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DIALOGUE AVEC BORDIGA

 

 

 

« Le communisme est la connaissance d’un plan de vie pour l’espèce humaine »

BORDIGA

 

 

 

 

 

         Pour Bordiga (1889-1970), la révolution ne peut naître que d’un schisme. La révolution communiste est possible à partir de celui de 1848 provoqué par l’irruption d’une nouvelle classe dans l’histoire : le prolétariat qui rompt de façon tranchant avec la démocratie et doit diriger les forces productives, bouleversées et exaltées par le capital, dans le sens d’un développement humain qui atteindra son plein épanouissement dans le communisme. Dans la série des révolutions de l’espèce, la révolution russe est la seule qui prouve de façon tangible, indiscutable, la véracité de la théorie du prolétariat : le marxisme. De là deux grands axes de la pensée de Bordiga : maintenir le schisme (invariance de la théorie), ce qui implique de montrer comment tout le développement de la société moderne tend à l’effacer pour produire un œcuménisme débile, grâce à la croisade antifasciste régénératrice d’une mystification démocratique mille fois plus dangereuse pour la révolution que le fascisme ; défendre le caractère prolétarien de la révolution russe et son fondement paradigmatique : l’intervention consciente d’un groupement humain ayant très longtemps à l’avance prévu le cours révolutionnaire : le parti. Sur cette base, et à partir de l’étude du « Cours historique du capitalisme », Bordiga prévit l’ouverture d’un nouveau cycle révolutionnaire pour la période 1975-80. Il s’est enclenché depuis quelques années ; mais se déroulera-t-il en totalité, selon prévision bordiguienne ? Non. Toutefois Bordiga, en dépit de son schéma classiste, fournit d’amples éléments pour concevoir le devenir d’une révolution a-classiste se déployant d’entrée vers la réalisation de la véritable communauté (Gemeinwesen) humaine.


Présentation de Bordiga pour le livre Russie et révolution dans la théorie marxiste, éd. Spartacus, 1975.

 

 

 

* * *

 

 

 

         Déjà sous ce titre, nous avons fait paraître une brochure (n° spécial d’Invariance, novembre 1975) et un article dans le n° 8 d’Invariance, série III, 1980). Il s’est agi alors d’affirmer d’une part la prééminence de l’apport de Bordiga dans l’œuvre de la Gauche communiste italienne et de cerner particulièrement son originalité et sa validité.


         La reprise de se dialogue est provoqué par divers événements qui confirment certaines prévisions de Bordiga ainsi que par la nécessité de préciser et de réaffirmer le schisme dont il est question dans la citation. Enfin, étant donné que l’an prochain s’accomplira le centenaire de sa naissance et étant donné que c’est toujours un moment de mise au point historique, on peut, dès maintenant, en anticipant légèrement, opérer une réflexion sur le rapport de l’œuvre de Bordiga avec notre devenir.


         Les textes que nous publions visent à illustrer des positions bordiguiennes que nous avons souvent exposées. Il est nécessaire de les rappeler à cause de diverses errances de la part de certains éléments provenant de l’extrême gauche. Et ceci non pour faire polémiques, mais afin de maintenir notre irréductibilité-originalité et affirmer notre différence.


         Tout d’abord Le temps des abjurateurs de schisme nous permet de rappeler sa thèse essentielle : la nécessité de séparation d’avec le monde en place, donc avec la démocratie qu’elle soit pleinement développée comme en Occident ou tendant à se constituer, comme dans divers pays en dehors de ce dernier, ou même, en tant que perspective. C’est une affirmation distanciatrice, et une proclamation de la nécessité de la lutte qui implique l’autre manifestation fondamentale de Bordiga : sa passion du communisme[1].


         Le maintien du schisme exige une lutte importante contre le révisionnisme. Il est clair que désormais ceci a surtout une valeur historique tant du point de vue objectif, c’est-à-dire d’un point de vue qui englobe les divers protagonistes, que d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire qui concerne ceux qui se relient directement au mouvement prolétarien révolutionnaire. Toutefois cela a une grande importance en tant que point de repère dans la perception de ce que fut ce phylum. En revanche, non la lutte contre, mais une délimitation nette et irréductible avec ce qui est appelé actuellement révisionnisme – que certains éléments provenant de l’ultra-gauche ont adopté – est indispensable, comme nous l’avons déjà effectué et à propos de laquelle il convient de revenir.


