MAI-JUIN 1968 ET LE
SOULÈVEMENT CONTRE LA DOMESTICATION
Positionnement
Le mouvement de Mai-Juin
1968 apparaît comme un moment fondamental entre le passé et le devenir en acte
actuel qui rompt définitivement avec une millénaire
errance. Il se présente comme une immense excrétion de ce qui
fut et dévoile un devenir non encore perçu dans sa spécificité. Il faudra plus
de vingt ans pour qu’elle commence à se délimiter.
Pour me faire comprendre, je rapporterai, en
premier lieu, des prises de position que j’ai effectuées depuis 1968, au
sujet de ce mouvement, pour ensuite les confronter à ce qui se rattache de
façon la plus immédiate, du point de vue historique : le mouvement
prolétarien et celui psychanalytique. A partir de là, il me sera possible de
mettre en évidence la dynamique de sortie de ce monde, l’abandon de la
domestication, donc de la psychose.
Je précise que Mai-Juin
1968 n’est qu’un repère métonymique pour désigner le moment le plus
apparent et le plus signifiant du deuxième ébranlement qui s’effectua au
cours de ce siècle, finissant. Il débuta à la fin des années cinquante et
s’épuisa à la fin des années soixante et dix. Il y a vingt ans
j’écrivit à son sujet « Mai-Juin
1968 : le dévoilement ».
« C’est grâce à la rupture
qu’il a opérée que nous pouvons émerger d’un passé mythisé et qui se mythise,
d’un futur idéalisé, indéfiniment projeté, apparemment proche mais
toujours renvoyé dans son avenir ; qu’on peut essayer toutes les
coordonnées du temps, trouver l’espace et adapter le comportement qui
unifiera le tout en une vie, dés maintenant hors celle du capital [1].
Cette rupture avait été signalée en
1969 :
« Mai-Juin, ce fut une rupture, une discontinuité »[2]
et même dés 1968. Toutefois à ce moment-là il s’agissait surtout de la
mise en évidence « d’une rupture du cycle historique de la
contre-révolution mondiale »[3].
Retournons à 1977, voici comment est décrit le
point d’arrivée d’alors : « Nous voici parvenus à la
conjonction de deux mouvements : celui de la vie qui, à travers
l’espèce humaine, vient buter contre un phénomène qui la remet en cause,
enraye son épanouissement et, par là, celui des êtres humains, et celui de la
fragmentation de la représentation qui ne permet plus à ces derniers de se
situer les uns par rapport aux autres et par rapport au monde.
« A l’échelle mondiale, nous vivons
comme un jugement dernier où ce qui fut semble ressusciter pour comparaître devant
l’instance du temps présent, celui de l’action à entreprendre, du
saut à accomplir : vaste confrontation avec le possible humain, avec ce
qui doit être notre devenir. De là notre incessante volonté, depuis des années,
de préciser ce que signifie “l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme” ( Marx ). Ce qu’on ne peut atteindre au
travers d’une réflexion, mais en empruntant une autre dynamique de vie au
sein de laquelle la recherche de rapports affectifs épanouissant hommes et
femmes sera prédominante »[4].
Au cours de cette période cruciale, ce qui
s’impose c’est la fin de la culture, la perte d’identité,
l’évanescence de l’homme social. D’où l’investigation
au sujet d’une dynamique de libération qui doit opérer à partir de
l’individualité – même si cette dernière n’est pas encore
saisie en tant que telle – à partir du corps, au sein de la vie
quotidienne, de la concrétude, avec la recherche d’une immédiateté qui ne
soit pas celle du capital. Plus en profondeur perce l’idée de la fin de
Homo sapiens. D’où je fus amené à écrire ceci :
« Ce qui compte essentiellement, pour nous,
c’est de créer de nouveaux rapports affectifs pour un redéploiement de la
vie[5].
Voilà ce qui se révèle à nous avec une urgente acuité dix ans après le grand
ébranlement de Mai 1968. Voilà ce que notre avenir dévoile : le moment qui
s’offre à nous est celui de la création[6]
fémino-humaine »[7].
Le constat de l’arrivée d’Homo
sapiens à son achèvement m’incita, à partir de 1986, à écrire Émergence
de Homo Gemeinwesen. La réflexion sur le devenir
du monde en place, sur la sortie de celui-ci, m’a conduit à mettre en
évidence le phénomène du mouvement de sa dissolution ( mort potentielle du
capital ), de celle de Homo sapiens et de l’émergence d’une
alternative à cette dernière, la virtualité pour ceux qui veulent persister au
sein de l’antique dynamique, la nécessité du déploie ment de
l’individualité depuis toujours opprimée, non séparée de la Gemeinwesen, par ceux qui prônent
l’instauration d’une autre dynamique de vie. Adopter cette dernière
engendre simultanément une nouvelle approche du mouvement de Mai-Juin 1968, plus intégrative, plus substantielle :
sa remise en cause d’une dimension fondamentale de la
domestication : la psychose.
Pour fonder cette dernière qui s’impose,
après trente ans de réflexion au sujet de ce bouleversement, il me faut auparavant opérer une investigation remontant plus loin
dans le temps.
Le mouvement prolétarien
L’œuvre de
Karl Marx
J’ai plusieurs fois mentionné
l’importance du débat des années quarante du siècle dernier en ce qui
concerne la fondation de la théorie du prolétariat qu’on ne peut pas
strictement réduire à l’apport de Marx, bien que celui-ci soit
déterminant, ce qui nous conduit dans le cadre de cette étude à nous limiter à
ce dernier. J’ai abordé plusieurs fois l’étude de
l’œuvre d’autres théoriciens du mouvement prolétarien et je
serais amené à le faire à nouveau dans le cadre de l’étude Émergence
de Homo Gemeinwesen. Enfin, je veux aborder
l’apport de Marx en fonction de la dimension psychologique qu’il
recèle, de la saisie anthropologique qu’il effectue en rapport à la
dynamique de libération-émancipation de
l’oppression, de l’exploitation, du poids du passé qu’il a
souvent dénoncé et qui permet de comprendre la puissance mobilisatrice
qu’eut son œuvre. Ceci particulièrement en regard du mouvement
psychanalytique et des courants qui en ont dérivé.
Au sein de la phase de contre-révolution qui
suit la grande période révolutionnaire en rapport avec la révolution française
de 1789 et celle états-unienne de 1776, et en dépit de la secousse de 1830, il
y un blocage ( rejouement
de celui effectué par la propriété foncière ). Comment sortir de cette
situation dont le pendant théorique apparaît avec la fermeture du système
hégélien qui emprisonne et inhibe tout devenir? D’où, la remise en cause
de l’ordre social va se faire au travers de la critique de Hegel, et de
la tentative de renversement de sa représentation.
Le débat dont il s’agit opère surtout
entre Max Stirner défenseur de l’individu, Ludwig Feuerbach, celui de la
communauté et de la sensibilité et Karl Marx et Friedrich Engels qui
apparaissent comme les théoriciens de l’intervention. En effet, si Marx
accorde une grande importance à l’individualité et à la communauté, ce
qui le délimite des autres c’est la mise en évidence qu’il faut
transformer le monde et que pour ce faire il existe un opérateur déterminé par
tous les événements historiques antérieurs : le prolétariat. Mais au
moment du débat, il tient compte des trois éléments ; c’est le moment
où tout est exposé et où l’exposé va plus loin que ce qui sera ensuite
développé.
Je ne veux pas aborder à nouveau les éléments de
ce débat. Je me limiterai dans un premier temps à rappeler l’apport de
Marx à cause du retentissement qu’il a eu jusqu’à nos jours et pour
pouvoir mieux individualiser ce qui a fait défaut à la théorie du prolétariat
lorsque sera abordé l’étude du mouvement psychanalytique. A ce moment-là
je reviendrai au débat des années quarante du siècle passé en exposant quelque
peu l’apport de Stirner et celui de Feuerbach du fait de
l’influence de celui-ci tant sur Marx que sur Freud.
La construction théorique de Marx
se fonde sur l’affirmation que tout homme, toute femme est une activité
sensible ( il dit souvent pratique ) et que
celle-ci ne peut se déployer que dans une communauté en liaison avec la nature,
avec le cosmos. Il est certain que ceci n’apparaît jamais de façon pure
et nette dans son œuvre. C’est toutefois ce qu’on peut
constituer en cherchant le substrat sur lequel il développe ses productions
théoriques.
Un autre soubassement de son œuvre est
constitué par la centralité accordée à la réalité, l’effectivité.
« Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères
qui entraînent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle
dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique »[8].
Ce qui est cohérent avec la définition
qu’il donne de la conscience.
« La
conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient, et
l’être conscient des hommes est leur procès de vie effectif »[9].
« Ce
n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui
détermine la conscience. Dans la première conception, on part de la conscience
comme individu vivant, dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part
des individus[10] eux-mêmes,
réels et vivants, et l’on considère la conscience uniquement comme une
conscience »[11].
Cependant :
« Jusqu’ici les hommes se sont
toujours faits des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou
doivent être »[12].
Parce que le réel immédiat que vivent les
hommes, qui constitue le contenu de leur procès de vie effectif, est en fait le
résultat de médiations inconscientes. Ce qu’ils vivent est le résultat
d’une mystification dont, encore une fois, ils sont inconscients.
D’où l’importance essentielle accordée à la dynamique de distinguer
l’apparence de la réalité que l’on retrouve dans toute
l’œuvre de Marx[13].
« Mais
l’esclavage de la société bourgeoise est, en apparence, l’indépendance
achevée de l’individu pour qui le mouvement effréné, libéré des entraves
générales et des limitations imposées par l’homme, des éléments vitaux
dont on l’a dépouillé, la propriété par exemple, l’industrie, la
religion, etc. est la manifestation de sa propre liberté, alors que ce
n’est en réalité que l’expression de son asservissement absolu et
de la perte de son caractère humain. Ici, le privilège a été remplacé par le
droit »[14].
Le thème de la fausse conscience est en rapport
avec celui de l’illusion, que connurent les révolutionnaires bourgeois,
de libérer l’homme. Cependant ce couple de mots recèle une contradiction.
Si on raisonne en termes de conscience, on peut dire que celle-ci est toujours
adéquate à ce à quoi elle se réfère ; elle ne peut pas être fausse.
C’est la dynamique de vie des hommes et des femmes, à un moment donné, en
un lieu donné, qui peut être erronée et manifester ainsi une conscience qui
n’apparaît fausse qu’au regard d’une dynamique où hommes et
femmes effectueraient un procès conscient, c’est-à-dire qu’ils
accéderaient dés lors à la compréhension de tout ce qui les détermine, les
fonde. La fausse conscience est une conscience immédiatiste, c’est celle
de l’apparence, du résultat de ce qui a été engendré, sans accéder à la
compréhension du procès d’engendrement.. Dit
autrement la fausse conscience peut-être considérée comme la conscience
qu’hommes et femmes ont d’une immédiateté qui n’est pas la
leur, avec la quelle ils ne sont pas en continuité[15].
On ne peut comprendre la fausse conscience que
si l’on comprend le phénomène de l’aliénation. Dans
« Importance, pour une intelligence nouvelle de Marx, de ses œuvres
de jeunesse » Landshut et Mayer écrivent avec raison : « Avec un
léger changement la première phrase du Manifeste Communiste pourrait avoir
cette rédaction : Toute histoire est l’histoire de
l’aliénation propre de l’homme »[16].
J’ai déjà abordé la question de
l’aliénation[17] qui ne peut
se comprendre qu’au travers de l’étude de toute l’œuvre
de Marx, non seulement celle de jeunesse, mais de la maturité, particulièrement
Le Capital, les Grundrisse, Le
VI° chapitre inédit du Capital. Ce que je veux signaler ici c’est
qu’au cours de son devenir l’être humain devient autre, étranger à
lui-même. Comment dés lors peut-il y avoir une conscience adéquate, une
cohérence avec un procès de vie. Ce dernier n’est plus naturel depuis
longtemps et se trouve continuellement mystifié.
De ce point de vue, les faits économiques qui
opèrent la mystification, engendrent une immense
procès inconscient. Les hommes font leur histoire mais selon un tel procès. Ce
qui apparaît donc comme essentiel pour comprendre ce qui advient et le possible
d’un devenir autre que celui jusqu’alors subi ce n’est pas la
conscience mais l’inconscient qui empêche de voir le procès réel qui ne
se résout pas à l’immédiateté vécue.
L’étude des phénomènes économiques est
pour Marx le moyen de parvenir à la conscience du procès réel en dévoilant la
mystification et, par là, à la conscience du but auquel tend
l’espèce : le communisme. Or ce but ne peut être perçu qu’au
travers d’une claire compréhension de l’être de celle-ci.
Avant d’indiquer en quoi peut consister ce
dernier, notons que Marx dans la mesure où il refuse l’anthropomorphose
de la propriété foncière qui implique que tout acquis devienne inné, naturel[18]
( ainsi pour la constitution de la hiérarchie
fondée justement sur la propriété foncière ). Cela veut dire qu’il
refuse une fausse conscience fondée sur cette anthropomorphose. Or, cette
fausse conscience pour pouvoir être effective a besoin d’une répression,
d’un refoulement sur lequel nous reviendrons et qui fonde un procès
inconscient collectif. Une autre composante de ce dernier apparaît à travers la
manifestation du poids du passé. Ce n’est pas pour rien qu’il est
dit dans L’Internationale : « Du passé faisons table
rase ».
Pour se libérer de ce poids et pour ne pas
accepter comme naturel ce qui est le produit d’un moment donné de
l’évolution de l’espèce dans une aire géographique donnée, il est
nécessaire de recourir à l’investigation historique. Cela implique
évidemment de ne pas autonomiser l’histoire, et d’accéder à
l’activité réelle des hommes et des femmes.
« L’histoire
ne fait rien, elle “ne possède pas de richesse immense”, elle
“ne livre pas de combats”! C’est plutôt l’homme, l’homme
réel et vivant qui fait et possède tout cela et livre des combats ; ce
n’est pas soyez en certains, l’histoire qui se sert de
l’homme comme d’un moyen pour réaliser – comme si elle était
un personnage particulier – ses propres buts ; elle n’est que
l’activité de l‘homme qui poursuit son objectif »[19]
Dés lors, on comprend que dans sa tentative de
conscientisation, Marx fasse appel à la science. Il veut faire œuvre
scientifique et ceci n’est pas dû seulement à son désir d’être
reconnu[20]. Mais
c’est parce que la science est connaissance rigoureuse, cohérente, ce
qui, en termes actuels, s’oppose à l’incohérence de la psychose.
D’ailleurs ce n’est pas un hasard si la science a fasciné tant
d’hommes tendant à une libération, émancipation.
Mais il n’est pas suffisant de mettre en
évidence la fausse conscience, il faut également dénoncer les apparentes
libérations. « Luther a, il est vrai, vaincu la servitude par
dévotion, parce qu’il l’a remplacée par la servitude par conviction.
Il a brisé la foi en l’autorité par ce qu’il a restauré
l’autorité de la foi »[21].
Ici se manifeste un phénomène qui devra être
précisé, délimité : le refoulement, Verdrängung,
qui se présente comme une libération. Marx n’emploie pas le mot, bien
qu’il le fit dans un autre ouvrage, L’Idéologie allemande[22].
