Déclin du mode de
production capitaliste
ou déclin de l'humanité ?
On
a souvent pensé, écrit que le communisme devait fatalement
s'épanouir après la destruction du MPC lequel serait miné par des
contradictions telles que sa fin est inéluctable. Or les événements qui
se sont
produits depuis le début de ce siècle ont fait plusieurs fois présager
que
malheureusement d'autres éventualités étaient à envisager : retour à la
« barbarie » comme le théorisèrent R. Luxembourg et
tout le courant
de gauche du mouvement ouvrier allemand, Adorno et l'école de
Francfort, etc. ;
la destruction de l'espèce humaine comme cela se révèle avec acuité, à
tout un
chacun, à l'heure actuelle ; enfin la stagnation : les hommes n'ayant
pas la
force de détruire le MPC qui se survit en s'adaptant à une humanité
dégénérée.
Pour comprendre la mise en échec du devenir inéluctable, il faut tenir
compte
de la domestication des hommes opérée par les diverses sociétés de
classe et
surtout par le capital mais c'est insuffisant. Il faut étudier
l'autonomisation
du capital pour percevoir réellement comment ces autres éventualités
ont pu
surgir.
Nous n'avons pas l'ambition, dans ces quelques pages, de
traiter ces déviations historiques de façon exhaustive. Nous voulons
simplement
en commentant un passage des Grundrisse (pp.
438-440) montrer comment, à
partir de l'œuvre de K. Marx, il est possible de comprendre
l'autonomisation du
capital et de s'apercevoir des contradictions de la pensée marxienne
ainsi que
de l'impossibilité où il fut de poser la solution. Ce passage est
extrait du
chapitre exposant le procès de circulation. Pour le comprendre, il faut
tenir
compte de ce que K. Marx vient d'affirmer peu auparavant :
« Le procès de circulation apparaît donc
en tant que barrière de la force productive du travail =
augmentation du
temps de travail = diminution de la plus-value = frein, limite,
barrière au
procès d'autovalorisation du capital » (p. 438, p. 32 du t.
II, Fondements...,
éd. Anthropos).
A partir de là K. Marx fait une digression extrêmement
importante :
« La tendance universelle du capital qui le
différencie des autres modes de production antérieur se manifeste
(erscheint)
ici. Bien qu'il soit borné de par sa nature, le capital tend à un
développement
universel des forces productives et devient ainsi la présupposition
d'un mode
de production nouveau qui ne sera pas fondé sur un développement des
forces
productives tendant simplement à reproduire ou à élargir la base
existante,
mais dont le développement linéaire, sans entraves, progressif et
universel des
forces productives constituera lui-même la présupposition de la société
et donc
de sa reproduction ; où la seule présupposition sera d'aller au-delà du
point
de départ. » (Ibid., p. 33)
Qu'est-ce qui fait que la nature du capital est
une nature bornée, cela n'est pas indiqué ici ; en revanche son aspect
révolutionnaire, positif, est souligné (comme il l'est dans beaucoup
d'autres
pages des Grundrisse, comme dans celles du Capital)
: tendre au
développement universel des forces productives. Mais, et c'est cela qui
nous
intéresse, le capital ne peut pas le réaliser ; ce sera l'œuvre d'un
autre mode
de production, supérieur. Le devenir de la société apparaît ici sous la
forme
d'un mouvement indéfini, cumulatif.
« Cette tendance universelle du capital – qui
le fait entrer en contradiction avec lui-même en tant que forme de
production
bornée et le pousse à sa dissolution – différencie le capital de tous
les
autres modes de production et contient ce qui le pose en tant que
simple forme
de transition. » (p. 33)
Le devenir du capital et sa dissolution sont donc
déterminés par cette contradiction. Il est dommage que Marx n'ait pas
rappelé
ici ce qu'il entend par « forme de production
bornée » car cela
empêche de « voir » immédiatement ce qu'il entend par
contradiction,
dans ce cas précis. Ceci conditionne la compréhension de l'affirmation
: le MPC
est une forme de production transitoire. Même en l'absence d'une
explication de
la contradiction, on peut la comprendre de la façon suivante : le MPC
n'est pas
éternel ; argument polémique de Marx contre les idéologues bourgeois.
