À
PROPOS DE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT
Ceci est une note ajoutée au texte Caractères du mouvement ouvrier français (1964), publié dans «Invariance», série i, nº 10. Elle se rapporte au passage suivant, que je reporte, afin que le lecteur puisse comprendre de quoi il s’agit (le nº 10 est actuellement épuisé).
«On ne peut donc pas
enlever des statuts la dictature du prolétariat. Mais on peut l’escamoter.
C’est ce qui ressort nettement à la lecture de la Résolution politique adoptée par le xviiie congrès, comme du discours de W. Rochet. On
connaît la solution: la coexistence pacifique doit remplacer le phénomène
dictature».
* * *
Il semblerait donc que l’on ne puisse escamoter indéfiniment et, douze ans après, au xxiie congrès du pcf, la dictature du prolétariat a été finalement abandonnée. Le pcf réaffirme ainsi sa vérité, avec réajustement entre discours et une certaine praxis.
Cet abandon a une importance réelle qui dépasse le simple cadre de l’histoire du mouvement ouvrier français et tout particulièrement celle du pcf. Maximilien Rubel, dans un article dans «Le Monde» du 07.06.76, le nomme «le parti de la mystification» et écrit entre autres: «C’est le parti qui s’arroge le droit de décider si le prolétariat doit ou non exercer sa dictature. […] Il se garde bien de remettre en question l’essentiel à savoir les prérogatives de représentants autoproclamés de la classe ouvrière». Il conclut ainsi son paragraphe: «et rien ne garantit que l’abandon de la dictature du prolétariat entraîne l’abandon de la dictature sur le prolétariat, la seule qui importe au parti». Ce qui en d’autres termes signifie bien que le pcf est un pur et simple racket politique, et j’ajouterai, en vertu de tout ce qui est démontré en cette étude, que c’est la digne fin d’un parti qui, en regard de la théorie marxiste, ne fut jamais révolutionnaire.
Plus important que cette caractéristique du pcf, c’est le débat soulevé par l’abandon de la dictature du prolétariat. Le plus intéressant c’est que les plus acharnés à la refuser sont les intellectuels (Althusser, Balibar etc.). Là nous dépassons la question du rapport parti classe, car il s’agit du problème de savoir comment un certain nombre d’individus désignés comme intellectuels à cause de leurs fonction dans l’ensemble social, ont besoin, pour réaliser leur besoin d’émancipation, d’un sujet bien déterminé, à la limite d’un Messie, qui sert simultanément en ce qui concerne la pratique immédiate, de référentiel de conduite.
Tout le débat est là depuis prés d’un siècle: est-ce que la dictature du prolétariat a été une exigence produite par le mouvement insurrectionnel du prolétariat lui-même, ou est-ce un concept né de la réflexions d’intellectuels au sujet de l’insurrection d’une classe bien déterminée? Il est clair que dans ce cas, il y a un substrat réel. Les intellectuels n’ont pas de toute pièce inventé ce concept; mais n’ont-ils pas extrapolé à partir d’une réalité? Ici, la bonne ou mauvaise foi n’est pas en cause, ni même la sacro-sainte rigueur scientifique, mais le désir de trouver une issue, de trouver dans le complexe social un élément radicalement négatif, apte à être le support d’une autre communauté (telle est bien la démarche de Marx dans son article au sujet de la révolte des ouvriers de Silésie, maintes fois cité).
Il y a eu une tendance du prolétariat à se constituer en classe, à vouloir imposer sa dictature. Le premier moment a été exposé par Flora Tristan (L’Union Ouvrière) et les socialistes anglais, principalement, le second par Babeuf[1], Blanqui, Marx. Sur leur base, j’ai affirmé que c’était le prolétariat lui-même qui avait engendré tout le contenu du concept. Cependant une réflexion globale sur tout l’ensemble du mouvement prolétarien montre que cette tendance n’est pas continue et qu’il est des périodes où la classe sombre dans le réformisme. D’où la théorie de la social-démocratie allemande affirmant qu’il y avait en réalité deux mouvements, celui de la classe et celui du socialisme, et qu’il fallait qu’il y ait une union des deux pour réaliser la révolution; sous une autre forme ce fut la théorie de Lénine sur la nécessité d’importer[2] les idées révolutionnaires au sein des masses prolétariennes. Puis il y eut le traumatisme de 1914, moment où l’immense majorité des prolétaires accepta l’Union Sacrée; enfin les luttes des années 20 montrent que le prolétariat ne revint pas, en sa majorité, sur des bases de classe (comme le stipulait la théorie du prolétariat), la crise de 1929 et la guerre de 1939-1945 n’eurent également aucune incidence révolutionnaire. La réflexion sur cet ensemble de faits me conduisit à l’abandon de la théorie du prolétariat et surtout à affirmer que celle-ci n’était qu’une représentation d’un moment historique donné (cf. également l’apport de J.L. Darlet sur ce sujet dans les lettres publiées dans «Invariance», série iii, nos 1 et 2), qu’elle est valable dans les limites déterminées pour celle-ci, mais qu’à partir de 1871, pour indiquer un repère historique, cette représentation s’autonomise, car elle ne correspond plus à la réalité qu’elle veut enserrer.
