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Apports d’autres théoriciens

 


 

Pour aborder ces apports je tiendrai compte d’une thèse qui s’est imposée à moi au cours de la rédaction de cet article et des recherches que cela nécessita et nécessite. Ce qui advient avec le développement de tout le courant psychanalytique et plus globalement celui psychologique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, c’est la mise en place du procès de dévoilement de l’ontose dont le moment essentiel est la mise en évidence par Sigmund Freud du refoulement. Ce procès se poursuit de nos jours après avoir reçu une forte impulsion lors de la secousse du second ébranlement de ce siècle. On peut considérer que durant tout le XIXe siècle, que P. Gay définit comme celui de la psychologie[1], il y a maturation d’une recherche qui explose en quelque sorte au XXe au travers du phénomène de psychologisation: perception et présentation du devenir de l’espèce uniquement au travers de celui de sa dimension psychique perçue de façon plus ou moins autonomisée. On peut dire que, à des titres variés, tous les courants de la psychologie y participent, particulièrement ceux qui se réfèrent à ce qui est appelé la psychologie des profondeurs.

 

Au siècle dernier la psychologie occupe une place fort importante chez les philosophes et ce n’est pas un hasard si certains d’entre eux ont intuitionné ce qu’ultérieurement des psychologues furent amenés à découvrir et, donc, dans une certaine mesure à redécouvrir. Arthur Schopenhauer, Søren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche en sont les exemples parmi les plus remarquables. Dans tous les cas, une des dimensions de la philosophie, est sa recherche de résoudre l’ontose non perçue, d’ailleurs[2].

 

Tout homme, toute femme, est préoccupé(e) inconsciemment par son ontose. Toutefois cela s’impose de façon beaucoup plus évidente au niveau de ceux qui s’affrontent au fonctionnement de ce qui leur apparaît comme leur appareil psychique. Mais un physicien, un mathématicien etc., individuellement, le fait également et sa construction théorique est un support pour la résolution de son ontose. En conséquence toute activité humano-féminine témoigne de cette dernière. Soit elle tend à la dévoiler dans son immédiateté, soit elle l’expose au travers de diverses constructions. En anticipant jusqu’à nos jours on peut constater que beaucoup de biologistes cherchent à mettre en évidence les structures encéphaliques dont le dysfonctionnement serait la cause des névroses, des psychoses et donc serait, aussi, le support de l’ontose. Or ces structures n’opèrent qu’à l’aide de substances biochimiques précises telles les neurotransmetteurs, les hormones etc. En conséquence il apparaîtrait qu’il suffirait de traiter hommes et femmes comme des plantes, c’est-à-dire de les nourrir au goutte à goutte en plaçant dans le liquide nutritif tous les éléments nécessaires au procès de vie. S’imposerait alors la vie totalement assistée dont parla K. Marx, le médecin permanent étant lui-même dilué dans le liquide. En même temps, il est clair que cet arrosage au goutte à goutte est une belle métaphore de la dépendance: le tuyau en tant que symbole du cordon ombilical. Cette tentative des biologistes, des pharmacologues de nier toute dynamique psychique déterminante sur le fonctionnement organique, a pour résultat de créer un domaine de production énorme favorable au développement du capital. En même temps cela enlève toute responsabilité aux parents, à la société. Tout cela est vrai, mais dans l’immédiat, pour tous ces hommes et femmes opérant dans cette dynamique, c’est l’illusion qu’avec des substances appropriées ils pourront éliminer la souffrance, éliminer le mal qui les ronge. Il faut aussi aller jusqu’au bout de cette illusion pour être obligé d’affronter le mécanisme réel.

 

Une dernière remarque: la dynamique des biologistes tend à réaliser une part du programme freudien: trouver une base biologique aux phénomènes psychiques et fonder par là un domaine où une intervention serait possible, consentant la mise en place d’une thérapeutique plus sûre. Elle tend à résoudre également les difficultés rencontrées par Alfred Adler: l’infériorité des organes, racine du sentiment d’infériorité. L’intervention des biologistes pourrait réparer l’erreur que constitue l’infériorité des hommes et des femmes et, de ce fait, névroses et psychoses ne pourraient plus se développer.

 

Pour en revenir aux psychologues et aux psychiatres, ce qui me semble fondamental c’est l’affirmation de plus en plus nette qu’il n’y a pas de rupture nette entre névrose et normalité; qu’il y a coexistence de dimensions géniales et de dimensions psychotiques comme l’ont montré les cas de F. Nietzsche, Georg Cantor, Theodor Gustav Fechner, Ludwig Boltzmann etc. Or c’est avec l’oeuvre de S. Freud que ceci commence à s’imposer. En outre, on doit tenir compte du grand nombre de névrosés parmi les premiers psychanalystes (ceux dont nous nous occupons pour le moment). Ce qui n’est pas un support pour dénigrer ceux-ci, mais pour mettre en évidence, justement, leur contribution initiale au dévoilement de l’ontose.

 

En conséquence, en même temps que j’exposerai l’apport des théoriciens plus ou moins contemporains de S. Freud, je tiendrai compte de ce phénomène qui travaille l’espèce en Occident, je tenterai de mettre en évidence leur ontose qui parfois transcrut en névrose. Autrement dit, il s’agit de mettre en évidence que le discours psychanalytique – et plus généralement psychologique – est un discours sur l’ontose, fondé par elle. Il en est de même, – mais ceci sera seulement signalé – du discours sur l’être, l’ontologie[3] qui s’épanouit à peu prés à la même époque.

 

Il faut décrire l’émersion d’un phénomène qui ne se réduit pas en la manifestation freudienne. Je veux dire par là que divers théoriciens en témoignent mais à des degrés divers. Ce qui explique les convergences et aussi les polémiques.

 

Si ce qui advient en ce siècle, particulièrement en sa portion finissante, est le dévoilement de l’ontose, cela implique également qu’il est de plus en plus possible de percevoir ce qu’est réellement l’être humain, l’être féminin, en sa naturalité[4]. En conséquence mon intention est d’atteindre cette dernière, de percevoir son émergence, sinon ce serait faire oeuvre purement cognitive.

 

 

Wilhelm FliessJoseph Breuer

 

 

Je voudrais en premier lieu aborder la contribution de deux hommes bien différents: W. Fliess et J. Breuer. Du premier nous en avons longuement tenu compte dans la partie traitant du rejet par S. Freud de la théorie de la séduction, mais cela n’épuise pas l’étude de son apport. Il faut rappeler sa théorisation concernant la bisexualité, ses interrogations sur la sexualité infantile, sur les biorythmes, sur le déterminisme de la névrose etc. Ceci demeure dans le cadre de son apport direct, mais il faut tenir compte d’un apport indirect qui est peut-être encore plus important. Pour S. Freud, W. Fliess fut son alter ego. C’est l’homme en qui il s’est identifié, celui qui était apte à affronter les sujets les plus scabreux, qui avait l’audace d’affronter ce que nul n’avait osé faire etc. Grâce à ce support il put se lancer dans la vaste investigation de la scène traumatisante originelle, telle qu’il l’a théorisée dans ce qu’il nomma ensuite théorie de la séduction. Mais, comme nous l’avons vu, du fait que, d’une part, il ne parvint pas effectivement jusqu’à la scène originelle où s’opéra le traumatisme et que, d’autre part, il se produisit des événements qui tendirent à lui faire remettre en cause cette théorie, il fut amené à se séparer de W. Fliess et donc de lui-même – rejouement d’un événement très antérieur – ce qui, évidemment, ne put qu’être très douloureux et l’affecta puissamment durant plusieurs années. C’est donc en se séparant de ce dernier qu’il mit au point la théorie du fantasme, nouvelle forme de la théorie psychanalytique. Ce qui veut dire que W. Fliess lui servit à nouveau de support, plus précisément ici, de vecteur.

 

L’apport de J. Breuer, support de son désir de père idéal, ne peut pas être passé sous silence. Voyons ce qu’en dit S. Freud lui-même, tout d’abord en 1909. «Ce n’est pas à moi que revient le mérite – si c’en est un – d’avoir mis au monde la psychanalyse. Je n’ai pas participé à ses premiers commencements. J’étais encore étudiant, absorbé par la préparation de mes premiers examens, lorsqu’un médecin de Vienne, le Dr Joseph Breuer appliqua pour la première fois ce procédé au traitement d’une jeune fille hystérique (cela remonte aux années 1880 à 1882)»[5].

 

Cinq ans plus tard, il rectifie. «C’est que la psychanalyse est ma création» et il explique que «des amis bienveillants m’ont fait observer depuis que j’avais poussé trop loin l’expression de ma reconnaissance; que j’aurais dû, ainsi que je l’avais fait dans les occasions antérieures, faire ressortir que le “procédé cathartique” de Breuer constituait une phase préliminaire de la psychanalyse et que celle-ci datait du jour où, repoussant la technique hypnotique, j’avais introduit celle de l’association libre»[6].

 

Dans les deux ouvrages que nous venons de citer, S. Freud se place sur le plan thérapeutique et escamote le fondement théorique essentiel: la mise en évidence du refoulement. Si on reste sur le plan où il s’est mis, on constate qu’il est en contradiction avec ce qu’il affirme, du fait que la technique de la libre association a été découverte par une patiente de J. Breuer, Bertha Pappenheim, technique que ce dernier accepta d’utiliser et qu’il fit connaître à S. Freud. Celui-ci en perçut tout de suite l’immense intérêt parce qu’elle offrait une voie d’accès à ce qui fut refoulé. Ainsi il est important de considérer ce qu’il en fut réellement. E. Roudinesco et M. Plon font remarquer que: «L’histoire d’Anna O. [Bertha Pappenheim, NdA] est l’un des mythes fondateurs de la psychanalyse»[7]. Après avoir exposé comment se constitua ce mythe, ils font état de diverses recherches historiques au sujet des rapports entre J. Breuer et B. Pappenheim, en particulier de la découverte d’un rapport du premier se rapportant à la seconde, rapport qui fut publié en 1978, et écrivent ceci: «Non seulement la patiente n’a pas été guérie de ses symptômes hystériques au cours de la cure mais, de plus, elle n’a pas été traitée par la méthode cathartique. Le terme n’apparaît pas dans le rapport, ni d’ailleurs celui d’abréaction. […] C’est seulement beaucoup plus tard, en dehors de toute intervention médicale, qu’elle trouva un équilibre. […] Cette remarquable révision ne faisait que conforter l’idée progressivement admise par Freud lui-même selon laquelle la guérison en psychanalyse est une manière pour un sujet de convertir des symptômes pathologiques en une sublimation. Elle montrait surtout que Breuer et Freud avaient réussi en quelques années, comme presque tous les maîtres de la psychopathologie, à transformer des histoires de malades en fictions, c’est-à-dire en récits de cas destinés à prouver la validité de leurs thèses. […] Malgré le travail pionnier d’Ellenberger et l’apport de Hirschmüller, qui montra que Bertha Pappenheim avait surmonté sa maladie par un engagement militant d’où était bannie toute relation charnelle avec les hommes, les psychanalystes les plus sérieux continuèrent à tenir pour vérité intouchable les canons de l’historiographie officielle»[8].

 

Ceci mérite réflexion. Mais tout d’abord disons que cela ne remet pas en cause l’apport de B. Pappenheim ni celui de J. Breuer. Je veux dire par là que tous deux ont abordé un phénomène considéré comme hystérique en utilisant la parole; la parole qui peut avoir un effet cathartique, parce que parachevant un processus de conscientisation. C’est un point de départ qui permit à S. Freud d’établir sa technique. Ce qui ne veut pas dire que celle-ci fut efficace, mais c’est celle qui lui permit de pouvoir utiliser sa découverte au sujet du refoulement. On conçoit bien dès lors qu’il put se sentir redevable de beaucoup de choses à J. Breuer, surtout lorsqu’il ne tient pas compte du refoulement dont le passage sous silence implique peut-être la peur d’affirmer une phénomène fort dérangeant pour l’ordre social.

 

Je voudrais ajouter quelque chose au sujet de la contribution de J. Breuer. Elle dépasse le cadre de la psychanalyse. C’est la mise en évidence d’un état hypnoïde qu’il n’a pas du tout théorisé mais dont il a senti la prégnance. Cet état hypnoïde est induit par le traumatisme qui engendre en même temps un état hystéroïde affectant les organes. Tous deux ont tendance à se manifester en fonction de l’élasticité de l’être en sa totalité; ce qui fonde les rejouements, la compulsion de répétition de S. Freud qu’il expliquait d’ailleurs en fonction d’une certaine élasticité.

 

Ceci dit il est possible de revenir au texte cité. Il apparaît bien que la psychanalyse en tant que technique thérapeutique ne permet pas de guérison. La sublimation dont il s’agit apparaît comme une compensation selon la théorie d’A. Adler, comme une réparation qui permet de survivre au sein de la sousvie. D’autre part les fictions en quoi sont transformées les histoires de malades, sont nécessaires à rassurer, à sécuriser le thérapeute lui-même. C’est un puissant moyen de se confirmer. Ici encore nous rencontrons la théorie adlérienne. En disant cela je ne veux en aucun cas dire que celle-ci soit plus valable que la théorie freudienne. Je veux simplement signifier qu’elles sont des représentation d’une même réalité.

 

Avant d’aborder l’oeuvre d’A. Adler, je signalerai également que d’autres patientes de S. Freud ont opéré un certain apport à la structuration de la psychanalyse. Je rappellerai celui d’Emma Eckstein[9] que j’ai amplement affronté. Mais on peut en dire autant de plusieurs de ses patients. Ceux-ci ont permis à S. Freud de révéler à lui-même différents éléments de ce qui le constituait et, par là, à assurer l’élaboration de sa théorie dont le fondement est le refoulement. On peut ajouter qu’il rencontra un certain type de malades différents de ceux que rencontrèrent A. Adler e C. G. Jung. Chacun des trois opérant à l’aide de schémas comportementaux différents, se mirent à l’écoute de malades qui se caractérisaient par des schémas comportementaux complémentaires favorisant ce que S. Freud appela le transfert et le contre-transfert (à la suite de S. Ferenczi). Par là ils nous révèlent amplement leur ontose tant il est vrai qu’on ne parle pas seulement de ce qu’on vit, mais de qui nous vit.

 

Une dernière remarque pour conclure. Il est certain que S. Freud a raison de dire que la psychanalyse est sa création. Mais il n’opéra pas seul et, d’autre part, d’autres hommes, d’autres femmes, vivant un même phénomène affectant l’espèce en une zone géosociale donnée, tendaient à devenir conscients de celui-ci. Un premier moment de cette conscientisation qui se poursuit de nos jours est celui de la fondation de la psychanalyse.

 

D’autres théoriciens ont abordé ce même phénomène et ont produit des théories qui sont en divergence avec cette dernière, et témoignent de son importance.

 

 

Alfred Adler (1870-1937)

 

 

 

C’est absolument le cas d’Alfred Adler. Il a fait partie du mouvement psychanalytique mais sa psychologie individuelle comparée ne peut pas être considérée comme faisant partie du corpus de la psychanalyse[10]. Toutefois, étant donné la participation dont nous avons parlé et du fait qu’il s’est constamment situé par rapport à S. Freud, on peut dire qu’il opère un apport, même si c’est dans la négativité par rapport à ce dernier. Ceci apparaît nettement en ce qui concerne le fondement essentiel de la théorie freudienne: le refoulement.

 

La théorie psychologique d’A. Adler est manifestement déterminée par le vécu de son créateur. En effet celle-ci comprend trois «piliers»: le sentiment d’infériorité, la tendance à la compensation et le sentiment social. Or, il naquit avec une infériorité organique. E. Roudinesco et M. Plon indiquent qu’il «était maladif, souffreteux, rachitique et sujet à des crises d’étouffement»[11]. Mais il n’est pas question simplement d’un phénomène organique qui fonde un phénomène psychique, il s’agit aussi d’un phénomène relationnel. Les deux auteurs précédemment cités poursuivent ainsi: «En outre, il était jaloux de son frère aîné qui s’appelait Sigmund, et avec lequel il eut une relation de rivalité permanente comme plus tard avec Freud»[12].

 

De son côté, H. Schaffer nous indique: «du fait de son rachitisme, il se trouvait en position d’infériorité par rapport à son frère aîné, beaucoup plus habile et libre de ses mouvements. L’infériorité organique devint une notion de base de la doctrine adlérienne»[13]. H. Schaffer nous donne d’autres informations qui mettent en évidence une autre similitude entre les deux hommes. «À la naissance d’un troisième enfant, Adler se sentit trahi, en voulut à sa mère et se rapprocha de son père. Ce frère ne survécut d’ailleurs pas et Adler assista, à trois ans, à l’agonie et à la mort de ce jeune frère»[14]. S. Freud eut un petit frère, Julius, qui mourut à huit mois, dont il souhaita la mort. Nous reviendrons sur l’importance de ce frère; pour le moment reportons la suite, même page, de ce qu’écrit H. Schaffer qui nous fournit des renseignements complémentaires. «Son choix professionnel a été certainement influencé par cet événement: en devenant médecin, il voulut triompher de la maladie et de la mort et surmonter la crainte qu’elle inspire».

 

Pour A. Adler, les causes de ses troubles psychiques sont évidentes de même qu’est évidente sa réalité qui est déterminée par son sentiment d’infériorité. En conséquence, il n’y a pas chez lui cette recherche inquiète de soi-même. Retournons au texte de H. Schaffer pour nous éclairer. «Adler était un enfant chétif, souffrant de rachitisme et d’accès de spasmes de la glotte. Ces accès sont généralement provoqués par des crises de larmes pendant lesquelles la glotte obstrue l’arrivée d’air et déclenche une gène respiratoire très pénible. Une fois le spasme passé, l’enfant se sent soulagé et continue ses pleurs. Très jeune, Adler s’interrogea sur la possibilité de supprimer ces attaques. Ayant compris qu’elles étaient la conséquence des pleurs, il décida de renoncer aux larmes. En effet la suppression des pleurs a, par la même occasion, entraîné la cessation de ces pénibles accès»[15].

 

Nous sommes tout d’abord étonnés de constater qu’il raisonne en termes de causalité qu’il rejettera plus tard. «Il n’est plus possible de prendre au sérieux les attaques contre la psychologie individuelle, qui nie la causalité de l’événement psychique»[16]. Cependant il ne va pas jusqu’à essayer de trouver qu’est-ce qui cause cet écoulement de larmes. Il reste donc dans un immédiat. La préoccupation de la causalité ne s’impose pas comme chez S. Freud cherchant la scène originelle fondatrice. Ce faisant il ne s’en prend à personne, et surtout pas aux parents. Il manifeste une tendance à prendre l’état où il fut placé comme une donnée et, à partir de là, il fit avec. Nous verrons comment. Pour le moment disons seulement, et ce sera à démontrer, que sa théorie est une compensation qui tend à annihiler son inquiétude. De là une dimension plus superficielle; ce qui n’empêche pas que son apport revête une grande importance. Toutefois la notion de causalité nécessite encore une remarque à son sujet. Il n’y a de cause que s’il y a discontinuité. En revanche dans tous les domaines où règne la continuité elle est absente. Vouloir, à partir de cette constatation, la nier dans tous les cas, c’est confondre deux mondes. À partir de là on comprend que remettre en cause, c’est opérer de telle sorte qu’une cause s’impose, donc que s’effectue une cassure, rupture, discontinuité, un accident dans la continuité. La théorisation d’A. Adler peut être envisagée comme étant l’expression inconsciente de la compensation; visant à cicatriser la déchirure qu’il subit du fait de la non acceptation par sa mère. C’est une fiction qui fonde une illusion: guérir d’une inquiétude grâce à une représentation.

 

Voyons de plus prés les piliers précédemment indiqués et, tout d’abord, le sentiment d’infériorité.

 

«Là il devient clair qu’être un homme signifie posséder un sentiment d’infériorité qui exige constamment sa compensation»[17].

 

«J’ai depuis longtemps insisté sur le fait qu’être homme c’est se sentir inférieur»[18].

 

Ainsi, être c’est se sentir; ce qui fait songer qu’au départ il y a un pâtir, une certaine passivité, thème qui nous avons rencontré chez Ludwig Feuerbach et Karl Marx. Le lien entre A. Adler et ces deux derniers pourrait s’exprimer dans cette affirmation: être c’est se sentir souffrir à cause du sentiment d’infériorité. Ce dernier ne peut pas être considéré comme un sentiment purement intérieur. Dans ce cas se serait seulement se sentir soi, ce qui fut fait par d’autres, et a conduit à poser la conscience, phénomène hypostasié. Non, ce sentiment est déterminé par une relation à l’environnement. On ne peut pas être inférieur en soi. On est inférieur par rapport à d’autres êtres. À ce propos il convient de rappeler que l’intitulé exact de la théorie adlérienne est: psychologie individuelle comparée. Ce dernier mot est essentiel car tout le devenir psychique chez A. Adler est vu au travers d’une dynamique de comparaison.

 

À ce propos, revenons aux quelques données biographiques que nous avons précédemment indiquées. Elles nous permettent de dire qu’il s’est constamment comparé à son frère aîné, substitut du père, voire de la mère, et à son cadet. Il a pu ainsi constater qu’il pouvait dépasser le premier et éviter le sort du second: succomber à l’infériorité. Je relève que H. Schaffer en bon disciple d’A. Adler indique: «il voulut triompher de la maladie et de la mort et surtout la crainte qu’elle inspire». Comment peut-on triompher de la mort? Ce n’est pas à cet âge là que se fonde le schéma comportemental d’A. Adler, qu’il désigne, lui, style de vie; mais c’est celui où il est pleinement confirmé, structuré. La mort de son jeune frère l’a confirmé dans son comportement.

«Nous savons que le deuxième enfant est toujours comme en compétition et qu’il s’efforce constamment à dépasser le premier»[19].

 

«[…] si parmi deux frères le cadet arrive à suivre l’aîné et qu’il ne perde pas l’espoir de l’égaler un jour, le développement se fait sans heurt et le cadet aura des particularités qui le caractériseront. Il sera toujours sous pression[20], il aura un dynamisme très ardent, il courra. Si cette action lui réussit au point de maintenir toujours son espoir ou son courage, son développement est assuré. S’il n’y parvient pas, s’il perd l’espoir, il devient un “enfant difficile”. Il nous faut retenir cela. Le cadet présente ce trait de caractère; il avance comme dans une compétition»[21].

 

«La disposition du cadet est comparable à l’envie dans les classes non possédantes, à l’impression dominante qu’on éprouve à se sentir humilié»[22].

 

Nous verrons tout le long de cet article à quel point la comparaison est essentielle chez A. Adler. Or, comparer permet de s’escamoter; c’est refouler. Le regard se porte sur l’environnement, sur les autres et, bien que l’être comparant soit pris en compte, il n’est plus l’élément essentiel. Ce qui compte c’est la relation, la valeur qui peut apparaître comme une valence, par exemple, entre ce dernier et un autre. D’où l’importance de l’infériorité et de la supériorité. L’être-là de celui qui opère est réduit à un support, de valeur, de valence, d’infériorité, de supériorité. Cela permet de ne pas approcher la souffrance qui l’habite. Ceci est le contenu déterminant de la psychologie adlérienne. Mais comparer c’est aussi mettre en rapport ce qui a été séparé afin de rétablir une continuité. Cette dimension de la comparaison opère surtout de façon inconsciente. On la retrouve dans la pensée en tant que moyen de combler le hiatus produit dans la continuité à cause du traumatisme initial, d’où la fascination qu’elle exerce.

 

Le sentiment d’infériorité a plusieurs composantes, différentes sources ou, si l’on veut, plusieurs dimensions. Tout d’abord une dimension naturelle et spéciogénique, en rapport à une comparaison interspécifique.

 

«Il apparaîtrait [Homo sapiens, NdA] incomparablement plus menacé que toute autre espèce vivante.» A. Adler indique ensuite en quoi il est plus faible que d’autres animaux et conclue: «Il lui faut dépenser énormément rien que pour assurer son droit à l’existence et éviter d’aller à sa perte. Sa nourriture est spécifique, et son genre de vie requiert une protection intensive»[23].

 

«Qui pourrait sérieusement douter que l’individu, si disgracié par la nature, a été pourvu providentiellement d’un puissant sentiment d’infériorité qui le pousse vers une situation plus haute vers la sécurité et la conquête»[24].

 

S’il y a individu, c’est qu’il y a eu séparation d’avec et au sein de la communauté et l’on peut penser, en fonction même de ce qu’écrit A. Adler, que la séparation induit le phénomène de compensation. Vient ensuite une dimension sociale, où la comparaison est infraspécifique. L’enfant se compare aux adultes, à d’autres enfants.

 

«Ce sentiment est toujours le produit d’une comparaison que le patient établit entre lui et d’autres personnes: le père, qui est le membre le plus fort de la famille, parfois la mère, ses frères et soeurs, et éventuellement tous ceux qu’il rencontre sur son chemin»[25].

 

«Chaque enfant, à proprement parler, est exposé à ce danger, parce que tous les enfants se trouvent dans des situations du même genre. Puisque placé au milieu des adultes, tout enfant est induit à se considérer petit et faible, à s’estimer insuffisant, inférieur»[26].

 

La dimension ontogénique, individuelle apparaît plus dans son inhérence, sans le moyen terme de la comparaison. «Si l’on considère au milieu de quelles difficultés les enfants viennent au monde…»[27].

 

Mais il semble bien que ce soit la dépendance de l’enfant qui à chaque génération, permet le renouvellement de ce sentiment d’infériorité.

 

Avec la dimension comportementale, la comparaison se réimpose. Elle apparaît comme la composante essentielle au sein du comportement de l’homme, de la femme. «En comparaison constante avec la perfection idéale irréalisable, l’individu est constamment rempli d’un sentiment d’infériorité et stimulé par lui»[28]. Ici la comparaison opère par rapport à une donnée fictive, virtuelle.

En conséquence on conçoit fort bien que le sentiment d’infériorité soit fondateur. «C’est le sentiment d’infériorité, d’insécurité, d’insuffisance, qui fait qu’on se pose un but dans la vie et qui aide à lui donner sa conformation»[29].

 

Mais également source de supplice: «Il existe dans la vie organique une analogie au mécanisme psychique de la tendance à la compréhension en vertu de quoi l’organe psychique répond toujours au sentiment d’infériorité par l’impulsion à en finir avec ce véritable supplice»[30].

 

Ce sentiment est également en relation avec «l’incertitude de la vie» et le «chaos des impressions»[31].

 

L’individu le perçoit mais est inconscient de son origine: «Ignorant la véritable raison de son infériorité…»[32]. Toutefois il est intéressant de noter qu’A. Adler préfère parler d’ignorance.

 

Ainsi se sentir inférieur c’est saisir sa naturalité. À partir de là peut advenir l’affirmation que l’homme ne se réalise en tant que tel que s’il échappe à cette naturalité grâce à la culture[33]. Ce que nous expose A. Adler n’est donc pas ce qu’est l’homme, la femme, dans sa naturalité mais dans sa dimension ontosique, déterminée par la répression parentale et sociale. Répétons-le, en un discours différent, A. Adler affirme la même chose que L. Feuerbach ou K. Marx: au moment où l’être émerge, il est passif, il subit. Nous avons vu qu’à partir de ce stade, se met en place, surtout chez ce dernier, une dynamique active: la passion qui veut atteindre son objet. On trouve la même dynamique chez A. Adler: «Et cette révolte redoutable et imposée, contre le sentiment d’infériorité inhérent, qui s’éveille et se renouvelle chez chaque nourrisson et chez chaque enfant, constitue le fait fondamental de l’évolution humaine»[34].

 

«Mais cette infériorité qui lui est inhérente, dont il prend conscience en un sentiment de limitation et d’insécurité, agit comme un charme stimulant, pour découvrir une voie où réaliser l’adaptation à cette vie, où prendre soin de se créer des situations dans lesquelles apparaîtront égalisées les désavantages de la position humaine dans la nature»[35].

 

Donc il y a une infériorité de l’espèce humaine dont il semble qu’elle en ait un sentiment inconscient, mais qui se dévoile en quelque sorte dans le sentiment de limitation et d’insécurité. C’est à travers ces deux dernières que la conscientisation de son infériorité opère. Enfin il y a un aspect quelque peu magique du mode selon lequel le sentiment d’infériorité opère. A. Adler nous parle d’un charme. Il en faut bien un car, en vertu de ce qu’il affirme, il apparaît que vivre c’est se nier, puisque c’est nier l’infériorité qui nous est inhérente. Là encore il expose ce qu’est la dynamique à laquelle est soumis tout nouvel être: pour être accepté et être intégré, celui-ci doit se nier: se nier pour survivre.

 

Le sentiment d’infériorité induit chez l’individu un profond refus car cette dernière est intolérable, inacceptable. Le phénomène semble être, au départ, inconscient mais au fur et à mesure qu’il en devient conscient ce refus augmente ce qui l’entraîne dans la lutte et dans l’affirmation d’une volonté de puissance. Cette lutte implique un but, une finalité tous deux inconscients et donc un devenir dans le futur, donc dans l’irréel, l’imaginaire, le fictif, le virtuel. Le déploiement de l’ontose chez A. Adler s’opère à partir du futur. J’y reviendrai car cela nécessité d’amples précisions.

 

«La lutte dynamique et finaliste du psychisme est fondamentale dans le développement humain. L’enfant est engagé depuis sa plus tendre enfance dans un combat continuel pour évoluer. Celui-ci se déroule en fonction d’un but inconscient mais toujours présent – idée de grandeur, de perfection, de supériorité»[36].

 

«La lutte ou l’activité aspirant à un but, responsable de la formation des différentes personnalités, présuppose un autre élément important. Il s’agit de la sensation ou du sentiment d’infériorité»[37].

 

«La lutte pour le succès lui [l’enfant, NdA] est déjà tracée par la nature. Sa petitesse, sa faiblesse, son incapacité de satisfaire ses propres besoins, les négligences plus ou moins grandes sont des stimulants déterminants pour le développement de sa force. Sous la contrainte de son existence imparfaite[38] il crée des formes de vie nouvelles et parfois originales[39]. Ses jeux, toujours orientés vers un but futur, sont des signes de sa force créatrice, qu’on ne peut nullement expliquer par des réflexes conditionnés. Il bâtit constamment dans le néant de l’avenir, poussé par la nécessité de vaincre. Envoûté par le “Tu dois” de la vie, avec toutes les exigences inéluctables qui s’attachent à elle, par l’envie[40] sans cesse croissante d’atteindre un objectif final, supérieur au sort terrestre qui lui était assigné. Et ce but qui l’attire s’anime et prend des couleurs dans l’entourage restreint où l’enfant lutte pour triompher»[41].

 

Arrêtons-nous sur cette citation pour noter à quel point elle a une tonalité schopenhauerienne. L’individu est agi. Sa volonté est en fait déterminée par le devoir être que lui impose la vie qui apparaît ici comme une entité. Le devoir être est l’expression implacable de l’ontose. L’homme, la femme, ne participe pas au phénomène vie, la continuité ayant été rompue; il, elle, doit vivre pour réaliser quelque chose qui est en dehors de lui, d’elle. Il y a également une dimension nietzschéenne dans l’affirmation d’un refus de ce qui est et dans celle concomitante de la volonté de puissance, dans la volonté de se dépasser. Là encore c’est une affirmation de l’ontose. Les sages hindous, anciens et récents, ont affirmé qu’il fallait cesser de refuser et accepter ce qui est. Cela exprime un refus du devenir ontosique, mais c’est gros aussi d’une théorie de l’acceptation de la réalité qui enferme l’individu dans le devenir ontosique, puisque cette réalité résulte de l’activité des hommes et des femmes ontosé(e)s. En fait il s’agit de s’ouvrir à la réalité afin de ressentir et de comprendre et par là d’associer une émergence à un refus.