Cela signifie qu’il a été impressionné par le phénomène mais qu’il
ne put le dévoiler du sein de la totalité. En fait ce qui est clair chez lui
c’est la répression. Cela nous permet toutefois de pouvoir affirmer que
si le refoulement ne date pas de l’époque de l’instauration du mode
de production capitaliste, il est certain que ce n’est qu’avec un
accroissement de la puissance de celui-ci qu’elle put se réaliser[23].
On doit noter à ce propos que le refoulement lié à la répression entraîne la
nécessité de se sauver en se lançant dans le mouvement externe, dans le
faire ; de là le développement de l’esprit d’entreprise,
d’innovation, de création, ce que Marx a mis en évidence et sur quoi M.
Weber et Schumpeter ont particulièrement insisté. Mais ce qui a été omis
c’est que tout cela permet d’éviter d’avoir des remontées,
d’être en contact avec la souffrance. Il y a encore à dire à ce sujet.
« Mais si le protestantisme ne fut pas la
vraie solution, il fut la vraie position du problème. Il ne s’agissait
plus maintenant du combat laïc contre le prêtre situé hors de lui, il
s’agissait du combat contre son propre être intime, sa propre nature de
prêtre »[24].
De façon falsifiée cela renvoie à
l’individualité pervertie : nature de prêtre. Mais ce faisant
c’est le début d’une remise en question, qui sera souvent
escamotée, mais qui s’imposera. Ainsi de nos jours, cela aboutit à la
mise en évidence de l’être virtuel et de l’être originel.
Dans ce cas comme nous l’avons exposé il y
a comme une injection d’un être en soi-même. Ce qui est une dépossession ( Entaüsserung ),
un des moments de l’aliénation, en même temps qu’une prise de
possession par quelque chose d’étranger.
Pour dévoiler la fausse conscience, la critique
est nécessaire ; elle est comme le fondement de la théorie qui vise à
mettre en évidence les différentes médiations qui occultent, obscurcissent,
mystifient l’immédiateté du procès de vie. Elle est nécessaire pour
dévoiler le réel, pour y accéder au-delà de l’apparence. Toutefois nous
avons montré les limites historiques de cette pratique. Originellement elle est
en relation avec une dynamique de séparation fondatrice de toute science ;
actuellement elle est incorporée dans la publicité[25].
En ce qui concerne l’émancipation, la libération, l’étude du
capital montre ce que cela peut donner si cela ne s’enracine pas dans un
but dont on ne doit pas se séparer. Nous avons montré, sur la base de
l’œuvre de Marx, que le capital est le grand émancipateur!
Ce faisant nous avons pour ainsi dire mis en
avant les apories de la théorie de ce dernier, composante essentielle de la
théorie du prolétariat, mais nous n’avons pas cerné quelle est
l’insuffisance fondamentale qui détermine ces apories. Elle réside dans
le fait de ne considérer l’homme que dans la figure de l’adulte, et
à ne pas voir les médiations entre la société et l’enfant, médiations qui
opèrent par l’entremise de la mère, du père. Autrement dit, il y a, au départ,
un défaut d’immédiatisme dans
l’œuvre de Marx en ce qui concerne l’investigation au sujet de
l’espèce et au sujet de l’individualité.
Voici ce qu’il écrivit en 1843 :
« La
théorie est capable de saisir les masses dés qu’elle démontre ad hominem
et elle démontre ad hominem dés qu’elle devient radicale. Être radical
c’est saisir les choses à la racine. Mais la racine pour l’homme
est l’homme lui-même »[26].
Mais la racine c’est le phénomène de la
vie. Il y a là un certain anthropocentrisme qui est gros d’une
déification de l’homme. En outre s’impose – et c’est
complémentaire – une substitution : l’homme remplace dieu,
l’unité supérieure, le terme ultime de la hiérarchie. Le phénomène vie
peut alors être envisagé comme la communauté des vivants abstraïsée
en l’homme qui se pose unité supérieure. Dés lors ce n’est plus lui
qui est dans la nature, mais celle-ci dans l’homme. Mais il y a
plus : l’escamotage que l’homme avant de devenir tel, est un
enfant ; qu’en conséquence la racine de l’homme c’est
l’enfant. Ce dernier n’est pas considéré dans la théorie marxiste[27],
si ce n’est en tant que support de contestation entre hommes et femmes au
sein du phénomène familial en rapport à la propriété privée et à l’État.
Il y a certes une étude des diverses formes de communauté ( tout
au moins une grande esquisse ) mais on ne trouve jamais comment à chaque
génération il y a rejouement du passage de la nature
à la culture, réactualisation de la séparation avec son retentissement
psychique sur l’enfant. Et ceci est en liaison également avec les limites
d’investigation au sujet de la séparation. La dynamique de cette dernière
est surtout étudiée en ce qui concerne le devenir du capital. Or avec
l’instauration de ce dernier il y a rejouement,
avec une très grande intensité, parce que cela concerne la totalité du procès
de vie des hommes et des femmes, de l’antique séparation qui
originellement put apparaître comme superficielle.
Comment envisage-t-il l’homme?
Sa conception est profondément déterminée par le
courant matérialiste français qui est le substrat sur lequel s’édifie sa
vision anthropologique. « Quand on étudie les théories du matérialisme sur
la bonté et l’égale intelligence des hommes, sur la toute-puissance,
l’expérience, l’habitude, l’éducation, l’influence des
conditions extérieures sur les hommes, la haute importance de
l’industrie, le bien fondé de la jouissance, etc., il n’est pas
besoin d’une sagacité extraordinaire pour découvrir ce qui les rattache
nécessairement au communisme et au socialisme »[28].
Ce qui me semble le plus important c’est
l’affirmation de la bonté originelle de l’homme qui a été une
constante non seulement chez les matérialistes auxquels se réfère Marx mais
chez tous les hérétiques. Certes cette proposition est très imparfaite du fait
qu’elle demeure dans le cadre de la morale, mais elle exprime un refus
celui du péché originel dont la variante profane actuelle est la tare
génétique, héréditaire ou pas, montrant par là que la science a remplacé la
religion pour exprimer la répression. Elle l’exprime pour la fonder ou
l’entériner comme on le verra avec la psychanalyse à propos des enfants.
Et ceci nous renvoie au fait de l’incapacité de la science
d’affronter l’immédiateté des êtres humains, parce qu’elle
tend à élaborer des médiations pour justifier la perte de celle-ci du fait de
séparation d’avec la nature, de la brisure de la continuité. A ce propos,
je puis dire, et j’y reviendrai, que Marx était à la recherche de cette
immédiateté.
Pour en revenir au texte cité, on peut constater
qu’il contient bien des apories du mouvement révolutionnaire.
En premier lieu la nécessité de l’organisation, laquelle renvoie à une
vision erronée de la manifestation nécessaire des hommes et des femmes
impatients d’intervenir. La nécessité d’organiser est indiquée de
façon explicite mais aussi implicite lorsqu’il est question de
« faire coïncider » ou de « former les circonstances ». La
thèse de la bonté originelle connaît elle aussi son aporie. Elle conduit ceux
qui l’adoptent à chercher la solution à l’extérieur, et à oublier
que les méfaits de tout le devenir hors nature ont modifié les êtres humains
– dans la mesure où ils ont dû s’adapter pour survivre[29]
–et qu’un mal a été en quelque sorte injecté en eux, induisant la
formation de l’être psychosé, de telle sorte
qu’aucune organisation ne peut rien résoudre si cette dernière
n’est pas éliminée. Toutefois, on ne peut pas dire qu’il n’y
ait pas une certaine intuition du problème comme cela apparaît dans le désir de
trouver la « véritable individualité », ou l’immédiateté précédemment
citée[30].
Dans L’idéologie allemande, il
expose sa conception matérialiste de l’histoire. « […] la
première présupposition de toute existence humaine, donc aussi de toute
histoire, à savoir la présupposition que les hommes doivent être à même de
vivre pour pouvoir “faire l’histoire”. Mais pour vivre, il
faut avant tout le manger et le boire, l’habitation, le vêtement, et
encore quelques autres choses »[31.
Tout ceci serait exact, si n’était pas
intervenu un phénomène historique : la séparation d’avec le reste de
la nature qui fit entrer l’espèce dans la dynamique de l’autodomestication, l’assujettissement à une culture
séparée de la nature, ce qui détermina le développement de la répression
parentale pour adapter les enfants à cette culture. En conséquence il manque
quelque chose d’essentiel à ce qu’il faut « pour
vivre » : l’affectivité, l’amour réel de la mère pour
l’enfant. De ce dernier, Marx n’en a jamais parlé alors qu’il
l’a longuement fait en ce qui concerne l’amour de l’homme
pour la femme. Ce devait être probablement pour lui quelque chose ressortissant
de l’évidence, comme un a priori inclus dans le procès de vie. Il
n’y avait rien à en dire, ce qui dénote un immense refoulement et un
refus inconscient de la dépendance.
En revanche Feuerbach, qui a peut-être moins
refoulé, accordait une grande importance à l’affectivité. Voici ce
qu’en dit Marx, à travers sa critique. « […] et réussit
simplement à reconnaître “l’homme réel, individuel, corporel”
dans le sentiment, c’est-à-dire il ne connaît pas d’autres
“rapports humains de l’homme à l’homme” que
l’amour et l’amitié, et encore idéalisés »[32].
Il lui reproche, ensuite, de ne donner « aucune critique des conditions
d’existence actuelles. Il n’arrive donc jamais à concevoir le monde
sensible comme l’activité sensible totale ». C’est
exact, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a escamotage de la
part de Marx de la dimension affective en ce qui concerne « la
présupposition de toute existence humaine ». Dés lors l’activité est
en grande partie refoulement, et sert à masquer la réalité.
Voyons maintenant comment se présente sa vision
anthropologique sur la base de sa propre réflexion qui va fonder non seulement
la théorie qu’il a développée et exposée mais aussi ce qui est resté à
l’état potentiel. Une longue citation est nécessaire.
« La
nature humaine étant la vraie communauté des hommes, ceux-ci produisent en
affirmant leur nature, la communauté humaine, l’être social qui
n’est pas une puissance générale, abstraite en face de l’individu
isolé, mais l’être de chaque individu, sa propre activité, sa propre vie,
sa propre jouissance, sa propre richesse. Cette vraie communauté ne naît donc
pas de la réflexion ; elle semble être le produit du besoin et de
l’égoïsme des individus, autrement dit l’affirmation de leur
existence elle-même. Il ne dépend pas seulement de l’homme que cette
communauté soit ou ne soit pas ; mais tant que l’homme ne se
reconnaîtra pas comme tel et n’aura pas organisé le monde humainement,
cette communauté aura la forme de l’aliénation : sujet de cette
communauté, l’homme est un être aliéné à lui-même. Les hommes sont ces êtres
aliénés, non pas dans l’abstraction, mais en tant qu’individus
réels, vivants, particuliers. Tels individus, telle communauté. Dire que
l’homme est aliéné à lui-même, c’est dire que la société de cet
homme aliéné est la caricature de sa communauté réelle, de sa vraie vie
générique ; que son activité lui apparaît comme un tourment, ses propres
créations comme une puissance étrangère, sa richesse comme pauvreté, le lien
profond qui le rattache à autrui comme un bien artificiel, la séparation
d’avec autrui comme sa vraie existence ; que sa vie est le sacrifice
de sa vie ; que la réalisation de son être est la déperdition de sa
vie ; que dans sa production il produit son néant que son pouvoir sur
l’objet est le pouvoir de l’objet sur lui ; que maître de sa
production, il apparaît comme l’esclave de sa production »[33].
On trouve ici un acquis théorique fondamental
que Marx n’a pas pleinement explicité, ni réellement placé au centre de
sa réflexion : tout homme, toute femme, est simultanément individualité et
Gemeinwesen[34].
C’est l’affirmation de la continuité. Or cette démarche positive
impliquait celle de retrouver l’immédiateté.
On peut considérer que l’affirmation de la
nature humaine est celle de l’immédiateté puisqu’il est signalé
qu’elle « ne naît pas de la réflexion », mais ce n’est
pas pleinement dévoilé et, en outre, elle n’est pas caractérisée.
L’aporie au sujet de l’organisation se manifeste à nouveau parce
qu’elle est enracinée dans le désir d’intervention, la volonté de
transformer le monde, et ceci semblerait devoir consister en la nécessité de
remettre sur pied un monde à l’envers, d’imposer le contraire de ce
qui se développe dans la réalité en place. Curieusement, hommes et femmes sont
par là perçus dans une certaine passivité.
Dans les Manuscrits de 1844 nous trouvons
des précisions sur ce qu’est l’Homme :
« L’homme
est immédiatement être de la nature. En qualité d’être naturel
vivant, il est d’une part pourvu de forces naturelles, de forces
vitales ; il est un être naturel actif ; ces forces
existent en lui sous la forme de dispositions de capacités, sous la forme
d’inclinations[35].
D’autre part, en qualité d’être naturel, en chair et en os, sensible,
objectif, il est, pareillement aux animaux, et aux plantes, un être passif,
dépendant et limité ; c’est-à-dire que les objets de ses
inclinations existent en dehors de lui, en tant qu’objets
indépendants de lui ; mais ces objets sont objets de ses besoins ;
ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la
confirmation de ses forces essentielles »[36].
A la suite de Feuerbach, Marx insiste sur la
nécessité de percevoir l’être humain dans sa sensibilité, dans sa concrétude. D’où sa tendance, à l’instar de
celui-ci, à mettre en relief la dépendance de l’homme vis-à-vis des
objets réels, sensibles, ce qui fait de l’être humain un être objectif.
Mais pointe aussi l’idée que l’objectivité est passivité, comme le
suggère la citation qui précède. En conséquence il cherche à trouver
l’être réel et pour cela il étudie le procès historique que
l’espèce a vécu.
« On
voit comment l’histoire de l’industrie et l’existence objective
constituée de l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines
essentielles, la psychologie de l’homme concrètement présente.
[…] Une psychologie pour laquelle reste fermé ce livre,
c’est-à-dire précisément la partie la plus concrètement présente, la plus
accessible de l’histoire, ne peut devenir une science réelle et
riche de contenu »[37].
Mais cette vision pâtit d’un immédiatisme parce que toutes les médiations qui
déterminent le devenir de l’industrie ne sont pas délimitées, nommées. En
outre, comment le développement de cette dernière est-il en connexion avec
celui du psychisme humain, comment le révèle-t-il? Toutefois, si on reste sur
le plan du devenir de la psychose, ceci a sa validité.
Tout ceci est en liaison avec le fait que la
présupposition non clairement exprimée est que l’homme n’est pas
originellement hom[38].
Elle a son pendant dans l’affirmation que l’histoire est une
continuelle transformation de la nature humaine. De plus, il y a une
affirmation qui réintroduit une certaine séparation nature-espèce.
« Mais
l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est aussi un être
naturel humain ; c’est-à-dire
une être existant pour soi, donc un être générique, qui doit se confirmer
et se manifester en tant que tel dans son être et dans son savoir. […] Ni
la nature – au sens objectif – ni la nature au sens subjectif
n’existent immédiatement d’une manière adéquate à l’être humain »[39].
S’il n’y a pas une adéquation
immédiate entre nature et espèce humaine, il va falloir trouver la ou les
médiations qui vont combler le hiatus entre les deux, voire lutter contre la
réalisation de la coupure que ce dernier implique Ce sera le contenu d’un
discours qui fleurira après la mort de Marx.
L’affirmation de la concrétude est en
rapport avec celle de la sensibilité et l’importance des sens, et sur le
fait qu’il est impossible d’envisager l’homme séparé de son
environnement.