Dès lors, il est bien compréhensible que cette représentation prévale chez les intellectuels qui ne veulent pas s’en défaire. Plus que les ouvriers, ils vivent dans le domaine de l’autonomisé et, en outre, depuis des dizaines d’années, ils vivent dans le complexe de leur infériorité, de leur vacuité. L’intellectuel n’est rien en lui-même, il est par l’entremise de la classe au service de laquelle il se met. Si le parti abandonne la dictature du prolétariat, il sera amené à se défaire également du prolétariat en tant que sujet révolutionnaire et référentiel. Dès lors, pour les intellectuels, comment se situer dans le monde?, comment vivre?
Or, justement une des raisons invoquées pour abandonner la dictature du prolétariat est la diminution de l’importance de cette classe et de son poids dans la société actuelle. Le pcf préfère parler de travailleurs. En effet, du point de vue strictement marxiste, le prolétariat est la classe de ceux qui produisent la plusvaleur. Dans la société actuelle, ils tendent à diminuer en nombre, comme Marx l’avait déjà indiqué. Je laisse de côté à dessein toute réflexion sur la validité ou non de parler encore de plusvaleur et de travail productif, car ce n’est pas essentiel à ce niveau d’investigation, pour mettre en évidence le phénomène qui nous occupe et la contradiction qu’il implique. Cette donnée de la diminution des producteurs de plusvaleur a été interprétée de diverses façons. Le pcf la reconnaît et l’interprète, maintenant, en recourant à l’abandon de la dictature du prolétariat; je fus amené à parler de classe universelle en me fondant sur le phénomène de la généralisation du salariat considéré simultanément comme celui de la prolétarisation et, donc, de la formation d’une classe porteuse d’une négativité, persuadé que le capital réalisait en définitive le programme communiste et que, par là, il allait au-delà de ses limites. Corrélativement l’action de ce nouveau prolétariat classe universelle devait tendre à se nier immédiatement. J’ai expliqué dans Vers la communauté humaine[3] le pourquoi de l’abandon de cette théorisation.
Tous ceux qui veulent maintenir le prolétariat en restent à une définition où il est envisagé en tant que négatif, en tant que dissolution de la société. Certains s’appuient d’ailleurs sur la fameuse phrase de Marx dans Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel: «La dissolution de la société en tant qu’état particulier, c’est le prolétariat». Ceci a été réalisé, en notant toutefois que Marx parle d’état et non de classe. Il viserait donc le moment de la dissolution de la société féodale et l’affirmation de la société bourgeoise, et c’est à ce moment-là que le prolétariat est révolutionnaire, qu’il est le négatif à l’œuvre. Lorsque le prolétariat existe en tant que classe dans la société bourgeoise, il est intégré. Mais la proposition de Marx implique autre chose encore: la société ne peut plus être un état particulier et, en définitive, c’est grâce au prolétariat qu’elle accède à un caractère universel, c’est ce qu’a amplement prouvé l’histoire de ces dernières années.
Pour rester fidèle à un concept de prolétariat incluant la négativité, il faut chercher dans la société quels sont les éléments qui s’élèvent réellement contre l’ordre établi ou qui, par leur mode de vie, signifient la dissolution de la société existante. D’où la théorie de Marcuse au sujet des étudiants et des minorités comme les noirs aux usa, mais aussi la théorie de différents révolutionnaires au sujet des marginaux, des exclus du système. Ce qui revient tout de même à l’abandon de la théorie du prolétariat sous sa forme classique. D’autre part les marginaux sont le complémentaire des intégrés et sont une nécessité pour le capital. C’est un moyen de maintenir ceux qui contestent dans ses limites puisqu’ils vivent en bricolant avec lui; ils peuvent même avoir une fonction positive, intégrative; ainsi en revenant à un artisanat qui avait été refoulé par le machinisme, ils permettent au capital de récupérer ce qui avait été perdu ou était en train de se perdre, et de capitaliser ce qui semblait lui être fondamentalement antagonique.