 

Ici, une précision s’impose. Précédemment nous avons indiqué qu’A. Adler acceptait l’advenu et que c’est pour cela qu’il n’a pas entrepris une recherche causale comme le fit S. Freud. Le refus dont il s’agit ici participe de cet advenu qui n’est pas remis en cause: il y a une infériorité qui induit un refus. Il n’y a pas une investigation sur ce qui engendre cette infériorité et ce refus. La démarche d’A. Adler est immédiatiste: son refus l’englue à l’immédiat et ne lui permet pas d’accéder à ce qui fonde le désarroi de l’enfant, sa déréliction. Il y a un refus nécessaire, c’est celui de la dynamique de répression en rapport avec la séparation d’avec la nature. Mais ce refus n’est fondateur que s’il s’accompagne de l’affirmation de l’émergence de l’être non ontosé, comme le sera Homo Gemeinwesen. Résumons-nous en disant, dans le cas précis considéré ici, le refus de l’immédiat nous immédiatise et donc nous réduit. On doit toujours tenir compte de la totalité.

Les mêmes sages hindous et d’autres d’ailleurs mettent en évidence et dénoncent le fait que les hommes, les femmes, n’agissent pas mais réagissent et, en cela, ils ont parfaitement raison. Or que nous expose A. Adler sinon un devenir réactionnel: l’individu réagit à ce qu’il sent en définitive comme une négation de ce qu’il est, ou en fonction de la négation de ce qu’il est et qu’il n’accepte pas[42].

 

Voyons une autre détermination de la lutte. «C’est dans les privations temporaires et les sensations de malaise des premières années d’enfance[43] qu’il faut chercher le point de départ, la source d’un certain nombre de traits de caractère, très généraux, qui font de l’enfant un agresseur»[44].

 

«[…] l’enfant se trouve placé, dès les premières heures de sa vie extra-utérine, dans une attitude hostile, combative à l’égard de son milieu. Il en résulte des tensions et des exaltations des aptitudes organiques (c’est la guerre!) que j’ai décrites dans mon travail sur La pulsion d’agression»[45].

 

Nous avons vu que S. Freud a longtemps hésité avant d’admettre une pulsion d’agression et ses réticences ont été accrues du fait de la théorisation adlérienne. Toutefois il finira par l’admettre, ce qui put encore une fois induire A. Adler à penser que ce dernier avait subi son influence. D’autre part la notion de lutte peut se retrouver chez S. Freud sous la forme du conflit psychique.

 

Revenons à la dynamique psychique que nous expose A. Adler. Comment agissent l’infériorité et son charme? Par le phénomène de compensation.

 

«Sur la nature de la prédisposition morbide créée par l’infériorité d’organes, tous les auteurs sont d’accord. La seule différence qui existe entre ma manière de voir et celle des autres consiste en ce que je considère comme une certitude le rétablissement de l’équilibre à la faveur de la compensation»[46].

Dit autrement ce qui assure l’adaptation c’est la compensation qui détermine la dynamique psychique et fonde les diverses fonctions, telle la volonté. «La volonté ne représente pas autre chose qu’une tendance à passer d’un sentiment de l’insuffisance à un sentiment de suffisance»[47].

 

Faisons une pause afin d’essayer d’exposer comment se présente cette dynamique en laquelle nous sentons qu’il manque un élément, il y a un non-dit, un escamotage. L’élément occulté est la menace qui vient de l’extérieur. Devant cette menace l’individu se rend compte de son infériorité; pour défendre son intégrité, il doit lutter. Comme la menace n’est pas vue, l’individu se crée un but en vue duquel il va lutter et dans la tentative de l’atteindre il va compenser. La compensation se présente en même temps comme un ensemble d’éléments qui lui permettent d’atteindre son but. Ce dernier selon A. Adler est en fait inaccessible[48]. Pourquoi ce mouvement incessant et épuisant selon son propre dire? Cela est dû au fait que la menace n’ayant pas été vue, l’individu tend toujours à se remettre dans des situations – phénomène perçu pas A. Adler, comme nous l’avons noté – où il y a réactivation de la menace. Ceci nous éclaire également sur la dynamique des existentialistes, particulièrement Jean-Paul Sartre. Lorsque ce dernier insiste sur la situation, il note, avec juste raison, que pour qu’un sentiment, qu’une émotion puissent s’affirmer il faut une situation dans l’ici et maintenant et que celle-ci est en fait le support pour revivre un sentiment, une émotion anciens.

 

Au sein de cette dynamique que nous venons d’exposer il y a un moment très fort pour A. Adler, c’est celui de la compensation. C’est le support de sa certitude d’être, et ce qui la confirme. Là encore il n’est pas conscient de ce qui fonde en dernier ressort sa compensation et à cause de qui il a dû compenser. Il n’est pas parvenu à ressentir que la coupure de la continuité met l’être advenant au monde, l’être originel non ontosé, dans la situation de compenser ce manque de continuité qui l’oblige à se replier sur lui-même afin de trouver une conduite qui le fasse accepter: il a compensé le manque de continuité.

 

Ainsi toute la dynamique psychique adlérienne est déterminée par le futur qui opère comme une compensation totale. On peut dire qu’A. Adler est l’homme de la compensation, qui est constamment en train de se préparer en vue du futur et chez qui, finalement, toute la vie individuelle peut apparaître comme une préparation à la mort[49]; S. Freud est celui du refoulement. Il est dominé par le passé.

Avant d’analyser ce phénomène de la compensation, indiquons le troisième pilier qui lui aussi est déterminé par le sentiment d’infériorité: le sentiment social. «Nous nous sommes appliqués à indiquer que, pour pouvoir émettre une conclusion sur la personnalité d’un individu, il faut le juger et le comprendre dans sa situation. Par situation nous entendons la position de l’homme dans l’ensemble du monde et envers son proche entourage, sa position en face des questions qu’il rencontre sans interruption, comme celles de l’activité, de l’association, du rapport avec ses semblables. Sur cette voie, nous avons établi que ce sont les impressions pénétrant en l’homme du fait de son entourage qui influent sur l’attitude du nourrisson, et plus tard de l’enfant et de l’adulte, de la manière la plus persistante à travers la vie. […] Ce qui se développe dans l’âme de l’enfant sera toujours plus pénétré par les rapports de la société avec lui; on voit se produire les premiers indices du sentiment inné de communion humaine, on voit fleurir des mouvements de tendresse organiquement conditionnés, qui vont si loin que l’enfant cherche l’approche des adultes. On peut toujours observer que l’enfant dirige ses inclinations tendres sur autrui, non pas sur lui-même comme le veut Freud. […] Le sentiment de solidarité, de communion est implanté de nature dans l’âme enfantine, et il ne quitte l’individu que sous l’action des plus graves déviations maladives de la vie de son âme. Il reste à travers toute la vie, nuancé; il se restreint ou s’amplifie; dans les cas favorables il dépasse le cercle des membres de la famille pour s’étendre à la tribu, au peuple, à l’humanité entière. Il peut même franchir ces limites et se répandre sur des animaux, des plantes et d’autres objets inanimés, finalement jusque sur le cosmos universel»[50].

 

Revenons à la compensation. Là A. Adler a vu juste: la compensation est un phénomène général. On peut dire que toute l’activité humaine consiste en une compensation, en précisant bien qu’il s’agit de l’espèce telle qu’elle est déterminée par l’ontose. Parvenu à ce point de notre investigation nous pouvons mettre en évidence la parenté avec la théorie freudienne. Le sentiment d’infériorité désigne le même phénomène que l’Hilflosigkeit, la déréliction. Surtout si l’on tient compte de la dynamique de sa manifestation. C’est, en le disant en termes adlériens, à partir du sentiment d’insécurité où l’enfant est placé, que celui-ci accède au sentiment d’infériorité[51]. Dans les deux cas il n’est pas perçu dans sa réalité, c’est-à-dire la séparation d’avec la mère et plus précisément, intimement, la brisure de la continuité. C’est elle en définitive qui place l’enfant dans la détresse, la désaide, la dépendance, l’infériorité. La coupure instaure une instance supérieure et une instance inférieure, et donc le possible de la comparaison. Selon S. Freud c’est par la culture que l’homme, la femme, va compenser cette situation, qu’il, qu’elle va essayer d’en émerger. Ceci est le cheminement qu’il a emprunté et qu’il a proposé tout en soulignant que le phénomène compensateur, consolateur le plus puissant est la religion.

 

C’est bien après sa séparation d’avec A. Adler qu’il a développé le thème de la déréliction, de telle sorte que ce dernier a pu se convaincre que c’est à cause de sa propre oeuvre que S. Freud aurait atténué «son pansexualisme».

 

En fait on peut dire que celui-ci était en accord avec celui-là sur le thème de l’infériorité[52], il sentait qu’avec le «sentiment d’infériorité» quelque chose d’important était appréhendé. Le mode de l’approcher sépara les deux hommes. D’une certaine façon on peut dire qu’A. Adler est allé plus vite. Du fait de son infériorité organique il a eu rapidement accès au phénomène. En revanche, S. Freud dû rejouer plusieurs fois pour que celui-ci s’impose. Mais alors, peut-être, avec une intensité plus forte, avec une perception plus aiguë etc. Autrement dit S. Freud avait refoulé de façon plus intense et c’est à l’occasion de rejouements que purent s’effectuer des remontées qui lui imposèrent l’évidence de sa déréliction. Il opéra, en quelque sorte, en fonction de sa théorie. Or, je le répète ce qui est essentiel dans celle-ci ce n’est pas l’inconscient mais le refoulement. A. Adler tend en revanche à grandement réduire l’importance de ce dernier, si ce n’est à l’escamoter. Ce faisant il était amené à rejeter la théorie de la sexualité de S. Freud essentielle pour ce dernier puisque ce qui est fondamentalement refoulé, selon lui, c’est la pulsion sexuelle, et parce que c’est grâce à elle qu’il avait pu escamoter le traumatisme originel, et se fonder dans la compensation. Dès lors on comprend le conflit entre les deux hommes qui opéra de façon vive à partir de 1910 et se conclura par la séparation de 1911. S. Freud rejoua la négation de ce qu’il est, et la déréliction sous forme de déshérence, la perte d’un successeur, d’un héritier[53]. Cela réactiva son sentiment d’isolement, de solitude et d’être incompris. A. Adler atteint quarante ans en 1910; il traverse la crise de la quarantaine[54] qui consiste en une remise en cause de l’adaptation, de la compensation; c’est le moment où la solution ontosique manifeste ses insuffisances. En conséquence il rejoue le conflit qu’il eut avec son frère aîné qui, curieusement, s’appelait Sigmund. S. Freud  lui apparaît comme celui qui l’empêche de se réaliser, d’atteindre sa perfection et qui, donc, réactive puissamment son sentiment d’infériorité. De son côté ce dernier rejoua sa relation à son jeune frère Julius mort à huit mois, à l’égard duquel il nourrit de «méchants souhaits», une profonde jalousie. La séparation entre les deux hommes équivalant à la mort. Ajoutons qu’on sait qu’il reporta sa jalousie et peut-être ses «mauvais souhaits» sur sa soeur Anna. Adulte il rejoua donc avec A. Adler, ensuite avec C. G. Jung et, de façon plus intense, même si cela apparaît plus masqué, avec S. Ferenczi[55]. Dans les deux cas l’essentialité de ce qui s’est passé est déterminé par le rapport à la mère qui, originellement, a été mal vécu. S. Freud, le préféré de sa mère, ne fut pas perçu en tant que lui-même (fondant son sentiment d’être incompris), mais il fut le support de l’identification et d’un transfert. A. Adler fut repoussé par sa mère qui lui préféra son frère aîné. Mais ce refus ne fut que l’expression active de celui antérieur opéré lors de la rupture de continuité, induite par la répression parentale qui fait que les enfants ne peuvent pas être acceptés dans leur naturalité.

 

Pour A. Adler le rapport à la mère dans sa nocivité s’impose à l’évidence du fait du refus exprimé par celle-ci, mais cela l’empêche d’accéder au phénomène déterminant qui lui reste caché. En revanche, répétons-le, du fait qu’il fut le préféré de sa mère, S. Freud dut faire une analyse durant une grande partie de sa vie pour essayer de se présentifier ce qui à l’origine l’a profondément perturbé et mis en déréliction. Nous avons vu qu’il ne put en fait atteindre la scène et qu’il escamota le réel, sa déchirure.

 

La différence de vécu entre les deux hommes permet également d’expliquer la diversité d’approche. A. Adler accorde plus d’importance au phénomène conscient. Le sentiment d’infériorité lui-même apparaît souvent comme étant conscient, plus précisément, il peut facilement devenir tel; en conséquence la compensation s’impose dans la même modalité de manifestation. Il accorde peu d’importance au refoulement. «Nous espérons cependant pouvoir montrer que la perversion, pour autant qu’elle se manifeste dans la psychose et dans la névrose, est le produit non d’une pulsion innée, mais d’un but fictif final, et que le refoulement n’est qu’un résultat secondaire qui se manifeste sous la pression du sentiment de personnalité»[56]. Il cherche à montrer qu’il opère peu. «Il n’est pas possible de parler ici d’un inconscient refoulé, mais plutôt de quelque chose d’incompris, de soustrait à la compréhension»[57]. Ce faisant il manifeste une certaine incompréhension: l’inconscient n’est pas refoulé; il résulte d’un phénomène de refoulement. C’est justement ce qui tend à être conscient qui, en étant refoulé, devient inconscient. Mais qu’est-ce qui empêche de comprendre? Des inhibitions, des défenses qui font obstacle à l’accès au refoulé, donc à ce qui est inconscient. En conséquence l’incompréhension qu’A. Adler manifeste vis-à-vis du refoulement signale ses résistances à accepter qu’il a dû refouler, alors qu’en fonction de sa dynamique de vie, de son style de vie, il se pose dans un devenir de compréhension où ce qui est inconscient est en fait ce qui n’est pas compris. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est posé en éducateur et a accordé tant d’importance à l’éducation et à l’école. En outre le fait qu’il est apte à compenser lui masque le fait qu’il a refoulé.

 

En revanche S. Freud insiste fortement sur la dimension inconsciente de tous les processus psychiques. Ce qui découle de sa mise en évidence fondamentale du refoulement. C’est pourquoi, aussi, il ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur l’éducation, bien qu’il ait pensé que l’utilisation de la psychanalyse pourrait améliorer quelque chose.

 

Revenons à nouveau sur le phénomène de compensation. Il apparaît comme une adaptation. L’homme étant inférieur doit s’adapter aux difficultés rencontrées dans la réalisation du procès de vie. Or: «La loi fondamentale de la vie est donc le triomphe sur les difficultés»[58]. En conséquence pour triompher de son état d’infériorité l’homme doit constamment se perfectionner. «Dans le courant de l’évolution, il ne peut y avoir d’arrêt: la recherche de la perfection nous entraîne»[59]. Or, en tant qu’adaptation, la compensation peut être un phénomène conscient. Et dans ce cas la vie apparaît comme étant sous-tendue par un devoir être, par la volonté selon A. Schopenhauer[60], ce qui est une parfaite expression de la perte d’immédiateté en même temps que le refus constant de celle qui s’offre à l’individu au cours de son procès de vie. C’est la dynamique de l’ontose. L’homme, la femme est emporté(e) par un phénomène donné; il, elle, n’est pas présent(e) à l’immédiateté parce qu’il, elle, doit constamment aller au-delà. C’est ce qu’à sa façon F. Nietzsche a exprimé: l’homme doit constamment se dépasser et, j’ajouterait, parce qu’il est inachevé.

 

Dans la mesure où elle opère pour apaiser une souffrance, donc quand elle a une dimension consolatrice, la compensation s’effectue en grande partie de façon inconsciente que ce soit le sujet qui en soit le réalisateur, enfant ou adulte, ou que ce soit le parent. Dans ce dernier cas, elle consiste en un détournement. Une compensation est proposée afin que l’enfant se détourne en fait de ce qui originellement lui cause sa souffrance; cause non connue que ce soit de la part du parent ou de la part de l’enfant. Le premier est conduit à agir ainsi afin d’éviter une remontée: l’affirmation de sa propre souffrance originelle. Or le détournement est une sorte de séduction, Verführung. Nous comprenons ce que la compensation pouvait évoquer chez S. Freud. En outre celle-ci est une modalité de réalisation du refoulement et son recouvrement.

 

Dans sa dimension adaptative, nous pouvons dire que la compensation traduit l’inachèvement où l’homme, la femme se trouve du fait de la répression de sa naturalité et elle signale une activité tendant à mettre fin à cet inachèvement. Il y a ontose parce que nous sommes inachevés non du fait de processus naturels, mais du fait d’une donnée culturelle: la répression parentale découlant de la séparation d’avec le reste de la nature. La compulsion à rejouer traduit la volonté inconsciente de mettre fin à l’inachèvement. C’est le procès du parfait que l’on essaye d’effectuer, le procès de nous achever et, par là, d’atteindre notre immédiateté naturelle. Citons à nouveau A. Adler: «Le but de l’âme humaine est le triomphe, la perfection, la sécurité, la supériorité»[61]. Nous constatons qu’à la perfection est liée la notion de triomphe qu’on peut à la rigueur considérer comme le sentiment qui s’impose au moment où l’on tend à atteindre son être, ce qui amène la sécurité. Toutefois ce sont des sentiments fortement teintés par l’ontose. En revanche la supériorité demeure totalement dans la dynamique ontosique qui est également évidente dans le fait qu’A. Adler nous énonce des abstractions. Celles-ci ne peuvent se comprendre que si elles sont placées en des situations d’où elles ont été effectivement abstraites. La perfection ne peut être que l’achèvement de son procès de vie, ce qui permet de confirmer son intégralité, son intégrité qui à son tour assure l’être dans le procès de vie avec l’ensemble de ses semblables.

 

Inachèvement et perfection sont indissolublement liés.

 

S. Freud ainsi qu’A. Adler se plaisaient à citer J. W. Goethe en qui chacun des deux se retrouvait. Or ce dernier écrivit que l’éternel féminin nous tire vers l’avant. Cela nous conduit à émettre l’hypothèse suivante: la volonté de perfection d’A. Adler peut se concevoir comme étant celle de retrouver sa mère pour être enfin reconnu et, par là, accomplir son achèvement[62].

 

Pour bien saisir ce qu’est la compensation et comment elle fonctionne, il ne faut pas perdre de vue que le fondement de la psychologie adlérienne est la comparaison. «[…] l’enfant cherche à acquérir un point de vue d’où il puisse se rendre compte des distances qui le séparent des principaux problèmes de la vie. […] Le but consistant à être grand, fort, à être un homme, est symbolisé dans la personne du père, de la mère, du maître, du cocher, du conducteur de locomotive, etc.»[63].

 

Avant de voir comment l’enfant va opérer, je ferai remarquer à quel point A. Adler entérine la séparation. Si l’enfant prend sa mère ou son père comme support du symbole de ce qu’il veut devenir cela implique qu’il ne vit pas en continuité avec eux. Il ne vit pas dans la réalité mais dans la fiction. Il est en même temps dans l’inquiétude dont le fondement est lié à la comparaison: va-t-il atteindre ce qui est symbolisé, le modèle etc. En outre on constate que dans une certaine mesure c’est l’enfant lui-même qui crée son sentiment d’infériorité en se rendant «compte de distances». Mais qui a mis des distances? Enfin notons sa solitude.

 

Ceci posé, en revenant au discours d’A. Adler, nous pouvons dire que l’enfant va opérer en recourant à la fiction, terme largement employé par ce dernier et, je pourrais ajouter, à la simulation, à la virtualité. Or l’essence de la fiction est le comme si. Dans son livre Le tempérament nerveux il indique qu’il a «pris connaissance du livre génial de Vaihinger Die Philosophie des Als ob 1911 dans lequel l’auteur montre la valeur que représentent par[64] la pensée scientifique les formations intellectuelles que l’étude des névroses m’avait depuis longtemps rendues familières»[65].

 

Le comme si a une importance considérable pour A. Adler parce qu’il opère non seulement chez l’être normal mais aussi chez le névrosé, mais dans ce cas pour ainsi dire de façon négative du fait de la dissociation de la relation qu’implique le comme si.

 

«Le sentiment de sécurité, correspondant, respectivement, au sentiment d’infériorité et à l’idéal de la personnalité, constitue comme ce dernier groupe antithétique, un couple fictif, issu d’un jugement de valeur, une formation psychique, dont Vaihinger dit qu’il résulte “d’une dissociation artificielle de la réalité; alors que les deux termes réunis présentent un sens et une valeur, chacun d’eux, lorsqu’on le considère isolement, ne peut que nous conduire à des absurdités, à des contradictions et à de faux problème”»[66]. Tout d’abord je voudrais signaler quelque chose qui me gène: le sentiment n’est pas un couple, c’est l’ensemble sécurité-insécurité qui en forme un. Mais ce qui me semble essentiel c’est ceci. D’après ce que je comprends à partir de la phrase de Vaihinger, la dissociation de la réalité se traduit par une dissociation du comme si de telle sorte que les deux éléments que cette locution reliaient sont posés autonomisés. Pour mieux percevoir le phénomène donnons un exemple avec le symbole. Celui-ci est comme une représentation du comme si qui, en tant que tel, n’apparaît pas. S’il y a autonomisation du symbole cela signifie à la fois l’autonomisation des éléments séparés du comme si, et c’est la perte de toute immédiateté, la coupure entre la réalité et la fiction. Or une partie de la réalité peut être représentée par une autre. Dans ce cas nous sommes plus exactement en présence de la métaphore dont le fondement est l’analogie qui elle aussi relève du comme si[67], qui se présente comme une analogie conditionnelle, une métaphore cachée, et signifie que nous sommes conditionnés.

 

Notre but, avons-nous dit, est de percevoir l’apport d’A. Adler, mais aussi son ontose. Aussi il me semble important de voir le déploiement de la fonction du comme si. Pour cela il faut d’abord se représenter dans quelle situation peut surgir cette locution qui traduit un comportement donné. C’est une situation de non acceptation, au moment où il y a rupture de la continuité; quand l’être advenant, du fait même de cette rupture, se replie sur lui-même et doit trouver une modalité d’être qui lui permette de survivre. Il est clair que la locution ne peut pas s’imposer alors. Ceci sera le résultat d’un long procès au cours duquel l’être devenant enfant vivra diverses confirmations de ce moment initial. Il faudra qu’il acquière le langage verbal et, ultérieurement, en devenant adulte, un déploiement de la réflexion sera nécessaire pour mettre à un moment donné cette locution sur le comportement qu’il adopta. Ceci s’est opéré de façon paradigmatique chez A. Adler qui prit conscience du phénomène, mais cela opère également chez tous[68]. Ajoutons qu’il fit le rapport entre le phénomène psychique – en liaison, rappelons-le avec un comportement donné – et le phénomène théorique et là se situe son apport indéniable.

 

Précisons. La coupure de la continuité, réactivée par les diverses actions engendrées par la dynamique répressive, domesticatrice, fonde deux bouts, deux termes, deux réalités, donc la dualité. Cela engendre l’opposition et la comparaison. La seconde apparaît à la fois comme entérinant l’opposition et le moyen de l’abolir. Cela apparaît bien dans le comme si qui, en même temps, signale qu’il y a une condition pour qu’il y ait rétablissement de continuité, fin d’opposition, accès à un but etc. En effet il y a si. En conséquence tout être humain, féminin, perverti du fait de l’ontose est un être conditionné. Cependant le si en question est un masque qui oblitère la raison réelle de dépendance qui s’origine dans la rupture de continuité.

 

Une fois ceci posé, nous pouvons accepter la théorisation d’A. Adler car elle est valable pour l’être ontosé qui en vertu de ce qu’affirme cet auteur apparaît comme un être obnubilé par le but qu’il tend constamment à présentifier. «La caractérologie individuelle émet ce principe: tous les phénomènes de la vie psychique doivent être saisis comme préparant à l’esprit un but présent»[69]. Il a écrit cela au début d’un chapitre intitulé La préparation à la vie. Le libellé d’un tel titre donne à penser que la vie se situe, alors, dans un futur. Quand commence-t-elle? Toutefois le côté magique disparaît en partie si on pose que la vie est la vie sociale, celle qui est conditionnée par un type de société tel qu’il est déterminé, en ce qui concerne l’Occident et pour la partie récente de son histoire, par un moment du procès de développement du capital. L’être humain, l’être féminin, à un moment donné doit entrer dans une situation sociale. Toutefois cela escamote que d’entrée nous sommes jetés dans la vie sociale. L’imprécision qui gît dans ce titre, de même que la personnification de la caractérologie relève de l’ontose. En tenant compte de cela on peut se demander si, inconsciemment, A. Adler voulait dire qu’on se prépare constamment pour retrouver la vraie vie, celle qui est vécue, subie, apparaissant assez abjecte et plutôt comme une sousvie qui nous permet de survivre[70].

 

Le névrosé lui, en tenant compte de ce qui a été affirmé dans l’avant-dernière citation, apparaît comme étant celui qui a perdu la faculté de présentifier le futur tout en s’en distanciant; la faculté distanciatrice se manifestant dans le si; c’est-à-dire qu’il y a identification présent-futur du fait de la dissociation au sein du comme si qui dès lors se transforme en un c’est. L’expression populaire «prendre ses désirs pour la réalité», dans sa littéralité escamote la dimension du futur, mais elle recèle probablement l’idée que le désir est toujours de l’ordre de ce dernier. En ce cas il y a accord avec A. Adler.

 

Dans la dynamique de la fiction qu’expose ce dernier, les symboles, les signes acquièrent une grande importance. La représentation en tant que fiction en a une également. Or toutes les philosophies, en particulier, sont des représentations. En outre, répétons-le, les philosophes ont souvent intuitionné ce que les psychologues ont ensuite mis en évidence de façon plus ou moins claire. Cela révèle d’ailleurs le fait que tout homme, toute femme utilise une activité quelle qu’elle soit pour exprimer ce qui l’affecte profondément et dont il, elle, n’est qu’en partie faiblement conscient(e). Ce qui opère en lui, en elle, relève en partie d’un phénomène décrit par les psychanalystes sous le nom de «perlaboration» (Durcharbeitung[71]). Je dis en partie parce que dans ce dernier concept n’intervient que la dynamique psychique de l’individu. Or, c’est la totalité de l’homme, de la femme, qui est concernée. C’est elle qui est affectée; ce qui provoque une réaction qui est décrite en terme de travail (perlaborer, durcharbeiten, connote, littéralement, l’idée d’être traversé par un travail). Ce qui est vrai tant qu’on demeure sur le plan de l’ontose, mais non quand on vise à décrire ce qui opère chez un être humain, féminin, naturel.

 

Il convient encore, avant d’envisager quelques cas importants où le comme si opère, de faire une longue citation qui permet de saisir l’importance centrale de cette locution.

 

«Cette conviction [de l’existence d’un point fixe, NdA], proprement conditionnée par une défectuosité de la vie de l’âme humaine, ressemble à beaucoup d’essais que font la science et la vie elle-même, par exemple en partageant la terre par des méridiens, irréels mais fort appréciés comme choses admises. Dans tous les cas de fictions psychiques, nous avons affaire à des phénomènes du genre que voici: nous admettons un point fixe, quoiqu’un examen plus précis nous convaincra nécessairement que ce point est inexistant. Mais nous procédons ainsi uniquement pour obtenir une orientation dans le chaos de la vie, pour pouvoir effectuer un calcul. Toutes les choses à commencer par l’impression, sont pour nous transférées à un domaine calculable, où nous pouvons agir. Tel est l’avantage que nous offre le fait d’admettre un but ferme, quand nous considérons la vie d’une âme humaine.

 

Il se dégage dès lors de ce cycle d’idées cultivées par la caractérologie individuelle une méthode heuristique: considérer et comprendre d’abord la vie de l’âme humaine comme si elle procédait de pouvoirs innés, sous l’action de la position d’un but, pour atteindre sa constitution ultérieure. […] La faculté psychique de tendre à un but n’est donc pas la simple forme de nos considérations; elle est un fait fondamental»[72].

 

Analysons. La fiction fondamentale, produit d’une «sorte de véritable force créatrice» est celle d’un «but supérieur» qui est placé dans le futur. A. Adler justifie cela en s’appuyant sur la science et il donne l’exemple des méridiens. Ce qui n’est pas dit clairement c’est que ceux-ci sont des repères. Donc ce que fait l’individu avec la production d’un point fixe, c’est d’établir un repère central, référent absolu qui lui permette de s’orienter dans la vie en tant qu’ensemble de phénomènes sociaux. Il s’appuie également sur la vie et, dans ce cas, il semble que ce soit le phénomène tel qu’il est manifesté par l’ensemble des êtres vivants. Cependant il ne nous donne aucun exemple. Revenons donc au méridien. Il est le résultat d’un procédé mathématique: la projection. Donc ce qu’omet de dire A. Adler, c’est que le point fixe résulte d’une projection[73] et qu’il est un point virtuel, par définition non tangible. Toutefois la dimension projective s’impose quand il nous dit que: «Toutes choses […] sont pour nous transférées dans un domaine calculable, où nous pouvons agir». Ceci nous évoque la démarche de René Descartes. Dans Perspective[74] j’ai affirmé que le Je pense donc je suis représente l’irréductible, c’est-à-dire qu’il est une substance pensante, et le dernier point dont il ne peut pas douter. C’est le point fixe dont parle A. Adler mais que R. Descartes, lui, place dans un immédiat. C’est à partir de là que le rapport entre les deux hommes opère. En effet dans les coordonnées cartésiennes, le point fixe est le zéro qui est en quelque sorte double: zéro pour les abscisses et zéro pour les ordonnées, représentant ce qui peut apparaître en tant que dualité dans le Je pense donc je suis qu’A. Adler aurait pu modifier: en Je compense donc je suis. Ce point fixe représente donc ce qui reste à la suite du procès de négation qu’il a pu subir. Mais, à partir de là il peut se représenter dans sa totalité en se coordonnant par rapport à deux axes, l’un de la pensée et l’autre de l’existence[75]. Sur le plan mathématique, c’est à partir du zéro que tout peut être représenté et que le calcul peut avoir son effectivité. Si l’on tient compte que l’établissement de ces coordonnées est en rapport avec les projections mathématiques, on peut bien affirmer en extrapolant quelque peu, que les mathématiques, outre leur rôle au sein de la science, au sein de la connaissance, ont une fonction sécurisante. Grâce à elles, il est possible de se représenter – de confirmer notre existence – de calculer, d’intervenir. Dès lors pour l’homme, pour la femme, le processus de vie apparaît dominé par le calcul, lequel est en liaison avec le choix, comme c’est théorisé par divers théoriciens de l’économie politique laquelle, d’ailleurs, se développa réellement à partir de la fin du XVIIe siècle. Encore une fois tout est support pour l’être humain, féminin, pour se dire.

 

Pour conclure cette digression, je voudrais apporter une précision au sujet du point fixe de R. Descartes. C’est en fait un point de remontée du refoulé. Pour expliciter cette affirmation, je convie le lecteur à se reporter à la citation de F. Nietzsche faite dans la note 67. En effet celui-ci expose sans la connaître ce qu’est la remontée. En effet, les philosophes ont élaboré, construit une théorie de façon rationnelle, logique etc., mais lorsqu’ils exposent ce à quoi ils sont parvenus, d’autres données s’imposent à eux, à leur corps défendant, parce que les objets théoriques auxquels ils ont eu recours sont le support de préoccupations profondes qui permettent à des remontées d’émotions non conscientisées de s’effectuer. En fait il décrivait ce qui se passait pour lui. Ses écrits sont remplis de remontées qui lui ont permis durant quelques temps de ne pas sombrer dans la folie.

