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EMERGENCE DE HOMO GEMEINWESEN

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le devenir de Homo sapiens considéré comme incluant Homo sapiens néanderthalensis et Homo sapiens sapiens, il y a trois moments essentiels.

 

L’instauration de la pratique de la chasse qui fonde l’espèce dans sa caractéristique d’animal chez qui le procès de connaissance devient une médiation essentielle du procès de vie, qui permet la fondation d’un monde (Umwelt) propre à l’espèce qui la sécurise et lui donne sa réalité, fondant par là une sorte de solipsisme spécifique.

 

L’agriculture qui, avec la sédentarisation, initie le procès de domestication qui s’amplifie avec le surgissement de l’Etat qui tend à se poser permanent (complément à la sédentarisation) réalisant une hypostase de l’être lequel est une abstraction.

 

Le mouvement de la valeur et celui du capital. Dans ce cas il y a mise en mouvement des choses qui vont établir un lien entre les diverses communautés, ce qui va retentir sur les Etats et sur le comportement des hommes et des femmes réalisant une interdépendance, support matériel à la substance immatérielle de la valeur puis du capital devenant communauté.

 

Les deux premiers phénomènes ont tendance à opérer une sorte de cladisation qui aboutit à la production d’ethnies et qui s’exprime le mieux au travers d’Etats engendrés du sein des communautés. Toutefois ce mouvement de parcellisation de l’espèce a été contrebalancé par celui de l’englobement de diverses ethnies lors de la formation d’empires.

 

En revanche le troisième phénomène se présente comme unificateur et, au moment du triomphe du capital, il se produit une homogénéisation qui tend à éliminer tout le divers humano-féminin.

 

Tout cela retentit également sur la structuration de l’espèce. Durant toute la période allant de l’instauration de la chasse à nos jours le rapport entre les sexes varie : avec la chasse les hommes tendent à établir leur suprématie qui est remise en cause lorsque les femmes découvrent l’agriculture. Elles accèdent alors à une prépondérance qui sera abolie lors du triomphe des peuples pasteurs et des nomades sur les agriculteurs, et qui aboutit en définitive à une sédentarisation et à l’établissement d’un équilibre entre agriculture et élevage. L’assujettissement de la femme perdure jusque sous la domination du capital. Maintenant le problème du rapport entre les sexes se résout autrement par suite de leur évanescence…

 

Le capital devenu représentation parachevant à la fois son anthropomorphose et sa naturalisation (devenir nature) réalise le projet de l’espèce : la formation d’un monde intermédiaire entre elle et le cosmos, la nature, vaste médiation sécurisante.

 

La faillite (l’aporie fondamentale) c’est qu’il y a échappement du capital, donc séparation des éléments, espèce et représentation, en même temps que le phénomène capital se nie lui-même par substantialisation. Donc à la fin du mouvement on a un phénomène similaire à celui initial, celui où s’opéra la coupure, et il y a un risque de dissolution totale, car cette fois cela concerne l’espèce entière et les différentes formes de vie. En conséquence la seule solution réside dans l’émergence d’une autre espèce.

 

 

 

 

 

 

 

 7. La  Chasse

 

 

 

 

 

 

7.1. En ce qui concerne la chasse, il faut préciser qu’il s’agit de la chasse au gros gibier. Dans la période antérieure à Homo sapiens néanderthalensis (avant 130  000 ans environ) on n’a pas réellement la chasse, car ce qui est désigné sous ce nom participe plutôt de la cueillette. Il y a ramassage des animaux facilement capturables qui ne mettent pas en danger ceux qui l’effectuent. Dans le cas des proies volumineuses il est fort probable que dans ce cas l’Homme a été un charognard[1]. Il a profité de la mort (pour une cause quelconque) de l’animal pour l’utiliser. Certains paléontologistes disent à ce propos que l’Homme a un comportement opportuniste. Toutefois dans ce cas, il n’est pas sûr que Homo habilis, par exemple, ait mangé de la viande ; il a très bien pu prélever d’autres éléments pour  assurer des activités non nutritionnelles : prise de peaux, tendons, etc..

 

 

    En revanche, à  partir du paléolithique moyen (100 000 ans) il y a une activité volontaire pour tuer l’animal afin de le consommer. Cette chasse ne put de développer qu’à la suite du perfectionnement des outils devenus armes de chasse ; certains ayant été inventés dans ce but précis.

 

 

    En outre, on a toujours omis de tenir compte qu’il n’est absolument pas prouvé que toutes les communautés humaines accédèrent au régime carnivore. En effet les glaciations successives n’affectèrent pas la totalité de la planète et l’on peut penser qu’il y eut des zones où l’espèce ne fut pas contrainte à changer de régime alimentaire.

 

 

    En particulier il est possible que Homo sapiens sapiens ait été végétarien avant de coloniser l’Europe Occidentale et les zones septentrionales de l’Asie. En effet, il semble bien que cette espèce provienne (au moins pour ce qui est de la lignée occidentale, car il y a peut-être une lignée orientale ayant évolué dans les zones du sud-est asiatique) du Proche-Orient où le climat n’imposait pas une activité cynégétique intense.

 

 

    Quoi qu’il en soit, le surgissement de la chasse opère la première grande rupture et a généré un traumatisme par suite de la réorganisation totale de la vie de la communauté qu’elle occasionna : passage de petites communautés à des communautés plus vastes, séparation des fonctions des hommes et des femmes, le tabou du sang, représentation de la femme en tant qu’être dangereux, étrange, la mort en tant que phénomène manipulé, ce qui implique le surgissement de représentations posant le problème de redonner la vie.

 

    Si l’on accepte la thèse de Shelton selon laquelle les menstrues des femmes seraient consécutives à leur alimentation carnée (avec un régime frugivore elles pourraient régresser, voire disparaître), on peut encore mieux comprendre cette représentation de la femme et la peur qu’inspira le sang menstruel[2]. En revanche si les femmes ont toujours eu des menstrues, cette peur apparaît moins justifiée, puisque les hommes auraient pu s’habituer au phénomène ; ou bien, dans ce cas, il faut admettre que le fait de tuer a été un traumatisme beaucoup plus important que l’on ne l’imagine habituellement.


 

    Grâce à la chasse, imposée par des nécessités géologico climatiques : grands froids de la glaciation restreignant le couvert végétal utile à l’Homme, il y eut un mouvement d’unification de l’espèce, car elle a nécessité une coopération plus puissante des communautés d’où la problématique de l’alliance et des mariages dont s’occupent


L et R. Makarius, Cl. Lévi-Strauss, etc. ; mais en même temps, le surcroît de puissance de la communauté crée un possible accru d’individuation et – à un certain niveau de développement – de surgissement d’un pouvoir particularisé comme l’a montré Clastres pour des communautés actuelles vivant dans une situation assez semblable à celle que connurent hommes et femmes de l’époque des grandes chasses (cf. « La société contre l’Etat »). La communauté sent le surgissement de ce qui tend à la nier ; en conséquence elle doit inhiber ce phénomène ; d’où la violence. On ne doit pas oublier que dans ce phénomène intervient également une donnée démographique. Tant que les communautés sont assez restreintes une cristallisation du pouvoir en quelques êtres est  exclue.

 

 

 

7.2. La représentation qu’avait l’espèce au moment où elle aborde la grande phase de glaciation, qui l’a contrainte à recourir à la chasse au gros gibier afin de pouvoir subsister, était celle de la continuité de l’espèce avec le monde. Elle traduisait l’interdépendance organique, la solidarité organique de tous les éléments de la biosphère. Cette représentation qui, ultérieurement, lors d’autres ruptures avec la nature provoquant un autre comportement de l’espèce, donnera naissance à la magie, avec comme opérateur de connaissance le phénomène vie et comme référent le corps humano-féminin.

 

Toutefois cela n’empêchait pas que la pensée de l’espèce fut à même d’abstraïser dans une certaine mesure des phénomènes à cause de leur généralité et de leur signification ; ainsi toutes les formes les plus complexes de vie animale possèdent du sang ; d’où tuer apparut comme l’acte de répandre du sang, de priver de sang.

 

Il en résulta la naissance – par suite de la rupture de la solidarité organique provoquée par l’acte de tuer – d’un premier sentiment de culpabilité qui fondera, ultérieurement, au sein de certaines cultures, la notion de péché originel et la nécessité d’un rachat, d’une purification.

 

En tuant, c’est-à-dire en répandant le sang, représentant de l’interdépendance des différentes formes de vie, l’espèce a enfreint un tabou immédiat, non formulé antérieurement. Elle est allée au-delà de son comportement que déterminait normalement sa dimension biologique.

 

Autrement dit, c’est la pratique de la chasse au gros gibier, la pratique de tuer qui va réellement fonder l’importance du sang dans la représentation de l’espèce et abstraïser la mort. C’est pourquoi est-ce à partir de ce moment-là que la femme va apparaître comme un être étrange : seul être qui puisse saigner sans qu’il ait été blessé, et dangereux.

 

 

 

7.3. C’est avec la chasse que se fonde la pratique de l’exogamie et que s’enraye un mouvement de séparation qui aurait tendu à provoquer la formation d’espèces, à la suite de barrières entre communautés qui devaient être diversifiées, typées, ce qui pouvait créer de façon drastique le sentiment d’un divers irréductible, générateur d’antagonismes.

 

Selon Raoul et Laura Makarius (« L’origine de l’exogamie et du totémisme », éd. Gallimard, 1961) les nécessités de la chasse ont poussé diverses petites communautés endogames à s’allier, ce qui permit une plus grande efficacité et une sécurité accrue, fondant l’exogamie. Dès lors la reproduction et la nutrition vont fournir les éléments de fondation de la  représentation nouvelle nécessitée par le nouveau rapport, et ceci en liaison avec l’importance du sang dont il a été question plus haut. En effet, la fraternisation se fait souvent par échange de sang, qui joue donc un rôle immédiat. Mais il y a plus.

 

En effet, pour qu’il y ait exogamie, il faut que ne s’opèrent plus de liaisons sexuelles à l’intérieur de la communauté qui s’allie. Dès lors naît la prohibition des liaisons entre consanguins. Le sang joue ici un rôle médiat, d’élément de représentation de la parenté, support de la relation immédiate indiquée plus haut ; rôle qui opère également au sein de la justification de l’interdit : il ne faut pas faire couler le sang des consanguins.

 

«Les femmes consanguines sont  évitées par crainte de saignements consanguins » (p. 62) « … tout saignement effraie, mais le saignement des consanguins présente un danger plus aigu parce que dans le cadre de la conception d’interdépendance organique, on lui attribue le pouvoir de faire couler le sang des autres consanguins » (p.62).

 

À nouveau, avec le surgissement de l’exogamie, s’actualise le problème de la continuité et celui de la discontinuité. Une communauté en solidarité organique avec le vivant mais en opposition avec une autre doit maintenir sa continuité avec son milieu et son originalité, tout en s’alliant avec cette autre avec qui elle ne doit pas fusionner (on se ramènerait à une endogamie). D’où la représentation doit traduire ce double mouvement.

 

«La peur de l’inceste, qui rend nécessaire l’union avec des femmes étrangères, est le travestissement subjectif de la nécessité de s’unir avec des groupes étrangers, nécessité qui s’est imposée avec l’avènement de la chasse » (p. 73)

 

« Les hommes qui, pris d’angoisse à la vue du sang répandu par les femmes qui leur sont proches, brisent l’isolement de leur groupe pour s’unir aux femmes du groupe avoisinant, sont, sans le savoir, les artisans de la société exogame. Ils croient obéir à leurs craintes, qui sont imaginaires, alors qu’ils ne font que servir les exigences de l’activité dont ils tirent leur subsistance. Ils croient s’assurer des femmes qui ne pourront pas leur nuire, alors qu’ils transforment les ennemis d’hier en « frères » ou « beau-frères », dont le concours leur sera précieux dans les entreprises de la chasse » (pp. 74-75)[3].

 

« En effet, c’est grâce à leur notion d’interdépendance organique, reflet de leurs conditions de vie, que les membres du groupe primitif concevront les alliances en termes d’échange sexuel. Et de nouveau, c’est grâce à la concrétisation de cette interdépendance dans le sang commun aux membres d’un même groupe et à la peur de l’épanchement de ce sang qu’inspirera l’expérience de la chasse, que dans un second temps, ils redouteront le sang menstruel des consanguines et le contact sexuel avec elles. Seule cette peur, qui se traduira par l’horreur de l’inceste, fournira l’impératif catégorique qui garantira le respect de la loi d’exogamie, nécessaire pour garantir l’union entre groupes » (p.75)[4].

 

Dans la mesure où nous avons une médiation qui pose l’institutionnalisation, nous assistons à la naissance de la culture.

 

« Ce qui est certain, c’est qu’un moment est venu dans l’évolution où les hommes ont dû contracter des rapports stables et "institutionnalisés", en quelque sorte, avec les femmes étrangères, et qu’à ce moment-là, la crainte du sang consanguin sans doute déjà présente dans leur subconscient, est passée au premier plan et a envahi leur conscience en venant consolider le système exogame en gestation » (p. 76)

 

En réalité le devenir social ne commence qu’à partir du moment où il y a rupture de l’immédiat, et la société n’existera réellement qu’avec l’apparition des classes.

 

La culture s’édifie donc sur un interdit et c’est au moment où le capital lève tous les interdits, non pour retrouver l’immédiateté naturelle mais pour permettre une combinatoire élaborée, que de divers côtés l’on découvre l’importance de l’interdit dans tous les domaines de la vie humaine.

 

 

7.4. La pratique de l’alliance entre communautés différentes va bouleverser la parenté immédiate et va en quelque sorte obliger à l’abstraïser, à la séparer afin de la fonder. Car comment situer les nouveaux venus, les classer en fonction de la représentation de l’interdépendance organique ?

 

« D’abord, on mange ensemble parce que l’on est consanguins ; en un second temps, le fait d’avoir mangé ensemble signifie que l’on est consanguins ; et enfin, en un troisième temps, l’acte de manger fait devenir consanguins » (p. 93)

 

« Ces exemples démontrent que, premièrement, la mentalité primitive prête à la commensalité le pouvoir de créer un lien d’interdépendance organique entre personnes ou entre groupes ; deuxièmement, que ce lien d’interdépendance (comme tous les autres rapports d’interdépendance) est craint dans la mesure où il se charge de dangers, et en particulier de danger sanglant ; et, troisièmement, que la défense de manger ensemble, ou encore de manger des mêmes nourritures, a précisément le but d’éviter la formation d’un tel lien, afin d’écarter les dangers » (p. 100)

 

D’où le mari et la femme ne peuvent pas manger la même nourriture et « il ne faut pas être consanguins pour pouvoir se marier, enjoint l’exogamie ; il ne faut pas être commensaux pour pouvoir se marier, enjoint à son tour l’exogamie alimentaire » (p. 103)

 

Ceci fonde divers tabous qui ont persisté jusqu’à nos jours : tabous portant sur la bouche, d’où le port du voile ou l’utilisation d’un chalumeau pour boire, interdiction de voir quelqu’un manger, ainsi les fidèles ne regardent pas le prêtre avalant l’hostie représentant le Christ, etc..

