Mai-Juin
1968 :
Le dévoilement
Les
textes qui suivent concernent Mai-Juin 1968
considéré comme un moment de rupture fondamentale :
l’émergence de la
révolution elle-même. Ce qui impliqua, dès cette époque-là, de définir,
délimiter, prévoir ce que serait la révolution communiste en phase de
domination réelle du capital sur la société ; les révolutions
prolétariennes antérieures s’étant déroulées dans celle de la
domination
formelle1.
Mai-Juin 1968 fut considéré comme le
prologue d’un vaste drame historique qui devrait connaître ses actes
déterminants plusieurs années ensuite. Les acteurs principaux ne seront
plus
les mêmes. En 1968, ceux qui interviennent, ce sont les étudiants et
les
nouvelles classes moyennes (tous les salariés qui opèrent dans le
procès de
circulation du capital), ce sont ces dernières qui tireront les
prolétaires de
leur torpeur et les feront entrer sur la scène de l’histoire. Dès lors
le parti
de demain ne pourra plus strictement regrouper des prolétaires, mais
devra être
l’expression d’une unification plus ample. Ceci préluda à la réflexion
sur la
formation d’une immense classe d’êtres humains situés dans une
opposition au
capital parce que salariés-esclaves de celui-ci. Cela implique
simultanément
l’éclaircissement sur le phénomène de prolétarisation profonde
affectant la
société en place et sur le fait que le prolétariat devait se nier pour
accomplir la révolution.
Toutefois
la réflexion sur le procès d’unification
de ce que d’aucuns pourraient appeler le sujet révolutionnaire aboutit
à mettre
en évidence le phénomène de rackettisation, ce qui imposa l’abandon de
toute
pratique de groupe formel ou informel, mais ne remit pas en cause
l’analyse de
Mai-Juin 1968, donc la reconnaissance de son importance2.
L’étude
historique du mouvement ouvrier conduite en
faisant la comparaison avec le fleurissement révolutionnaire post-Mai
1968
montra que ce qui se manifesta alors n’était que la réaffirmation de
quelque
chose qui s’était déjà produit dans les années ’20 ; cela
confirmait le
caractère de discontinuité de Mai 1968 qui dévoila que nous n’étions
pas
contemporains de notre époque3.
L’originalité de ce moment semblait donc cet essai de réadaptation
historique,
ce qui explique la vogue étourdissante, la propagation fulgurante des
idées de
Reich, la revendication de la mort de l’art, de sa réalisation, les
diverses
tentatives de création de communautés, l’engouement pour la pédagogie
non
directive (qui s’était manifestée, déjà, dans les années antérieures),
pour
l’agriculture biologique, la biodynamique, l’anthroposophie, mais aussi
la
réaffirmation du sacré, la fascination pour les sciences occultes et le
développement d’un courant dit irrationaliste. On pouvait dès lors se
rendre
compte à quel point le triomphe du fascisme sous ses diverses formes,
celui du
stalinisme, les destructions de la seconde guerre mondiale et les
inhibitions
engendrées par la guerre froide avaient pu créer un recul difficilement
surmontable et qui, pourtant, en quelques années était annihilé. Ce qui
se fait
avec l’introduction d’autres données dont, en particulier, l’écologie
avec la
découverte de l’importance des autres êtres vivants et, pour certains,
tout au
moins ces dernières années, l’angoissant problème de la surpopulation.
Mai-Juin
1968 et, surtout, les évènements
postérieurs apportèrent un élément nouveau : la manifestation
de
l’impasse. La catastrophe fasciste avait permis, en fait, d’éluder les
problèmes : y a-t-il encore un sujet
révolutionnaire ? Le prolétariat
a-t-il encore une mission historique à remplir ? La révolution
sera-t-elle
ou non classiste ? Peut-il y avoir encore révolution ?4
Le
masquage avait été d’autant plus net que ce
qu’accomplit le mouvement fasciste, aidé d’ailleurs par le stalinisme,
c’est la
réalisation de la domination réelle du capital sur la société. Ce qui
n’avait
pas encore été éprouvé, vécu, pouvait sembler une issue ; de
même que, du
point de vue superficiel, la lutte contre le fascisme put apparaître,
elle
aussi, comme une issue : elle pourrait être le prélude à la
révolution.