 

Ce petit détour par l’oeuvre de F. Nietzsche visait non seulement à noter sa puissance d’intuition mais aussi à donner des éléments d’explication de l’influence qu’il exerça particulièrement sur les psychologues parmi lesquels A. Adler. Nous poursuivons l’analyse de sa citation en notant que le rapprochement que nous avons fait avec R. Descartes va encore plus loin. A. Adler parle d’une méthode heuristique. Or, R. Descartes écrivit un Discours de la méthode. Il ne put établir cette dernière qu’à partir du moment où il découvrit le point fixe du Je pense donc je suis. La méthode d’A. Adler a pour contenu le comme si parce que pour lui toute la vie psychique est dominée par l’activité qui consiste à comparer.

 

Ce qui me semble important c’est que la fixation découle du fait de la rupture de la continuité. L’être advenant ne participe plus à la totalité. D’où le désarroi, la déréliction, d’où la recherche de repères, d’un point fixe, d’un point d’attache où transférer son point d’émergence lequel n’a pas été reconnu par les parents. On comprend de ce fait à quel point, hommes et femmes sont attachés à une fixité, à une identité; ce que beaucoup de sages hindouistes dénoncent comme fallacieux, comme le fit aussi Gautama le Bouddha qui y voyait la source de la souffrance. Si elle découle de la fixation, elle fixe à son tour. En effet c’est la conséquence de la souffrance infligée par la rupture de continuité qui engendre le désir de fixité, qui est le désir de ne pas se perdre. Ce n’est qu’en participant à la totalité qu’on peut vivre le devenir, le changement, sans le prendre comme support d’une perte[76].

 

Pour les groupements humano-féminins, la fragmentation de la communauté que ce soit celle originelle ou celle reconstituée à partir, comme aurait dit A. Adler, d’un point fixe, donnée centrale, fut toujours un profond traumatisme. De là l’horreur et la fascination qu’ont exercé l’argent, en tant qu’équivalent général au sein du phénomène de la valeur, puis le capital. La fascination provient du fait qu’en même temps qu’ils dissolvent, fragmentent tous les types de communautés, ils apparaissent comme étant aptes à fonder une autre communauté. Mais pour que la fascination l’emporte sur l’horreur il faut qu’ils deviennent le point fixe pour les hommes et les femmes. Ce point devient plus exactement un point de fixation puisque ce qui caractérise le capital, fondant la société-communauté actuelle, c’est la mise en mouvement de tout, un constant devenir. Il en résulte que la représentation adlérienne ne peut pas être valable pour les hommes et les femmes actuels, et qu’il y a eu une grande évolution de l’ontose depuis le début de ce siècle, sans compter que la fixation dont il parle est mystificatrice. «Ce point idéal agit désormais comme si toute la force motrice émanait de lui»[77].

 

Ce qui est important dans la citation que nous analysons c’est d’y trouver exprimé le caractère déterminant du futur. Or une fonction importante du comme si est de pouvoir mettre en rapport l’immédiat avec le futur. Pour A. Adler la vie psychique a une finalité qui est en rapport avec la recherche de la perfection qui, nous l’avons vu, ne peut pas s’atteindre. Ce qui est normal étant donné que c’est un point fixe virtuel. Voici une autre citation où ceci est affirmé: «En comparaison constante avec la perfection idéale irréalisable, l’individu est constamment rempli d’un sentiment d’infériorité et stimulé par lui»[78]. Ce qui signifie que la comparaison n’opère pas entre deux éléments de la réalité, mais entre un moment de la réalité vécue par le sujet et un moment virtuel. Dit autrement l’individu est condamné à rester inachevé[79], en dépit d’une création ininterrompue afin de rendre tangible le point fixe virtuel, comme est virtuelle la statue dans le marbre. Dans les deux cas la virtualité résulte d’une projection. On pourrait dire que l’individu ontosé est constamment en train de se sculpter, ce qui ne peut se faire sans souffrance.

 

Il y a encore quelque chose d’essentiel toujours dans la même citation: l’exposé d’une hypothèse. En effet le comme si a la dimension d’un hypothèse, mais d’une hypothèse tacite, implicite, a fortiori non conceptualisée et par là même non soumise à la vérification. L’hypothèse explicite serait: la vie de l’âme humaine procède de pouvoirs innés etc.[80] Prenons un autre cas. «Ainsi que le montre Karl Groos, dans Die Spiele der Tiere (Les jeux des animaux), notre compréhension de l’âme de l’animal repose sur le fait que nous voyons celui-ci agir, comme s’il suivait une ligne d’orientation fictive»[81]. L’hypothèse explicite serait: l’animal suit une ligne d’orientation fictive. À noter que dans les deux cas, et ce serait valable pour tous les autres, on passe de l’utilisation de l’imparfait qui connote un doute[82] à un présent qui expose une affirmation; mais une affirmation qui doit être vérifiée. On vérifie une affirmation qui se fonde sur une certitude subjective et non sur un doute. Cette dernière affirmation nécessiterait plusieurs éclaircissements et précisions. On pourrait vérifier un doute qui dans ce cas passerait du stade subjectif, c’est-à-dire valable pour une personne, au statut objectif, valable pour tous. Il y aurait donc objectivation. Et c’est là que des précisions s’avéreraient nécessaires. Objectiver serait faire passer à l’état d’objet et ce serait mettre hors de soi, ce qui implique que dès lors n’importe qui peut utiliser ce dernier. Mais dans quelle mesure une telle dynamique n’est-elle pas l’expression de l’ontose?

 

Le comme si en tant qu’expression d’une hypothèse exprime l’appréhension d’exposer sa propre certitude, la prudence à le faire.

 

Pour sortir du comme si où il y a quelque chose d’inachevé, qui n’ose pas pleinement s’affirmer, qui se trouve seulement à l’état inchoatif, l’expérimentation s’avère nécessaire; c’est l’épreuve pour lever tout doute chez l’autre. La formulation d’une hypothèse a la dimension de la projection donc, potentiellement, de la virtualisation, en conséquence l’expérimentation se présente comme un retour au réel. Elle est un rétrocontrôle. D’où l’importance de la science à partir du moment où l’expérimentation s’impose et permet de prouver; d’où le malaise que crée une représentation qui se pose comme science et où il n’est pas possible d’opérer une réfutation du fait en particulier d’une impossibilité de réaliser une expérimentation.

 

Expérimenter est une activité en vue de vérifier, de confirmer ce qui implique aussi le possible de s’affronter à une infirmation. Là peut se réaliser ce qui n’est pas advenu enfant; d’où l’autonomisation du savant qui vit grâce à la compensation de ce qu’il n’a pas connu, obtenu. Il reste toujours dans l’objectivité et ne peut jamais s’atteindre. Étant donnée l’importance de la science pour A. Adler il convient d’aller plus à fond dans l’investigation. David F. Noble dans La religion de la technologie. La divinité de l’homme et l’esprit de l’invention[83], soutient une thèse que je trouve fort juste même si elle n’explique pas tout: les hommes ont développé la science et la technique afin de retrouver la perfection perdue du fait du péché originel. La technologie, je préfère parler de technique, serait selon lui à la fois une immense gnose qui permettrait de réacquérir la connaissance originelle, et une pratique qui permettrait à l’Homme de pouvoir faire comme Dieu. Quand David F. Noble parle de science, il parle de science expérimentale, celle qui justement a besoin, pour se développer, de progrès dans la technique et qui impulse ces derniers. Pour une telle science, il faut fondamentalement un faire; un faire qui permet une réalisation, un faire qui peut être l’équivalent de celui de dieu (je me place dans la thématique de l’auteur). L’expérimentation est fondamentale; elle remplace la contemplation, voire l’intuition, je dirai également la continuité avec dieu. La médiation l’emporte du fait de la perte d’immédiateté. Mais grâce au faire, l’Homme se relie à dieu, et même, va l’égaler, voire le dépasser. Le développement de la science expérimentale, c’est-à-dire la science tout court, a permis la sortie d’un blocage qui fut lié au recul du mouvement de la valeur avec l’instauration du féodalisme. D’où le développement simultané de la science et du capital. Selon D. F. Noble le projet scientifique est celui de retrouver la perfection originelle, celle d’avant la chute[84]. Cela signifie qu’elle est recherche de l’être originel et qu’elle a une dimension gnostique (elle inclue une gnose) et une dimension sotériologique[85]. Elle permit aussi d’essayer d’échapper au blocage imposé par la mère qui fonde l’ontose. D. F. Noble a écrit un autre livre où l’origine de la science est également exposée: Un monde sans femme. La culture cléricale chrétienne de la science occidentale[86]. Je simplifie, pour ne pas trop allonger cette digression, en disant que selon lui la volonté de se passer des femmes a conduit les moines, puis les savants, qui ont repris leur projet, à un développement de la science. En réalité, inconsciemment, ce n’est pas de la femme en sa totalité dont ils voulaient se débarrasser, mais de la femme en tant que mère. Tout cela nous montre que la mise au point de la science relève à la fois de l’ontose et d’un essai d’y échapper. D’où la fascination qu’elle put exercer sur les hommes et les femmes, entre autres sur A. Adler qui aurait pu montrer que la science opère une vaste compensation à l’infériorité de l’Homme, que la pratique scientifique est ce qui lui permet de se dépasser, de tendre à mettre un terme à son inachèvement. Toutefois on doit noter que pour lui le développement scientifique ne vise pas à retrouver un état donné, un état de perfection, mais à l’atteindre dans le futur. Nous avons déjà vu l’importance considérable que ce dernier revêt au sein de l’oeuvre d’A. Adler comme cela se révèle entre autre dans la citation que nous analysons et à laquelle nous revenons.

 

La fiction devient anticipation et opère une sorte de colonisation du futur en vue de se préserver du passé, de conjurer afin d’éviter un rejouement. Nous avons là un phénomène isomorphe à celui de la conquête de l’espace, à l’utopie.

 

Même au sein d’un comportement révolutionnaire cette dynamique a pu opérer. A. Bordiga insista souvent sur la nécessité de dévoiler la ligne de développement du futur, sur celle de la prévision. Il disait qu’il fallait se comporter comme si la révolution était un événement effectivement advenu. Or qu’impliquait une telle injonction? Un effort théorique intense pour présentifier ce qu’est le communisme, pour se distancier du monde capitaliste en place, couplé avec une vive vigilance pour déceler les mécanismes d’accommodation qui font qu’on tend à s’adapter à ce qu’on vit, afin de survivre. Dans ce cas, du fait de la persistance de la phase contre-révolutionnaire le but devient celui de survivre en acceptant de sousvivre.

 

La dynamique qui m’a induit à poser la nécessité d’aller plus loin et de quitter le monde du capital, m’a amené à chercher à aller au-delà d’une simulation à partir d’un modèle, car une telle pratique est trop lestée, selon moi, par l’ontose. En conséquence j’ai proposé le cheminement de libération-émergence.

 

Dès lors s’est imposé à moi la nécessité de percevoir le comportement total de l’espèce: celui des révolutionnaires comme des contre-révolutionnaires et des réformistes, ainsi que de ceux qui se posent en dehors de la dynamique qui fondent ces divers types, je veux parler des mystiques, des spiritualistes ou des occultistes. Mon investigation concerne d’abord l’aire où le phénomène capital a tendu à s’implanter, puis  toutes les autres afin de mieux saisir ce qu’est l’espèce Homo sapiens et le surgissement de Homo Gemeinwesen. J’ajoute qu’en ce qui concerne les réformistes, A. Adler nous en offre un bel exemple que nous examinerons et qui nous permettra d’illustrer cette affirmation: le réformiste utilise le futur pour tolérer le présent; le révolutionnaire se projette dans le futur pour lui échapper, ou bien il projette le futur dans le présent afin de le neutraliser.

 

Quelques précisions s’imposent sur le comportement ontosique du révolutionnaire, afin de mieux faire saisir ce qui précède. Je prendrai comme exemple celui d’A. Bordiga, qui fut le mien durant de nombreuses années. On y trouve le point fixe dont parle A. Adler. C’est le moment où il n’y eut pas de répression et où s’affirma une sorte de symbiose de l’espèce avec la nature, le communisme primitif. À partir de là s’élabore toute la fiction qui est la théorie marxiste. Mais il y a plus. Le point fixe se retrouve reexposé dans l’invariance qui pose que l’espèce en sa totalité tend à revenir au communisme primitif. La fiction est exaltée en tant que programme. Enfin la nécessité de la prévision est liée d’une part à la nécessité de présentifier le futur tel qu’il est défini en fonction du programme, mais vise aussi à une sécurisation qui permet de résister durant les périodes de reflux du mouvement révolutionnaire où triomphent le désarroi, l’incertitude. La prévision est réaffirmation d’une certitude qui peut apparaître comme une autre expression du point fixe. Dès lors elle est également le support d’un désir que la réalité soit conforme à ce qu’on veut ainsi que d’un optimisme, lequel dérive de l’utilisation de signes annonciateurs, signes qui privilégient certains aspects de la réalité. Ce faisant se réimpose le comportement de l’enfant sous terreur cherchant des signes lui permettant de croire en la fin possible de ce qu’il subit. L’importance accordée à la prévision conduit à exalter la théorie qui devient un outil de prévision, qui permet de garder présente l’émancipation à venir. En fonction de l’invariance, A. Bordiga fut amené à théoriser un plan de vie de l’espèce qu’on peut se représenter comme un ensemble de connaissances de celle-ci lui permettant d’effectuer son procès de vie au sein de la nature. En disant cela je force quelque peu sa position qui pâtit d’un certain solipsisme, car il envisage souvent, tout au moins dans les formulations explicites, un devenir privilégié de Homo sapiens et un oubli des autres espèces, comme le fit K. Marx lorsqu’il écrivit par exemple: «L’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme». Cependant le fait de tenir compte des autres espèces n’est pas obligatoirement la preuve qu’on a échappé au solipsisme, comme le montre John Stuart Mill qui voulait étendre l’application de sa morale «autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la création»[87]. Je dois ajouter que les termes d’espèce et d’être sont le résultat de procès de réduction. En ce qui concerne l’être je mettrai en évidence comment il s’impose avec le surgissement du mouvement de la valeur dans sa phase horizontale et en quoi l’être est le support de l’ontose. En revanche, du fait même de l’affirmation d’un plan de vie, d’un programme, A. Bordiga affirma que les révolutionnaires ne font pas d’expérience. Or, nous l’avons vu celle-ci est nécessaire pour lever une incertitude.

 

Les révolutionnaires acceptent et exaltent la mise en mouvement en tant que sortie d’un blocage, d’une fixation, afin de pouvoir atteindre le but désiré. Ainsi pour K. Marx la révolution était le mouvement qui dissolvait l’ordre établi, le système de répression en place. Étant donné la non-perception de ce qui fonde la domestication de l’espèce: la sortie de la nature déterminant la répression parentale, cette mise en mouvement favorisa le développement du capital. Aujourd’hui la forme autonomisée de celui-ci intègre toutes les mises en mouvement et réabsorbe toutes les fixations en tant que moments d’un procès qui s’affirme comme éternel du fait même qu’il se présente en tant qu’immédiateté, ce qui exprime son aséité[88]. Ce n’est qu’en retrouvant et en développant leur dimension d’individualité et de Gemeinwesen que hommes et femmes peuvent en finir avec ce mouvement dans l’errance et dans la virtualité.

 

Quand nous étudions l’oeuvre de divers révolutionnaires, nous sommes en présence d’une affirmation qui se révèle toujours insuffisante, d’une radicalité qui n’atteint pas le fondement réel. Nous trouverions là une autre expression de la tendance à la perfection telle que l’a exposée A. Adler, et nous ne pourrions jamais parvenir à sortir de l’état de domestication où nous sommes. Nous reviendrons sur ce thème mais, dès maintenant, nous pouvons prendre position. Nous sommes parvenus au fondement en question, non seulement au travers du déploiement d’un vaste procès cognitif, mais à travers un revécu intense des premiers moments de notre vie – revécu personnel ainsi que celui d’un grand nombre d’hommes et de femmes – là où tout, ontogéniquement, s’enracine, et où s’effectue un rejouement qui réactualise ce qui est advenu originellement pour l’espèce. Ce fondement est donc, simultanément, ontogénique et spéciogénique et, dit autrement, il exprime bien les dimensions de l’individualité et de la Gemeinwesen.

 

Ces quelques considérations nous imposent de faire une investigation sur les diverses modalités selon lesquelles le phénomène ontosique se greffe sur des phénomènes naturels, afin de percevoir notre naturalité et retrouver la continuité. Ce faisant on essaie de déterminer à quel moment s’opère le détournement de la naturalité. Cela a pour corollaire de ne pas s’affronter uniquement au résultat, au devenu, sans tenter de percevoir le procès dans sa totalité. En outre, il ne peut y avoir de greffe que s’il y a refoulement d’un vécu donné. C’est ce qui contribue à donner un caractère magique au résultat obtenu. Quelque chose, nécessaire à la compréhension de l’obtention de ce dernier, a effectivement disparu. Il ne peut réapparaître qu’à la faveur de remontées qui, elles aussi, ont une dimension magique.

 

Nous n’en avons pas fini avec la phrase que nous voulons pleinement analyser. Elle contient, de même que celle que nous avons citée pour fournir un second exemple, autre chose: la projection d’une représentation. Dans le premier cas, A. Adler considère que la vie «de l’âme humaine procède de pouvoirs innés, sous l’action de la position d’un but, pour atteindre sa constitution ultérieure». C’est sa certitude subjective. Il la projette au sein de tous les hommes, de toutes les femmes et c’est le comme si qui assure le transfert de cette certitude[89]. Dans le second cas, K. Groos se représente en tant que suivant une ligne d’orientation fictive. Ce que A. Adler partage en totalité. «En beaucoup de cas on réussira de la sorte à tracer effectivement la voie où chemina jusqu’alors un sujet. C’est la courbe, la ligne d’orientation sur laquelle la vie de l’individu depuis son enfance se dessine schématiquement»[90].

 

Voyons d’autres cas où le comme si opère. La fiction, rappelons-le, est nécessaire parce qu’elle doit représenter le but futur. Pour A. Adler ceci s’exprime bien dans le jeu. «Normalement, régulièrement, le jeu prépare l’avenir»[91]. L’enfant opère comme si, et il le sait très bien. Cette dynamique peut fonder la nécessité de se poser un modèle idéal, un idéal du moi par exemple, et à se conduire alors comme si cet idéal était atteint. Nous rencontrons également la dynamique de modélisation et de simulation qui revêt une très grande importance à l’heure actuelle dans l’activité scientifique comme elle l’eut auparavant au sein d’autres activités.

 

La fiction incluse dans le jeu des enfants est bien utile aux parents, elle leur constitue un alibi. Ils peuvent ne pas être présents puisque l’enfant opère comme s’ils l’étaient directement ou à travers des substituts. Ils en usent fort bien car souvent, lorsqu’une difficulté surgit, ils invitent l’enfant à aller jouer; ils le confinent dans le jeu opérant comme compensation et détournement. C’est pour cela aussi que c’est dans le jeu que l’enfant peut dire ce qui le tourmente en utilisant les jouets comme supports. Toutefois, ceux-ci peuvent ne pas être suffisants et il peut faire appel à des supports immatériels. On comprend dès lors que le jeu ait été utilisé afin de psychanalyser les enfants, comme le fit Melanie Klein à la suite de Hermine von Hug-Hellmuth. Il y a dans cette pratique une dimension manipulatrice indéniable dont la nocivité est renforcée du fait de la représentation théorique plaquée sur l’activité ludique de l’enfant[92].

 

L’actualisation d’une présence, d’un événement, opère avec le mythe: grâce au rite dont il est inséparable, les hommes, les femmes, se comportent comme si ce qui s’est produit dans le temps archaïque était effectivement réalisé. Le rite apparaissant alors comme relevant d’une dynamique de modélisation et de simulation.

 

Cette digression ne vise pas à faire un amalgame pur et simple entre enfants et hommes et femmes demeurés aux stades initiaux du devenir de séparation. Ce à quoi les psychanalystes ajoutent certains types de névrosés. Elle s’est imposée à moi parce qu’il apparaît évident que la fiction est une composante importante de l’ontose et que cette dernière a une origine fort ancienne. Cela n’implique pas d’affirmer que toute fiction relève de cette dernière, mais de percevoir comment, sur un phénomène naturel, se greffe celui ontosique.

 

La dynamique du comme si, qui permet une actualisation, est le contenu de la généralisation de la notion de jeu pour désigner diverses activités. Le comédien opère comme s’il était effectivement le personnage qu’il représente, qu’il joue. Je ne m’attarderai pas sur l’importance du théâtre maintes fois déjà abordée, ainsi que celle du jeu d’ailleurs. J’indiquerai seulement quelques exemples qui montrent à quel point nous opérons dans la fiction. On peut jouer un rôle afin de se cacher comme pour se faire découvrir. Dans ce dernier cas l’adulte se comporte comme le jeune enfant. Lorsque ce dernier joue à cache-cache, ce qui lui importe ce n’est pas d’être bien caché mais c’est d’être découvert. Si on ne le découvre pas vite, il signale sa présence. Le but du jeu est d’être vu, accepté. Autre exemple: on peut refuser de jouer le jeu. Enfin signalons l’importance considérable des jeux de rôle.

 

Apparentée à cette dynamique, il y a celle de l’imitation. «Dans beaucoup de cas l’enfant nerveux imite le principe viril, c’est-à-dire le père; l’imitation de la mère ne survient que plus tard […] Le plus souvent l’imitation ne se manifeste que dans les choses insignifiantes. […] on observe une imitation à rebours, en ce sens que l’enfant contracte des habitudes et des traits de caractère nettement opposés à ceux du modèle»[93].

 

Revenons plus précisément à A. Adler. Il insiste sur l’importance de la fiction qui relève du comme si. Toute la littérature est fiction et entre dans le domaine de la compensation. Il en est de même pour l’art. Le comme si opère également en science, et parfois à une échelle énorme comme on peut s’en rendre compte avec le principe anthropique, qu’on peut exposer ainsi: tout s’est passé depuis le Big Bang comme si tous les phénomènes avaient opéré de manière à rendre possible l’émergence de Homo sapiens.

 

L’adaptation est un comportement où le comme si opère: l’enfant fait comme s’il était réellement conforme à l’être ardemment désiré par la mère, ou le père. Il mime le désir des parents. La dynamique du mimétisme est fort importante et l’on peut dire que s’adapter consiste souvent à imiter, mimer un modèle.

 

Le comme si opère au sein de ce que S. Freud et O. Rank ont appelé le roman familial du névrosé. L’enfant se comporte comme s’il était celui des parents avec qui il vit, mais en fait ses vrais parents sont autres. A. Adler n’a pas ignoré le phénomène. «Il arrive très souvent que celui qui rêve s’imagine être l’enfant d’autres parents, ce qui se traduit presque avec certitude le mécontentement vis-à-vis de ses propres parents»[94].

 

La maladie peut être l’effectuation d’un comme si. «Le fait de souligner son infériorité et de l’étaler avec ostentation joue un grand rôle dans la psychologie du nerveux. Il est destiné à attirer l’attention sur la faiblesse, les souffrances, l’incapacité, l’inutilité du malade qui, en vertu du mécanisme dont il subit la contrainte, se comporte comme s’il était malade, doué d’une nature féminine, dépourvu de valeur, négligé, diminué, en état de surexcitation sexuelle, impuissant ou perverti»[95]. Dans ce cas la maladie est une symbole, une création de la personne. A. Adler converge avec Georg W. Groddeck qui développa longuement ces thèmes[96]. La maladie opère en tant que signifiant. Par son intermédiaire l’individu signifie: je veux qu’on me voie, plus précisément, je veux que tu me voies, maman. La convergence s’affirme également dans le fait que la maladie apparaît comme une création. «[…] la névrose est un acte créateur et non pas une régression vers des formes infantiles ou ataviques»[97]. Il en est de même en ce qui concerne la sagesse du corps. «Il résulte de cette conception que dans le processus physique nous avons affaire à un effort pour maintenir le corps, suivant son activité, dans un état d’équilibre approximatif pour pouvoir affronter victorieusement les exigences du monde environnant, ses avantages et ses inconvénients. Si on considère un côté seulement de ce processus (d’une façon unilatérale) on arrive à la conception d’une “sagesse du corps”. Mais le processus psychique est aussi obligé d’avoir recours à cette sagesse qui le rend plus apte à résoudre favorablement les questions du monde environnant et maintenir activement un équilibre constant entre l’âme et le corps»[98].

Cette citation révèle autre chose: la sagesse consisterait à parvenir à un équilibre et à le maintenir. Et ceci s’impose parce qu’il y a division, séparation: une âme et un corps qui sont dans un état de tension, en lutte. La sagesse est nécessaire parce qu’il y a conflit à l’intérieur du sujet et au sein du monde. L’affirmation d’A. Adler exprime sous forme ontosique le désir de revenir à un état non dissocié, à celui de l’être originel accédant au monde habité par la répression qui l’obligera à se fragmenter.

 

Au sein du déni se loge la dynamique du comme si. En reprenant ce qu’a théorisé S. Freud, je puis dire que le petit garçon qui dénie l’absence de pénis chez la petite fille opère en faisant comme si elle en possédait un.

 

L’identification conçue selon A. Adler comporte elle aussi la dynamique du comme si, étant donné que pour lui elle est une prise de position par rapport au futur. «Dans la fonction de prévoir, nécessité inéluctable des organes doués de mouvement puisqu’ils sont toujours placés devant les problèmes de l’avenir[99], l’organe dispose encore de la capacité à laquelle non seulement il ressent ce qui existe dans la réalité, mais éprouve, devine ce qui d’aventure existera plus tard. C’est ce qu’on appelle “l’identification”. Capacité extrêmement répandue et développée parmi les hommes, elle va si loin qu’on la trouve en chaque domaine de la vie psychique. Ici encore, l’unique condition n’est autre que la nécessité de prévoir. Car, si je me vois obligé de me représenter, de penser comment je me comporterai au cas où telle question se posera, il m’est également nécessaire d’acquérir sur ces impressions un ferme jugement, qui peut se dégager de la situation actuellement non encore mûrie. […] L’identification revêt une configuration artistique sui generis dans le spectacle». Il donne ensuite divers exemples et conclue: «C’est ainsi que l’identification s’associe de prés à tout ce dont nous faisons l’expérience»[100].

 

On sent ici un glissement important de la représentation à l’identification. En outre ce dont il parle relève dans la plupart des cas de l’empathie, de ce qu’il appelle «le sentiment inné de communion humaine». Mais l’identification ne relève ni de l’empathie ni d’un sentiment de communion bien qu’elle ne soit possible que sur leur base. Dans le cas de l’empathie il n’y a pas perte de soi par rapport aux autres. L’identification, littéralement, implique une telle perte. C’est un phénomène inconscient. Cela est fort apparent dans le cas de l’identification du parent à son enfant. Le premier opère comme s’il était le second, ce qui implique qu’il ne le perçoit que très rarement dans sa réalité[101]. Ce comportement est d’autant plus néfaste que l’enfant pour être en continuité avec sa mère, ou son père, mime celui-ci ou celle-là, c’est-à-dire qu’il en vient à adopter le comportement que l’un ou l’autre désire, ce qui n’empêche pas, par moments, la manifestation de tensions, signalant un rébellion qui ne peut pas se dire parce qu’il n’est pas conscient de ce qui le trouble profondément. Il est affecté par un phénomène qu’on peut comparer à la double contrainte exercée par la pression de deux messages contradictoires. En subissant l’identification il reçoit le message du parent qui s’identifie à lui et auquel il veut répondre, et il y a son message interne lui signifiant qu’il doit suivre «son plan de vie».

 

Dans l’identification le comme si disparaît en tant que tel, pour ainsi dire résorbé dans le procès de celle-ci. Elle comporte en outre, comme l’exprime bien la citation précédente, la dimension de l’anticipation qui, pour A. Adler, est présente en tout processus psychique. «C’est que, par sa nature et par ses tendances, tout processus psychique se réduit à un essai d’anticipation, à une préparation de la transformation de l’infériorité en supériorité, de sorte qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’âme, esprit, raison, entendement ne sont que des abstractions qui nous servent à désigner les lignes efficaces que l’homme suit pour dépasser la sphère de ses sensations corporelles, pour élargir ses limites, pour s’emparer d’un fragment du monde et s’assurer contre les dangers qui le menacent, bref pour exalter ses organes constitutionnellement inférieurs et les lancer sur les voies sûres de la connaissance et de la prévision intelligente»[102]. On ne peut mieux décrire le procès selon lequel l’ontose s’édifie et par quel mécanisme l’ontosé essaie d’échapper à la souffrance, en recourant à l’âme, à l’esprit: la dématérialisation. Ceci n’est pas effectivement affirmé mais A. Adler, par son cheminement théorique, témoigne d’une modalité d’accession à la recherche de cette dernière. Globalement, il est affirmé que c’est parce qu’on est matière qu’on souffre, d’où l’idée de se dématérialiser et ne devenir qu’un pur esprit. Or une telle visée s’enracine dans le désir du tout petit enfant d’échapper par la pensée à la situation intolérable où il est piégé. C’est là aussi que s’enracine l’exaltation de l’anticipation que nous avons signalée chez A. Adler. Celle-ci opère pour prévoir la manifestation réitérée d’une menace. Toute situation doit être anticipée afin de se prémunir vis-à-vis de cette dernière, soit en faisant en sorte de pouvoir l’éviter, soit en se prémunissant contre toute surprise lors de son surgissement. De là la pression énorme que le futur représenté exerce sur l’individu et l’état de tension provoqué par la mise en place constante de l’anticipation. De nos jours le désir de dématérialisation est poussé à l’extrême avec la réalisation de la virtualité. C’est fort bien exposé dans les romans de science-fiction, comme le met en évidence Carlo Formenti dans son article Si un fantasme troue l’écran[103]. Après avoir donné des exemples, il conclue: «Mais à peine la technoscience aura vraiment trouvé le mode d’interconnecter machines et cerveau (les bio-ordinateurs n’existent pas seulement dans les rêves des écrivains de science-fiction mais aussi dans les projets des laboratoires de recherche) les choses changeront: qui pourra résister, alors, à la tentation de rêver une vie d’esprit désincarné (et peut-être immortelle, comme le phantasme Greg Egant dans son roman)?». Qui pourra résister à la tentation de pouvoir échapper définitivement à la menace? La dernière phrase de l’article nous signale qu’en fait l’anticipation, la virtualité sont à la fois des moyens de refoulement et de recouvrement de ceux-ci et que, donc, la menace va resurgir au cours de remontées. «Et qui pourra chasser la peur que de menaçantes formes de vie artificiels émergées du cyberspace ne viennent nous rendre visite?». Ces formes de vie, de même que les êtres extraterrestres malfaisants, sont des supports sur lesquels nous projetons toutes les menaces que nous connûmes au stade de tout petit enfant.

 

Chez A. Adler l’anticipation révèle ce qu’est la structure psychique et dévoile les limites de l’individu que les auteurs de science-fiction, les savants, veulent dépasser. «La principale tâche de la pensée consiste à prévoir les actes et les événements, à concevoir les fins et les moyens et à exercer sur les uns et les autres le plus d’influence possible. Grâce à cette anticipation, notre structure psychique apparaît en premier lieu comme un appareil de défense et d’attaque, qui s’est formé sous la pression des limites trop étroites dans lesquelles se trouve enfermée notre vie et qui rendent difficile la satisfaction de nos besoins»[104]. Ce qu’il a décrit en tant que névrose, caractérisée par la manifestation d’une tendance excessive à la surcompensation, se réalise maintenant chez des individus dits normaux.