 

 « … autour du tabou alimentaire central, nous trouvons le tabou sur la vaisselle, celui de l’offre de nourriture qui ne doit pas être donnée mais doit être déposée sur le sol, le tabou sur le nom des aliments, sur leur odeur, leur fumée, leur ombre, le tabou sur les cuisiniers, les foyers, etc. … » (p.128)

 

« Sur la crainte primitive du lien créé par la nourriture commune est venue se greffer, par exemple, la crainte que les reliefs de repas soient utilisés dans des buts de sorcellerie ; d’où tout un ensemble de précautions prises afin de faire disparaître les restes » (p. 131)

 

En fait, il ne s’agit pas d’une greffe, la relation est immédiate. R. et L. Makarius ne tiennent pas compte du fait que la notion d’individu n’existe pas à cette époque et que l’élément particulier de la communauté englobe lui-même et ses participations ; son être ne se limite pas à son enveloppe corporelle, comme L.Lévy-Bruhl l’a bien montré[5]. Il y a effectivement participation organique.

 

« Lorsque l’organisation sociale fondée sur les liens du sang et sur la dichotomie des sexes aura été remplacée par l’organisation sociale fondée sur la propriété et sur le rang, nous verrons apparaître l’interdiction de la convivialité entre personnes de rangs différents » (p. 132)

 

Ici encore, il s’agit en fait du passage d’une forme communautaire à une forme sociale. Ce qu’il est important d’ajouter c’est qu’en même temps cela permet d’éviter le contact, le toucher ; la cohésion est détruite ; plus de solidarité organique qui disparaît en tant que fondement de la représentation ; le pouvoir, en tant que médiation, que liaison entre les êtres humains et féminins, pourra alors s’installer.

 

« … pour que la nourriture ne vienne pas créer un lien de consanguinité là où la consanguinité originaire n’existe pas, il faut qu’il n’y ait pas de nourriture commune entre les non consanguins dont les groupes sont en rapport de mariage » (p. 136)

 

« (…)les classifications primitive (…) ont bien la fonction (…) de régler la conduite alimentaire des membres de la tribu et de faciliter la distribution des nourritures en les  partageant entre les deux groupes de mariage, les moïeties » (p. 137)

 

Elles formulent les appartenances qui ne sont plus immédiates mais médiatisées par l’alliance et déterminées en fonction du rapport au sang et à la nourriture.

 

« (…)  pour savoir pourquoi un être est classé sous une division donnée, il faut se demander ce qu’il mange » (p. 139) Puisque cela fonde son appartenance. N’oublions pas que L. Feuerbach disait volontiers : « Der Mensch ist was er isst » (l’homme est ce qu’il mange). Il y a réduction, et l’on ne peut accéder à la totalité que par la médiation. Cela va permettre une différenciation au sein de la communauté devenant tribu ; c’est un autre présupposé de la genèse de l’individu. 

 

 

 

7.5. La tribu intègre exogamie et endogamie, d’où son extraordinaire puissance :

 

« (…)  elle se compose, comme on le sait, dans sa forme typique,  et que, de deux groupes qui se font face et qui sont exogame vis-à-vis l’un de l’autre, mais formant à eux deux une structure endogame vis-à-vis des autres unités tribales. Endogamie et exogamie sont ainsi également sauvegardées » (pp. 84-85)

 

On a donc opérationnalité de la fonction de continuité qui est en même temps fonction de conservation de l’advenu. Cependant la dualité qui tend à être privilégiée aux dépens de la rayonnance est le point d’émergence de la binarité à venir.

 

Dans certaines zone – car le phénomène n’est pas général – la dynamique du tabou donnera naissance au totem.

 

« Dans la pratique, un nouveau processus, engendré par la coercition de l’endogamie alimentaire, intervient pour modifier  et pour contrarier le processus de partage et repartage [car finalement il y aurait une pulvérisation de la nourriture affectée d’un nombre de tabous incalculables, n.d.r]. Un aliment se détachant des autres aliments classés dans sa même catégorie, et venant au premier plan, s’imprègne d’une vertu singulière, il absorbe en lui les tabous qui investit les aliments prohibés , les rendant inoffensifs, et leur permettant de rentrer dans le circuit des aliments permis. C’est là ce que nous appèlerons le processus de la symbolisation totémique » (p. 263)

 

On a là une dynamique semblable à celle de la formation de l’équivalent général que Marx a développé lors de son explication du devenir de la valeur d’échange avec le surgissement de la monnaie. L’équivalent général est la marchandise exclue de la consommation, de la sphère de l’utilité immédiate, mais dont l’utilité médiate sera de représenter toutes les autres marchandises qui se mirent en elles, etc. Un tel équivalent symbolise la totalité et ²la diversité des marchandises. Le parallélisme peut être constaté encore plus en détail en ce sens que de même que le mouvement de la valeur, s’il a bien pris naissance au sein de presque toutes les communautés humaines, n’est pas parvenu partout à son plein épanouissement (ainsi il n’a pas accédé dans tous les cas à l’équivalent général), le mouvement de production de divers tabous n’a pas abouti en tous lieux à la formation du totem, comme on l’a d’ailleurs indiqué.

 

En fonction du devenir similaire de ces deux phénomènes il est donc normal que la monnaie ait permis de lever les obstacles imposés par les formes antérieures.

 

« Nous avons vu que (comme on le constate dans des sociétés où la propriété a fait son apparition) le paiement d’une tête de bétail suffit souvent à racheter le tabou » (p.100)

 

Le système des tabous peut aboutir à une impasse quand justement le phénomène "équivalent général" ne parvient pas à s’imposer. Dès lors ce peut être un élément exogène qui permettra de sortir de celle-ci. C’est ce qui explique le triomphe des religions chrétienne et musulmane au sein de diverses communautés. Elles apportent tout prêt l’équivalent général grâce auquel une restructuration de la présentation globale va pouvoir s’opérer.

 

« Á Hawaï, sous le règne de Kamehama 1°, au début du XIX° siècle, le système des tabous avait pris une telle extension que le pays était au bord de la ruine, à force de concentration de tous les pouvoirs et de tous les droits sur la terre, choix des espèces à cultiver compris, entre les mains du roi et de l’appareil royal… Kamehama II, fils du précédent roi, entreprit en 1819 d’abolir tous les tabous, ce qui ne put être fait que par le moyen d’une transgression publique, par le roi en personne, d’un des tabous les plus considérables et les plus anciens, portant sur la consommation de certains aliments. Du coup l’édifice entier des tabous s’écroula. Laissons la conclusion à l’anthropologue américain Webster : "Quand les premiers missionnaires arrivèrent des Etats-Unis, au commencement des années 1820, les Hawaïens leur offrirent le spectacle étrange d’un peuple sans religion et mûr pour se convertir au christianisme" » (Michel Izard, « Le roi magicien dans la société primitive », dans l’Introduction à « Le Rameau d’or » de Frazer, éd. Laffont, pp. LII-LIV)

 

 

 

7.6. Avant d’aborder les conséquences de l’instauration de la chasse, il convient de faire quelques remarques.

 

Le mouvement d’union des différentes communautés qu’on voit s’opérer avec l’accession de l’espèce-phylum à la chasse, tendait à s’opérer en tant que mécanisme compensateur d’un phénomène de cladisation en acte. On n’a pas d’éléments valables pour comprendre de façon correcte, tangible, comment cette union s’effectua dans tous les cas.

 

La compréhension est d’autant plus difficile que des influences multiples ont joué entre communautés placées à divers stades du développement. En outre les faits actuels consignés par l’ethnologie et l’anthropologie concernant les divers peuples avec lesquels les européens entrèrent initialement en contact, ne peuvent pas être rapportés, tel que, à un moment originaire du devenir de Homo sapiens, étant donné que, rien n’étant figé, les diverses représentations ont subi des variations qu’il est difficile d’isoler afin de cueillir ce que put être le devenir initial.

 

Autrement dit, on peut se poser la question de savoir si toutes les communautés humaines sont passées par le stade de la chasse et si toutes ont engendré la dynamique de l’interdit et, dans ce dernier cas, si oui, sur quoi porta-t-il ? Enfin, si on a des communautés ayant un comportement non sanglant, la peur du sang, dont il a été question plus haut, peut-elle exister ?

 

Il s’agit en même temps de savoir si la dynamique de l’interdit qui effectue la rupture de l’immédiation, n’a pas été nécessaire pour orienter, privilégier le développement de l’espèce dans un sens donné. Affirmer cela n’entérine pas du tout la nécessité de l’interdit à quelque moment que ce soit, surtout à l’heure actuelle sous la forme de son avatar : le maître, autorité externe sans laquelle aucun développement humano-féminin ne serait possible.

 

 

 

7.7. Parmi les conséquences de la chasse il y en a une immédiate, organique : l’effet de la viande sur l’organisme est euphorique, tonifiant ; l’individu ayant l’impression d’avoir plus de force (effet de dopage) ; il semblerait même qu’il soit aphrodisiaque ce qui explique que l’interdit d’en manger ait pu facilement être surmonté, transgressé. Cela fournit également une explication au mythe du macho mangeur de viande… Cet effet immédiat a une importance considérable puisqu’il structure, sanctionne des rapports immédiats : rétroaction (feed-back) positive.

 

Dès lors on comprend que la pratique carnivore ait pu dans certains cas – et à des périodes probablement postérieures à celle de la chasse proprement dite – aller jusqu’à l’anthropophagie, bien que certains auteurs considèrent celle-ci comme un mythe. Dans ce cas, intervient à nouveau la fonction de continuité : manger pour faire un avec l’être mangé et par là avec la nature. On retrouve cela dans le cannibalisme chrétien lors de la communion (reformation de la communauté). En même temps qu’il y a dérapage au sein de la fonction de jouissance qui comprend, on l’a dit, les pôles buccal, manuel et sexuel[6].

 

On peut même penser à un dérapage de grande amplitude – au sein même de l’errance – en ce qui concerne les groupes ethniques anthropophages comme les Jivaros, où l’anthropophagie a pu jouer un rôle dans la lutte contre l’autonomisation du pouvoir et la croissance démographique ; ce phénomène exprime en même temps l’incapacité du groupe à se situer, à se comprendre.

 

Á l’heure actuelle le carnivorisme est justifié par la soi-disant nécessité absolue de consommer des protéines qui, du moins pour certaines, ne seraient présentes que chez les animaux. Ces arguments n’ont de valeur qu’au sein de la représentation scientifique débile qui, dès le départ, définit l’espèce comme étant omnivore comme le porc. Aucun fait sérieux ne peut démontrer la véracité de ces affirmations. Réciproquement il est impossible de pouvoir intervenir efficacement contre une telle représentation. Parce que la justification de manger de la viande se place au sein de la dynamique de la nourriture en tant que drogue à laquelle nous sommes parvenus depuis des siècles. Or cette exaltation de la fonction nutritive est en relation avec la régression de celle du toucher, fonction de l’union par excellence, permettant d’accéder à une jouissance qui n’a pas les conséquences catastrophiques causées par la nourriture drogue.

 

Finalement les relations humano-féminines sont médiatisées par cette dernière et, étant donné l’importance du carnivorisme, se fait jour la nécessité, pour le faire accepter, de justifier la chasse, ce qui conduit à la production d’une conception de la vie comme étant déterminée par cette dernière et que tout est conflit, lutte, etc. dévoilant toutes les conséquences de l’instauration de la chasse, même quand les hommes et les femmes se domestiquent de plus en plus et consomment de moins en moins des produits de cette dernière.

 

Que manger de la viande n’était pas chose allant de soi se perçoit à travers tous les rites qui précèdent ou accompagnent sa consommation. En Grèce ancienne seuls les animaux domestiques étaient mangés après avoir été sacrifiés : « l’alimentation carnée coïncide absolument avec la pratique sacrificielle » (M. Détienne, « La viande et le sacrifice en Grèce ancienne » La Recherche, n° 75, 1977) ; et l’auteur ajoute : « il y a dans le cérémonial sacrificiel une volonté d’effacer la violence, comme s’il fallait d’avance se disculper de l’accusation d’un meurtre » (idem.).

 

En outre la nourriture est en liaison avec le pouvoir : manger une certaine nourriture est ou non en accord avec ce que réclame la cité. Voilà pourquoi les orphiques, par exemple, qui refusaient la consommation de viande, étaient des marginaux. Ce qui confirme le rôle de la nourriture dans l’instauration d’une appartenance. C’est elle qui donne le pouvoir : « Aucun pouvoir politique sans pratique sacrificielle » (idem.).

 

Ici se manifeste pleinement le rapport entre représentation totale, pouvoir, nourriture et le procès de domestication, comme cela est également évident à contrario dans le cas des hommes et des femmes adeptes du culte de Dionysos mangeant de la viande crue, de la viande d’animaux sauvages. D’après M. Détienne, dans le même article : « En mangeant des chaires crues, les fidèles de Dionysos veulent se conduirent comme des bêtes, et, au sens strict, s’ensauvagent afin d’échapper à la condition politico-religieuse.

 

Refuser un type de nourriture donné est un acte subversif. Dans l’antiquité il s’accompagnait du refus du sacrifice, sur lequel nous reviendrons plus tard, comme le firent les pythagoriciens et les orphiques en Occident, les boudhistes en Orient. Plus près de nous, l’adoption du végétarisme est souvent en relation avec une prise de position contre l’ordre établi : les ouvriers espagnols accédaient à ce mode de nutrition lorsqu’ils devenaient révolutionnaires. (cf. Gérard Brenan, « Le labyrinthe espagnol »).

 

 

 

7.8. Les pratiques conviviales nées avec la chasse et dérivant de l’alliance ont une très grande importance : l’offre de nourriture, de boissons, lors de rencontre ; les repas pour fêter des événements, particulièrement des alliances au niveau individuel ou étatique, sont déterminants parce qu’ils fondent ou réactivent une communauté plus vaste.

 

On peut comparer ce rôle de la nourriture au sein de notre espèce à celui qu’elle assure chez certains insectes où les membres se nourrissent mutuellement (tropholaxie) et se transmettent en même temps des informations. La nourriture opère comme une hormone chez les abeilles, les fourmis, etc.

 

Ce débordement de la fonction nutritive fait que la nourriture est en réalité une drogue qui opère à l’échelon individuel comme à l’échelon collectif.

 

Ce rôle de fondation-activation de la communauté par la nourriture se perçoit fort bien a contrario dans la pratique du jeûne qui est mise au défi de la communauté. Voilà pourquoi, réciproquement, R. Steiner n’en est pas partisan. Il considère même que le fait de prendre des remèdes est nocif dans la mesure où ce faisant, celui qui les consomme se met en dehors de la communauté.

