POUR
LA CRITIQUE À LA PHILOSOPHIE DU DROIT DE HEGEL
Introduction
Pour
l'Allemagne, la critique de la religion est
fondamentalement achevée. Or la critique de la religion est la
présupposition à
toute critique.
L'existence
profane dé l’erreur
est compromise, dès que sa céleste oratio pro aris et focis
a été
réfutée. L`homme qui, dans la réalité fantastique du ciel où il
cherchait un
surhomme, n'a trouvé que son propre reflet, ne sera plus enclin â
trouver
l'apparence de lui-même, l'être inhumain, à l'endroit où il cherche, et
doit
chercher, sa véritable réalité.
Le
fondement de la
critique irréligieuse est: l'homme fait la religion,
la religion ne fait
pas l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment
propre de
l'homme, qui ou bien ne s'est pas encore
trouvé, ou bien s'est déjà
reperdu. Mais l’homme n'est pas un être abstrait, se
tenant hors du
monde. L'homme, c'est lé monde de l'homme, l'État,
la société. Cet État,
cette société produisent la religion, une conscience erronée
du monde parce
qu'ils constituent eux-mêmes un monde à l’envers.
La religion est la
théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique
sous
une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son
enthousiasme, sa
sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de
consolation et
de justification. C'est la réalisation fantastique
de l'essence humaine,
parce que l'essence humaine ne possède pas une
réalité véritable. La lutte
contre la religion est donc indirectement la lutte contre ce
monde, dont
la religion est l'arôme spirituel.
La
misère
religieuse est, en même temps, l'expression de la misère réelle et la
protestation
contre la misère réelle.
La
religion est le
soupir de la créature opprimée, le coeur d'un monde sans coeur, de même
qu'elle
est l'esprit d'un monde sans esprit. Elle est l'opium du peuple.
Le
bonheur réel du
peuple exige la suppression de la religion en tant que bonheur
illusoire.
L'exigence de renoncer aux illusions sur son état, c'est l’exigence de
renoncer
à un état qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est
donc, en
germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion est
l'auréole.
La
critique a
effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne non pas pour
que
l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue
la
chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la,religion ôte ses
illusions à l'homme pour qu'il agisse,
forme sa réalité comme un homme privé d'illusions, parvenu à la raison; afin
qu'il soit
le centre de son propre mouvement, son soleil véritable. La religion
n'est que
le soleil illusoire de l'homme jusqu'à ce que l'homme autour de
lui-même ne se
meuve.
C'est
donc la tâche
de l'histoire, une fois dissipé l'au-delà dé la
vérité, d'établir la
vérité d'ici-bas. C'est avant tout la tache
de la philosophie qui
est au service de l'histoire, après avoir arraché le masque de l'image
sainte à l'autoextranéisation (Selbstentfremdung) humaine
ôter le masque à
l'auto-extranéisation dans ses formes profanes. La critique du ciel se
transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en
critique du droit, la critique de la théologie en critique de la
politique.
L'exposé
suivant,
contribution à ce travail, ne se rattache pas directement à l'original,
mais à
une copie de la philosophie allemande du droit et de l'État, pour la
simple
raison qu elle se relie à l’Allemagne.
Si
l'on voulait
partir du statu quo allemand; fût-ce de la seule façon adéquate,
c'est-à-dire
négative, le résultat n'en resterait pas moins un anachronisme. La
négation
même de notre présent politique est un fait poussiéreux déjà remisé
dans le
grenier historique des peuples modernes. J'ai beau, nier les perruques
poudrées, il me reste toujours les perruques: non poudrées. Si je nie
la situation
allemande de 1843, j'en suis, d'après la chronologie française, à peine
à 1789,
encore moins au centre même du temps présent.
Bien
plus,
l'histoire allemande s'enorgueillit d'un mouvement que nul peuple
n'avait
réalisé avant elle au firmament de l'histoire. Nous avons en effet
partagé les
restaurations des peuples modernes, sans partager leurs révolutions.
Nous avons
été restaurés, d'abord parce que d'autres peuples osèrent faire une
révolution,
ensuite parce que d'autres peuples supportèrent une contre-révolution;
la
première fois, parce que nos maîtres eurent peur, la seconde fois parce
que nos
maîtres n'eurent pas peur. Nous, nos bergers à notre tête, nous ne
fûmes jamais
qu'une fois en compagnie de la liberté, le jour de son enterrement.