Nous
avons donc envisagé tout ce qui s’est
manifesté après Mai 1968 en le comparant avec ce qui avait éclos dans
les
années ’20 pour parvenir à la conclusion que divers problèmes avaient
été
escamotés et qu’il ne fallait pas qu’il en soit de même de nos jours si
on ne
veut pas que cette fois se réalise le suicide de l’espèce.
En
revanche en Mai-Juin 1968 et surtout lors de
l’agitation lycéenne de 1973 l’impasse où nous sommes s’est clairement
manifestée : plus on lutte contre le capital, plus on le
renforce. Ensuite
les années 1975-1976 marquèrent un repli. A nouveau le discours
gauchiste
révolutionnaire put reprendre le dessus à cause des événements du
Chili, de
Grèce, de l’affaire Lip, ainsi qu’avec la révolution au Portugal.
Toutefois
dans ce dernier cas, l’impasse se réaffirma très nettement5.
Or, il faut que les hommes et les femmes prennent conscience de cette
dernière
pour qu’ils se décident à abandonner leurs vieilles représentations et
tendent
enfin à entreprendre une nouvelle dynamique, une sortie de ce monde.
On
doit noter que 1975 marqua bien un tournant,
mais pas aussi déterminant qu’on l’avait espéré. En effet la crise se
propagea,
s’installa profondément ; en même temps, sur le plan
politique, c’était le
départ des États-Unis de péninsule indochinoise, point final de la
phase de
l’expansion de l’impérialisme étasunien mais aussi de l’agitation
gauchiste. En
outre cette crise qui n’en finit pas6 et qui
ne
devient jamais révolutionnaire est l’expression la plus patente de
l’impasse où
l’on se plonge quand on veut trouver une contradiction déterminante au
sein du
capital ; contradiction qui permettrait de catapulter le sujet
potentiellement révolutionnaire dans la révolution. L’intérêt de cette
crise
est différent : dévoiler l’impasse en détruisant les antiques
croyances,
certitudes, les attaches au passé ; mettre en mouvement les
êtres parce
que leurs vieilles représentations s’écroulent et qu’on ne peut pas
vivre sans
rien. Bien qu’à l’heure actuelle la plupart des êtres humains vivent le
vide,
le vacuisme (réalisation de l’universel !) dont nous avons
parlé dans Scatologie
et résurrection7.
Le vide est le
complémentaire de l’ensemble plein capital et qui le sécrète et le
structure.
Ce qui implique que cette crise se résoudra – s’il n’y a pas perception
généralisée de l’impasse – d’une façon positive pour le capital,
c’est-à-dire
par le renforcement de son despotisme.
Cette
perception a des chances de s’imposer parce
que divers obstacles à un devenir autre sont abolis : le mythe
du progrès
et du développement des forces productives, celui de l’URSS pays du
communisme,
de la Chine en tant que modèle de remplacement, etc., avec leurs
corollaires : nécessité du parti, d’une théorie unitaire,
globale, valable
pour tous, de la transmission de la conscience, de la violence
révolutionnaire,
etc., ainsi que le mythe de la science neutre et salvatrice des
hommes ;
et que la crise de toutes les institutions fait qu’elles ne pourront
plus être
des pôles de détournement des forces humaines en révolte ce qui
laissera le
champ à la manifestation du divers humain.
Dans
une certaine mesure les événements post-Mai
1968 constituent l’aveu-dévoilement qu’attendait Bordiga de la part des
russes
et du système capitaliste mondial. Le décalage entre la réalité et ce
qui est
affirmé tend, à l’heure actuelle, à disparaître parce qu’il devient de
plus en
plus évident pour tout le monde que, par exemple, l’URSS n’a rien de
communiste. Ceci s’affirme même au sein des partis qui naguère devaient
défendre le plus vigoureusement le communisme selon Moscou. Pourtant on
n’a pas
l’affirmation de la révolution telle que se la représentait Bordiga. En
revanche cela permet de comprendre à quel point il y a eu errance et
perversion
d’idéaux, d’élans généreux. En rester à ce diagnostic ne ferait
qu’effleurer
les phénomènes ; il s’agit de mettre en évidence que lutter au
sein de la
dynamique du capital ne pouvait conduire qu’à de telles aberrations.