Pour sauver le prolétariat, il ne reste plus alors qu’à faire appel au phénomène de prolétarisation, simultanément déclassation qui se caractérise en réalité, non plus par la dépossession des moyens de production, par le fait que les êtres humains seraient réduits, comme Marx l’a expliqué, à une simple force de travail, de sans réserve, mais par la perte de tout référentiel. Le phénomène se produisant, donc, dans la sphère des représentations. L’élément commun entre tous ces êtres serait d’être dans une position négative vis-à-vis du capital (de là, les négationnistes en Italie) et leur seule positivité serait d’exalter cette situation en fondant la représentation d’une immense classe, le prolétariat, qui pourrait lutter et détruire le capital, mais qui surtout, a pour rôle de les sécuriser en leur fournissant un monde et un référentiel. Les situationnistes avaient déjà opéré une telle action en donnant du prolétaire une nouvelle définition: «Est prolétaire celui qui n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie et qui le sait».
Ce qui s’est passé en réalité c’est l’évanouissement des classes. Nous avons affaire à la communauté capital où tout être humain est esclave de cette communauté despotique, en laquelle le mode de production a été absorbé et n’est donc plus déterminant[4].
Encore une fois il reste à comprendre en profondeur pourquoi les intellectuels sont si attachés au prolétariat – le cas des intellectuels du pcf est particulier et minoritaire[5]. Parce qu’il faut un référentiel et un sujet médiateur, ce qui est lié à la représentation autonomisée qui veut que depuis prés de deux siècles on ne puisse envisager un bouleversement social sans faire appel à une classe révolutionnaire. À l’opposé il faut constater la réalité telle qu’elle est dans sa dimension historique, et ne pas avoir peur de la perte de référentiels qui avaient été engendrés au cours du développement antérieur.
La non-reconnaissance de la réalité fait que M. Rubel peut écrire à la fin de son article déjà cité: «Et si les partis dits ouvriers peuvent décréter “l’abandon de la dictature du prolétariat” n’est-ce pas parce que le prolétariat n’a pas (encore?) cette conscience révolutionnaire[6] que la conception matérialiste de l’histoire tient pour le résultat fatal du devenir catastrophique du mode de production capitaliste en pleine expansion mondiale?».
Le concept de dictature du prolétariat est effectivement lié à la conception matérialiste de l’histoire. C’est elle qui lui donne son contenu le plus riche et qui assigne à cette classe une mission et un programme bien précis. M. Rubel a encore raison de dire qu’il est absurde de rejeter la dictature du prolétariat et de vouloir maintenir le reste de la théorie marxiste. Il a raison de souligner que pour Marx la dictature du prolétariat était fort importante parce que c’est grâce à elle qu’il sera possible d’abréger les maux de l’enfantement d’une nouvelle société. J’ajouterai qu’elle est étroitement liée à la théorie de l’accroissement des forces productives. Avec le capital, celles-ci ne peuvent se développer que dans certaines limites et il peut, à un moment donné, se révéler être un obstacle à leur épanouissement. En outre, elles conduisent à une production en opposition avec les intérêts des hommes. Or il faut que le but de la production soit l’homme lui-même. Pour réaliser une telle réorientation, la dictature est nécessaire, une dictature qui parte en grande partie de la base parce qu’elle doit être l’immense majorité, l’État prolétarien, exerçant la dictature, ne pouvant jouer qu’un rôle de coordination et de facteur d’épanouissement des initiatives de la base en s’opposant aux éléments de l’ancienne société qui tiendraient à les enrayer. Cet État est pensé comme une machine démolisseuse du vieil ordre et accoucheuse d’un «moment» nouveau (ce fut aussi la conception de A. Bordiga).
Si donc l’essentiel de la théorie marxiste est valable on ne peut pas en retrancher la dictature du prolétariat. Là est le point fondamental. En fait, c’est la théorie de Marx qui ne répond plus à la réalité d’aujourd’hui. Nous l’avons abondamment expliqué, inutile de revenir là-dessus.