 

Ce n’est qu’à l’heure actuelle où toute communauté humaine a disparu, remplacée par celle du capital, que la nourriture perd de son importance, comme on le constate dans la généralisation de la fast-food qui implique que l’on accorde de moins en moins d’essentialité à une pratique conviviale fondée sur la prise de nourriture. Ceci peut s’accompagner d’une régression importante de la consommation alimentaire – point de départ d’une désacralisation de l’aliment – qui pourrait constituer une base de réflexion pour acquérir un autre comportement.

 

La pratique de la fast-food est la pratique nutritionnelle la plus opérationnelle pour des êtres humains et féminins totalement séparés. La nourriture ne sert plus à unir mais sert à sanctionner la séparation, à la réaliser pleinement. En même temps elle est la plus compatible avec la nouvelle organisation de la journée de travail permettant de se débarrasser le plus rapidement possible de la nécessité de se nourrir afin de pouvoir travailler ou de pouvoir consommer ce qui, d’ailleurs, à l’heure actuelle, ne comporte plus guère de différence ; le travail étant non seulement une consommation du temps qui nous est imparti par la communauté en place, mais aussi des produits engendrés afin de leur faire accéder à un autre niveau de consommation.

 

La fast-food permet de faire voler en éclat le cadre rigide de l’organisation des moments nutritionnels. Dès lors les repas à la mode ancienne deviennent des rites permettant de réactualiser un passé.

 

En effet il ne faut pas oublier que du fait que la nourriture permet d’établir une activité médiatrice dans la réalisation de la communauté, il en découla que dominer les hommes et les femmes impliqua, en particulier, de contrôler leur prise de nourriture ; d’où une codification des moments où l’on devait manger (repas à des heures déterminées, précises, facilitant le travail), ainsi que la qualité et la quantité de ce qui était ingéré. Symétriquement ceux qui refusaient le pouvoir étaient amenés à refuser le type de nourriture dominant d’où les diverses formes d’ascétisme (en tenant compte que ce phénomène est caractérisé également par une refus de la reproduction).

 

La nourriture en tant que symbole de parenté a opéré pour définir les classes ; de telle sorte que les gens voulant sauter la leur, tendaient à acquérir la nourriture de celle supérieure ; d’où le rejet du pain complet remplacé par le pain blanc, la volonté de manger de la viande, etc. Réciproquement la classe dominante chercha toujours une alimentation distanciatrice. 

 

On doit rejeter la nourriture drogue. Nous n’avons plus besoin de faire une quelconque alliance ; nous devons être immédiats dans notre relation avec la nature et consommer ce qui est réellement compatible avec notre être organique, c’est-à-dire, fondamentalement, des fruits.

 

 

 

7.9. Toujours découlant de l’instauration de la chasse, on a un certain nombre de pratiques encore actuelles et qui témoignent de la défense d’un monde perdu, du refus d’accepter l’advenu en tant qu’irrévocable. Ainsi de la circoncision.

 

« Dans  la circoncision  (…) une raison toute évidente fait rejeter la peau du prépuce ; c’est la partie de l’organe qui vient le plus immédiatement en contact avec le foyer du danger » (R. et L. Makarius, o. c. p. 269)

 

« Nous savons que, en général, les symbolisations primitives sont toutes matérielles ; elles consistent le plus souvent à faire passer dans une partie d’une chose le danger immanent dans le tout de cette même chose ; la partie est alors sacrifiée pour sauvegarder le reste. C’est le principe de la circoncision, ou encore de l’extraction de la dent, qui est une forme de circoncision de la bouche » (idem. p. 268-269). Ce qui confirme notre affirmation concernant la triade assurant la fonction de jouissance : bouche, main, sexe, et sur la possibilité que l’un des trois organes l’emporte sur les autres (en même temps on peut dire qu’il y a polysémie de chaque organe).

 

Dans un tout autre domaine on peut constater également l’importance qu’un comportement induit par la chasse a pu avoir au cours des millénaires : ainsi de la glorification du vaincu qui revient, indirectement, à une exaltation du vainqueur. En même temps ce dernier peut, par la représentation, jouir d’un monde disparu qu’il regrette.

 

Dans le cas historique initial, il s’agit de l’animal qui fut présenté comme civilisateur de l’Homme (son instructeur et cela a son fondement tangible puisque pour le tuer il fallait souvent mimer son comportement). On retrouve cette exaltation de l’animal avec le développement de l’élevage, puis chez les anciens Egyptiens qui semblent avoir refusé de couper avec le monde animal (la coupure opérant un traumatisme trop intense) ; elle perdure dans les contes et les fables, comme dans les récits et propos de divers chasseurs actuels qui prétendent défendre la nature (ce qui dans une certaine mesure est vrai, lorsqu’ils s’opposent à la minéralisation de celle-ci effectuée lors de l’extension des stations de ski par exemple). Il est vrai également que vis-à-vis de la destruction totale de la nature par la production capitaliste, celle partielle de la chasse apparaît presque comme une affirmation de la vie. En outre, l’idéologie de la chasse subsiste parce qu’elle véhicule certaine déterminations de l’espèce : capacité à affronter le danger, de faire des efforts, esprit de décision, etc., totalement en sommeil (surtout la volonté de se dépasser) si ce n’es éliminées dans le monde actuel de la sécurité !

 

 

 

7.10. C’est lors de la chasse que se mettent en place certains aspects de relations entre membres de la communauté particulièrement entre hommes et femmes. On a une séparation des sexes due, non à un phénomène biologique (de l’ordre de la reproduction par exemple) mais à  un phénomène culturel. Il semblerait qu’elle ait eu une puissance certaine à l’époque puisque les peintures des cavernes la traduisent de façon efficace avec les signes masculins et les signes féminins, accompagnés souvent des appartenances à chaque sexe.

 

La représentation doit à la fois indiquer le fait de la séparation et le moyen de la surmonter ; donc il faut situer comment les sexes participent à la totalité qui est toujours présente ; c’est ce qu’exprimeront le Yin et le Yang en Chine.

 

Cette séparation est la présupposition initiale d’une combinatoire qui sera effective avec la mise en place des différents rapports sociaux, et qui s’exprimera au mieux dans le phénomène démocratique. C’est pourquoi, également, à la suite de la montée du pouvoir en rapport avec l’agriculture accaparée par les hommes, il pourra y avoir une autonomisation dont le phénomène des amazones est l’expression extrême. Et cette autonomisation plus poussée engendrera en compensation le mythe de l’androgyne qui représente la période avant la séparation, caractérisée par une union absolue des deux sexes.   En même temps il fonde la nouvelle réalité vécue : les hommes et la femmes n’existent dans leur séparation qu’à partir du moment où se produisit un événement déterminé ; ainsi le mythe réinsère l’espèce dans le continuum et la sécurise, ce qui est absolument nécessaire car cette séparation des sexes introduit un déséquilibre profond en son sein.

 

La représentation va perdre de sa rayonnance pour affirmer de plus en plus la dualité, un conflit plus ou moins pacifique, et la totalité ne sera plus opérante, devenant de plus en plus support pour être déduite, ensuite, d’une combinatoire.

 

Á partir de ce moment-là les femmes vont assurer la fonction de continuité et vont représenter le lien à tout ce qui est primordial ; elles seront le chaos ; les hommes assureront la fonction de discontinuité qui permettra l’effectuation de l’individualisation et donc la séparation et ensuite l’autonomisation. On aura donc un pôle féminin de développement qui ne sera pas exclusivement opérant par les femmes mais également par des hommes ayant dimension du continu, ceux qui voudront conjurer ou abolir la séparation.

 

Réciproquement certaines femmes ont pu participer au pôle masculin du développement de l’espèce. En outre, on doit noter qu’elles ont pu opérer, par réaction au pouvoir des hommes, une discontinuité en réalisant une séparation extrême des sexes : les amazones.

 

On peut considérer que le phénomène s’est produit ainsi : la chasse engendre un déséquilibre en défaveur des femmes ; il y a rééquilibration avec l’agriculture ; mais un nouveau déséquilibre intervient quand les hommes s’emparent de cette dernière lors de l’introduction de la traction animale, de la charrue, etc.. Alors, comme dit plus haut, le  pouvoir s’autonomisant, le heurt entre anciennes communautés plus ou moins matriarcales, espèces de gynocraties dont parle F. D’Eaubonnes, et le phénomène d’individualisation opérant parmi les hommes et les femmes et exaltant le pouvoir, aboutit à une tyrannie de ces derniers contre laquelle certains groupements féminins se rebellent.

 

Toutefois, on peut considérer également que les amazones représentent des groupements féminins qui ont localement et momentanément gagné lors du heurt sus-indiqué. Dans ce cas, on n’a pas affaire à une simple réaction, et donc à quelque chose de postérieur ; il s’agit d’un phénomène représentant l’autre issue du conflit, une espèce de possible que l’espèce a engendré mais qui fut enrayé.

 

Nous verrons plus loin l’importance de l’intervention des femmes au moment où planent des menaces sur l’espèce. Ce qu’il est nécessaire de poser ici, c’est la dynamique qui s’instaure à partir d’un nouveau comportement de cette dernière. Il est probable que l’état de tension que nous venons de mettre en évidence dut être compensé afin d’empêcher sa fracturation. C’est là que l’amour, non encore strictement individualisé, en tant que fonction de continuité, de jonction entre membres de la communauté, a dû s’exalter permettant une union plus profonde et plus intime entre les sexes.

 

Plus globalement, l’essentiel dans ce devenir, c’est que le mouvement de séparation, de fragmentation est couplé avec un phénomène de compensation, celui d’alliance sous toutes ses formes. On le verra opérer à chaque phase critique du développement de l’espèce.

 

 

 

7.11. Avec la chasse, il y a, en définitive, développement  d’une autre espèce. Le cycle d’évolution de Homo sapiens incluant Homo sapiens sapiens et Homo sapiens néandertalensis commence par un éséquilibre qui fait sortir l’espèce de la nature. Le procès de connaissance devient un intermédiaire essentiel entre elle et son environnement, procès qui lui permet de se réinsérer en lui et qui d’attribut de l’espèce devient de plus en plus sujet la définissant. La représentation engendrée par le procès est articulée par deux opérateurs de connaissance essentiels : l’interdit et l’alliance, greffés en quelque sorte sur celui du danger du sang, tout particulièrement le sang menstruel[7].

 

Autrement dit, on peut considérer que c’est à partir de ce moment que s’effectue une séparation entre la nature et la culture, celle-ci étant entendue comme l’ensemble de ce que l’espèce est apte à acquérir, à produire.

 

 « L’exposé qui précède a mis en lumière le rôle des interdits dans la genèse de l’organisation tribale. Une fois celle-ci établie, les interdits ont la fonction de sauvegarder l’ordre social qui lui sert de fondement » (Laura Levi Makarius, « Le sacré et la violation des interdits », éd. Payot, p. 27).

 

Mais les interdits ne peuvent pas opérer directement d’où la nécessité d’une représentation qui justifie et articule le jeu de ces interdits, à la fois dans une positivité, c’est-à-dire dans un sens qui va renforcer ce qu'ils instaurent  et dans une négativité  c'est-à-dire dans un sens qui va l'abolir pour justifier le plus souvent, de nouveaux interdits. Ce faisant nous avons aussi le développement de diverses représentations magiques, religieuses, et scientifiques.

 

« D’autre part, si l’on pense à la définition que nous avons donné du totem, en tant qu’aliment qui assume sur lui tout le tabou des autres aliments, et par le sacrifice duquel les autres aliments sont purifiés, on verra apparaître un nouveau caractère du symbole totémique : son caractère expiatoire qui relie directement le totem aux "boucs émissaires"et, en général, aux animaux sacrifiés dans des buts d’expiation et de purification. On verra immédiatement apparaître le fil sanglant qui rattache le totem, symbolisation collective de caractère expiatoire, au sacrifice et, par la suite, aux divinités rédemptrices qui "assument sur elles tous les péchés du monde". Une fois cette relation établie, il sera évident que ce n’est pas par une coïncidence de rites, mais par une filiation historique, que la conception chrétienne du dieu expiatoire et rédempteur s’accompagne de la communion sacramentelle » (R. et L. Makarius, « L’origine de l’exogamie et du totémisme », p. 314).

 

 

 

7.12. En rompant avec la nature, l’espèce a libéré une énergie -  pouvant se manifester en tant que force – dont elle ne sait pas se servir et dont la tentative de maîtrise la conduira à une grande errance. De même en rompant avec les interdits, l’être humano-féminin (surtout l’humain) s’individualise, libère une énergie qu’il veut manipuler. C’est ce qui fonde la magie qui ne peut apparaître en tant que telle qu’à la suite d’un long procès déterminé en premier lieu par le phénomène de séparation qui n’est pas une cassure immédiate et d’entrée définitive.

 

On peut supposer qu’avant la représentation magique il y eut une représentation plus ou moins indifférenciée, non autonomisée et rayonnante où prédominaient la participation et la puissance en tant que pouvoir de manifestation, en tant qu’énergie.

 

Il y avait une immanence puisque l’être humano-féminin  n’avait pas encore posé une intériorité-extériorité. A fortiori, il ne pouvait pas y avoir une personnification qui est une exaltation de cette opposition-séparation.

 

L’être humano-féminin devait se dire dans des procès où pensée et action étaient intimement liées. Avec la séparation, la coupure, se produira la particularisation de la puissance qui sera attribuée à des êtres ou à des choses plus ou moins importantes ; elle sera quantifiée. Ultérieurement, en Grèce, surgira l’idée de dynamis qui fondera la nature, etc.

 

Ce procès de particularisation quantification s’accentue avec la bipolarisation toujours plus puissante de la communauté.

 

Le moment de la représentation totale est celui où commence à s’édifier celle de la terre-mère, c’est à dire celle de l’environnement de l’espèce en tant que source de vie, non dans le sens d’une origine, mais de celui d’un flux de vie permanent qui maintient ce qu’on pourrait désigner comme le potentiel de vie, l’aptitude, la capacité, le pouvoir de vivre, celui en définitive de se manifester. C’est une puissance non séparée mais intégrée en ce qui l’engendre ou le possède.

 

Son importance est exceptionnelle car même lorsqu’elle ne sera plus opérante en tant que telle, elle fonctionnera comme référent global par rapport aux phénomènes particuliers.

 

Il est essentiel en outre de tenir compte de la puissance de la parole qui elle aussi commence à s’autonomiser, c’est à dire qu’elle va de moins en moins apparaître comme le produit de la totalité du corps comme l’indique A.Tomatis, mais comme un phénomène strictement oral. 

 

Avec le phénomène de séparation au sein de la communauté, avec l’alliance naît le dialogue (par suite même de la polarisation) et il va se manifester un phénomène inducteur de l’individualisation : afin de se délimiter et de se préciser vis-à-vis de l’autre, l’être humano-féminin, individualisation de la communauté, devra de plus en plus s’écouter. Il est évident que ce ne fut pas que le point de départ d’un procès. Il n’était pas fatal qu’il s’autonomisât.