« Un
être qui n’a pas sa nature en dehors de lui n’est pas un être naturel,
il ne participe pas à l’être de la nature. Un être qui n’a
aucun objet en dehors de lui n’est pas un être objectif »[40].
« Être
doué de sens, c’est-à-dire être réel, c’est être objet des
sens, objet sensible, donc avoir en dehors de soi des objets sensibles,
des objets de ses sens. Être sensible c’est être souffrant.
C’est pourquoi l’homme en tant
qu’être objectif sensible, est un être qui souffre et comme il est
un être qui ressent sa souffrance, il est un être passionné. La passion est la
force essentielle de l’homme qui tend énergiquement vers son objet »[41].
Avant de poursuivre notre présentation de l’investigation
de Marx, il convient de citer le passage suivant de Thèses provisoires pour
la réforme de la philosophie de Feuerbach.
« Là
où il n’y a pas de limite, pas de temps, pas de souffrance[42],
il n’y a pas non plus de qualité, d’énergie, d’esprit, de
feu, d’amour. Seul l’être nécessiteux est l’être nécessaire.
Une existence sans besoin est une existence superflue. Celui
qui est dépourvu de tout besoin en général n’éprouve pas non plus le
besoin d’exister. Qu’il soit ou ne soit pas, c’est tout un,
tout un pour lui, tout un pour autrui. Un être sans souffrance, est un
être sans fondement. Seul mérite d’exister celui qui peut souffrir.
Seul l’être douloureux est un être divin. Un être sans souffrance[43]
est un être sans être. Un être sans souffrance n’est rien
d’autre qu’un être sans sensibilité, sans matière »[44].
On y trouve exprimée la perte de la continuité,
la situation où se trouve l’être psychosé,
c’est-à-dire l’être adapté à ce monde et sa justification :
« Un être sans souffrance est un être sans fondement ». Certes il
faut tenir compte de la dynamique de pensée de Feuerbach qui cherche à définir
l’homme de façon concrète, sensible en opposition à la saisie
suprasensible, intellectuelle, abstraite, telle qu’elle dérive de
l’appréhension théologique de l’être. Dans Les principes de la
philosophie de l’avenir il écrit. « Dieu est l’être
indépendant, autonome qui n’a besoin pour son existence d’aucun
autre être et qui, en conséquence, est par lui-même »[45].
Dieu est représentation de la réalisation d’un désir psychotique :
ne dépendre que de soi-même. Feuerbach demeure dans la dimension psychotique en
prenant le simple contraire : « […] car seul un être
sensible a besoin pour son existence de choses extérieures à lui »[46].
Dans ce cas, on constate qu’il généralise et qu’il ne s’agit
plus uniquement de l’homme. En outre on constate qu’à nouveau la
dichotomie intérieur-extérieur est réaffirmée et
qu’il n’y a pas une appréhension globale de l’être et de son
milieu de vie.
Ceci dit, ce qu’il y a
d’impressionnant, c’est que le procès de vie apparaît comme un
pâtir où l’être subit ; il est passif. Ce
n’est jamais une émergence qui soit immédiatement jouissance. C’est
ce qu’on trouve également exprimé dans le mouvement romantique qui semble
correspondre à la réaction vis-à-vis de la révolution française qui exalta la volonté,
comme Marx le nota et l’approuva. On peut le considérer comme la remontée
des émotions après la tourmente révolutionnaire qui n’a pas éliminé le
mal être des hommes et des femmes. En ce qui concerne ce dernier
l’exaltation de l’intervention, qui implique la volonté, est une
compensation à la souffrance au sens de pâtir, de subir, d’être passif.
Tout être vivant est une particularisation du
phénomène vie. Dans ce fait réside le possible de la séparation. Il est
intéressant de voir comment en définitive ce possible ne se réalise pas, sauf
avec Homo sapiens, chez qui, dés lors, va se manifester un impérieux besoin de
la continuité au travers de diverses approches qui sont autant d’impasses
parmi lesquelles on peut situer la passion puisque celle-ci pour se manifester
entérine, selon Marx, la séparation. En elle il y a coexistence de la passivité
et de l’activité. Le point de départ est le pâtir où l’être est
passif, de là il va en quelque sorte s’émouvoir, entrer en activité pour
atteindre son objet et trouver une effectivité qui lui permettrait
d’assouvir son affectivité. Ainsi la passion est en elle-même un
oxymoron. Pour agir il faut subir ; comme s’il fallait opérer
par-dessus la souffrance, dans une sorte de sublimation, pour atteindre
l’activité.
Mais il y a plus. Feuerbach, comme Marx ne se rendent pas compte que l’objet n’est pas en
réalité perçu dans son immédiateté. Il est support pour exprimer un mal être,
de telle sorte qu’il est doublement utilisé : de façon matérielle,
tangible en correspondance avec ce qu’il est, de façon psychique, qui est
souvent la plus importante. La libération implique également celle des objets
des projections psychotiques, de la dimension virtuelle dont ils sont affectés
par le procès psychotique[47].
L’objet est subjective et le sujet est
objectivé. Par là s’effectue la mystification de l’immédiateté où
s’exprime, de façon inconsciente, le désir de continuité. Le même
phénomène opère quand les objets sont immatériels, comme les pensées. Hommes et
femmes de disent à travers les objets.
Toutefois Marx, à la suite de Feuerbach, tend à
envisager l’espèce dans une totalité. En revanche les psychanalystes
l’abordent dans la séparation. Lorsque Freud parle de libido
d’objet, par exemple pour l’attirance d’un homme pour une
femme, et de libido du moi, comme dans le narcissisme, il aborde le même thème
que nos deux philosophes, et aboutit à la même conclusion puisque la normalité
c’est la libido d’objet ; ce qui implique : l’homme,
la femme n’est réel[le] que s’il [elle] a
une nature, un objet hors de lui. Dans l’autre cas c’est le devenir
à la névrose, dont l’enfant souffre transitoirement. Et c’est là
que se place la régression : Freud interprète la séparation comme étant
constitutive de l’espèce, une donnée de sa psyché. D’autres
psychanalystes vont plus loin. « Alors que Freud situait ces relations
[d’objets, Ndr] au coeur d’une évolution biologique [les
stades] et d’un choix pulsionnel fondé sur la sexualité, l’école
anglaise pensait que le sujet était modelé par les objets de son investissement
sur lequel il projetait ses fantasmes inconscients »[48].
L’approche globale de Marx est remplacée par une investigation
unilatérale : soit du pôle de l’espèce réduite à ses limites
biologiques strictes, soit du pôle de son environnement. Or, il est nécessaire
d’appréhender les deux simultanément et dans leur connexion
d’autant plus que Homo sapiens, encore plus que toute autre espèce
modifie son milieu afin de pouvoir assurer son procès de vie. Ce qui, là
encore, ne le distingue en rien de tous les êtres vivants car depuis
l’émergence de la forme de vie particulière à la terre, l’ensemble
des êtres vivants tend constamment à faire en sorte que le milieu demeure un
milieu biotique. Poser l’espèce de façon séparée –
c’est-à-dire interpréter la séparation advenue – c’est avoir
besoin ensuite de médiations pour assurer le lien, la communication entre les
parties séparées. C’est dans l’espace de la séparation que naissent
les théories des besoins et des désirs. Sur le plan biologique les théories de
l’adaptation interprètent la séparation qui a été posée entre
l’être vivant et son milieu. C’est une évidence que celui-là est
adapté à celui-ci. On peut considérer qu’une catastrophe – telle
une extinction importante d’espèces diverses – résulte
d’autonomisation de l’un ou de l’autre (en dehors de
phénomènes cosmiques possibles comme la collision avec un objet stellaire)[49].
Cependant il y a chez Marx une autre approche de
la passion qui semble échapper à l’oxymoron. « Le contraste entre le
caractère français et le nôtre, allemand, ne m’a jamais été représente de
façon aussi tranchante et aussi frappante que dans l’écrit fouriériste
qui commence par la phrase suivante : “l’homme est tout
entier dans ses passions”[50].
“Avez-vous jamais rencontré un homme qui pensât pour penser, qui
se ressouvînt pour se ressouvenir, qui imaginât pour imaginer? qui voulait pour vouloir? cela
vous est-il jamais arrivé à vous-même? […] non, évidemment
non!” »
Le mobile principal de la nature comme de la
société est donc l’attraction non réfléchie, magique,
passionnée et « tout être, homme, plante, animal ou globe a reçu une
somme des forces en rapport avec sa mission dans l’ordre universel ». Il
s’ensuit que : « les attractions sont proportionnelles
aux destinées »[51].
Dans le corps de la lettre Marx fait sienne
– au moins partiellement dans sa prise de position polémique vis-à-vis de
B. Bauer – la conception de Fourier qui implique une spontanéité, une
puissance immédiate chez tout homme, toute femme : l’attraction.
L’être-là dans la plénitude de son immédiateté, dans la prégnance de sa
présence, est indéfectiblement une attraction[52].
Ceci est cohérent avec son exaltation de la
jouissance, particulièrement en opposition à la théorie capitaliste en place
lors de l’instauration de la phase de domination superficielle du capital
dans le procès de production immédiat et, surtout, lors de celle réelle à la
fin du XVIII° et au début du XIX° siècle. Nous l’avons maintes fois
signalée. Toutefois lors de son investigation sur le devenir total du capital,
il se rend compte de l’inversion qui se produit lors de ce qui va devenir
la phase de domination réelle du capital dans le procès de production global ( incluant production immédiate et
circulation ) ; inversion qui s’épanouit maintenant lors de la
dissolution du phénomène capital et l’autonomisation de sa forme. En
effet il écrit : « La richesse génératrice de jouissance lui ( la société capitaliste ) apparaît comme une
superfétation[53],
jusqu’à ce qu’elle apprenne à combiner [verbinden]
l’exploitation avec la consommation et à se soumettre la richesse
génératrice de jouissance »[54].
C’est bien le devenir actuel et
j’ajouterai ceci : la consommation remplace l’exploitation.
Avec cette dernière une partie du procès de vie était concernée, avec la
première c’est la totalité ( on avait une
médiation, maintenant on a une immédiation ) : hommes et femmes sont
en fait consommés par le capital. Mais ce qui me semble le plus essentiel
c’est la mise en évidence du phénomène combinatoire qui
n’apparaîtra, pleinement développé, que de nos jours. Toutefois, même si
Marx intuitionna la combinatoire, il ne se douta
point que celle-ci remplacerait le dépassement [Aufhebung].
Le mouvement du capital n’a plus à dépasser des contradictions, il les
combine. C’est une pratique à laquelle recourent la plupart des
individus, afin de se débrouiller, de survivre, comme on peut le voir avec la
mise en pratique des sel (Systèmes
d’Échanges Locaux). C’est une combine pour s’en sortir en
vivant plus ou moins en marge de la société-communauté
du capital. Mais, en même temps, elle fait entrer au sein de celle-ci des
données qui lui étaient encore externes. Plus rien dés lors n’échappe au
devenir autonome de la forme capital. Dit autrement, on peut affirmer
qu’il y a combinaison de l’étroitesse, du caractère borné et limité
de l’échange local avec l’universalité du développement du capital
qui se manifeste, en particulier, sous la forme du marché mondial. En même
temps s’impose l’illusion d’entrer dans des rapports plus
transparents et de moins dépendre de la sphère matérielle.
Bien consommer c’est bien vivre. Toute
difficulté dans le procès de vie peut être surmontée grâce à la consommation du
produit adéquat ( multiplication infinie des
besoins et des objets satisfaisants ces besoins ) : tranquillisants,
antidépresseurs, drogues, remèdes variés ( la limite entre ces deux
dernières sortes de produits étant difficile à établir ). Et ceci se retrouve
sur le plan intellectuel : une information est toujours disponible pour
compléter le savoir de tout un chacun. Enfin la morale, l’éthique est
aussi impliquée. Elle apparaît comme statuant le bon mode d’emploi de la
consommation, de l’information. Consommer et s’informer sont les
deux impératifs de cette société-communauté.
Consommation et information remplacent l’exploitation.
Afin de mieux faire comprendre le cheminement de
Marx qui témoigne de celui d’une foule d’hommes et de femmes placés
dans la même dynamique que lui ( une
individualité peut témoigner pour l’espèce ), il est bon de revenir
en arrière en opérant une synthèse au sujet du devenir humain dans l’aire
occidentale.
Le mouvement de lutte contre la domestication
qui eut lieu au sein du phénomène du développement de la valeur dans
l’aire soumise à l’empire romain, aboutit à la mise en évidence de
l’essentialité de l’enfant et de son innocence. Celui de répression-récupération se déploya en intégrant de façon
mystifiée cet enseignement de Jésus. Ainsi les hommes et les femmes devinrent
les enfants de l’Église, du pouvoir en place, de la propriété foncière. A
travers la hiérarchie, chacun devint le fils de quelqu’un, jusqu’à l’unité
supérieure, elle-même fille de Dieu.
En conséquence les diverses révolutions contre
le mode de production féodal, que ce soit lorsqu’il domine
substantiellement ou seulement à travers la forme autonomisée, mettent au
premier plan la revendication de l’homme, de la femme en tant
qu’adulte ; le refus de l’assujettissement est un refus
d’infantilisation.
Je parle expressément de mode de production,
parce qu’effectivement au sein du devenir psychotique, chacun essaie de
se produire afin d’échapper à un maléfice, chacun est placé devant la
négation de son immédiateté et doit, pour être accepté, produire un être.
C’est pourquoi aux modes de production dont parle Marx, on peut faire
correspondre diverses modalités du procès psychotique, et aux cycles tels, en
Occident, celui de la valeur, puis celui du capital, on peut également faire
correspondre des cycles psychotiques.
La révolution française écrit Marx a
« rétabli l’homme »[55]. C’est
là qu’interviennent les différentes critiques dont nous avons parlé. A
nouveau deux citations, pour préciser.
« L’homme
qui, dans la réalité fantastique du ciel où il cherchait un surhomme, n’a
trouvé que son propre reflet, ne sera pas enclin à trouver l’apparence de
lui-même, l’être inhumain, à l’endroit où il cherche, et doit
chercher, sa propre réalité »[56].
« Mais l’homme n’est pas un
être abstrait, se tenant hors du monde. L’homme, c’est le monde
de l’homme »[57].
Donc la réalité de l’homme peut être
atteinte, si on élimine la religion, l’idéologie, la politique ( dans ce cas, la critique aboutit en particulier à
rejeter les notions de masses et d’élites, de chefs, ce qui est cohérent
avec le rejet de la hiérarchie ), le droit. Enfin la critique de
l’économie politique permet de mettre en évidence tout ce qui fait
obstacle au développement de ses aptitudes et inhibe son procès de jouissance.
Grâce à elle, il est également possible de dévoiler comment les conditions
inhibitrices peuvent être éliminées au cours d’un procès révolutionnaire,
lequel peut-être prévu en fonction du devenir du phénomène capital.
Ce qui fait la nature humaine en tant que
substance, essence, c’est l’ensemble des relations humaines. Ceci,
considéré dans son immédiateté, peut faire croire que l’homme se
construit, s’édifie, se produit[58] ; en
fait il ne fait que confirmer, au travers d’une activité avec ses
semblables, l’immédiateté de sa réalité.
Il apparaît donc que même au sein de
l’individu on trouve des êtres humains agissants. Il n’est jamais
seul, une monade, un atome[59]. Cette
constatation a une importance considérable quand il s’agit d’une
approche psychologique de l’être humain, féminin. C’est aussi
pourquoi l’homme, la femme, ne peuvent pas être réduits à un être.