         La situation actuelle caractérisée en particulier par la liquidation des résultats de la seconde guerre mondiale[2] est un terrain favorable à une remise en question – surtout de la part des vaincus au cours de ce conflit – de l’histoire du XX° siècle. Le courant révisionniste actuel correspond à une telle tentative sur des bases qui n’ont rien à voir avec les positions fondamentales du mouvement prolétarien[3].


         Il y a plus – il faut y insister – ces dernières, exprimées de façon nette et précise par Bordiga, sont très antérieures au révisionnisme actuel et sont enracinées dans le courant marxiste ; de telle sorte que la non-acceptation de l’idéologie triomphante issue à la fin de la guerre de 1939-45, n’est pas une simple réaction immédiate. Rappelons-les brièvement[4] :


-                     Les fascistes ont perdu la guerre, le fascisme l’a gagnée. Il faut ajouter, bien qu’il ne l’ait pas démontré de façon exhaustive, le fascisme n’est qu’une forme particulière de la démocratie, c’est une démocratie sociale.


-                     Le maintien de la dictature du capital à l’échelle mondiale se fait par l’intermédiaire de l’action despotique des USA, centre belliciste par excellence. Cette thèse allait à l’encontre – et c’est vrai encore de nos jours – de l’affirmation des démocrates présentant l’URSS comme le bastion du despotisme, ou de celle de divers révolutionnaires qui la considéraient comme le centre de la contre­-révolution.


-                     L’aire allemande (les deux Allemagne actuelles plus tous les pays dans la mouvance germanique, comme l’Autriche) demeure le centre névralgique de la révolution communiste à venir (cf. Vae victis Germania)[5].


Ces thèses sont un constat. En tant que telles, elles auraient un intérêt limité ; mais leur simple énonciation est insuffisante pour positionner Bordiga dans le cours historique du XX° siècle. Il faut indiquer leur enracinement. Ainsi en ce qui concerne l’importance révolutionnaire de l’aire allemande, elle est en rapport avec la perspective stratégique de tout le courant marxiste révolutionnaire[6].


         Ceci est en connexion avec une autre thèse qui est en discontinuité totale avec l’idéologie démocratique : au cours de la première comme de la seconde guerre mondiale, il aurait mieux valu que ce soit l’Allemagne qui l’emporte, car étant le centre le plus faible, elle n’aurait pas pu dominer le globe et la révolution communiste aurait pu alors se déployer. Il en est de même en ce qui concerne la perspective d’une troisième guerre mondiale entre USA et URSS, car Bordiga affirmait que la solution la plus favorable pour le développement de la révolution communiste serait la défaite des premiers. 


Cette prise de position est fondée en outre sur une analyse des rapports USA-Europe où il montre la politique constante des premiers visant à assurer leur hégémonie sur l’Europe d’où l’article : Agression à l’Europe. On peut dire qu’il y a chez Bordiga une position anti-USA qui transparaît très nettement dans une foule de textes. Or, là encore elle ne lui est pas personnelle. Nous avons fait remarquer qu’Engels sur la fin de sa vie mit en évidence la guerre économique conduite par les USA contre l’Europe, dans le domaine agraire[7].


En intégrant l’apport du courant marxiste nous pouvons dire que toute l’histoire du XX° siècle est déterminée par cette agression des USA à l’Europe[8] et que la victoire des premiers a été simultanément la défaite de la révolution communiste. Ainsi l’opposition irréductible de Bordiga à la politique étasunienne exprimait un point de vue internationaliste, de classe à l’échelle mondiale.


Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail des différents articles de ce dernier à ce sujet parce que maintenant le phénomène est révolu, de même qu’est révolue la perspective d’une troisième guerre mondiale ou le développement de la révolution communiste. En dépit de cela l’apport théorique de Bordiga est fondamental pour bien comprendre notre moment actuel.


