Pour aborder le
thème susmentionné je
partirai d’un événement dans la vie de S. Freud qu’il rapporte dans Psychopathologie de la vie quotidienne, et
à partir duquel il expose ce qu’il pense au sujet de la superstition.
Brièvement
résumé, l’événement est le suivant. Un cocher qui avait l’habitude de
le
conduire à la demeure d’une vieille dame qu’il a en traitement, l’amène
devant
le bon numéro mais dans une rue parallèle à celle où il aurait dû se
rendre.
S. Freud ne peut
pas interpréter le
fait que le cocher l’ait conduit dans une rue et devant un immeuble qui
ne sont
pas ceux qu’il recherche parce qu’il méconnaît en sa totalité le
phénomène du
rejouement[1].
«Le
fait d’avoir été conduit devant une maison qui n’était pas celle de ma
malade
signifie-t-il quelque chose? Pour moi non c’est certain»[2].
S’il
l’avait reconnu, il se serait demandé que pouvait lui signifier une
telle
action du cocher qui, selon ses dires, savait très bien où il devait le
conduire puisqu’il l’avait fait souvent auparavant. En particulier il
aurait pu
penser qu’il rejouait le fait qu’on avait essayé de lui imposer de faire quelque chose
qu’il refusait
d’effectuer; qu’on avait essayé de le dévier de sa voie (la rue), de le
détourner de son objectif (ici le nº de l’immeuble).
Dans le refus
d’analyser la totalité
de l’événement, je sens la peur de S. Freud de dépendre de l’extérieur.
Pourtant il nous fournit trois détails
importants. 1º Son «état d’esprit» : «Je pense en premier lieu à une
très
vielle dame que je vois depuis des années […] deux fois par jour, pour
lui
faire subir les mêmes interventions médicales. Cette
uniformité m’a souvent
fourni une condition favorable à l’expression
de certaines idées inconscientes, soit pendant le trajet, soit pendant
les
interventions»[3].
2º Sa préoccupation: «Elle est âgée de 90 ans, et il est naturel que je
me
demande au commencement de chaque année combien de temps il lui reste à
vivre»[4].
3º
Il est pressé, ce qui le conduit à prendre un fiacre.
Voyons de plus
prés en reportant ce
que S. Freud écrit après la citation
précédente. «Mais si j’étais superstitieux, j’aurais aperçu dans ce
fait un
avertissement, une indication du sort, un signe m’annonçant que la
vieille dame
ne dépasserait pas cette année»[5].
Pourquoi ce signe? Là est toute la donnée. Il ne peut pas assumer le
désir
inconscient de disparition de la vieille dame. Il opère donc par
l’entremise
d’un tiers, le cocher qui, dés lors, devient metteur en scène du signe.
En
affirmant que le «fait» ne signifie rien, il refoule.
«Ce qui me
distingue d’un homme
superstitieux, c’est donc ceci: je ne crois pas qu’un événement, à la
production duquel ma vie psychique n’a pas pris part, soit capable de
m’apprendre des choses concernant l’état à venir de la réalité; mais je
crois
qu’une manifestation non-intentionnelle de ma propre activité psychique
me
révèle quelque chose de caché qui, à son tour, n’appartient qu’à ma vie
psychique; je crois au hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au
hasard
intérieur (psychique)»[6].
Puis: «Il y a
deux différences entre
l’homme superstitieux et moi: en premier lieu il projette à l’extérieur
une
motivation que je cherche à l’intérieur; en deuxième lieu, il
interprète par un
événement le hasard que je ramène à une idée. Ce qu’il considère comme
caché
correspond chez moi à ce qui est inconscient, et nous avons en commun
la
tendance à ne pas laisser subsister le hasard comme tel, mais à
l’interpréter[7].
Avant de
préciser ma position par
rapport à la superstition, je veux revenir
à ce qui est le sujet de mon développement: la question du
rejouement. A
mon avis S. Freud s’enferme en lui-même et oublie l’importance du
milieu (les
autres et les choses); je veux dire par là que la dynamique
inconsciente ne
joue pas uniquement dans notre intériorité mais qu’elle nous conduit à
nous
mettre dans des situations où nous pouvons alors rejouer l’humiliation,
le
déni, la non-reconnaissance etc. que nous avons subis. Dans le vécu
qu’il nous
dévoile, il n’est pas signalé si au moment où il prend
le fiacre
il est réellement présent à lui-même et pourquoi il a
choisi ce véhicule
avec ce cocher, plutôt qu’un autre. Un cocher subissant une remontée,
non
présent à lui-même, est potentiellement distrait. Mais pour S. Freud ce
dernier
n’a pas de signification. Cependant, pour rejouer, la présence d’un
autre est
nécessaire.