C'est le
contenu de son discours principal. Il y en a un autre intimement mêlé
au
précédent : le MPC est révolutionnaire et permet le passage à une forme
sociale
supérieure où les hommes ne seront plus dominés par la sphère de la
nécessité
(la sphère de la production de la vie matérielle) et où il n'y aura
plus
d'aliénation.
A l'heure actuelle, à la suite du fleurissement du
marxisme – théorie de la croissance, un autre élément apparaît comme
fondamental dans cette phrase : il y a un continuum entre deux
périodes. Car
qu'est-ce qu'un transition, sinon le contraire d'une coupure ? Et ce
qui
constitue le continuum, c'est le développement des forces productives.
D'où la
filiation honteuse mais réelle : Marx-Lénine-Staline ! Mais là n'est
pas notre
propos. Ce qui nous importe c'est de déterminer en quoi consiste pour
Marx,
dans les Grundrisse, les forces productives et pour
qui sont-elles ?
« Jusqu'ici toutes les formes de société ont
succombé au développement de la richesse ou, ce qui revient au même, au
développement des forces productives sociales. » (p. 33)
La richesse réside dans les forces productives et
dans le résultat de leur action. Ici se manifeste une contradiction
qui, selon
Marx, investit la totalité de l'histoire humaine : la richesse est
nécessaire,
donc recherchée, mais elle détruit les sociétés. Ces dernières doivent
donc
s'opposer à son développement. Dans le MPC il n'en est pas ainsi (de là
son
effet destructeur sur toutes les autres formations sociales), les
forces
productives sont exaltées mais pour qui ?
« Chez les anciens qui en avaient conscience,
la richesse était donc directement dénoncée en tant que dissolution de
la
communauté (Gemeinwesen). La constitution féodale a
sombré à son tour
avec l'industrie urbaine, le commerce et l'agriculture modernes (et
déjà avec
certaines inventions, telle que la poudre ou l'imprimerie). Avec le
développement de la richesse – donc aussi de nouvelles forces et d'un
commerce
élargi entre les individus – se décomposent les conditions économiques
sur
lesquelles reposait la communauté (Gemeinwesen)
ainsi que les rapports
politiques entre les différentes parties de celle-ci qui lui
correspondaient :
la religion qui en donnait une image idéalisée (les unes et les autres
reposent
à leur tour sur un rapport déterminé avec la nature, à laquelle se
ramène toute
force productive), et le caractère, la conception (Aunschauung),
etc.,
des individus. Le seul développement de la science
– c'est-à-dire la
forme la plus solide de la richesse, dont elle est tout ensemble le
produit et
le producteur – était suffisante pour détruire ces communautés. Mais le
développement
de la science, de cette richesse idéelle en même temps que
pratique, n'est
qu'un aspect, une manifestation du développement des forces
productives de
l'homme ; c'est-à-dire de la richesse. Sur le plan des idées,
la
disparition d'une forme déterminée de la conscience suffisait à tuer
toute une
époque. Dans la réalité, cette limite (Schranke) de
la conscience
correspond à un degré déterminé du développement des forces
productives
matérielles, de la richesse. Assurément, le développement
n'avait pas lieu
sur cette seule base, il y avait aussi développement de cette
base même. »
(pp. 33-34)
Pour K. Marx, les forces productives sont humaines
(de l'homme) et elles sont pour l'homme, pour l'individu. La science en
tant
qu'elle est justement une force productive (donc aussi la richesse,
comme
l'indiquent déjà les Manuscrits de 1844 et L'Idéologie
allemande)
est déterminée part l'épanouissement de ces forces, ce qui correspond à
la
manifestation d'un grand nombre d'extériorisations, à une possibilité
accrue
d'appropriation de la nature. Même si cela se produit de façon
antagonique,
l'épanouissement de l'homme est possible ; c'est le moment où, dans le
développement de la classe dominante, les individus peuvent trouver
modèle pour
une manifestation plus ample. Le MPC, pour K. Marx, permet une
autonomisation
libératrice de l'individu, grâce à l'impulsion qu'il donne à
l'accroissement
des forces productives. C'est là son aspect révolutionnaire le plus
important.