Dans Gloses en marges d’une réalité IV, in Invariance, série IV, n° 3, nous avons affirmé qu’avec la défaite au Vietnam en 1975 s’initiait la fin des USA. On peut ajouter que dans une certaine mesure c’était également l’échec de l’agression à l’Asie, par voie militaire, mais non l’échec par voie économique. En effet comme le prévit Bordiga, la Chine, par exemple, s’est vendue au centre mondial du capital (cf. citation ultérieure).


Il convient par la même occasion de rappeler le refus de Bordiga (que nous maintenons) de la propagande étasunienne au sujet du Japon agresseur et responsable du conflit avec les USA.


Ceci dit il faut tenir compte que nous avons une situation nouvelle où il nous faut examiner le rôle et l’effectivité dans l’intervention, des différentes puissances comme les USA, l’URSS, la Chine, particulièrement en ce qui concerne le devenir de l’Asirope[9].


En fonction de l’immédiat, c’est-à-dire en fonction de la situation actuelle, du même que vis-à-vis de la perspective du devenir de Homo Gemeinwesen, l’œuvre de Bordiga n’est plus opérante. Il ne s’en déduit pas qu’elle n’ait plus aucun intérêt. Une œuvre peut opérer sur différentes intervalles de temps selon sa potentialité anticipatrice et selon le déroulement des événements. Il avait prévu une crise importante pour les années 75-80 qui devait déboucher dans la révolution communiste. La crise à bien eu lieu, pas selon les modalités prévues ; mais il n’y a pas eu – ni il n’y aura – de révolution communiste. La non réalisation de cette dernière a impliqué un développement du mode de production capitaliste surtout dans les aires hors de l’Occident ; elle implique également la persistance de certains caractères de ce mode de production que Bordiga avait mis en évidence, ainsi que celle de divers antagonismes tel celui explicité dans Agression à l’Europe. Mais, nous l’avons dit, cela parvient à son terme et nous devrons expliciter ce que nous entendons par mort potentielle du capital qui, d’une certaine façon est une preuve de la validité de la prévision de Bordiga, mais non dans les termes qu’il avait établis.


Qu’est-ce qui demeure donc de son œuvre ? Avant tout son comportement théorique : l’affirmation d’un schisme. Et nous revenons à notre propos initial. Ce que nous pouvons reprocher à des gens comme ceux de « La Vieille Taupe », partisans du nouveau révisionnisme, c’est d’avoir aboli le schisme, ce qui les conduit de plus en plus à défendre les valeurs démocratiques[10]. En outre leur position est grosse d’un immense danger : sous-estimer ou ignorer l’apport énorme de la communauté juive au procès de formation de l’Occident, à celui de la connaissance, à la lutte contre la domestication. Danger encore plus grave que celui d’un anti-sémitisme immédiatiste vers lequel ils peuvent plus ou moins facilement glisser.


Nous pouvons faire le même reproche à tous ceux qui provenant de l’extrême-gauche adoptent la thématique anti-soviétique. Dans ce cas – comme nous l’avons déjà démontré – non seulement ils réimposent l’idéal démocratique, mais ils défendent plus ou moins ouvertement la dynamique occidentale et particulièrement la politique étasunienne.


En ce qui concerne tous ceux qui se sont accostés au mouvement prolétarien, en maintenant leurs positions originelles, originales, déterminées par un cheminement particulier, comme les membres de l’Internationale Situationniste et toute la famille des pro-situs, ils n’ont jamais connu le schisme. On ne peut pas leur reprocher une abjuration.


On peut reconnaître leur apport, mais on ne peut en aucune façon les intégrer dans le phylum révolutionnaire prolétarien[11]. Ceci est encore plus valable pour divers théoriciens, universitaires qui ont pu à un moment donné participer à des groupuscules gauchistes, comme Baudrillard ou Lyotard, qui sont en fait des charognards du mouvement prolétarien et servent en fait de béquilles théoriques aux reliquats de l’intelligentsia.