La critique a permis de dévoiler les
mystifications. Seule une praxis consciente peut permettre l’affirmation
de l’être humain réel. D’où, nous l’avons déjà indiqué,
l’importance de l’intervention : il faut transformer ce monde.
En utilisant les termes du jeune Marx, on peut dire qu’elle vise à
réconcilier l’idée avec la réalité[60].
Je dirai qu’elle vise à rétablir la continuité.
La transformation sera l’œuvre de la
révolution et celle-ci ne peut être effectuée que par le prolétariat.
l’exaltation de ce dernier, qui apparaît en définitive comme un médiateur[61]
pour la réalisation du but, va conduire Marx à privilégier le concept de
travail, à lui donner une grande extension, comme le fera Freud en ce qui
concerne celui de la sexualité[62]. Cette
extension s’accompagne d’une perte de déterminations :
oppression, contrainte, exploitation. En ce qui concerne cette dernière c’est d’autant plus extraordinaire que ce qui
est le plus fondamental dans le phénomène du capital ce n’est pas la
production mais l’exploitation. Il ne s’agit plus simplement de
produire, mais d’exploiter. A partir de ce moment-là l’utilité
n’a plus pour référent l’homme, mais le capital. On
n’exploite que ce qui est utile pour produire de la plus-value,
jusqu’au moment où tout put être capitalisé. L’utilité
s’évanouit au sein de ce procès.
« Le
travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la
nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle
d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est
doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de
s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En
même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la
modifie, il modifie sa propre nature, et développe les qualités qui y
sommeillent. Nous ne nous arrêteront pas à cet état primordial du, travail où
il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif »[63].
« Le
procès de travail tel que nous venons de l’analyser dans ses moments
simples et abstraits […] est la condition générale des échanges matériels
entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine,
indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également
communes à toutes »[64].
« […]
cette activité est une manifestation et une affirmation de la vie, et à ce
titre elle est commune à l’homme non encore social et à l’homme
socialement déterminé de quelque manière que ce soit »[65].
Dans le concept de prolétaire, il y a celui de
travailleur, donc celui de travail. Or celui-ci apparaît comme un opérateur de
modification de la nature et de la nature de l’homme. En conséquence cela
renforce l’idée du pouvoir d’intervention du prolétariat. Cependant
on peut constater qu’il y a une modification de comportement de
l’homme, mais y a-t-il une modification de sa nature, c’est-à-dire
de son innéité[66]. Autrement
dit, n’y a-t-il pas chez Marx une illusion à propos d’une
modification, laquelle, en ce qui le concerne intimement, correspond à la
volonté d’échapper à un état donné, à une stagnation, à un blocage[67].
C’est seulement, actuellement, dans la
phase finale du phénomène capital, correspondant à sa mort potentielle,
qu’il y a une réelle tentative d’abolir celle-ci. Et je puis dire
qu’au niveau de l’espèce, cela a provoqué une remontée : réaffirmation
de son innéité, de sa nature, de son essence ; tous termes qui manquent de
précision, mais qui signifient le phénomène. Ceci est fort apparent au cours
des années 90. nous y reviendrons.
C’est dans le travail que l’homme se
vérifie réel, atteint sa concrétude. il y a là comme
une hantise de ce qui va advenir : la virtualité, d’autant plus que
pour Marx l’aliénation n’est pas seulement dans son résultat, mais
dans l’activité productive. Le travail apparaît d’abord comme la
médiation permettant d’advenir à la réalité. il
n’y a pas d’immédiateté. En ce sens il représente bien
l’activité psychotique par excellence. L’être psychosé
n’a pas d’immédiateté ; il doit toujours en construire une où
il pourrait enfin acquérir la sécurité et la sérénité. Puis, avec
l’extension du concept, il y a une tentative de diluer la médiation pour
accéder à une immédiateté.
Il nous faut encore préciser le pourquoi de
l’exaltation du travail. « L’essence subjective de la
propriété privée, la propriété privée en tant qu’activité étant pour soi,
que sujet, que personne, est le travail »[68].
Ceci est surtout vrai dans le cas du travail artisanal. C’est un aspect
de la question qui a été par la suite oblitéré. Dans le cas du travail salarié,
le travailleur possède sa force de travail qu’il doit aliéner pour
pouvoir gagner sa vie. Ce qui implique une séparation et une dépossession [Entaüsserung]. C’est à cause de cette dernière
que le prolétariat est placé dans la situation de tout réacquérir en détruisant
en même temps l’extranéisation.
L’importance de cette intervention est justifiée au travers de
l’extension du concept de travail. Le prolétariat rejette un moment du
devenir en se libérant d’une détermination réductrice, pour faire accéder
à la totalité le travail en tant que détermination essentielle de
l’espèce.
Notons enfin que le travail salarié implique
l’exploitation, qui remplace en l’intégrant, l’antique
oppression ( catégorie liée à l’État,
tandis que l’exploitation est liée aux procès économiques ).
C’est une constante expropriation-dépouillement,
une déréalisation. En supprimant l’exploitation, le prolétariat va
permettre que le travail retrouve une adéquation avec son concept tel que Marx
l’a présenté dans les citations qui précèdent.
La révolution, elle aussi, apparaît comme une
médiation, bien qu’elle soit souvent présentée comme un phénomène
immédiat ; les deux n’étant pas incompatibles.
Le rôle de la révolution prolétarienne ou
communiste est d’éliminer ce qui empêche le développement –
épanouissement de l’espèce, des hommes et des femmes individuellement. La
révolution est un procès au cours duquel se réaffirme l’union de
l’individualité avec la dimension Gemeinwesen
en tout homme, toute femme. De même qu’elle est le procès par lequel
l’ensemble humain met fin à sa séparation d’avec la communauté.
C’est comme la levée de l’interdit de la continuité et de tous les
refoulements qui l’ont réactualisée au cours des millénaires. D’où
les immenses remontées qui se produisent alors, la vertu libératrice,
révélatrice de la perception d’un nouvel être, d’un nouveau
devenir ; mais aussi les régressions pour éliminer un passé douloureux.
Dans l’Idéologie allemande, Marx et
Engels désignent bien le but de la révolution communiste. « […] dans
toutes les révolutions passées le mode d’activité est constamment resté
intact et il ne s’est agi que d’une autre distribution de cette
activité et une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes,
tandis que la révolution communiste est dirigée contre le mode d’activité
tel qu’il a existé jusqu’ici et supprime le travail et la
domination de toutes les classes en supprimant les classes elles-mêmes »[69].
C’est ici que s’exprime de la façon la plus radicale le but de la
révolution. La réduction ultérieure consistera en l’affirmation
d’un immédiatisme : la révolution doit
détruire le mode de production capitaliste, ce qui peut laisser intactes les
présuppositions au développement de celui-ci. Toutefois, à l’heure
actuelle, il ne s’agit plus de se révolter contre cette activité, mais
d’emprunter une autre dynamique de vie.
Ces mêmes auteurs individualisent également une
nécessité pour ainsi dire immédiate : « […] la révolution
n’est donc pas seulement nécessaire parce qu’il n’y a pas
d’autre moyen de renverser la classe dominante, mais encore parce que la classe qui renverse l’autre ne
peut réussir que par une révolution à se débarrasser de tout le vieux fatras et
à devenir ainsi capable d’effectuer une nouvelle fondation de la
société »[70].
Le phénomène révolutionnaire apparaît comme un
procès de conscientisation concernant l’immense majorité de la société,
en premier lieu, le prolétariat. Il peut être considéré comme un phénomène
spontané, c’est l’accès à une immédiateté, qui s’est préparé
de façon inconsciente au sein du prolétariat et donc de la société et qui peut
être renforcé, par l’intervention du parti, dépositaire durant les
périodes contre-révolutionnaires, des processus conscients de la classe et même
de l’espèce.
Ceci apparaît ( en
dehors de la question du parti ) chez le jeune Marx qui expose, même, un
certain dépassement du concept de révolution, une sortie de la dynamique de la
psychose.
« La
réforme de la conscience consiste uniquement à donner au monde
conscience de sa conscience, à l’éveiller du rêve dans lequel il est
plongé à son propre sujet, à lui expliquer ses propres actions.
[…] Il apparaîtra alors que depuis très longtemps le monde possède
le rêve d’une chose dont il doit maintenant posséder la conscience pour
la posséder réellement »[71].
« Le
rêve d’une chose », « le rêve dans lequel il est plongé« , comme la métaphore du sommeil, désignent
l’état hypnoïde de l’être psychosé. Il y
a là une intuition profonde de ce qui ne sera dévoilé que bien plus tard[72].
« Il
apparaîtra enfin que l’humanité ne commence pas une tâche nouvelle, mais
achève son ancien travail en en ayant conscience »[73].
Le jeune Marx (il a 25 ans), en pleine révolte,
parvient momentanément à se dégager de la psychose et à sortir des rejouements. Il ne s’agit pas de repartir à zéro, de
tout recommencer, mais de se mettre en continuité avec tous ceux qui nous
précédèrent et cherchèrent à se libérer. C’est dans le continuum de la
recherche visant à rétablir la continuité au sein de l’espèce, avec le
phénomène vie, que s’affirme la plénitude d’un être humain,
féminin, échappant au devenir psychotique.
Un dépassement ( au
sens habituel du terme ) similaire est exposé dans la présentation du
communisme. « Le communisme n’est pas pour nous un état qui
doit être établi, ni un idéal d’après lequel la réalité doit se
comporter. Nous appelons communisme le mouvement réel qui supprime
l’état de choses actuel »[74]. Cela veut
dire qu’on va au-delà de la problématique de l’idée qui doit aller
au devant de la réalité et de celle-ci qui doit aller au devant de l’idée.
Et maintenant qu’est-ce que cela signifie,
témoigne en ce qui concerne l’individualité Marx? Dans De la Vie
j’ai mis en évidence que les théorisations de l’adulte étaient en
rapport avec le vécu de l’enfant. Le drame où il fut plongé il le
transpose dans le domaine de connaissance où il opère – être théorique
– d’où les contradictions entre ce qu’il propose et ce
qu’il vit ( vie bourgeoise de Marx ).
Ce domaine n’est pas choisi au hasard, mais en fonction de déterminations
découlant des données psychiques individuelles et celles sociales, historiques.
Comment cette théorisation s’origine en
une individualité donnée, point d’émergence du phénomène vie à un moment
historique déterminé ; théorisation qui masque, mais n’oblitère pas
totalement l’individualité[75].
Tout d’abord il y a le rapport à sa mère
que l’on peut percevoir dans le thème : il ne suffit pas que
l’idée aille au devant de la réalité, il faut que la réalité aille au
devant de l’idée. Ce qu’on peut comprendre comme suit : il ne
suffit pas que le désir ( l’idée )
aille au devant de la mère ( la réalité ), il faut que la mère aille
au devant du désir de l’enfant. C’est la recherche de la
continuité. C’est le besoin d’être vu, reconnu, accepté. Avant
d’exposer comment cela s’exprime dans l’œuvre de Marx,
voyons comment est exposée la rébellion contre la mère ainsi que le désir
d’indépendance, d’autonomie.
« Un
être ne commence à se tenir pour indépendant que lorsqu’il doit
son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d’un autre
se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce
d’un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie,
mais encore si en outre il a créé ma vie, s’il en est la source,
et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d’elle si elle
n’est pas ma propre création. C’est pourquoi la création est
une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. le fait que la nature et l’homme sont par eux-mêmes
lui est incompréhensible, parce qu’il contredit toutes les évidences
de la vie pratique »[76].
« Mais,
pour l’homme socialiste, tout ce qu’on appelle l’histoire
universelle n’est rien d’autre que l’engendrement de
l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour
l’homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son
engendrement par lui-même, du processus de sa naissance[77].
Le travail apparaît comme ce qui permet de créer
et donc d’échapper à la souffrance[78].
C’est l’activité de l’enfant en rapport à sa mère, la nature
ou la réalité.
Ces deux citations suggèrent à quel point ce fut
intolérable pour l’enfant Marx, le fait que sa mère ne l’ait pas
réellement accepté, si ce n’est dans sa psychose. Il revendique ici
l’immédiateté de sa présence au monde et affirme que sa mère est vectrice de vie et non créatrice de vie. En outre, il
expose bien la ténacité de l’idée de création puisque chacun pour
échapper à la mère veut se créer ou bien – c’est ce qui renforce
cette idée – il le fait dans l’espoir d’être enfin reconnu.
Tant qu’on vit dans la dépendance, on a besoin d’un principe
créateur : dieu, esprit, énergie. Le travail apparaît comme la médiation
pour advenir à la réalité, à une immédiateté humaines.
En fait on peut dire que cela correspond à l’œuvre de la
psychose : élaboration d’un être adapté au devenir hors nature, à la
répression, d’un être domestiqué.
La volonté de créer correspond à celle de se
réapproprier quelque chose dont on a été dépossédé. Elle recèle un grave danger
car dans la mesure où l’on ne part pas de l’immédiateté ou
qu’on opère dans la méconnaissance des médiations qui ont posé ce quelque
chose, cela conduit à la virtualité.
Mais cela a un autre aspect : vouloir se
créer implique que nous ne nous acceptons pas dans notre immédiateté. En
conséquence entrer dans la dynamique de la création c’est entériner la
dynamique de la répression parentale. Dans cette perspective le rejet du
travail pourrait impliquer l’accès à l’immédiateté.
La notion de création est liée à celle
d’origine. Or, poser une origine, c’est fixer un moment particulier
qui exerce une fascination sur la pensée, une espèce d’hypnose. En
conséquence la possibilité d’accéder au procès d’émergence
disparaît, en même temps que s’opère la perte de la totalité de la durée.
L’idée d’origine devient facilement une idée fixe.
« L’idée fixe est la hiérarchie dans l’individu particulier,
la domination de la pensée « en lui, au-dessus de lui »[79].
Les notions de création, d’origine sont
elles-mêmes liées à celle de dieu. Or, celui-ci est l’immédiateté perdue
des hommes et des femmes. En recherchant leur origine, en cherchant dieu, ils
sont en quête de cette immédiateté, avec laquelle ils pourraient retrouver la
continuité.
Marx a fait sienne l’idée des
matérialistes au sujet de la nécessité de créer un milieu social permettant un
développement humain. Ceci se retrouve dans sa volonté d’intervention.
Or, celle-ci coupée de la remise en cause de la dynamique parentale ne peut
aboutir qu’à un échec. L’intervention devient une pratique pour ne
pas voir la souffrance.
Voyons maintenant comment il expose sa nécessité
de se produire ( il ne peut exister qu’à
travers une production ) et celle d’être reconnu, deux expressions
fondamentales de la psychose. En effet la production est un support ; elle
n’est pas un immédiat. Elle est nécessaire pour se manifester, se donner
à voir, afin d’être compris dans sa réalité propre, son immédiateté qui,
d’ailleurs, n’est pas perçue. Une longue citation s’impose.