 

Cette coupure retentit également sur les autres éléments dans la dynamique de l’espèce, c’est à dire sur la motricité manuelle par exemple, et sur l’aspiration qu’ont les diverses parties du corps à représenter l’Umwelt (monde environnant) : ainsi de la main avec la peinture, la sculpture etc. Il va s’ébaucher une écriture en tant que langage global qui réaffirme, fait revivre l’advenu de l’espèce.

 

Celle-ci semble avoir eu une représentation d’elle et de son univers où prévalait la perception de ce qu’on pourrait désigner comme l’énergie et il est curieux de constater qu’à l’heure actuelle, nous revenons, avec des déterminations infiniment diverses et avec des implications multiples, à une représentation similaire.

 

On constate également que de nos jours  il est de plus en plus fait appel à un concept de vie élargi par rapport à celui définissant strictement les êtres vivants ; ce qui veut dire que certains savants tendent à abolir une distinction importante sur laquelle s’est édifiée la biologie, celle entre nature inanimée et nature animée. C’est une présupposition à une réimmersion !

 

L’émersion autonomisation a été un phénomène d’extranéisation qui a permis la perception-connaissance de soi de l’espèce et de son lien au monde.

 

La représentation est une seconde manifestation apte à signifier le vécu de la communauté à ses différents composants ce qui leur permet de s’orienter dans la totalité de ce vécu non séparé de la manifestation de tout l’environnement ; ainsi l’intervention des êtres fémino-humains est possible. Sa signification est révélée par tout l’être, qui ne sera orienté et spécialisé en diverses parties qu’ultérieurement, quand le champ de signification opèrera uniquement dans la zone supérieure de l’organisme, la tête.

 

Etant donné que le langage verbal est un moyen qui permet une nouvelle manifestation, il semble apte à créer ; d’où son importance accrue dès que la coupure avec la nature commence à s’opérer. Il acquiert puissance magique, incantatoire, comme cela a été indiqué par divers auteurs se préoccupant de ceux qui étaient dénommés primitifs.

 

 

 

7.13. Tous les phénomènes que nous allons plus ou moins analyser maintenant ne se sont pas développés immédiatement avec la chasse, mais ils ont leur point de départ déterminant au moment de son instauration, quand naissent l’interdit et l’alliance. Certains phénomènes nécessiteront pour leur production sous une forme achevée un long développement au cours duquel différents éléments secondaires viendront se plaquer sur le noyau central, de telle sorte qu’il faudra que s’opère une purification ultérieure, par suite d’une régression des phénomènes en cause, pour que le point d’enracinement puisse apparaître. Or, justement, nous sommes à un point de fin de cycle, où tout dégénère et cherche en même temps à se survivre en puisant force dans une origine très souvent non perçue, non reconnue.

 

Il en est ainsi pour la magie qui est à la fois représentation et intervention, ce qui la met en continuité avec le comportement antérieur de l’espèce, caractérisé par la participation totale. En effet, les lois de la sympathie et de l’antipathie sont des expressions mineures de la participation. En outre, ce n’est pas un hasard si l’acte magique implique de lier.

 

La magie a certainement une très longue histoire depuis son émergence en tant que première forme de représentation non autonomisée tendant à résoudre le problème de la coupure en train de s’effectuer (il fallait maintenir la sympathie avec le tout) jusqu’au moment du triomphe des religions et des Etats.

 

La magie inclut la tendance à une séparation entre intervention et représentation d’où la possibilité d’une ritualisation de celle-ci au fur et à mesure que l’espèce se pose extérieure à la nature. Elle est inséparable de l’institution de l’interdit car la puissance interventionniste qu’elle acquiert dérive de la rupture de celui-ci (magie de la violation dont parle L.L Makarius). Cela implique que l’intervention participante antérieure concernait la seule connaissance de l’immédiateté de ses rapports avec les différents éléments naturels environnant la communauté humanoféminine en un lieu donné. Ici, en revanche, l’acte de brisure de l’interdit se fait par des « individualités » formant groupes puis séparément, isolément, pour le compte de la communauté avec utilisation du pouvoir de celle-ci. Cela veut dire que c’est un phénomène qui est présupposition de la genèse de l’individualité mais qui ne la présuppose pas. La magie a été caractérisée par un aspect individuel parce qu’on n’a pas tenu compte de la totalité du phénomène. L’acte magique peut opérer pour une communauté et être dirigé contre une autre.

 

Quand le procès de séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature et celui de la fragmentation de la communauté sera plus élaboré, alors la magie pourra être individuelle. Elle pourra être récupérée par l’individu plus ou moins autonomisée et assurer sa rébellion contre la communauté despotique érigée en Etat, mais elle pourra l’être aussi, soit par le pouvoir en place, soit par les adeptes de diverses religions. En effet dans la mesure où la magie est un savoir qui tend à s’autonomiser afin d’opérer sur la réalité, il ne pouvait pas être intégré par des formes ultérieures avant qu’un savoir plus efficace ne s’individualise : la science.

 

Etant donné que la religion fut une réaction tendant à reconstituer une communauté, sa façon de procéder, ses rites apparaissent collectifs et non individuels et, lorsque les prêtres recourent à la magie, c’est au bénéfice de tous les fidèles ; la plupart du temps elle est rejetée par la religion, surtout de la part du judaïsme et du christianisme qui ont une dimension illuministe importante.

 

Ce ne sera qu’avec le savant et qu’avec l’artiste que le phénomène individuel pourra prévaloir. Et, à ce sujet, il convient de signer un parallélisme d’engendrement entre l’art et la science. Tous deux ont des présuppositions dans la magie même si leur naissance réclame une rupture décisive d’avec cette dernière.

 

En vertu de ce qui précède, on peut accepter la thèse de Tylor affirmant que la magie est postérieure à une période où prévalait ce qu’il nommait l’animisme, parce qu’elle vise quelque chose de réel mais on ne peut pas l’accepter en tant que telle parce que le concept d’âme présuppose une certaine séparation et une individualisation même si elle n’accède pas à l’autonomie.

 

Étant donné l’extrême ancienneté de la magie, il est évident qu’on peut constater qu’elle a des rapports à divers éléments et qu’elle est en liaison avec divers moments de la vie : naissance (cf. la couvade), l’accession à divers stades (cf. l’initiation), etc.. Nous voulons insister sur le rapport entre magie et procès d’individuation que nous avons déjà signalé.

 

La séparation qu’implique ce procès fait que les êtres humano-féminins, n’ayant plus l’immédiateté pour garantir leur existence, comme celle du monde et des autres êtres, animaux et végétaux, posés dans leurs particularités et jamais réduits à des êtres humains ou féminins, en arrivent à douter de leur existence et de celle du monde. D’où la magie opère pour la garantir.

 

« En réalité le problème du magisme n’est pas de "connaître" le monde ou de le modifier mais plutôt de garantir un monde où un être-là (esserci) devient présent » (E.De Martino, Il mondo magico, éd. Boringhieri, p. 145)

 

On peut ajouter que c’est un moyen de refonder une participation la plus ample possible, qui consente la jouissance la plus pleine. E.De Martino affirme plus loin (p. 191) :

 

« Une autre époque, un monde historique différent, le monde magique, furent engagés justement dans l’effort de fonder l’individualité, l’être-là dans le monde (esserci), la présence. Ainsi ce qui nous est donné comme un fait, était à cette époque, en cette ère historique, une tâche et elle mûrissait pour devenir résultat »[8].

 

Il y a une certaine incomplétude dans l’affirmation demartinienne car la magie a également opéré du point de vue communautaire, en vue de restaurer la communauté. L’individu en devenir veut toujours sauver et fonder son existence en retrouvant et restaurant cette dernière. Ce n’est que plus tard que, produit autonomisé, il pourra se passer de la magie puisqu’il n’aura plus besoin de réaliser une communauté immédiate ; son existence étant assurée grâce à l’État, à la religion, plus tard par la science.

 

Á propos de cette dernière, il est évident, comme beaucoup d’autres l’ont déjà indiqué, que la magie anticipe sa problématique, mais on ne peut pas affirmer, comme le font M. Mauss et H. Hubert, qu’elle est une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité ( Sociologie et anthropologie, éd. PUF p. 56). On peut dire que la magie tend à assurer l’existence par l’immédiateté , la science à travers des médiations ; elle exprime des dépendances, non des causalités.

 

Ce qui fait la complexité du concept de magie c’est qu’il exprime la rupture d’avec la nature, la volonté de rétablir l’immédiateté et, par là, il dévoile la dimension de l’intervention qui devient de plus en plus puissante et tend à s’autonomiser au cours de l’évolution de Homo sapiens.

 

On retrouvera la magie avec l’alchimie et la science et même avec le travail car on peut se demander si ce dernier n’est pas un substitut, une sorte d’expédient pour pallier à la difficulté de réaliser l’immédiateté. Quoi qu’il en soit et pour en rester au niveau où nous sommes parvenus de notre étude, on peut dire que la magie exprime le refus de la médiation qui, ici, est l’expression de la séparation.

 

Voilà pourquoi la magie trouva refuge jusqu’en ces dernières années dans la poésie. Les poètes connaissaient par immédiation et reconstituaient la liaison immédiate avec le cosmos, retrouvant plus ou moins une participation à celui-ci. D’où l’importance du charme, de l’incantation. Ils étaient les héritiers lointains des hommes-médecine, des chamanes, de même que des prophètes. Au fil des ans, ils se sécularisèrent en opérant de plus en plus à l’aide d’une technique, en se plaçant le plus souvent au service des classes dominantes. Au cours de ces dernières années on assiste à une industrialisation de la poésie, comme on peut le percevoir avec R. Queneau, par exemple, et le triomphe d’une combinatoire qui a été préparée par le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme etc. Dès maintenant tout poète peut être remplacé par un ordinateur habilement programmé à l’aide de fonctions aléatoires simulant une spontanéité et une immédiateté avec la communauté en place, totalement hors nature.

 

Ce qui vaut pour la poésie, vaut également pour la musique, la peinture etc.. C’est le triomphe de la simulation et de la création médiatisée. La sensibilité n’est plus nécessaire, on a la magie de la combinatoire[9].

 

 

 

7.14. Il semble bien qu’en ce qui concerne la magie, les hommes se soient pris au piège de leur propre représentation. En effet, interdit et alliance, avons-nous vu, étaient justifiés par la puissance du sang et, en conséquence, la femme apparaissait comme un être puissant et dangereux. La coupure entre les sexes opérée par la chasse tendit à produire une certaine autonomisation et les hommes cherchèrent à justifier leur statut, à affirmer leur puissance et donc à affirmer qu’ils avaient pris la magie aux femmes, fondant ainsi une ébauche de suprématie, peut-être pour justifier, du moins au début, leur comportement. Ce qui implique que le procès de connaissance, tel que nous l’avons défini, est mis en action, initialement,  par les hommes ; les femmes n’ayant pas besoin de justifier.

 

« C’est que cette magie que les hommes auraient prise aux femmes, était en réalité leur propre création, une création issue de leurs craintes, de leur sentiment du caractère dangereux du sexe féminin. Ce que les hommes ont pris aux femmes "appartenait" bien à celles-ci, mais demeurait inerte, sans valeur magique, entre leurs mains ; c’est pour cela que les femmes le leur ont livré sans regret, et que les hommes ont projeté dans les traditions le mythe d’un conflit qui n’a eu lieu que dans leur imagination et dont on ne trouve, dans l’ethnographie, d’autres traces que leur attitude de culpabilité » (Laura Lévi Makarius, o. c. p. 320).

 

« Il semble donc qu’en fait de magie les hommes aient ravi aux femmes non pas quelque chose de réel, mais quelque chose de virtuel » (idem, p. 320).

 

Quoi qu’il en soit, à la magie décrétée impure, noire, liée au sang et attribuée aux femmes, fut opposée la magie blanche, pure, blanche, liée au sperme (ou à ses représentants symboliques comme le gui), apanage des hommes. C’est en quelque sorte un phénomène de rééquilibration grâce à la représentation qui permet aux hommes de se sécuriser en compensant ce qu’ils vivent, à un moment donné, comme étant leur infériorité.

 

Enfin, on ne peut pas écarter l’hypothèse d’une réaction ultérieure des femmes aux prétentions des hommes et qu’elles aient pu avoir recours – en certaines circonstances – à ces fameux pouvoirs qu’on leur attribuait. Ceci se réalisa avec les sorcières, dans un contexte extrêmement bouleversé.

 

Le piège va jouer également au niveau de tous les éléments de la représentation, non pas immédiatement mais plus tard au cours de la réorganisation de certains d’entre eux, dans des schémas opérationnels divers.

 

Le sang a une fonction symbolique qui joue un rôle fondamental dans toutes les représentations qui devaient déboucher dans la religion ; il fonde la catégorie du pur et de l’impur.

 

« Est impur ce qui est entaché de sang, porteur de "danger sanglant ". Est pur ce qui n’a pas contact avec le sang, ou ce dont  le danger sanglant a été effacé, éliminé »  (idem, p. 23)

 

La dialectique du pur et de l’impur liée, au départ, à la notion de souillure, fonde une représentation nocive, la binarité la plus redoutable, dangereuse pour l’espèce qui s’enferme dans une détermination et se pose dans une folie dynamique de l’exclusion. C’est le triomphe absolu de la séparation (où se vérifie l’élimination du toucher) – il faut éviter les mélanges, les contacts – qu’on trouve glorifié dans les religions, les thèmes racistes etc.

 

Ultérieurement le concept de pur va être essentiel en chimie où l'on opère par analyse, donc par séparation. Il en sera de même en sciences naturelles, pour les formes vivantes. Dans ce dernier cas, la prépondérance d’un tel concept, lié à une conception antagoniste simpliste de la vie, conduisit à une pratique anti-vitale, celle de l’asepsie généralisée. La vie de l’être humain, féminin, ne peut s’effectuer harmonieusement qu’à l’abri de toutes les formes de vie.

 

La conception qu’il faut purifier, donc séparer, pour parvenir à un élément ultime qui soit principe d’élaboration est une conception qu’on peut dire dévitalisante qui exprime le refus du lien aux autres, le refus de la communauté.

 

Elle a sévi dans les sciences et a triomphé également dans l’art à la fin du XIX° siècle et au début du XX°[10], au moment du triomphe du capital en sa domination formelle, passant d’ailleurs à sa domination réelle sur la société. Cela s’est accompagné de l’abandon du paradigme de la nature. L’homme veut vraiment vivre dans le monde qu’il se crée, ce qui culminera dans l’art abstrait.

 

La dialectique du pur et de l’impur implique donc un dépouillement qui aboutit non seulement à l’abstrait, impliquant une idée de déracinement, mais à l’absolu, à l’absurde, à l’autonomie.