« Le stade le plus élevé du développement de
cette base (la floraison en laquelle elle se change tout en restant
cette base,
cette plante en tant que fleur ; d'où son étiolement après la
floraison) est
celui où elle atteint une forme qui la rend compatible avec le plus
haut
développement des forces productives, et par suite avec le plus riche
développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du
développement apparaît comme un déclin, et le développement nouveau
commence à
partir d'une base nouvelle. » (p. 34)
Il y a donc déclin parce que le développement des
individus est bloqué. IL n'est pas possible d'utiliser cette phrase
pour étayer
la théorie du déclin du MPC comme le fait Victor dans Révolution
Internationale, série I, n°7, p. 4 de l'article
« Volontarisme et
confusion », ou, alors, il faut affirmer que le déclin date,
non pas du début
du siècle dernier, mais, au strict minimum, du milieu du siècle passé ;
ou
bien, autre possibilité, il faut montrer que le déclin des individus
est
simultanément celui du capital, ce qui est en contradiction avec ce que
l'on
peut observer : Marx lui-même a maintes fois expliqué que le
développement du
capital s'accompagnait de la destruction des hommes et de la nature.
Reste la question de savoir à quel moment a-t-on
eu, au sein de différentes formations sociales, parallélisme entre le
développement des forces productives et développement des individus. En
ce qui
concerne le MPC, cela revient à déterminer-délimiter sa période
révolutionnaire
pour lui et pour les hommes. A quoi s'ajoute une autre interrogation :
y a-t-il
une progression continue des forces productives, en dépit des moments
de déclin
des individus ? (Remarquons bien Marx dit : « la suite du
développement
apparaît comme un déclin »). Ou y a-t-il pour elles aussi des
moments de
stagnation voire de recul ? Cela vaut-il également pour le MPC? Notons
en effet
que divers auteurs ont parlé de stagnation et de recul de la production
entre
les deux guerres mondiales. Nous envisagerons cela dans un prochain article. A propos
du déclin du MPC,
il est important de noter que Bordiga a toujours rejeté cette
conception qu'il
considérait comme une déformation gradualiste de la théorie de Marx
(cf.
« Le renversement de la praxis dans la théorie
marxiste », in Invariance,
série I, n°4).
La suite de la digression confirme bien que le
déclin concerne les individus. En effet, il y a épanouissement quand
les forces
productives permettent leur développement, lorsqu'il y a parallélisme
d'évolution entre les deux. Tout d'abord, à l'aide d'une comparaison
avec la
période pré-capitaliste, K. Marx montre que le capital au lieu d'être
antagonique à la richesse pose la production de celle-ci ; s'il en est
ainsi il
doit poser le développement des forces productives, ce qu’il a déjà
affirmé.
Avant, il y avait opposition entre développement des être humains, de
leur communauté,
et mouvement de la richesse ; maintenant, il y a comme une symbiose
entre les
deux. Pour que ceci puisse s'effectuer une certaine mutation a été
nécessaire ;
le capital a dû détruire le caractère borné de l'individu ; c'est aussi
en cela
que réside son caractère révolutionnaire.
« Nous avons vu auparavant que la propriété
des moyens de production s'identifiait avec une forme déterminée et
limitée de
la communauté (Gemeinwesen), donc aussi de
l'individu ayant des facultés
et un développement compatible avec la formation d'une telle communauté
(Gemeinwesen).
Cette présupposition était, à son tour, le résultat d'une étape
historique
bornée de l'évolution des forces productives, tant de la richesse, que
du mode
de la créer. Le but (ce qui est en même temps condition de la
production) de la
communauté (Gemeinwesen), de l'individu, c'est la reproduction
de ces
conditions de production déterminées et des individus (tant
dans leurs
relations sociales) en tant que supports vivants de ces conditions. Le
capital
pose la production de la richesse elle-même, et
donc le développement
universel des forces productives, le bouleversement incessant de ses
présuppositions existantes, comme présupposition de sa reproduction. La
valeur
n'exclut aucune valeur d'usage particulière ; elle n'implique aucune
forme de
consommation particulière, de commerce, etc., comme condition absolue ;
de même
chaque degré de développement des forces productives sociales, du
commerce, du
savoir, etc., lui apparaît comme une barrière (Schranke)
qu'il s'efforce
de surmonter (überwältigen) » (p. 34)
Ce passage est lourd de conséquences ; on n'y
parle pas du prolétariat mais du rôle révolutionnaire du capital qui
bouleverse
les présuppositions existantes. K. Marx avait déjà affirmé cela, de
façon plus
percutante à la page 313 des Grundrisse, Fondements,
t. I, p.