Une
école qui
légitime l'infamie d'aujourd'hui par l'infamie d’hier ;une
école qui
déclare que tout cri poussé par le serf sous le knout est un cri
rebelle, du
moment que le knout est un knout chargé d'années, héréditaire,
historique; une
école à qui l'histoire, comme le Dieu d'Israël le fit pour son
serviteur Moïse,
ne montre que son à posteriori; une école, celle du Droit historique
aurait
donc inventé l'histoire allemande, si elle n'était pas elle-même une
invention de
l'histoire allemande. Shylock, mais Shylock le valet, elle jure, pour
chaque
livre de chair découpée dans le coeur du peuple, sur son apparence
historique,
sur son apparence germano-chrétienne.
Des
enthousiastes bons garçons,
patriotes allemands par tempérament et libéraux par réflexion,
recherchent au
contraire l'histoire de notre liberté au delà de notre histoire, dans
les
forêts vierges teutoniques. Mais en quoi l'histoire de notre liberté
diffère-t-elle de l'histoire de la liberté du sanglier, si l'on ne peut
la
trouver que dans les forêts? On sait d'autre part que l'écho de la
forêt ne
peut renvoyer que le son de notre voix. Paix, donc, aux forêts vierges
teutoniques!
Guerre
aux conditions sociales allemandes! Evidemment! Ces conditions
sociales sont au-dessous du niveau de l'histoire,
au-dessous de toute
critique, mais elles n'en restent pas moins un objet de la
critique, tout
comme le criminel qui est au-dessous de l'humanité, reste un objet du
bourreau.
En lutte contre ces conditions sociales, la critique n’est pas une passion
de la
tête, mais la tête de la passion. Elle n'est pas un bistouri, mais une
arme.
Son objet, c'est son ennemi qu'elle veut, non pas
réfuter, mais anéantir.
Car l'esprit de ces conditions sociales a été réfuté. En soi, ces
conditions
sociales ne sont
pas des objets dignes
d'attention, mais sont des existences méprisables autant que
méprisées. La
critique en soi n’a pas besoin de s'expliquer à propos de cet objet,
parce
qu'elle est tout à fait claire à. son sujet. Elle ne se présente plus
en tant
que but propre, mais seulement en tant que moyen.
Son pathos
essentiel est l’indignation, la dénonciation son travail essentiel.
Il
s'agit de la
des_c_r_i_p_tion d'une sourde pression réciproque de toutes les sphères
sociales les
unes sur les autres, d'un désaccord général, inopérant, d'une
étroitesse qui
s'apprécie d'autant plus qu'elle se méconnaît, le tout inclus dans un
système
de gouvernement vivant de la conservation de toutes les bassesses,
n’étant
lui-même pas autre chose que la bassesse au gouvernement.
Quel
spectacle! Celui d'une division infinie, continuelle de la société en
des races les plus variées qui s'opposent avec de petites antipathies,
mauvaise
conscience et brutale médiocrité et qui, précisément à cause de leur
situation
d'ambiguïté et de méfiance réciproque, veulent toutes sans exception,
bien qu'avec
des formalités différentes, être traitées par leurs maîtres en
tant
qu'existences concédées. Et par cela même qu'elles sont dominées, gouvernées,
possèdées, elles doivent s'apprécier et se reconnaître
en tant que concession du ciel! De l'autre
côté, ces souverains eux-mêmes dont la grandeur est en raison inverse
de leur
nombre!
La
critique qui s'occupe de tout cela, c'est la critique dans la mêlée,
et,
dans la mêlée, il ne s'agit pas de savoir si l'adversaire est un
adversaire de
même rang, noble, intéressant; il s'agit de le toucher.
I1 s'agit
de ne pas accorder aux allemands un seul instant d'illusion et de
résignation.
Il faut rendre l'oppression réelle encore plus dure en y ajoutant la
conscience
de l'oppression, et rendre la honte encore plus honteuse en la livrant
à la
publicité. I1 faut représenter chaque sphère de la société allemande
comme la
partie honteuse[1]
de la
société allemande. On doit contraindre à danser ces rapports pétrifiés,
qu'on
leur chante leur propre mélodie: I1 faut apprendre au peuple à avoir peur
de lui-même, afin de lui donner du courage.
On satisfait ainsi un besoin
impérieux du peuple allemand et les besoins des peuples sont
précisément les
raisons ultimes de leur libération.
