TRANSITION
Le point
de départ de la critique de la société du capital actuelle doit être la
réaffirmation des concepts de domination formelle et de domination réelle comme
phases historiques du développement capitaliste. Toute autre périodisation du
processus d’autonomisation de la valeur, tel capitalisme concurrentiel,
monopoliste, d’Etat, bureaucratique, etc., sort du domaine de la théorie
du prolétariat, c’est-à-dire de la critique de l’économie
politique, pour faire partie du vocabulaire de la praxis de la
social-démocratie ou de l’idéologie léniniste codifiée par le stalinisme.
En réalité, toute cette phraséologie avec laquelle on a prétendu expliquer des
phénomènes « nouveaux » n’a fait autre que mystifier le passage
de la valeur à son autonomie complète, c’est-à-dire l’objectivation
de la quantité abstraite en procès dans la communauté matérielle. Le capital comme
mode social de production réalise sa domination réelle quant il parvient à
remplacer toutes les présuppositions sociales ou naturelles préexistantes par
des formes d’organisation propres qui médiatisent la soumission de
toute la vie physique et sociale à ses propres besoins de valorisation.
L’essence de la Gemeinschaft (communauté) du
capital est l’organisation. Dans la phase de domination réelle la
politique en tant qu’instrument de médiation du despotisme du
capital disparaît. Après l’avoir amplement utilisée dans la phase de domination
formelle, il peut s’en passer quand il parvient en tant qu’être
total à organiser rigidement la vie et l’expérience de ses subordonnés.
L’Etat de gestionnaire rigide et autoritaire de la forme équivalent dans
les rapports sociaux (version primitive) devient un instrument élastique de
médiation dans la sphère des affaires. En conséquence, moins que jamais
l’Etat ou la politique sont sujets de l’économie et, par là,
« patrons » du capital ; aujourd’hui plus que jamais le
capital trouve sa force réelle dans l’inertie du procès qui produit et
reproduit ses besoins spécifiques de valorisation comme besoins humains en
général. (La défaite du mouvement révolutionnaire de mai 1968 a été la
manifestation patente de cette force « occulte » de la société du capital).
L’économie réduit la politique (antique art d’organiser) à être un
pur et simple épiphénomène de son propre procès. Il la laisse survivre dans
cette espèce de musée des horreurs qu’est le parlement ou les partis et
les groupes. Identique est le destin des autres instruments de médiation ou
idéologies qui, à l’époque de la domination formelle, jouissaient encore,
en tant que survivance des époques antérieures, d’une certaine autonomie
apparente : philosophie, art, etc.. Toute
distance entre idéologie et mode social de production a été comblée et,
aujourd’hui, la valeur parvenue à l’autonomie est idéologie
d’elle-même. Cela s’exprime très clairement chez ceux qui se
défendent l’idéologiser, prétendent atteindre la scientificité et, pour
ce faire, fondent l’épistémologie. Celle-ci n’est en fait
qu’un discours au second degré sur la valeur. La science ayant été
incorporée au procès de production, tout discours sur les limites et
possibilités de la science est en fait un discours sur la rentabilité des concepts
et leur efficacité dans le procès de production de la connaissance qui
n’est qu’un aspect de celui du capital.
Les
théories du mouvement ouvrier ont saisi ce processus social pour le mystifier.