367)
« Il est destructif à l'égard de tout cela,
le révolutionnant constamment, brisant toutes les barrières (Schranken)
qui entravent le développement des forces productives, l'élargissement
de la
production, l'exploitation et l'échange entre les forces naturelles et
spirituelles »
Une nouvelle approche du mode selon lequel Marx situait la classe prolétarienne par rapport au bouleversement constant effectué par le MPC s'impose. Ce qui est immédiatement évident c'est que le rôle révolutionnaire du MPC est en relation avec la destruction des antiques rapports sociaux et que le rôle du prolétariat se définit par rapport au capital. C'est justement sur ce point précis que naît la difficulté : le MPC est révolutionnaire parce qu'il développe les forces productives, le prolétariat ne pourra l'être que s'il développe ou permet, grâce à la révolution qu'il accomplira, un autre développement de celles-ci. Comment distinguer, matériellement, le rôle révolutionnaire de l'un et de l'autre ? Comment justifier la destruction du MPC par le prolétariat ? Cela ne peut se faire que sur un plan extra-économique (économie considérée ici dans son champ strict). En fait cette difficulté ne fut jamais abordée par K. Marx car, pour lui, il était absolument certain que les prolétaires se soulèveraient contre le capital. Nous devons en revanche l'affronter pour pouvoir sortir de l'impasse où nous sommes à la suite de notre acceptation de la théorie du développement des forces productives devant entrer en conflit avec les rapports de production, liée au postulat non explicite que ces forces sont pour l'homme, sinon pourquoi y aurait-il rébellion ? Ou, alors, si elles sont pour le capital, et qu'il y ait opposition entre elles et les rapports de production, cela veut dire que ces derniers ne sont pas ceux qui correspondent à la structure propre du MPC et qu'il peut y avoir révolution qui ne soit pas pour l'homme (cf. le phénomène général qu'on nomme fascisme). C'est, en conséquence, l'échappement même du capital. Or, dans le texte que nous commentons, K. Marx expose remarquablement la réalisation de la domination du capital.
« Ce qui distingue
précisément le capital du rapport de domination, c'est que le travailleur lui fait face
comme consommateur et porteur de valeur d’échange, sous la forme de possesseur
d'argent, d’argent, de simple centre de la circulation, et devient l'un de ces
centres innombrables où sa déterminité de travailleur s’évanouit (ausgelöscht)»
(Grundrisse, p. 323 ; Fondements, t. I, p. 378, traduction
modifiée)
« Sa présupposition même – la valeur – est
posée comme produit, non comme présupposition supérieure, planant
au-dessus de
la production » (p. 34)
Le capital domine la valeur. Le temps de travail
étant substance de cette dernière, il en découle que le capital domine
l'homme.
Toutefois Marx n'aborde pas la présupposition qui en est aussi le
résultat : le
travail salarié, c'est-à-dire l'existence d'une force de travail qui
permettra
la valorisation, mais il l'aborde d'une façon indirecte :
« La limite du capital c'est que tout son
développement s'effectue de manière antagonique, et que l'élaboration
des
forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc., se
manifeste (erscheint) de telle sorte que l'individu
travaillant se dépouille
lui-même et qu'il se rapporte vis-à-vis de ce qu'il a élaboré
non comme à
des conditions de sa propre richesse mais comme aux
conditions d'une richesse
étrangère et de sa pauvreté. » (p. 35)
Or, en quoi cela peut-il être une limite pour le
capital ? Ceci ne peut se comprendre que si on pose que la
sous-consommation
des ouvriers serait la cause des crises, de la crise finale. C'est
effectivement une possibilité ; du moins elle apparaît en tant que
telle à un
moment donné. K. Marx s'est toujours refusé à fonder une théorie des
crises sur
ce point, ce qui ne l'empêche pas de signaler, maintes fois, cette
sous-consommation.
Pour lui, le capital a une limite parce qu'il dépouille l'individu
travaillant.