« Supposons que nous ayons produit en tant
qu’hommes [ce qui implique qu’on soit parvenu au communisme, Ndr] :
chacun de nous se serait doublement affirmé, dans sa production,
soi-même et les autres. J’aurais 1° objectivé dans ma production
mon individualité, sa particularité et j’aurai tout autant
joui, au cours de l’activité, d’une manifestation de la
vie individuelle, que de savoir affirmée ma personnalité en tant que
puissance objectivée, sensiblement constatable, élevée au-dessus
de tout doute. 2° Dans ta jouissance, c’est-à-dire ton utilisation de mon
produit, j’aurai aussi bien immédiatement la jouissance que la
conscience d’avoir satisfait par mon travail un besoin humain,
celui de l’être humain objectivé[80],
et par là, d’avoir procuré à un autre être humain l’objet qui lui
convenait. 3° J’aurais conscience d’avoir été pour toi le
médiateur entre toi et l’espèce, d’avoir été donc connu et
ressenti par toi-même comme le complément de ton propre être, comme une partie
nécessaire de toi-même, et d’être donc confirmé dans ta pensée et dans
ton amour. 4° J’aurais immédiatement créé dans ma manifestation de vie
individuelle la manifestation de ta vie et j’aurais donc confirmé
et effectué immédiatement dans mon activité individuelle, mon être humain,
ma Gemeinwesen.
Nos productions seraient autant de miroirs où
nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre.
Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de
mon coté le serait aussi du tien[81].
Considérons les divers moments tels que nous les
avons supposés :
Mon travail serait une libre manifestation
de la vie, donc une jouissance de la vie. Si la présupposition de
la propriété privée est opérante, il est un dépouillement de la vie, car
je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon
travail n’est pas la vie.
En second lieu, la particularité de mon
individualité serait affirmée parce que ma vie individuelle serait
affirmée. Le travail serait donc une propriété [Eigentum,
c’est-à-dire la propriété en tant que caractéristique propre, considérée
dans son procès, et non la propriété en tant que possession[82]]
vraie et active. Si la présupposition de la propriété privée est
opérante, mon individualité est à ce point dépouillée que cette activité
m’est objet de haine, un tourment, et bien plutôt seulement
l’apparence d’une activité, en conséquence aussi seulement
comme une activité contrainte qui m’est imposée par un besoin externe,
contingent, et non par un besoin interne, nécessaire[83].
Mon travail ne peut apparaître que ce
qu’il est dans mon objet. Il ne peut pas apparaître ce qu’il n’est
pas par nature. C’est pourquoi il ne peut plus apparaître qu’en
tant qu’expression saillante, objectivée, sensible, immédiatement
perceptible [angeschaute] et, par là,
au-dessus de tout doute, de la perte de moi-même et de mon impuissance »[84].
Reprenons le texte de Marx. Bien qu’il
parle d’immédiateté, il ne la situe pas là où elle est parce qu’il
a besoin d’une production, d’un objet pour affirmer son
individualité et échapper au doute. La dynamique de la reconnaissance implique
qu’il n’y a pas d’immédiateté. S’il n’y a pas de
psychose, l’homme, la femme, n’a aucun doute en ce qui concerne la
puissance, le pouvoir de vie de son individualité, et, du fait qu’il,
qu’elle est aussi Gemeinwesen, il, elle
perçoit immédiatement l’autre. Inconsciemment Marx indique la profonde
séparation qu’il vit, la déchirure interne qui l’habite, au moment
même où il pense échapper au tourment de la séparation qui s’exprime
puissamment dans la propriété privée qui prive l’homme, la femme de sa
propriété : son aptitude à vivre.
Ensuite l’immédiateté, n’est pas
spontanéité, émergence. Elle apparaît plutôt comme une passivité. D’où la
nécessité d’une extériorisation [Veräusserung]
qui est une objectivation [Vergegänständlichung].
Mais qu’est-ce que cette passivité sinon l’état de prostration du
bébé qui n’est pas immédiatement accepté dans sa réalité par sa mère. La
continuité est brisée ; il faut donc qu’il s’extériorise pour
être perçu. Il doit devenir objet pour sa mère.
L’absence de véritable immédiateté
apparaît dans l’idée de médiateur[85] qui implique
une idée de dépendance. Pour accéder à la confirmation de lui-même,
l’autre a besoin de mon produit. On sent, là encore, la dépendance par
rapport à l’objet, à l’objectivation. Celle-ci n’apparaît pas
comme une simple conséquence de l’affirmation immédiate et simultanée des
deux individualités. En outre puisqu’il s’agit de la médiation par
rapport à l’espèce, cela indique que simultanément les deux êtres humains
ne se perçoivent pas en tant que Gemeinwesen ;
celle-ci ne fait pas partie de leur immédiateté ; elle doit être
objectivée, pour cela une activité est nécessaire. Cela implique que
l’activité n’est pas, elle aussi, immédiate, elle est en vue
d’une objectivation. On comprend de ce fait que cette dernière apparaisse
comme complément [Ergänzung] du fait que
l’individualité se perçoit incomplète. Il y a chez Marx la perception
d’être tel, inachevé ; d’où la nécessité d’une intense
activité pour se produire achevé, complet. On a souvent parlé de son activité
prométhéenne. Elle s’enracine dans le fait de ne pas avoir été accepté,
confirmé, et donc d’avoir été placé dans l’inachèvement. Toute sa
vie il dut se créer.
L’absence d’immédiateté se retrouve
dans la relation aux choses : la propriété. « La propriété [Eigentum], originellement, ne signifie rien
d’autre que le comportement de l’homme vis-à-vis de ses conditions
naturelles de production, en tant qu’elles lui appartiennent,
qu’elles sont siennes, comme présupposées avec sa propre existence.
Comportement vis-à-vis de celles-ci en tant que présuppositions naturelles
de son existence, qui constituent pour ainsi dire son corps prolongé. A
proprement parler il ne se comporte pas vis-à-vis de ses conditions de
production, mais il est doublement là : subjectivement, en tant que
lui-même, objectivement, dans ces conditions inorganiques de son
existence »[86].
Toute traduction implique un trialogue entre
l’auteur, le traducteur et le lecteur, afin d’expliciter comment la
pensée du premier est perçue et transmise. En conséquence – surtout en ce
qui concerne les Grundrisse, ouvrage non
achevé, un brouillon – il est nécessaire d’apporter des précisions.
Ici Marx tente de mettre en évidence l’immédiateté de l’être,
vis-à-vis de lui-même et dans sa relation aux choses. Voilà pourquoi il emploie
Dasein, l’être-là, immédiat, traduit par existence, de même
qu’il utilise l’expression ist
da, est là, pour bien signifier l’immédiateté. Ce da se
retrouve justement dans Dasein. Ceci est très puissant car cela indique
bien que l’immédiateté est un positionnement ( être
là ) dans un espace-temps donné.
« La
propriété signifie donc appartenir à une tribu [Gemeinwesen][87] [avoir en
elle une existence subjective-objective] et, par
l’intermédiaire du comportement de cette communauté [Gemeinwesen]
vis-à-vis du sol, à la terre en tant que son corps inorganique, c’est le
comportement de l’individu au sol, à la condition originelle de production, puisque la terre est matière première, instrument
et fruit, présuppositions appartenant à son individualité, au mode
d’existence de celle-ci »[88].
Au cours du devenir de séparation qui suit
ce moment originel, il y a perte d’immédiateté. C’est alors que la
production va intervenir. « La propriété […] se réalise à travers la
production elle-même »[89]. Les choses
ne peuvent devenir propres à l’individu qu’à la suite d’un
procès médiateur, lequel va perturber de plus en plus la relation de
l’individu à lui-même. La propriété va désigner une ambiguïté qui se
révèle bien en allemand avec les deux mots de Eigenschaft
et de Eigentum. Cela signale la difficulté des
relations des hommes et des femmes avec eux-mêmes, de ce qui leur est propre,
et vis-à-vis des choses, de ce qu’ils veulent avoir en propre, posséder.
Ainsi la propriété qui pouvait apparaître comme le comportement qui fait entrer
dans la sphère de ce qui est propre à une individualité, afin de pouvoir
accomplir un certain procès, en vient à désigner le fait, le résultat de
l’appropriation qui s’est autonomisée par et dans la production.
La perte d’immédiateté est celle
d’un positionnement dans le continuum et elle s’accompagne de celle
de la certitude, remplacée par le doute et la confusion. Cette digression sur
la propriété visait tout cela.
La notion de création se retrouve dans ce texte.
Elle est si importante qu’elle concerne la vie de l’autre qui est
crée par « ma manifestation de vie ». Ici s’affirme à nouveau
la dépendance vis-à-vis de la mère. Celle-ci se pose en tant que médiatrice
entre l’enfant et le phénomène vie et fait croire à l’enfant
qu’elle le crée. Et ceci est confirmé pratiquement : à cause de
l’absence de continuité et donc de certitude chaque fois que la mère est
quelque peu présente à lui, il est créé à nouveau, il revit[90].
La métaphore du miroir signale encore
l’absence d’immédiateté et la présence de la médiation. Marx y fera
appel lors de son étude de la marchandise dans le Livre I du Capital. Au
sujet de cette étude, dans Forme, Réalité – Effectivité,
Virtualité j’ai mis en évidence l’isomorphie du devenir des
marchandises et de celui des hommes et des femmes psychosés.
Il supprime la propriété privée mais il garde le mouvement, celui de
l’échange. Il reste dans la forme de la psychose. « Supposes l’homme
en tant qu’homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu
ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre la
confiance, etc. »[91]. Ici aussi,
il s’agit du mode de vie dans la société communiste, et pourtant il y est
encore question d’échange. Dans la communauté-Gemeinwesen
à venir il n’y aura plus d’échange mais un flux où chaque
individualité dans son émergence se positionnera, s’affirmera
immédiatement.
Il demeure dans la dynamique du besoin et il
traduit bien la confusion et le tourment que celui-ci engendre ainsi que
l’horreur du fait de devoir subir sa dictature[92].
Enfin dans la partie finale il expose de façon percutante la situation de
déréliction de l’enfant soumis à la répression parentale. Lorsqu’il
parle de perte de soi-même, il indique un rejouement
parce qu’en fait il s’est déjà perdu.
En ce qui concerne le rapport à son père on peut
certes l’aborder à partir des diverses lettres qu’il lui écrivit,
en particulier la fameuse écrite en 1837, mais je voudrais en rester sur le
plan de son œuvre, ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit pas
d’une étude exhaustive de l’individualité Marx. Je veux seulement
mettre en évidence où se trouvent en profondeur les limitations d’une
pensée qui eut indéniablement un fort pouvoir libérateur.
En conséquence, j’envisagerai son rapport
à son père idéal, Hegel, celui qu’il veut dépasser ; ce qui implique
rébellion et admiration. C’est avec lui qu’il opère divers rejouements. Il veut aller au delà de l’œuvre du
maître mais, au bout d’une longue et dure étude qui lui «occasionna
d’infinis cassements de tête», il se rend compte que sa « dernière
proposition était le commencement du système hégélien »[93].
En conséquence il rejouait Hegel. Pour sortir du rejouement,
il y avait l’intervention, la transformation du monde, d’où, nous
l’avons vu, son exaltation du prolétariat en qui il mit toutes ses
projections, la puissance de son projet, de celui de l’espèce. Toutefois
à travers les Grundrisse, on voit poindre en
Marx, l’idée que le capital peut s’autonomiser, dépasser ses
limites et, ailleurs dans son œuvre, qu’il devient représentation,
échappant ainsi à toute contradiction fondamentale. Dés lors, à nouveau, il se
trouve en présence de Hegel avec son absolu. Le capital en tant que forme
autonomisée est un absolu qui intègre tout ; c’est pourquoi il peut
se présenter sous la forme de l’immédiateté. Or l’esprit dans sa
plénitude « est sa propre communauté »[94],
et le savoir absolu apparaît comme la communauté autonomisée. C’est dans
l’absolu que Hegel pense pouvoir enfin échapper à toutes les
déterminations, celles de sa psychose qui est celle de l’espèce ;
c’est là qu’il pense enfin atteindre l’immédiateté réelle et
la pleine continuité. Car, comme Marx après lui, il a passionnément recherché
l’immédiateté réelle, celle de l’intime présence aux autres, au
monde[95].
Pour compenser, en quelque sorte, la toute
puissance du capital qui s’anthropomorphose, qui s’autonomise et
tend à se poser éternel, Marx est amené à donner au travail une extension très
grande, à l’autonomiser. Or, qu’écrivait-il au sujet de Hegel en
1844? « Il appréhende le travail comme l’essence,
comme l’essence avérée de l’homme ; il voit seulement le côté
positif du travail et non son côté négatif »[96].
N’est-ce pas là un autre rejouement?
Quand Marx parle du capital, il est évident
qu’il parle aussi de lui, que ce soit au sujet de ce qu’il rejette,
qu’au sujet de ce à quoi il aspire. La mise en évidence de
l’anthropomorphose de ce dernier – « un être fort
mystique »[97 – lui
permet de se distancier de ce qui le tourmente.
Divers thèmes de son œuvre
signalent ce qui le préoccupe intérieurement et dont il n’est pas
conscient. : le thème du blocage, du verrou, de
l’inhibition d’un devenir. Voilà pourquoi il insiste sur ce
qu’il appelle le côté positif, civilisateur du capital qui a brisé les
obstacles au développement, a dépassé les limites. Mais ce blocage, c’est
ce qu’il a vécu enfant du fait de la non reconnaissance et de la brisure
de la continuité. En étroite connexion, il y a le thème de
l’autonomisation que nous avons maintes fois mis en évidence.
Inconsciemment il voudrait s’autonomiser, échapper à une emprise, à une
force invisible qui est en fait celle de sa mère. Ainsi il démontra qu’il
n’y a pas une main invisible qui dirige le développement du phénomène
économique, mais que celui-ci est régi par un déterminisme : le
développement des forces productives. Et là encore on sent que ce qui le
préoccupe c’est son libre développement, celui de sa force de vie.
Évidemment, mettre en évidence un déterminisme, c’est dévoiler la
mystification. Toutefois rester sur le plan du déterminisme, c’est encore
demeurer sur celui de la psychose. On a besoin d’être déterminé, du fait
de la non acceptation immédiate.
Un thème fondamental qui apparaît sous diverses
formes est celui de la continuité. J’ai déjà signalé la fascination que
l’échange exerça sur lui. Or c’est une nostalgie de la continuité
qui s’impose là. Les actes d’achat et de vente rétablissent la
continuité mais de façon médiatisée par l’argent. En même temps il se
forme une communauté externe aux hommes et aux femmes, à la quelle ils peuvent
accéder. Toutefois Marx a bien saisi l’illusion et la mystification qui
sont opérantes, comme lors de la réalisation de communauté du capital.
La recherche de la continuité va de pair avec
celle de l’immédiateté réelle, celle où n’opèrent pas de médiations
cachées, fondatrices d’une mystification. Ce désir d’y accéder a
fort bien été perçu par Landshut et Mayer : « Et ce n’est
qu’alors aussi que le rapport de l‘homme avec son semblable, et son
propre être deviennent ce qu’ils sont réellement. Lorsque personne ne
peut plus cacher son être véritable derrière une apparence extérieure que lui
prêtent “les conditions”, alors chacun ne peut
“qu’échanger amour contre amour, confiance contre confiance, etc.” »[98].
Toutefois comme nous l’avons montré
précédemment, il n’y est pas parvenu. Pour ce faire il aurait fallu
qu’il perçoive le phénomène de brisure de la continuité du phénomène vie
entre lui et sa mère, qui empêche toute immédiateté réelle, parce que pour être
immédiat à sa mère, afin d’être accepté, tout enfant doit en fait
emprunter des médiations, c’est-à-dire des conduites culturelles,
artificielles.