«L’imagination a une rôle semblable à celui de l’anticipation. L’imagination, elle aussi, comporte comme élément essentiel cette prévision qu’un organisme apporte nécessairement avec soi lorsqu’il est en mouvement. Elle aussi est liée à la mobilité de l’organisme, elle n’est rien d’autre qu’une forme de cette prévision»[105]. En poussant à bout le raisonnement d’A. Adler on en déduit que le possible de la névrose réside dans la nécessité de se mettre en mouvement. Là s’affirme une certaine imprécision du fait qu’on ne sait pas exactement à quoi se réfère le mot organisme. Désigne-t-il seulement la partie corporelle de l’individu ou n’importe quel animal? Dans ce dernier cas elle serait innée. Or quelle définition donne-t-il de l’imagination? «L’imagination est une autre production artificielle de l’organe psychique»[106]. En ce cas, elle apparaît acquise. Cette imprécision ne traduirait-elle pas une certaine réticence vis-à-vis d’elle, une ambiguïté dans son estimation, trace de quelque peur? Dans tous les cas, selon lui, elle est exaltée dans la névrose.

 

Le comme si apparaît comme constituant un élément essentiel du comportement de sousvie et de survie d’A. Adler. L’autre élément est la compensation, en laquelle il peut d’ailleurs opérer, et sur laquelle nous pouvons maintenant revenir, sans oublier que l’un et l’autre sont liés.

 

Il est une dimension de cette dernière qu’il n’a pas réellement individualisé et qui a pris une importance considérable: la consommation. On consomme pour compenser toute la souffrance inconsciente mais qui «travaille» l’individu, le perlabore. La consommation permet de gâter pleinement l’enfant, devenu l’enfant-roi qui a tout à sa disposition. Elle est devenue le support essentiel du comportement des hommes et des femmes. Toute activité se ramène à une consommation que ce soit sur le plan biologique de la nutrition, de la respiration, de la reproduction sexuée etc., que sur le plan psychique, intellectuel: l’homme, la femme, n’aime pas, il, elle consomme, et vivre c’est consommer. C’est ce qui permet la réalisation de la combinatoire et de réactualiser ce qui fut, en procurant une satisfaction immédiatiste qui permet de faire disparaître l’objet à consommer, libérant le phénomène combinatoire, le désencombrant, mais n’apporte pas de satisfaction réelle à l’individu, d’où le maintien de la poussée à toujours consommer, analogue à la tendance à la perfection d’A. Adler. En effet l’homme, la femme, tend à s’accomplir grâce à la consommation. Cette tendance ne parvenant pas à sa réalisation s’impose alors un aller au-delà de la consommation dans la contemplation réalisable grâce à la virtualisation.

 

La compensation est un phénomène de dépassement, une sorte d’Aufhebung où il y a consolation, suppression et réalisation d’un au-delà: l’état d’infériorité est à la fois conservé en tant que fondement qui réactive constamment la dynamique de compensation, supprimé dans l’immédiat grâce à la production d’un dépassé, c’est-à-dire quelque chose qui va au-delà de la situation dans laquelle l’individu opère. C’est une création. Mais par là elle s’apparente à la sublimation que S. Freud a théorisé à partir de 1905[107].

 

Le procès de compensation contient en son sein un phénomène qu’on peut désigner sous divers noms: forclusion, scotomisation, escamotage. En effet il permet de rendre inopérante une donnée psychique qui trouble l’individu, donnée que celui-ci refuse inconsciemment d’envisager dans sa totalité et tend même à l’éliminer faisant comme si elle n’était jamais advenue[108].

Je voudrais signaler encore une autre modalité d’intervention de la compensation dans la vie psychique – et je précise qu’il n’y a de vie psychique que parce qu’il y a coupure dans le procès de vie de l’homme, de la femme. Elle opère lorsque l’ontose par exemple a tendance à transcroître en paranoïa, en mégalomanie, il y a un mécanisme qui tend à ramener l’individu à une prise en considération opposée du réel, rétablissant ainsi la normalité, c’est-à-dire l’ontose. Ceci apparaît également fort bien dans les phénomènes cyclothymiques où il y a alternance de phases d’exaltation et de dépression. Aussi on peut considérer la compensation comme relevant d’un mécanisme d’homéorhésis; ce qui était le conception d’A. Adler.

 

La compensation permet de comprendre la relation existant entre deux phénomènes mis en évidence par S. Freud: le refoulement et le phantasme. On fantasme parce qu’on refoule. Cela signifie que le phantasme existe bien, mais il n’est pas à l’origine des troubles psychiques. Si l’on refoulait uniquement, on deviendrait vide, tout en étant de plus en plus empli par le refoulé. On n’aurait plus rien à partir de quoi opérer. En conséquence il faut édifier mais dans la discontinuité, puisque le refoulement nous éloigne de notre être originel, naturel. Ceci s’opère grâce à l’imagination et s’impose alors le possible d’un devenir à la virtualité. Grâce à l’imagination on peut opérer à partir de rien: création ex nihilo. Ceci n’est vrai qu’en partie parce que l’activité créatrice s’effectue surtout lors de remontées du refoulé. En conséquence celui-ci alimente de façon détournée la production de phantasmes, ce qui permet également la sublimation qui opère une sorte de transcendance: un aller au-delà. Cette dernière sert de support à la première et elle même prend appui sur la totalité. Cette concaténation de supports permet à l’individu de ne pas sombrer. Tout ceci est inconscient, et devra être précisé. A. Adler, l’homme bien compensé, est celui qui a immensément refoulé. La compensation lui permit de ne pas accepter le refoulement et fonda sa certitude qui fut factice, fictive.

 

Voilà pourquoi la compensation n’abolit pas la dépendance, comme le prouve l’incapacité où fut placé A. Adler de ne plus dépendre de S. Freud[109]. Constamment il éprouve le besoin de se situer par rapport à lui, en affichant sa supériorité. De multiples citations pourraient étayer cette affirmation. En voici une à titre d’exemple. «Le sentiment d’infériorité et le complexe d’infériorité – ces conceptions fondamentales qui, autrefois, ainsi que la protestation virile, faisaient voir rouge aux psychanalystes – sont aujourd’hui entièrement acceptés par Freud, mais difficilement incorporés à son système, quoique sous une forme très atténuée»[110].

 

W. M. Johnston signale une fonction politico-sociologique de la compensation. «Abstraction faite des sarcasmes de Freud, l’importance accordée par Adler à la compensation éclaire à la fois le capitalisme et le socialisme. Il soutenait en effet que sous le capitalisme la lutte pour la survie incite les enfants à une surcompensation pour rester dans la course. De la même manière, les marxistes exploitent la surcompensation afin d’exhorter les révolutionnaires à surmonter leur sentiment d’impuissance devant les classes possédantes»[111]. En ce qui concerne les enfants cela ne va pas sans catastrophe, comme le montre le nombre de suicides chez les enfants japonais. En ce qui concerne les marxistes, on peut considérer la mystique du parti ou l’exaltation de la théorie comme des moyens de compensation. À propos de socialisme, W. M. Johnston nous rapporte ceci: «Adler fut le seul membre du premier cercle de Freud à rejoindre le Parti social-démocrate. En mars 1909, sous l’influence de son ami Léon Trotsky, il exposa ce que fut probablement la toute première synthèse de Marx et de Freud. Soutenant que Marx avait reconnu la primauté de l’instinct, Adler soulignait que ce précurseur de Freud avait enseigné au prolétariat comment détecter les mécanismes de défense de la bourgeoisie»[112]. Comment pouvait-il faire une synthèse de K. Marx dont il avait une faible connaissance de l’oeuvre et dont il fait un éducateur, et de S. Freud dont il remettait en cause le fondement de sa théorie: le refoulement?

 

La fiction avec la pratique du comme si qui l’accompagne, est la certitude d’A. Adler; ce qui lui a permis de résoudre la difficulté fondamentale: la perte de la continuité. Elle exprime au mieux son ontose, comme le fantasme pour S. Freud. La parenté entre les deux notions avait été notée par les deux hommes et chacun des deux tentait de ramener celle de l’autre à la sienne[113]. Chacun, enfermé en lui-même, interprète ce que produit l’autre en fonction de sa représentation. Ce faisant ils se niaient réciproquement.

 

Pour qu’il y ait une compensation rigoureuse il faut que s’opère une comparaison constante. Elle implique la notion d’équilibre qui, elle aussi, joua un rôle important en économie politique. La compensation consiste en un réajustement continuel. Ceci nous évoque inévitablement la balance, particulièrement celle de Roberval. Quand il y a équilibre le fléau n’oscille plus, il se trouve au zéro, là où tout s’est aboli, résorbé. Le point d’équilibre est celui où il y a compensation du refoulement, ce qui escamote le fléau des remontées. Dès lors l’individu acquiert un certain bien-être et peut vivre en opérant par-dessus cet équilibre, jusqu’à ce que, tôt ou tard, un événement vienne réactiver le traumatisme originel. Dès lors l’individu va retrouver les oscillations qui lui sont un fléau. À noter également qu’on équilibre en utilisant une tare! Enfin le système de transmission entre les deux plateaux, représentant les éléments du couple, de la dualité, est le support du comme si[114].

 

Enfin tout le procès de vie social peut être vu comme relevant d’une immense compensation. Fixé par les adultes dans une infériorité, l’enfant envisage son devenir adulte comme devant compenser l’état où il se trouve avec les souffrances qui lui sont liées. Il se trouve confirmé dans sa démarche par l’ensemble du comportement social. On lui dit souvent: tu n’es que cela[115], ou tu es trop petit, plus tard tu pourras faire etc., ce qui induit le phénomène de compensation dont a parlé A. Adler, non seulement durant l’enfance, mais durant toute la vie adulte et la vieillesse. Dans une certaine mesure on peut dire que plus on vieillit plus on a besoin de compenser. L’adulte ou le vieillard à qui on n’accorde pas les prérogatives liées socialement à son âge, est affecté d’intenses remontées et réagit parfois en un vigoureux délire. La mort elle-même a pu être appréhendée comme une compensation.

 

Parvenu à ce stade il nous faut analyser plus en détail le sentiment social[116] que nous avons simplement exposé, afin de percevoir comment fonctionna l’ontose d’A. Adler.

 

«Là il devient clair qu’être homme signifie posséder un sentiment d’infériorité qui exige constamment sa compensation»[117]. Mais ce phénomène de compensation doit lui-même être régulé, sinon il en découle des troubles psychiques importants. Cette régulation est assurée par le sentiment social qui peut apparaître lui-même dans une certaine mesure comme une compensation.

 

D’où vient le sentiment social?

 

«À la recherche des racines du sentiment social – en supposant la possibilité de son développement chez l’être humain – nous rencontrons immédiatement la mère en tant que premier et plus important facteur. C’est la nature qui lui a imposé ce rôle. Ses rapports vis-à-vis de l’enfant sont ceux d’une coopération intime (communauté de vie et de travail), dont tous deux tirent profit et non pas, comme le croient certains, une exploitation unilatérale sadique de la mère par l’enfant»[118].

 

«Mais on ne doit pas oublier que la tendance à la coopération est obligatoire dès le premier jour. L’extraordinaire importance de la mère en ce qui concerne ce problème ressort clairement. Elle se trouve au seuil du développement du sentiment social. L’héritage biologique du sentiment social humain est confié à ses soins»[119].

 

«Probablement devons-nous au sentiment du contact maternel la majeure partie du sentiment social de l’humanité et par là le fond essentiel de la civilisation humaine. Il faut avouer que de nos jours l’amour maternel ne suffit pas au besoin pressant de la société. Un avenir lointain devra davantage ajuster à l’idéal social l’usage de ce bien»[120].

 

Que nous révèlent ces citations? Le sens social n’apparaît pas pleinement inné. Il y a un doute sur la possibilité de son développement. D’autre part il est hérité non directement, biologiquement, mais à travers une relation à la mère et enfin le rôle de celle-ci lui est imposé par la nature. À ce propos dans la mesure où il devient insuffisant, cela pose que la nature est elle-même insuffisante pour la société.

 

On peut constater qu’il y a absence totale de spontanéité, ce qui caractérise d’ailleurs la psychologie adlérienne et son auteur du fait même qu’il vécut constamment dans la comparaison. Il n’a pu subsister qu’en calculant, en soupesant tout, afin d’utiliser ce qui était le plus favorable à son développement pour sortir de son infériorité. Cette dimension calculatrice apparaît bien quand il affirme que les rapports entre la mère et l’enfant sont ceux d’une coopération dont tous deux tirent profit. Cette affirmation est en même temps une défense de l’enfant, très souvent chargé des pires défauts originels, comme on le constate de la part de la majorité des psychanalystes. Là c’est lui-même en tant qu’enfant qui s’exprime; un enfant qui a été capable d’utiliser ce qui lui avait été concédé pour survivre en sousvivant.

 

L’absence de spontanéité s’affirme également dans le fait de dire que la mère a un rôle, qu’elle est une médiatrice. «La mère est la médiatrice indispensable pour la vie, elle doit dégager le sentiment social, le guider et le diriger vers les autres»[121]. Par là il traduit la distanciation qu’il a perçue de la part de sa mère. Voilà pourquoi celle-ci apparaît en tant qu’opératrice fondamentale car, du comportement de la mère dépend tout le développement de l’enfant puis de l’adulte. Deux cas extrêmes sont à éviter: qu’elle s’occupe trop de l’enfant ou pas assez. «Car souvent le contact entre la mère et l’enfant est trop faible, plus souvent encore trop fort». Cela engendre le délaissé et le gâté, deux types d’enfant qui deviendront des névrosés. A. Adler a peu analysé le cas du délaissé, en revanche il l’a fait longuement en ce qui concerne le gâté. Là encore il parle de lui, de la relation à son frère aîné qu’il dut considérer comme un exemple d’un tel enfant. Ce n’est pas pour rien qu’il va rejouer cela avec S. Freud. «Ce que Freud a désigné comme complexe d’Oedipe et qu’il considère comme la base naturelle du développement psychique, n’est rien d’autre qu’une des multiples manifestations de la vie de l’enfant gâté, qui est le jouet sans défense de ses désirs non réprimés. […] Un instinct sexuel tôt éveillé et pour ainsi dire irrésistible témoigne en premier lieu d’un enfant égocentrique, le plus souvent dorloté, qui ne sait renoncer à aucun désir»[122].

 

La relation à son frère masque celle à sa mère. En comparaison avec son frère aîné, il dut se sentir quelque peu délaissé. La relation à sa mère évoque trop de souffrance aussi préfère-t-il éliminer tout sentiment, toute émotion, afin d’éviter une remontée éventuelle. «Ce qui incombe à la mère au point de vue du développement évolutionnaire et social, c’est de faire de l’enfant aussitôt que possible un collaborateur, un partenaire qui aime aider et qui, là ou ses forces ne suffisent pas, se laisse volontairement aider. On pourrait remplir des volumes sur l’enfant “bien tempéré”»[123]. C’est pourquoi revendique-t-il pour l’enfant des droits égaux aux autres membres de la famille.

 

Nous sommes amenés à penser cela: 1) en fonction d’une remarque: «On peut observer d’une façon générale, que le meilleur contact d’un enfant avec son père dénonce un échec du côté de la mère, ce qui signifie toujours une seconde phase dans la vie d’un enfant, qui – à tort ou à raison – a été déçu par sa mère»[124]. 2) en fonction d’un souvenir: «À l’âge de six ans j’avais joué un vilain tour à mes parents. Ma mère me demanda des explications avec un visage rouge de colère et j’étais très gêné car j’étais conscient de ma faute. Mon père, qui se tenait tout prés d’elle sans rien dire, finit par me prendre par la main en lui disant: “Laisse-le”. Cette scène m’a fortement impressionné et je m’en souviens toujours. Je suis reconnaissant à mon père de son attitude. Il m’a ainsi plus profondément influencé que si on m’avait demandé de faire amende honorable ou si ma mère m’avait donné une tape»[125].

 

D’autres facteurs peuvent faire obstacle au sentiment social[126]. «Les difficultés qu’un enfant a à combattre au cours du développement de sa vie psychique et qui, presque régulièrement, entraînent comme conséquences l’impossibilité pour lui de développer son sentiment de communion humaine si ce n’est d’une manière extrêmement imparfaite, nous pouvons les répartir entre celles qui, provenant de la défectuosité de la culture, se manifestent dans la situation économique de la famille, et de l’enfant, et celles qui résultent des déficiences des organes corporels»[127].

 

Ce qui ressort en définitive de tout cela c’est la supériorité de l’enfant qui opère en fonction de ce qu’il trouve en son milieu familial. Toutefois si sa volonté de supériorité n’est pas tamponnée par un phénomène qui la limite, il deviendra un névrosé. Mais là encore cela signifie qu’il est vainqueur; mais à quel prix!

 

«Il ne faut pas lutter avec un enfant car souvent on perd; les enfants sont toujours les plus forts»[128].

 

«En conclusion: on ne doit jamais combattre un enfant; pour la simple raison qu’il est le plus fort. L’enfant ne prend aucune responsabilité. Celui qui prend une responsabilité n’est jamais le plus fort»[129].

 

Mais, pour l’enfant, que peut être la responsabilité? Dans Le tempérament nerveux, A. Adler nous apporte une précisions: «C’est ainsi que, tout comme dans les drames antiques et dans les tragédies où les personnages succombent sous le poids de la fatalité, l’enfant cherche à charger le destin et à accuser les autres de son infériorité, seul moyen pour lui de se dégager de toute responsabilité et de sauver, de préserver son sentiment de personnalité»[130]. La responsabilité dont il parle ici est l’euphémisme de la culpabilité. C’est un sentiment inconscient parce que refoulé à cause de son intolérabilité, voire de sa dimension absurde. Dans ce cas où réside la supériorité de l’enfant? Dans sa capacité à faire en dépit des conditions difficiles qu’il rencontre, en recourant à la pratique du comme si. Mais ceci cache quelque chose de plus profond. L’adulte perçoit dans l’enfant le phénomène vie encore pleinement puissant. C’est d’ailleurs cela qui provoque des remontées pouvant conduire de la part de ce dernier à des actes atroces pouvant entraîner la mort de l’enfant.

 

Reprenons notre analyse de la fonction du sentiment social. Il est un agent causal. «Toutes les erreurs de l’enfance et de l’âge adulte, tous les traits de caractère défectueux dans la famille, à l’école, dans la vie, dans nos relations avec les autres, dans la profession et dans l’amour ont leur origine dans un manque de sentiment social»[131].

 

Il est fondateur de normalité. «Toutes nos fonctions organiques et psychiques sont développées d’une façon normale, juste et saine lorsqu’elles contiennent suffisamment de sentiment social et qu’elles sont adaptées à la collaboration»[132].

 

Et c’est grâce à lui en tant que source de contre-fiction que la normalité peut être réalisée. «Cette dissimulation [de la volonté de puissance, NdA] est obtenue à l’aide d’une contre-fiction qui guide les actes visibles et permet d’approcher la réalité et de se rendre compte des forces qui y manifestent leur action. Cette contre-fiction, qui représente les correctifs sociaux, jamais absents, imprime à la fiction directrice un changement de forme, en lui imposant des scrupules, en l’obligeant à tenir compte des exigences morales et sociales et en assurant ainsi à la pensée et à l’action un caractère rationnel, c’est-à-dire universellement acceptable. Elle constitue le coefficient de sécurité de la volonté de puissance, et la santé psychique est caractérisée par les rapports harmonieux, par l’accord qui existe entre les deux fictions. Dans la contre-fiction trouvent leur expression les expériences et les traditions de la société»[133].

 

Autrement dit le sentiment social compense la volonté de puissance; la société apparaît comme une communauté thérapeutique et le psychologue comme un éducateur qui corrige, un examinateur[134]. En cela A. Adler est en opposition totale avec S. Freud pour qui la culture, production sociale, ne peut en aucun cas le guérir de l’Hilflosigkeit, de la déréliction; elle lui impose même des contraintes qui lui rendent la vie encore plus difficile. En outre il ressort de la citation précédente ainsi que d’autres passages des oeuvres d’A. Adler que la contre-fiction déterminée par les normes sociales représente l’idéal du moi et le sur-moi freudiens. «L’homme est inexorablement guidé, empêché, puni, loué, favorisé par l’idéal social, ce qui fait que chacun non seulement est responsable de son aberration mais doit aussi expier. C’est une loi dure, véritablement cruelle»[135].

 

Ici, il dit en son langage psychologique ce que l’on expose en langage populaire en s’exclamant: je ne peux rien faire il est toujours sur moi; traduisant ainsi que l’autre (substitut du parent) le contrôle constamment. Ce que J. P. Sartre signifiait en disant: l’enfer ce sont les autres. Or que dit encore A. Adler? «Sa raison, son sens commun subissent le contrôle de ses semblables, de la vérité absolue, et visent à la justesse éternelle»[136]. Ce qui est saisissant c’est que l’idéal apparaît bien comme faisant partie de la dynamique de la répression, comme expression de la perte de l’immédiateté naturelle. En même temps se révèle le fait qu’il y a escamotage de la répression parentale et sociale, avec non perception de l’intériorisation de la répression sociale comme l’avait perçue K. Marx, que A. Adler en bon social-démocrate ignore parfaitement, ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’ait point lu. On comprend qu’a fortiori le refoulement ne soit même pas évoqué.

 

Il indique l’existence de la loi, qu’il accepte comme une donnée, avec laquelle il doit opérer, en particulier en adoucir la rigueur, la dominer en quelque sorte et par là affirmer sa volonté de puissance opérant pour le bonheur des autres. C’est l’expression de l’autorépression dont parla K. Marx.

 

L’affirmation de l’existence d’un second moi, fonctionnant comme le sur-moi de S. Freud, est parfois très explicite. «Dans une situation d’insécurité psychique, l’idée directrice, personnifiée, divinisée apparaît souvent comme un second moi, comme une voix intérieure qui, analogue au démon de Socrate, avertit, encourage, châtie, accuse»[137]. Il aborde un phénomène, dont il ne donne pas une explication exhaustive, qui a une grande importance: la soi-disant existence d’entités intérieures ou extérieures communiquant avec l’individu, comme les anges, par exemple.

 

En ce qui concerne la société, la communauté ou la collectivité il les perçoit dans la séparation. Il y a la société et l’individu, avec prééminence de la première. «Les exigences de la collectivité ont réglé les rapports des hommes établis dès l’origine comme allant de soi, comme “vérité absolue”. Car la collectivité préexiste à la vie individuelle des hommes»[138]. Ceci est vrai pour toutes les sociétés, et constitue le fondement du discours étatique: l’individu est dépendant de l’État et doit en subir la contrainte. Mais cela ne concerne nullement l’être naturel, non domestiqué. Donc la psychologie adlérienne résulte de la compréhension de ce qu’est l’homme, la femme, domestiqué(e), et de son comportement.

 

L’enfant advient en ce monde actuel, en étant, simultanément, individualité et Gemeinwesen. Il s’affronte à une femme, sa mère, qui est réduite à l’état d’individu qui, pour coexister avec ses semblables, doit recourir à des règles, à des normes, dans tous les cas à des médiations. Il subit donc une réduction. Selon A. Adler il est réduit à deux sentiments (social, d’infériorité) et à une volonté de puissance. Il interprète la réduction, opère avec et comprend tous les phénomènes qui en découle. Cela nous éclaire sur le phénomène ontosique, mais non sur ce que nous sommes.

 

A. Adler pense en fait qu’il a trouvé la solution pour le devenir de l’individu comme pour celui de l’espèce. «Elle [la psychologie individuelle, NdA] a pu acquérir à partir de nombreuses expériences une conception qui permet dans une certaine mesure de comprendre quelle est la direction à suivre pour arriver à une perfection idéale; elle y est arrivée en établissant les normes du sentiment social»[139]. Ce dernier apparaît donc comme un moyen. Or nous avons vu qu’il est normatif. Donc grâce à la psychologie individuelle, A. Adler connaît la direction que doit prendre l’espèce. Il continue ainsi son exposé.

 

«Le sentiment social signifie avant tout la tendance vers une forme de collectivité qu’il faut imaginer éternelle, comme elle pourrait à peu prés être imaginée si l’humanité avait atteint le but de la perfection. […] le but qui se montrerait le plus apte à réaliser cette perfection, devrait être un but signifiant la collectivité idéale de toute l’humanité, ultime réalisation de l’évolution. […] Notre idée du sentiment social comme forme finale de l’humanité – d’un état dans lequel nous pouvons nous représenter comme résolues toutes les questions de la vie, toutes les relations avec le monde extérieur – représente un idéal directeur, un but qui nous guide»[140].

 

Nous retrouvons le thème de l’inachèvement nécessitant la recherche constante d’une perfection qui, cette fois, est posée réalisable, ce qui l’amène à parler de forme finale, éternelle, où tout est résolu. C’est le désir de l’enfant qui vit dans un monde changeant et dont tout changement est source de bouleversements, de souffrances. Ceci nous amène à considérer la notion de progrès comme ayant une grande dimension ontosique. Elle postule un état inférieur et un devenir vers quelque chose posé comme supérieur. C’est la justification au niveau de l’individu comme à celui de l’espèce des efforts intenses pour sortir d’un situation intenable, douloureuse où il, elle, se trouve. En outre poser quelque chose éternel, c’est opérer dans la séparation et nier l’éternité. La même négation intervient quand la fin d’un devenir est posée comme un accès à une dimension éternelle. En effet le devenir est coextensif à l’éternité. Enfin poser un but qui nous guide c’est poser la dépendance.

 

Nous retrouvons également le thème de l’équilibre: le stade de perfection est celui où règne un équilibre qui atteint sa pleine stabilité puisqu’il est éternel.

 

La société idéale qui assurera entre autre le bien-être de la collectivité opère en tant que contre-fiction vis-à-vis des fictions nuisibles, mais c’est en même temps la fiction fondamentale d’A. Adler. Elle sous-tend, nous l’avons dit, l’idée de progrès[141] qui implique que l’humanité traverse des phases d’essais, d’exercices préparatoires[142]. Après avoir affirmé cela, il déclare: «Ne peuvent survivre parmi eux que ceux qui sont dirigés dans le sens de la société idéale»[143]. La fiction joue le rôle d’un principe sélectif et nous trouvons un soubassement darwinien à la représentation adlérienne et, par delà cette dernière, l’idée que quelque chose d’invisible conduit les hommes et les femmes, comme ce fut exprimé chez Adam Smith: ici, un but caché qui, dans certaines représentations antérieures, put avoir la figure d’un dieu qu’il fallait découvrir.

 

Les révolutionnaires ont proposé un changement social qu’ils voulaient le plus radical possible afin de parvenir à une forme sociale qui signifierait l’achèvement enfin réalisé, et d’aucuns ont parlé de la fin de l’histoire. Ainsi ils sont perlaborés par les mêmes préoccupations qu’A. Adler, et habités par une ontose semblable.

 

Le sentiment social (ou communautaire), le sentiment de communion, exprime la dépendance originelle où s’est trouvé A. Adler, en même temps que ce à quoi il a fait appel pour se sortir de cet état. «Or, si l’on considère qu’à proprement parler tout enfant est un mineur en face de la vie et ne pourrait subsister sans posséder à un degré notable le sentiment de sa communion avec ceux qui sont placés auprès de lui…»[144]. C’est pourquoi ce sentiment a un contenu ambivalent, à la fois répressif dans la dimension du sur-moi et d’aide et, par là, consolateur thérapeutique dans la dimension de la communion proprement dite. Mais l’ambivalence est escamotée du fait même de la volonté d’A. Adler, déjà signalée en note, «d’unir les moyens pour atteindre le but». Le sentiment de communion peut apparaître comme une expression de la volonté de puissance, afin de réaliser la compensation la plus adéquate: sortir de la dépendance. Ainsi ce qu’il théorise sous le nom de Gemeinschafgefühl n’est pas une expression immédiate de la dimension de la Gemeinwesen, mais est une construction qui n’a pu s’effectuer qu’à partir de cette dernière complètement dévoyée par la répression parentale. Cela explique le fait qu’il considère que tous les troubles psychiques relèvent en définitive d’une mauvaise éducation, puisque l’infériorité des organes peut être surmontée, et qu’il accorde une énorme importance à la pédagogie. De même il ne considère pas les horreurs sociales en tant que telles mais comme des défauts, des erreurs sur lesquels il est possible d’agir pour provoquer des améliorations. En généralisant, l’exaltation de la communauté témoigne en partie de la dimension ontosique de l’homme, de la femme, qui l’exprime; c’est-à-dire qu’elle révèle non seulement ce à quoi il, elle, est parvenu(e) à exposer à partir de quelque chose d’inné, mais également la préoccupation de l’enfant sous terreur, voulant être sauvé. Le sentiment social, le sentiment de communion exprime de façon réduite la dimension de la Gemeinwesen. C’est le support pour l’aide recherchée chez les autres afin de pouvoir affronter la répression parentale. Mais c’est aussi le support du désir de trouver la mère idéale, ce qui explique l’ambiguïté dont nous avons parlé, parce que la réalité ne peut pas être totalement expulsée. En effet la mère est celle qui sauve et celle qui réprime. Elle est la contradiction par antonomase, non reconnue, parce qu’insupportable, mais retrouvée partout grâce à de multiples supports. Là est le fondement de l’idéalisation de toute forme de communauté et la recherche constante de cette dernière.

 

Étant donnée l’importance du futur – c’est en tendant constamment vers ce dernier qu’il a pu échapper à sa situation d’infériorité – il est logique que son interprétation des rêves soit totalement différente de celle de S. Freud.

 

«Ce qui, en dormant, se déroule dans le monde de notre pensée sous des formes si singulières, n’est autre chose que la construction du pont qui mène d’une journée à son lendemain. Si nous savons comment un homme prend position dans la vie, comment, à l’état de veille, il a accoutumé de poser ce pont vers l’avenir, nous pouvons comprendre aussi son curieux travail de pontonnier effectué en rêve et en dégager des conclusions. À la base du rêve se trouve donc une prise de position envers la vie»[145].

 

«C’était une de mes premières attaques de l’année 1918 contre la théorie du rêve de Freud, lorsque je soutenais en me basant sur mes expériences que le rêve visait l’avenir, qu’il préparait le rêveur à résoudre un problème à sa propre manière. Plus tard je pus compléter cette conception en constatant qu’il ne le faisait pas par voie du sens commun, du sentiment social, mais par “comparaison”, par métaphore, par des images parallèles, comme le ferait un poète désirant éveiller des sentiments, des émotions»[146].