Revenons
maintenant à la
superstition. «C’est parce que le superstitieux ne sait
rien de la motivation
de ses propres actes accidentels et
parce que cette
motivation cherche à s’imposer à sa
connaissance, qu’il est obligé de
la
déplacer en la situant dans le monde extérieur»[8].
«Dans notre
conception du monde
moderne – conception scientifique, et qui est loin encore d’être
achevée dans
toutes ses parties – la superstition apparaît quelque peu déplacée;
mais elle
était justifiée dans la conception des époques pré-scientifiques,
puisqu’elle
en était un complément logique»[9].
Elle est en rapport à la
culpabilité chez S. Freud.
«La superstition signifie avant tout attente d’un malheur, et celui qui
a
souvent souhaité du mal à
d’autres, mais
qui, dirigé par l’éducation, a réussi à refouler ces souhaits dans
l’inconscient, sera particulièrement enclin à vivre dans la crainte
perpétuelle
qu’un malheur ne
vienne le frapper à
titre de châtiment pour sa méchanceté inconsciente»[10].
La culpabilité
il l’a rejouée maintes
fois, ainsi que la crainte d’un malheur.
Grâce à la
superstition on se
sécurise en donnant un sens à ce qui advient à l’extérieur par
projection de
ses désirs dans cet extérieur. C’est un moment de dépossession: faire
dépendre
son devenir de ce qui est externe; cela implique la séparation.
Freud est dans
une dynamique de
sécurisation: ce qui est advenu n’a pas d’importance, de signification,
cela
relève du hasard, c’est une dynamique analogue à celle de la
superstition mais
là il est affirmé qu’il
n’y a rien (
nihilisme et sécurisation).
Pour bien saisir
l’importance du
thème il faut tenir compte en fait de ce qui précède.
«On sait que
beaucoup de personnes
invoquent à l’encontre d’un déterminisme psychique absolu, leur
conviction
intime de l’existence d’un libre-arbitre. Cette conviction refuse de
s’incliner
devant la croyance au déterminisme. […] Nos analyses ont montré qu’il
n’est pas
nécessaire de contester la légitimité de la conviction concernant
l’existence
du libre-arbitre»[11].
«… le
paranoïaque refuse aux
manifestations psychiques d’autrui tout élément accidentel. Tout ce
qu’il
observe sur les autres est significatif, donc susceptible
d’interprétation»[12].
C’est sa propre dynamique qu’il expose. La suite du texte le confirme.
«Sur ce
point, le paranoïaque a donc, dans une certaine mesure, raison: il voit
quelque
chose qui échappe à l’homme normal, sa vision est plus pénétrante que
celle de
la pensée normale; mais ce qui enlève à sa connaissance toute valeur,
c’est
l’extension à d’autres de l’état de choses qui n’est réel qu’en ce qui
le
concerne lui-même.» En fait ce que ne sait pas le paranoïaque et que S.
Freud
ignore, bien qu’il en ait parfois le pressentiment, c’est que l’autre
est mû
par un schéma comportemental, comme lui-même. Voilà pourquoi il ne
comprend pas
le rôle du cocher et qu’il ne peut pas réaliser seul, qu’il a besoin
d’une
médiation, d’un être support.
Enfin l’acte
manqué par personne
interposée (un transfert) signale un désir (en cela il est analogue au
rêve):
la mort de la vieille dame. En fait celle-ci n’est pas immédiatement en
cause;
elle représente quelqu’un d’autre: la mère de S. Freud, qui atteindra
un très
grand âge; et là s’enracine le sentiment de culpabilité. Il est étrange
que
cette dame a 90 ans et que sa mère mourra à 95 ans. Toutefois là encore
c’est
insuffisant parce que l’enfant ne peut pas désirer cela; il rejoue ce
qu’il a
subi… et c’est ce que S. Freud ne veut pas voir. Comme il ne veut pas
voir
qu’il a été manipulé et il refoule la perception qu’il en sera toujours
ainsi
tant que sa mère sera en vie. Cela lui permet de ne pas être en
présence de la
souffrance intolérable d’être manipulé – être circoncis relève d’une
terrible
manipulation – d’une négation, métonymie de la mort. Ceci fonde sa
réflexion
sur le déterminisme et le hasard ainsi que sur la superstition.
En faisant
retour à sa prise de
position par rapport à l’acte manqué, exposé plus haut, ce n’est pas un
hasard
si pour expliquer qu’il n’est pas superstitieux, il dise qu’il n’a pas
vu de
«signe m’annonçant que la vieille dame ne dépasserait pas cette année».