Or, de
façon plus ou moins grotesque, avec des excès dans toutes les
directions, c’est
une idée qui tend à s’imposer à l’heure actuelle, même si, parfois,
cela
aboutit au triomphe d’un défaitisme pour ainsi dire absolu :
il ne peut
pas y avoir de transformation sociale parce que les hommes ont toujours
besoin
d’un maître.
L’irruption
de Mai-Juin 1968 a choqué - au sens
littéral, les esprits, les a profondément étonnés. A tel point que pour
l’expliquer, certains ont fait appel à l’irrationnel, à un
resurgissement d’un
comportement « primitif ». Mai 1968 aurait consisté
en une immense
catharsis et, de ce fait, également, en une prodigieuse fête. On ne
peut pas
nier ces deux aspects, mais il ne s’agit là encore que d’épiphénomènes.
En
réalité, on a eu affirmation de la dimension biologique de la
révolution. Je dirai,
maintenant, de la transformation qui doit se produire pour que notre
espèce
puisse continuer à vivre. Avec le développement du capital, surtout -
parce que
le phénomène est en acte bien avant que celui-ci s’impose - les êtres
humains
sont dépouillés du geste, de la parole, de l’imagination. Mai 1968 a
réclamé
leur libération-récupération. Il a dévoilé que l’espèce sombrait dans
une folie
biologique car, dans la mesure où les êtres humains n’ont plus de geste
parce
qu’ils n’opèrent plus pour un « faire » donné, qu’ils
deviennent
inutiles à la production matérielle (et même intellectuelle), ils sont
aliénés
par perte de la possibilité concrète de créer et sont enfermés dans
cette
incapacité. Il y a dès lors rupture entre l’organisation nerveuse
(centres de
projection somatomoteur et somatosensible) et l’effectueur normal, la
main ;
rupture intolérable et qui doit être abolie. D’où les émeutes
révélatrices,
déjà avant 1968, qui eurent lieu particulièrement en Suède, où les
jeunes
descendirent dans les rues en détruisant tout sur leur passage, en
n’extériorisant aucune revendication politique, syndicale ou autre. Ils
exprimaient un indicible : le saisissement de la folie et la volonté de
s’en
libérer. Mais d’où venait cette folie ? Avec Mai-Juin 1968, son origine
s’est
profondément révélée.
Le
dévoilement perce même à travers le phénomène de
récupération qui, depuis Mai 1968, a pris une vaste ampleur. La
publicité a
compris les désirs profonds des êtres humains et comme elle doit
essentiellement utiliser un langage de détournement, elle doit
précisément
connaître ce à partir de quoi elle doit opérer. Les désirs de
communication, de
nature, de rythme plus lent, plus humain et plus cosmique à la fois,
doivent
être détournés vers la consommation de capital soit sous formes
matérielles et
de représentations pour ceux qui possèdent l’argent-capital, soit
uniquement
sous forme de représentations pour ceux qui en sont dépourvus8.
Le
surgissement de ces désirs profonds, même s’ils
sont réenglobés dans des représentations qui ne sortent pas du cadre de
celle
du capital, a dévoilé une autre composante essentielle de notre monde :
le
marxisme en tant que conscience répressive. Il est partout la force la
plus
opérationnelle pour s’opposer à l’élan fougueux du désir vivre;
l’anarchisme
dans ses formes non-violentes et individualistes conserve encore une
certaine
charge de rébellion. C’est grâce au marxisme que le MPC a pu accomplir
sa
transformation en domination réelle, qu’il peut s’universaliser. En
effet, sans
lui le MPC n’aurait pas pu pénétrer dans des zones comme celles
occupées par
l’URSS actuelle, la Chine, ou les pays africains. En ce sens, il joue
le même
rôle que le christianisme vis-à-vis de l’Empire romain. La véritable
universalité de cet empire lui fut apportée en réalité par la religion
qui, au
départ, avait réclamé sa destruction.
Le
phénomène profond, avons-nous dit en 1968, est
la recherche de la Gemeinwesen et, l’on peut ajouter, maintenant, la
recherche
de l’être et de la vie immédiats au travers de la récupération du
geste, de la
parole et de l’imagination; ceci se perçoit dans l’attraction qu’exerce
l’artisanat sur une foule de jeunes (récupérable par le capital, comme
nous
l’avons d’ailleurs indiqué) et dans les diverses tentatives de création
de
communautés9.