Dans la décomposition actuelle, l’affirmation du schisme est plus que nécessaire et donc nécessaire aussi la publication de l’œuvre de celui qui en a été le plus ardent défenseur.


Sans cette affirmation le mouvement prolétarien ne pouvait en aucune façon se distinguer du mouvement bourgeois considéré dans toute son ampleur historique. Sans elle on ne peut pas poser également la question de savoir quelle est l’importance de l’intervention d’une classe et, dans certains cas, de ses éléments les plus conscientes, au sens historique déterminé du terme, c’est-à-dire par rapport au moment même où ils intervenaient. En effet on peut considérer que l’ensemble du mouvement prolétarien a voulu accélérer un développement donné, tout en essayant de l’orienter vers une finalité différente : assurer une production pour l’humanité et non une production pour la production. En un mot il a voulu abréger la durée de vie du mode de production capitaliste et ce à partir du moment où celui-ci s’imposait à peine à l’Occident. Ceci témoigne de la perception qu’eut l’humanité occidentale des graves dangers qu’elle encourait avec le développement du capital.


Mais – et nous l’avons démontré – les différentes révolutions du XIX° siècle comme du XX° siècle n’ont fait que renforcer le capital et lui ont permis de conquérir de nouvelles aires. En conséquences, l’apport du mouvement prolétarien apparaîtrait comme dérisoire, ridicule et semblerait  n’avoir rien en commun avec la dynamique d’instauration d’une communauté humano-féminine, si justement on omettait le schisme opéré par l’accession du prolétariat sur la scène historique.


Ne pas l’omettre évite que ne soit perturbé, voire mystifié, le lien entre les différentes générations qui se sont opposées à la domestication.


Si l’on doit chercher une cause subjective à la non réalisation du projet prolétarien, on peut la trouver dans le fait que les révolutionnaires n’ont pas approfondi le schisme. Ils sont trop restés sur le terrain de leur adversaire. Ils n’ont pas assez développé une autre dynamique qui n’emprunte rien ou presque à l’illuminisme, à la science, à la productivité, etc. Et ceci était d’autant plus nécessaire qu’ils devaient – en quelque sorte – escamoter tout un développement historique.


L’escamotage aboli, le schisme est encore plus nécessaire sinon l’immense rébellion qui occupe plus d’un siècle serait escamotée et le capital se poserait dans une éternité actualisée et actualisable, c’est-à-dire qu’il se poserait comme ayant toujours eu un développement nécessaire et régulier et comme devant le maintenir indéfiniment.  


Maintenir le schisme c’est maintenir l’effectivité de la révolte contre la domination du capital, contre la domestication. Toutefois, étant donnée la mort potentielle du capital et l’insuffisance de la négativité qu’implique le schisme, il nous faut rompre avec toute la dynamique de sortie de la nature, avec la dynamique de séparation sur laquelle s’est érigée la culture.


Nous devons opérer un schisme d’une plus vaste amplitude : celui vis-à-vis de la culture, qui nécessité l’abolition d’un autre : celui vis-à-vis de la nature. Il faut une réconciliation avec cette dernière.


Rejeter la culture n’implique pas qu’on veuille vivre dans l’ignorance et rechercher une pureté originelle ! Tout cela relève d’une thématique négative générée par l’errance d’Homo sapiens. Il s’agit de comprendre l’immense période de sortie de l nature comme celle de la production de divers outils qui permettront à l’espèce de s’intégrer en elle tout en réalisant la réflexivité. Dès lors  on doit envisager le langage, la logique, la science, etc., de même que le marteau ou l’ordinateur comme autant d’outils qu’il faut englober dans une autre praxis ; ce qui impose de comprendre leur genèse, leur champ d’application et le retentissement qu’ils ont eu sur le devenir de Homo sapiens.


Ce schisme vis-à-vis de la culture sera encore plus difficile à accepter que celui avec la démocratie. Son effectuation ne peut être envisagée que si le second a été accompli consciemment ou qu’il aille de soi (ceci peut se concevoir dans des situations de bouleversements). Voilà pourquoi – en plus de toutes les raisons par ailleurs indiquées – il nous importe de réaffirmer fortement l’œuvre schismatique de Bordiga[12].