 

Á partir du moment où a commencé le procès de séparation qui fait passer de la participation, donc de l’interdépendance, à la dépendance, hommes et femmes ont cherché à brusquer, à accélérer le procès pour trouver un élément stable mais opposé, c’est à dire à la non-dépendance totale, la libération : l’absolu. C’est en quelque sorte la forme sacrée, au sens actuel du terme, la forme profane pouvant être l’absurde. Dit autrement, il semblerait que l’absurdité découlerait de la non domination de la constatation que plus rien n’a de racines, et qu’il n’y a plus de signifiant privilégié (une multitude de signifiants pouvant indiquer l’indifférenciation absolue) non seulement unitaire – émis par une chose – mais aussi interrelationnelle, résultant de l’interaction entre les choses. En revanche, l’accession à l’absolu est posée comme une domination de tout ce qui liait, afin de réaliser cet état d’inconditionné où il n’y a plus rien, ou bien une réalité qui n’a besoin de rien, qui est son propre référentiel… et dont la fascination profonde découle du fait qu’elle est une totalité et qu’elle réalise la pureté intégrale.

 

L’absolu est une négation extrême du monde de la participation ; il permet à l’individu de trouver une autre assise ; l’absurde est une négation partielle qui le laisse désemparé.

 

Une autre forme intermédiaire et profane de l’absolu est l’autonomie. Celle-ci peut-être conçue  comme découlant d’une certaine rébellion contre la domestication, mais c’est un mouvement superficiel qui nie toute communauté humaine, ce qui est l’expression du triomphe du capital.

 

Pour que le rejet de la dépendance n’implique pas une autonomisation ou une absolutisation qui débouche dans le triomphe de la communauté despotique du capital, il faut qu’il y ait une immédiation dans la nature où l’espèce retrouve sa place dans le procès total de la vie sans perdre sa détermination fondamentale qui est nécessaire au monde vivant : la réflexivité.

 

Un autre aspect dangereux de la dialectique du pur et de l’impur qui témoigne en même temps du piège de la représentation c’est la pratique du rachat par un sacrifice. Pour s’enlever une souillure, qui n’est telle que par une représentation donnée, hommes et femmes ont accepté de tuer leurs semblables et donc d’accomplir des actes atroces, comme l’étude des coutumes et des croyances de l’espèce le montre amplement.

 

Enfin citons une dernière pratique en rapport avec la recherche de la pureté : celle de créer des boucs émissaires. Elle s’insère dans la dynamique du rachat et dans celle de l’excrétion de la part de la communauté de toutes les impuretés dont elle s’est changée. Or le bouc émissaire est aussi celui qui, parfois à son insu, a enfreint un interdit. Il n’est pas seulement celui qu’on charge de tous les péchés. Il est donc simultanément équivalent général et porteur de sacré. D’où l’importance de cette pratique, non pas par ce qu’il constituerait un phénomène précurseur direct de l’argent monnaie, mais parce qu’en actualisant ce phénomène, équivalent général de tous les péchés, elle permettra ultérieurement au phénomène monétaire de ce développer. Nombreux sont les cas où il y a utilisation d’un phénomène né dans une sphère donnée pour la réalisation d’un procès dans un domaine tout différent.

 

Toutefois on doit aussi tenir compte du fait que l’espèce a pu accéder également à une conception de l’impur qui soit représentation de son errance, c’est à dire qu’elle perçut qu’elle se lestait de toutes sortes d’ éléments inhibant en réalité son procès, depuis la nourriture jusqu’à la connaissance. D’où l’idée d’éliminer tous ces éléments nocifs car perturbant le procès. Ce qui fonde, à des degrés divers, jeûne et ascétisme, recherche d’une catharsis, pratique de la confession et même pratique psychanalytique.

 

    La pratique du bouc émissaire représente l’impuissance d’une communauté à affronter sa responsabilité d’existence dans le cosmos. C’est pourquoi délègue-t-elle à un de ses membres toutes ses tares, ses mesquineries, etc. comme si elle pouvait en être elle-même exempte.

 

 

 

7.15. L’instauration de l’interdit introduit la discontinuité qui pose les limites, l’accessible, l’inaccessible, et fonde le possible du binaire, déterminant un nouveau comportement des hommes et des femmes qui ne se référeront plus directement, immédiatement à la réalité pour ainsi dire biologique, mais à une réalité qui devient culturelle. La rupture de cet interdit fonde les deux éléments basilaires de tout le devenir ultérieur de l’espèce : le sacré et le pouvoir qui sont intimement mêlés au départ mais qui seront séparés, individualisés au fur et à mesure de la complexification du corpus comprenant hommes et femmes qui n’est plus une simple communauté jusqu’au moment où le sacré, dans sa dimension réduite de ce qui est pur et vénérable, sera monopolisé par un groupement d’hommes, le clergé quel qu’il soit, et le pouvoir sera accaparé par une classe dominante.

 

En ce qui concerne le sacré Laura Lévi Makarius dans l’ouvrage que nous avons déjà cité a bien mis en évidence son émergence à partir de l’interdit et à quel point celui-ci va permettre le développement des religions.

 

« De plus, l’analyse qui part du tabou – fait universel qui marque toutes les sociétés sans classe, sans parler de ses prolongements ultérieurs – et qui aboutit, à travers l’étude de sa violation, à élucider la notion de mana et par suite de sacré, permet aussi d’éclairer les aspects généraux qui l’entourent, tels que l’ « inquietans », le sinistre, le mystérieux, le « tremendum », le « fascinans », etc., qui ont été souvent pris pour ses éléments constitutifs (par ex. Otto), alors qu’ils sont, avec le sens de culpabilité et de péché, autant d’attributs de la violation d’interdits. Car c’est la violation d’interdits qui est la matière des religions, et ce n’est pas par hasard que celles-ci placent des mythes violateurs à la genèse de l’humanité » (p. 335).

 

Elle trouve confirmation de sa thèse chez E. Benveniste qui écrit, en ce qui concerne sacer et sanctus :

 

« C’est en latin que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré ; c’est aussi en latin qu’on découvre le caractère ambigu du "sacré ": consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur. Cette double valeur est propre à sacer ; elle contribue à distinguer sacer et sanctus, car elle n’affecte à aucun degré l’adjectif apparenté sanctus » («Le vocabulaire des institutions indo-européennes,  éd. de Minuit, t. II, p. 187-188).

 

« On voit en tous cas que sanctum, ce n’est ni ce qui est « consacré aux dieux », qui se dit sacer ; ni ce qui est « profane », c’est à dire ce qui s’oppose à sacer ; c’est ce qui n’étant ni l’un ni l’autre, est établi, affermi par une sanctio, ce qui est défendu par une peine contre toute atteinte, comme les leges sanctae » (idem, p. 189)

 

On retrouve chez les grecs des éléments analogues :

 

« (…)  enfin hiéros et hagios montrent clairement l’aspect positif et l’aspect négatif de la notion: d’une part ce qui est animé d’une puissance et d’une agitation sacrées, d’autre part ce qui est défendu, ce avec quoi on ne doit pas avoir de contact » (idem. p. 207).

 

Etant donné le caractère catastrophique du sacré, il y a en lui une dimension de discontinuité, le germe d’une fragmentation de la conduite et de la représentation des membres de la communauté. Aussi à un certain degré de son développement, il faut qu’intervienne un principe d’union qui, sur le plan du comportement pratique, est l’Etat, et sur le plan de la représentation, la religion (sans occulter la dimension représentative de l’Etat), opérateurs de réconciliation entre hommes et femmes et le sacré en domestiquant celui-ci.

 

L’interdit et sa violation conditionnent la pratique du sacrifice qui vise à rendre sacré, afin de restaurer ce que la violation a perturbé. Or, au début, étant donnée la représentation de l’interdépendance, la moindre violation se répercute sur la totalité et a des effets négatifs immenses. En conséquence, le rétablissement de l’équilibre, de l’harmonie préexistante est absolument nécessaire. Le sacrifice va permettre donc de rétablir la continuité avec le tout et particulièrement avec tous les membres de la communauté : il rétablit le contact.

 

Ensuite, on sacrifiera pour pouvoir obtenir un contact avec certains hommes, certaines femmes.

 

Dans le sacrifice, il y a deux faits importants : on répand le sang, on mange ensemble. Ainsi le sang et l’aliment assurent la communion. Celle-ci aura lieu également avec les dieux, mais alors le sacrifice prendra l’aspect d’un acte d’échange sur lequel nous reviendrons.

 

Le sacrifice a été effectué également pour une autre raison. Etant un acte – du moins au début – compensateur d’une violation d’un interdit, il libère de la puissance, de l’énergie. Aussi un homme (ou une femme) sera immolé pour donner une puissance de vie à une œuvre effectuée par les hommes (pont, mur, etc.).

 

Là encore nous constatons à quel point il y a autonomisation de la représentation qui constitue un piège pour l’espèce, et à quel point celle-ci peut commettre des atrocités pour être en cohérence avec sa représentation[11]. Et ceci se comprend puisque la mise en question de ce qui fonde cette dernière aboutirait à détruire le référentiel de réalité qui est une médiation. Ce n’est que lorsqu’une autre médiation a pu être établie que la représentation a pu être éliminée et la pratique abolie. Lorsque cette dernière est interdite dictatorialement, on constate que, soit elle persiste de façon clandestine, soit un substitut lui est trouvé.

 

Tant qu’on a besoin de médiation et de justification, on peut toujours aboutir à un phénomène d’autonomisation où les pires atrocités seront admises.

 

 

 

7.16. Le mythe tire son origine de la nécessité de représenter et justifier l’interdit ou la violation de celui-ci. Tout moment fondateur a besoin d’énergie et ce n’est donc pas un hasard si beaucoup de mythes retracent des actes de violation. Mais en même temps il opère une fonction de continuité en rappelant ce qu’il y avait avant.

 

Cela fonde cet « illo tempore » dont parle abondamment M. Eliade et qui est le moment avant la détermination ; ce n’est pas une origine au sens strict, ni un début d’histoire.

 

Cependant à un moment donné apparaîtra la volonté de sortir du procès : le boudhisme. Ce sera lors d’un moment d’autonomisation important où les effets néfastes de la coupure auront déjà atteint un niveau élevé.

 

Le paradis est une autre forme de l’illo tempore puisque c’est le lieu, le moment où toute médiation est abolie.

 

Avec le mythe, Homo sapiens exprime son commencement, son moment fondateur : l’espèce perçoit donc la discontinuité qu’elle ’effectue ; car, il ne faut pas l’oublier, la plupart des mythes sont des mythes de création, soit de la totalité soit d’une particularité.

 

En même temps que la fondation d’une autre réalité opérée par le mythe il y a la volonté de réactualiser le moment antérieur, qui exprime le refus d’accepter l’advenu en tant que fait irrévocable ; d’où l’orgie dans sa dimension sexuelle et nutritionnelle qui est rupture d’interdit. Cette réactualisation permet de refaire alliance avec la phase antérieure, d’exalter le moment de séparation qui fonde la puissance actuelle et de glorifier le vaincu. C’est à partir de là que fonctionne la représentation du chaos : époque où il n’y a pas d’interdits, pas d’alliance, pas de formes, ne serait-ce que parce que la formulation de ces derniers nécessite une forme.

 

De même que les mythes, les rites s’instaurent sur la base de la séparation, la réalisation de l’interdit et sa violation. Ainsi des rites liés au rachat, au sacrifice, à l’expiation, etc. A la même époque où s’instaurent ces pratiques, émergent au sein de l’espèce – et ce de façon diverse auprès des différentes communautés – les idées de culpabilité et de péché originel. La culpabilité est liée au fait de tuer mais aussi, probablement, à la perception d’une errance, c’est à dire à la perception que le cheminement entrepris avec l’instauration de la chasse conduit à une vie qui n’est pas adéquate. Autrement dit, l’espèce se rend compte qu’elle a opéré une intervention qui n’a pas engendré ce qu’elle désirait, visait. De là, elle a pu penser que l’échec dépendait d’une imperfection originelle. Dès lors il fallut essayer de comprendre, ou même de modifier l’espèce, ne serait-ce que par la représentation ; la connaissance opéra pour la restaurer dans son milieu ou pour lui en créer un, etc. Quand ce procès n’aura pas un résultat positif, tout au moins momentanément, alors naîtra la problématique de la recherche d’un salut.

 

Mythes, rites, sont à la fois liés et séparés. Ils pourront être repris ultérieurement par les diverses religions dont la fonction fut de relier ce qui s’était scindé afin d’éviter la dissolution totale de la communauté plus ou moins abstraïsée et érigée en Etat. On peut dire qu’ils constituent les matériaux à partir desquels s’édifient les diverses représentations qualifiées de religieuses qui naîtront successivement. En outre les différentes précautions alimentaires commandées par la pratique des tabous sont le point de départ de différents rites constitutifs des pratiques religieuses.

 

« (…) nous nous limiterons ici à rappeler une catégorie de coutumes qui, prenant leur point de départ dans les superstitions alimentaires des sauvages, devaient ensuite assumer une grande importance dans les religions : nous voulons parler des rites consistant à mettre à part, ou à détruire, ou, plus tard, à offrir ou à  dédier à des divinités, une partie des aliments destinés à la consommation, avec l’idée première d’écarter le danger inhérent dans le tout » (R. et L. Makarius, « L’origine de l’exogamie et du totémisme », p. 124).

 

« Un témoignage démontrant d’une manière encore plus probante que l’origine des rites agraires se trouve dans des procédés de précautions alimentaires nous est offert par la fête des Winnebago, qui s’appelle "la fête d’avoir-peur-de manger-du-vert" (idem, p. 125).

 

Á un stade plus proche de nous, la religion pourra intégrer l’alchimie et l’astrologie (comme elle le fait actuellement pour la science) même si elles furent des tentatives de donner une représentation totale dépourvue de toute thématique religieuse ; ce qui explique également l’antagonisme entre religion chrétienne et alchimie ainsi qu’avec l’astrologie, comme cela s’était produit avec la magie.

 

Enfin, un des fondements de la religion qui naît avec la rupture avec la nature, c’est l ‘angoisse, la peur de l’évanescence du monde et de celle de la présence de l’être humain, féminin qu’on a déjà signalé et que nous aborderons encore, à cause de son exceptionnelle importance.

 

Un autre élément fondateur des religions est le héros civilisateur dont la genèse s’effectue à partir du culte des ancêtres. Ce héros n’atteint à ce statut que parce qu’en enfreignant un interdit, il s’est mis au-dessus de la condition commune immédiate. Mais, ce faisant, au début, il facilite l’accession des hommes et des femmes à une réalité donnée. Plus tard, en liaison avec l’autonomisation du pouvoir, il tendra à accaparer celui-ci, de telle sorte que hommes et femmes devront l’invoquer lorsqu’ils désireront réaliser quelque chose. C’est le moment de la dépendance.