Certes cela prend souvent des aspects
débiles. Mais les pires censeurs - qui ont raison en ce qui concerne
l’immédiat
- n’intuitionnent nullement l’aspiration profonde des êtres ; ils
oublient
qu’il n’est pas possible d’éliminer d’un seul coup et immédiatement les
phénomènes de mode et de suivisme.
L’affirmation
de cette aspiration profonde de même
que sa compréhension sont rendue difficiles à cause de la perception du
monde
pervertie par le fait que les êtres humains sont devenus des usagers du
capital. Ils se trouvent dans un monde où il n’y a plus de valeur
d’usage ni de
valeur d’échange. Ils se posent sur le mode d’être du capital. Comme
lui, ils
sont une grandeur donnée qui doit s’accroître. On ne peut plus dire
valoriser
dans la mesure où ceci nous renvoie encore à la valeur. Cela se
manifeste de
façon percutante dans le mécanisme de perversion de la révolte. Il
consiste en
la surenchère à gauche. Chacun veut être plus à gauche, plus à
l’extrême que
celui qui vient d’être considéré comme tel parce qu’il a apporté
quelque chose
dans le débat dit révolutionnaire; ainsi les révolutionnaires n’ont
plus le
temps de structurer leur révolte, car on leur expose, immédiatement,
avec
dérision, que celle-ci manque de fondement, de véracité, qu’il y a
quelque
chose de plus révolutionnaire que ce qu’ils affirment. La théorie
révolutionnaire devient, comme la jouissance, quelque chose qu’on
n’atteint
jamais. On sombre dans l’indéfini et dans l’évanescence.
En
outre, à l’heure actuelle, non seulement la vie
est transformée en connaissance (Nietzsche) mais les possibles en
savoir.
Divers chercheurs en révolution sont en quête de nouveau et, dès qu’ils
perçoivent le moindre soubresaut, frémissement de quelque chose
d’inhabituel,
l’affirmation de la plus petite idée originale, ils s’en emparent,
cernent,
théorisent, extrapolent ce que cela peut contenir. Ou bien, ils s’en
servent
pour réordonner leur représentation antérieure. Dans tous les cas, ils
bricolent quelque chose qui doit être opératoire et le jettent sur le
marché.
Celui ou celle qui avait perçu ou effectué, retrouve son intuition, son
impulsion vulgarisée, capitalisée. On ne peut être qu’écœurés de ce
qu’on a pu
faire et, à la limite, de soi-même. Les possibles sont transformés en
représentations,
et lorsque parfois, des femmes et des hommes pourraient être à même de
réaliser, d’effectuer et donc de vivre, ils ont le sentiment du déjà
vu, du
banal, de l’inessentiel; que cela n’en vaut pas la peine. D’où un
découragement
d’autant plus accusé qu’ils réalisent qu’il y a, avec les différents
éléments
théoriques, avec les différentes possibilités d’extériorisation qui
s’offrent
maintenant à nous, une combinatoire inépuisable.
Ce
n’est qu’en prenant d’autres point de repère,
qu’en se lançant dans une autre dynamique, en dehors de celle du
capital, qu’il
est possible d’éviter toute cette perversion-destruction. Et lorsque
les
phénomènes catastrophiques inhérents au développement de notre monde se
vérifieront, les obstacles abolis apparaîtront bien en tant que tels et
les
hommes et les femmes seront contraints de choisir : ou rester dans la
communauté capital ou en sortir. On se rendra compte alors que c’est
avec
Mai-Juin 1968 que cette alternative s’est dévoilée.
C’est
grâce à la rupture qu’il a
opéré que nous pouvons émerger d’un passé mythisé et qui se mythise,
d’un futur
idéalisé, indéfiniment projeté, apparemment proche mais toujours
renvoyé dans
son avenir; qu’on peut essayer toutes les coordonnées du temps, trouver
l’espace et adopter le comportement qui unifiera le tout en une vie,
dès
maintenant, hors de celle du capital.