Et
même pour les peuples modernes, ce
combat contre le fond borné du statu quo allemand ne peut pas être sans
intérêt, car ce statu quo allemand est le parachèvement
ouvert de l'ancien
régime, et l'ancien régime est la tare cachée de
l’Etat moderne. Le
combat contre le présent politique allemand, ést le combat contre le
passé des peuples
modernes et des réminiscences de ce passé, les peuples modernes
continuent à en
être encombrés. I1 est instructif pour eux de voir que l'ancien
régime
qui connut chez eux sa tragédie joue sa
comédie entant que revenant
allemand. Tant que l’ancien régime luttait
en tant qu'ordre
mondial existant contre un monde seulement en devenir, il y avait de
son côté
une erreur historique à l'échelle du monde, mais pas d'erreur
personnelle. Son
déclin fut donc tragique.
Le
régime
allemand actuel, au contraire, anachronisme, contradiction flagrante
vis-à-vis d'axiomes
universellement reconnus, nullité de l'ancien régime
au monde dévoilée,
s'imagine encore croire en lui-même et réclame au monde la même
imagination,
S'il croyait en sa propre essence, essaierait-il de
la cacher sous l'apparence
d'une essence étrangère et de trouver son salut dans
l'hypocrisie et le
sophisme? L'ancien régime moderne n'est plus que le
comédien d'un ordre
mondial dont les héros réels sont morts.
L'histoire va jusqu'au fond des
choses; lorsqu'elle doit enterrer une vieille
forme, elle traverse
plusieurs phases: La dernière phase d'une forme historique mondiale est
sa comédie.
Les dieux de la Grèce qui furent une première fois tragiquement
blessés
à mort dans le Prométhée enchaîné d'Eschy1e, durent une seconde fois
mourir
comiquement dans les Dialogues de Lucien. Pourquoi
cette marche de
l'histoire? Afin que .1'humanité se sépare sereinement de
son passé.
Cette sereine destinée, nous la revendiquons pour les puissances
politiques de
l'Allemagne.
Cependant,
dès que
la réalité politique sociale moderne a été elle-même soumise à la
critique, dès
que la critique s’élève donc à des problèmes vraiment humains, elle se
trouve
en dehors du statu quo allemand, sinon elle saisirait son objet au-dessous
de lui-même. Un exemple! Le rapport de l'industrie, du monde
de la richesse
en général au monde politique est un problème central de l'époque
moderne. Sous
quelle forme ce problème commence-t-il à préoccuper les allemands? Sous
la
forme des droits protecteurs, du système
protectionniste, de l'économie
nationale. La teutomanie est
passée
de l'homme dans la matière, si bien qu'un beau jour nos chevaliers du
coton et
nos héros du fer se virent métamorphosés en patriotes. On commence donc
à
reconnaître en Allemagne la souveraineté du monopole à l'intérieur en lui conférant
la souveraineté à
l'extérieur: On commence donc maintenant à entreprendre en Allemagne ce
par
quoi on est en train de finir en France et en Angleterre. Levieil ordre
social
pourri contre lequel ces pays sont en lutte théorique et qu'ils
supportent
uniquement comme l'on supporte des chaînes, est salué en Allemagne
comme l'aube
naissante d'un bel avenir qui ose encore à peine passer de la théorie astucieuse[2]
à la praxis là plus impitoyable. Tandis qu'en France et en Angleterre,
le
problème a la teneur suivante: économie politique ou
domination de la société
sur la richesse, en Allemagne, sa teneur
est: économie nationale ou domination de la
propriété privée sur la nationalité. Il s'agit donc, en
France et en Angleterre,
d'abolir le monopole qui a été poussé jusqu'à ses dernières
conséquences; il
s'agit en Allemagne d'aller jusqu'aux dernières conséquences du
monopole. Là,
il s'agit de la solution, ici de la collision seulement. Voilà un
exemple
suffisant de la forme allemande de poser les
problèmes, un exemple de
comment notre histoire jusqu'à maintenant - semblable à une recrue
malhabile -
eut uniquement la tâche de s'exercer à répéter des histoires ressassées.
Si
donc le développement allemand dans sa
totalité n'allait pas au-delà du développement politique
allemand,
un allemand pourrait participer aux problèmes du temps présent tout au
plus comme
le ferait un russe. Mais si l'individu particulier
n'est pas emmuré par
les limites de la nation, la nation tout entière est encore moins
libérée avec
la libération d'un individu, Les Scythes n'ont pas progressé d'un seul
pas vers
la culture grecque parce que la Grèce compte un scythe parmi ses
philosophes.
Par
bonheur, nous autres allemands ne sommes
pas des
scythes.
De
même que les peuples anciens vécurent leur
préhistoire dans
l'imagination, dans la
mythologie, nous autres allemands nous
avons vécu notre
post-histoire dans la pensée, dans la philosophie.
Nous sommes les contemporains
philosophiques du temps présent sans en être les contemporains historiques.
