BOUDDHISME
ET VIRTUALITÉ
Je voudrais aborder ce
thème par un commentaire du conte, La cruche,
qui fait partie du livre d’Ariane Buisset,
Le
dernier tableau de Wang Wei. Contes de
l’éveil.
La pensée séparatrice
conduit à poser les choses séparées dans un
espace-temps donné, limité. Elles deviennent des repères. La nécessité
de se
sécuriser conduit à les poser permanents et nécessaires. Si on
constate
un flux avec des transformations, et qu’on adhère à celui-ci en étant
présent à lui, il n’y a plus de nécessité de rendre quoi que ce soit
permanent et donc à lutter contre l’impermanence. Celle-ci n’est
qu’une illusion. Dit autrement, et nous y reviendrons, c’est la
séparation qui pousse à poser des repères permanents, et donc à se
lancer dans
la dynamique de l’impermanence.
A. Buisset
fait tenir à Bouddha le discours
suivant, dans lequel il rappelle d’abord quel est l’objet de toutes
ses interventions oratoires. «Nous parlons d’attachement et de la
libération.
Mais de quel attachement et de quelle libération, en avez-vous idée? De
l’attachement à l’ignorance, et de la libération de
l’illusion.» Ensuite il aborde ce que nous avons nommé des repères.
«D’abord vous vous “inventez” un objet ou un être indépendant
de vous, puis vous vous “inventez” vous-même. Et par suite vous
“inventez” ce qui vous entoure, comme si cela vous était étranger
et extérieur! Une fois que cela est fait, vous avez une sorte de trou
de
mémoire»[1].
[En fait c’est sous la pression des parents
qu’on invente et qu’on est amené à penser séparé, parce
qu’ils nous séparent d’eux , et
qu’on est obligé de se séparer de notre plan de vie.]
«En vérité, si vous
regardez de plus prés, vous verrez que tout est
attachement! [parce que tout a été placé
dans un
devenir de séparation. On attache ce qui est séparé, distinct. On
s’attache à ce qui se sépare de nous, qui est séparé; on sépare
l’autre pour se l’attacher; il faut qu’il y ait au moins une
aspérité pour le manipuler!] Vous êtes attaché à l’idée que les choses
existent de façon solide, indépendamment les unes des autres et
indépendamment
de vous! [On a été séparé, solidifié, rigidifié etc. pour pouvoir être
accepté,
reconnu par les parents; ensuite, on opère de multiples transferts qui
réactivent cela] Comme ce n’est pas le cas vous souffrez! [Cas lors de
la
puberté où l’on revit la séparation de la naissance avec la répression
de
la sexualité, piège. Les jeunes ont limité la vie à la sexualité et
n’ont
pas revécu leur naissance, d’où nous sommes à la phase suivante à
l’heure actuelle.] Vous croyez les voir apparaître et disparaître! Vous
pensez qu’elles croissent et qu’elles déclinent»[2].
La répression se réimpose
quand on se marie. On ne parvient pas à
réaliser le couple androgyne. Pour l’enfant cela se traduit par le vécu
d’une séparation en de multiples actes.
«Vous oubliez cette double
création simultanée, [refoulement de la
souffrance liée à la réalisation de la séparation, à la nécessité de
construire, d’inventer des repères pour une vie artificielle] et vous
vous mettez par un enchaînement d’une logique inaltérable, à vouloir
toucher, saisir, garder, prolonger ce que vous avez faussement isolé».
[L’isolation
n’est pas fausse, ce qui est faux, c’est l’acte
d’isoler.] «Mais ce qui n’existe pas par soi-même, de façon
indépendante, ne saurait se maintenir[3]!
C’est pourquoi vous vivez
dans un monde où règne l’impermanence».
On ne peut rien fixer.
C’est ce que nous enseigne la dynamique du
capital qui échappe à toute fixation. Il est la valeur en procès:
toutes ses
formes sont impermanentes, mais il ne s’y abolit pas.
«Votre désir de faire
durer des choses qui n’ont par elles-mêmes
aucune consistance est la cause de votre expérience du transitoire et
de la
douleur».
La répression nous conduit
à quitter notre essentialité, donc nous ne
pouvons plus saisir celle du monde, du cosmos. Il nous faut des points
de
repère et nous entrons dans la dynamique d’être reconnu.