Ces théories pour lesquelles par exemple la subordination absolue et
l’insertion de l’Etat comme moment du procès de valorisation
devient le juste contraire c’est-à-dire un capitalisme d’Etat,
puisque le capital n’est plus saisi comme mode social de production et de
vie mais comme mode de gestion : bureaucratique, démocratique, etc.. Arrivé à ce point, il faut absolument que la révolution
devienne non plus le renversement d’un être et l’affirmation
d’un autre, mais un processus politico-étatique,
et l’organisation est le vrai problème. On ne peut pas expliquer autrement
la prépondérance au sein du mouvement ouvrier des catégories indiquées plus
haut : capitalisme d’Etat, bureaucratique, etc., qui ne font que
mettre entre parenthèses l’être réel du capital comme valeur en procès
pour affirmer la centralité de quelques uns de ses épiphénomènes théorisés
comme phase suprême, nouvelle phase, etc.. Il faut au
contraire demeurer dans le domaine de la critique de l’économie politique
(la critique de l’être du capital comme affirmation du communisme) pour
comprendre la totalité de la vie sociale dans la période de sa réduction à un moyen
du procès de production. En effet, la société du capital se présente à la
superficie scindée en des domaines apparemment opposés d’où naissent des
des_c_r_i_p_tions séparées de celle-ci : sociologie, économie, psychologie,
etc., l’existence de tous ces « secteurs de recherche » ne fait
qu’exprimer en la mystifiant la réalité unitaire, totalitaire,
réalisée par la valeur qui en s’autonomisant échappe absolument aux
instruments quotidiens de perception et de critique. C’est pourquoi toute
« théorie critique » qui veut se fonder en privilégiant tel ou tel
secteur finit par se réduire à être sans sujet et sans objet. Sans sujet, dans
la mesure où le prolétariat dans les aires de grand développement du capital,
diminue en pourcentage, relativement et de façon absolue ; ses traits
caractéristiques se dissolvent dans la mer générique de la « population
travailleuse », catégorie qui exprime la prépondérance quantitative des
nouvelles classes moyennes. C’est donc logique que s’évanouisse la
centralité du prolétariat dans le processus révolutionnaire. Sans objet dans la
mesure où la valeur d’échange en tant qu’être abstrait objectivé en
un être matériel (Fondements) échappe à toute
détermination immédiate d’elle-même. On doit dire à propos de cette
insaisissabilité des traits réels du capital à l’époque de la domination
réelle que la manifestation la plus apparente et aveuglante de son fétichisme
nous est offert par le concept accepté par toutes les théories innovatrices,
critiques ou apologétiques, de société industrielle et son appendice celui de
société de consommation. Ce concept devient possible dans la mesure où le
procès de valorisation (donc les besoins de la vie du capital) domine de façon
croissante et de façon toujours plus exclusive le procès de travail que Marx
définissait comme échange organique entre l’homme et la nature, ou
activité en vue d’une fin tournée vers la création de valeurs
d’usage. Dans la mesure où se produit une identité toujours plus
immédiate entre ces deux procès le capital tend à présenter ses propres besoins
généraux comme exclusivement et immédiatement identiques aux besoins de
l’espèce humaine. En effet, étant donnée la domination réelle de son
propre être cette mystification apparaît rationnellement fondée du moment que sociabilité,
convivance, mœurs,
langage, désirs ou besoins, en un mot l’être social des hommes, ne sont
autres que les nécessités de valorisation du capital, composante interne de sa
propre reproduction élargie. Si le capital domine tout au point de pouvoir
s’identifier avec l’être social, il semble, sur cette base,
disparaître. Tel est le fétichisme le plus aveuglant jamais produit par la
valeur d’échange dans l’histoire de sa propre autonomisation. Sur
cette base en effet peut surgir une catégorie « neutre » comme celle
de société industrielle, et son rejetons la société de
consommation. Alors peut disparaître et disparaît dans les faits toute
distinction possible entre le travail abstrait qui valorise le capital (le
prolétariat), ou qui rend possible la vie totale de son être (nouvelles classes
moyennes), et l’activité humaine en général telle qu’elle se
déroulait aux époques pré-capitalistes.
On a dit
auparavant comment le capital peut arriver à se présenter en tant que
« système rationnel » ou pour le moins inéluctable. Il est nécessaire
de voir maintenant comment il réussit à freiner ou à fixer la révolte du
prolétariat, cet être qui constitue depuis toujours sa négation potentielle.
Dans les métropoles du capital, étant donné le caractère minoritaire du
prolétariat, le capital opère cela en isolant et en circonscrivant dans un
ghetto la violence prolétarienne là où elle prend forme. On doit tout de suite
dire que l’être du prolétariat quand il arrive à se manifester en tant
que classe, constitue dans sa dimension immédiatement destructive, la négation
positive de la communauté matérielle et de toutes ses formes
d’organisation. Elle se présente donc comme affirmation concrète du
communisme et réalisation de la théorie. Dans les actions du prolétariat noir
des USA nous pouvons voir à l’œuvre cette communauté d’action
constituée sur la base d’une nécessité vitale de destruction et de la
conscience de l’identité d’objectifs, que Marx voyait comme le
parti authentique du prolétariat, produit historique nécessaire des
contradictions de la société du capital. Le moment le plus important de cette
manifestation du communisme dans la praxis est constitué par la négation
positive de la démocratie, c’est-à-dire par le refus du prolétariat
– quand il arrive à mettre au premier ses propres nécessités matérielles
– d’accepter une quelconque division entre décision et action, donc
la scission entre être et pensée sur laquelle s’est érigée, dans le
passé, la possibilité de créer une direction politique basée sur le mécanisme
de la démocratie directe (cf. soviets ou conseils) ou plus généralement sur
lequel s’est fondé le mécanisme de la représentation démocratico-despotique
au sein du vieil art d’organiser la société de l’extérieur,
c’est-à-dire la politique. Le prolétariat qui a mis le feu aux métropoles
du « capitalisme avancé » a commencé concrètement à réaliser la
philosophie. Des luttes semblables commencent à se vérifier en Europe (mai
’68) et en Italie, telles les dernières actions exemplaires du
prolétariat turinois. La tentative de la part des rackets politiques les
plus variés d’organiser (c’est-à-dire de se substituer dans les
fonctions déjà assumées par le capital) semble vouée à l’échec, comme
cela fut le cas pour les efforts analogues fournis aux USA après chaque révolte
d’une certaine importance. Le motif est simple ; ces rackets veulent
diriger politiquement, ce qui dans les faits se manifeste comme la négation la
plus complète de leur être et de leur idéologie : la forme du racket est
la politique. Ces mouvements ne sont jamais utilisables ou « encadrables » étant données leurs raisons
profondes ; tels qu’ils sont apparus, ils disparaissent et,
s’ils doivent réapparaître, c’est seulement pour se généraliser sur
un mode toujours plus catastrophique pour le capital.