L’immédiateté est une préoccupation
constante de Marx ; elle est liée au mystère et au mysticisme qu’il
rejette. Or les deux contiennent l’idée d’enfermement. Ce dernier
provoque un blocage dont nous avons déjà parlé. Ce n’est pas pour rien
qu’on trouve aussi le thème des limites – fort présent aussi chez
Hegel – en particulier, au sujet du capital avec l’investigation
sur la possibilité qu’il recèle de les dépasser. En connexion il y a
aussi la réflexion sur les limitations au développement des forces productives
et sur le fait qu’un mode de production donné impose une vision bornée, limitée.
Le thème de l’aliénation, avec toutes ses
déterminations peut être considéré comme faisant partie de celui de la
continuité. En effet celle-ci brise la continuité de l’être avec lui-même
et avec les autres.
Marx a eu l’illusion de trouver la
solution à son devenir, son accession à l’être humain dans sa plénitude
et, comme il avait une vision communautaire, il pensa qu’elle était
valable pour l’espèce. En conséquence il crut avoir découvert la réalité,
l’immédiateté de l’homme, de la femme et, de façon inconsciente,
avoir échappé à sa mère. C’était un acquis théorique qui, en définitive,
ne le concernait pas, ne l’affectait pas dans sa vie immédiate. Car, là,
il ne se distinguait pas des autres ; il mena une vie bourgeoise. Il était
persuadé d’avoir trouvé la solution comme il le dit dans les Manuscrits
de 1844 lorsqu’il parle du communisme en tant que résolution des
énigmes, mais aussi parce qu’il pensait qu’avec la révolution
communiste, se terminerait la préhistoire, se clôturerait la phase de gestation
de l’homme, celui-ci serait enfin autoengendré.
La solution fut une illusion. Toutefois, nous
n’avons pas à recommencer, mais à continuer, comme il l’avait
pressenti lui-même dans sa lettre à Ruge. Nous n’avons pas à créer une
nouvelle théorie, mais à découvrir, à travers tous les rejouements
opérés depuis la mort de Marx ce qui a été nié, mystifié. Dans ce cheminement,
comme je le montrerai dans la suite de cet article, ce que lui et
d’autres ont apporté, a une réelle signifiance.
Marx a bien saisi ce qu’on peut appeler la
phase intermédiaire, celle commençant avec la séparation d’avec la nature
et la mise en branle de la répression parentale, et celle de la réinsertion de
l’espèce dans le reste de la nature et la fin de la répression. Il
n’a pas pu décrire comment se présente le procès de vie de l’espèce
avant cette séparation, qu’il n’a pas réellement individualisée. Il
a surtout exposé le rejouement de celle-ci au moment
de la genèse du phénomène du capital. D’autre part sa des_c_r_i_p_tion du
communisme est terriblement lestée par le non dégagement total des présupposés
de la société capitaliste, et ceci est en rapport avec le fait de ne pas avoir
vu la racine de sa psychose dont il n’avait aucune idée.
Qu’il soit le théoricien le plus
conséquent de la phase intermédiaire se révèle au travers de son utilisation de
la dialectique. « On voit en ce point déterminé, combien la forme
dialectique de l’exposition [Darstellung]
n’est exacte que si elle connaît ses limites »[99].
L’appréhension dialectique du devenir est
lié à la psychose qui a une limite originelle, un début, et aura une fin
– qui est recherchée, rêvée – en même temps qu’elle fait de
tout homme, toute femme, un être contradictoire, un être où s’opposent le
plan de vie originel et le procès de domestication.
Ce qui caractérise cette période c’est,
selon ce dernier, la nécessité, l’inconscience, la mystification, la non
transparence entre êtres humains, féminins. D’où son désir
d’accéder à une forme sociale, le communisme, où la nécessité ( considérée aussi comme une infrastructure sur
laquelle peuvent s’édifier des superstructures libérées ) soit
dominée. « En ce domaine, la seule liberté possible est que, l’homme
socialisé[100], les
producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges organiques[101]
avec la nature, qu’ils la mettent sous leur contrôle communautaire [gemeinschafliche Kontrole]
au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils
accomplissent ces échanges organiques en dépensant le minimum de force et dans
les conditions les plus dignes les plus conformes à leur nature humaine. Mais
on demeure toujours dans le royaume de la nécessité. C’est au delà que
commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable
royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur
l‘autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité »[102].
On sent la remontée que Marx a souvent
lorsqu’il est question de nature, support et métaphore de la mère. Pour
le petit enfant non pleinement accepté, elle est effectivement douée
d’une puissance aveugle. Mais la remontée vient de plus loin, de plus
profond : la peur devant les manifestations dangereuses pour l’homme
comme les prédateurs, les phénomènes naturels doués d’une puissance
aveugle qu’hommes et femmes connurent originellement. Or ceux-ci sont
largement parvenus à dominer la nature. Toutefois la peur persiste. Il y a donc
à voir.
En parlant d’un minimum d’effort, il
demeure sur le plan de l‘économie et dans la dichotomie : le royaume
de la nécessité qui est en fait celui de la contrainte, ce qui implique que la
totalité des manifestations de la vie ne peut pas être jouissance, et celui de
la liberté. Cela entérine le discours parental qu’il y a inévitablement
des contraintes, des difficultés insurmontables, etc. Alors que l’activité
pour assouvir sa faim, sa soif, se protéger des phénomènes atmosphériques qui,
dans certains cas, peuvent être nocifs, ne relève pas d’une contrainte,
mais d’une manifestation spontanée du procès de vie. De même dans ce
qu’il nomme « au delà » règne aussi la nécessité en ce sens que
c’est nécessaire au développement de l’espèce, à sa jouissance. Il
n’y a pas de fin en soi. Ceci a saveur de gratuité en opposition à ce qui
est payant. En outre parler d’un but en soi [Selbstzweck]
qui a la puissance de l’autonomisation, revient à réintroduire la
dichotomie. Le but en est en fait au coeur même du phénomène vie, du procès de
vie, du devenir et il ne pourrait pas être celui du développement des forces
humaines mais, à la rigueur, celui de la jouissance, de la meilleure
affirmation possible de l’espèce au sein de la nature, du cosmos. En
outre cette affirmation est dangereuse parce qu’elle est grosse
d’un solipsisme de l’espèce qui tend à se réaliser de nos jours.
Enfin parler, dans le cadre de cette investigation, de « conditions
[…] les plus conformes à la nature humaine » c’est oublier que
si on est arrivé à ce stade, les relations humaines ne peuvent plus engendrer
des conditions inhumaines. Dire cela, c’est comme si se manifestait un
doute sur le possible d’une telle réalisation ; d’où la
nécessité de se donner des garanties.
Marx s’est présenté comme un matérialiste,
comme ayant une conception matérialiste, et son but est d’aller au delà
de ce qui est matériel. Un peu avant dans le texte cité, il a écrit :
« Il [le royaume de la liberté] se situe donc, par nature, au delà de la
sphère de production matérielle proprement dite ».
On doit noter qu’ici le mot nature
signifie essence. le concept de nature nous
l’avons vu a plusieurs sens chez lui. En outre qu’est-ce
qu’il entend par liberté? Il n’est possible d’accepter ce mot
que s’il signifie : spontanéité, pousse, c’est-à-dire
l’aptitude à vivre en fonction du procès de vie propre à chacun et non en
fonction d’une quelconque contrainte. Ainsi il est libéré de toutes les
charges apportées par le mouvement bourgeois, qui sont autant de mystifications.
Parfois dans l’œuvre de Marx, on a
l’impression que pour lui la nécessité c’est le domaine de
l’inné, perçu comme relevant de procès inconscients et que la liberté
relève du domaine de l’acquis. Ceci est cohérent avec sa vision de
l’autoengendrement de l’espèce à partir
de données naturelles, comme transformation de la nature en homme, qui se fait
avec acquisition de la conscience de soi. La différence d’avec Hegel
c’est qu’il n’autonomise pas cette dernière.
Si, à mon avis, parler de la nécessité,
c’est parler de l’inné, de la mère, parler du hasard pourrait
relever d’un discours inconscient concernant le père. Pour Marx le hasard
n’est pas un remède à la nécessité, c’est également quelque chose
d’oppresseur, d’inquiétant, de terrifiant. « A l’époque
contemporaine, l’emprise des conditions matérielles sur les individus
– l’écrasement de l’individualité par le hasard – a
pris sa forme la plus aiguë et la plus universelle, assignant ainsi aux
individus existants une mission bien précise. Elle leur a assigné la mission de
substituer à l’emprise des conditions matérielles et du hasard sur les
individus l’emprise des individus sur le hasard et sur les conditions
matérielles »[103]. Donc
l’homme doit dominer le hasard et la nécessité, ce qui entérine
l’un et l’autre. Et, à ce propos, on peut faire remarquer, en
paraphrasant S. Mallarmé : jamais une détermination n’abolira le
hasard ; comme on peut le voir dans la société-communauté
actuelle. L’un et l’autre sont des analogons du père et de la mère
dans leur dynamique répressive. En effet, l’espèce humaine est, surtout à
partir du patriarcat, liée à la culture. Celle-ci, à la différence de la
nature, n’a pas d’immédiateté ; elle a besoin de médiations,
souvent vécues comme des conventions et, dans ce mot, se loge le hasard. Ces
conventions auraient pu être autres.
En dominant la nécessité, Marx pense aussi dominer
le hasard. Quand il entre dans la sphère au delà, il passe en quelque sorte par
delà la hasard et la nécessité. Ainsi il a résolu son problème, mais il
n’a pas retrouvé la continuité, ce qui aurait impliqué la disparition des
diverses sphères. Il n’a donc pas échappé à la psychose. Toutefois son
cheminement a permis de dévoiler maintes mystifications ; ce qui est vital
pour nous.
Sa théorisation de la période intermédiaire le
conduit souvent à la justifier[104]. C’est
sa manière à lui de faire jouer la théorie du progrès. Sous-jacent à cela se
trouve l’idée que l’homme n’est homme qu’à partir
d’un moment donné. « L’histoire elle-même est une partie réelle
de l’histoire de la nature, du devenir de la nature à l’homme [105].
On pourrait penser qu’il y a deux
moments : celui de la transformation – devenir de la nature à
l’homme – et celui du devenir de l’homme qui formerait le
contenu de l’histoire. En fait il apparaît que cette dernière est une
partie réelle du devenir de la nature à l’homme. Donc pour le dire en
termes plus scientifiques : Homo sapiens n’est pleinement lui-même
qu’à la suite d’un procès historique, ce qui implique que nos
ancêtres, depuis la préhistoire, ne seraient pas réellement hommes[106].
S’il en est ainsi la période intermédiaire
a sa positivité. En réalité, dés qu’il apparaît Homo sapiens a toutes ses
possibilités ; le devenir historique ne fait que permettre de développer
certaines et d’en inhiber d’autres. De même à la naissance,
l’homme, la femme, ont toutes les possibilités. La répression parentale,
nécessitée par l’intégration dans la culture, provoque le détournement et
l’inhibition de la plupart d’entre elles.
On peut considérer que Marx expose une
théorisation du devenir adulte de l’homme, de la femme, restent en dehors
de sa saisie théorique la phase enfantine, la sénescence. Le refoulement ne
pouvait pas lui permettre l’accès à un ressenti de ce qu’il vécut
enfant. Divers rejouements furent nécessaires pour
que ceci puisse s’actualiser à travers d’autres hommes,
d’autres femmes.
La phase intermédiaire apparaît comme une
médiation historique. Comme toute médiation elle tend à s’autonomiser. A
travers l’œuvre de Marx et surtout celle de ses successeurs, elle va
apparaître comme fondatrice et dominer les deux moments extrêmes[107].
Cette domination apparaît chez Marx, dans le fait qu’il tendit à
privilégier l’intervention ( immédiatisme
historique ). De même sur le plan de l’individualité, la phase
adulte a tendu à prévaloir totalement de telle sorte que la naissance et
l’enfance, d’une part, la sénescence et la mort, d’autre
part, furent escamotées. L’homme, la femme,
n’existaient qu’en tant qu’adultes.
Pour mieux faire percevoir le devenir de Marx,
indiquons brièvement son parcours. Au cours de la phase juvénile,
jusqu’en 1848 : prépondérance de la révolte qui est liée à une
puissante remise en cause de tout le mode de vie antérieur. Après le
traumatisme de la répression de la révolution de 1848[108] :
adoption de la voie intermédiaire ( la voie du
milieu[109] ),
nécessité du développement des forces productives, donc du capital. Ceci
aboutira à la révolution, parce que le développement de ce dernier engendre des
contradictions insurmontables, conduisant à sa destruction, parce
qu’engendrant la crise révolutionnaire en laquelle le prolétariat peut intervenir
et permettre le devenir au communisme. Le traumatisme de la répression de 1871,
lié au point d’aboutissement de ses études sur le capital, à
l’intuition profonde du devenir de celui-ci, le conduisent à voir en ce
dernier un fléau, quelque chose qui échappe au contrôle des hommes et des
femmes, d’où sa recherche d’une intervention externe au mode de
production capitaliste, afin de faciliter celle interne à celui-ci et à
permettre à la Russie ( phénomène généralisable à tous les pays
précapitalistes ), de sauter la phase capitaliste.
J’ai insisté sur les thèmes récurrents,
obsédants chez Marx pour signaler le procès inconscient qui opère en lui. Or ce
procès, s’est mis en place durant sa petite enfance. En conséquence son
œuvre qui se veut libératrice, ne peut pas atteindre pleinement son but,
du fait même d’une opacité en elle et qu’elle ne peut toucher la
totalité de chaque homme, de chaque femme. Nous avons vu qu’à la suite de
traumatismes personnels et sociaux, il a régressé, mais cela n’a concerné
que le domaine théorique : il n’a pas exposé la totalité de son
projet. Cette régression se fit plus forte dans les générations ultérieures et
concerna aussi l’individualité. Je veux dire par là que ce qui est
révolutionnaire ce n’est plus alors l’adulte mais le jeune homme,
la jeune femme, comme cela se révélera à la fin du XIX° siècle où la régression
conduira même jusqu’à l’enfance comme ce fut apparent avec des
mouvements tels le Wandervogel en Allemagne. Ce
n’est pas un phénomène négatif et n’implique aucunement
l’élimination de l’apport effectué par le mouvement au nom de
l’adulte, car il témoigne de la recherche inconsciente de la cause
profonde du mal être de l’espèce.
Le traumatisme de la guerre de 1914-1918, de celle de
1939-1945 ainsi que de tous les conflits de ce siècle, qui sont autant de rejouements, ont provoqué une régression encore plus grande
et intense et la réalité du vécu de la petite enfance s’impose. Dés lors
la racine que Marx n’a pas pu voir est désormais en train d’être
révélée.
Apports d’autres
théoriciens
Ils seront surtout à envisager pour la période
postérieure à la mort de Marx et à elle de Engels. En ce qui concerne leurs
contemporains, on peut dire que l’essentiel de leur œuvre se
retrouve dans celle de Marx. Cependant, il sera nécessaire de mettre en
évidence l’apport de théoriciens anarchistes surtout en ce qui concerne
la question de l’individualité. Je pense particulièrement à M. Stirner
dont le livre L’Unique et sa propriété recèle une grande
importance surtout si on le confronte à l’œuvre de A.Schopenhauer, F. Nietzsche ou S. Kierkegaard.
[1] Invariance, série III, n°
5-6, p. 6.
[2] Perspectives, Invariance,
série III, n° 5-6, p. 54.