La philosophie allemande est le prolongement idéal de
l'histoire
allemande. Lorsque au lieu des œuvres incomplètes
de notre histoire réelle nous
critiquons donc les œuvres posthumes[3]
de notre histoire idéale, la philosophie, notre critique est au cœur
des questions
dont le présent
dit: That is the question. Ce qui chez
les peuples avancés constitue une distorsion pratique avec
l'ordre
social moderne, constitue en Allemagne, où cet ordre social n'existe
même pas
encore, une distorsion critique avec le reflet
philosophique de cet
ordre social.
La
philosophie du droit, la philosophie
allemande de l'État est la seule histoire allemande
qui soit al pari
avec le présent moderne officiel. Le peuple allemand doit donc se
défaire de ce
rêve de l'histoire qui est le sien et de ses conditions existantes et
soumettre
à la critique non seulement ses conditions existantes, mais en même
temps leur
prolongement abstrait. Son avenir ne peut se limiter à la négation
immédiate de
ses conditions réelles de l’État et du droit, ni à l'exécution
immédiate de ses
conditions idéales de l'État et du droit. En effet, il possède
dans ses conditions idéales la
négation immédiate de ses conditions réelles et, en contemplant les
peuples
voisins, il a presque déjà survécu à l'exécution
immédiate de ses conditions
idéales. C est donc avec raison que le parti politique pratique
réclame
la négation de la philosophie. Son
tort consiste non dans la
réclamation, mais a s'enfermer dans cette réclamation qu'il ne réalise
ni ne
peut réaliser sérieusement, Il croit exécuter cette négation parce
qu'il tourne
le dos à la philosophie et marmotte, en détournant la tête, quelques
phrases
banales et vexantes à son sujet. Mais l'horizon borné de ce parti
n'englobe pas
la philosophie dans l'étroitesse de la réalité allemande, mais
l'imagine
tout à fait au-dessous de la praxis allemande et
des théories à son
service. Vous exigez qu'on se rattache aux germes réels de vie, mais
vous oubliez
que le germe réel de vie du peuple allemand ne s'est jusqu'à maintenant
développé que sous son crâne. En un mot: vous ne pourrez
supprimer la
philosophie qu'en la réalisant.
Le
parti politique théorique qui
prend son origine dans la philosophie, se trouve dans le même tort; les
facteurs étant seulement renversés.
Il
n'aperçoit dans le combat actuel que le combat
critique de la philosophie contre le monde allemand, et n'a
pas pris garde
que même la philosophie antérieure
appartient à ce monde,
qu'elle est son complément, même si c’est un
complément idéal. Critique
envers son adversaire, il se comporte de façon non critique vis-à-vis
de
lui-même en partant des présuppositions de la
philosophie et en se
limitant aux résultats donnés par elle ou en faisant passer comme
exigences et
résultats de la philosophie, des exigences et des résultats pris
ailleurs, bien
que résultats et exigences - une fois présupposée leur justification -
ne
puissent être au contraire obtenus qu'avec la négation de la
philosophie en
vigueur jusqu'à maintenant,la philosophie
en tant que philosophie.
Nous nous réservons de donner une des_c_r_i_p_tion plus détaillée de ce
parti. Son
défaut principal peut se résumer ainsi: il croyait pouvoir
réaliser la
philosophie sans la supprimer.
La
critique de la philosophie de l'État et
la critique de la philosophie du droit qui
atteignent avec Hegel leur
plus conséquente, leur plus riche et ultime version, sont l'une et
l'autre aussi
bien l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité qui lui est
liée,
que la négation catégorique de toute la forme passée
de la conscience
allemande et du droit dont
l'expression la plus élevée, la
plus universelle, au rang de science, est justement la philosophie
spéculative du droit elle-même: Si la philosophie
spéculative du droit,
cette pensée exubérante, abstraite de l'État
moderne dont la réalité
reste un au-delà - cet au-delà pouvant être situé au-delà du Rhin -
n'était
possible qu'en Allemagne; de même, inversement, la conception de l'État
moderne
qui fait abstraction de l'homme réel, de l'allemand,
était tout
autant possible parce que l’État moderne lui-même fait abstraction de
l'homme réel,
ou bien libère l'homme total seulement de façon
imaginaire. Les
allemands ont pensé dans la politique ce que les autres peuples ont fait.
L'Allemagne fut leur conscience théorique.