 

Suit alors une analyse de l’utilisation des comparaisons d’où il ressort que tous, à des dégréés divers, nous les utilisons en vue de provoquer une remontée chez l’autre, afin de le suggestionner (en faisant inconsciemment appel à son état hypnoïde), révélant ainsi une dimension manipulatrice, mais signifiant aussi la sensation, que ressent celui qui opère par comparaison, de ne pas être perçu et d’être obligé de recourir à quelque chose qui mette l’autre en émoi. Autrement dit elles servent à détourner. Et là nous rencontrons ce que A. Adler considère «la fonction la plus importante du rêve, détourner le rêveur du sens commun, comme nous l’avons aussi montré pour l’imagination[147]. Dans le rêve, par conséquent, le rêveur se trompe lui-même»[148]. Il en est ainsi parce qu’en face d’un problème donné, le sentiment social se montrant insuffisant, l’individu recourt à sa fiction, à son style de vie. En cohérence avec l’idée qu’à l’origine du rêve il y a un problème que l’individu ne parvient pas à résoudre, il remarque: «Il est probable que le rêve est toujours précédé d’un état affectif semblable au doute, problème qui exige encore des recherches plus approfondies»[149]. Donc on rêve parce qu’on ne parvient pas à nos fins dans la réalité et, peut-être afin de lever un doute. En conséquence, A. Adler dit d’une autre façon ce que S. Freud a affirmé: le rêve est la réalisation d’un désir. Exactement: «Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé)»[150]. En effet vers où, en règle générale, le rêve détourne le rêveur sinon vers la réalisation d’un désir, bien qu’A. Adler le nie avec véhémence? De même, comme Freud, il admet un contenu manifeste et un contenu latent: «il serait illogique d’interroger le rêve d’après le sens commun». Le rêve permet de «passer outre à la raison pratique»[151], ce qui se produit même à l’état de veille, et donc à affirmer son style de vie, sa fiction. De ce fait: «La comparaison de l’image du rêve avec la situation exogène nous permet de trouver la ligne dynamique que suit le rêveur»[152]. Le rêve est alors un révélateur qui permet au psychologue, qui est un examinateur, de montrer à son patient qu’il est encore attaché à son style de vie, sa fiction, ce qui est cause de ses troubles. Mais ce dernier demeure dans la dynamique de la comparaison. Or, comparer c’est se positionner, non en fonction de nous-mêmes du fait qu’on a perdu la certitude, mais en fonction de divers repères. Cela traduit le fait qu’on s’est perdu.

 

Un dernier caractère mérite d’être signalé: «L’obscurité du rêve, obscurité que l’on peut aussi bien constater dans de nombreux cas à l’état de veille, lorsque quelqu’un essaye de justifier son erreur avec des arguments qu’il va chercher très loin, est donc une nécessité et non un hasard»[153].

 

La comparaison avec ce qui se passe à l’état de veille fournit à A. Adler la possibilité d’ébaucher une explication, qui lui permet de comprendre. Mais il y a un non-dit: pourquoi l’individu est-il dans la confusion, ne veut pas reconnaître son erreur? Pourquoi est-il dans la dynamique de justification ou, dit autrement, pourquoi se sent-il menacé? Il est clair que ceci a lieu aussi bien dans le rêve qu’à l’état de veille. Mais ce qui me semble le plus important c’est la non acceptation de l’obscurité, de la confusion gisant dans le rêve. Cela est dû à la méconnaissance de l’état hypnoïde où règne la confusion, état résultant du traumatisme. Accepter la confusion en tant que telle c’est, dans ce cas, reconnaître ce qui s’est effectivement passé ce qui, à partir de là, peut conduire à revivre le traumatisme. Si on veut, comme S. Freud, interpréter dans tous les cas le rêve où le comprendre selon A. Adler, cela revient à construire un vécu qui peut être compatible avec la représentation; mais c’est alors escamoter le réel. Certes il est possible d’interpréter, de comprendre les rêves et nous verrons l’apport déterminant que constitue l’oeuvre de F. Perls à ce sujet. Mais dans certains cas, il faut les accepter tels quels, car leur contenu manifeste, où règne la confusion, est en même temps leur contenu latent. Cela implique aussi qu’il peut toujours y avoir un résidu d’obscurité dans le rêve, étant donné la manifestation de l’état hypnoïde. Dit autrement: cet état est une immédiateté où nous fûmes placés. Il faut la revivre en tant que telle pour pouvoir accéder à l’être originel, non domestiqué, qui a subi le traumatisme. Enfin, en ce qui concerne S. Freud il a privilégié le rêve parce que, là, il peut interpréter et, ainsi, plus facilement escamoter le réel. Selon ses propres termes, sa conduite est une conduite de défense.

 

Du fait même qu’il minimise l’importance du refoulement, A. Adler nie la censure. «Ce que Freud appelle la “censure” n’est rien d’autre qu’un plus grand éloignement de la réalité, tel qu’il est surtout réalisé dans le sommeil, une abstention voulue du sentiment social dont l’imperfection empêche la solution normale d’un problème présent»[154]. Or, les seuls cas où celle-ci n’intervient en aucune façon c’est dans les rêves totalement confus dont nous avons précédemment parlé.

Nous pouvons maintenant aborder le développement de la personnalité[155] ou évolution psychique de l’individu. Il a abordé ceci avec la caractérologie[156] traitée dans Connaissance de l’homme. «Le caractère, c’est la prise de position psychique, la manière selon laquelle un individu fait face à son milieu; c’est une ligne d’orientation où se poursuit son impulsion à se mettre en valeur, associée à son sentiment social, sentiment de communion humaine»[157]. Et il insiste à la même page pour dire que c’est «une notion sociale». Selon lui «les traits de caractère ne sont nullement innés. […] Mais on peut les comparer à une ligne de conduite qui s’attache à l’individu et lui permet, sans beaucoup de réflexion, d’exprimer en chaque situation sa personnalité distinctive»[158].

 

Un facteur important du développement du caractère est la poursuite de la supériorité qui opère dans le mécanisme de la compensation. Mais cette poursuite «est un but caché. Sous l’action du sentiment de communion humaine, elle ne peut se développer qu’en secret et elle s’abrite toujours sous un masque aimable»[159]. La dimension de l’hypocrisie dont S. Freud a noté la nécessité se retrouve ici. L’individu adlérien ne peut opérer que clandestinement, c’est bien en cela que consiste le développement de la personne qui est un masque. Vivre en société, c’est se masquer.

 

C’est dans le dernier livre qu’il a écrit en 1933, Le sens de la vie, que nous avons déjà abondamment cité, qu’il fait l’exposé le plus complet.

 

Il s’agit en fait d’une phénoménologie. Nous avons déjà mentionné la parenté avec l’existentialisme et le lecteur a pu noter l’occurrence importante du mot situation. «Si maintenant nous quittons, à juste raison, le terrain de la certitude absolue, autour duquel tant de psychologues se débattent, il ne persiste qu’une seule mesure d’après laquelle nous pouvons évaluer l’être humain: sa réaction, son mouvement en face des problèmes inéluctables de l’humanité. En effet trois problèmes nous sont imposés d’une façon irrévocable: l’attitude envers nos semblables, la profession, l’amour. Tous les trois, reliés entre eux par le premier, ne sont pas des devoirs fortuits mais inévitables»[160]. C’est pourquoi peut-il affirmer que «le vrai sens de la vie se révèle dans la résistance que rencontre l’individu lorsqu’il agit d’une façon erronée»[161]. En grande partie la psychologie adlérienne se révèle être une phénoménologie de l’erreur. Ce n’est pas pour rien que pour lui ce qui caractérise la vie des hommes et des femmes, ce sont les devoirs; de même que se pose un problème de sens parce qu’il y a des devoirs.

 

«Il est hors de doute que chacun se comporte dans la vie comme s’il avait une opinion bien arrêtée de sa force et des ses possibilités; comme si dès le début d’une action, il se rendait compte de la difficulté ou de la facilité d’un problème donné, bref comme si son comportement résultait de son “opinion”. […] Notre opinion des faits capitaux et importants de la vie dépend de notre style de vie»[162].

 

«“Plan de vie” et “opinion” se complètent mutuellement. Les deux ont leur racine dans une période où l’enfant est incapable de formuler en paroles et concepts les conclusions de son expérience»[163].

 

«Nous arrivons ainsi à la conclusion, que chacun porte en soi une “opinion” sur lui-même et sur les problèmes de la vie, une ligne de vie et une loi dynamique, qui le régit sans qu’il le comprenne, sans qu’il puisse s’en rendre compte»[164].

 

Ici apparaît bien le thème qui est d’ailleurs indiqué en exergue au début de l’introduction du livre: «L’homme sait beaucoup plus qu’il ne comprend»[165]. Il reprend exactement la même phrase à la page 185 et il ajoute: «Est-ce que son savoir n’est pas éveillé pendant le rêve alors que sa compréhension dort? S’il en était ainsi on devrait pouvoir démontrer des états semblables pendant la veille. Et en réalité l’homme ne comprend rien à son but et le suit quand même. Il ne comprend rien à son style de vie et y est constamment attaché».

 

Ceci se trouve dans le chapitre concernant les rêves dont la théorie scientifique, dit-il, a été élaborée par S. Freud. «Ceci restera à sa gloire, et personne ne pourra la lui contester, pas plus que certaines observations, qu’il considère comme appartenant à “l’inconscient”. Il semble avoir su plus qu’il ne comprenait»[166]. A. Adler ne nous indique pas d’une manière rigoureuse qu’est-ce qui inhibe la compréhension. Cependant dans le cas de S. Freud il nous signale que celui-ci fut un enfant gâté. Il nous parle des difficultés de compréhension de ce dernier, dans le chapitre précédent l’ultime, intitulé Le sens de la vie. Avant d’aborder de façon plus explicite en quoi consiste ce sens dont nous avons déjà vu l’importance, il règle ses comptes avec S. Freud dont le nom est très fréquemment cité. Ce qui ne sera plus le cas ultérieurement. Il nous signale ainsi que selon lui ce dernier n’a pas compris le sens de la vie[167]. Pourtant il manifeste une convergence avec ce dernier: l’importance pour ainsi dire despotique du père. «S’enquérir du sens de la vie n’a de valeur et de l’importance que si on tient compte de la relation homme-cosmos. Il est facile de comprendre que le cosmos est pour ainsi dire le père de toute vie. Et toute vie est constamment en lutte pour suffire aux exigences du cosmos»[168].

 

On a l’impression qu’exposer le problème de l’origine de la vie donne lieu à une remontée. En attribuant la fonction essentielle au père, on sent qu’il a quelque chose à reprocher à sa mère, peut-être son infériorité organique. Dans tous les cas il y a confusion – s’il y a un père c’est qu’il y a une mère – qui se manifeste bien dans la dernière phrase. En effet il y a escamotage de l’opposant à la vie. Contre qui lutte-t-elle pour suffire aux exigences du cosmos? Puisque ce n’est pas contre le cosmos, ce ne peut être que contre elle-même. En conséquence, ce qu’il exprime c’est le fait qu’il dut s’autoréprimer, refouler pour être.

 

L’autre élément de convergence c’est l’importance accordée à Jean-Baptiste Lamarck. «La conception de Lamarck, encore plus proche de la nôtre, nous donne des indications quant à la force créatrice qui est ancrée dans chaque être vivant»[169]. Comme S. Freud et comme S. Ferenczi il pense à la possibilité de créer des organes. Pour lui cela s’effectue sous la pression du sentiment d’infériorité, pour les deux autres sous celle de la détresse.

 

En plus de cette convergence, il existe des analogies. Celle qui me semble la plus significative concerne celle entre la volonté de puissance d’A. Adler et la pulsion de maîtrise de S. Freud.

 

Le sens de la vie c’est d’aller vers la perfection ultime grâce à une adaptation active. «En outre cette notion d’une adaptation active signifie que le corps et l’âme, de même que tout ensemble de vie organisée, doivent tendre vers cette ultime adaptation qu’est le triomphe sur tous les avantages et tous les inconvénients que le cosmos nous impose»[170].

 

Le sens de la vie consiste à découvrir la dépendance par rapport au cosmos qui est rempli d’exigences et parler d’adaptation active c’est avoir l’illusion d’échapper à la dépendance. Il est clair que là il est en face de la répression parentale et tout ce qu’il expose signifie qu’il n’est, comme le pensent les existentialistes, qu’à l’état de projet en vue d’un but final, à partir d’une situation où il se sent inférieur. Jamais il n’est en présence de son immédiateté, de sa réalité.

 

L’adaptation active consiste en une potentialisation du sens social, du sens de communion humaine, de la collaboration, c’est-à-dire dans le renforcement d’un sentiment d’acceptation de l’autre, compensation absolument nécessaire à l’absence d’acceptation originelle. Ainsi, à l’encontre de S. Freud, il place son salut dans un devenir social. Ceci est clairement exprimé dans le paragraphe final du livre où affleure également quelque chose qui n’a pas été exposé auparavant et qui confirme la grande remontée qui affecte A. Adler quand il expose sa solution: le sens de la vie. Rappelons qu’il vient de démontrer, dans le chapitre précédent, sa supériorité par rapport à S. Freud et que, maintenant, face au cosmos, il la révèle inconsciemment à ses parents; il révèle le secret de sa sousvie et de sa survie.

 

Voyons ce paragraphe, cité en son entier. «Une observation précise de la vie individuelle et de la vie collective, aussi bien dans le passé que dans le présent, nous montre la lutte de l’humanité en vue de renforcer le sentiment social. On ne peut faire autrement que de constater que l’humanité est consciente de ce problème et qu’elle en est pénétrée. Ce qui dans le présent pèse sur nous prend son origine dans une insuffisance et une imperfection de notre formation sociale. Ce qui nous pousse pour avancer dans la vie, pour nous débarrasser des erreurs de notre vie publique et de notre personnalité, c’est le sentiment social opprimé. Il vit en nous et essaye de percer, il ne paraît pas être suffisamment puissant pour s’affirmer envers et contre toutes les oppositions. Il y a lieu d’espérer que dans un temps lointain la puissance du sentiment social triomphera de tous les obstacles extérieurs s’il est donné à l’humanité suffisamment de temps pour cette réalisation. À cette époque l’être humain manifestera son sens social comme il respire. Jusque-là il ne nous restera rien d’autre à faire qu’à comprendre cette évolution nécessaire des choses et à l’enseigner aux autres»[171].

 

Au moment où il jubile de dire sa solution, ce qu’il fait à partir de la totalité de son être, se manifeste la remontée du moment originel: l’être qui a subi l’oppression et qui n’a pas eu assez de force pour s’affirmer. Ce fut le moment où s’imposa son infériorité. En conséquence, il reconnaît l’existence d’une répression qu’il a toujours escamotée car, il faut y insister, il ne s’est jamais agi auparavant d’un sentiment social opprimé qui vit en nous. À partir de là son exaltation tombe, et il entre dans la consolation: «Il y a lieu d’espérer…». Il expose ensuite l’essence de son réformisme: comprendre et enseigner aux autres, fondé sur la perception que: «L’homme sait beaucoup plus qu’il ne comprend». Il manifeste également son impuissance, sa réduction à comprendre parce qu’il faut attendre, parce que, pour le moment, il ne peut avoir une efficience. On comprend pour masquer une impuissance, pour refouler. Plus exactement, dans beaucoup de cas, comprendre c’est refouler.

 

Le sentiment social opprimé qui vit en nous et essaye de percer, c’est la métaphore de l’être originel qui désire être accepté. Pour y parvenir il aspire à renforcer chez les autres le sentiment social, de communion humaine. Il faut mettre les autres en situation d’acceptation, cela revient à sauver les autres pour être sauvé! La finalité psychique a une dimension sotériologique. La psychologie d’A. Adler est une téléologie. «Et ce que Hildebrandt a dit de la psyché normale est encore plus vrai de la psyché nerveuse: “Le grand être qui nous entoure et nous pénètre est traversé par un grand avenir qui tend vers l’être parfait”»[172]. Là se manifeste une profonde différence d’avec S. Freud. Celui-ci accorda l’importance essentielle aux données originelles, A. Adler au but final, ce qui, nous y insistons, lui permit de court-circuiter le refoulement. «Le rôle insignifiant que le substratum originel joue dans la formation du caractère nous est encore prouvé par le fait que la fiction directrice ne réunit, pour les grouper et les unifier, que les éléments psychiques utilisables, que les aptitudes et souvenirs qui s’harmonisent avec le but final»[173].

 

«Si le névrosé souffre, ce n’est pas parce qu’il est obsédé par ses réminiscences. Au contraire, c’est lui-même qui crée ces réminiscences»[174].

 

En affirmant cela, il rejoint, en partie, la théorisation de S. Freud à propos des souvenirs écrans, recouvrants, et il anticipe sur la théorisation des faux souvenirs, théorisation qui est utilisée pour nier le revécu opéré dans diverses thérapies comme celle du primal.

La recherche d’un sens est une recherche ontosique qui s’impose du fait de la coupure originelle de la continuité. C’est essayer de combler le hiatus opéré par cette dernière et, en même temps, du fait du désarroi induit en l’individu, c’est chercher une signification à tout ce qui se manifeste du fait de la perte de toute immédiateté. Chercher un sens c’est tenter de remettre en mouvement ce qui a été figé par suite du traumatisme, ce qu’A. Adler a intuitionné en parlant de mouvement figé. Tout est support pour donner un sens. C’est le germe de la conduite superstitieuse.

 

Pour A. Adler il n’y a pas de séparation nette entre normalité et névrose. Par là, il a d’une certaine façon, tout comme S. Freud, perçu inconsciemment l’ontose. En toute femme, en tout homme, la névrose existe à l’état potentiel. En conséquence l’explication qu’il donne des névroses fait appel aux trois «piliers» dont nous avons parlé.

 

«Les défectuosités constitutionnelles et autres états analogues de l’enfance font naître un sentiment d’infériorité qui exige une compensation dans le sens d’une exaltation du sentiment de personnalité. Le sujet se forge un but final, purement fictif, caractérisé par la volonté de puissance; but final qui acquiert une importance extraordinaire et qui attire dans son sillage toutes les forces psychiques. Né lui-même de l’aspiration à la sécurité, il organise les dispositifs psychiques en vue de cette sécurité et se sert principalement du caractère névrotique et de la névrose fonctionnelle. La fiction dirigeante est construite d’après un schéma simple et infantile et affecte d’une manière particulière le mode d’aperception et le mécanisme de la mémoire»[175].

 

Les troubles psychiques et les névroses dérivent d’un défaut de la compensation et d’une défaillance du sentiment social. Cette défaillance fait qu’il n’y a plus selon A. Adler de contre-fiction, donc de rétroaction; d’où il s’opère une autonomisation, qui constitue un échappement en lequel la névrose devient de plus en plus puissante. Toutefois, il n’a pas mis en évidence le phénomène d’autonomisation, bien qu’il l’ait approché. «Avec l’apparition du sentiment d’insécurité et d’infériorité et à mesure que l’individu s’abstrait de la réalité, la contre-fiction diminue de valeur à ses yeux, recule à l’arrière-plan, pour céder aux dispositions névrotiques, au caractère nerveux, au sentiment exagéré de la personnalité»[176]. L’autonomisation commence par le phénomène d’abstraction, d’arrachage de la réalité. Ensuite ce qui s’autonomise échappe aux déterminations qui président à sa genèse. À ce propos il n’a pas perçu le phénomène au niveau de l’humanité, le développement énorme du désir de puissance, une folie de l’espèce.

 

«Maintenant nous voyons ce qu’est en réalité la névrose: un essai d’éviter le plus grand mal, un essai de maintenir à tout prix l’apparence de la valeur, tout en désirant arriver à ce but sans payer de frais»[177].

 

«La névrose est l’exploitation automatique de symptômes nés par un effet de choc, mais soustraits à la compréhension du malade. Cette exploitation caractérise surtout les sujets qui craignent trop pour leur prestige et qui déjà dans leur enfance, le plus souvent en tant qu’enfant gâté, ont été attirés sur cette voie de l’exploitation»[178].

 

Le discours du névrosé, selon A. Adler, peut se résumer en cette formule: je suis plus que cela, mais vous me limitez à ça, qui traduit bien ce qu’il a pensé de lui-même, lorsqu’il était petit enfant et qu’adulte il a continué à penser. Ce discours révèle bien que ce qui a permis au premier à sousvivre et survivre devient un obstacle au développement de l’adulte, et ceci est valable pour tous. Et c’est tout à fait logique qu’il écrive: «Et sa névrose, c’est-à-dire ce que nous entendons par névrose, à savoir l’exacerbation des prédispositions infantiles…»[179]. Mais ceci au lieu de conduire A. Adler sur la voie de la mise en évidence de la répression parentale, l’amène à faire porter à l’enfant la responsabilité de la névrose.

 

Nous avons vu, dans diverses citations, que selon la conception adlérienne, l’individu normal ou névrosé, au cours de son développement se sert, utilise, exploite, instrumentalise ce qui est à sa disposition, en lui-même, dans son environnement, pour réaliser son style de vie, pour effectuer sa volonté de puissance. Par là il décrit son parcours ce qui implique qu’au départ il ne remette rien en cause du monde en place, du fait même qu’il entérine la séparation. Il ne fait que compenser c’est-à-dire accepter tels quels les fondements de la société et je dirai de l’ontose, compenser pour annihiler son inquiétude qui lui apparaît comme constitutionnelle. À l’aide de citations plus ou moins commentées, je vais exposer la réalité de ce qui est avancé.

 

La société, répétons-le, est acceptée en tant que telle. Il parle de défectuosités de la culture comme nous l’avons cité précédemment. À la limite le comportement de l’individu devrait être celui d’utiliser celles-ci en les retournant grâce à sa volonté de puissance, opérateur fondamental de la compensation.

 

«L’écorce terrestre, sur laquelle nous vivons, oblige l’humanité au travail et à la division du travail»[180].

 

«La division du travail est un facteur absolument indispensable au maintien de la société humaine. Elle implique pour chacun l’obligation de remplir sa place en un certain lieu»[181]. Belle expression de l’intériorisation de la répression; ainsi que du rapport social de la société où il vécut, encore dominée par la hiérarchie. On a l’affirmation sous une autre forme de ce qui était écrit sur le temple de Delphes: connais-toi, toi-même; c’est-à-dire que chacun doit connaître sa place dans le corpus social et ne pas essayer d’en sortir. Le contenu social-conformiste de cette phrase reprise par Socrate a été mise en évidence par George Thompson.

 

«Mais personne n’est pourvu d’une compréhension suffisante au point de pouvoir porter de lui-même un jugement correct. C’est pourquoi il faudrait confier cette question à des psychologues experts»[182]

 

«L’homme doit apprendre à vaincre la nature pour se servir d’elle»[183].

Cette représentation de la dynamique de vie permet d’affirmer que tout trouble psychique d’un individu est lié à une mauvaise utilisation des éléments de son entourage, ce qui du même coup enlève toute responsabilité aux parents et empêche évidemment de percevoir la répression parentale. «Ou bien il peut en résulter des récriminations contre la famille, ce qu’il faut également prévoir pour faire comprendre d’avance au malade que sa famille n’est responsable que tant qu’il la rend responsable par sa conduite et qu’elle sera immédiatement libérée de toute responsabilité, dès qu’il se sentira guéri. De plus, il faut bien expliquer au malade qu’il ne peut exiger de la part de son entourage plus de savoir qu’il n’en possède lui-même et que c’est sous sa propre responsabilité qu’il a utilisé les influences de son entourage comme éléments pour développer son style de vie erroné. Il est aussi utile de mentionner que les parents, au cas où ils seraient fautifs, pourraient en rejeter la responsabilité sur leurs propres parents, ces derniers sur leurs grands-parents, etc.; il n’existe donc pas de faute, du moins dans le sens que le malade attribue à ce mot»[184]. A. Adler veut dire que s’il y a faute c’est dans le sens d’erreur. Mais il n’y a pas de faute et cela en aucun sens. Toutefois, il y a bien responsabilité, au sens causal du terme, des parents, et la répression parentale se transmet de génération en génération, depuis que l’espèce a abandonné un devenir naturel.

C’est dans cette affirmation que se manifeste au mieux l’acceptation complète du monde en place et de tout le devenir dont il est le produit. Ceci nous explique que bien qu’il préconise d’accorder de l’importance aux enfants, de les traiter correctement, refusant les punitions etc. il entérine bien des représentations traditionnelles à leur sujet, comme celle de l’enfant agresseur. «C’est dans les privations temporaires et les sensations de malaise des premières années d’enfance qu’il faut chercher le point de départ, la source d’un certain nombre de traits de caractère, très généraux, qui font de l’enfant un agresseur»[185].

 

Donc, en reprenant notre thème, si on accepte on utilise; phénomène qu’on a déjà vu. Cependant il convient de revenir sur le fondement utilitariste de la théorie d’A. Adler en reportant quelques citations de L’utilitarisme de John Stuart Mill, qui montrent la parenté de pensée entre les deux hommes. «Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit – le monde étant comme il est fait – est un bonheur imparfait».

 

«Être vertueux, selon la morale utilitaire, c’est se proposer d’accroître le nombre des heureux…».

 

«Mais ce sentiment (sentiment) naturel puissant qui doit nous servir de base, il existe, et c’est lui, dès que le bonheur général est reconnu comme idéal moral, qui constitue la forme de la moralité utilitariste. Ce fondement solide, ce sont les sentiments (feelings) sociaux de l’humanité; c’est le désir de vivre en bonne harmonie avec nos semblables».

 

Enfin celle-ci où nous trouvons également une parenté avec la pensée freudienne. «La doctrine qui donne comme fondement à la moralité l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes (right) ou sont mauvaises (wrong) dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par “bonheur” on entend le plaisir et l’absence de douleur; par malheur (unhappiness), la douleur et la privation du plaisir»[186].

 

À l’utilité s’ajoute la dimension de la praticité, c’est-à-dire de la possibilité d’utiliser à cause de la commodité. C’est l’expression et la justification d’une conventionnalité qui est proche de ce qui est théorisé dans le pragmatisme et qu’on retrouve chez certains épistémologues. Cela revient à dire que pour sousvivre et survivre l’individu recourt à des expédients.

 

«Si l’homme sain se sert de fictions, c’est uniquement à cause de leur utilité pratique, parce qu’elles lui fournissent un point de départ commode pour aborder la réalité et la vie»[187].

 

«Nous ne pouvons nommer morale et éthique que ce qui est utile à la communauté. […] Pour établir les formes utiles à la société, nous nous servirons des mêmes mesures. Nous ne pouvons reconnaître comme valables que celles qui se placent sur le plan de l’utilité générale». Dès lors on comprend fort bien qu’il déclare: «ce qu’un individu dit ou pense de lui-même est absolument sans importance, nous ne pouvons en faire aucun cas. Nous ne pouvons apprécier que les actes» [188].

 

Au fond n’est valable que ce qui est effectuable donc ce qui peut être mis en pratique, intervenir dans une praxis. D’où, inversement, ce qui apparaît comme réel est ce qui peut relever d’une pratique. En conséquence peu importe ce que pense l’individu, ce qui compte c’est ce qu’il met en pratique et ceci s’opère à travers des actes. En affirmant cela A. Adler retrouve une formulation de K. Marx. Nous avons déjà relevé cette occultation de la subjectivité ou, plus exactement, de l’individualité, chez ce dernier. Mais c’est encore plus grave en ce qui concerne le premier. Cela indique qu’il ne dut pas être souvent à l’écoute de ses patients, ou que ceux-ci le mimèrent trop. Il entérine le discours parental, tenu à l’enfant, où il est dit: je te juge à tes actes, je ne tiens pas compte de ton discours. Or ce que l’individu pense de lui-même est très important à connaître pour justement percevoir les données de son ontose, l’acuité de sa souffrance. Le refus de tenir compte de cette pensée de l’autre cache probablement la peur de ne pas pouvoir faire le lien entre celle-ci et les actes, peur d’être égaré par le discours de l’autre, peur d’une remontée que celui-ci peut induire.

 

À l’utilitarisme, au pragmatisme, s’ajoute l’instrumentalisme. Celui-ci opère dans le comportement des individus entre eux, mais aussi d’une façon pour ainsi dire sublimée, pour renforcer le progrès, donc le bien être commun. Dans ce cas, hommes, femmes, enfants, sont réduits à l’état d’objets vis-à-vis d’une entité, le progrès social.

 

«Je pense que le résultat des observations de la psychologie individuelle est le suivant: notre tâche doit être de nous développer nous-mêmes ainsi que nos enfants pour devenir les instruments du progrès social»[189].

 

Nous tenons compte de ce qu’il pense; mais que s’est-il produit au sein de la société? Dans une aire géosociale donnée, l’activité des hommes et des femmes a engendré le capital qui, au départ, est un rapport social. Il fut un objet pour la classe bourgeoise puis capitaliste. Toutefois la mystification fit qu’il put apparaître en tant que tel également aux ouvriers et aux paysans, et il le devint. En conséquence, il s’imposa comme un objet de l’espèce. Ultérieurement, à travers le procès d’anthropomorphose, il devint sujet. Dès lors tout homme, toute femme, est instrumentalisé(e) pour contribuer à son développement et le rapport d’exploitation est escamoté. Lors de la prise en compte des psychanalystes théoriciens de l’objet[190], je reviendrai plus amplement sur cette question.

 

Cette théorisation est celle d’un homme que W. M. Johnston définit ainsi: «Ce self-made man qui n’eut aucun scrupule à jouer de la Protektion ou à en recueillir les fruits se distingua par son allant et un tempérament brutal»[191]. Toutefois je sens une certaine charge de cet auteur sur A. Adler dont il présente parfois imparfaitement l’oeuvre. «Adler prétendait extirper la névrose en éveillant la volonté de puissance. Freud écarta ce volontarisme comme une forme de couéisme, laissant entendre qu’elle ouvrait à la petite bourgeoisie les voies de l’accomplissement-de-désir»[192]. Or, pour soigner les névroses, A. Adler cherchait surtout à renforcer, ou même à éveiller le sentiment de communauté insuffisamment développé chez le névrosé, ce qui l’empêchait d’assurer sa fonction de contre-fiction. En revanche le reproche de volontarisme que lui fit S. Freud est justifié. Les réformateurs, comme le nota A. Bordiga, sont des volontaristes et il nia en être un. Le couéisme – qui anticipe sur la pensée positive – est une forme d’autosuggestion. Mais S. Freud n’en fut-il pas victime au cours de son auto-analyse et ne recourait-il, au moins inconsciemment, à la suggestion lorsqu’il effectuait une analyse?

 

Son acceptation de la société fait qu’il entérine les rapports sociaux et s’en sert d’opérateurs. Ainsi la femme est placée dans une situation d’infériorité dans la société; d’où le féminin représente l’inférieur, il en est l’équivalent, voire le synonyme. En conséquence la compensation consiste à vouloir être un homme. C’est la protestation virile qui, quoi qu’en dise S. Freud n’a rien à voir avec la sexualité. Elle s’impose évidemment chez l’homme et est liée à la volonté de puissance, mais aussi chez la femme. «Les avantages que présente la nature masculine exercent une grande et séduisante attirance. On ne sera pas surpris de rencontrer souvent des jeunes filles qui se donnent comme ligne d’orientation un idéal masculin…»[193]. Il est significatif qu’il ne limite pas son discours à une donnée sociale, mais qu’il donne un fondement naturel à la supériorité masculine. Ceci n’empêche pas qu’il considère l’infériorité de la femme comme un préjugé, mais ceci s’effectue au niveau conscient, à celui du discours théorique. Inconsciemment il persiste à vivre l’infériorité de la femme, ce qui s’enracine dans tout son vécu et particulièrement dans le rejouement fondamental d’une compensation à laquelle il n’a pas fait allusion: pour contrebalancer la toute-puissance de la mère, l’homme pose la femme comme inférieure à lui. Cette dernière ne peut pas opérer de la même façon, mais elle a elle aussi peur de la mère et manifeste également une tendance à vouloir compenser sa toute-puissance. D’où, souvent son ambiguïté face au discours du mâle. Du fait de la non remise en cause de la répression parentale et de la coupure d’avec le reste de la nature, A. Adler est amené, là encore, à souhaiter une amélioration: une éducation plus adéquate. «Ce qu’il faut que la culture nous procure au plus tôt, ce sont des modes d’éducation féminine, qui produisent une meilleure réconciliation avec la vie»[194]. La culture est élevée au rang de démiurge ce qui le remet dans la dépendance et la minorité.