[3] A propos de la semaine rouge:
l’être humain est la véritable communauté ( Gemeinwesen )
de l’homme
( 1968 ), Invariance, série III, n° 5-6, p. 43.
[4] La révolte des étudiants
italiens: un autre moment dans la crise de la représentation, ( 1977 ), Invariance, série III, n° 5-6,
p.16.
[5] Maintenant je ne parlerai plus de
création car celle-ci – dans ce cas précis – conduit à la
virtualité.
[7] Précisions après le temps passé
( 1977 ), Invariance, série III,
n°5-6, p. 37.
[8] Thèse 8 sur Feuerbach, Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie,
Gallimard, Paris, 1982, p.1033.
[9] Karl
Marx, L’Idéologie allemande , ibidem, p. 1056.
[10] Et l’on ne doit pas oublier que
l’existence de ceux-ci découle d’un procès historique.
L’acceptation immédiate de cette dernière impliquerait d’entériner
la magie puisque celle-ci, selon K. Marx, consiste en l’abolition du
procès d’engendrement dans son résultat.
[11] Ibidem, p. 1057. Dans cette
présentation d’une détermination de la conscience, il y a une séparation.
La conscience est posée comme une donnée qui se rapporte à la vie ; elle
n’est donc pas une immédiateté. Il y a une vie consciente et une vie
inconsciente. Qu’est-ce qui empêche que le procès normal qui inclut le
fait d’être conscient est perturbé?
[13] Ainsi Le Capital commence par
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production
capitaliste apparaît comme une “immense accumulation de
marchandises” » ( Le Capital
, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre I, t. 1, p. 51 ). Toute
la suite de l’ouvrage est dédiée à dévoiler ce que cache cette apparence.
En anticipant sur le reste de cet article je dirai que le couple apparence-réalité a la même importance chez Marx que le
couple manifeste-apparent chez Freud.
[14] La Sainte Famille
, in Karl Marx, Œuvres philosophiques, t. II, Costes,
Paris, 19?? p. 208. Pour bien percevoir le contenu de cette citation il
convient de rapporter un autre passage de l’œuvre dont elle est
extraite : « On démontra que la reconnaissance des droits de
l’homme par l’État moderne n’a pas d’autre
signification que la reconnaissance de l’esclavage par l’État
antique. La base de l’État antique, c’était
l’esclavage ; la base de l’État moderne, c’est la
société bourgeoise, l’homme de la société bourgeoise, c’est-à-dire
l’homme indépendant, rattaché simplement aux autres hommes par le lien de
l’intérêt privé et de l’inconsciente nécessité naturelle,
l’esclave du travail utilitaire, de ses propres besoins et des besoins
égoïstes d’autrui. Cette base naturelle, l’État moderne l’a
reconnue comme telle dans les droits universels de l’homme» ( ibidem, p. 202 ). On trouve un
développement similaire dans Pour la question juive : « Aucun des
prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste,
l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise,
c’est-à-dire individu séparé, replié sur lui-même. L’homme est loin
d’être conçu dans ces droits comme être de l’espèce ; la vie
de l’espèce même ; la société y apparaît plutôt comme cadre
extérieur aux individus, comme une limitation à leur indépendance originaire» ( Invariance, n° Spécial, novembre 1968,
p. 17 ).
[15] On doit tenir compte que le thème de
la fausse conscience précède chez Marx l’affirmation de la conscience en
tant que procès conscient.
[16] Siegfried
Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction
, Œuvres philosophiques, Costes, Paris, 19??, t. IV,
p. XLII. Cette introduction est remarquable et mériterait d’être
mieux connue. Leurs auteurs ont vraiment compris l’importance de la
communauté pour Marx: « Il entre dans la notion de l’homme
qu’il n’est homme que dans sa communauté avec d’autres. La
communauté n’est pas quelque chose qui s’ajoute encore à
l’individu particulier, mais ce que chacun est comme homme il ne
l’est que dans et par la communauté avec autrui » ( ibidem,
p. XLV ). Toutefois il demeure encore une insuffisance de perception du
phénomène parce que tout homme, toute femme est à la fois, de façon immédiate,
individualité et Gemeinwesen ( communauté ). Je reviendrai sur cette Introduction
qui date de 1932 à propos de la question de l’immédiateté. Pour le moment
j’en citerai la phrase finale parce qu’elle fait écho à la citation
faite dans notre texte. « Après que Marx est arrivé à ce résultat [la
réalisation de la communauté, Ndr] en se séparant de Hegel et de
Feuerbach, et a mis cette réalisation en face de lui, l’effort du reste
de sa vie se concentre uniquement à dénommer les forces de la réalité en cours
qui résolvent la contradiction entre l’idée et la réalité. Mais ces
forces, ce sont les forces de l’aliénation propre, de la puissance des
conditions, la domination de l’économie politique: le capital» ( ibidem, p. LI ).
[17] J
Camatte, «A propos de l’aliénation» in Capital
et Gemeinwesen, Spartacus, Paris, 197?, pp. 176-189.
[18] Il s’agit du blocage dont nous
avons maintes fois parlé. Il s’opérerait une sorte d’immense
refoulement qui rendrait tout acquis inconscient.
[19] La Sainte Famille, in Œuvres
philosophiques, t. II, cit., p. 165.
[20] Cf. Avertissement et dédicace. La
référence à l’essentialité de la science apparaît surtout en ce qui
concerne l’étude du capital.
[21] Pour la critique de la
philosophie du droit de Hegel, in Invariance, n° Spécial novembre
1968, p. 35. On trouve une idée similaire dans Pour la question juive :
« L’homme ne fut donc pas libéré de la religion, il reçut la
liberté religieuse. Il ne fut pas libéré de la propriété, il reçut la liberté
de la propriété. Il ne fut pas libéré de l’égoïsme, il reçut la liberté
de l’industrie » ( Invariance,
n° Spécial, novembre 1968, p. 19 ). L’utilisation de
l’impersonnalité pour indiquer le phénomène tend à signifier que celui-ci
se fit à l’insu des hommes et des femmes, inconsciemment. D’où la
question: qu’est-ce qui agit hommes et femmes ?
[22] C’est Maximilien Rubel qui fait remarquer cela dans une note concernant ce
texte ( Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie,
cit., p. 1767 ). Il s’agit de la note 3 concernant le passage
suivant de la p. 1210 : «ils [les appétits, Ndr] s’expriment
avec impétuosité et violence, d’où la répression [Verdrängung]
la plus brutale des dés désirs habituels, naturels, en ce qu’ils
aboutissent à élargir la domination sur la pensée ». Toutefois, Rubel traduit par « répression »!
[23] Lors de l’instauration du mode
de production capitaliste, au cours de la domination superficielle
( formelle selon Marx ) du capital dans le procès de production
immédiat, le refoulement, l’intériorisation de la répression vont de pair
avec le renoncement, l’abstinence théorisée par les économistes.
« L’économie politique, cette science de la richesse, est
donc en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne,
et elle en arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin
d’air pur ou de mouvement physique » ( Karl Marx, Manuscrits de 1844.
Économie politique et philosophie, Éditions Sociales, Paris, 1962, p. 102 ).
[24] Pour la critique de la
philosophie du droit de Hegel, cit., p. 35.
[25] Cf. Ce monde qu’il faut
quitter, in Invariance, série II, n°5, 1974. J’ajouterai même
qu’elle devient un opérateur dans la combinatoire dans la mesure où elle
intervient pour déterminer les justes combinaisons.
[27] Marx avait des idées très
conventionnelles sur les enfants. Ainsi il écrivit: “Il est des enfants
mal élevés et des enfants qui prennent des airs de grandes personnes” ( Introduction à la critique de
l’économie politique, in Contribution à la critique de
l’économie politique, Éditions Sociales, Paris, 19??, p.
175 ).
[28] La Sainte famille, in Œuvres
philosophiques, t. II, cit., p. 234. La suite
du texte éclaire ces quelques énonciations. « Si l’homme tire toute
connaissance, etc., du monde physique et de son expérience faite dans le monde
physique, il importe donc d’organiser le monde empirique de telle façon que
l’homme y rencontre et s’assimile ce qui est réellement humain,
qu’il se connaisse comme homme. Si l’intérêt bien compris est le
principe de toute morale, il importe que l’intérêt particulier de
l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme est non
libre, dans le sens matérialiste du mot, c’est-à-dire s’il est
libre non par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force
positive de faire valoir sa véritable individualité, il ne convient pas de
châtier les crimes dans l’individu, mais de détruire les endroits
antisociaux où naissent les crimes, et de donner à chacun l’espace dont
il a besoin dans la société pour le déploiement essentiel de sa vie. Si
l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances
humainement. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développe sa
véritable nature que dans la société, et la force de sa nature doit se mesurer
non par la force de l’individu particulier, mais par la force de la
société.
Ces phrases,
et d’autres analogues, se rencontrent, presque textuellement chez les
plus anciens matérialistes français. Ce n’est ni le lieu ni le moment de
les discuter».
[29] Il semblerait que Marx en tienne
compte lorsqu’il écrit que l’histoire est une continuelle
transformation de la nature humaine. Cependant je parle d’un fait
originel qui subit des modifications au cours du temps, de telle sorte que je
pourrais dire en le paraphrasant: l’histoire est une continuelle
transformation de la psychose humaine. Cet adjectif est inutile,
superfétatoire. Il est mis pour parachever la paraphrase.
[30] A propos d’intuition, ce
passage de La Sainte famille ( Œuvres
philosophiques, t. III, Costes, Paris, 19??, p. 79 ), met en
évidence la sensibilité de Marx au devenir psychique de l’espèce et à son
dérapage, la folie : « Pour l’homme pour qui le monde sensible
se change en simple idée les simples idées deviennent des être sensibles. Les
hallucinations de son cerveau prennent des formes visibles, presque palpables
de fantômes sensibles. Voilà le mystère de toutes les pieuses visions et en
même temps la forme générale de la folie ». Il est amené à faire cette
remarque à propos de ce qu’on nomme actuellement un emprisonnement avec
isolement sensoriel. Rien n’est réellement nouveau, ce qui l’est,
c’est l’échelle à laquelle l’horreur se déploie. Il est
certain que Marx visait en même temps ce qui se passe dans les couvents où
s’expriment diverses religions.
Autre saisie
de la psychose : « Le sentiment mystique qui pousse le
philosophe à quitter la pensée abstraite pour la contemplation, est l’ennui,
la nostalgie d’une contenu » ( Manuscrits
de 1844 , cit., p. 146 ). Or l’ennui, la nostalgie sont des
contenus de la mélancolie. En outre, on peut faire remarquer que la séparation
d’avec lui-même engendre, par compensation, la nostalgie de retrouver une
immédiateté, tandis que l’abstraction se manifeste comme moyen
d’éliminer les remontées.
[31] L’idéologie allemande, Karl Marx, Œuvres
philosophiques, t. VI, Costes, Paris, 19??, , p.
165.
[33] Notes à James Mill, Karl
Marx, Œuvres , II, Économie II,
Gallimard, Paris, 1968 ( 1972 ), p. 23. Cf. aussi Manuscrits
de 1844, éd. cit., p. 90 : « Il
faut avant tout éviter de fixer à nouveau la “société” , en tant
qu’abstraction, vis-à-vis de l’individu. L’individu est
l’être social. La manifestation de sa vie […] est donc une
manifestation et une affirmation de la vie sociale ».
L’investigation
théorique vise ici, mais c’est vrai pour l’ensemble de
l’œuvre, à récupérer ce dont l’homme, réduit à individu, a été
dépouillé.
[34] Dans Les Manuscrits de 1844 il
écrit : « Dans ce rapport [de l’homme à la femme, Ndr]
se révèle aussi […] dans quelle mesure il [l’homme, Ndr]
est, dans son être-là [Dasein] le plus individuel, en même temps Gemeinwesen » ( éd.
cit., p. 87 ).
[35] Triebe
signifie aussi impulsion, instinct.
[37] Ibidem, p. 95. Plus loin il
précise ce qu’il pense par industrie : « L’industrie
est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences
de la nature, avec l’homme » ( ibidem ).
[38] Ainsi :
« […] ce n’est que par l’industrie développée,
c’est-à-dire par le moyen terme de la propriété privée, que
l’essence ontologique de la passion humaine atteint et sa totalité et son
humanité » ( ibidem, p. 119 ). Ainsi la propriété
privée fut un moment nécessaire pour l’accession de l’homme à sa
réalité ( humanité ). En conséquence il
suffit de la supprimer ( intervention ) pour
que celui-ci puisse se manifester. « […] le sens de la
propriété privée – détachée de son aliénation – est l’existence
des objets essentiels pour l’homme tant comme objets de jouissance
que comme objets d’activité » ( ibidem ).
[39] Ibidem, p. 138. A propos
du mot “nature”, on peut constater qu’il est employé avec des
sens différents, ce qui introduit une certaine imprécision.
[40] Ibidem, p. 137. En ce
qui concerne la nature externe voici la précision nécessaire : « La
faim est un besoin naturel ; c’est pourquoi, pour la
satisfaire, la calmer, il lui faut une nature, un objet en dehors
d’elle » ( ibidem ). La
suite du texte introduit une notion qui implique l’idée d’une
incomplétude de l’homme. « La faim c’est le besoin avoué qu’a mon corps d’un objet qui se trouve
en dehors de lui, qui est nécessaire pour le compléter et manifester son être
». Or c’est la séparation qui introduit l’incomplétude dans
l’espèce. La théorisation de Marx, comme celle de Feuerbach vise à
rétablir la continuité après avoir entériné, selon un procès plus ou moins
inconscient, la séparation.
[41] Ibidem, p. 138. La souffrance
est une donnée extrêmement importante chez Marx. Pour la supporter il dut la
transformer : « […] car la souffrance, humainement comprise,
est une autojouissance de l’homme » ( ibidem, p. 91 ).
[42] Dans le texte allemand on trouve Not
qui veut dire aussi “besoin” ( lequel
se dit également Bedurfnis ), et
“nécessité” qui se dit aussi Notwendigkeit.
Dans ce qui suit on retrouvera Not dans divers mots composés : notleidende, littéralement souffrant le besoin, notwendige signifiant nécessaire. Ce qui est
fondamental c’est que le besoin est lié à la nécessité, que dans le
concept de besoin soit inclue la contrainte. Or la contrainte et la limitation
naissent de la coupure induite par la séparation.
[43] Leiden
qu’on peut traduire aussi par “affection”, “état
passif”. Il y a l’idée de “subir”, d’“être
affecté”.
[44] Ludwig
Feuerbach, Anthropologischer Materialismus. Ausgewählte
Schriften I, Europäische Verlagsanstalt, Frankfurt a. M.-Wien, 19??,
p.90. Le traducteur des Manuscrits
de 1844 ( Éditions Sociales, 1962 ), E. Bottigelli, a mis cette citation en note à la fin de ce
passage de Marx. Mais il l’avait déjà utilisée, avec une traduction
légèrement différente, pour cet autre passage de la page 97 : « La
dénomination de l’essence objective en moi, l’explosion sensible de
mon activité essentielle est la passion, qui devient par là l’activité de
mon être ». Il est probable que l’évocation de la passion ait
provoqué une remontée chez E. Bottigelli qui lui fait
pressentir la psychose, sans la voir.
[47] Marx semble avoir intuitionné le phénomène : « La propriété privée aliène
non seulement l’individualité des hommes, mais encore celle des
choses” ( Idéologie allemande
, Œuvres philosophiques, t. VII, Costes, Paris, 19??, p.