«La soif d’une existence
séparée [c’est celle d’être
accepté par la mère, le père. Je veux accéder à cette existence où je
pourrais
enfin être reconnu, parce qu’elle serait distinguée d’un flux, les
parents apparaissant comme un écoulement incessant, en dehors] bien que
cette
existence séparée soit entièrement illusoire, est la racine d’une
souffrance bien réelle»! Ceci est parfaitement juste, mais la
séparation
n’est pas une illusion, c’est une réalité. Je parlerais plutôt de
mystification – rapport à magie, menées occultes! «Vue ainsi, la vie
n’est qu’une suite de frustrations. Á chaque instant vous constatez
l’échec de votre entreprise. Le sol se dérobe sous vos pas [perte de
référents et donc sensation qu’il faut tout reprendre à zéro]. Vous
voudriez continuer à vivre, tel que vous êtes [tels que nos
parents nous
ont édifiés avec leur ontose et nous avons pu avoir sensation d’une
mise
en continuité, parce que nous avons reçu des miettes], et pour cela
vous avez
besoin de solidité autour de vous [la pensée va se scléroser en se
fixant pour
fixer] mais tout se transforme! Vous vous
transformez
aussi! Que d’angoisses! Que de peurs! Tout dans cette position
n’est qu’insécurité! [Pour trouver la sécurité perdue à cause de la
séparation, de l’isolement, on a fixé des repères, si cela se
transforme,
s’évanouit, disparaît, alors l’insécurité se réaffirme. Toute
transformation réactualise la séparation primordiale et donc la
panique; il
faut alors rigidifier encore plus le séparé, et l’homme, la femme se
rigidifient eux-mêmes, afin d’être, d’être-là, repérables,
reconnaissables afin d’être vus.] Ce que vous appelez votre corps se
maintient-il? [D’où déchirement avec la sensation de se perdre
soi-même,
la perte de la perception d’un flux, de substance, de Gemeinwesen;
le posé que soi-même est illusion, qu’il n’y a alors plus aucun
repère, plus rien qui se reconnaisse, qu’on n’a aucune prise sur
soi; on doute à cause du plan de vie qui signale autre chose] Ce que
vous
appelez vos pensées se maintient-il? Ce que vous appelez votre esprit
se
maintient-il? Alors quel est ce JE dont vous parlez comme si vous le
connaissiez et comme si vous deviez sans cesse lutter pour le garder
intact[4]?
Quand fut-il jamais intact, [il
n’est que par une déchirure et, donc, dés qu’il apparaît, il y a
réduction, parce qu’il perd immédiatement le possible de son évolution
avec le tout. Il ne peut plus être intact; il perd son
authenticité même
en tant que séparé. Le Je ne peut être qu’un repère qui désigne
d’où part une certaine manifestation de la vie.] sinon
dans votre fausse conception de vous-même? Qui êtes-vous? [Comme dit K.
Marx,
la mystification est déjà dans la question.] Si vous utilisez le mot JE
vous
devez trouver une entité réelle à mettre dessous. [Le je pense donc je
suis,
exprime la perte de la totalité, ne peut exister que replié sur
lui-même, dans
la pensée, c’est le dernier point d’appuis d’ancrage; c’est
la pensée séparatrice – rapport à la séparation originelle – qui se
donne elle-même comme substrat; il y a hypostase et somatisation,
prélude à un
devenir à la virtualité.] De même si vous utilisez le mot cruche, vous
devez
pouvoir y mettre quelque chose! [Mais là, l’homme, la femme peuvent
mettre leur activité, leur création. Ils ont concrétisé, objectivé – au
sens de somatiser – une pensée, un flux d’énergie.] Allons-y pour
la cruche! Qu’est-ce qu’une cruche? [Là il y a un glissement pour
pouvoir
tenir le discours, maintenir sa cohérence.] Il est évident que si je la
jette
par terre, [violence pour détruire un procès, et par là-même
faire apparaître une réalité, au moment de la cessation de ce dernier,
et donc
de l’évanescence d’une réalité.] Vous direz tous “la cruche
est cassée”, comme si vous saviez de façon évidente ce qu’est une
cruche. [Ce qui leur est évident c’est l’activité, leur ontose
c’est-à-dire le mal dont ils se sentent affectés, leur désir etc.]
«De même si vous voyez
quelqu’un mourir vous dites “Untel est
mort!” comme si vous saviez de façon évidente qui est Untel. Mais je
vous
le demande, quel est le Untel qui est mort. Est-ce le Untel bébé, petit
garçon,
adulte, vieillard? [Ici on se laisse piéger par les formes, ce
qui est
saisissable, les repères. Á quel moment y a-t-il réalité, authenticité,
comme
si l’être s’exprimait de façon qui pourrait être contradictoire;
ici il y a perte du plan de vie.] Lequel fut-il réellement Untel? [La
vérité
est une fixation et, ici, elle opère dans une dynamique réductive.]