 

La formation du héros civilisateur, des démons, etc., participe d’un même phénomène : exaltation de l’anthropomorphisme et de l’anthropocentrisme ; tout phénomène est représenté par un être à forme humaine ou féminine et il doit opérer pour les hommes et les femmes que ce soit d’un point de vue négatif ou positif[12].

 

Pour conclure ces quelques remarques sur certaines présuppositions de la religion, il est important de noter que quand il y a participation, cette dernière n’existe pas et lorsqu’elle triomphe dans la représentation c’est qu’il y a dépendance.

 

    La mystique manifeste une tendance à détruire la dépendance en créant un lien étroit, direct entre dieu et l’être humano-féminin. Il y a négation de toute division entre intériorité et extériorité et, par là, s’opère une certaine négation de la religion qui est justement fondée sur cette partition, sur la médiation et la dépendance.

 

Mais le mystique n’existe que parce qu’il y a religion, parce que ce n’est que dans la représentation qu’il nie la séparation. Il ne cherche pas à en trouver le véritable fondement ; de telle sorte que mystique et religion apparaissent comme deux voies complémentaires, même si elles se heurtent parfois. En définitive la mystique ne fait que renforcer la religion.

 

 

 

7.17. La violation de l’interdit est également surgissement du pouvoir sous sa forme s’autonomisant, c’est à dire une forme qu’on peut accaparer, manipuler, car il est clair que du pouvoir en tant qu’aptitude découlant directement du fait de vivre, il y en eut toujours, mais ce qui surgit à la suite de l’interdit, c’est le pouvoir en tant que quantum. Désormais, certains en auront beaucoup, d’autres moins et, avec l’édification ultérieure des classes, il y aura des hommes et des femmes qui en possèderont tandis que d’autres en seront totalement dépourvus.

 

Ce surgissement du pouvoir doit s’étudier en relation avec le procès d’individuation. Celui qui enfreint l’interdit se particularise, et se sépare en quelque sorte de la communauté. De là, la formation des chefs qui vont prendre en charge le pouvoir de la communauté en étant comme un équivalent général représentant de celle-ci ; mais, en même temps, il ne faut pas qu’il y ait autonomisation totale. C’est pourquoi au début, d’une part « la fonction violatrice du roi est l’essentiel de la royauté » (L.L Makarius, o. c. p. 155) et, d’autre part, en accédant à cet état, celui-ci doit renoncer à tous liens claniques (idem p. 175) afin que le pouvoir ne soit pas utilisé au profit de certains membres de la communauté à l’exclusion de la majorité des autres.

 

Il semble que la communauté investisse le roi d’un pouvoir afin qu’il le redistribue au profit de tous et qu’il l’exerce pour la communauté dans des situations bien déterminées.

 

L’individuation en tant que séparation d’un élément de la communauté n’affecte qu’une personne qui en définitive la représente en son entier. Il joue un rôle d’excrétion : ce que la communauté doit éviter de faire, elle le fait exécuter par le roi ; ce dont elle se décharge, qu’elle doit éliminer, elle le lui donne. Par là elle essaye d’enrayer un phénomène qui tend à la nier. Le roi en tant qu’abstraction de la communauté est en même temps sa représentation et sa négation.

 

Beaucoup d’interdits visèrent à empêcher l’autonomisation du pouvoir, celle de l’individu, comme celle par rapport à la nature. Ils agissaient comme des mécanismes inhibiteurs –espèces de rétrocontrôles négatifs (feed-back) – régulant la communauté au sein d’un milieu donné[13].

 

Toutefois cette mise en place d’interdits devait se heurter à la dynamique interne de l’espèce exploratrice de possibles. De là l’exaltation de tous les actes qui furent des ruptures d’interdits en tant que libérateurs de possibles. En conséquence, on comprend que même ceux qui devaient subir l’effet néfaste de l’infraction de l’interdit, surtout lorsqu’elle se traduisait par l’accumulation du pouvoir en un être particulier, se reconnaissaient dans cet acte parce qu’il manifestait un possible dont ils étaient potentiellement porteurs ou, tout au moins, dont ils pouvaient avoir aspiration à en être détenteurs.

 

Ainsi à la suite d’autres ruptures dans la communauté, le pouvoir put atteindre une grande autonomisation et ceux qui le détinrent édictèrent des interdits afin de se prémunir de l’atteinte des autres, et de se charger de plus en plus de pouvoir. Tout être s’autonomisant tend à se substituer à la communauté et à posséder tout son pouvoir.

 

La confrontation entre interdits fondant le pouvoir et la dynamique des possibles s’exacerbe en Occident avec le surgissement de l’Etat : tout n’est pas possible pour tout le monde, et il faut un organisme, l’Etat, pour faire respecter les normes, c’est à dire les limites dans lesquelles le comportement des hommes et des femmes est compatible avec la représentation du pouvoir instauré.

 

D’autres affirment que tout est possible pour tous. Ce débat resurgira, en particulier, avec l’anarchisme[14].

 

L’augmentation démographique en rendant plus difficile les contacts entre tous les membres de la communauté a nécessité le développement de la représentation au sens politique du terme ; d’où il y eut possibilité – en tenant compte de ce qui précède – de manifestations de chefs et ceux-ci tendirent à s’autonomiser.

 

A partir de là, des conflits plus ou moins en filiation avec la chasse, tout au moins dans leur forme, prennent un autre aspect, culturel, consistant en un mécanisme de rétrocontrôle de la communauté sur le nombre de ses membres et sur les relations qu’ils entretiennent. Ceci est un présupposé pour la guerre, mais ne peut pas lui être assimilé[15]. En outre, il est probable qu’à la suite de cette période de conflits il ait pu se développer une période d’équilibre (la période matriarcale), et la guerre aurait été inventée ultérieurement, lors du développement de l’agriculture, accédant, sous l’action des hommes, à une forme plus intensive.

 

Toutefois il est clair que de tels heurts ont pu servir de base à l’édification d’une représentation où le conflit est une opération de la connaissance. Quoi que, là encore, il semblerait que celle-ci soit née au cours d’une période plus tardive au moment où la valeur d’échange  se développait, et qu’elle ait pris substance justificatrice en absorbant un phénomène antérieur, ce qui par là posait son éternité.

 

Intimement liée à la question du pouvoir se trouve la magie, activité visant à l’intervention efficace sur le milieu environnant et sur les membres de la communauté. On doit noter que dans la magie le référent est le corps humain, élément constituant de toute analogie. Or à l’époque où elle domine, le pouvoir est un pouvoir sur les hommes.

 

La faiblesse du pouvoir autonomisé, du pouvoir qui deviendra ultérieurement pouvoir politique, se constate au fait qu’il faut qu'il soit réellement prouvé, démontré. C’est pourquoi ses premiers détenteurs recouraient-ils à diverses anomalies, monstruosités pour se justifier parce que qu’on les considérait comme découlant de ruptures d’interdits. Cela servait de signes qu’on cherchait également dans le vaste cosmos. Souvent la preuve de leur destination au pouvoir résidait dans le fait qu’eux-mêmes étaient monstrueux, qu’ils recélaient une anomalie. Œdipe qui, plus que la question de la sexualité, pose celle du pouvoir, on est un bel exemple.

 

La pratique de rechercher des signes aptes à justifier et à potentialiser une réalité donnée se retrouve chez beaucoup de ceux qui voulaient subvertir le pouvoir établi[16].

 

En ce qui concerne le rapport du pouvoir à l’interdit, on constate que la science est considérée comme engendreuse de pouvoir parce qu’on pense plus ou moins consciemment qu’elle est violation de tabous. En même temps elle est illuministe et tend par là à miner la réalité à partir de laquelle elle surgit. Mais le plus grand briseur d’interdits c’est le capital et, dans ce cas, il  ne s’agit pas seulement de la représentation, mais de la praxis totale humaine, qui avait été délimitée, bornée par l’espèce, à cause de son besoin de sécurité, couplé à son incertitude au monde. Il viole les interdits et fonde un sacré dont il s’accapare le pouvoir. Toutefois, en tenant compte de la réduction opérée au cours des âges, on doit dire qu’il est une profanation  de ce qui est antérieur et se charge de sacré, mais un sacré non immuable.

 

La dynamique révolutionnaire en détruisant les interdits érigés par le pouvoir, certains enracinés dans un lointain passé, vient relancer la dynamique des possibles et, ce faisant, rencontre une exigence biologique. Cependant le capital opère dans le même sens et actuellement, le résultat est que l’espèce est désinhibée et apte, en ce sens, à affronter cette dynamique, mais elle est déboussolée, privée d’énergie, car tout s’est accumulé dans le phénomène capital, projet extranéisé de l’espèce.

 

«Le pouvoir, puissance particularisée, a besoin d’un médium pour se manifester. Au début où il s’agit du pouvoir d’hommes et de femmes sur d’autres hommes et d’autres femmes, le médium ne peut être qu’au sein de l’espèce. C’est d’abord la voix. Pour eux [les iroquois, n d r] la cause par excellence est la voix » (M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », o.c. p. 107).

 

« Le brahman est ce par quoi agissent les hommes et les dieux et c’est, plus spécialement, la voix » (idem. p. 110).

 

Plus tard, avec la distanciation du pouvoir et la nécessité de trouver des moyens de plus en plus efficaces pour assurer sa pérennité, l’organe par lequel il s’exprimera – par un détour – est l’œil. C’est la clairvoyance d’un chef qui sera déterminante pour assurer et exhiber son pouvoir. Or, la vision est un sens de la distanciation.

 

Ainsi les organes des sens – à l’exclusion du toucher – sont plus ou moins valorisés en fonction du pouvoir. Quand ce dernier deviendra de plus en plus autonomisé, le corps humain en tant que référent ne sera plus suffisant.

 

La recherche du pouvoir fut pendant longtemps masquée ou réduite, car elle fut supplantée par celle de l’or, de la richesse, etc. Cependant, à cycle du capital révolu, on peut constater qu’elle ressurgit à l’heure actuelle en tant qu’affirmation de l’être humano-féminin, comme à l’origine, mais posée au sein de la communauté du capital ; d’où la recherche d’une certaine participation et la résurgence d’une certaine magie (apparente dans la publicité).

 

La dissolution du capital, qui n’implique pas la disparition immédiate de sa communauté, réinstalle au sein des hommes et des femmes une incertitude de l’existence, de la présence en cette communauté. D’où l’importance du maintien de divers mythes fondateurs (même s’ils ne se présentent pas en tant que tels) et en même temps la recherche frénétique du pouvoir de la part des particules du capital que sont devenus hommes et femmes.

 

Enfin il semblerait que le pouvoir – comme la magie et le phénomène d’individuation – ait surtout concerné les hommes. Ainsi, dans un premier temps, ils purent en s’autonomisant plus ou moins rééquilibrer le pouvoir-puissance qu’ils attribuaient aux femmes pour, ensuite, l’accroître en leur faveur. Alors l’exaltation de la terre-mêre de la part des femmes peut être considérée comme une compensation et un rappel de leur puissance. En même temps, ce culte de la part des hommes peut être considéré comme l’expression d’une culpabilisation d’avoir enfreint l’interdit fondamental : avoir brisé la continuité avec la nature et la continuité spécifique.

 

 

 

7.18. La pratique de l’interdit et de l’alliance donne d’autres dimensions au jeu et à la fête, dont nous avons déjà parlé en tant que pratique visant à célébrer un moment fondateur.

 

Le jeu est antérieur à Homo sapiens. Il existe chez divers animaux, tout particulièrement chez les carnivores. Il est certes en rapport à l’apprentissage, mais il exprime profondément la jouissance de la vie ; en outre à ce stade il témoigne également de l’incapacité totale de l’espèce d’inventer de nouvelles conduites, car celle qu’elle développe lors du jeu du jeu est la même que celle qu’elle affronte lorsqu’elle accomplit son procès de vie effectif, par exemple, lors de la chasse.

 

En conséquence le jeu va acquérir chez Homo sapiens une fonction d’anticipation ; il va permettre d’imaginer une conduite autre, à partir du moment où la rupture avec la nature a brisé l’immédiateté de la conduite et sa répétition.

 

En outre, étant donnée la remise en question qu’a impliqué la rupture, il est nécessaire d’assurer le cours des choses, c’est à dire de permettre au monde de persister, de l’empêcher de s’abolir. Dès lors, en tenant compte de la détermination d’imitation et de représentation du  jeu et de la pensée participante, puis sympathique, il va y avoir possibilité d’opérer des rites qui tendent à régénérer le monde ou à le maintenir, d’où le rapport du jeu à la puissance (mana, etc.), et essentiellement à la fête. Ceci s’effectuera ultérieurement pour célébrer chaque phase de la vie de Homo sapiens comme chaque phase de la vie et de la nature.

 

Le jeu s’exalte de l’apport d’une autre pratique surgie elle aussi de la mise en place de l’interdit et de l’alliance : la fête. Fête et jeu ne se réduisent pas l’un à l’autre ; mais chacun d’eux est présent dans l’autre : il y a une dimension de fête dans le jeu comme il y a une dimension de jeu dans la fête. Ce qui est essentiel c’est de situer que la fête peut célébrer un interdit ou sa violation en réactualisant celle-ci et c’est dans cette dernière que le jeu peut intervenir.

 

Mythe, rite, magie, fête sont plus ou moins intimement mêlés puis, au fur et à mesure de la séparation et de l’individualisation, ils s’autonomisent. Ensuite, certains éléments disparaissent comme le mythe, tandis que d’autres, comme le jeu et la fête, acquièrent plus de puissance parce qu’ils vont opérer en tant que phénomènes de compensation au sein du procès de vie communautaire, d’abord, puis de façon encore plus puissante, au sein du procès de vie sociale ; mais dans tous les cas Homo ludens n’est jamais qu’une détermination de Homo sapiens. Comme la connaissance dont ils dépendent, puisqu’il ne peut y avoir ni jeu ni fête s’il n’y a pas une représentation, ceux-ci fonctionnent essentiellement en tant que mécanismes de rééquilibration au sein des communautés. C’est d’ailleurs au moment de l’explosion festive que se manifeste le mieux la réalité biologique de l’espèce et ses tendances à enrayer son errance mettant en cause son être biologique, car la fête réinstaure l’alliance avec toute sorte d’éléments qui avaient été plus ou moins éliminés.

 

L’étude du jeu sera reprise ultérieurement, parce qu’il est une modalité d’être de l’espèce ; toute les activités, depuis les plus immédiates, visant à sa pérennisation, jusqu’aux plus médiates, telles les mathématiques, peuvent être conçues comme des formes de jeu.

 

 

 

7.19. Á  partir du moment où se développe la pratique de l’interdit, le psychisme ne peut plus être un simple flux où le conscient est ce qui se révèle au bout d’un procès qui ne présente aucune discontinuité. En revanche lorsque l’interdit opère il va y avoir un refoulé, un quelque chose qui n’est pas admis par la communauté, ultérieurement par l’institution représentant le pouvoir. Dès lors le langage acquiert une autre dimension : il est ce qui est apte à énoncer la pensée, le non interdit. Il peut servir, en outre, pour indiquer de façon cachée, ésotérique, l’interdit.