Il ne faut pas oublier qu'il polémique avec les théoriciens apologètes
du
capital et veut démontrer que le MPC n'est pas un mode de production
éternel ni
qu'il réalise l'émancipation humaine. Mais, en même temps que K. Marx
conçoit
ce dépouillement en tant que limite, il aboutit, au cours de son
analyse, à la
mise en évidence de la possibilité qu'a le capital de s'échapper des
conditions
humaines. On perçoit l'autonomisation non des forces productives, mais
du
capital puisqu'à un moment donné elles sont une barrière qu'il doit
s'efforcer
d'abolir (überwältigen). En fait cela se réalise de
la façon suivante :
les forces productives ne sont plus les forces productives de l'homme
mais du
capital ; elles sont pour lui. C'est ce que Marx montrera lors de
l'analyse du
capital fixe (cf. p. 582 sqq., des Grundrisse ; p.
209 et sqq., des Fondements,
t. II) et dans le Livre I du Capital
quand il expose la transformation
du procès de travail en procès de production du capital (cf. également
le VI°
chapitre inédit du Capital). En outre le
dépouillement de l'individu
travaillant ne peut pas être une limite pour le capital, à moins que
Marx
veuille bien dire la limite au sens de faiblesse, ce qui le rend
inférieur au
fond aux autres modes de production, surtout si on oppose cela au grand
développement des forces productives qu'il impulse. Il y a dans l'œuvre
marxienne une ambiguïté concernant le sujet référentiel des forces
productives
: sont-elles pour l'homme ou pour le capital ? Cette ambiguïté fonde
deux
interprétations de K. Marx. L'interprétation éthique (cf. surtout M.
Rubel) qui
met en évidence à quel point celui-ci dénonce la destruction de l'homme
et
insiste vigoureusement sur le fait que le MPC ne peut être qu'un stade
transitoire ; l'interprétation de L. Althusser et de son école :
K ; Marx
ne parvient pas à éliminer l'homme de ses analyses économiques, ce qui
traduit
son incapacité à évacuer le discours idéologique ; d'où la difficulté
pour L. Althusser
de placer correctement la coupure épistémologique.
Revenons au texte de K. Marx afin de pouvoir
exposer comment on peut sortir de cette ambiguïté. Si le capital
parvient à
dépasser cette limite, il réalise sa pleine autonomisation. C'est
pourquoi
postule-t-il que le capital doit s'abolir lui-même ; cette abolition
découlant
du fait qu'il ne peut pas développer les forces productives pour
l'homme tout
en posant la possibilité d'un développement universel, multiforme...
réalisable
qu'avec un mode de production supérieur. Là réside une contradiction :
le
capital tend à s'échapper de l'emprise des hommes, il doit périr parce
qu'il ne
peut pas développer les forces productives humaines. Ceci entre aussi
en contradiction
avec l'exposé de K. Marx sur la destruction des hommes par le capital.
Comment
les hommes détruits vont-ils pouvoir se rebeller ? En escamotant les
contradictions, il est possible de trouver chez celui-ci une prophétie
sur le
déclin du capital mais, ce faisant, on s'interdit toute compréhension
effective
de son œuvre et de la situation actuelle. La fin de la digression est
éclairante sur ces contradictions.
« Mais cette forme contradictoire est
elle-même transitoire et produit les conditions de sa propre abolition (Aufhebung).
Le résultat est : développement général – en vertu de sa tendance et de
sa
potentialité – des forces productives, de la richesse en général, en
tant que
base ; universalité, également, du commerce, donc le marché mondial en
tant que
base. La base en tant que possibilité du développement universel de
l'individu
et le développement effectif des individus à partir de cette base en
tant que
dépassement (Aufhebung) de leur barrière (Schranke),
qui est
connue en tant que barrière (Schranke) et ne vaut
pas en tant que limite
(Grenze) sacrée. L'universalité de l'individu non en tant
qu'universalité
pensée ou imaginée, mais en tant qu'universalité de ses relations
réelles et
idéelles. Par là aussi conception de sa propre histoire en tant que
procès et
savoir (Wissen) de la nature (qui est aussi force
pratique existant sur
elle) en tant que son corps réel. Le procès de développement posé et
connu
comme présupposition de celui-ci. Mais de ce fait, il est nécessaire
avant tout
que le développement complet des forces productives soit devenu condition
de
la production ; les conditions déterminées de la production
ne sont plus
posées en tant que limites pour le développement des forces
productives »
(p. 35)
Pour que ce soit un procès qui concerne vraiment
les individus, il faut que le capital soit détruit, que les forces
productives
soient pour l'homme. Nous avons cité ce passage dans « le KAPD
et le
mouvement prolétarien » (cf. note 49) pour indiquer que
l'homme est un
possible ce qui donne un substrat à l'affirmation : la révolution doit
se
produire à un titre humain. Nous voulions justement montrer qu'il ne
s'agit en
aucune façon de pondre un discours sur l'homme conçu comme un invariant
dans
toutes ses déterminations, ce qui ne serait qu'une autre façon de poser
une
immuabilité de la nature humaine. Toutefois il est important de
signaler que
ceci est encore insuffisant car le mouvement même des forces
productives qui
doit avoir lieu dans un mode de production supérieur est celui-là même
que
décrit actuellement le capital (cf. citation début). Telle est la
limite de K. Marx
: concevoir le communisme comme un nouveau mode de production avec
épanouissement des forces productives. Celles-ci sont certes
importantes mais
leur existence, à un certain niveau, sont insuffisantes pour définir le
communisme.