Jacques
CAMATTE
Mars
1977
2
Cf. la lettre du 4.9.1969 publiée sous
le titre De l’organisation dans Invariance, série II, 1972. Depuis
longtemps il
y a le projet de publier les textes d’Adorno sur la question des
rackets afin
de montrer à la fois les emprunts que nous lui fîmes et ce qui nous
sépare de
lui. J’espère pouvoir assurer cette publication dans un non lointain
avenir.
4
Á gauche, il ne semble pas que
quelqu’un, avant 1945, se soit posée cette dernière question. En
revanche, un
homme plutôt repérable à droite, Ortega y Gasset, parla de
« crépuscule de
la révolution ». C’est Octavio Paz qui l’indique dans un
article qui a
pour titre cette affirmation mise, toutefois encore, à l’interrogatif :
« Crépuscule de la révolution? » qu’on peut lire en
traduction
italienne dans la revue Tempi moderni, n°18,
Avril-Juin 1974, éd.
Dedalo, Bari. O. Paz s’y livre à une réflexion sur Mai 1968. Je
reproduis
quelques passages particulièrement intéressant même si je ne suis pas
en accord
avec l’investigation de l’auteur.
« L’idée
de révolution a été la grande création de l’Occident dans la seconde
phase de
son histoire »
«
Comme les premiers chrétiens attendaient l’Apocalypse, la société
moderne
attend, depuis 1840, l’arrivée de la révolution. Et la révolution est
sur le
point d’arriver : non celle que nous attendons, mais une autre, chaque
fois
différente. Les théologiens, se trouvant devant cette réalité
imprévisible qui
nous trompe, spéculent et cherchent à démontrer, à la façon des
mandarins
confucéens, que la révélation céleste (idée de la révolution) n’a pas
changé;
ce qui est en train de se produire c’est que le souverain (la
révolution
concrète) n’est pas digne du mandat. Mais vient le moment où les gens
cessent
de croire aux spéculations des théologiens. C’est ce qui commence à
advenir
dans la seconde moitié de notre siècle. Aujourd’hui nous sommes témoins
de la
phase finale de ce procès : la révolution contre la révolution […], il
s’agit
de la révolution des pays sous-développés et de la révolte des jeunes
dans les
pays développés. »
Il
individualise ensuite la crise du progrès qu’il assimile à une
décadence du
futur et à une rupture du temps linéaire. Il poursuit :
« La
double crise du marxisme et de l’idéologie du capitalisme libéral et
démocratique a la même signification que la rébellion du monde
sous-développé
et que celle des jeunes : elle sont l’expression de la fin du temps
linéaire »
« Ce
qui me fascine dans la contestation des jeunes, encore plus que leurs
idées
politiques généreuses mais confuses, c’est la réapparition de la
passion en
tant que réalité magnétique. Nous n’assistons pas seulement à une autre
révolte
des sens : nous nous trouvons en face d’une explosion d’émotions et de
sentiments. C’est la recherche du corps compris comme symbole, non
comme
instrument de plaisir […]. C’est un point de réconciliation de l’homme
avec les
autres et avec lui-même. »
« Leur
rébellion n’est pas tellement une dimension intellectuelle qu’une
hérésie
passionnée, vitale du libre-arbitre. »
« Je
crois qu’en eux et à travers eux est en train de s’ouvrir pour
l’Occident une
autre alternative, même si elle est encore confuse et obscure, quelque
chose
qui n’a pas été prévu par les théoriciens et que seulement quelques
poètes ont
entrevu. Quelque chose encore sans forme, comme l’aube d’un monde. Ou
bien
est-ce seulement notre illusion et ces désordres sont-ils les dernières
lueurs
d’un rêve évanoui? »
« Il
y avait une fusion des passions privées et collectives, un flux et un
reflux
continuel entre l’extraordinaire et le quotidien, le geste vécu comme
représentation esthétique, une union de l’action avec sa célébration.