 

Étant donnée sa position réformiste A. Adler, plus qu’un thérapeute, est un éducateur[195]. Le final de Le sens de la vie, qui a été reporté (p. 43), l’exprime de façon adéquate. Éduquer est l’activité à laquelle il est pour ainsi dire condamné en attendant que la société idéale se réalise. Éduquer c’est attendre et compenser. «La tâche qui s’impose à l’éducateur, à l’instituteur, au médecin, au conseiller psychologique est la suivante: augmenter le sentiment social et par là renforcer le courage de l’individu…»[196].

 

«Or le vrai sens de la vie se révèle dans la résistance que rencontre l’individu lorsqu’il agit d’une façon erronée. Le problème de l’enseignement, de l’éducation et de la guérison est de jeter (ou de raccorder) un pont entre ces deux données: sens réel de la vie et action erronée de l’individu»[197].

 

Pour compenser il faut d’abord comprendre, d’où l’importance de la connaissance qu’il a exposée dans Connaissance de l’homme et qu’il affirme fortement.

 

«La technique de la psychologie individuelle pour l’exploration du style de vie doit donc supposer en premier lieu une connaissance des problèmes de la vie et de leurs exigences vis-à-vis de l’individu»[198].

 

Dans le cas du très jeune enfant il y a des difficultés. «Quant à savoir comment l’impulsion à la puissance, ce mal le plus lancinant pour la culture humaine, peut être affrontée et activement retournée[199] de la manière la plus profitable, la difficulté provient de ce qu’à l’époque où cette tendance apparaît, il est malaisé de s’entendre avec l’enfant. […] Autre difficulté: les enfants ne parlent pas ouvertement de cette impulsion; ils la dissimulent et c’est secrètement qu’ils cherchent à la mettre en oeuvre, sous le couvert de leur bonne volonté et de leurs sentiments affectueux»[200].

 

Mais l’existence d’une perfectibilité permet de trouver une solution. «Dans ces simples conditions, dans cette tendance de l’enfant à surmonter son état de faiblesse, ce qui à son tour déclenche l’incitation à développer une foule de capacités, se trouve fondée la possibilité de l’éducation»[201].

 

Ainsi s’impose une perspective illuministe: il faut sortir d’un état de minorité, et il n’y a que des erreurs dues à un défaut de connaissances, de lumières. «Punir n’a aucune utilité, le style de vie est fixé après la quatrième ou cinquième année d’existence et ne peut être modifié que par l’autoreconnaissance par le sujet de ses fautes et de ses erreurs. Que peut-on changer par la parole? Uniquement des erreurs»[202].

 

Toutefois il y a un petit flottement. Pourquoi, en effet, parler de fautes si elles ne sont que des erreurs? Il est difficile à A. Adler de refouler totalement un sentiment de culpabilité, composante de l’ontose. Ceci n’enlève rien à la grande positivité de son comportement vis-à-vis des enfants qu’il tend à accepter en tant qu’êtres. Mais il est difficile de ne pas rejouer quelque peu, comme cela apparaît avec son besoin de contrôler.

 

Mais que signifie comprendre? C’est finalement admettre pour refouler. L’adulte porte un masque de compréhension derrière lequel il y a l’enfant meurtri. De même, avoir du caractère c’est masquer notre réalité enfantine, l’enfant qui a été bloqué dans son devenir naturel. Au fur et à mesure que l’ontose s’est édifiée, amplifiée, il a fallu produire divers systèmes de compréhension qui, avec l’ensemble des théories justifiant le devenir hors nature et visant à sécuriser Homo sapiens, constituent le procès de connaissance. Dit autrement, la connaissance est en grande partie utilisée pour refouler.

 

«Éduquer, dans le sens le plus large du mot, signifie donc, non seulement laisser agir des influences favorables, mais aussi contrôler exactement ce que le pouvoir créateur de l’enfant en tire, pour ensuite, en cas de création erronée, aplanir la voie pour l’amélioration»[203].

 

Éduquer pour améliorer, réformer, c’est ne pas aller à la racine des choses, c’est se satisfaire d’une connaissance, d’une compréhension qui permettent de construire, d’édifier par-dessus un vécu inconscient, mais qui tend par le phénomène de la remontée à parvenir à l’achèvement du procès, c’est-à-dire à devenir conscient. C’est pourquoi l’oeuvre d’A. Adler nous apparaît, particulièrement en ce qui concerne Le sens de la vie, comme un traité du savoir-vivre dans le monde qu’il connut; traité qui implique la mise en évidence des droits et des devoirs, comme fondements de la vie sociale. D’où l’intégration de la séparation.

 

Savoir-vivre c’est savoir s’adapter en utilisant sa volonté de puissance, c’est connaître le catalogue des erreurs afin de pouvoir les éviter ou y remédier. Par sa caractérologie, tout particulièrement, il fait penser à La Bruyère, Vauvenargues, La Rochefoucauld qu’il cite d’ailleurs, Georg C. Lichtenberg etc. On pourrait également trouver des équivalents dans l’aire chinoise, et ailleurs. Je voudrais à titre d’exemple citer quelques aphorismes des aphoristes viennois, ses contemporains. Tout d’abord de Hugo von Hofmannsthal: «L’anthropocentrisme est aussi une forme de chauvinisme. […] Où trouver son moi, toujours dans la fascination la plus profonde que l’on a éprouvée»[204].

 

De Richard von Shaukal: «Qu’est-ce que le bonheur? Être libéré du désir. […] L’homme domine les éléments depuis qu’il a perdu tout contact avec eux. […] Nul ne sait à quoi il ressemble: le miroir ne donne jamais, à celui qui s’y observe, que l’image de son regard»[205].

 

De Marie von Ebner-Eschenbach: «Les pires maladies ne sont pas les maladies mortelles, mais les maladies incurables»[206]. Incurables, avec lesquelles on est condamné à vivre. On pourrait gloser en disant: ce sont des maladies dont l’issue n’est pas la mort, mais la vie. Elles sont donc vivifiantes mais elles entraînent la nécessité du médecin permanent ce qui, d’une certaine façon, est exprimé dans l’aphorisme de Karl Kraus: «La psychanalyse est cette maladie mentale dont elle prétend être le remède»[207]. En même temps que le sarcasme, est exprimé quelque chose d’exact qui prouve qu’il avait profondément senti ce qu’avait exposé S. Freud et qu’il en avait été vivement touché. La psychanalyse est l’expression d’une ontose qui est la base même de la maladie mentale. Elle est à la fois mise en évidence, sans la découvrir, de l’ontose et la tentative de l’éliminer. On peut la percevoir comme l’analogon de la mère. En effet du fait qu’elle cause, par sa non acceptation de la naturalité de l’enfant, la rupture de continuité où s’origine l’ontose, elle est simultanément fondée en tant que cause de troubles et en tant qu’être thérapeutique.

 

Quand la voie de la radicalité, c’est-à-dire de la recherche de la racine de ce qui trouble l’espèce, le mal, est abandonnée ou non empruntée, s’impose alors la tendance soit de tout rejeter (nihilisme) soit de faire avec, d’utiliser, réformer. Le programme réformiste consiste, bien souvent, à proposer un traité de savoir-vivre et tous les moralistes ont une dimension réformiste. En effet la morale, qu’elle soit d’Aristote, d’Immanuel Kant, de Theodor W. Adorno, est un traité de savoir-vivre (toujours en fait sousvivre et survivre), de devoir-vivre.

 

Pour redonner la parole à A. Adler, voici une citation de Connaissance de l’homme qui exprime, d’une part, l’escamotage de l’essentiel, d’autre part, l’essence du réformisme: réformer c’est escamoter. «C’est pourquoi il importe de placer déjà le nourrisson dans des conditions ne permettant pas aisément de donner essor à une fausse conception de la vie»[208]. L’escamotage produit un hiatus qui est masqué par la morale: grâce à des règles il est possible de rétablir une continuité artificielle qui s’exprime bien dans le rôle social. Réformisme et morale vont de pair. «Il faudra rechercher s’il tient son rôle social ou au contraire s’il hésite à le tenir…»[209]. C’est là que s’affirme pleinement l’influence d’I. Kant dont A. Adler reprend l’impératif catégorique. «[…] c’est ainsi que la formule de l’impératif catégorique kantien s’applique à l’ensemble du caractère, puisqu’elle exige que dans chacune de ses actions chacun se comporte comme si les mobiles qui le guident devaient être élevés à la dignité d’une maxime générale»[210].

 

«[…] je considérerai comme justifiée toute tendance dont l’orientation fournit la preuve irréfutable qu’elle est guidée par le but du bien-être de l’humanité entière. Je considérerai comme erronée toute tendance qui contredit ce point de vue ou dans laquelle ce point de vue est vicié par la formule de Caïn: “Pourquoi dois-je aimer mon prochain?”»[211].

 

Nous avons vu quelques analogies entre la démarche d’A. Adler et celle de S. Freud. En voici une autre. Ce dernier a été mis en présence de la théorie du traumatisme et celle du fantasme comme cause des troubles psychiques. Il opta en définitive pour la deuxième. A. Adler a perçu les méfaits causés aux enfants et a dénoncé le fait de les gâter. Il opta pour une théorie utilitariste où finalement les enfants présentent des défauts. Voyons de prés ce qu’il expose au sujet des torts faits à leur sujet. «C’est même constamment qu’on attire l’attention de certains enfants sur leur faible importance, leur petitesse, leur infériorité. D’autres sont traités comme des jouets, des divertissements; ou bien on les regarde comme une propriété à conserver très particulièrement. […] on fait sentir à l’enfant qu’il est là pour satisfaire ou pour mécontenter les adultes. Le profond sentiment d’infériorité ainsi cultivé chez les enfants peut encore subir un renforcement vu certaines caractéristiques de notre existence. En fait partie l’habitude de ne point prendre les enfants au sérieux, de signifier à l’enfant qu’il n’est proprement personne, qu’il ne possède aucun droit, qu’il doit toujours faire place aux adultes, s’effacer devant eux, qu’il lui faut garder le silence et ainsi de suite. […] En outre, un certain nombre d’enfants grandissent sans cesser de craindre que tout ce qu’ils font ne soit tourné en dérision. La fâcheuse habitude de se moquer des enfants s’avère on ne peut plus préjudiciable à leur développement»[212]. Il dresse un catalogue, incomplet, des mauvais traitements infligés aux enfants de la part des parents sans se poser la question du pourquoi de comportements aussi aberrants. C’est compréhensible car cela l’entraînerait dans une recherche causale qu’il refuse consciemment pour une raison inconsciente: cela le mettrait en présence d’une trop grande souffrance. Là aussi il opère comme S. Freud. Dès lors il va faire endosser à l’enfant la responsabilité de ce qu’il subit, en déclarant, par exemple, qu’il a un besoin excessif de tendresse. Cela recoupe son idée, déjà citée, que: «L’enfant ne prend aucune responsabilité».

 

Une autre analogie est la volonté de fonder leur psychologie sur une base biologique laquelle finalement va servir à escamoter le phénomène essentiel de l’ontose causée par la répression parentale. Pour A. Adler la question est évidente, étant donné le rôle de l’infériorité organique et du phénomène de compensation réalisée grâce au système nerveux. À ce propos il est intéressant de noter que les partisans de l’hygiénisme, comme H. Shelton, accordent eux aussi une très grande importance à ce système, plus particulièrement à l’énergie nerveuse qui n’est jamais clairement définie. En revanche son rôle est de permettre l’élimination. Autrement dit, cette énergie compense la toxémie. Ce n’est que lorsqu’elle est insuffisante qu’il y a maladie qui est une crise d’élimination qui, si elle n’est pas contre-carrée par l’intervention médicale, assure l’autoguérison. Ce faisant les hygiénistes escamotent en très grande partie la dimension psychique de toute maladie. Leur escamotage n’est possible que parce que leur théorie est adéquate à ce qui se produit, mais elle est parcellaire. La théorie de la compensation permet à A. Adler d’escamoter la répression parentale. Or, cette théorie a comme support biologique le concept d’homéostasie, du maintien de l’équilibre. Nous avons vu que pour lui le but de l’espèce est de parvenir à une société idéale où s’imposera un équilibre éternel. Ce concept d’homéostasie a été critiqué et certains théoriciens lui ont préféré celui d’homéorhésie où l’idée de statique est remplacée par celle d’écoulement et donc de mouvement. D’autres sont allés plus loin et ont violemment critiqué le concept, ainsi Ludwig von Bertalanffy, fondateur de la théorie des systèmes, qui rapproche ce dernier de la théorie de la stimulation-réaction, ce qui le conduit à affirmer ceci: «La psychologie américaine de la première moitié du XXe siècle était dominée par le concept d’organisme réactif, ou plus dramatiquement par le modèle de l’homme-robot. Toutes les grandes écoles américaines de psychologie admettaient cette conception, qu’il s’agisse du béhaviorisme et du néo-béhaviorisme, des théories de la formation et de la motivation, de la psychanalyse, de la cybernétique, du cerveau-ordinateur, etc.»[213]. Pour comprendre l’inclusion de la psychanalyse dans cette liste, citons ce passage concernant S. Freud. «Selon Freud l’organisme tend avant tout à éliminer les tensions et les attaques pour atteindre le repos dans un état d’équilibre gouverné par le “principe de stabilité” que Freud a emprunté au philosophe allemand Fechner»[214]. Autrement dit, il expose, pour ensuite le rejeter, le fondement scientifique que ce dernier a voulu donner à sa théorie afin, pourrait-on dire, d’être pris au sérieux. Mais en ce qui concerne l’essentiel de cette dernière, L. von Bertalanffy l’ignore. En effet chaque fois qu’il parle de l’inconscient freudien il ne fait même pas allusion au refoulement. «L’inconscient freudien, ou id [c’est-à-dire le ça en anglais, NdA] ne comprend que des aspects limités; déjà les auteurs préfreudiens avaient fourni une étude plus compréhensible des fonctions inconscientes»[215]. Cela lui permet de ne pas prendre en compte ce qui remet littéralement tout en cause et de participer à la vaste entreprise qui commence dès l’époque de S. Freud: résorber ce moment fondamental de dévoilement de l’ontose, gros inexorablement de la perception de la répression parentale. D’une certaine façon tout le développement des sciences humaines a pour but d’éliminer la découverte du refoulement[216]. En ce sens l’oeuvre de S. Freud subit le même sort que celle de K. Marx. L’analogie va très loin parce que leurs propres disciples ont participé à cette oeuvre d’effacement. Nous le verrons dans le cas de C. G. Jung, et d’autres, comme nous l’avons vu ici chez A. Adler. Je puis aller plus loin et dire que l’ensemble des oeuvres du mouvement psychanalytique a pour contenu une occultation du refoulement et que, donc, ce mouvement a opéré, au second degré, un immense refoulement. En ce qui concerne A. Adler et le fondement biologique de sa théorie, nous ferons remarquer que bien que psychologue partisan de l’inconscient, il ne s’est pas posé la question de savoir si l’infériorité des organes ne pouvait pas avoir une origine psychique, si, par exemple, le refus d’une grossesse ne pouvait pas avoir de profondes conséquences sur le développement biologique de l’embryon; ce dont je suis persuadé.

 

À propos de la théorisation de l’infériorité, il convient de revenir à son sujet. Elle est l’expression de la séparation qui mutile. Ce qui a été subi est posé en tant qu’opérateur de connaissance. On ne peut affirmer l’infériorité de Homo sapiens que si on le prive de sa dimension Gemeinwesen, que si on pose des individus. Le mode d’être de Homo sapiens est communautaire. C’est en fonction de cela qu’on doit le comparer aux autres animaux. De même qu’on doit tenir compte de sa capacité à fabriquer des outils. Depuis les australanthropes formant ce que je nomme Homo emergens, la production d’ outils est liée à la lignée humaine. De même l’inachèvement de Homo sapiens à la naissance, n’apparaît en tant qu’infériorité que du fait de la non réalisation de l’haptogestation. Donc l’inachèvement est déterminé par le rapport à la mère. Pour l’homme cela engendre en lui la nécessité de rechercher la femme afin de s’achever. Tel est le contenu de l’éternel féminin qui nous tire en avant, fondant une recherche de la perfection dont A. Adler s’est fait l’interprète et que S. Freud interpréta à sa manière. Pour la femme cette recherche s’effectue en essayant d’être la mère idéale ce qui lui permet en même temps de s’identifier à son enfant.

 

Après cette rapide investigation des analogies[217] entre les deux psychologues, on peut conclure en affirmant qu’entre eux une différence importante s’impose. S. Freud apparaît plus profond du fait de sa recherche de la scène primordiale, A. Adler apparaît plus superficiel dans la mesure où il fait avec, compense. Ce qui explique qu’il aille plus vite que son aîné. Il aborde avant lui diverses questions que S. Freud n’affrontera que plus tardivement, lui fournissant le possible de dire que ce dernier accepte sa théorie sans l’admettre. La superficialité de l’un et la profondeur de l’autre s’expriment particulièrement dans le fait que le premier prend pour fondements de sa théorie surtout les sentiments, le second les pulsions, ce qui, répétons-le, est en rapport au rôle accordé à l’inconscient. Bien qu’A. Adler considère que c’est «une production de l’organe psychique, en même temps que le facteur le plus fort de la vie de l’âme»[218], il a tendance à minimiser son importance. «Le fait de savoir si le sentiment d’infériorité est conscient ou non, n’a qu’une importance secondaire»[219]. Ce faisant il a pu exposer une théorie psychologique tenant compte de l’inconscient, en éliminant ce qui fonde l’existence envahissante de celui-ci: le refoulement[220].

 

La représentation adlérienne nous l’avons vue est fondée sur un utilitarisme, un pragmatisme, ce qui explique d’ailleurs son affinité avec William James, comme avec John Dewey. En fait les processus psychiques qu’elle expose sont comparables à ceux que K. Marx mit en évidence en ce qui concerne les mouvements entre marchandises, lors de la formation de l’équivalent général. Là aussi la comparaison, la compensation, la valeur sont déterminantes[221]. Ce dernier concept est particulièrement important au sein de la psychologie adlérienne. «La loi fondamentale de ces deux formes de vie, veille et sommeil, est: ne pas laisser sombrer le sens de la valeur du “moi”»[222].

 

Cette valeur est toujours estimée par comparaison avec les autres (hommes, femmes, enfants) et avec la fiction, le but idéal qui opère en quelque sorte comme un équivalent général. Ainsi il ne fut pas effectivement contemporain avec le monde où il vécut qui était dominé par le phénomène capital. Autrement dit cela signale ce qu’en termes marxistes on nommait un retard de la conscience. Mais, en fait, en conservant cette terminologie, je puis dire qu’il y avait également un retard de l’inconscient. A. Adler et la majorité de ses contemporains opérèrent encore sous le choc du traumatisme de la valeur et à l’aide des schémas qui s’établirent en réaction à son devenir horizontal, devenir où elle tend à s’autonomiser des hommes. La persistance en Autriche-Hongrie de la forme autonomisée du féodalisme, avec son unité supérieure contribua à la production de ce retard. Chez A. Adler l’importance de la hiérarchie se retrouve dans sa théorisation sur l’infériorité et la supériorité. En outre utilitarisme, pragmatisme, de même que le kantisme dont il subit l’influence, sont des théorisations qui fleurissent en période de domination superficielle du capital sur la société, moment où hommes et femmes peuvent encore croire qu’ils peuvent utiliser le progrès à leur profit, tant dans sa dimension matérielle que spirituelle, et en tant qu’opérateur de connaissance, critère de justification du pragmatisme. Dans l’empire austro-hongrois coexistaient divers schémas cognitifs apparus à des moments différents du devenir de l’espèce et dont le devenir du capital de la domination superficielle à la domination substantielle sur la société allait éliminer les plus anciens.

 

Progresser c’est sortir de l’infériorité, pour les philosophes des lumières c’était sortir de la minorité, devenir adulte. Toutefois le progrès continu implique une tension permanente à laquelle, A. Adler voudrait échapper, en conséquence il pose les valeurs sous le signe de l’éternité. «Ce que nous appelons le beau doit avoir une valeur d’éternité pour la communauté»[223]. L’éternité est un support pour placer son désir de parvenir à un équilibre stable, non remis en cause. Là il se différencie de S. Freud, comme il le signale dans une note. «Freud parle à ce propos [de “la tendance à l’équilibre”, NdA] du “désir de mort” qui, certes, ne représente qu’une des nombreuses possibilités de rétablir l’équilibre, la parité»[224].

 

Toutes les solutions proposées par A. Adler pour le devenir de l’espèce sont placées sous le signe de l’éternité. Or la valeur ne peut pas parvenir à l’éternité, ce que réalise le capital, ce qui rend totalement obsolète la théorisation adlérienne.

 

La préoccupation de parvenir à une résolution éternelle des difficultés fut une caractéristique de la pensée bourgeoise, par exemple la recherche des conditions pour la réalisation d’une paix perpétuelle. Là encore il y a un retard de la pensée théorique par rapport au devenir social. Ceci exprime également à quel point la pensée d’A. Adler est une pensée bourgeoise. Elle en présente souvent les traits négatifs du philistinisme et de la platitude.

 

Une psychologie à dimension sociale pouvait être envisagée tant que le capital n’était pas parvenu à dominer pleinement tout le procès de vie de l’espèce. Elle postulait que l’individu pouvait trouver réconfort, guérison grâce à la société qui pour qu’elle puisse réaliser correctement cette fonction devait être réformée. Désormais le capital dans son anthropomorphose s’est constitué en communauté et la société est devenue la société-communauté du capital. De ce fait s’impose la tendance à recourir à des organisations factices, factuelles, comme les groupes de thérapie afin de rédimer la personne et, ce qui est important, y recourent non seulement les malades mentaux mais ceux qui apparaissent normaux qui perçoivent l’immense malaise qui les habite, ce qui prouve que l’ontose est de plus en plus perçue. Ces divers groupes opèrent pour libérer des émotions pénibles du passé, déconditionner en quelque sorte le patient, l’être en souffrance, afin qu’il puisse emprunter une autre voie. Mais déconditionner comme le voulait également R. Hubbard ou le veulent les adeptes de la programmation neurolinguistique, ou ceux de la pensée positive[225], ne peut pas libérer l’homme, la femme, de l’ontose parce que c’est rester sur le terrain même de celle-ci, donc sur celui de la répression parentale et du capital. Toutes ces thérapies ne considèrent pas que l’essentiel c’est le revécu de l’horreur de cette répression à un moment où il est impossible de pouvoir la comprendre, en saisir le sens, et l’affronter, ce qui a provoqué un vaste traumatisme qui se traduit par un inachèvement du développement de l’être originel.

 

Précisons encore: déconditionner implique que l’individu a été conditionné, dressé à l’aide de réflexes conditionnés, ce qui implique une passivité de l’enfant qui ne ferait que subir un conditionnement. Or, ce n’est vrai qu’en partie. L’enfant pour sousvivre et survivre est poussé à créer son ontose. C’est là où A. Adler a vu juste lorsqu’il parle de création de fictions tant pour les individus normaux que pour les névrosés, et qu’il affirme que la névrose est une création. Si par conditionné on veut simplement dire qu’on vit sous condition, il convient alors de mettre en évidence qu’elle est la nature de celle-ci. Il est possible, à mon avis, d’accepter cette interprétation. On peut dire que l’on ne peut vivre qu’à la condition de se plier à la répression parentale. Cette prise de position ne peut être que le début d’une investigation, car il faut alors déterminer quels sont les effets de cette dernière sur le développement de l’individu depuis sa conception. Se libérer d’un tel conditionnement afin d’émerger, nécessite un revécu du traumatisme, ce qui permet, à l’aide des données acquises par l’adulte, de rendre conscient un phénomène incompréhensible à l’enfant ou le foetus, et qui fut refoulé, donc rendu inconscient, du fait de sa charge énorme de souffrance. Opérer ainsi n’est pas déconditionner, mais abandonner la dynamique de vie génératrice d’ontose.

 

Une psychologie à dimension sociale est une psychologie de l’adaptation au milieu social, au monde en place. Or, s’adapter à ce dernier c’est s’adapter à l’ontose qui désormais transcroît en folie, car ce que produit l’espèce est objectivation, concrétisation de son ontose. L’ensemble des productions matérielles ou immatérielles constitue en même temps un support pour la dire. En refusant l’adaptation, les jeunes depuis la fin des années cinquante jusqu’à la fin des années soixante et dix, avec l’acmé de Mai-Juin 1968, ont tendu à désaccoupler la manifestation individuelle de celle sociale, collective de l’ontose, c’est-à-dire la spéciose. Ce désaccouplement permit d’amplifier son dévoilement, comme nous le verrons dans la suite de cette étude. (à suivre)

 

 

 

 

Jacques CAMATTE 

Avril 2000




[1] Il ne vise pas seulement la psychologie en tant que science mais le fait que les gens du XIXe siècle se sont beaucoup occupés de leur fonctionnement psychique à l’aide de l’introspection et la vogue des journaux intimes. Mais même ceux qui ne furent pas des psychologues lui accordèrent beaucoup d’importance en tant que science. Grâce à elle ils pensèrent qu’ils pourraient réaliser un rêve qui hante particulièrement les hommes depuis longtemps: éliminer les mères, accéder à une société sans mères. «Même l’instinct maternel est transitoire et destiné à disparaître. […] Si un jour la société peut offrir aux mères quelque chose qui vaille beaucoup plus que leur allaitement et que leur oeuvre de première éducation, le besoin individuel d’élever les enfants ayant disparu, l’instinct maternel, lui aussi, petit à petit devra disparaître, et les heureux de ce moment-là pousseront un soupir de soulagement en prononçant le finis familias». Giovanni Rossi, Un épisode d’amour à la colonie “Cecilia”, édité grâce au journal Sempre Avanti!, 1893, pp. 70-71. Comme beaucoup d’autres anarchistes, G. Rossi fondait de grands espoirs sur la science pour résoudre la question sociale, et celles posées par les relations entre hommes et femmes. On voit là comment l’ontose perturbe toutes les aspirations et comment une de celle-ci, parfaitement justifiée, la disparition de la famille, conduit à envisager une terrible horreur qui tend, de nos jours, à se concrétiser. Si donc on ne veut pas que le souhait exprimé par G. Rossi à la fin de son texte: «de même que les rapports économiques furent la question du XIXe siècle, de même les rapports affectifs seront peut-être la question ardente du XXe siècle», ne se transforme en cauchemar, il est nécessaire de dévoiler intégralement l’ontose et émerger.

[2] L’oeuvre de Friedrich Nietzsche en est la preuve la plus percutante. Ainsi dans Ecce homo, il affirme: «Avec Aurore, j’engageais pour la première fois la lutte contre la morale du renoncement à soi-même». Éd. Idées/Gallimard, 1974, p. 102. Le renoncement à soi-même, qui implique le refoulement, est imposé par la dynamique de la répression parentale, qui entraîne le développement de l’ontose. F. Nietzsche a vainement cherché ce qui fonda en lui cette dernière.

[3] Étant donnée l’immensité du sujet qui demande une vaste investigation nécessitant beaucoup de temps, les divers aspects sont indiqués successivement au fur et à mesure du déroulement de la recherche. Aussi il convient, chaque fois que c’est possible, de signaler que le phénomène étudié n’est pas isolé mais est un élément du procès de dévoilement de l’ontose.

[4] Grammaticalement, selon la tradition, il conviendrait de mettre leur à la place de sa. Mais dans ce cas il y aurait une indistinction. Cela pourrait impliquer qu’homme et femme aient une naturalité identique. Or chacun des deux est caractérisé par sa naturalité. On se réfère tant à être humain qu’à être féminin. Je veux insister sur le fait qu’hommes et femmes participent effectivement à une même nature, mais celle-ci s’exprime diversement en eux en une naturalité aux déterminations diverses. J’en profite pour dire que le pluriel est une catégorie grammaticale qui permet souvent d’escamoter. En outre on met souvent au pluriel afin d’aller plus vite, ce qui est une expression de l’ontose.

[5] S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909, Éd. PBP, p. 7. À noter le doute qui inclut une dépréciation possible que traduit le «si c’en est un».

[6] S. Freud,Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, 1914, in Cinq leçons sur la psychanalyse, pp. 69-70. En 1925, dans sa Selbstdarstellung, il donne moins d’importance à J. Breuer qu’en 1909 et insiste sur sa patiente «jeune fille exceptionnellement douée et cultivée». Sigmund Freud présenté par lui-même, Éd. Gallimard, folio-essais, p. 35. Dans cet ouvrage, sa présentation de la naissance de la psychanalyse, montre son souci d’assurer l’antécédence de ses travaux sur ceux de P. Janet.

[7] E. Roudinesco et M. Plon,Dictionnaire de la psychanalyse, p. 759.

[8] Idem, pp. 762-763. Les auteurs signalent qu’en 1904, B. Pappenheim «fonda le Judischer Frauenbund (Ligue des femmes juives) puis, trois ans plus tard, un établissement d’enseignement affilié à cette organisation» (p. 760).

[9] Il est une autre femme qui a joué un rôle comparable à celui de B. Pappenheim, il s’agit de Fanny Moser, cas «Emmy von N.». Les auteurs du Dictionnaire de psychanalyse nous donnent les renseignements suivants: «Le 1er mai 1889, dans une crise de panique, elle lui ordonna de s’écarter d’elle et de ne plus bouger: “Restez tranquille, dit-elle, ne me parlez pas… ne me touchez pas!”.

Dans l’histoire officielle et mythique des origines de la psychanalyse, on attribua à Emmy von N. l’invention de la scène psychanalytique. […] Après elle, le médecin devenait psychanalyste et s’installait hors de la vue du malade, en renonçant à le toucher et en s’obligeant à l’écouter». Ils font état ensuite de divers travaux historiques et affirment: «Grâce à ces travaux, on sait que Fanny Moser n’a pas inventé la fameuse scène de la psychanalyse moderne – même si la phrase fut authentique – et qu’elle ne fut jamais guérie de sa névrose, ni par Freud, ni par ses médecins successifs» (p. 695).

[10] William M. Johnston affirme que «Adler opéra une synthèse de Nietzsche, de Darwin, et du socialisme pour donner jour à la plus bourgeoise des écoles de psychanalyse». L’esprit viennois, p. 302. À la page 442 il note: «Si Alfred Adler adapta la psychanalyse à la Geselleschaft […]». Affirmer cela présuppose qu’il aurait été à un moment donné psychanalyste au sens de partisan de la psychanalyse. Le fait de parler d’inconscient ne fait pas d’un psychologue, un psychanalyste. La suite de la phrase est: «Szondi en montra tout l’intérêt pour la Gemeinschaft». Toutefois il ne fournit aucune preuve pour assurer son dire, si ce n’est cette remarque qui laisse assez perplexe: «Fort d’une sagesse acquise par la vie en Gemeinschaft, Szondi appliqua à la Gesellschaft l’évidence de l’impossible socialisation des idiots de village». (pp. 443-444)

[11] E. Roudinesco et M. Plon,Dictionnaire de la psychanalyse, p. 22. Paul Plotke dans l’Avant-propos de la deuxième édition française de Le tempérament nerveux (1912), d’A. Adler, indique qu’il fut un «enfant faible et rachitique, mais actif et sociable et qu’il décida de très bonne heure de devenir médecin pour “lutter contre la mort”, cet événement fondamental qui l’avait beaucoup impressionné à diverses reprises». Éd. PBP, 1992, p. 7.