La contradiction
qui affecte beaucoup de ces rackets politiques dérive du fait qu’ils
théorisent en même temps l’autonomie du prolétariat (vu, dans certains
cas, comme l’ouvrier collectif). Or, réclamer l’autonomie,
c’est-à-dire la séparation vis-à-vis du capital – sinon cela ne
veut rien dire – c’est réclamer une abstraction, puisque le
prolétariat ne peut exister que si le capital est posé en même temps.
L’autonomisation ne peut être envisagée qu’en tant que phase
initiale du processus de négation du prolétariat, donc destruction du capital.
Constatant son rôle toujours moindre dans le procès de valorisation, le
prolétariat en tire la conclusion de l’inutilité de son esclavage salarié
et brise les liens qui l’unissent au capital. Il pousse sa propre
négation – déjà opérante sous le règne du capital, mais sous forme
mystifiée avec la généralisation de la forme salariale – dans toute la
réalité sociale et sa disparition est la disparition des classes. La séparation
d’avec le capital implique que le prolétariat se constitue en parti
personnifiant sa propre négation, car elle implique la formation de la Gemeinwesen (communauté) qui dominera l’ensemble
automatisé et le fera fonctionner pour la satisfaction des besoins humains.
La théorie du
parti – théorie du prolétariat – ne peut être saisie uniquement
dans les textes dits politiques de Marx et d’Engels, tel le Manifeste,
les résolutions de l’A.I.T., etc., parce que
ces œuvres considèrent le prolétariat surtout dans se réalité immédiate et
envisagent le parti formel, à l’époque, possible. Alors, le prolétariat
devait encore généraliser son existence, pousser au développement du capital
et, s’il prenait le pouvoir se constituait en classe dominante, il avait
à réaliser des tâches qui le furent par la suite de la part du capital.
Aujourd’hui seul le parti historique est possible. Tout parti formel
n’est qu’une organisation rapidement résorbée sous forme de
racket ; il en est d’ailleurs de même pour tout groupe structuré ou
non qui pense œuvrer à la reformation du parti ou à la création des
conseils. Le parti historique ne peut être réalisé que par le mouvement du
prolétariat se constituant en classe. On ne peut comprendre un tel mouvement
que par l’étude des œuvres de Marx (Le Capital, les Fondements)
où celui-ci examine de façon approfondie le mode de production capitaliste.
C’est là qu’est expliqué intégralement ce qu’est
le prolétariat et son devenir en liaison avec celui du capital.
Toute autre
conception de la formation du parti, telle celle fondée sur la théorie de la
conscience venant de l’extérieur repose sur la négation implicite de la
proposition : le prolétariat sera le réalisateur de la théorie.
La tâche
d’une revue n’est donc pas d’être l’organe d’un
groupe formel ou informel mais de lutter contre toutes les « théories »
erronées produits d’époques révolues et de mettre simultanément en
évidence le devenir du communisme[*].
Jacques Camatte
– Gianni Collu 1969
[*]
Cet article fut
publié dans Invariance, série I, n°8, 1969. Il fut rédigé conjointement
par J. Camatte et G. Collu. Sa compréhension sera
facilitée si on lit contemporainement De
l’organisation qui est, en réalité, une lettre écrite par J. Camatte et G. Collu le 04.9.1969 et qui fut publiée dans Invariance,
série III, n°2, 1976. [Note de 1977]