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15. Devenir en cours de l'émergence de Homo gemeinwesen





Parvenu au stade final de notre exposition concernant l'émergence de Homo gemeinwesen, il est bon de préciser à nouveau le choix de cette dénomination. Nous l'avons adoptée surtout pour être à même de désigner l'espèce devant remplacer Homo sapiens. Or comme le devenir de ce celui-ci a été la perte de la communauté, de la continuité, et le développement quasi hypertélique du procès de connaissance lui permettant de compenser cette perte (dynamique de la substitution) et de se justifier, il nous fallait un mot apte à pouvoir intégrer en lui justement ce qui avait été perdu. Toutefois nous ne visons pas à l'imposer: hommes et femmes du futur se désigneront en fonction de leur ressenti profond au sein de leur devenir.


Dans les chapitres qui précèdent sont déjà contenus tous les présupposés au devenir à Homo gemeinwesen parce qu'ils exposent à la fois l'errance de Homo sapiens et les désirs manifestés en son sein d'échapper à celle-ci, de fonder une autre dynamique, en retrouvant la communauté et en se réconciliant avec la nature, en percevant la puissance unitaire et multiple de l'affectivité et de l'empathie.


Le devenir à Homo gemeinwesen implique une immense inversion qui prendra appui sur l'apport de tous les mouvements qui se sont opposés à l'errance de l'espèce et nécessitera une dynamique volontaire et consciente.


À propos de ce devenir il nous faut préciser ce que nous écrivîmes dans Prélude 2: "Nous avons déjà indiqué que nous serons amenés à créer les organes qui doivent nous faire réaliser cette nouvelle espèce. Cette affirmation est fondamentalement liée à la caractérisation du phylum Homo: l’accès à la réflexivité. Autrement dit, la phase que nous abordons est celle où nous devons diriger notre devenir, en précisant que, plutôt que produire ou même créer – mots qui impliquent  une séparation, une espèce de fabrication de prothèses – il s’agit d’induire à partir de notre corps spécifique-individuel tout ce qui est nécessaire à notre transformation."1 On ne peut pas parler de création comme je l'affirme d'ailleurs à la fin du paragraphe. De même, on ne peut pas simplement se référer à la réflexivité sans indiquer simultanément que toute intervention se fera en participation au sein de l'espèce, de la nature, du cosmos, sinon on tendra à réactualiser la séparation. En revanche ce qui est fondamental c'est l'insistance sur la volonté.


Pour que la dynamique soit effectivement volontaire et consciente il ne faut pas qu'elle soit lestée de données inconscientes ontosées-spéciosées, reliquats de l'errance millénaire; ce qui implique, tant au niveau de l'individu qu'au niveau de l'espèce, un revécu intense à même de désactiver les diverses empreintes qui se sont constituées au cours de cette errance.


Alors l'inversion pourra se déployer et l'on pourra accéder à la continuité. Elle comporte fondamentalement, essentiellement, la réconciliation avec la nature qui ne peut se réaliser qu'avec la réconciliation des sexes. En effet la séparation d'avec cette dernière s'est effectuée avec l'asservissement des femmes et le renforcement de la répression de la naturalité du bébé, de l'enfant. Tout le reste en découlera. J'ai déjà exposé en divers articles les moments essentiels de cet autre devenir. Je n'y reviens pas2.



