre » à l’heure actuelle en différents éléments ou bien est
nié dans des processus de « massification », mais que d’autre part la
socialisation de la production et des hommes (cf. Invariance, n°2) était la base de la société communiste. Mais
qu’est-ce que cette socialisation ? Une négation de l’être particulier,
qui se fond dans un univers social indifférencié ? Non, c’est le point de
départ pour un développement harmonieux entre l’homme social et la Gemeinwesen.
Cependant ceci n’est pas encore suffisant. La
critique marxiste doit mettre en évidence « in actu » l’aliénation de
l’homme, sa destruction et cela dans sa vie quotidienne, dont parle H. Lefebvre,
exaltée à juste titre par le situationnistes. Marx l’a faite aussi. Il s’agit
de la reprendre.
« L’homme paraît un secret pour l’homme, on ne
sait que le critiquer et on ne le connaît pas »
« … En effet, qu’est-ce que cette société où
l’on trouve la solitude la plus profonde au milieu de plusieurs millions où
l’on peut être submergé d’un désir irrépressible de se tuer, sans que quiconque
ne le devine ? Cette société n’est pas une société, elle est, comme le dit
Rousseau, un désert habité de bêtes sauvages… Les rapports entre les intérêts
et les tempéraments, les véritable relations entre les individus sont encore à
créer de fond en comble, et le suicide n’est qu’un des mille et un symptômes du
combat social général et se développant sans cesse, d’où beaucoup de
combattants se retirent parce qu’ils sont fatigués de compter parmi les
victimes ou parce qu’ils se révoltent contre l’idée de perdre une place
d’honneur parmi les bourreaux » Marx[3].
Ce grand développement du capital que nous décrit
Gailbrath – et c’est vers quoi tendent tous les pays avancés – est inclus dans
ce qu’est le capital dès l’origine : la valeur d’échange parvenue à
l’autonomie et, pour ce faire, en procès. Son autonomie idéale c’est le rejet
de l’homme de la production. L’homme n’est intéressant qu’en tant que surface d’échange,
support de valorisation d’une parcelle de capital. De ce fait, de plus en plus
les hommes seront hors du système ; ils deviendront des êtres marginaux.
La crise ne fera que dévoiler la réalité profonde : la négation de
l’homme. La révolution communiste sera sa conquête, la réappropriation de la
nature humaine. Alors, toutes les machines, tous les instruments qui sont, à
l’heure actuelle, capital, seront autant d’organes de l’homme-Gemeinwesen et,
de ce fait, « dans l’appropriation prolétarienne une masse d’instruments
de production » sera « subordonnée à chaque individu… ».
Autrement dit, tout ce que l’homme produira ne représentera plus cette
extériorisation qui le dépouille mais sera englobé dans son être qui prendra
alors une ampleur insoupçonnée.
Le révolutionnaire qui adopte la théorie communiste
– vaste épure de la société future – ne peut en même temps partager la
conception plus ou moins classique du militant esclave de la cause, sacrifié,
martyr, ou … du militant super-sélectionné, etc.. Le mouvement de mai 1968, de
même que la critique des situationnistes ont tourné en dérision cette
conception « judéo-chrétienne ». En 1961, nous faisions remarquer (Invariance, n°1, p. 36) que pour leur
comportement les militants devaient s’inspirer des notes de Marx au livre de
James Mill. En un mot, la révolutionnaire se caractérise par sa joie de lutter
pour la révolution future (actuellement), actuelle (demain).
Jacques Camatte
NOTES
[1] Les textes dont il s’agit ici, publiés dans Invariance, série I, n°5, 1969, sont de Bordiga et avaient été groupés sous un titre général : L’individu et la théorie du prolétariat. Il s’agissait de : Il batilocchio dans l’histoire (1953), Dégonfle-toi surhomme (1953), Fantômes carlyliens (1953), Paidoyer pour Staline (1956), Clefs des changements de scène entre les « grands acteurs » de l’histoire (1964), des extraits de Le contenu original du programme communiste est l’anéantissement de la personne singulière en tant que sujet économique, titulaire de droits et actrice de l’histoire humaine (1968). On peut trouver une version complète de ce dernier texte dans Bordiga et la passion du communisme, Cahiers Spartacus, n°58, Octobre 1974.
La non republication de ces travaux
gêne un peu la compréhension exhaustive de cette note. Toutefois le lecteur
pourra remarquer la préoccupation essentielle : l’étude des rapports entre
l’individualité humaine et la communauté ainsi
que le rejet de la démocratie sous toutes ses formes, comme ce fut
explicité dans La mystification
démocratique, dans Invariance, série
1, n°6, 1969 : préoccupation qu’on retrouvera, sous une autre forme dans le texte qui suit, Transition. [Note de 1977]
[2] Il s’agit de Gloses critiques marginales à un article. Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien, (1844).
[3]
C’est en fait une citation de
Peuchet. Cf. Marx, Peuchet au sujet du
suicide, dans Invariance, série
II, n°6, 1975.