C’est
comme s’il disait: la preuve que je ne désire pas la mort de cette
femme, c’est
que je ne suis pas superstitieux. Ensuite, quand il affirme qu’il n’y a
pas de
signification, il conjure en fait l’importance d’une remontée qui
s’opère en
lui quand il se rend compte de la signification que peut avoir l’acte
manqué.
Et ce qui remonte c’est quelque chose de son enfance: le souhait non
pas de la
mort de sa mère, mais qu’elle disparaisse, qu’elle s’efface afin de
pouvoir
être lui-même. C’est un déchirement pour un petit garçon qui aime sa
mère de
constater qu’il n’est pas accepté.
On peut dire que
le fait d’avoir été
manipulé a bien fait sentir à S. Freud l’importance du déterminisme. Il
a mis
en évidence non seulement des
déterminations mais il a parlé de surdétermination, terme peu clair
qu’il est
préférable de remplacer par multidétermination. Mais en même temps il
se rebelle
contre cela; d’où son maintien du libre arbitre. Il est intéressant de
noter
que c’est en 1919, au moment où il traverse une grande crise due au
fait que
tout ce qu’il a mis en place pour endiguer les remontées des émotions
enfantines n’est plus suffisamment opérationnel, qu’il écrit L’inquiétante étrangeté [Das
Unheimliche] où il effleure le
rapport entre le rejouement (compulsion de répétition) et la
superstition. «On
trouvera cela (le fait d’être mis plusieurs fois en présence d’un même
nombre, NdA) unheimlich,
et quiconque n’est pas cuirassé contre les tentations de la
superstition sera
porté à attribuer à ce retour obstiné du même nombre une signification
secrète
(geheim), à y voir par exemple
l’indication du temps de vie qui lui est imparti»[13].
Das Unheimliche peut être traduit
par le
non familier. En outre Heim à
partir
duquel il se forme évoque le chez soi, le lieu d’insertion de la
famille, le
domus, le topos. Or c’est cela qui peut être support de superstition.
Enfin il
y a une donnée mystérieuse: en allemand Das
Geheimnis qui signifie secret est un mot dérivant lui aussi
de Heim, comme si ce qui concerne
la
famille (qui est familier) doit être tenu secret.
«Quant à savoir
comment on peut faire
dériver de la vie infantile ce qu’a d’étrangement inquiétant le retour
du même,
je ne peux que l’évoquer ici […] Dans l’inconscient psychique, en
effet, on
parvient à discerner la domination d’une compulsion
de répétition émanant des motions pulsionnelles, qui dépend
sans doute de
la nature la plus intime des pulsions elles-mêmes, qui est assez forte
pour se
placer au-delà du principe de plaisir, qui confère à certains aspects de la vie psychique un
caractère démonique,
qui se manifeste encore très nettement dans les tendances du petit
enfant et
domine une partie du déroulement de la psychanalyse du névrosé»[14].
Le rejouement
non perçu, vécu
inconsciemment, appelle, en compensation, le comportement superstitieux
afin de
déjouer ce qui est souvent vécu comme un maléfice[15].
[1] Je dis bien en
sa totalité parce que
la compulsion de répétition dont il parle dans Au-delà
du principe de plaisir, correspond
à ce que, après bien d’autres, nous
appelons rejouement.
[2] S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne,
Ed. pbp,
p. 275.
[3] L’uniformité
favorise l’installation
de l’état hypnoïde. C’est ce qui est advenu à S. Freud.
[4] Idem,
pp. 274-275.
[5] Idem,
p. 275.
[6] Idem,
pp. 275-276.
[7] Idem,
p.
276. Mais, une interprétation peut-elle abolir le hasard?
[8] Idem,
p.
276. La suite de la citation est fort intéressante et nous y
reviendrons: «Je
pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du
monde,
qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est
autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur».
[9] Idem,
p. 277.
[10] Idem,
p. 278.
[11] Idem,
p. 272.
[12] Idem.
p.
274.
[13 L’inquiétante étrangeté
et autres essais , Ed. Folio-Essais, p. 241.
Dans le même essai il
signale que «l’une des formes de superstition les plus étrangement
inquiétantes
est la peur (Angst) du “mauvais
œil”». p. 244.
[14] Idem,
p.
241.
[15] Ce que C.G. Jung exprime, en une langue mystique: «Ce qui n’arrive pas à la conscience revient sous forme de destin.» Et, chez lui, le destin s’affirme à travers des mythes et des archétypes.
Ajoutons
que la répression opère sous forme de roman familial ou de vies
antérieures en lesquelles la superstition se loge facilement.