Quand Untel
est-il devenu réellement Untel? Quand Untel est-il apparu? Et quand
a-t-il
disparu? [C’est l’affirmation d’une forme d’infini: il
y aura toujours un quelque chose infiniment petit qui fera qu’Untel
n’est pas advenu. C’est l’expression de la séparation
d’avec le plan de vie, sa négation.] De même quand cette cruche
est-elle
apparue et quand a-t-elle disparu? (là gît
la question
de la virtualité; puissance de la projection de la pensée. Celle-ci est
une
“modalité” d’être qui peut pénétrer partout – rapport
à: je suis partout; partout, je suis chez moi] Si je la casse, est-ce
la glaise
que je casse? [problème de la forme-substance;
je détruis l’accouplement {plutôt union, autrement il y aurait
quelqu’un de passif!} de ma pensée avec la nature, ce qui a produit une
forme] L’ébauche qu’elle fut sur le tour du potier? (En fait,
avant, la pensée dans l’encéphale du potier, sa virtualité), la terre
cuite au four? Le récipient décoré et verni? Où sont allées les étapes
préliminaires? Sont-elles mortes aussi? [Le procès s’abolit dans son
résultat: magie. Il s’agirait de voir le besoin des hommes et des
femmes
d’une cruche? Est-ce que celle-ci peut être abolie, mourir? Cela
implique
donc le rapport entre les hommes, les femmes; ne peut-on pas saisir
cette production
comme une confirmation, comme le pose K. Marx? La cruche reste dans la
virtualité, dans la pensée des hommes et des femmes.] Quand? Comment?
[Ici se
fait jour la non présence à la totalité des procès qui s’entremêlent et
au procès total de vie, et de la vie modifiée par les hommes et les
femmes.) Ne
voyez-vous pas que vous mettez des mots fixes sur des phénomènes
mouvants, [mais disant cela surgit quelque chose qui est impermanent,
les
phénomènes et leur mouvance est impermanence, donc pléonasme.] Des mots
séparés
sur des choses ou des processus qui ne le sont pas? [Le langage verbal
comme
possible de réaliser la séparation, l’exprimer.] Allons constatez, et
cessez d’être tourmentés par la soif de ce qui ne peut pas être. Voyez
les choses telles qu’elles sont et comment vous en êtes arrivés à cet
état de souffrance. S’il n’existe pas de chose ni d’ego
indépendants, s’il n’existe en soi [il n’y a pas de chose en
soi, toute une problématique philosophique] ni JE, ni cruche, il est
impossible
de dire que quoi que ce soit apparaisse ou disparaisse»! Le procès
affirmé est
le suivant: le réel est inaccessible; son inaccessibilité le pose
insaisissable
et le rend évanescent; le réel est en fait une illusion; ce qui est en
quelque
sorte tangible c’est le vide entre ce qui se prétend JE et le réel,
vide
masqué par l’illusion. «L’impermanent même est une illusion! La mer
des phénomènes roule à l’infini, c’est la libération!»[5]
Bouddha, par
l’intermédiaire d’A. Buisset,
propose une quête sans fin: « Allez et cherchez ce qui ne dépend de
rien, ce
qui n’est jamais apparu et ne disparaîtra jamais.»[6] Le
vide pourrait être au bout de
celle-ci. Le vide ou le nirvana.
A. Buisset
nous indique la terreur où se
trouvent les auditeurs lors du discours de Bouddha qui avait voulu
susciter un
doute en eux, et elle affirme: «Peu importe s’ils ne comprenaient pas
tout! Le désarroi les pousserait sur le chemin.»[7] Le
désarroi s’impose comme
destructeur des résistances à une dynamique de libération, mais c’est
un rejouement de ce que ces auditeurs ont
vécu, petits enfants
terrorisés qui durent trouver une voie d’issue.
Dans la suite de son
conte, l’auteur nous parle d’un potier
qui avait assisté à la prédication de Bouddha qui va, après bien des
tribulations mystiques, casser une cruche fabriquée par lui, devant des
hommes
et des femmes rassemblés à nouveau autour de celui-ci, qui déclare
alors: «Ainsi
ce qu’il a fait ce n’est pas le bris d’une cruche,
c’est le bris de tous les égoïsmes et par là de toutes les ignorances,
c’est le bris de tous les esclavages! Cet homme vient d’ouvrir
toute grande devant vous la porte de la liberté.»[8]
En fait, il n’a brisé
qu’un support et laissé intact la
virtualité, le topos où se déploie l’ontose. De même, auparavant,
Bouddha
en cassant la cruche avait brisé le support de son mal-être dû à
l’existence d’un ça, d’un indicible: ce qui le tourmente.
1998-2001
[1] A. Buisset,
Le dernier
tableau de Wang Wei, Ed. A. Michel,
p. 67.
[2] Idem, p. 67, à
partir de la
ligne 9. C’est à partir de là que le texte est commenté.
[3] «Un être ne
commence à se
tenir pour indépendant que lorsqu’il doit son existence à
soi-même». K. Marx, Manuscrits de 1844, Ed. Sociales, p. 97,
Paris, 1962.
[4] «Mais il n’y a peut-être
derrière tout cela [le Je, NdA]
qu’un
désir, et non une réalité.» A. Buisset, op.
cit.,
p. 72.
Effectivement, l’individu ne peut pas s’affirmer je
parce qu’il ne parvient pas à son saisissement à cause de l’ontose.
Quand il dit je il affirme un désir qui demeure en fait
inconscient. L’affirmation expose en elle-même une illusion,
puisqu’il n’est pas.
[5] Idem, p.
69.
[6] Idem. p.
72.
[7] Idem. p.
69.
[8] Idem. p. 83.