L'abstraction et 1a
présomption de sa pensée sont toujours allées de pair avec
l'unilatéralité et
le caractère massif de leur réalité. Si donc le statu quo de
l'Être de l'État
allemand exprime le parachèvement
de l'ancien régime[4],
la perfection de l'écharde plantée dans la chair de l'État moderne, de
même la
statu quo de la science
allemande de
l'État exprime l'imperfection de l'État moderne, la lésion de sa propre
chair.
En
tant qu'adversaire décidé de la
forme antérieure de la conscience politique allemande, la critique de
la
philosophie spéculative du droit ne s'égare pas en elle-même, mais
s'adonne à des
problèmes pour la solution desquels il n'y a qu'un
seul moyen: la
praxis.
Il
s'agit de savoir: l'Allemagne parviendra-t-elle à une praxis à la
hauteur
des principes[5],
c'est-à-dire à une révolution qui ne s'élève pas seulement au niveau
officiel
des peuples modernes, maïs à un niveau humain qui sera le proche avenir de ces peuples.
L'arme
de la critique ne peut évidemment remplacer la critique des armes.
La force matérielle doit être renversée par la force matérielle, mais
la
théorie devient aussi une force matérielle dès qu'elle saisit les
masses. La
théorie est capable de saisir les masses dés qu’elle
démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu'elle devient
radicale. Etre
radical, c'est saisir les choses
à la racine. Mais la racine pour
l'homme
est l'homme lui-même[6].
La preuve
évidente du radicalisme de la théorie
allemande, donc de son énergie pratique, c'est son point de départ: la
suppression positive, décidée, de la religion. La
critique de la
religion aboutit à
la doctrine que
l'homme est pour l'homme l'être suprême, donc à l'impératif
catégorique de
renverser tous les rapports dans lesquels l'homme est un
être abaissé,
asservi, abandonné, méprisable, rapports qu'on ne peut mieux décrire
qu'avec la
boutade d'un français à propos d'un projet de taxe sur les chiens:
pauvres
chiens, on veut vous traiter en hommes!
Même
historiquement, l'émancipation
théorique a une signification spécifiquement pratique pour l'Allemagne.
Son passé
révolutionnaire est précisément théorique: c'est la Réforme. À
cette époque, la
révolution commence dans le cerveau d'un moine comme
maintenant dans
celui d'un philosophe.
Luther
a, il est vrai, vaincu la servitude par dévotion,
parce qu'il l'a remplacée par la servitude par conviction. Il a brisé
la foi en
l’autorité parce qu'il a restauré l’autorité en la foi. Il a transforme
les prêtres
en laïcs parce qu'il a
métamorphosé
les laïcs en prêtres. Il a libéré l'homme de la religiosité parce qu'il
a fait
de la religiosité l'intérieur de l’homme. Il a libéré le corps des
chaînes
parce qu'il a enchaîné le coeur.
Mais
si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, il fut la vraie
position du problème. Il ne s'agissait plus maintenant du combat du
laïc contre le prêtre situé hors de lui, il s'agissait du
combat contre son propre
prêtre intime, sa propre nature de prêtre.
Et si la métamorphose
protestante des laïcs allemands a émancipé les
papes laïcs, les princes avec leur clergé, les privilégiés
et les
philistins, la
métamorphose philosophique des allemands rendus prêtres en hommes
émancipera le
peuple. Mais de même que l'émancipation ne se limita
pas aux princes, de
même la sécularisation des biens ne s'arrêtera pas à la spoliation des
églises que
pratiqua surtout la Prusse hypocrite. À
cette époque la guerre
des paysans - le fait le plus radical de l'histoire allemande - échoua
contre
la théologie. Aujourd'hui où la théologie a fait elle-même naufrage, le
fait le
moins libre de l'histoire allemande - notre statu quo - se brisera
contre la
philosophie. À
la veille de la. Réforme, l'Allemagne officielle était la servante la
plus absolue de Rome. À
la veille de la révolution, elle est l'esclave
absolue de moins que Rome, de la Prusse et de l'Autriche, des hobereaux
et des
philistins.
Une
révolution radicale allemande semble cependant se heurter à une
difficulté capitale.
Les
révolutions ont en effet besoin d'un élément passif,
d'un fondement matériel. La théorie n'est jamais
réalisée dans un peuple
que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins.
Au
désaccord énorme entre les revendications de la pensée allemande et les
réponses de la réalité allemande, correspondra-t-il le même désaccord
entre la société
civile et l'État,
entre la société civile et
elle-même? Les besoins théoriques deviendront-ils immédiatement des
besoins
pratiques? Il ne suffit pas que la pensée tende à sa réalisation, il
faut que la
réalité elle-même tende vers la pensée.