[12] E. Roudinesco et M. Plon,Dictionnaire de la psychanalyse, pp. 22-23. En ce qui concerne le rapport à S. Freud, il semble que ce soit ce dernier qui l’ait invité à se joindre à lui. Il resta neuf ans dans le cercle freudien et fut membre de la Société psychologique du mercredi.

[13] H. Schaffer, Adler et la psychologie individuelle comparée, in L’Inconscient, sous la direction de J. Mousseau et P.F. Moreau, éd. cepl, 1976, p. 19.

[14] Idem, p. 20.

[15] Idem, p. 19. De son côté William M. Johnston nous indique que «Adler souffrit de rachitisme au point de ne pouvoir marcher avant quatre ans, et il fut deux fois renversé par un attelage». L’esprit viennois, p. 303.

[16] A. Adler, Le sens de la vie. Étude de psychologie individuelle  (1933), Éd. PBP, 1991, p. 14.

[17] Idem, p. 56. Blaise Pascal a bien exprimé ce sentiment d’infériorité et la compensation qui l’accompagne: «La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable». Pensées, Éd. Les belles éditions, p. 106. «L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant». Idem, p. 107.

[18] A. Adler, Le sens de la vie, p, 73. On peut voir également: «le sentiment d’infériorité que tels ou tels organes inspirent à l’individu devient un facteur permanent de son développement psychique». Le Tempérament nerveux. Éléments d’une psychologie individuelle et leurs applications à la psychothérapie, p. 21. Le titre allemand est Über der nervosen Charakter. Il s’agit donc du caractère dont A. Adler donne dans son oeuvre une définition que nous reportons plus loin et qui explicite l’affirmation qu’il fait dans la préface de son livre: «[…] les névroses et les psychoses, sont déterminées par l’attitude qu’il [l’homme, NdA] adopte à l’égard de la logique absolue de la vie sociale». (p. 5) Dès 1907, A. Adler avait fait paraître Étude sur l’infériorité des organes et, en 1908, La théorie de l’infériorité des organes et sa signification pour la philosophie et la psychologie.

[19] A. Adler, L’enfant difficile  (1929), Éd. PBP, 1982, p. 48.

[20] Il affirme par là qu’il eut toujours à lutter contre la dépression.

[21] Idem  pp. 193-194.        

[22] A. Adler,Connaissance de l’homme. Étude de caractérologie individuelle (1926), Éd. PBP, 1997, p. 135. A. Adler parle difficilement de l’humiliation. Il semble que ce soit un sentiment qu’il ait profondément refoulé.

[23] Idem, p. 29.

[24] A. Adler,Le sens de la vie, p. 75.

[25] A. Adler,Le tempérament nerveux, p. 28. D’après le contenu du livre, il apparaît que le tempérament nerveux soit ce qui est à la base des névroses. D’ailleurs parfois l’adjectif nerveux apparaît comme synonyme de névrosé. Ceci est conforme à la théorie adlérienne: c’est l’infériorité du système nerveux qui serait non pas la cause – A. Adler refusant la causalité – mais serait en relation avec le phénomène névrotique.

[26] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 64. La suite du texte met en évidence les mauvais traitements subis par l’enfant qu’A. Adler baptise «erreurs dans l’éducation». Nous y reviendrons; citons tout de même ceci: «À trop réclamer de l’enfant, on rend plus aigu devant son âme le sentiment de sa nullité». La situation où s’origine ce sentiment pourrait-elle être le support de la fascination et de la répulsion qu’a pu inspirer et inspire encore le zéro?

[27] Idem, p. 29.

[28] A. Adler, Le sens de la vie, p. 30.

[29] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 65.

[30] Idem, p. 68.

[31] A. Adler,Le tempérament nerveux, p. 51 Parfois A. Adler met le sentiment d’insécurité au premier plan. «Dans ce qui précède, nous sommes arrivés à la conclusion que c’est le sentiment d’insécurité qui pousse le névrosé dans les bras, pour ainsi dire, de fictions, d’idéaux, de principes et qui le force à chercher une ligne d’orientation». Idem, p. 39. Dans ce cas, originellement, c’est la relation à la mère qui fonde ce sentiment qui, à son tour, engendre celui d’être dans une insuffisance et donc d’être inférieur.

[32] Idem, p. 81.

[33] C’est ce qu’affirme d’une certaine façon Ernesto De Martino avec sa théorie de la crise de la présence, le risque de la perte, la nécessité d’une rédemption et l’ethos transcendantal du dépassement de la vie dans la valeur. Nous y reviendrons plus loin dans notre étude.

[34] A. Adler,Le sens de la vie, p. 75.

[35] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 30. Je tiens à souligner le fait que A. Adler parle de création de situations, thème qu’on retrouvera chez les existentialistes et surtout chez les situationnistes.

[36] A. Adler, L’éducation des enfants (1930), Éd. PBP, 1983, p. 12. A. Adler manifeste une certaine inconséquence. En effet, un peu plus haut dans la même page il affirme: «Elle [la psychologie individuelle, NdA] s’appuie sur l’unité de la personnalité et étudie la lutte que celle-ci mène pour se développer et s’exprimer». La personnalité est remplacée par le psychisme. En outre où est la dimension corporelle? Ajoutons que cette théorisation de la lutte nous évoque celle entre les consciences de soi dans la Phénoménologie de l’esprit.

[37] Idem, p. 14.

[38] Elle est telle parce qu’il y a coupure entre lui et sa mère. Il n’y a pas de continuité telle qu’elle s’imposerait s’il y avait une haptogestation effective. L’infériorité, rappelons-le, s’origine dans la séparation.

[39] Quelle différence A. Adler trouve-t-il entre nouveau et original?

[40] A. Adler a déjà évoqué l’envie.

[41] A. Adler, Le sens de la vie, p. 75.

[42] Je reviendrai ultérieurement sur le refus et la réaction, en abordant la façon dont S. Prajnânpad a abordé ces questions, car son apport est important pour la compréhension de la dynamique de l’ontose.

[43] Ici s’affirme nettement le fait que c’est en tant qu’adulte, être domestiqué, qu’A. Adler considère ce que vit l’enfant. Il n’a absolument pas revécu ce dont il parle. Il exprime le refoulement.

[44] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 29. À la page suivante il affirme: «L’agressivité hostile, que l’infériorité constitutionnelle des enfants entretient et renforce […]». Dans ces mêmes pages il cite son ouvrage de 1908, La pulsion d’agression dans la vie et dans la névrose, ainsi qu’un article, Insolence et obéissance, qu’il considère comme: «Les deux principales variétés du comportement infantile…», ce qui signale bien à quel point il interprète l’advenu. Ce sont en fait les deux composantes du comportement de l’être domestiqué.

[45] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 29. Pour A. Adler la période de vie intra-utérine ne semble pas avoir d’importance pour le développement de l’individu. Il ne pense pas qu’au cours de celle-ci divers phénomènes perturbateurs puissent intervenir. À la page 24 du même ouvrage il cite, probablement un texte de lui-même, mais ce n’est pas indiqué, ceci: «À partir du moment où l’individu se sépare de l’organisme maternel, ses organes et systèmes d’organes inférieurs entrent en lutte avec le monde extérieur, lutte fatale et beaucoup plus violente que celle qu’ont à soutenir des organes normaux».

[46] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 24. S’affirme ici, inconsciemment, le désir de rétablir la continuité.

[47] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 31.

[48] «C’est uniquement le sentiment d’avoir atteint un degré satisfaisant dans sa tendance à s’élever qui peut lui procurer le sentiment de la quiétude, de la valeur, du bonheur. L’instant suivant sont but l’attire de nouveau plus loin». A. Adler, Le sens de la vie, p. 56.

[49] Celle-ci pouvant avoir la dimension de la compensation. «La mort peut apparaître comme un asile contre l’insécurité». A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 51.

[50] A. Adler,  Connaissance de l’homme, pp. 40-41. Être en situation c’est être en société. Notons qu’A. Adler parle de juger. Pour juger il faut comparer.

[51] Ceci n’est pas dit explicitement, mais se déduit parfaitement de l’exposé d’A. Adler. Il est curieux qu’il associe toujours les deux sentiments. En outre la compensation est le phénomène devant apporter l’équilibre et celui-ci conduit l’être à la sécurité. «Elle [la fiction dirigeante, NdA] déclenche la compensation et est subordonnée elle-même à la sécurité». A. Adler, Le temperament nerveux, p. 57.

[52] «La perte d’amour et l’échec portent au sentiment d’estime de soi un préjudice durable qui reste comme une cicatrice narcissique; c’est là selon mon expérience et les vues de Marcinowski, ce qui contribue le plus au “sentiment d’infériorité” si commun chez les névrosés». S. Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), in, Essais de psychanalyse,  PBP, 1981, p. 60.

[53] Ce phénomène fut beaucoup plus important lors de la séparation d’avec C. G. Jung.

[54] S. Freud tendit à se séparer de W. Fliess au cours de sa crise de la quarantaine puisque c’est à la fin de celle-ci, en 1902, qu’il rompit avec ce dernier. C. G. Jung se sépara de S. Freud au cours d’une crise similaire. Rappelons que c’est lui qui a parlé en premier de la crise de la quarantaine.

[55] Il y en a probablement d’autres, en particulier V. Tausk donc les causes du suicide sont plutôt troubles. Je reviendrai, lors de la mise en évidence de l’apport déterminant effectué par S. Ferenczi sur les rapports entre ce dernier et S. Freud, tout particulièrement en ce qui concerne la théorie de la séduction.

[56] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 24. Mais le but final n’est-ce pas ce qui recouvre le refoulement?

[57] A. Adler, Le sens de la vie, p. 16.

[58] Idem, p. 55. Il est curieux que cette loi soit présentée comme un résultat et non comme un devenir.

[59] Idem, p. 36. Cette affirmation explique qu’A. Adler a pu ressentir le comportement de S. Freud comme étant un obstacle à la réalisation de sa perfection. Ce dernier, dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, rapporte ce propos que lui aurait tenu A. Adler: «Croyez-vous qu’il me soit si agréable de végéter toute ma vie dans votre ombre?». Cf. S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, p. 132. À propos de cette phrase il est intéressant de reporter ce qu’écrit Phyllis Grosskurth dans son livre Melanie Klein son monde et son oeuvre, Éd. PUF, 1990: «À cette occasion, elle [la Klein, NdA] lui confia qu’elle avait prié Paula Heimann de ne pas présenter un papier sur le contre-transfert au Congrès de Zurich, et que celle-ci avait répliqué: “Croyez-vous que ça me fasse plaisir de rester dans votre ombre toute ma vie?” C’étaient exactement les mots que Adler avait adressés à Freud quand il avait revendiqué son droit à avoir “une place au soleil”» (p. 488). Il y a beaucoup de similitudes entre les personnalités de M. Klein et de S. Freud. La première semble avoir évoqué au second sa mère réelle ce qui fit qu’elle en devint le support. Cela explique qu’il ne l’affronta jamais directement. Il laissa ce soin, à sa mère idéale, Anna. Bien qu’elle fut hérétique, S. Freud ne chercha pas à exclure M. Klein de l’organisation psychanalytique.

[60] En tenant bien compte que pour lui la volonté est à la fois une chose en soi et une pluralité de phénomènes. Nous reviendrons sur ce que cela implique.

[61] A. Adler,Le sens de la vie, p. 108.

[62] Dans Le tempérament nerveux, p. 45, A. Adler cite ce passage d’une lettre de J. W. Goethe à Lavater qui vient confirmer sa théorie sur la volonté de puissance et de perfection: «“Le désir d’élever aussi haut que possible le sommet de la pyramide de mon existence dont la base existe déjà, enfoncée dans le sol, ce désir dépasse tous les autres et ne me laisse pas une minute de repos”».

[63] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 43. Un auteur récent, Edward Mielnik, affirme: «La fonction du psychisme consiste à faire des comparaisons et le choix du milieu énergétique qui lui semble approprié», Le secret défense, Éd. Félix, p. 132. La notion de choix existe aussi dans l’oeuvre d’A. Adler qui aurait pu admettre cette affirmation: «Le libre-arbitre est en réalité un programme de lutte». (p. 218)

[64] Il me semble qu’il serait plus compréhensible de mettre pour à la place de ce par.

[65] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 40. Le titre du livre de Hans Vaihinger est La philosophie du comme si. D’après H. Schaffer ce dernier serait un philosophe néo-kantien. Cf. H. Schaffer, Adler et la psychologie individuelle comparée, in L’inconscient, p. ???,  S. Ferenczi n’en a pas compris l’importance. «Pour augmenter encore la confusion, si possible, il introduit enfin dans la “psychologie individuelle” la notion de “finalité” et la philosophie du “Als-ob” de Vaihinger, cette dernière avec l’intention explicite de démontrer l’irréalité, l’existence purement “als-ob” des affects et des tendances sexuelles découverts par la psychanalyse chez les malades comme chez les sujets normaux». S. Ferenczi, Psychanalyse II, Oeuvres complètes 1913-1919, Éd. Payot 1970, p. 295. Il en fut de même de S. Freud qui ironisa sur la philosophie du comme si… Cependant il fut amené lui-même à utiliser le comme si… «Or il est un mode de défense ayant beaucoup plus d’énergie et de succès, qui consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’avait jamais abordé le moi». S. Freud, Les névropsychoses-de-défense, Oeuvres complètes, Éd. PUF, t. III, p. 15. La dynamique du comme si opère aussi chez A. Adler en tant que mécanisme de défense.

En revanche, d’après ce qu’écrit Anna Freud, Hélène Deutsch a décrit sous le nom de als ob Typus (type du comme si), «des adultes névrosés qui sont à la limite de la psychose». A. Freud, Le moi et les mécanismes de défense, Éd. PUF, p. 156. Il serait intéressant de savoir s’il y a d’autres utilisation du comme si

Ces quelques citations d’Émile Bréhier, extraites de son Histoire de la philosophie, permettent de mieux situer H. Vaihinger. «Sa doctrine, au reste, n’est qu’une brillante mise en valeur de thèses qui s’affirmaient alors dans toute leur puissance comme celle de la destination biologique des fonctions intellectuelles chez Nietzsche et chez Bergson qui se rattachent ici au darwinisme, et le conventionnalisme de Poincaré. Il s’agit de prouver qu’il n’y a rien de tel qu’une pensée théorique ayant sa fin en soi et sa valeur. La doctrine contient deux thèses fort distinctes entre elles. La première c’est que la pensée n’a pas pour rôle de saisir la réalité, mais de nous adapter au milieu; elle est un instrument qui nous permet de cheminer avec sécurité d’une partie du réel à une autre partie, grâce à la prévision. […] Le propre de Vaihinger est, au contraire de lier indissolublement, à la thèse de la pensée fonction biologique, cette seconde thèse qu’elle est composée de fictions qui permettent l’adaptation, mais qui ne représentent aucune réalité: la seule réalité c’est l’agrégat des sensations…». Ceci nous éclaire sur la modalité d’expression de l’ontose chez ce philosophe et chez A. Adler. On peut dire que tous deux ont profondément senti l’implacabilité de la répression. «Il ne peut s’agir en aucun cas d’assouplir une réalité qui est “de fer”; il faut nous y plier. […] Vaihinger rêve non l’impossible assouplissement des choses mais la flexibilité croissante de le pensée par l’invention des fictions». É. Bréhier, Histoire de la philosophie, Éd. PUF, t. II, pp. 931-932. Enfin cette remarque d’E. Bréhier est importante pour situer A. Adler: «Vaihinger ne veut pas que l’on confonde cette doctrine avec le pragmatisme; c’est à juste titre; le pragmatisme est une doctrine de la vérité, et il admet que notre action transforme les choses». H. Vaihinger exprime la dépendance totale et la nécessité de s’adapter à tout prix, et le comme si de la fiction est ce qui permet de le réaliser. On peut noter enfin qu’une telle pensée converge vers certaines affirmations bouddhistes.

[66] A. Adler, Le tempérament nerveux, pp. 84-85.

[67] L’importance des tropes a déjà été signalée. Toutefois il nous faudra à nouveau aborder leur étude ainsi que celle du symbole quand nous étudierons l’oeuvre de C. G. Jung, en tant qu’une autre forme d’expression de l’ontose. En ce qui concerne le comme si, il semble qu’A. Adler essaie de dire quelque chose de difficilement exprimable, en évitant d’élaborer des symboles et surtout en évitant leur autonomisation; peut-être était-il en présence de la pensée non verbale telle qu’elle est présentée dans l’article de «La Recherche», nº 325, novembre 1999: «Controverse: existe-t-il une pensée sans langage?». L’auteur, Dominique Laplane, cite un passage de Par delà le bien et le mal de F. Nietzsche au sujet des philosophes qui «font tous semblant d’être parvenus à leur opinion par le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement insouciante», qui est une illustration du comme si d’A. Adler. Nous reviendrons sur cet article qui présente un grand intérêt et nous conforte dans notre idée que l’intuition, au moment où elle fulgure, est une pensée sans langage verbal. En outre il me semble qu’une autre question s’impose: «la pensée a-t-elle besoin d’être exprimée?», ainsi que celle de savoir ce que peut sous-tendre le désir d’une immédiateté pour ainsi dire absolue, qui s’impose avec la perte de l’expression (pour ceux qui rejettent le langage verbal) qui, ici, est une forme de l’extériorisation en tant que modalité du faire apparaître.

[68] Nous avons d’ailleurs vu qu’il cite ses sources.

[69] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 83. La finalité est toujours exaltée chez la personne qui veut se sauver. Sur le plan théorique celle-ci tendra à fonder une sotériologie.

[70] J’ai plaisir à signaler que c’est mon ami Victor qui récemment me fit remarquer que ce que nous vivons se caractérisait plutôt comme étant en-dessous du potentiel de vie. Je fus donc d’accord pour adopter le terme de sousvie, mais je lui fis remarquer qu’il me fallait conserver aussi celui de survivre pour signifier que c’est grâce à cela qu’on échappait à notre destruction, à la mort.

[71] «Processus par lequel l’analyse intègre une interprétation et surmonte les résistances qu’elle suscite. Il s’agirait d’une sorte de travail psychique qui permet au sujet d’accepter certains éléments refoulés et de se dégager de l’emprise de mécanismes répétitifs». J. Laplanche et J.-B. Pontalis; Vocabulaire de la psychanalyse, p. 305. Ce qui me semble intéressant c’est l’idée d’une activité inconsciente du sujet qui vise à résoudre une difficulté, un problème. De ce point de vue la remarque suivante des auteurs est déterminante. «Dans les textes de Freud dont nous avons fait état, la perlaboration est indiscutablement décrite comme un travail effectué par l’analysé». Idem, p. 306.

[72] A. Adler, Connaissance de l’homme, pp. 66-67. Le point fixe joue un rôle analogue au ça de S. Freud, puisque c’est le point à partir duquel il y a développement de l’individu. Toutefois le ça a la dimension du chaos, tandis que le point fixe, nécessaire pour en sortir, est un moment de rationalité.

[73] À ce propos on peut noter qu’A. Adler accorde peu d’importance à ce phénomène psychique.

[74] «Invariance», série V, nº 3.

[75] Ceci mériterait d’être développé. Cela nécessite une étude approfondie. Il y aurait en particulier à voir le rapport à l’étendue qui occupe une grande place dans la pensée de R. Descartes.

[76] Cf. le risque de la perte de la présence au monde dans l’oeuvre d’E. De Martino.

[77] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 60. Ce point idéal fut réalisé par le capital.

[78] A. Adler, Le sens de la vie, p. 30. Cf. également dans le même ouvrage, p. 194: «Cette obligation de chercher une meilleure adaptation ne peut jamais prendre fin».

[79] A. Adler dit s’appuyer sur la biologie: «La psychologie individuelle se tient sur le terrain solide de l’évolution […] et à la lumière de cette évolution, elle voit dans tout effort humain une recherche de la perfection». Le sens de la vie, p. 30. Ensuite il parle d’un élan vital lié à cette tendance et «que chaque manifestation psychique se présente donc comme un mouvement qui mène d’une situation inférieure à une situation supérieure». Or, il n’ a pas relevé le fait – auquel d’autres ont accordé une grande importance – que nous naissons prématurés, inachevés à la naissance. Il aurait pu s’appuyer là-dessus et même utiliser la théorie de la néoténie ou juvénilisation de Homo sapiens, pour mieux fonder sa théorie de l’infériorité. Par rapport aux anthropoïdes, Homo sapiens aurait perdu le stade adulte et c’est le stade juvénile qui aurait acquis la possibilité de se reproduire. En vertu de cela le point fixe serait dans un stade perdu et toute la théorie adlérienne exprimerait une compulsion à retourner à un état antérieur: le futur étant devenu le passé.

Cette conception de la juvénilisation se retrouve chez S. Freud qui considère que nous devons peut-être dériver d’une espèce qui développait une sexualité à un stade plus précoce que celui que nous connaissons. Mais l’allongement de la durée de la vie qui découlerait de cette juvénilisation devrait permettre un phénomène complémentaire, une sénilisation au cours de laquelle hommes et femmes pourraient déployer pleinement toutes leurs potentialités.

Une dernière précision: il n’y a pas que Homo sapiens qui naisse inachevé. C’est le cas de nombreux mammifères et d’oiseaux. Ce qui est exceptionnel c’est la durée de la phase d’achèvement nécessitant l’haptogestation. Cependant ce terme d’inachevé pâtit fortement de l’ontose. En effet, on n’a pas assez dissocié ce qui peut relever d’un inachèvement proprement dit de ce qui relève d’un phénomène de croissance. L’idée d’inachèvement semble être fondée sur celle de dépendance.

[80] Je précise que je n’entérine pas la dynamique théorique d’A. Adler. Parler de la vie de l’âme c’est accepter la séparation âme-corps. Et il y aurait deux vies: celle de l’âme et celle du corps. Il se réfère à l’holisme de J. C. Smuts dont nous parlerons dans une note ultérieure.

[81] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 56, note.

[82] De même qu’on l’utilise pour introduire une condition: «si j’étais… je serais…». L’imparfait est ce qui n’est pas parfait, ici le passé, non pleinement réalisé. Le contraire est exprimé par le passé simple, dénommé aussi prétérit ou perfect dans d’autres langues. Tant que quelque chose n’est pas achevé il peut y avoir un doute, et l’achèvement être soumis à une, ou des conditions.

[83] The Religion of Technology. The Divinity of Man and the Spirit of Invention, Penguin Books, 1997. Dans «The New York Review» du 17 décembre 1998, se trouve une intéressante recension de ce livre par Keith Thomas. Il en est de même dans «Anarchy: A Journal of Armed Desire», Printemps-Été 1998, avec l’article de Alex Trotter.

[84] Curieusement le discours de ceux que, par commodité, je nommerai «primitivistes», comme John Zerzan par exemple, est complémentaire de celui des moines et des partisans d’une transcendance humaine. Le point à partir duquel la complémentarité opère est celui de la chute, de la perte: péché originel, séparation de la nature. Pour les premiers la technique est nécessaire pour retrouver l’état de perfection originel, pour les seconds il faut l’abandonner ainsi que le langage verbal, l’écriture (donc la lecture), la pensée symbolique etc. Tous disent, et c’est là le véritable point commun, très tôt dans leur vie enfantine ils ont dû abandonner leur être originel, c’est cela la chute, la catastrophe.

[85] Ceci se perçoit bien dans la citation suivante, que fait D. F. Noble, d’un élève de Scoto Eriugena qui résume sa pensée: «En poursuivant l’étude des arts, on progresse vers la perfection étant donné que les arts sont innés en l’homme. Leur connaissance a été voilée du fait de la chute. Leur récupération par l’étude aide à restaurer l’homme dans son état premier». Certes il ne s’agit pas encore de la science expérimentale, mais ce projet est inclus au sein de son but, comme le montre la suite du livre. Notons que les arts dont il s’agit sont ceux qui relèvent de ce qu’on appelle maintenant la technique.

[86] A World Without Women. The Christian Clerical Culture of Western Science, Oxford University Press, 1992. Je reviendrai ultérieurement sur le contenu des deux livres de D. F. Noble.

[87] John Stuart Mill, L’utilitarisme, Éd. Garnier-Flammarion, p. 58.

[88] Je reviendrai dans un autre article sur ce terme étrange. Je dirai que l’aséité est le fait de ne dépendre de rien, de se suffire à soi-même, comme l’est la chose en soi d’I. Kant, la volonté selon A. Schopenhauer, dieu. On peut dire, en termes hégéliens, que c’est le véritable immédiat, absolu, celui qui ne recèle aucune médiation cachée. Le capital a atteint l’aséité du fait qu’il s’est autonomisé de toutes ses déterminations, présuppositions. Il est. En disant cela j’énonce une redondance car l’être implique l’aséité.

[89] On peut considérer qu’I. Kant opère de façon semblable sur le plan éthique, moral, c’est-à-dire sur le plan des relations humano-féminines. «Agis come si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE». Fondements de la métaphysique de moeurs, Ed. Delagrave, 1965, p. 137.

Le comme si apparaît comme le médiateur entre un immédiat et une finalité, qui implique un futur, ou entre un immédiat et un devenir souhaitable, généralisable. En tenant compte que «de telle sorte que» est synonime de comme si, cet autre impératif catégorique révèle bien cette dynamique chez I. Kant. «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen». Idem, p. 150.

Enfin, le comme si chez I. Kant me semble exprimer la thématique du possible. Or sa philosophie est une réponse à certaines interrogations qu’on peut formuler ainsi: à quelles conditions puis-je exister? A quelle conditions peut-on exister quand l’immédiat est impossible? A quelle conditions puis-je échapper à la confusion? Comme puis-je vivre la chose en soi (le numen) en ne cherchant pas à la connaître, à la percevoir? Toutes ces questions concernent la possibilité et impliquent la visée d’une finalité (téléologie). Quand la certitude ne peut pas être affirmée, il ne reste que la possibilité et le comme si qui permet d’atteindre le but, la fin.

Je rappelle que H. Vaihinger fut considéré comme un philosophe néo-kantien; cf. note 64.

[90] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 72.

[91] Idem, p. 84. A. Adler signale qu’il a emprunté cette idée à K. Groos. Il affirme aussi: «Les jeux surtout qui offrent à l’enfant un large champ où exercer son impulsion à créer recèlent une importante contribution à l’éclosion de la vocation future». Idem, p. 85. Toutefois il faut compléter cet exposé par la citation suivante: «Il ne se trouve pas beaucoup de jeux qui ne comportent au moins l’un de ces trois facteurs: préparation pour la vie, sentiment de communion humaine et soif de domination». Idem,, p. 84.

[92] À ce propos ces remarques de E. Roudinesco et M. Plon méritent d’être relevées. «Dans l’histoire de la psychanalyse, c’est aux femmes que fut d’abord dévolu le rôle d’analyser les enfants. Cette fonction dite “éducative” ne les obligeait pas à faire des études médicales – réservées en général aux hommes – et leur permit d’acquérir très tôt une grande liberté ainsi qu’une place importante dans le mouvement freudien. À cet égard, l’analyse d’enfant favorisa l’émancipation féminine. Mais elle fut aussi le lieu de multiples drames, car les psychanalystes de la première et de la deuxième génération analysèrent souvent leurs enfants ou confièrent cette tâche à leurs collègues. On recense en outre, parmi les femmes psychanalystes d’enfant, un nombre impressionnant de morts violentes: quatre suicides (Armindo Aberastury, Sophie Morgenstern, Tatiana Rosenthal, Eugénie Sokolnicka) et un meurtre (Hermine von Hug-Hellmuth)». Dictionnaire de la psychanalyse, p. 829. À noter que le meurtre fut commis par l’enfant analysé, neveu de l’analysante.

[93] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 52. Cet auteur emploie le terme de nerveux comme synonyme de névrosé. Ajoutons que l’imitation opère également dans le jeu de l’acteur.

[94] A. Adler, Le sens de la vie, p. 179. Cf. aussi: «Une masse d’enfants s’attachent fermement à l’idée qu’ils proviennent en réalité d’une autre famille, qu’un jour la vérité se manifestera et que leur véritable père (c’est toujours quelque grand personnage) viendra les chercher». A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 54.

[95] Idem, p. 60.

[96] Cf. surtout G. W. Groddeck, La maladie, l’art et le symbole, Éd. Gallimard, 1969. Le titre est celui donné par l’éditeur.

[97] A. Adler, Le sens de la vie, pp. 97-98.

[98] Idem, p. 55. A. Adler a mis des guillemets à sagesse du corps parce que, comme c’est indiqué en note, il cite en fait Cannon: The Wisdom of the Body (La sagesse du corps), le théoricien de l’homéostasie, de la tendance à la conservation d’un équilibre stable.

[99] Ceci correspond à une forzatura, comme disent les italiens, une exagération dirons-nous. Il s’agit en fait d’un futur proche immédiat. C’est en forçant sur l’ampleur de la durée qu’il put utiliser ce phénomène comme fondement.

[100] A. Adler, Connaissance de l’homme, pp. 55-56.

[101] A. Adler parle très souvent de l’enfant gâté par sa mère. Or un tel enfant est en fait le support de l’identification qu’effectue cette dernière, comme cela ressort de la des_c_r_i_p_tion de son comportement: «si elle l’accable de caresses et de tendresses, si elle agit, pense et parle constamment pour lui, paralysant en lui toute possibilité de développement et l’habituant à un monde imaginaire tout différent du nôtre et dans lequel, enfant gâté…». A. Adler, Le sens de la vie, p. 37. Cela ressort encore plus nettement dans la des_c_r_i_p_tion qu’il donne de l’enfant gâté dans L’enfant difficile. «C’est un enfant qui est déchargé de son fonctionnement indépendant et autonome. Quelqu’un d’autre parle pour lui, remarque les situations dangereuses, les écarte de lui, bref il se laisse remorquer par lui. L’enfant dispose d’une seconde personne, il construit sa vie en symbiose avec elle». A. Adler, L’enfant difficile, p. 129. «Elle [la mère, NdA] le lie si fortement à elle qu’elle compromet l’épanouissement ultérieur de l’enfant». Idem, p. 19.

[102] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 96.

[103] «Corriere della Sera» du 30. 09. 1999. Carlo Formenti cite des auteurs récents, mais déjà Van Vogt, dans Le monde des non-A, avait recours à la dématérialisation afin de permettre à son héros Gossein d’échapper à ce qui le menaçait, et l’espace qu’il décrit est peuplé de créatures menaçantes et terrifiantes. L’allusion que C. Formenti fait à Lewis Carroll vaut d’être relevée. «Comme Alice traverse le miroir nous “traversons” l’écran pour explorer notre Pays des Merveilles». Le miroir ne fait que refléter le monde où nous sommes menacés, il faut donc le traverser. Grâce à l’interface Homme-ordinateur, ou Homme-nano-techniques (comme l’indique C. Formenti) ce rêve peut virtuellement être réalisé. Ici encore c’est la médiation qui devient prépondérante.

[104] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 54.

[105] A. Adler, La connaissance de l’homme, p. 53.

[106] Idem, p. 52. L’imagination comme le langage verbal est souvent rendue responsable de la séparation de l’homme du reste de la nature.

[107] Dans l’article Sublimation de l’Encyclopaedia Universalis, 1968, Volume 15, p. 468, 2e colonne, Baldine Saint-Girons écrit: «Esquisser une théorie de la sublimation ne serait-ce pas alors à bien des égards réassumer l’héritage hégélien, dont on sait notamment qu’il fut transmis à Freud par l’intermédiaire de James Marck Baldwin dès 1897?».