Elle nous sert de référentiel historique pour ne pas sombrer dans l’indifférenciation et l’évanescence où se trouvent actuellement l’espèce en Occident. Là hommes et femmes ne prennent plus au sérieux leur devenir et leur faire[13], ils ont le culte de l’éphémère et le mépris d’eux-mêmes, car ils ne se trouvent jamais en adéquation avec ce qui est constamment proposé et renouvelé par la publicité, discours s’autonomisant du capital. Ils vivent parce que c’est une nécessité immanente sur laquelle ils n’ont aucune prise. Le contraire fut toujours difficilement le cas ; on peut donc difficilement le leur reprocher. En revanche ce qui est grave c’est qu’ils n’opèrent aucune réflexion et se lancent dans l’oubli…


En proclamant : il faut irrévocablement quitter ce monde, nous dialoguons encore avec Bordiga.

 

 

* * *

 

 

Nous publions d’abord un certain nombre de textes intégraux peu connus et, ensuite, une série de citations qui illustrent bien notre affirmation au sujet de l’importance que Bordiga attribuait au maintien du schisme.


Il aurait été nécessaire de publier également des textes concernant l’appréciation théorique de l’anarcho-syndicalisme (cf. en particulier « Les fondements du communisme révolutionnaire », Invariance, série I, n° 3), car on y trouverait une autre manifestation de la nécessité d’imposer le schisme. En effet, Bordiga rejetait ce courant parce qu’il rompait avec l’internationalisme prolétarien, qu’il effectuait une exaltation du prolétariat en tant que producteur, qu’il escamotait la réalité profonde du capital (la production de la plus-value), et proclamait la primauté absolue de l’action sur la théorie. Enfin, si les anarcho-syndicalistes, en particulier les soréliens, rejetaient la démocratie, ils glorifiaient tout de même la civilisation de la Grèce et de la Rome antiques, ce qui impliquait qu’ils ne rompaient pas effectivement avec elle. En outre Sorel, comme Berthe ; considérait que le prolétariat devait sauver la civilisation (cf. les ouvrages de Sorel : Réflexions sur la violence ; Matériaux pour une théorie du prolétariat ; D’Aristote à Marx ; La ruine du monde antique ; La décomposition du marxisme ; De l’utilité du pragmatisme).


Il y avait là beaucoup d’éléments fondamentaux qui devaient intervenir dans l’édification du programme fasciste. C’est pourquoi Bordiga ne se fit aucune illusion à son sujet et perçut correctement la continuité qu’il y avait entre le révisionnisme et l’anarcho-syndicalisme d’une part et le fascisme de l’autre. Ceci explique qu’il déclara que ce dernier n’apportait rien de neuf sur le plan théorique, mais qu’il innovait sur le plan pratique, de l’organisation.


Ainsi le fascisme s’est constitué, au début, à l’aide d’un pillage du marxisme et par la réduction de la mission du prolétariat à des limites nationales : il doit sauver la nation ; pour cela il ne doit plus être le négateur du capital, donc du travail salarié ; il doit être le vrai producteur. Autrement dit le programme fasciste consista en la tentative d’escamoter une réalité, ce qui impliqua de résoudre partiellement les problèmes qu’elle posait.


Toutefois tôt ou tard, et dans tous les cas, la solution totale est réalisée mais avec élimination de ceux qui s’opposèrent violemment à l’ordre établi. Alors la société en place qui a triomphé du prolétariat révolutionnaire peut écrire l’histoire à sa façon et nier le rôle déterminant de celui-ci, tant sur le plan de la lutte que sur celui de la théorie.


Nous l’avons maintes fois affirmé : tout le contenu de cette dernière, depuis près d’un siècle, soit consiste en un sous-produit du marxisme, soit est déterminé totalement par celui-ci dans la mesure où les théoriciens visent par-dessus tout à l’éliminer. Ce qui, en outre exprime l’absence d’autonomie et de créativité de notre époque.