Mais
l'Allemagne n'a pas gravi
les degrés intermédiaires de l'émancipation politique et en même temps
que les
peuples modernes. Même les degrés qu'elle a déjà gravis théoriquement,
elle ne
les a pas encore atteints pratiquement? Comment
pourrait-elle en un saut
périlleux (salto mortale) passer non seulement par-dessus ses propres
barrières, mais en même temps par-dessus celles des peuples modernes,
par-dessus des barrières qu'elle doit dans la réalité s'efforcer
d'atteindre,
et de ressentir comme la
libération
de ses barrières réelles? Une révolution radicale ne peut être
que la révolution des besoins radicaux, leurs présuppositions et leurs
lieux de
naissance semblent précisément faire défaut.
Mais
si l'Allemagne n'a pas
accompagné le
développement des peuples modernes qu'avec l'activité abstraite de la
pensée,
sans prendre une part active aux combats réels de ce développement,
elle a
d'autre part partagé les souffrances de ce
développement sans partager
leurs jouissances, et leur libération partielle. À
l'activité abstraite d'un côté, correspond la souffrance abstraite de
l'autre.
L'Allemagne se trouvera donc un beau jour au niveau de la décadence
européenne
avant d'avoir jamais été, à un moment quelconque, au niveau de son
émancipation. On pourrait la comparer à un fétichiste
dévoré par les
maladies du christianisme.
Si
l'on considère tout d'abord
les gouvernements allemands, on se rendra compte
que les rapports actuels,
la situation de l'Allemagne, l'état de la culture allemande, un heureux
instinct personnel enfin, les poussent à combiner les défauts civilisés
du
monde de l'État
moderne, dont nous ne possédons pas les avantages, avec les défauts
barbares de l'ancien
régime,
dont nous jouissons â foison,
de telle sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus sinon à
la
raison du moins à la déraison des formations étatiques qui sont au-delà
de son statu
quo.
Y
a-t-il, par exemple, un pays au monde
qui partage avec autant de naïveté que l'Allemagne soi-disant
constitutionnelle, toutes les illusions sur 1’État
constitutionnel, sans en partager
les réalités? Ou bien ne serait-ce pas nécessairement une idée du
gouvernement
d'allier les tourments de la censure aux tourments des lois françaises
de
septembre qui présupposent la liberté de la presse! De même qu'on
trouvait au
Panthéon romain, les dieux de toutes les nations, on trouvera dans le
Saint
Empire germanique tous les pêchés de toutes les
formes d'État.
Que cet
éclectisme atteindra un niveau insoupçonné, la gourmandise[7]
politico-esthétique d'un roi allemand nous le garantit précisément. Il
pense
jouer tous les rôles de la royauté féodale ou bureaucratique, absolue
ou
constitutionnelle, aristocratique ou démocratique, si ce n'est par
l'intermédiaire du peuple, du moins à travers sa propre personne, sinon
pour le
peuple, du moins pour lui-même. L'Allemagne en tant
qu'insuffisance du
présent politique, en un monde propre constituée, ne pourra
renverser les
barrières spécifiquement allemandes sans renverser la barrière générale
du
présent politique.
Ce
n'est pas la
révolution radicale, l'émancipation générale
humaine qui est un
rêve utopique pour l'Allemagne, mais plutôt la révolution partielle, la
révolution seulement politique, qui laisse debout
les piliers de la
maison. Sur quoi repose une révolution partielle, une révolution
seulement politique?
Sur ceci: une partie de la société civile
s'émancipe et parvient à la domination
générale; une classe déterminée entreprend, à partir
de sa situation
particulière, l'émancipation générale de
la société. Cette classe
libère la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse où la
société
tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle
possède, par
exemple, argent et culture ou qu'elle puisse, à son gré, les acquérir.
Aucune
classe de la société civile ne peut jouer ce rôle sans susciter en
elle-même et dans la masse un moment d'enthousiasme où elle fraternise
et se
confond avec la société en général, s'identifie à elle et est ressentie
et
reconnue par elle comme son représentant général;
un moment où ses revendications
et ses droits sont en vérité les revendications et les droits de la
société
même; un moment où réellement elle est tête et coeur de la société. Ce
n'est
qu'au nom des droits universels de la société qu'une classe
particulière peut
revendiquer la domination générale. Pour enlever d'assaut cette
position
émancipatrice et s'assurer par là l'exploitation politique de toutes
les
sphères de la société dans l'intérêt de sa propre sphère, l'énergie
révolutionnaire et la conscience intellectuelle de sa valeur ne
suffisent pas.