Il y
avait la réunification de l’homme avec son image : l’image réfléchie
dans un
miroir qui convergeait en un autre corps lumineux. C’était un
conversion : non
seulement un changement des idées mais de la sensibilité; plus qu’un
changement
de l’être, c’était un retour à l’être,
une révolution sociale et
psychique qui durant quelques jours élargit les limites de la réalité
et
étendit le règne du possible. C’était un retour à l’origine, au
principe des
principes : être soi-même à travers l’être avec les autres. C’était la
découverte du pouvoir des mots: mes mots sont les tiens; parler avec
toi, c’est
parler avec moi-même*. C’était la réapparition de tout ce que
(communion,
transfiguration, transformation de l’eau en vie et des mots en
substance) les
religions revendiquent, comme leur, bien que cela leur soit antérieur
et
constitue l’autre dimension de l’homme, son autre moitié et son règne
perdu -
l’homme continuellement écrasé et déchiré par le temps, à la recherche
d’un
autre temps, un temps interdit, inaccessible : le moment
présent. »
« Le
temps qui est sur le point d’arriver, si vraiment nous sommes en train
de vivre
un changement des temps, une rébellion universelle et non une
révolution
linéaire, ne sera ni un futur, ni un passé, mais un présent ».
* C’était
donc la fin de l’échange et de la culture si celle-ci est fondée sur le
triple
échange des hommes, des biens, des mots, et donc aussi de l’interdit,
car pour
qu’il y ait échange il faut qu’il y ait interdiction de consommer
certaines
femmes, certains biens, certains mots ; donc de la séparation puisque
pour
échanger il faut se séparer de quelque chose, il faut même vivre selon
le mode
de la séparation : il doit y avoir un langage pour soi, un langage pour
autrui,
plus exactement, le langage serait né du refus de se parler afin de
communiquer
à l’autre les mots qui nous étaient destinés. On doit s’exclure pour
être
culture. En affirmant qu’il est interdit d’interdire, que l’être doit
s’affirmer dans sa globalité, les gens de Mai 1968 ont fait
momentanément
exploser la culture structuraliste et tué l’homme social.
5 En ce qui
concerne la révolution portugaise, voici quelques remarques contenues
dans une
lettre de décembre 1975 envoyée à divers correspondants et lecteurs
portugais.
Depuis
quelque temps, j'avais prévu d'écrire
quelque chose au sujet du Portugal, dans la perspective de comprendre
s'il y
avait ou non manifestation d'une certaine possibilité de sortir de
l'impasse où
le mouvement vers la communauté se trouve à l'heure actuelle. Ce
dernier n'est
pas récent puisque le mouvement ouvrier incarna dans ses moments les
plus
révolutionnaires l'aspiration à la communauté humaine dont parle Marx
dans ses
œuvres de jeunesses. L'impasse est en partie liée au fait que dans le
mouvement
actuel, plutôt informe, les oripeaux du mouvement ouvrier pèsent d'un
énorme
poids inhibiteur. La phase groupusculaire qui fait suite à la
révolution russe
et à la révolution allemande (indiquons grosso modo 1921 comme date
référentielle) et qui reprit vie nouvelle après la guerre est une phase
de
liquidation du vieux mouvement ouvrier. Elle fut incapable de concevoir
le
mouvement sur des bases nouvelles. Or le point essentiel est de
concevoir et de
vivre cette réalisation de la communauté en ne se fondant plus sur une
classe
dite révolutionnaire.
En dehors de cette perspective
générale je voudrais indiquer qu'on ne peut faire une approche de la
révolution
portugaise sans avoir une vision planétaire : dans quelle mesure
manifeste-t-elle une donnée importante du domaine hautement capitaliste
? Car,
même s'il s'agit de passer à une domination réelle sur la société, il
peut se
produire également un phénomène anticipateur.
Globalement ce qui frappe dans la
révolution portugaise c'est qu'on y a comme une récapitulation de tous
les
mouvements révolutionnaires et des impasses du point de vue du devenir
à la
communauté dans lesquelles ils débouchèrent. D'où la recherche d'une
issue,
d'une autre voie qui doit à mon avis, au moins chez certains, se
manifester
profondément. Le
même phénomène doit se
généraliser dans tous les pays, car ce n'est que par une énorme
pression de
recherche d'une autre dynamique que l'on pourra faire sauter le verrou
de
l'impasse et sortir de ce monde...
Dit autrement, on a différentes
phases historiques diachroniques englobées dans une synchronie
coexistentielle;
le résultat le plus probable sera un compromis par équilibre entre les
différentes phases, point de départ pour une affirmation du despotisme
du
capital.