 

Lorsque ce refoulé – déterminé par des pratiques sociales – sera trop puissant, il constituera l’inconscient au sens psychanalytique et non plus au sens de non conscient, ou de ce qui ne l’est pas encore, ce qui implique que l’être humano-féminin inclut en lui un autre possible de vie qui pourra être un élément de blocage de la vie psychique. Alors le langage verbal sera l’outil de libération dans la mesure où il permettra de faire accéder au conscient, dans un dévoilement apte à être formulé par des mots, les éléments du conflit. Il sera possible de dire ce qui est interdit, et ce faisant, de décharger les tensions. Mieux, le langage verbal ayant une dimension simulatrice, il y aura un semblant d’effectuation qui opérera une catharsis profonde. Ceci s’opérera aussi avec l’art.

 

 C’est la coupure qui provoque le surgissement du contenu psychique de Homo sapiens. Puisqu’elle fonde un moment initial, elle implique qu’il y a un moment où quelque chose est, à la différence d’un autre où il n’est pas ; ainsi au mythe de la création correspond le mythe exprimant l’angoisse de la fin du monde qui est à la fois représentation et conjuration, corrélatif de la perception toujours plus aiguë de la mort comme fin, comme résolution en un vide, un néant, c’est à dire une négation de la totalité du vécu. Voilà pourquoi également, les passages réciproques des moments de veille au sommeil, rempli de rêves, secrètent en l’espèce le doute sur sa réalité et sur celle du monde. La brisure de l’immédiateté, on l’a maintes fois signalé, fait disparaître la certitude immédiate. En outre cette brisure est ferment d’une schizophrénie et de diverses formes de folie, laquelle à une dimension paléontologique.

 

« Les maladies du système nerveux doivent être considérées comme des réversions de l’évolution, comme des dissolutions » (Jackson, cité dans L’oreille et le langage  de A. Tomatis)[17].

 

La culture, la connaissance sont des mécanismes de rééquilibration en même temps que de réintégration de l’espèce dans une réalité. Mais lors de moments de crise, engendrés par des phénomènes naturels, ou dus à des heurts entre communautés, puis à des troubles au sein des sociétés, la peur fondamentale, celle de la fin du monde, en même temps que la perception d’une irréalité de celui-ci réapparaissent

La révolte des hommes et des femmes contre un ordre établi qui les opprime manifeste toujours une catharsis qui est souvent un piège. Car, ayant réussi à défouler dans une rébellion profonde toute une angoisse accumulée durant des décennies ou des siècles, ils s’imaginent avoir tout résolu, alors que tout est à faire. 

 

La religion s’est toujours présentée comme un phénomène de sécurisation contre l’angoisse ; elle a faitlittéralement chanter hommes et femmes à cause de cette peur déterminée par une représentation à laquelle on accorde une réalité intangible alors qu’elle est simplement le produit d’un comportement, justifié par cette représentation. Il en est de même avec le fameux traumatisme de la naissance.

 

L’espèce doit modifier son psychisme pour ne plus être prise au piège de ses représentations, comme on le voit très bien dans le cas de l’amour.

 

Il semblerait que beaucoup d’hommes et de femmes ne puissent pas aimer spontanément, immédiatement ; Il faut que l’être à désirer soit chargé pour ainsi d’une certaine force, puissance. Voilà pourquoi l’adultère aurait tant de faveur ; car dans ce cas le partenaire est normalement interdit. Il en est de même, à ce niveau, pour l’inceste.


Dans beaucoup de légendes racontant de grands amours, la passion forme paroxystique de celui-ci découle de l’infraction de l’interdit. Souvent ce dernier est tellement puissant que le héros a recours – volontairement ou non – à un philtre afin que l’amour puisse s’épanouir (Tristan et Yseult). D’où la théorisation, qu’il ne peut y avoir d’amour que s’il y a interdit (dit sous une forme banalisée : que s’il y a des obstacles). Ce qui implique qu’il doit toujours y avoir une médiation. Par elle l’amour prendrait réalité, force.

 

Avec le triomphe du mouvement de la valeur, puis du capital, un partenaire sera d’autant plus recherché qu’il sera valorisé (ici la valorisation ne concerne pas uniquement le domaine économique). Or si l’on tient compte que la valeur implique un interdit, puisque si on n’a pas l’argent correspondant à cette valeur on ne peut rien obtenir, on comprend que plus l’être est valorisé, plus il inclut une interdit puissant. Pour enfreindre ce dernier et accéder à l’autre, il faut une grande puissance résidant dans l’être humain ou féminin ou dans ses substituts.

 

Sous son aspect de valeur d’usage le phénomène se présente ainsi : plus une personne est prisée par d’autres, plus elle devient objet de désir, convoitée. Là encore l’immédiateté est niée[18].

 

Dans ces diverses pratiques il y a également manifestation de l’incertitude, du doute de la part de l’être individualisé, limité à ses seules capacités ; il se sent incapable d’une détermination ; négativement il manifeste une conduite communautaire : il cherche un appui auprès des autres.

 

Le rejet de la médiation et la revendication d’une immédiateté individuelle ne peut pas constituer une solution ; c’est tout le comportement qui doit changer, ce qui va nécessiter l’apparition d’une autre espèce d’Homo, chez qui la jouissance ne sera plus liée de quelque façon que ce soit à la rupture d’un interdit, mais à un phénomène éruptif dû à la manifestation particularisation de l’espèce dans le cosmos et de celle de son imaginaire produisant des individualités aptes à multiplier sa réalité[19].

 

 

 

7.20. Toute forme créée par l’homme, la femme, est, avons-nous dit, un interdit ; en précisant bien que dans ce cas il s’agit d’un acte de particularisation d’un tout qui implique une représentation interprétation de celui-ci. C’est donc une appréhension déterminée du monde, du chaos, une prise de position par rapport à celui-ci, mais ce n’est pas son double, son décalque, où on le retrouverait en totalité.

 

Ainsi au fur et à mesure que la coupure avec la nature s’aggrave, l’activité d’engendrement des formes deviendra importante en tant qu’interprétations de cette coupure et tentative de la surmonter. Ceci s’opère de façon nette dans l’art où s’expriment à la fois la  dynamique de l’interdit et celle des possibles. Cette dernière postule la destruction des anciennes formes pour rendre manifeste d’autres. Ce phénomène de destruction posant des moments de crise aura une importance considérable dans l’histoire de l’art sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Pour l’heure ce qui est essentiel c’est ce rapport entre la forme et l’interdit. Une preuve de l’importance de ce phénomène réside dans l’interdiction de donner une forme à la divinité, chez un certain nombre de peuples dont les juifs. Elle a certes d’autres raisons causales, mais il me semble qu’il est important de souligner la peur qu’avaient ces peuples de réduire dieu à une forme donnée, de l’enfermer dans un interdit qui le limiterait, alors qu’il est tous les possibles ; ils avaient peur de l’autonomisation de la forme par rapport au contenu ; l’interdit dictant en définitive sa réalité à ce qui, au départ, était déterminant.

 

Au niveau de l’art la dimension de l’interdit est pour ainsi dire redoublée, ce qui peut conjurer les tensions qu’il provoque et engendrer une catharsis (cf. tragédies grecques).

 

 

 

7.21. Nous avons vu que, à la suite de l’instauration de la pratique de la chasse, la forme communautaire avait évolué et qu’elle avait engendré la tribu formée de deux moïeties. Il est probable que cette dualité complémentaire eut une importance considérable en ce qui concerne la représentation. En effet, l’une était la référence de l’autre, celle qui lui permettait de se définir.

 

Il est possible que dans certains cas où la communauté pour des raisons variées et  difficiles à inventorier – sinon à la suite d’une étude minutieuse fort longue, qui risque de ne pas épuiser son sujet par manque de données – la communauté annihile la participation. Dès lors il lui faut trouver à l’extérieur d’elle un élément référentiel de représentation. Ainsi on peut penser que les hébreux par suite de leur immersion au sein d’un autre peuple, les égyptiens, en arrivent à une soudure où, parfois, même les séparations entre les diverses tribus s’estompent.

 

Si, en outre cette communauté s’est séparée de la nature comme ce fut le cas de la communauté juive, on comprend l’importance considérable essentielle de ce dieu chez les hébreux : il est leur communauté référentielle sans laquelle leur communauté réelle, tangible, perd toute réalité.

 

Plus globalement avant l’instauration de l’interdit on avait une organisation rayonnante de la communauté, ensuite naquit le dualisme et l’on peut faire une analogie avec l’évolution de la totalité du monde animal où l’on constate un phénomène similaire : passage de la symétrie rayonnée à la symétrie bilatérale. Or, il semblerait que cette dernière soit plus propice à la locomotion, point de départ de divers développements, dont le psychisme.

 

Le développement intellectuel de Homo sapiens a-t-il été stimulé par cette éruption du dualisme qui a envahi tous les domaines : interdit/non interdit, tabou/noa, sacré/profane, yin/yang, âme/corps, etc. ? On peut penser que ce fut un moyen d’orienter toute la représentation en fonction de la bipartition homme/femme et, à partir de là, de faire une investigation du monde qui permit de faire un vaste catalogue de celui-ci. Mais cette réduction dut souvent gêner le procès de connaissance.

 

Ce dualisme favorisant la dynamique du pouvoir, s'il fut contesté ne fut jamais éliminé. Il permit, en liaison avec l’interdit et l’alliance qui le fondent, le développement de la dynamique de l’exclusion qui atteindra sa plus haute manifestation avec le racket.

 

Parfois le dualisme se manifeste d’abord sous forme d’une opposition puis évolue sous celle d’une compensation qui peut apparaître presque comme une alliance, ainsi lorsqu’il y a rencontre entre communautés agricoles et matriarcales et des communautés pastorales et patriarcales ou bien lors de celle entre communautés barbares et l’empire romain.

 

On peut de même considérer le dualisme entre ancien et nouveau comme un phénomène compensateur et une alliance entre générations, à partir du moment où il y a eu fragmentation au sein de la communauté. On comprend le succès du conservatisme qui est un compromis et une rééquilibration. Maintenir la tradition c’est éviter la dissolution dans le présent ou l’évanescence dans le futur[20].

 

 

 

7.22. Le développement de la chasse s’accompagne de l’initiation de l’errance avec la fin de l’immédiateté, tandis que la représentation devient prépondérante en tant qu’élément intermédiaire entre hommes et femmes et leur réalité, représentation qui va souvent les piéger en posant des interdits ou des possibles qui n’auront pas de fondements dans le concret. Ce qui est le plus important c’est qu’elle va masquer le phénomène biologique, ce qui permettra d’affirmer que l’homme n’est pas un animal, et qu’il se distingue de tout ce qui est dans la nature.

 

Il n’y a pas de continuité absolue entre la chasse et la guerre et il y a un long développement entre la chasse proprement dite et la chasse en vue d’éliminer, de vider un territoire de ses habitants, afin de s’y installer.

 

Le comportement que détermine la chasse peut se retrouver dans d’autre activités humaines, féminines, ainsi de la séduction ; avec une différence importante c’est que le chassé n’est jamais chasseur, mais le séducteur est souvent séduit, et, d’autre part, le séducteur doit souvent séduire parce qu’il a été séduit ; enfin il peut séduire pour accéder à un statut de l’existence : être séduit c’est être attracté d’une sphère d’existence à une autre où il n’y a plus de différence, mais un sens de vie, etc... C’est l’aspect piège multiple de la séduction.

 

Au sujet des conséquences de la chasse, on peut considérer que les interdits ont joué le rôle de béquilles, de prothèses pour l’espèce qui ont pu limiter les débordements de violence et d’atrocités.

 

En ce qui concerne les phénomènes de compensation (en rapport à l’alliance) et de rééquilibration, ils ont opéré dans tous les domaines de l’activité spécifique tout particulièrement dans celui de la représentation, ce qui a permis, par exemple, au moment de l’irruption du discontinu, de réintroduire le continu. Ainsi le raisonnement par analogie correspond à une mise en opérationnalité du continu. Or l’analogie est en liaison étroite avec les tropes au sein desquelles il y a une espèce de dialectique du tout et de la partie, du continu et du discontinu, en même temps que le phénomène de représentation se reproduit à divers niveaux. Ainsi, par exemple, dans la métonymie, la partie représente le tout. On dit aussi: la partie vaut pour le tout. Sous cette seconde forme joue un opérateur de la connaissance qui surgit plus tard et qui est également en rapport avec la représentation: la valeur.

 

C’est grâce à la connaissance que Homo sapiens a pu accomplir son procès de vie[21] et s’affirmer en tant qu’espèce ; ce qui nous conduit à nous demander si l’instauration des interdits avec la dynamique complémentaire des possibles ne fut pas l’élément essentiel dans l’activité du négatif dont parle Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, pour parvenir à la connaissance de soi de l’espèce.

 

À l’heure actuelle il y a tous les éléments nécessaires pour établir rigoureusement cette connaissance et il n’est plus possible de ne pas tenir compte de la dimension biologique de l’espèce, non dans le sens de quelque chose de déterminé par une science, la biologie, mais dans celui où l’on se réfère à une donnée concrète : l’activité du corps de l’espèce qui est étudiée par la biologie. On est donc parvenu à la fin d’un cycle, et la chasse existe toujours, exerçant une fascination sur beaucoup d’hommes, non seulement en tant qu’activité concrète, mais en tant que paradigme d’action chez des auteurs aussi différents que R.Thom ou C. Castaneda[22]. Il s’agit de l’éliminer pour que puisse se dérouler la mutation nécessaire. Ce faisant une autre espèce émergera parce qu’en même temps que cette élimination, toutes les conséquences de la chasse disparaîtront aussi (carnivorisme, dualisme, phénomène de compensation et d’alliance). Le procès de connaissance n’opérera plus en tant qu’intermédiaire distanciateur et conciliateur d’avec la nature. Il réalisera une nouvelle intégration-immédiation dans la nature et exercera donc une nouvelle fonction dans le procès de vie de l’espèce.

 

Le procès de création – très à la mode de nos jours – dont le procès de connaissance est une manifestation, ne peut vraiment se développer que si l’espèce se met en continuité avec le devenir nature et s’enfle du pouvoir de création du cosmos lui-même. Alors l’espèce apparaîtra bien comme une particularité et une jouissance de celui-ci.

 

 

 

 

 

CAMATTE Jacques

 

 

Février 1986.

 

 

   

 

 



[1]      Toutefois il convient de limiter cette thèse car il nous semble peu probable que les hommes aient mangé des animaux morts depuis longtemps, bien qu’on doive  tenir compte que lors d’une période glaciaire leur conservation post-mortem ait pu être beaucoup plus longue.