Pour que la révolution d'un peuple et l'émancipation
d'une classe -particulière
coïncident, pour qu'un ordre puisse passer pour l'ordre de la société
entière,
il faut au contraire que tous les défauts de la société se concentrent
dans une
autre classe, qu'un ordre déterminé soit l'ordre du scandale, la
personnification
de la limite générale, qu'une sphère sociale particulière passe pour le
crime
notoire de toute la société de telle
sorte que la libération de cette
sphère apparaisse comme l'autolibération générale, pour qu'un ordre
soit par
excellence[8]
l'ordre de la
libération, il faut inversement
qu'un autre ordre soit ouvertement l'ordre de l'asservissement.
L'importance
générale négative de la noblesse et du clergé français conditionna
nécessairement l'importance générale positive de la bourgeoisie,
la
classe la plus immédiatement voisine et opposée.
Mais
en Allemagne, chaque classe
particulière manque d'esprit de suite, de rigueur, de courage de
rudesse
radicale qui pourrait lui donner
l'estampille
de représentant négatif de la société. Chaque ordre manque tout autant
de cette
ampleur d'âme qui s'identifie - ne serait-ce que momentanément - à
l'âme du
peuple, de cette génialité qui exalte la force matérielle en vue du
pouvoir
politique, de cette hardiesse révolutionnaire qui lance à l'adversaire
la
parole de défi: je ne suis rien, je voudrais être tout.
Ce modeste égoïsme,
qui fait valoir son étroitesse et permet qu'on la fasse valoir contre
lui,
constitue plutôt l'élément principal de la moralité et de l'honnêteté
allemandes, des individus comme des classes. Le rapport des différentes
sphères
de la société allemande n'est donc pas dramatique, mais épique. Chacune
d'elles
commence à prendre conscience immédiate d'elle-même et s'établit, avec
ses
revendications particulières, à côté des autres sphères, non dès
qu'elle est
opprimée, mais dès que les conditions sociales de l'époque créent, sans
son intervention, une couche sociale sur laquelle elle peut à son tour
exercer
l'oppression. Même la conscience morale de la classe
bourgeoise allemande
repose seulement sur la conscience d’être la représentante générale de
la
médiocrité philistin de toutes les autres classes. Les rois allemands
ne sont
donc pas les seuls à être parvenus au trône mal à propos[9].
Il en
est de même de chaque sphère de la société civile qui fait son
expérience de 1a
défaite avant de célébrer sa victoire, élève sa propre barrière avant
de
renverser celle dressée devant elle, fait valoir son être mesquin avant
de
révéler son être généreux, de telle sorte que l'occasion de jouer un
grand rôle
est toujours perdue, avant qu'elle ne se manifeste, que chaque classe,
à peine
commence-t-elle le combat contre celle qui lui est au-dessus, s'empêtre
dans le
combat avec celle qui lui est au-dessous. C'est pourquoi les princes se
trouvent en lutte avec la royauté, le bureaucrate avec le noble, le
bourgeois avec
eux tous tandis que 1e prolétaire commence déjà à se trouver en lutte
avec le
bourgeois. La bourgeoisie ose à peine concevoir, de son point de vue,
l'idée
d’émancipation que déjà le développement des conditions sociales, comme
le
progrès de la théorie politique mettent en évidence le caractère
suranné, ou
pour le moins problématique, de ce point de vue.
En
France, il suffit d'être quelque chose pour vouloir
être tout. En Allemagne, on ne peut rien être à moins de renoncer à
tout. En
France, l'émancipation partielle est le fondement de l'émancipation
universelle. En Allemagne, l'émancipation universelle est la condition
sine qua
non de toute émancipation partielle. En France, c'est la réalité, en
Allemagne,
c'est l'impossibilité de l'émancipation progressive qui doit enfanter
la
liberté totale. En France, toute classe du peuple est idéaliste
politique,
et elle a avant tout le sentiment d'être non pas une classe
particulière, mais
la représentante des besoins sociaux en général. Le rôle d'émancipateur
passe
donc, tour à tour, en un mouvement dramatique, aux différentes classes
du
peuple français, jusqu'à ce qu'il échoie à la classe qui ne réalise
plus la
liberté sociale avec la présupposition
de certaines conditions résidant à l'extérieur de l'homme et
pourtant crées par la société humaine, mais organise plutôt toutes les
conditions de l'existence humaine avec la présupposition de la liberté
sociale.
En Allemagne, en revanche, où la vie pratique est tout autant dépourvue
d'esprit
que la vie spirituelle de sens pratique, aucune classe de la société
civile n'a
le besoin ni la capacité de l'émancipation universelle, tant qu'elle
n'y est
pas contrainte par la situation immédiate, la nécessité matérielle, ses
propres
chaînes.