Avant de continuer, une précision
s'impose : il ne s'agit en aucune façon de donner des conseils mais
tout
simplement de signifier un mode d'appréhension de la réalité et, dans
la mesure
où cette lettre rencontrera un écho, de mieux comprendre, grâce à vous,
ce qui
se passe au Portugal. La seule chose qu'on veuille mettre en avant,
c'est la
volonté d'arriver à se mettre hors de la guerre de classe, même sous sa
forme
bâtarde où elle se déroule à l'heure actuelle, donc d'échapper aux rôles dévolus par le
capital, sinon on
entre à nouveau dans l'engrenage et on régénère ce qu'on veut éliminer.
Il serait évidemment intéressant de
partir de la révolution portugaise du début de ce siècle.
L'autre moment est celui du
salazarisme, ce qu'on appelé le fascisme portugais qui n'a pas le
caractère du
nazisme ou du fascisme. A mon avis, il apparaît comme un moyen de
lutter contre
la destruction d'une société. En fait, il l'a gelée et a empêché,
momentanément, qu'une forme plus évoluée du MPC ne s'instaure et
bouleverse le
pays. Ce blocage est en liaison avec l'expérience d'un empire colonial
qui
permit de conserver la vieille structure agraire (importance des petits
propriétaires du nord, des petites et moyennes entreprises, etc.); ceci
n'est
pas sans rappeler le cas de la France.
1. Le pétainisme apparaît vraiment
comme un phénomène réactionnel-réactionnaire, un retour à un état donné
(ou tout
au moins son maintien) en tâchant de lui redonner une pureté depuis
longtemps
perdue.
2. La possibilité de figer les
structures sociales découlait de l'existence de l'empire. C'est à
partir de
1954, date de la perte de l'Indochine, que commence le mouvement
d'expropriation des petits paysans qui prendra une grande ampleur avec
la venue
de De Gaulle au pouvoir, et la liquidation de l'empire.
On a donc une situation
tout à fait différente de celle de l'Allemagne où l'idéologie d'un
retour à un
certain état initial masqua directement le mouvement d'instauration de
la
communauté matérielle du capital (domination réelle de celui-ci sur la
société)
; parce qu'en Allemagne la vieille société bourgeoise fut rapidement
détruite.
Ceci n'élimine pas le caractère souvent évoqué du nazisme d'être une
réponse à
une menace prolétarienne. Il fallut éliminer le prolétariat car il
était lui
aussi un produit de la société bourgeoise. D'autre part le mouvement
prolétarien, s'il avait réussi, aurait – dans la mesure où il est ancré
sur les
positions de la nécessité du développement des forces productives –
débouché
dans l'instauration d'une société similaire du point de vue structurel.
En France on a eu
également manifestation de ce mouvement de formation de la communauté
matérielle mais il ne put triompher que beaucoup plus tard (elle
participe de
l'Allemagne et du Portugal).
Dans ce dernier pays la
vieille société bourgeoise meurt maintenant ; voilà pourquoi on a tous
les
mouvements révolutionnaires depuis celui de type de 1905 jusqu'à celui
similaire à Mai 1968. Voilà pourquoi également tous les vieux schémas
peuvent-ils être revitalisés.
Enfin dans la victoire
du salazarisme, il faut faire intervenir (comme ailleurs)
l'anticommunisme et,
mais ceci est à prouver, n'y aurait-il pas eu persistance, du moins
dans
certaines zones du Portugal, d'un sentiment communautaire ? Cela
impliquerait
étude de savoir quel type de communauté ? Quel rapport à l'Église
entretenait-elle ? Il y a là quelque chose d'important, car il faut
expliquer
les énormes réticences des paysans du nord aux
« innovations », qui
ne datent d'aujourd'hui.
Dans une société en
décomposition c'est normal que ce soient les corps les plus fermés et
hiérarchisés comme l'armée qui parviennent à maintenir des îlots
stables ou à
en créer, ainsi de la création des corps francs en Allemagne après la
première
guerre mondiale en tenant compte que ceux-ci ne purent se former
qu'après avoir
intégré certaines réformes démocratique.