Le pcf en abandonnant la dictature du prolétariat ne fait que s’aligner sur une idéologie ambiante plus en adéquation avec la réalité, et sur un phénomène de vaste ampleur qui «critique» le matérialisme historique, en même temps que c’est une opération électorale; ce qui n’est pas contradictoire. Car si le corps électoral «réclame» cet abandon c’est aussi parce qu’il y a incompatibilité entre une représentation et la réalité qu’elle veut cerner.
À nouveau, le phénomène déborde du cadre du pcf et de la France; on le retrouve en Espagne, en Italie, par exemple. Ceci a une conséquence exceptionnelle à l’échelle mondiale. Les partis communistes d’Europe occidentale en s’opposant à l’urss (en particulier sur ce point) la prive encore plus de son rôle de leader incontesté. Le mythe de Moscou troisième Rome avait déjà reçu une atteinte sérieuse lors de la sécession de la Chine. Les russes, à l’aide des diverses conférences, avaient essayé de recoller les morceaux d’un mouvement international à eux dévoué. Maintenant ce n’est plus possible. La conséquence de cette impossibilité est déterminante pour la société soviétique parce qu’une Russie sans mission, sans messianisme, est une Russie déchue. C’est un premier moment de désagrégation[7].
Cette opposition aux russes permet en même temps de fonder un marxisme européen occidental qui pour le moment, aux yeux de l’orthodoxie officielle, est représenté par Togliatti, Gramsci, Thorez, mais qui pourra bien récupérer le communisme de gauche, en exaltant même l’opposition de celui-ci à la politique des bolcheviks (il faut trouver des ancêtres, des précurseurs, pour fonder une lignée); ainsi Gorter, Pannekoek, Bordiga, seront récupérés, comme c’est déjà en train de se faire en Italie. Tandis que, ô ironie, c’est le trotskiste P. Broué qui, dans La révolution en Allemagne (Éditions de Minuit), récupère le droitier Paul Lévi et essaie de le poser en tant que marxiste européen qui puisse être mis en parallèle avec Lénine.
C’est ici que se révèle vain l’espoir que A. Bordiga plaçait dans la «confession». Il espérait que les russes en étant amenés à confesser que leur société n’est pas communiste, cela provoquerait une effervescence révolutionnaire au sein du prolétariat. Or on constate que dans le cas du pcf où celui-ci confesse ouvertement sa nature non révolutionnaire, cela n’a aucune efficacité et que même cela peut-être le point de départ d’un mouvement de virginisation et de récupération. Autrement dit, le monde capitaliste s’accommode très bien d’un mensonge (comme celui du socialisme en urss) comme de la vérité. La vérité, en elle-même, n’est pas révolutionnaire, ne serait-ce que parce qu’elle arrive trop tard. C’est celle d’une réalité dépassée, puisque dans tous les cas, maintenant le prolétariat n’existe plus en tant que classe aussi bien pour lui que pour le capital. C’est tragique en rapport à tous ceux qui ont disparu (Gorter, Pannekoek, Bordiga etc.), c’est bouffon pour tous ceux qui pensent que le devenir de la communauté humaine ne passe pas par l’intervention d’une classe. Vérité et mensonge sont de l’ordre de la communauté du capital. Il faut les lui abandonner[8].
[1] Il semblerait plus logique de le placer au sein du premier moment. Il a été placé là probablement à cause de la filiation avec Blanqui et Marx. En conséquence il serait à envisager en tant que précurseur de ce second moment. [Note de 2001]
[2] En toute rigueur, il aurait mieux valu écrire: exporter. [Note de 2001]
[3] «Invariance», série iii, nº 3, 1976.
[4] Première approche de l’affirmation de la mort potentielle du capital. [Note de 2001]
[5] En tenant bien compte, évidemment, qu’il s’agit des intellectuels de gauche, ce qui n’a pas été précisé. Le comportement de ces intellectuels relève de l’ontose-spéciose. [Note de 2001]
[6] C’est cette possession de la conscience, signifiée de maintes façons, par divers théoriciens (dont nous fîmes partie), qui définirait le prolétariat. Or elle est une production de la répression opérante depuis des milliers d’années, et la posséder signifie faire partie du monde contre lequel on veut lutter, ou qu’on veut abandonner. [Note de 2001]
[7] Potentielle en quelque sorte; la désagrégation effective se produisit début des années quatre-vingt dix. [Note de 2001]