On doit considérer le phénomène du fascisme comme le produit de toute une époque historique concernant l’aire occidentale. En effet le contenu théorique de celui-ci – sur lequel nous reviendrons de façon plus exhaustive – fut élaboré par des théoriciens aux positions parfois divergentes, dans des domaines variés. Nous avons fait état des anarchosyndicalistes, des révisionnistes, mais nous avons également signalé Jaurès et d’autres socialistes ; nous pouvons ajouter : M. Mauss, Durkheim, de Tarde, etc.


En définitive, l’échec de la révolution prolétarienne en 1871, l’intégration du prolétariat tendant à se réaliser au minimum dès le début du siècle, le blocage du phénomène révolutionnaire dans l’aire slave, puis la guerre de 14-18, nécessitèrent une autre approche du devenir de l’espèce. Elle fut tentée à tous les niveaux : politique, scientifique, littéraire, artistique. Ceux qui se réclamaient de l’œuvre de Marx furent incapables de le faire et ne purent donc fournir à temps la représentation nécessaire à une immense mobilisation des masses. Le fascisme en opérant un syncrétisme bricoleur put satisfaire les pulsions immédiates de ces dernières  parce qu’il apportait une organisation nouvelle et proposait une action effective. Mais l’attraction opéra également sur les intellectuels qui retrouvaient dans l’idéologie fasciste initiale, peut-être pas tout le temps une réponse à leurs préoccupations, mais au moins un écho à ces dernières. Voilà pourquoi en grande partie des intellectuels des années de la fin des années vingt et des années trente flirta avec plus ou moins d’intensité avec le mouvement fasciste. C’est le témoignage le plus net de la superficialité de leur réflexion et de leur incapacité à concevoir réellement une autre société. Mais c’est aussi l’indication que lorsque s’évanouit la capacité théorique (on pourrait ajouter la volonté théorique) à comprendre le devenir qui s’effectue, les divers penseurs se réfugient dans l’exaltation d’un passé qui peut être logé à divers moments de l’évolution de l’espèce et dans celle des « valeurs mythiques » comme le sang, la race, etc., parce qu’elles évoquent des racines qui ont été perdues, une sécurité évanouie, en même temps qu’elles fondent la justification à leur prétention à vouloir occuper une position particulière dans le corpus social (même s’ils discourent de communauté !).


Plus en profondeur c’est l’expression de la domestication de l’espèce, la confirmation de son errance.


L’existentialisme tel qu’il fleurit après la seconde guerre mondiale, participe des deux modalités sus-mentionnées. Il exprime le triomphe de la superficialité et de l’impuissance. L’espèce, désormais – tout au moins en Occident à l’époque – n’est même plus capable d’affronter la réalité. D’où l’exaltation à la fois de l’action et la mise en évidence de l’inefficacité de celle-ci. Pour fuir l’absurdité et fonder une praxis, un théoricien comme Sartre en vint à « revaloriser » le marxisme. Et là nous avons un bricolage comparable à celui du fascisme.


Or u courant qui se posa comme voulant « enrichir » le marxisme – en fait le réviser, selon Bordiga – flirta, comme celui-ci le mit en évidence, avec l’existentialisme. Il s’agit de Socialisme ou Barbarie qui devait ensuite adopter un autre avatar du marxisme : le structuralisme.


Donc l’antidémocratisme, l’antiaméricanisme, etc., ne sont pas l’apanage de l’extrême-droite. Cette affirmation nécessite une explicitation de l’œuvre de théoriciens qui comme Bordiga ont plus que tout autre soutenu ces positions. Ceci est d’autant plus nécessaire que, comme nous l’avons indiqué, à propos du nouveau révisionnisme, il y a utilisation d’une partie de l’apport théorique de la gauche communiste d’Italie pour fonder une perspective qui reste totalement dans le cadre de la démocratie. Et, ce faisant, il s’opère une immense réduction qui permet une homogénéisation totale.