Je pense qu'à petite échelle le phénomène s'actualise déjà. Je désire en donner une preuve qui a une grande importante à cause de l'ampleur de l’œuvre opérée et, surtout, à cause de sa dimension paléontologique. Il s'agit de la parution du livre La Vénus de Lespugue révélée de Nathalie Rouquerol et Fañch Moal aux éditions Locus Solus. C'est Nathalie Rouquerol qui nous expose la "révélation". "Bien que créée par un esprit habité par une mentalité et des croyances inaccessibles pour nous, l’énigme de cette œuvre est déverrouillée, ou au moins en partie. Cette étude alliant observation technique, scientifique et intuition démontre une hypothèse plausible et argumentée, celle de la représentation du mouvement perpétuel de la vie, du devenir de la femme et de l'humanité, bâtie et étayée à partir des premières idées de nos devanciers (pp. 106-107)". En effet elle nous montre (pp. 95-102) que la statue de moins de 15 cm doit être manipulée d'une certaine manière3, parfois en changeant de main, et qu'en le faisant on découvre qu'elle représente la naissance, puis l'adolescente, la femme mûre, la matrone et même la mort. Elle insiste: "(...) l'artiste, grâce à l'harmonie et sensible et technique, dont on a détaillé la cause, et qui émane de la créature, invite à la toucher et la retourner , pour porter le regard sur toutes ses faces, encore et encore, parce que la transmission de la vie sera sans fin. L'auteur s'affirme donc comme croyant en un avenir lointain pour les siens et peut être pour tous." (p.101)



"... un être a mis en forme l'espérance et la permanence de la lignée humaine, pour son passé à lui, pour son présent, pour son futur... Grâce à son allégorie nous sommes reliés, nous sommes aussi les destinataires de son message. Bien sûr nous ignorons comment ces peuples concevaient le temps..." (p.101) Plus loin elle souligne la dimension de l'espèce que recèle cette œuvre: "La Dame de Lespugue....est une ode à l'intemporalité de la génération de l'espèce, une poésie dédiée à la filiation humaine..." (p. 102) "... elle signe en une alchimie qui condense en une créature unique, le devenir de la vie féminine, transmute un itinéraire individuel en destinée de l'espèce humaine toute entière dépendant de la mise au monde... (p. 110)



En fait pour bien comprendre la signification de cette œuvre nous devons recourir à une inversion qui est d'ailleurs d'une certaine façon suggérée par l'auteure. Ainsi on ne peut pas séparer l'individualité de l'espèce. En ce qui concerne le temps, je pense qu'il n'avait pas encore état inventé car il implique une séparation d'avec la totalité qui s'effectua bien après. Ce qui s'imposait c'est un continuum du vécu avec sa durée en lesquels hommes et femmes se repéraient sans confondre les divers moments.



Une autre dimension de l'inversion c'est de remettre en cause l'idée, la croyance en un caractère arriéré de nos lointains ancêtres qui instaure une coupure entre eux et nous, générant l'incompréhension. Or: "Cette sculpture d'ivoire, silencieuse et si bavarde à la fois démontre en tout cas que ces humains d'il y a quinze à trente mille ans ne sauraient être considérés comme des êtres inférieurs et par conséquent prouve que toute hiérarchie entre les populations qu'elles soient passées ou contemporaines, traduit des opinions définitivement dépassées à la lecture de la démonstration que nous proposons, celle de la lumineuse et créative intelligence dont l'humanité a été capable il y a plus de vingt mille ans." ( p.104)



" Peut-être au contraire, est-ce nous qui, en dépit de nos progrès théoriques et techniques, de la raison, de l'utilitarisme et de l'efficace, pour ne pas dire de la productivité et de la domination, avons depuis lors perdu quelque chose de ce qui relève de la sensibilité, de la sensation, de l'affectivité, de l'incertain, de l'intuitif, du jeu et donc de l'art d'être humain? En d'autres termes, vivons-nous une déshumanisation?" (p.105)



Une telle constatation et l'interrogation qui l'accompagne, impliquent la mise en place de l'inversion pour échapper à l'extinction ce qui est confirmé par la considération suivante:



"Cette statuette démontre la permanence, la croyance en un génie humain, émergé de longue date; elle nous signale que l'homme aurait une chance de se dépasser, s'il ne ruine pas lui-même toute espérance. Peut-être ferait-il mentir Jean-Baptiste Lamarck (...) auteur en 1817 d'une phrase prophétique: 'L'homme est destiné à s'exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable.'"4 (p.106)



En clair: risque d'extinction et régression, c'est exactement ce que nous vivons avec l' artificialisation qui s'effectue avec toujours plus d'ampleur.