Pour K.Marx le capital surmonte ses contradictions
en les englobant et en mystifiant la réalité, aussi ce n'est qu'en
apparence
qu'il peut dépasser sa base étroite, sa nature bornée qui réside dans
son
échange capital-argent contre force de travail car c'est ainsi que,
dans d'autres
passages de son œuvre, il la caractérise. Il pense que le capital doit
inévitablement entrer en contradiction avec cette présupposition d'où
son
affirmation au sujet de l'opposition appropriation privée et
socialisation de
la production. Or il y a appropriation privée de quoi ? De la
plus-value, ce
qui présuppose le prolétaire, donc le rapport salarial. Mais tout le
développement du capital – et les explications de K. Marx lui-même sont
une
aide infiniment précieuse pour le comprendre – est de rendre effective
la
mystification, c'est-à-dire de se rendre par là même indépendant des
hommes, et
à ne plus entrer en contradiction avec sa présupposition. On pourra
dire que
dans tous les cas la contradiction persiste tout de même avec le
résultat du
procès total : la socialisation. C'est absolument exact et nous l'avons
longuement exposé ; mais ce sur quoi on n'a pas assez insisté c'est que
la
socialisation de la production, de l'activité humaine, le développement
universel des forces productives, donc la destruction du caractère
borné de
l'individu, tout cela n'était qu'un possible du
communisme ; cela ne le
posait pas automatiquement. En outre, l'action du capital est de tendre
constamment à le détruire, tout au moins à inhiber son devenir à
l'effectuation. Pour transformer ce possible en réalité effective il
faut
l'intervention des hommes. Or, K. Marx lui-même montre que la
production
capitaliste intègre le prolétariat. Comment d'autre part la destruction
des
hommes et de la nature ne retentirait-elle pas sur la capacité des être
humains
à résister au capital et, à fortiori, à se rebeller ?
Certains penseront que nous lui attribuons une
position qui nous convient ; aussi, sans développer cet aspect de son
œuvre,
nous citerons ce passage extraordinaire :
« Ce qui distingue précisément le capital du rapport de
domination, c'est que le travailleur lui fait face comme consommateur
et porteur
de valeur d’échange, sous la forme de possesseur d'argent, d’argent, de
simple
centre de la circulation, et devient l'un de ces centres innombrables
où sa
déterminité de travailleur s’évanouit (ausgelöscht)» (Grundrisse,
p. 323
; Fondements, t. I, p. 378, traduction modifiée)
Une des modalités de la résorption de la force
révolutionnaire du prolétariat a été de parfaire sa figure de
consommateur, par
là il a été aspiré dans l'engrenage du capital. Le prolétariat perdit
son
caractère de classe négatrice ; on a eu formation de la classe ouvrière
puis sa
dilution dans le corpus social. K. Marx anticipe sur les chantres de la
« société de consommation » et, comme cela arrive
souvent, il fournit
l'explication véritable d'un phénomène appréhendé, plus tard,
faussement, ne
serait-ce qu'au niveau de sa dénomination.