[108] Le terme de forclusion a été utilisé par Jacques Lacan pour traduire le Verwerfung de S. Freud, dont le sens est assez voisin de Ablehnung, également utilisé par ce dernier. Forclusion vient du verbe forclore: «Déclarer une personne non-recevable à faire une chose, ne l’ayant pas faite au temps prescrit. On se laisse forclore, lorsqu’on laisse expirer le temps, passé lequel on n’est plus admis à faire une chose». Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, 3e édition, 1836. Ainsi dans forclusion il y a bien une idée de refus; d’un refus qui conduit à une résorption de la réalité qui de ce fait cesse d’exister comme si elle n’en avait plus le droit. Cela revient à exclure. Or, anciennement forclos signifiait exclu (Petit Robert). Dans forclore s’immisce l’idée qu’on clôt pour exclure quelque chose dont on veut être excepté. On doit tenir compte également qu’il y a eu interaction entre for qui, selon le même dictionnaire, désigne la coutume, le tribunal, et fors venant de foris dehors, qui est présent dans forclos. Forclore serait donc exclure du tribunal intérieur, dont la métaphore est la conscience surtout dans sa dimension morale. Le mot désigne une exclusion grâce à un sens caché en sa structure produite par l’activité des hommes et des femmes.

Scotomisation a été créé par René Laforgue «pour désigner ce qui représenterait, sur le plan perceptif et cognitif, l’équivalent du refoulement sur le plan affectif». Jacques Postel, in Dictionnaire de la psychanalyse, Éd. Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, article «Réné Laforgue (1894-1962)».

[109] «[…] il [A. Adler, NdA] imita encore S. Freud en rudoyant ses propres fidèles». W. M. Johnston, L’esprit viennois, p. 303.

[110] A. Adler, Le sens de la vie, p. 31. Sa supériorité il la manifeste en considérant S. Freud comme un enfant gâté. La volonté de puissance implique la dépréciation de l’autre, ce qui fonde l’assurance comme celle de «prédire d’après l’image réfléchie, d’un enfant gâté quel sera le pas suivant de Freud». Idem, p. 183.

[111] W. M. Johnston, L’esprit viennois, pp. 304-305.

[112] Idem, p, 304.

[113] S. Freud: «On retrouverait, de même, dans les affirmations de Adler, une foule de choses depuis longtemps connues, si à la place des mots “fictif” et “fiction”, avec le verbe formé de la même racine, on remettait les mots plus anciennement employés, liés au concept de “phantasme” (“imagination”)». Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, in Cinq leçons sur la psychanalyse, pp. 136-137.

A. Adler: «Que Freud arrive à la conclusion que ces “fictions” seraient identiques aux “fantasmes infantiles”, c’est ce que nous ne comprenons pas. Celles-là seraient plutôt la source de celles-ci». Le tempérament nerveux, p. 31 (note).

[114] «L’ambivalence est l’union des moyens pour atteindre le but». A. Adler, cité par H. Schaffer in Adler et la psychologie comparée. C’est une autre façon d’exprimer le lien entre les deux éléments du couple, entre les deux plateaux oscillants.

[115] La vision de l’adulte sur l’enfant est une vision réductrice. «De 0 à 3 mois, l’enfant n’est qu’impulsivité. De 6 à 18 mois, il n’est que désir astucieux à se donner du plaisir». 3 à 6 ans. L’enfant metteur en scène de sa vie. Éd. Chronique sociale, Lyon, 1981, p. 62. Dans le ne que l’adulte enferme toute la réduction où lui-même fut placé, réduction qui est en même temps négation et déni, voire mépris, qui apparaît fort bien dans l’expression remplie de redondance: tu n’es qu’un enfant.

[116] «Les quatre années qu’il passa comme médecin militaire sensibilisèrent Adler à ce qu’il nomma le sens de la communauté (Gemeinschaftgefühl), c’est-à-dire le désir de sacrifier l’intérêt personnel au bien commun. En, traitant les soldats tire-au-flanc, Adler observa qu’ils manquaient du sens de l’intérêt général, qu’ils étaient indifférents au fait que leur couardise obligeait d’autres à se battre à leur place. L’étude des tire-au-flanc corrobora les aperçus qu’il avait glanés chez Marx par l’intermédiaire de sa femme d’origine russe Raïssa Epstein Adler (1873-1962)». W. M. Johnston, L’esprit viennois, pp. 303-304. La dernière partie de la citation confirme l’affirmation au sujet des faibles connaissances d’A. Adler  en ce qui concerne l’oeuvre de K. Marx.

[117] A. Adler, Le sens de la vie, p. 56.

[118] Idem, p. 110.

[119] Idem, p. 160.

[120] Idem, p. 160.

[121] A. Adler,L’enfant difficile, p. 19. Il est assez curieux que le sentiment social ne soit pas directement lié aux autres!

[122] A. Adler, Le sens de la vie, p. 41. Dans le même ouvrage il affirme: «En outre la psychanalyse était trop encombrée par le monde des enfants gâtés, ce qui fait que la structure psychique lui apparaissait comme un décalque constant de ce type et que la structure psychique profonde en tant que partie de l’évolution humaine lui restait cachée. Son succès passager résida dans la prédisposition d’un nombre immense de personnes gâtées à accepter volontairement les vues psychanalytiques comme s’appliquant à tous les hommes». Idem, p. 29. A. Adler ne nous dit pas si le caractère «passager» du succès de la psychanalyse est en rapport avec une diminution du nombre de personnes gâtées.

«Un autre inconvénient, assez grave, réside dans le fait que je ne puis m’empêcher, pour éclairer l’attitude des deux dissidents, de recourir à l’analyse. Or l’analyse ne se laisse pas employer comme une arme de polémique; elle suppose le consentement de la personne dont on veut faire l’analyse et, entre l’analyste et l’analysé, des rapports de supérieur à subordonné. Il en résulte que celui qui entreprend une analyse dans un but polémique doit s’attendre à ce que l’analysé retourne contre lui l’arme de l’analyse […] Je réduis donc au minimum l’emploi de l’analyse et, avec elle, l’indiscrétion et l’attitude agressive à l’égard de mes adversaires». S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, pp. 130-131. A. Adler n’a pas utilisé la psychanalyse pour répliquer à S. Freud. Que ce dernier ait pu envisager cela montre à quel point il n’a pas perçu où se trouvait A. Adler. S’il avait pu y parvenir, il aurait saisi que son dissident était animé par la compulsion de se délimiter, en affirmant sa supériorité.

[123] A. Adler, Le sens de la vie, p. 161.

[124] Idem, p. 161.

[125] A. Adler, L’enfant difficile, p. 163.

[126] Toutefois, encore cette citation en ce qui concerne l’enfant gâté: «J’ai fait comprendre que les enfants gâtés se sentent toujours menacés et comme en pays ennemi lorsqu’ils se trouvent en dehors du cercle où on les gâte». A. Adler, Le sens de la vie, p. 39.

[127] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 36.

[128] A. Adler,L’enfant difficile, p. 110.

[129] Idem, p. 210.

[130] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 59.

[131] A. Adler, Le sens de la vie, p. 203.

[132] Idem, p. 202.

[133] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 73.

[134] À titre d’exemple, voici: «Le rêve ne fournit rien de plus que ce qui peut être déduit d’autres formes d’expression, mais il sert à l’examinateur à reconnaître…». A. Adler, Le sens de la vie, p. 188. Précisons en outre que la volonté de puissance est nécessaire mais doit être limitée, sinon c’est la maladie. «L’impulsion à la puissance et à la supériorité s’exaspère et devient maladie». A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 69.

[135] A. Adler, Le sens de la vie, p. 203. La suite a une tonalité chrétienne: «Ceux qui ont déjà développé en eux un fort degré de sentiment social sont constamment préoccupés d’adoucir les rigueurs de cette loi…», et signale sa dynamique de vouloir sauver, dynamique qui fait partie intégrante de celle de l’ontose. On constate ainsi à quel point il entérine tout ce qui est de ce monde, et à quel point il est implacable, comme le démontre aussi puissamment cet autre passage du même ouvrage. «Ce fait devient encore plus convaincant, pour ne pas dire évident, lorsque nous nous demandons: que sont devenus ces êtres humains qui n’ont en rien contribué au bien de l’humanité? Voici la réponse: ils ont disparu jusqu’au dernier reste, il ne persiste rien d’eux; ils sont éteints corps et âme. La terre les a engloutis. Ils ont subi le sort de ces espèces animales disparues qui n’ont pas pu trouver l’harmonie avec les données cosmiques. Il y a sûrement là une ordonnance secrète: c’est comme si le cosmos inquisiteur ordonnait: allez-vous en, vous n’avez pas saisi le sens de la vie, vous ne pouvez pas aspirer à l’avenir». Idem, pp. 199-200. Il y a là un mélange de religion avec l’exposé de quelque chose qui est encore pire que l’enfer: la destruction totale, l’inacceptable, et de science, avec l’évocation de la théorie darwinienne. On est en pleine confusion parce qu’il manifeste là une énorme remontée. Le cosmos inquisiteur c’est le père tout puissant auquel il s’identifie, lui, le petit garçon sous terreur, qui fait appel à une toute-puissance afin d’être libéré. Cette remontée se révèle bien à l’insistance, à la lourdeur avec laquelle est évoqué le châtiment de ceux qui n’ont pas saisi le sens de la vie. En même temps, il y a une jubilation du fait que, lui, il y est parvenu. Probablement que dans sa remontée s’impose également le souvenir d’un événement advenu lorsqu’il avait trois ans: la mort de son frère, qui apparaît, a contrario, comme la confirmation de sa dynamique de vie.

L’ordonnance secrète est une fiction qui s’extériorise grâce à un comme si… Le cosmos se comporte comme s’il était A. Adler.

L’affirmation d’une loi cruelle, sanctionnant ceux qui ont adopté la mauvaise solution, accompagnée d’un processus d’extermination, se trouve également dans L’enfant difficile: «Ce processus d’extermination se poursuit continuellement, il est terriblement cruel, la logique des faits est cruelle» (p. 18).

[136] A. Adler, Le sens de la vie, p. 202.

[137] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 83.

[138] A. Adler, Connaissance de l’homme, pp. 28-29. Cette citation est extraite d’un sous-chapitre intitulé: La contrainte de mener une vie commune.

[139] Ici encore il personnalise la psychologie indiquant par là que c’est le support de son être, et qu’il ne peut pas vivre dans l’immédiateté. En outre se manifeste sa tendance mégalomane qui ressort encore plus du passage suivant: «Tout ce qu’on exige d’une doctrine et d’un enseignement strictement scientifique est résumé dans la psychologie individuelle: un nombre immense d’expériences immédiates; un système qui tient compte de ces expériences et qui ne les contredit pas; l’acquisition d’une aptitude à la divination conforme au sens commun, aptitude qui consiste à insérer dans le système les expériences en corrélation avec ce dernier». A. Adler, Le sens de la vie, p. 198. Divination est employé dans le sens d’intuition.

[140] Idem, p. 197.

[141] «Déjà ce simple fait suffirait à nous expliquer pourquoi la vie est en continuel progrès…».Idem, p. 199. La suite du texte indique que la vie, dans ce cas, est la vie sociale des hommes et des femmes.

«L’incessant progrès du sentiment social, dans son accroissement évolutionnaire, permet de supposer que la persistance de l’humanité est intimement liée à la notion de progrès», idem, p. 39. Cela n’implique pas la bonté originelle de l’homme.

[142] Cf. aussi: «L’humanité a fait de nombreux essais pour se représenter ce but final du développement humain», idem, p. 195.

[143] Idem, p. 199.

[144] A. Adler, Connaissance de l’homme, pp. 63-64.

[145] Idem, p. 97.

[146] A. Adler, Le sens de la vie, p. 186.

[147] À noter que cette citation est extraite du chapitre Rêves éveilles et rêves nocturnes, qui commence ainsi: «Avec ce chapitre nous nous transportons dans le domaine de l’imagination», idem, p. 175.

[148] Idem, p. 186.

[149] Idem, p. 187. Il serait intéressant de savoir si A. Adler a utilisé le présent, car ici il faudrait un subjonctif. S’il y a probabilité c’est qu’il y a doute, donc c’est le subjonctif qui s’imposait. En conséquence, en fait, il est sûr de ce qu’il avance.

[150] S. Freud, L’interprétation des rêves, p. 145.

[151] A. Adler, Le sens de la vie, p. 188.

[152] Idem, p. 187.

[153] Idem, pp. 187-188.

[154] Idem, p. 182.

[155] La problématique d’A. Adler à ce sujet se retrouve dans des psychologies récentes comme l’Ennéagramme, avatar de son réformisme. «Qu’est-ce que l’Ennéagramme? L’Ennéagramme est une typologie dynamique qui décrit les différents types de personnalités et qui permet de découvrir les motivations et potentialités latentes de chacun. C’est un modèle pratique du fonctionnement humain.

Un outil de développement personnel subtil et riche.

D’après l’Ennéagramme, chaque type de personnalité possède un scénario de vie qui lui est propre, caractérisé par un thème de base. Il agit comme une sorte de filtre à travers lequel la personne perçoit le monde et qui détermine, dans une large mesure, les résultats qu’elle obtient dans les différents domaines de la vie. Une fois identifié, ce thème peut être intégré et dépassé pour enrichir notre vision du monde». Cette citation est extraite d’un prospectus.

L’idée de thème de base nous fait penser à l’astrologie, et même celle de scénario, qu’on peut considérer comme le déploiement de ce qui est inclus dans le thème astral. Cette idée de scénario se retrouve dans le titre de ce livre de psychologie: 3 à 6 ans. L’enfant metteur en scène de sa vie. On trouve dans cet ouvrage des résonances adlériennes: «la lutte contre son énergie vitale», «se combattre lui-même». Ivi p. 12, qui signalent le procès d’autodomestication. Signalons aussi: «L’enfant construit un plan pour sa vie». Idem, p. 42. Enfin: «À partir de trois mois, il fait usage de ses émotions comme un outil grossier de communication». Idem, p. 4. Le contenu de cette affirmation est en accord avec l’approche utilitariste, instrumentaliste d’A. Adler.

[156] À ce propos il convient de signaler l’influence importante qu’eut sur A. Adler l’ouvrage de J. C. Smuts (1870-1950): Holism and Evolution qu’il cite sous le titre de Wholeness and Evolution (Holism et Wholeness indiquent tous deux la totalité). Cet ouvrage n’a pas été traduit en français. Je tire les quelques connaissances obtenues sur cet auteur de l’article de Jean-Marie Robine: Le Holism de J. C. Smuts, dont je cite ce passage qui est important par rapport à A. Adler. «Dans la psychologie et l’épistémologie, l’individu sujet est le centre qui oriente toute expérience et toute réalité: c’est le SUJET de l’expérience pour qui tout le reste est OBJET d’expériences. Ceci marque un début fondamental dans l’évolution de l’univers, mais Smuts considère que ces disciplines, psychologie et épistémologie, ne portent pas suffisamment d’attention à la nature de la personnalité, à d’autres niveaux. Elles ignorent trop volontiers le caractère unique de la personnalité pour privilégier la moyenne, l’individu généralisé, et de plus, d’un point de vue uniquement mental, ce qui n’est qu’un aspect de la personnalité. Le résultat en est que la psychologie ne lui semble d’aucune aide pour étudier la personnalité. Il faudrait en faire une discipline spécifique. “Caractérologie” a été proposé, ce qui ne lui semble pas satisfaisant. “Personnologie” lui semble meilleur.

Cette discipline devrait faire l’étude de biographies de personnalités, les appréhendant comme des totalités et unités vivantes, au travers des phases successives de leur développement. Il lui faudrait donc, contrairement à la démarche de la psychologie (de l’époque), procéder de façon synthétique et non analytique».

Beaucoup d’autres auteurs ont été également influencés, particulièrement F. Perls et A. Koestler qui créa le concept d’holon. À la même époque Ludwig von Bertalanffy ainsi que les gestaltistes développèrent des conceptions voisines. Le terme de personnologie nous évoque celui de personnalisme d’Emmanuel Mounier. Lui aussi considérait «l’essence de la personnalité» en tant que «liberté créatrice», comme le pensait J. C. Smuts selon J.-M. Robine.

[157] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 139.

[158] Idem, p. 140.

[159] Idem, p. 142.

[160] A. Adler, Le sens de la vie, pp. 14-15.

[161] Idem, p. 27.

[162] Idem, p. 19.

[163] Idem, p. 22. A. Adler ne donne aucune précision sur ce qu’il entend par plan de vie. «La psychologie individuelle comparée voit dans chaque fait psychique l’empreinte, autant dire le symbole, d’un plan de vie présentant une orientation rigoureusement unique, laquelle apparaît avec netteté particulière dans la psychologie des névroses et des psychoses». A. Adler, Préface à Le tempérament nerveux, p. 5.

[164] A. Adler, Le sens de la vie, pp. 23-24. Ici encore il insiste sur le fait que tout cela s’élabore durant la prime enfance.

[165] Idem, p. 13. Les phrases placées en exergue révèlent beaucoup de choses. Celle placée au début de l’Avant-propos de l’auteur pour le livre L’enfant difficile: «L’enfant est le père de l’homme» signale bien l’ontose, qui se manifeste, ici, à travers le phénomène du transfert, sur l’enfant, du désir d’un père idéal.

[166] A. Adler, Le sens de la vie, pp. 181-182.

[167] Ainsi il se sert encore une fois de sa théorie psychologique pour expliquer sa dissonance d’avec S. Freud. Comme nous l’avons vu, note 121, ce dernier écrivit qu’il ne voulait pas utiliser la sienne, la psychanalyse. Est-ce que cela ne refléte-il pas un doute et une peur?

[168] Idem, p. 193. Dans la même page il affirme: «Le développement de la vie à partir d’une minuscule unité vivante ne pouvait se réaliser que par le consentement des influences cosmiques». Il a une difficulté à exposer l’immédiateté du phénomène vie qui traduit la confusion originelle où il fut placé. Ainsi il parle de «quelque chose d’inné appartenant à la vie». Puis il expose son propre devenir: «vivre c’est se développer». C’est ce que nous avons vu tout au long de notre exposé. Enfin il met en évidence un phénomène sans tenter d’en analyser le fondement. «L’esprit humain n’est que trop habitué à amener dans une forme ce qui se meut et à considérer non pas le mouvement, mais le mouvement figé, le mouvement devenu forme». La nécessité de passer uniquement par la forme, perçue souvent de façon autonomisée résulte de l’incapacité à vivre l’immédiateté naturelle, du fait de la rupture de continuité. Le fait de figer dont il parle, est en relation avec ce qu’il appelle la recherche d’un point fixe.

[169] Idem, p. 194.

[170] Idem, p. 194. Ailleurs il parle d’une «adaptation active aux exigences du cosmos».

[171] Idem, pp. 203-204.

[172] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 302.

[173] Idem, p. 302.

[174] Idem, p. 157.

[175] Idem, p. 42.

[176] Idem, p. 73.

[177] A. Adler, Le sens de la vie, p. 121.

[178] Idem, p. 130.

[179] A. Adler,Le tempérament nerveux, p. 38. De même p. 32: «La forme et le contenu de la conduite du névrosé ont pour source les impressions de l’enfant qui se sent négligé». Donc c’est l’enfant qui crée les base de la névrose de l’adulte. C’est lui qui est responsable, coupable.

[180] Idem, p. 45.

[181] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 107. À noter que cette citation est extraite du chapitre Les rapports entre les sexes.

[182] A. Adler, Le sens de la vie, p. 48.

[183] A. Adler, L’enfant difficile, p. 15. Cette conception utilitariste se retrouve dans d’autres ouvrages.

[184] A. Adler, Le sens de la vie, p. 209.

[185] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 29. J’ai reproduit à nouveau cette citation, déjà faite à p. 14, du fait de l’énorme importance de cette accusation faite à l’enfant que d’aucuns veulent actuellement justifier en citant le cas des bandes d’enfants qui commettent des vols et des meurtres, comme si cela ne dérivait pas du mode de vie qu’on a imposée à ces derniers.

[186] John S. Mill, L’utilitarisme, voir pages 54, 70, 94 et 48-49. Citons en miroir: «Dans son ouvrage École et psychologie individuelle comparée paru en 1929, Adler pose la question: comment un être peut-il se rendre utile à la société? Sa réponse est: en pensant aux autres en s’intéressant à eux». H. Schaffer, Adler et la psychologie individuelle comparée, in L’Inconscient, p. 39.

Par certains aspects la philosophie de l’égoïsme se rapproche de l’utilitarisme. On peut en trouver des échos dans l’oeuvre d’A. Adler, ce qui est fort compréhensible du fait de l’influence qu’exerça sur lui l’oeuvre de F. Nietzsche, lequel subit celle de Max Stirner. Nous reviendrons sur ce sujet ainsi que sur l’étude des présupposés philosophiques de l’oeuvre de S. Freud.

[187] A. Adler, Le Tempérament nerveux, p. 39.

[188] A. Adler, L’enfant difficile, p. 17. Plus loin il affirme également: «Nous apprécions s’il [l’enfant, NdA] agit sur le côté utile ou inutile de la vie». Idem, p. 24.

[189] Idem, p. 22.

[190] Dont on perçoit l’influence dans l’ouvrage déjà cité: 3 à 6 ans. L’enfant metteur en scène de sa vie. «Les objets lui apprennent à se comporter» (p. 10). Il sera intéressant de saisir par quelle magie les objets deviennent des éducateurs, des substituts des parents. On verra que cette magie a fort à faire avec l’ontose.

[191] W. M. Johnston, L’esprit viennois, p. 304.

[192] Idem, p. 304. Cela ne l’empêche pas de lui reconnaître des mérites. «En revanche, il n’eut pas de pareil pour mettre en lumière la vie des adultes en régime capitaliste». Idem, p. 305. A. Adler fut un excellant observateur. Petit enfant, il a hyperdéveloppé l’observation afin de pouvoir survivre. Quand il parle du névrosé, c’est lui qu’il décrit. «Le regard, anxieusement scrutateur, que le névrosé dirige vers le dehors et par lequel il cherche à circonvenir, à mettre à l’abri de toute atteinte sa fiction directrice, comporte toujours une degré d’auto-observation très intense». A. Adler, Le tempérament nerveux, pp. 82-83. Cette auto-observation ne vise pas à atteindre l’être originel, mais à mieux s’adapter pour la lutte. Plus loin à la page 84 il conclue: «L’observation intérieure, éveillée et intense, constitue donc une des étapes sur le chemin de la névrose, quels que soient les beaux résultats dont lui sont redevables la philosophie, la psychologie, notre connaissance du monde et de l’homme». Cela illustre bien que le connais-toi toi-même de Socrate consiste à parvenir à bien connaître sa place dans le corpus social, au sein de la lutte entre les individus. D’ailleurs, dans la suite du texte, A. Adler fait allusion à ce dernier.

[193] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 114.

[194] Idem, p. 126.

[195] S. Freud plus que thérapeute fut un théoricien. En revanche S. Ferenczi s’adonna pleinement à la thérapie.

[196] A. Adler, Le sens de la vie, p. 32. Qui éduquera les éducateurs?

[197] Idem, p. 27.

[198] A. Adler,Connaissance de l’homme, p. 32.

[199] On a, là, l’affirmation d’une forme de détournement, ce en quoi consiste, d’ailleurs, l’éducation.

[200] Idem, p. 67.

[201] Idem, p. 34.

[202] A. Adler, L’enfant difficile, p. 25.

[203] Idem, p. 15.

[204] Cités par W. M. Johnston, L’esprit viennois, respectivement p. 190 et p. 189.

[205] Idem, p. 195. À propos de cet aphoriste, W. M. Johnston note que son oeuvre a sombré dans l’oubli et il met cela en rapport avec l’évanescence des aphorismes qui doivent «être comparés, juxtaposés, appliqués à nouveau. Avant toute chose, il faut s’en servir. Je me suis efforcé, tout au long de cette étude, d’indiquer quelques moyens de ramener à la vie cet art trop périssable». Ce qu’il écrit ensuite exprime la remontée que lui provoque le périssable. «Car l’intemporel même doit être sauvé de l’oubli, sinon les mots qui parlent à tous les âges n’appartiendront à aucun». Idem, p. 196. C’est lui-même, son être originel qui doit être sauvé de l’oubli!

[206] Idem, p. 9.

[207] Idem, p. 297.

[208] A. Adler, Connaissance de l’homme , p. 73.

[209] A. Adler, Le sens de la vie, p. 35.

[210] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 213. À la fin de la phrase il y a un renvoi à une note où A. Adler mentionne tout simplement: H. Vaihinger, Die philosophie des Als-Ob (La philosophie du comme si). Ces médiations philosophiques sont importantes à relever. Elles signalent le non accès d’A. Adler à son immédiateté.

[211] A. Adler, Le sens de la vie, p. 198. La position de S. Freud par rapport à la question de Caïn est bien différente. Cette approche moralisatrice se retrouve dans la conception des névroses: le névrosé fuit devant un problème social.

[212]  Idem, pp. 64-65.

[213] Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, p. 210. À la page 112 sa critique peut s’appliquer à la théorie adlérienne. «En outre, si on prend comme règle d’or du comportement le principe homéostatique, ce qu’on appelle l’individu parfait sera le but ultime, c’est-à-dire un robot bien graissé, qui se maintient en homéostasie biologique, psychologique et sociale optimale. C’est le meilleur des mondes…».

[214] Idem, p. 111.

[215] Idem, p. 219. La critique de L. von Bertalanffy est intéressante, non pas tellement en ce qui concerne sa visée, la théorie de S. Freud par exemple, mais du fait qu’elle met en évidence que le développement technico-scientifique de la société-communauté du capital peut résoudre, à sa façon, les problèmes psychiques mis en évidence par les psychanalystes et autres psychologues.

[216] Dans le numéro de septembre 1999 de la revue «Sciences et Avenir» a été publié un dossier: Lire dans l’inconscient. Il s’agit de l’inconscient cognitif, celui de S. Freud étant pour eux l’inconscient émotionnel, hypothétique. «La plupart de ces hallucinations n’ont aucun contenu émotionnel et le patient se rend vite compte qu’elles ne sont que le fruit de son imagination». Pauline Léna et Hervé Ratel, Aux frontières de l’inconscient, p. 57. Conclusion qu’A. Adler aurait facilement souscrite. «[…] l’inconscient cognitif concerne les seuils de perception sensorielle à partir desquels un stimulus est capté par notre cerveau sans que nous en ayons conscience. Exemple, la perception d’images subliminaires», idem, p. 56. En réalité il s’agit de phénomènes inconscients et non d’un inconscient. Les auteurs parlent ensuite du phénomène d’héminégligence comme preuve de l’existence d’un inconscient cognitif. Les personnes qui en sont atteintes ont une moitié «du monde qui échappe à leur contrôle» idem, p. 58. Or ceci ne met pas en évidence un inconscient cognitif mais l’existence d’un phénomène qui inhibe le processus de conscientisation et, donc, l’achèvement du procès. De même S. Freud n’a pas mis en évidence l’inconscient, mais un processus, le refoulement, qui empêche que ce qui tend à devenir conscient ne le devienne. En conséquence, la mise en évidence de ce phénomène qui permet aux savants de théoriser un inconscient cognitif dont ils pourront trouver le siège en une zone de l’encéphale, et donc de se passer de ce que S. Freud a trouvé, témoigne que l’atteinte à l’intégrité de l’homme, de la femme, est encore plus grande qu’avant.

Une autre affirmation de l’article est également très importante. «Un grand nombre de spécialistes estiment que ces gestes incontrôlés [par exemple celui de la propre main du sujet qui essaie de l’étrangler, NdA] sont l’expression d’une deuxième conscience normalement rendue muette par la domination de l’autre hémisphère. Une sorte de deuxième moi» idem, p. 57. C’est l’expression de la scission en tout être qu’impose la répression parentale qui amène à la formation du cerveau droit et du cerveau gauche dont on parle tant. Cette dualité n’est pas naturelle et correspond à la structuration de l’individu pour sousvivre et survivre avec sa scission, spaltung, mise en évidence, auparavant avec la schizophrénie.

Une précision finale: ce que, initialement, S. Freud découvre ce n’est pas le refoulement, mais le refoulé, dans tous les symptômes des hystériques, ce qui le conduit à admettre un phénomène totalement inconscient: le refoulement. Le refoulé est ce qui se manifeste et peut donc être immédiatement perceptible, ce qui n’est pas le cas du refoulement. Cette précision nécessite un plus ample développement que nous pensons faire ultérieurement. Dès maintenant, nous pouvons ajouter que nous refoulons parce que nous avons été refoulés.

[217] On trouve chez A. Adler des formulations théoriques qui s’apparentent à celles de S. Freud, et réciproquement d’ailleurs. Ainsi ce qu’il expose, dans le passage suivant, au sujet de l’angoisse fait penser à la théorisation de ce dernier au sujet de l’angoisse de préparation, que nous avons négligée et sur laquelle nous reviendrons. «L’angoisse, qui devait servir précédemment à préserver le sujet de l’isolement, de l’humiliation, à lui faite oublier son sentiment de petitesse…». A. Adler, Le tempérament nerveux, (p. 33). Ajoutons que si S. Freud parle de bisexualité, A. Adler parle d’hermaphrodisme psychique.

[218] Idem,  p. 60.

[219] A. Adler, Connaissance de l’homme, p. 89. A. Adler parle souvent d’un organe psychique dont il affirme l’existence comme si elle allait de soi. Ce faisant il opère dans la séparation corps-âme que nous avons déjà signalée, ce qu’opère également S. Freud lorsqu’il parle d’un appareil psychique dont il cherche à fonder l’existence et à lui donner un lieu en l’être.

[220] Ceci ne pouvait que l’éloigner de la perception d’un cheminement de libération-émergence. «Au point de vue de la guérison, on n’obtient pas grand-chose en retirant de l’inconscient ces sensations ou impressions “refoulées”, à moins qu’on ne réussisse à faire comprendre au malade ce qu’il y a d’infantile dans le mécanisme de ses accès». A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 37. Il ne s’agit aucunement de vider un inconscient qui n’existe pas, ni de maintenir la dépendance en enjoignant quoique ce soit à qui que ce soit, surtout si l’injonction est une incitation à accepter une culpabilité: demeurer infantile.

[221] J’ai déjà abordé ce thème mais d’un point de vue général dans Forme, Effectivité-réalité, virtualité, «Invariance», série V, nº 1. Je précise que le chapitre 1 du livre I de Le Capital ne contient pas l’exposition de l’origine de la valeur, comme c’est parfois affirmé, mais celle de l’origine de l’équivalent général, sans lequel le phénomène de la valeur, puis celui du capital, ne peut pas se déployer.

[222] A. Adler, Le sens de la vie, p. 184.

[223] A. Adler, L’enfant difficile, p. 17.

[224] A. Adler, Le tempérament nerveux, p. 48.

[225] Si on ne tient pas compte de la référence à la psychanalyse, la remarque suivante de W. M. Johnston met bien en évidence la dimension réformiste d’A. Adler et le fait qu’il fut un précurseur non seulement sur le plan de la pratique psychologique mais sur celui de l’éducation dont, plus que de la guérison, il eut la passion. «Répudiant le nihilisme thérapeutique, il infusa à la psychanalyse la passion de guérison. Sa conviction qu’il était possible d’abréger la cure anticipa sur maintes écoles, notamment sur la thérapie de groupe du Roumain Jacob Levy Moreno (1892-1974), qui élabora une technique de libération des névroses fondée sur le psychodrame». W. M. Johnston, L’esprit viennois, p. 305. À la base il y a l’idée que la vie d’un individu se ramène à un scénario, d’où aussi l’utilisation du théâtre en tant que thérapeutique, la pratique des jeux de rôle. Notons enfin que déconditionner est aussi le but de la kinésiologie.

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