Où
est donc la possibilité positive de
l'émancipation allemande?
Réponse:
dans la formation d'une classe aux chaînes
radicales, d’une classe de la société
civile qui ne soit pas une
classe de la société civile; d'un ordre qui soit la dissolution de tous
les
ordres, d'une sphère qui possède, par ses souffrances universelles, un
caractère universel, qui ne revendique pas un droit
particulier parce
qu'on n'a pas commis envers elle une injustice particulière
mais
une injustice pure et simple, qui ne peut provoquer à un titre historique,
mais
seulement à un titre humain, qui ne soit pas en opposition unilatérale
avec les
conséquences, mais en opposition
globale avec les présuppositions de l'être de l'État allemand, d'une
sphère
enfin qui ne peut s'émanciper sans s'émanciper de toutes les autres
sphères et
par là les émanciper toutes, qu'en un mot, elle soit la perte
totale de
l'homme et ne puisse se reconquérir -qu'à
travers la réacquisition
complète de l'homme. La dissolution de la
société en tant qu'état
particulier, c'est le prolétariat.
Le
prolétariat commence à se développer grâce seulement au mouvement industriel
qui a fait irruption en Allemagne, car ce qui forme le
prolétariat, ce
n'est pas la pauvreté naturellement existante; mais 1a pauvreté artificiellement
produite, ce n'est pas la masse humaine mécaniquement
opprimée sous 1e
poids de la société, mais la masse humaine provenant de sa
décomposition aiguë,
surtout de la décomposition de la couche (Stand) moyenne, quoique,
comme cela
se comprend de soi-même,
la pauvreté
naturelle et la servitude germanochrétienne entrent progressivement
dans ses
rangs.
Lorsque
le
prolétariat annonce la dissolution de l'ordre mondial traditionnel, il
traduit
seulement, le secret de son propre être immédiat, car il
est la dissolution effective de cet ordre mondial.
Lorsque le
prolétariat réclame la négation de la propriété privée,
il érige
seulement en principe de la société ce
que la société a érigé en
principe du prolétariat, ce qui en lui - en tant que représentant
négatif de la
société - est déjà personnifié, sans qu'il soit intervenu. Le
prolétariat se
trouve donc par rapport au monde en devenir dans la même situation
juridique
que celle du roi allemand par rapport au monde
devenu, lorsque celui-ci
appelle le peuple son peuple, le cheval son
cheval. En
considérant le peuple comme sa propriété privée, le roi exprime
seulement que
le propriétaire privé est roi.
De
même que la
philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles,
le
prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles et dès
que
l'éclair de la pensée aura pénétré profondément ce naïf terrain
populaire, la
transformation émancipatrice de l'allemand en homme sera accomplie.
Résumons
le
résultat :
La
seule émancipation pratiquement possible de
l'Allemagne est la
libération au point de vue de la théorie qui déclare que l'homme est
l'essence suprême,
de l'homme. En Allemagne l’émancipation
du Moyen-Âge est seulement possible
en tant qu'émancipation simultanée des dépassements partiels du
moyen-âge.
En Allemagne, aucune sorte de servitude ne peut
être brisée, sans briser
toute sorte de servitude. L'Allemagne qui va au fond
des choses ne peut
faire la révolution sans révolutionner tout de fond en comble. L'émancipation
de l'allemand est l'émancipation de l’homme.
La tête de cette
émancipation est la philosophie, son coeur le prolétariat. La
philosophie ne
peut pas se réaliser sans la suppression du prolétariat, le prolétariat
ne peut
se supprimer sans la réalisation, de la philosophie.
Quand
toutes les conditions internes auront été remplies, le jour
de la
résurrection allemande sera annoncé par le chant
éclatant du coq gaulois.
Écrit
fin-1843 - janvier 1844
Annales
franco-allemandes,
Paris 1844
[1]
En français dans le
texte.
[2]
Jeu
de mot sur le nom de List, économiste allemand partisan du
protectionnisme. En effet, List signifie
astuce, finesse, et listig
astucieux
[3]
Incomplètes et posthumes sont
en français dans le texte.
[4]
En français dans le texte.
[5]
En français dans le
texte.
[6]
Actuellement, il me
semble qu’il est nécessaire de sortir de l’isolement et d’indiquer que
la
racine de l’homme est l’homme lui-même en relation à la nature.
[7]
En français dans le
texte.
[8]
En français dans le
texte.