L'inversion se manifeste également dans le fait de remettre en cause l’appellation de Vénus non seulement pour la statuette de Lespugue mais pour toutes les autres du même type, ainsi que dans le fait de ne pas la considérer comme une œuvre d'art. Les deux faits sont liés car parler de Vénus c'est faire intervenir des canons de beauté, un fondement de l'art, le tout étant déterminé par l'existence de l’État. Cette statue est l'expression profonde d'un vécu et son insertion dans la continuité de l'espèce, comme de celle de l'homme ou de la femme qui l'exécuta.



Enfin "...rien... ne permet d'attribuer d'office à cette sculpture une signification divine. (p. 108) Effectivement ce n'est pas une déesse, car dieux et déesses n'apparaissent qu'au néolithique et sont en rapport, là encore, à la naissance de l’État ainsi qu'à l'asservissement des femmes, et correspondent à l'abstraïsation d'un principe qui est hypostasié et autonomisé.


Mais plus que la négativité, ce qui contribue à fonder son importance primordiale, c'est la positivité: "La Dame de Lespugue est aussi une ode venue du fond des âges, à cette moitié de l'humanité en certains lieux aujourd'hui si mal traitée." (p. 105) Elle est déterminante parce que sans la réaffirmation de l'essentialité de la femme aucune inversion n'est possible. Elle se manifestera au travers de la fin de la séparation de l'enfant de la mère5 corrélative simultanément de la fin de la théorisation de la dépendance du bébé, en redécouvrant la puissance de la continuité qu'il recèle.



En outre ce qui s'impose à nous c'est que les hommes de la lointaine époque préhistorique devaient jouir d'une profonde plénitude du fait de leur rôle fécondateur  et par là se sentir  bien insérés dans  le procès naturel, dans la nature, car il est absolument évident qu'ils étaient parfaitement conscients de leur fonction dans la reproduction. "Ajoutons une remarque à propos de la prétendue absence de cause à effet, entre l'acte sexuel et la grossesse (...) Á notre avis, les humains du Paléolithique d'une acuité observatrice de toute la nature dans laquelle ils sont immergés et que nous ne pourrons jamais plus égaler, savaient sûrement que ni un mammifère solitaire femelle, ni une jeune fille impubère ou vierge ne peut procréer et que le rapport sexuel est nécessaire". (p.69). Avec l'autonomisation du pouvoir et le développement du patriarcat à partir du néolithique, les hommes ne se sont plus contentés d'être des fécondateurs, ils s'emparèrent du pouvoir des femmes pour renforcer celui autonomisé en leur faveur et le justifier. Ce faisant, du fait de la séparation toujours plus importante vis-à-vis du reste de la nature en liaison avec cette autonomisation, ils ne surent plus quelle était leur place au sein de celle-ci, leur suggérant une interrogation à ce sujet qu'ils firent porter par toute l'espèce. Cependant avec l'envahissement de l'artificialisation, celle-ci devient de plus en plus évanescente. D'où l'amplitude immense de l'inversion à réaliser



Ce qui nous empêche de saisir l'importance de ce qui s'est produit ce n'est pas l'immensité du temps qui nous sépare de ces ancêtres paléolithiques, mais surtout la coupure avec le reste de la nature et toutes les séparations qui en ont découlé et que nous avons étudiées dans les chapitres antérieurs. Nous pouvons ajouter que cette coupure et ces séparations ont induit chez l'espèce - surtout chez les hommes - le désir d'être reconnu par la nature. L'inexorabilité du lien séparation désir de reconnaissance est réactualisé au sein des individus. L'implacabilité de ce phénomène et sa dimension délétère dérive du fait qu'il est cause de déchaînements de violence et de la dynamique de l'inimitié.