243 ).
[48] Recension, signé « E.Ro. », du livre de Ronald
D. Fairbairn, Études psychanalytiques de la
personnalité, Le Monde, 11 septembre 1998.
[49] J’ai abordé cette question
dans Émergence de Homo-Gemeinwesen, Invariance,
série IV, n° 1. Dans le domaine historique prévaut également la tendance à
envisager Homo sapiens séparé de la biosphère. J’ai signalé à ce sujet la
tentative de A. Toynbee ( La grande
aventure de l’humanité ) de rompre avec cette démarche.
[50] En français dans le texte, ainsi que
la suite du texte.
[51] Lettre de Marx à Feuerbach du 11 août
1844, Karl Marx, Texte zu
Methode und Praxis, Rowohlt, Hamburg-Reinbek, 1966-’67, t. II, Pariser
Manuskripte 1844, p. 186. L’éditeur n’indique pas de quel texte de Fourier il
s’agit.
[52] Dans le cas de l’être psychosé, la plénitude se manifeste comme une urgence à
être reconnu, ce qui distord l’affirmation de l’être humain,
féminin. Dans urgence, je sens incluse l’idée d’exigence initiale,
originelle, peut-être à cause de la syllabe ur
qui évoque le préfixe allemand ur signifiant
ce qui est originel.
[53] En français dans le texte. Je
traduis geniessenden Reichtum
par “richesse génératrice de jouissance”, parce que cela me semble
rendre le plus exactement possible la pensée de Marx.
[54] Karl
Marx, Histoire des doctrines économiques, Costes, Paris 1924-1925
( 2eme éd.
1947 ), t. II, p. 134. Dans L’idéologie allemande, Marx
fait un historique de la philosophie de la jouissance. Il conclue en faisant
remarquer que c’est seulement avec les conceptions socialistes et
communistes « qu’il a été possible de révéler le lien qui rattache,
à chaque époque, le jouir des individus aux rapports de classes, de révéler
l’étroitesse des jouissances connues jusqu’ici , extérieures et
opposées à la vie profonde des individus, de révéler le lien qui existe entre
chaque philosophie du jouir et le jouir réel ; de révéler enfin
l’hypocrisie d’une telle philosophie qui s’adresse à tous les
individus sans distinction. C’était le verdict de mort prononcé contre
toute espèce de morale, que ce fût la morale de l’ascèse ou la morale de
la jouissance » ( Œuvres, III, Philosophie,
cit., p. 1306 ). La morale fait partie de la
philosophie, cela n’empêche pas qu’il y a un glissement, dans le
texte, quand on passe de la seconde à la première! Enfin on peut noter que la
publicité a remplacé la philosophie en tant que dispensatrice
d’hypocrisie.
La
répression, le refoulement réclament, en compensation, la jouissance sans
entraves, sans limites, réalisable au sein de la combinatoire du capital.
Consommer permettrait de récupérer ce qui est vécu comme ayant été perdu.
[55] Lettre de Marx à Ruge de mai 1843, Œuvres,
III, Philosophie, cit., p. 195.
[56] Pour la critique à la philosophie
du droit de Hegel ,
cit., p. 29.
[58] Au sein de la révolution française,
deux exigences se firent sentir : instituer et instruire. Grâce à une
instruction appropriée, l’instituteur affirme et défend les institutions.
En outre instruire vise à égaliser, à rétablir une égalité, et ne vise pas réellement
à permettre une diversification, de peur de rétablir une inégalité.
[59] « Pour parler avec précision et
au sens ordinaire des mots, nous dirons que les membres de la société
bourgeoise, ne sont pas des atomes. La propriété caractéristique de
l’atome, c’est de ne pas avoir de propriétés ni, par conséquent, de
relations déterminées par sa propre nécessité naturelle avec d’autres
êtres. L’atome n’a pas de besoins et se suffit à lui-même ; le
monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c’est-à-dire n’a ni
contenu, ni sens, ni signification, précisément parce que l’atome possède
en lui-même tous les cas ». ( La
Sainte famille, in Œuvres philosophiques, t. II, cit., p.
215 ). C’est donc l’atome selon la conception de Démocrite-Epicure et non selon la conception de la
physique. L’atome a servi d’image pour désigner l’ultime
particule insécable et là c’était compatible avec cette science. Mais ce
n’est plus le cas depuis la fin du siècle dernier.
[60] Dans leur Introduction
Landshut et Mayer insistent sur cette notion de réconciliation.
[61] Le danger de la médiation est
ressenti par K. Marx puisqu’il tendit, surtout dans ses oeuvres de
jeunesse, à présenter la révolution comme un processus immanent, inéluctable,
dans lequel le prolétariat agirait en tant qu’acteur conscient, dans la
mesure où il s’est constitué en parti.
[62] Il est important de signaler la
similitude. Le travail en vient à être synonyme de activité ; la sexualité
tend à être conçue comme une sensibilité, une sensibilité générale médiatisée
par le sexe. Le travail est une activité imposée, une coercition en acte ;
la sexualité subit une coercition, ce qui génère une sensibilité réprimée,
refoulée.
[63] Le Capital, éd. cit., Livre I, t, 1, p. 180.
[64] Ibidem, p. 186. On trouve un
développement similaire dans le Livre III, t, 3, p. 194 : « [le
travail] c’est l’activité qui lui permet de réaliser
l‘échange de matière avec la nature ». En revanche dans les
Manuscrits de 1844, il y a une ambiguïté :
« […] puisque toute activité humaine a été jusqu’ici
travail, donc industrie, activité aliénée à soi-même » ( éd. cit.,
p. 95 ). De même à la page 111 : « […] le travail
comme essence de la propriété privée ». Ambiguïté qui le conduisit à un
moment donné à parler de l’abolition du travail. « Le travail est libre
dans les pays civilisés ; il ne s’agit pas de rendre libre le
travail, mais de l’abolir » ( Idéologie
allemande, Œuvres, III, Philosophie, cit.,
p. 1174 ). « Or, si le communisme veut abolir le
“souci” du bourgeois tout comme la misère du prolétaire, il va de
soi qu’il ne peut le faire sans abolir la cause de l’un et de
l’autre : le travail » ( ibidem,
p. 1188 ). A noter que cet ouvrage est légèrement postérieur au
précédent. Il date de 1845-1846.
[65] Le Capital, éd. cit., Livre III, t, 3, p. 194.
[66] Notons d’autre part
l’importance de l’image du sommeil et soulignons qu’il y a un
certain flou ici. Y a-t-il modification ou simplement révélation des qualités
latentes?
[67] Dans les Grundrisse ,
cette volonté est bien affirmée : « […] où il
[l’homme, dans la société communiste] ne se reproduit pas dans une déterminité,
mais produit sa totalité. Il ne cherche pas à demeurer en un quelconque devenu,
mais il est dans le mouvement absolu du devenir » ( Fondements de
la critique de l’économie politique, Éditions Anthropos,
Paris, 1967-’68, t. 1, p. 450 ).
[68] Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 79. A rapprocher de « que la propriété
s’incorpore dans l’homme lui-même et que celui-ci est reconnu dans
son essence ; mais, en conséquence, il est lui-même placé dans la
détermination de la propriété privée, comme chez Luther il était placé dans
celle de la religion » ( ibidem, p. 80 ).
[69] Idéologie allemande , Œuvres philosophiques,
cit., t. VI, p. 183.
[71] Lettre à Ruge de septembre 1843, Œuvres
philosophiques, t. V, p. 210.
[72] Il n’est pas possible de ne
pas songer à la façon dont Marx est mort. Cela est advenu au cours de son
sommeil ; au cours d’un rêve?
[74] Idéologie allemande , Œuvres philosophiques,
cit., t. VI, p. 175. Le communisme inclut donc le procès révolution.
[75] Tout ce qui suit constitue seulement
une approche et non une présentation exhaustive.
[76] Manuscrits de 1844, éd. cit.,
p. 97. Qui dans l’immédiateté du procès de vie, dans sa concrétude
apparaît comme créant « ma vie », si ce n’est la mère.
[77] Ibidem, p. 99. Dans cet autre
passage apparaît bien la nécessité de l’immédiateté :
« […] mais le socialisme en tant que socialisme n’a plus
besoin de cette médiation [l’athéisme, Ndr] ; il part de la conscience
théoriquement et pratiquement sensible de l’homme et de la nature en
tant que l’être ».
[78] On comprend pourquoi K. Marx a
exalté Hegel : « La grandeur de la Phénoménologie de Hegel
[…] consiste […] en ceci donc qu’il saisit l’essence du
travail et conçoit l’homme objectif, véritable parce que réel
comme le résultat de son propre travail » ( Manuscrits
de 1844, éd. cit., p. 132 ). A ce propos rappelons que Hegel est le
point d’arrivée de toute une lignée de philosophes du faire. La
mystification réside en ceci que le travail, expression du devenir psychotique,
est exalté en tant que moyen de lutte contre la psychose.
[79] Idéologie allemande, Œuvres
philosophiques, cit., t. VII, p. 121.
« De même, il dépend de la formation des conditions réelles, et des
possibilités qu’elles offrent à chaque individu de s’épanouir, que
ses pensées deviennent fixes ou ne le deviennent pas » ( Idéologie
allemande, Œuvres, III, Philosophie, cit., p.
1206 ). Il est question également des désirs qui peuvent être fixés ou
non, ce qui présente un intérêt en ce qui concerne la dynamique psychique ( ibidem, pp. 1205-1215 ).
[80] Marx veut dire que le besoin
essentiel de l’homme c’est d’être objectivé, d’être
objet pour un autre et ce faisant que l’autre soit objet pour lui.
C’est ce qui le fait sortir de la passivité, comme le prouve la citation
faite à la page 12.
[81] Ici semble se manifester un désir de
symétrie qui se trouve exprimé dans d’autres représentations humaines.
[82] À partir de Eigentum
est formé Eigentumlichkeit traduit dans le
texte par “particularité”, c’est-à-dire quelque chose
“propre à”, “caractéristique de”. Toutefois Eigentum signifie “propriété” dans le
sens de “possession”, tandis que Eigenschaft
a le sens de “propriété” mais en tant que “qualité”,
“caractère”, “attribut”.
[83] Je traduis Not par “besoin”
afin d’éviter un pléonasme. En effet en traduisant ce mot par
“nécessité”, cela donnerait : « par une nécessité externe
contingente et non par une nécessité interne nécessaire ». Toutefois le
pléonasme ne fait que traduire une insistance, une obsession qui tourmente. En
outre une nécessité contingente, liée au hasard, est un oxymoron. Celui-ci
exprime au mieux la réalité de la psychose.
[84]Notes à James Mill. Le lecteur trouvera une traduction
différente dans Karl Marx, Œuvres , II, Économie II, cit., pp. 33-34.
[85] Mittler
en allemand, tandis qu’“immédiateté” est Unmittelbarkeit
et “médiation” est Vermittlung ;
dans tous ces mots il y a Mittel qui signifie
“moyen”.
[86] Fondement s de la critique
de l’économie politique ,
cit., p. 454.
[87] Stamm
qui a aussi le sens de “tronc”, de “tige”, de
“souche”, de “lignée”. Marx tente, par une métaphore,
de signifier une immédiateté.
[90] Cette dimension médiatrice de la
mère se retrouve dans l’exaltation de la femme de la part de certains
poètes. Mais, en réalité, ce qui est visé inconsciemment, ce n’est pas
cette dernière, mais la mère. Ce qui met en évidence le non accès du poète à la
maturité.
[91] Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 123. La partie finale du paragraphe décrit ce qui
peut advenir entre un homme et une femme, rejouement
de ce qui est advenu avec la mère : l’absence d’une
acceptation plénière qui plonge l’enfant dans l’impuissance.
« Si tu aimes sans susciter un amour réciproque, c’est-à-dire si ton
amour, en tant qu’amour, ne produit pas l’amour réciproque, si par
ta manifestation vitale en tant qu’homme tu ne te transformes pas
en homme aimé, ton amour est impuissant et c’est un malheur ».
[92] Qu’il a bien mis en évidence
dans la dynamique sociale : « Tout homme s’applique à créer
pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau
sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau
mode de jouissance et, par suite, de ruine économique » ( ibidem, p 100 ).
[93] Lettre à son père du 10 novembre
1837, Œuvres philosophiques, cit., t. IV,
p. 11.
[94] Georg
Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit , Aubier-Montaigne, Paris, 19??, t. II,
p. 284. Il serait intéressant de montrer comment cette oeuvre décrit le
procès psychotique subi par l’espèce, surtout du pôle de
l’intériorité, tandis que Le Capital le décrit avant tout du pôle
de l’extériorité. En outre le point d’arrivée de l’oeuvre de
ces deux hommes est la réconciliation. Mais, dans chacun des cas, il y a
escamotage de la base où s’enracine ce procès, la répression parentale
des enfants. La similitude entre Le Capital et La phénoménologie de
l’esprit a été notée par Landshut et Mayer : « Le capital
est le sujet du mouvement, comme l’esprit l’est chez Hegel ;
et elle est parfaitement juste, la réflexion spirituelle qui qualifie le
capital de répétition de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel,
c’est-à-dire l’exposé de la façon dont l’esprit devient
lui-même phénomène, actuellement sous la forme de l’esprit de la société
bourgeoise » ( Siegfried
Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction , Œuvres
philosophiques, t. IV, cit., p XLI ).
[95] Dans le cas de K. Marx, c’est
une autre raison qui lui fait exalter le travail : « Car
lorsqu’on parle de propriété privée, on peut avoir affaire à une
chose extérieure à l’homme. Et lorsqu’on parle du travail, on a
immédiatement affaire à l’homme lui-même » ( Manuscrits
de 1844, éd. cit., p. 69 ).
[96] Ibidem, pp. 132-133.
[97] Le Capital , éd. cit., L. III, t. 3, p. 205.
[98] Siegfried
Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction , Œuvres philosophiques,
t. IV, cit., p L.
[99] Urtext,
in Grundrisse, p. 945. Texte français
dans Contribution à la critique de l’économie politique , éd. cit., p. 253.
[100] Vergeselleschaftete :
idée que c’est au cours de la transformation du mode de production
capitaliste en communisme que s’effectue cette socialisation, qui devrait
plutôt être vue comme un accès à une forme communautaire. Le terme apparaît
d’ailleurs un peu plus loin dans le texte.
[101] Stoffwechsel :
ici, idée de métabolisme entre l’homme et le reste de la nature.
[102] Le Capital, éd. cit., L.
III, t. 3, pp. 198-199.
[103] Idéologie allemande, Œuvres,
III, Philosophie, cit., p. 1320.
[104] Par exemple :
« L’être humain devait être réduit à cette passivité absolue, afin
d’engendrer la richesse » ( Manuscrits
de 1844, éd. cit., p. 91 ).
[106] Ce thème est le plus souvent lié à
celui de la recherche de la distinction de l’homme par rapport aux autres
êtres vivants. C’est celui de l’origine. Or le problème de cette
dernière est suggéré par la dynamique de la psychose.
[107] Ceci se révèle parfaitement dans
l’affirmation de E. Bernstein : « Le but n’est rien, le
mouvement est tout ».
[108] Ce traumatisme semble fort bien être
exposé dans le livre de Dolf Oehler, Le
spleen contre l’oubli, Payot, Paris, 1998, comme cela ressort de
l’article de Le Monde des livres, 8 mars 1998.
[109] J’insiste là-dessus car toutes
les accommodations, les compromis, consistent en l’adoption de cette voie.