Enfin tous les hommes qui se sont réellement proposés d’affirmer une praxis nouvelle – que la postérité les ait ou non reconnus – ont eu un grand souci herméneutique ; c’est-à-dire qu’ils se sont constamment occupés de fonder le schisme auquel ils se référaient afin de le préciser, de le clarifier et d’en écarter les interprétations risquant d’escamoter sa radicalité ; en même temps ils se sont employés à maintenir une tradition donnée. Voilà pourquoi Bordiga parle souvent de textes sacrés du communisme. Mais cela explique également qu’il ait pu éviter les divers pièges démocratiques où ont sombré les théoriciens qui ont voulu réviser le marxisme.


Après le groupe de citations concernant le fascisme et la seconde guerre mondiale ainsi que l’impossibilité tant d’une troisième guerre, dans un avenir proche, que d’une révolution communiste, nous avons rapporté quelques citations sur l’évolution de l’URSS après le XX° congrès et les réformes de Khrouchtchev, pour montrer que Bordiga ne s’était pas trompé sur la fameuse question du capitalisme d’Etat et tout ce qui s’y rapporte.


A propos du stalinisme on doit noter qu’il se présente en partie comme une énorme réduction du marxisme ; c’est la théorie du socialisme en un seul pays. On a, comme pour le fascisme, passage de la dimension internationale à celle nationale. Ceci dans la mesure où il est question d’une mission du prolétariat, sinon il y a une immense coupure entre les deux.


Pour en revenir à Bordiga, il convient de noter que l’aveu de la nature non socialiste de l’URSS qu’il pensait devoir se produire inéluctablement, commence à s’exprimer, non dans un congrès, mais au travers d’interventions dans la presse. Ainsi dans Le Monde du 30.08.1988, il est rapporté (cf. « Les avatars du socialisme soviétique ») que Iouri Afanassiev, directeur de l’institut d’histoire, a écrit une lettre publiée dans la Pravda où il déclare : « Je ne considère pas la société créée chez nous comme socialiste. Il ne s’agit même pas d’un socialisme « réformé »… ». Or, il semble qu’un certain nombre d’adeptes des mesures de Gorbatchev seraient d’accord avec cette caractérisation de la société soviétique.


Nous publions enfin des extraits d’un long article, « La détente, aspect récent de la crise capitaliste », qui n’est pas de Bordiga mais de Fabbroccino qui expose de façon plus explicite surtout sur le plan historique certaines positions de Bordiga indiquées par les citations qui précèdent. Ajoutons que ce camarade rompit avec Bordiga en 1960 parce qu’il lui reprochait de ne pas vouloir intervenir dans les luttes immédiates et de se contenter de théoriser en ne se préoccupant pas de la misère des prolétaires (cf. son article « La modestie révolutionnaire »).

 

 

 

Jacques CAMATTE

Août 1988

 

 

 

 

« Nous commençons à comprendre que la terre est le lieu de la vie et non celui du jugement »

TCHERNYCHEVSKI

 

 

« Qui sait si pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé, et dont l’étude zoologique est si loin d’être achevée, qui sait si l’humanité n’est pas la matière de la cervelle »

DÉJACQUE

 

 

 

L’idée de réaffirmer la position de Bordiga (en particulier en fonction des événements récents en URSS), le choix des articles, des citations, sont de François Bochet sans qui cette brochure n’aurait pas été réalisée.

 

 



[1]           Cf. « Bordiga et la passion du communisme », préface au livre ayan le même titre, éd. Spartacus.

 

[2]           Nous essayerons de montrer ce phénomène dans Gloses en marge d’une réalité V.

 

[3]           On a déjà traité cette question dans « Evanescence du mythe anti-fasciste », in Invariance, série IV, n° Spécial, Septembre 1986.

 

[4]           Nous les avons déjà indiquées en particulier dans Invariance, série I, n° 6 : « La Gauche Communiste d’Italie après la guerre ».

            Pour les « Thèses de la Gauche », cf. Invariance, série I, n° 9.

 

[5]           Cette perspective de Bordiga se trouve exposée dans un grand nombre d’articles.

 

[6]           Cf. « Le KAPD et le mouvement prolétarien », Invariance, série II, republié dans le n° Spécial de Septembre 1987.

 

[7]           « Le mode européen d’exploitation agricole, sous tous ses aspects, succombe devant la concurrence américaine… ». Nous avons déjà rapporté cette d’Engels dans la note 10 du texte « La révolution russe et la théorie du prolétariat », préface au livre de Amadeo Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste, éd. Spartacus.