Le développement de la folie d'Homo sapiens aboutit à un risque d'extinction qui opère en même temps comme un blocage en rapport à la déréliction, la dépendance, la culpabilité, et donc à une immense crise de la présence renforcée par le besoin de reconnaissance. Pour s'en sortir et se libérer d'un cauchemar, d'une entité psychique, qui le hante inconsciemment depuis des millénaires, opérant comme un support pour fonder son errance déterminée par son désir d'échapper à celui-ci, l'espèce sera amenée, en une dynamique en grande partie inconsciente, à retrouver sa naturalité. Ainsi le point de départ d'un autre devenir permettant une inversion se présentera comme la manifestation d'un énorme retour du refoulé: la naturalité de l'espèce au sein de ses composants et composantes.Ce qui s'imposera, bien plus "qu'un mouvement qui abolit l'ordre des choses", ce sera une inversion se manifestant comme une émersion



L'apport de l'étude de Nathalie Rouquerol est de permettre, par de-là l'immensité du temps qui nous sépare de nos lointains ancêtres, de renouer une continuité avec eux et même avec le potentiel affirmé lors du surgissement de Homo sapiens, donc de nous aider à rétablir notre naturalité. "La Dame de Lespugue n'est inféodée à aucune époque, à aucune culture, elle appartient à toutes, comme nous allons le montrer..." p. 95.



La statue de la dame de Lespugue devait être manipulée pour révéler à travers le toucher le récit inscrit en elle, expression plénière du lien entre le geste et la parole, en même temps que témoignage que ce sens est celui de la continuité, au sein de l'être et au sein de la nature, opérant comme une base pour tous les autres sens du fait même qu'ils nous permettent d'être en contact avec le réel, sans oublier sa dimension exploratrice tant chez l'enfant6 que chez l'adulte.


La manipulation pouvait opérer comme une conjuration du risque d'extinction lié surtout, à l'époque, aux glaciations successives, et donc à maintenir la pérennité de l'espèce. De nos jours nous sommes affrontés à une extinction possible due à notre propre activité, même s'il existe des causes extra-humaines. Notre perpétuation est liée à l'abandon d'une dynamique mortifère - abandon d'autant plus difficile à réaliser que cette dynamique fut en partie générée à la suite d'un ressenti plus ou moins obsédant et inconscient d'avoir été abandonné (déréliction) par la nature - et à la mise en œuvre non d'une simple conjuration mais d'une inversion. À partir du déploiement de celle-ci (s'initiant faiblement pour le moment) et du devenir conséquent de Homo gemeinwesen, s'ouvre un immense avenir qu'on doit appréhender non en rapport au temps mais à l'éternité. L'espèce ne peut pas être éternelle et ne peut pas être immortelle du fait même qu'elle dépend de phénomènes qui eux aussi auront une fin, comme par exemple la durée de vie du système solaire. Ne pas avoir une approche immédiatiste, temporelle, permet de concevoir l'au-delà de notre présence au cosmos comme en deçà de celle-ci et ainsi de pouvoir encore affirmer notre réalité profonde qui constitue le contenu de notre invariance: être en continuité avec toutes les formes de vie, et notre jouissance qui "s’affirme en la joie de vivre l’invariance au sein du devenir"7.






Jacques Camatte


10 octobre 2020







1  Prélude 2 servit d'introduction au n° 2, série IV d'Invariance, mars 1986, contenant le chapitre 7. La chasse de notre étude: Émergence de Homo gemeinwesen.


2  Cf. tous les articles que l'on peut consulter à partir de Cheminer.



3  À ce propos cette remarque concernant les enfants est très importante car elle tient compte de leurs capacités et de la continuité avec les adultes: "Inspirée peut-être par les tours et les manipulations que les tout jeunes enfants, en pleine découverte du monde, font subir à l'objet saisi par leurs mains encore maladroites...". p. 110.


4  En note il est indiqué: Système analytique des connaissances de l'Homme, Ed. Baillère, page154-155


5  L'importance du développement de la chevelure entre le stade jeune fille et et celui de mère accomplie, sur laquelle Nathalie Rouquerol insiste beaucoup, suggère que les bébés pouvaient s'accrocher à celle-ci ce qui, couplé avec le "nid" formé par le bras et le flanc de la mère, qui leur permet d'être porté ( le bébé est un tragling), assurait une grande sécurité à celui-ci.


6  CF. Nathalie Rouquerol; o.c. p.110.


7  Cf. Index (fin 2003).





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