Au Portugal le rôle de
l'armée a une autre signification : l'absence d'une action
révolutionnaire
autonome du prolétariat. C'est elle qui apporte la révolution. Le
prolétariat
ne se manifeste qu'ensuite. On peut évidemment rétorquer qu'il n'en est
que
presque toujours ainsi : les classes révolutionnaires sont précédées
dans leur
action par celles qui sont le plus près du pouvoir. Mais, maintenant,
après
plus d'un an et demi, on peut se rendre compte qu'il ne peut plus en
être
ainsi.
Pour replacer dans le
vaste mouvement mondial, on peut dire que le Portugal, l'Espagne, la
Grèce et
la Turquie sont les pays de la périphérie du centre capitaliste
européen ; ils
ne connurent le boom économique (surtout l'Espagne) que tardivement.
Tant
qu'ils n'avaient pas été touchés on pouvait penser qu'il y avait des
possibilités pour le capital de maintenir les antiques rapports.
Maintenant
c'est fini et donc se pose la question de savoir quel retentissement
cela peut
avoir sur l'Europe et les USA ?
En ce qui concerne
l'Espagne il se peut que l'impasse portugaise inhibe un mouvement en ce
pays,
non seulement parce que l'équipe dirigeante aurait tiré un enseignement
des
événements de ce pays, mais parce que l'ensemble des Espagnols
ressentirait
consciemment ou non cette impasse... jusqu'au moment où la situation
deviendra
intolérable et alors cela éclatera, mais vers où ?
Pour le moment ce qui
apparaît clairement c'est la nécessité d'une mise en adéquation du
mécanisme du
pouvoir avec les structures économico-sociales. La société bourgeoise a
perdu
ses bases dans les années '60.
Enfin, historiquement
parlant, il y eut une certaine synergie révolutionnaire entre la
péninsule
ibérique et la Russie. Or ces deux aires géo-sociales affrontent
actuellement,
simultanément, des problèmes certes différents mais qui touchent au
tréfonds de
leurs structures sociales. Ne vont-elles pas connaître les
frémissements
préparatoires d'un vaste mouvement ?
En résumé et en
retenant à mon point de départ, on voit se manifester au Portugal –
pour le
moment et en fonction de ce que je sais – divers possibles d'une
combinatoire
qui est fondamentalement celle plus ou moins génétique du despotisme du
capital. Vis-à-vis de cela je ne prône aucunement un quelconque
attentisme (se
confiner dans l'observation de ce qui devient) mais, il faut, d'une
part, tenir
compte du phénomène historique mondial pour ne pas se laisser happer
par un
mouvement immédiat et, d'autre part, tenter, dans la mesure où c'est
possible,
de sortir de ce monde, même si ce n'est encore que d'une façon
théorique.
Cette exigence est
évidemment, partout nécessaire. Toutefois, il faut profiter pour créer
au
Portugal où, pour le moment, tout est en mouvement, quelque chose qui
soit un
point de départ et un point de non retour.
6
Cf. à ce sujet Invariance, série
I, n°6, 4.4. Développement du capitalisme et crises ;
série II, n°3, Déclin
du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ;
série II, n°5, Ce
monde qu'il faut quitter ; série II, n°6, C'est ici
qu'est la peur,
c'est ici qu'il faut sauter ; ainsi que les n° 1, 2 et 3 de
la série III où
ont été publiées des lettres concernant la crise.
8
Cf. à ce sujet la publicité pour le
Club Méditerranée. La publicité est le discours concret de l'économie
libidinale, des machines désirantes, etc.
9
L'opération toujours renouvelée de
scientifisation de Marx va consister à taxer d'idéologie tout ce que
celui-ci a
pu écrire sur les communautés comme ce fut le cas pour l'aliénation, ce
qui
permettra la quête d'une nouvelle coupure épistémologique.
Cela pourra rencontrer un grand écho et servir de caution théorique pour repousser tout essai de constitution de communauté, d'autant plus qu'à l'heure actuelle, on assiste au développement de pathologies communautaires. En effet beaucoup de communautés produisent et théorisent un despotisme communautaire absolument irrecevable, comme c'est le cas, tout particulièrement, chez la communauté AA (analyse actionnelle), qui réalise le modèle antagonique, chinois, du modèle étasunien : le club Méditerranée.