            Nous avons également fait remarquer que certains populistes russes avaient également décelé cette agression des USA à l’Europe.

 

[8]           « … ainsi toute la politique de l’Etat bourgeois américain entre les deux guerres a été une préparation continuelle et directe pour une lutte d’expansionnisme aux dépends de l’Europe » (« Sul filo del tempi », Battaglia comunista, n° 4, 1949.

 

[9]           Cf. Gloses en marge d’une réalité V.

 

[10]         Ce disant nous ne rejetons pas l’apport de Rassinier, de Faurisson ou de P. Guillaume. Pour nous, comme nous l’avons maintes fois indiqué, la remise en cause de l’idéologie justificatrice de la seconde guerre mondiale et, en conséquence, la dénonciation des faux montés par la propagande alliée à propos de « l’holocauste » des juifs, va tout simplement de soi et n’a pas à être discutée.

            Ce qui est essentiel – et ceci ne se trouve pas dans les travaux des auteurs cités ci-dessus – c’est de chercher à comprendre pourquoi avons-nous une recrudescence puissante de l’affirmation de cette idéologie nauséabonde, en même temps que sa timide remise en cause et, enfin, une autre question : dans quelle mesure l’Occident parvient-il réellement à intégrer son histoire récente, dans quelle mesure elle lui sert de mythe existentiel remplaçant les diverses représentations fondatrices absorbées par le capital ?

            Il y aurait également beaucoup à dire au sujet de la manipulation de l’histoire que les occidentaux considèrent comme étant un monopole soviétique. En réalité les plus grands manipulateurs et experts en propagande ont été les britanniques (s’ils le sont encore, les étasuniens leur sont d’excellents élèves). C’est pourquoi il nous semble tout à fait naturel que ce soit un anglais, G. Orwell, qui ait écrit 1984. Il ne fit que dévoiler les mécanismes utilisés par ses compatriotes lors de la seconde guerre mondiale. Il n’y eut pas d’anticipation. L’auteur en était bien conscient puisqu’au départ il aurait intitulé son livre 1948.

 

[11]         A propos de l’intégration de l’apport de courants ou d’individus isolés, en dehors du courant prolétarien, cf. « Discontinuité et immédiatisme », Invariance, série III, n° Spécial Juillet 1979.

 

[12]         L’œuvre de Bordiga est de plus en plus publiée et traduite. Toutefois des erreurs d’attribution sont souvent commises. Ainsi l’article : « La structure organique du parti est l’autre face de son unité de doctrine et de programme » n’est pas de lui, mais de Domenico Ferla.

            Dans Bordiga et la passion du communisme publié chez Spartacus, nous avons indiqué la liste des réunions du mouvement de la Gauche communiste d’Italie, mais nous n’avons pas précisé quelle était rigoureusement la partie de leurs comptes-rendus qui fut écrite par celui-ci. Il sera intéressant de le préciser ultérieurement. Cela concerne les dernières réunions car les premières furent assurées entièrement par lui et leur compte-rendu également. Nous pouvons indiquer dès maintenant une précision : celui de la réunion de Florence III, Janvier 1958 : « Les luttes de classes et d’Etats dans le monde des peuples non-blancs, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste », comprend trois parties dont la seconde n’a pas été rédigée par Bordiga.

 

[13]         Ceci est l’expression de la fin d’une vaste phase historique. C’est avec l’autonomisation-exaltation du faire que le mode de production capitaliste prend son essor au XVI° siècle qui connut une extraordinaire floraison artistique, très souvent liée à la science, une glorification de l’ingénieur et, sur le plan de la philosophie, l’exposé de la thèse que l’homme est un être qui se fait (cf. les philosophes italiens, particulièrement Pic de la Mirandole ou français comme Charles de Bouelles). Nous aborderons cette question dans le chapitre « Réactions au devenir hors nature » de Emergence de Homo Gemeinwesen.

            Dit autrement, on a dissolution d’une importante présupposition du capital.

 

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