De la constatation précédente ne découle nullement
une autre conception fataliste (négative cette fois) : quoiqu'on fasse,
il n'y
a pas d'issue ; il est maintenant trop tard ; ou toute autre
affirmation
défaitiste stupide, génératrice d'un infâme réformisme rafistoleur. Il
faut
tout d'abord tirer la leçon. Le capital s'est échappé des contraintes
humaines
et naturelles ; les hommes ont été domestiqués, telle est leur
décadence. La
solution révolutionnaire ne peut pas être recherchée au sein d'une
dialectique
des forces productives où l'homme serait un élément de la
contradiction. En
outre, une analyse scientifique du capital réclame, effectivement, à
l'heure
actuelle, qu'on ne tienne pas compte de l'homme qui n'est, pour
certains, qu'un
résidu sans consistance. Ce qui veut dire que le discours scientifique
est le
discours du capital ou que la science n'est possible qu'à partir du
moment où
l'homme est détruit ; elle est le discours sur la pathologie humaine.
Il est
donc aberrant de fonder sur elle l'espoir de libération. Cette position
est
d'autant plus aberrante, chez Althusser par exemple, qu'il n'arrive pas
à faire
sa propre coupure, à liquider son « archéologie »
puisqu'il demeure
fidèle à un prolétariat ; il est vrai que celui-ci n'est dans sa
conception,
qu'un objet du capital, un élément de la structure. Mais cet homme
détruit,
inefficient, c'est l'homme individuel produit des sociétés de classe.
Et là,
nous sommes d'accord : l'homme est mort. Il y a simplement un possible
pour
qu'un autre être humain se manifeste qui ne peut se réaliser que si
nous
luttons contre notre domestication, que si nous nous en dépouillons.
L'humanisme comme le scientisme -(et les adeptes, à la J. Monod, de
l' « éthique scientifique » sont les
esclaves les plus absolus
du capital) - sont deux expressions de la domestication de l'humanité.
Tous
ceux qui se bercent d'illusion sur la décadence du capital ressuscitent
les
vieilles conceptions humanistes, ou animent les nouveaux mythes
scientistes.
Ils demeurent imperméables au phénomène de révolutionnarisation qui
parcourt
notre monde.
Jusqu'ici, on a, de tous côtés, raisonné comme si
les êtres humains restaient inchangés au sein des différentes sociétés
de
classe qui se sont succédées et sous la domination du capital ; c'est
pourquoi
mettait-on l'accent sur le rôle du milieu social (l'homme foncièrement
bon,
serait modifié positivement ou négativement par lui) comme le firent
les
philosophes matérialistes du XVIII° siècle, et sur le rôle de ce milieu
déterminé par le développement des forces productives comme le firent
les
marxistes. On ne niait pas, certes, une transformation et, après K.
Marx, on a
souvent répété que l'histoire était une continuelle transformation de
la nature
humaine ; toutefois on proclamait, explicitement ou implicitement,
qu'il y
avait un élément irréductible rendant les êtres humains toujours aptes
à se
révolter contre l'oppression du capital. En outre, la société
capitaliste fut
décrite de façon manichéenne : d'un côté le pôle positif, le
prolétariat, la
classe émancipatrice, de l'autre le capital, le pôle négatif. Il
n'était pas
nié que le capital fut nécessaire et avait révolutionné la vie des
hommes, mais
il était décrit comme le mal absolu par rapport au prolétariat, le
bien. Or, il
est advenu un phénomène qui ne détruit en rien le jugement négatif
qu'on doit
porter sur le capital, mais qui oblige à le généraliser à la classe
qui,
primitivement, lui était antagonique et cristallisait en elle tout le
positif
du développement humain, et, maintenant, à l'humanité entière, c'est la
recomposition d'une communauté et de l'homme lui-même par le capital ;
l'un
étant le miroir de l'autre. La théorie de la vision spéculaire ne
pouvait
surgir qu'au moment où l'homme est une tautologie du capital. Ainsi à
l'intérieur du monde du despotisme du capital (c'est ainsi que de nos
jours se
présente la société) il est impossible de délimiter un bien, un mal.
Tout est
condamnable. C'est en dehors de lui que peuvent surgir les forces
négatrices.
Le capital englobant toutes les vieilles contradictions, le mouvement
révolutionnaire doit rejeter tout le produit du développement des
sociétés de
classe ; c'est en cela que consiste, pour une bonne partie, la lutte
contre la
domestication, contre la décadence de l'espèce humaine. C'est le moment
essentiel du procès de formation des révolutionnaires, absolument
nécessaire
pour que la révolution se produise.
Jacques
CAMATTE – Mai
1973