 

         En revanche je doute fort que les Homo sapiens aient chassé en utilisant le feu et commis d’énormes carnages. En effet certains préhistoriens nous décrivent des chasses où les Homo sapiens acculaient des animaux aux bords de falaises du haut desquelles finalement ils tombaient à cause de la frayeur que leur causait le feu manipulé par les hommes. Deux objections importantes :

 

1.     Difficulté de manipuler le feu sur une vaste échelle afin de le faire progresser dans une direction déterminée.

2.     Comment concilier ce carnage avec le respect de la vie que tout un chacun s’accorde à reconnaître aux primitifs et donc, par récurrence historique et affective, aux Homo sapiens d’il y a 40 000 à 50 000 ans ?


         Á l’heure actuelle il existe des ethnies qui ne chassent pas et ne tuent pas d’animaux, mais vivent de cueillette et mangent surtout des fruits. Ainsi les Tasadai des Philippines découverts récemment. Pour A. Janov, «ils incarnent l’humanité primale authentique» (L’amour et l’enfant, éd. Champs Flammarion, p. 174).

 

 

[2]        Il y a un phénomène important à signaler à ce propos: l’âge des premières menstrues a diminué dans toutes les sociétés capitalistes. Or, le carnivorisme a augmenté depuis plusieurs années dans ces mêmes sociétés, ainsi d’ailleurs que la consommation des divers produits nuisibles à la santé de l’espèce. N’y aurait-il pas – si on accepte la thèse que la menstruation est un mécanisme d’élimination des toxines, c’est à dire de substances nuisibles au développement de l’organisme – une tendance à augmenter le phénomène d’élimination. Cela pourrait être d’autant plus vrai que de façon complémentaire l’âge de la ménopause tend à s’élever.

 

         Toutefois d’autres phénomènes doivent intervenir. En effet l’âge de la puberté tend à diminuer chez les hommes, toujours dans les mêmes sociétés. Il est difficile de replier cela à un phénomène d’excrétion ; mais on peut envisager l’explication selon laquelle l’individu étant menacé d’une dégénérescence plus rapide due à un mode de vie aberrant, il y ait une tendance à une reproduction plus précoce afin d’assurer la pérennité de l’espèce.

 

         Ce phénomène qui a eu son importance dans les années 60 de ce siècle en contribuant à catapulter la jeunesse contre la vieille génération, est très préoccupant parce qu’il va à l’encontre de l’anthropogenèse qui se caractérise par une juvénilisation c’est à dire par un allongement de la phase juvénile. Il devrait plutôt y avoir une sexualisation plus tardive, permettant l’accroissement de la phase d’acquisition proprement dite, celle de l’immédiation profonde qui assurerait à l’être humano-féminin une assise plus puissante pour pouvoir affronter les médiations diverses et l’intégration de connaissances multiples qui peuvent être grosses d’une coupure-distanciation d’avec la nature et la communauté. Ceci conduirait à un allongement de la vie et à une diminution de la population, tout au moins dans une première phase, la plus essentielle, c’est-à-dire celle qui devrait commencer dès maintenant, afin d’enrayer la surpopulation.

 

         On constate que toute la culture actuelle tend à réduire la phase juvénile (de même qu’elle tendra à supprimer la vieillesse, peut-être en supprimant purement et simplement les vieux et les vieilles). En effet l’obsession sexuelle et le pansexualisme, celle de l’innovation comme attribut univoque de la jeunesse lié à la nécessité d’une productivité immédiate, conduisent à considérer que seulement les jeunes sont des êtres valables parce que productifs et efficients. Ceci est encore renforcé par la caution qu’apporte la science. En effet beaucoup de biologistes tendent à considérer que l’activité innovatrice du cerveau ne serait effective qu’entre quinze et trente ans. L’obsolescence ne concerne pas seulement les machines, elle frappe de façon implacable et de façon précoce la majeure partie de l’humanité !!

 

         Cette tendance en croise une autre : celle d’abolir la sexualité en tant que phénomène d’immédiation, de sensibilité profonde ; d’où la production de jeunes hommes et jeunes femmes en tant qu’organes supérieurs intégrés dans le mécanisme de l’ordinateur : cerveaux réflexifs d’un complexe machinique, cerveaux détournés de leurs bases biologiques. Dans une phase ultérieure, à laquelle rêvent divers futurologues, les machines ayant leurs cerveaux, hommes et femmes deviendront superflus.

 

 

[3]        Etant donné qu’au sein de Homo sapiens les hommes présentent le caractère de la mobilité, il est fort probable qu’au début ce sont eux qui durent quitter leur communauté pour aller dans celle des femmes avec qui ils s’appariaient. Il y eut un « échange d’hommes » avant que ne s’instaure un « échange de femmes ». La variation du     (En réalité la sexualité, l'union de deux noyaux provenant d'êtres différents, est à l'origine un phénomène de symbiose. Note de octobre 2019.) contenu de l’échange a marqué un moment important dans le devenir de Homo sapiens.

 




[4]        Nous ne pensons pas qu’il faille parler de reflet, car l’action était immédiate. Le marxisme officiel que professent, dans ce livre, Raoul et Laura Makarius est souvent inadéquat pour effectuer une compréhension des 

phénomènes que nous étudions. Mais ce qui importe c’est leur apport fondamental et, dans le cadre de cette étude, soulever ce que nous considérons comme des insuffisances n’a pas beaucoup d’intérêt. Nous reviendrons ultérieurement sur certaines parties de leur œuvre.

 

         Signalons certains faits qui montrent l’importance du sang dans la symbolique et dans la pratique de Homo sapiens: l’utilisation de l’ocre rouge pour symboliser le sang ; l’importance des saignées au XVII° siècle. Cette pratique implique que le sang était considéré comme le principe vital par excellence dont il fallait contrôler la quantité. Cette conception prédomine encore comme le montre la thématique mythologique au sujet du don du sang en vue de  transfusion sanguines, où les vieilles croyances sont à peine voilées.



 

[5]        Cf. « Gloses en marge d’une réalité » qui parut initialement en version italienne dans Emergenza et qui a été publié dans le numéro spécial de avril 1986.



 

[6]        Dans un article paru dans Le Monde  du 21.11.1981, H. Fesquet aborde la question du cannibalisme chrétien pour le justifier. Il cite d’abord Freud: « Il y actuellement de bonnes raisons pour que, dans la vie moderne, on ne tue pas un homme pour le dévorer, mais aucune raison quelle qu’elle soit, pour ne pas manger de chair humaine » (Lettre à Marie Bonaparte du 30.04.1932). Puis il ajoute: « si en effet, on peut être anthropophage sans avoir à tuer, on ne voit pas pourquoi la morale s’y opposerait. Le rejet du cannibalisme est irrationnel : il s’apparente à la peur ».

 

         On voit là comment fonctionne la pensée autonomisée, expression de la coupure de l’espèce par rapport à la nature. Manger ou non de la viande n’est pas un problème moral, mais un problème biologique : est-ce ou non compatible avec l’organisme fémino-humain ? La réponse est non.

 

         En outre cet argument opère dans la thématique de la justification-déculpabilisation : si vous ne tuez pas, vous pouvez manger. Dès lors il n’y a plus de peur et la raison triomphe. Il suffit d’un artifice pour que ceci puisse pleinement se réaliser. Avec la division du travail et la transformation de plus en plus totale des produits, on a d’une part des hommes strictement spécialisés dans l’abattage des animaux et, d’autre part une présentation des produits qui escamote leur provenance, de telle sorte que le morceau de bœuf, de mouton ou de porc emballé dans un morceau de
plastic est comme l’hostie, c’est de la viande et c’en est pas.

 

         Qui nous dit – si on suit la logique de Fesquet – qu’on ne puisse pas faire consommer de la chair  humaine (et non de la viande humaine, car même là Freud fait une différence entre animaux et humains !) en prétextant la pénurie de protides, la faim dans le monde, etc. Ce sera très rationnel !

 

         Ensuite Fesquet nous inflige toutes les banalités sur les rapports entre amour, sexualité et nutrition.

 

         Puis il passe à la question essentielle: « La communion est-elle du cannibalisme ? Par sa visée c’est indéniable ». « Manger Dieu c’est se diviniser ».


         Suit une nouvelle levée de culpabilisation possible :

 

         « Que la présence du Christ soit totale ("réelle " dans le pain et le vin comme l’affirme la théologie catholique) donne à l’incarnation un prolongement inouï et fait perdre à l’incorporation, effet du cannibalisme, tout caractère de cruauté. Ici, la violence de l’amour se fait silencieuse, pudique ».

 

         « Manger et être mangé sont les deux pôles de l’amour, image inversée de la haine ».
 

         Il est curieux comme ces spiritualistes en restant à une détermination archaïque et subalterne (désormais) de l’amour. En effet on peut considérer que la reproduction sexuée est au départ (il y a probablement 1 200 millions d’années) un acte de nutrition-assimilation; elle a depuis acquis au sein de tout le monde vivant et particulièrement au sein de l’espèce phylum des déterminations qui vont bien au-delà. Ce qui fait que l’amour ne peut pas être assimilé à un acte de prédation où la violence au sens banal du terme serait opérante.



     (En réalité la sexualité, l'union de deux noyaux provenant d'êtres différents, est à l'origine un phénomène de symbiose. Note de octobre 2019.)

 

         La religion chrétienne pour justifier ses archaïsmes en arrive maintenant à justifier ceux des "religions" antérieures (« C’est la vertu du christianisme, qui a poussé sur le terreau des religions antérieures, d’en avoir assuré le meilleur… » nous dit Fesquet) alors qu’auparavant elle se posait exclusivement en illuministe par rapport à elles. Pour justifier l’errance qu’elle incarne, elle doit glorifier toute l’errance humaine

 

         En définitive, pour récupérer la jouissance du corps qui risque par son éruptivité de foutre en l’air toute la représentation ascétique et réductrice de la religion chrétienne, on recourt à la justification de toutes les tares de l’espèce.

 

         Cet article faisait partie d’un dossier où il était question des accusations portées contre Bokassa qui aurait mangé de la chair humaine, d’un japonais qui l’aurait fait réellement ainsi que des passagers d’un avion uruguayen qui furent contraints de manger leurs semblables morts, afin de survivre et, enfin, d’un article au sujet de Kings and cannibals , livre où l’on trouve la justification de l’anthropophagie par la nécessité de se procurer des protéines.

 

         Ainsi on avait également l’argument scientifique qui fait partie d’une représentation justificatrice tout aussi débile que la représentation chrétienne.

 

         Enfin pour en revenir à l’argument illuministe de Fesquet à propos du rejet du cannibalisme en tant qu’acte irrationnel, il est bon d’indiquer ceci : l’on peut concevoir que dans des cas tout à fait exceptionnels des hommes et des femmes puissent y avoir recours. Mais il faut ajouter que normalement les êtres humains devraient habiter dans des zones géographiques où les rigueurs climatiques ne les conduisent pas à  de tels extrêmes (cf. le cas des esquimaux). En outre, il ne faut pas oublier que normalement les êtres humains ont des capacités de jeûne qui dépassent en durée, celle pendant laquelle ils doivent attendre d’être secourus.

 

         Étant donné l’interférence de nombreux facteurs au sein du cannibalisme, il n’est pas oiseux de penser que celui-ci a toujours été plus un acte de représentation qu’un acte concret. Ainsi on peut se rendre compte à quel point l’espèce peut se laisser piéger par des représentations thérapeutiques: celles qui veulent abolir la coupure, par exemple, manger pour refaire l’unité. Il s’agit donc d’en finir avec elles et non pas de rafistoler, bricoler indéfiniment – pratique compatible avec celle de la défense des divers rackets – mais qui n'a rien à voir avec celle  d’un accès de l’espèce à sa réalité profonde, celle où elle ne détruit plus, mais s’harmonise avec tout le continuum.


     

 

[7]        « Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la science leur découvrait.

Mais elles n’ont pas accepté, à peine ont-elles entendu, le plus profond message de la science : la définition d’une nouvelle et unique source de vérité, l’exigence d’une révision totale des fondements de l’éthique, d’une rupture radicale avec la tradition animiste, l’abandon définitif de l’  "ancienne alliance", la nécessité d’en forger une nouvelle » (Jacques Monod,  Le Hasard et la Nécessité, éd. du Seuil, p. 186).

 

         Monod exprime bien la situation à laquelle est parvenue Homo sapiens : la séparation totale, la solitude complète, mais il l’exprime avec le vieil opérateur de connaissance : l’alliance. Toutefois il ne précise pas comment va se réaliser la nouvelle.

 

         Si: « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émerger par hasard. Non plus que son destin, son devenir n’est écrit nul part. Á lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres » (idem. p. 194-195), avec qui l’espèce va-t-elle s’allier ?

 

         Il est curieux d’autre part de noter que l’alternative qu’il nous propose est de type manichéenne. Or les manichéens pensaient que la solution aux difficultés de l’humanité résidait dans la réalisation d’une gnose, d’une vraie connaissance.

 

         Chez  J. Monod, on a un repli sur soi qui implique une exaltation du procès de connaissance qui en vient à déterminer le comportement de l’espèce (l’éthique).

 

         « La connaissance vraie ignore les valeurs, mais il faut pour les fonder un jugement, ou plutôt un axiome de valeur. Il est évident que de poser le postulat d’objectivité comme condition de la connaissance vraie constitue un choix éthique et non un jugement de connaissance puisque, selon le postulat lui-même, il ne pouvait y avoir de connaissance "vraie" antérieure à ce choix arbitral. Le postulat d’objectivité, pour établir la norme de la connaissance, définit une valeur qui est la connaissance objective elle-même. Accepter le postulat d’objectivité, c’est donc énoncer la proposition de base éthique : l’éthique de la connaissance » (idem. p. 191).

 

         L’objectivité est la séparation absolue, qui n’est pleinement réalisable qu’à la suite d’une dépossession totale des êtres humains et féminins. Mais même alors il sera difficile de la définir de façon rigoureuse. En définitive, ce qui devait fonder la sécurité profonde, se révèle comme inaccessible, d’où un nouveau repli sur soi de l’espèce ainsi que des individus. La voie de J.Monod est celle d’un solipsisme et du despotisme.

 

         L’opérateur alliance est également efficace chez I. Prigoryne et I. Stengers La nouvelle alliance – Métamorphose de la science, éd. Gallimard) :

 

         « Dès lors, Jacques Monod avait raison, l’ancienne alliance animiste est bien morte… »

         « Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l’histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs et l’aventure exploratrice de la nature » (p. 296).

 

         Ce qui implique également la séparation d’avec la nature. Seule une immersion dans le procès de vie pourrait rétablir la continuité sans que ce ne soit une régression à un stade où toute réflexivité était impossible.



 

[8] Dans une note au passage que nous avons cité, E. De Martino aborde la question la question de l’existentialisme :

 

         « (…) l’existentialisme a mis en en relief un point obscur, un problème non résolu du rationalisme moderne : l’individu en tant que donnée. Mais au lieu d’amplifier la conscience historicisée d’un tel rationalisme jusqu’à dissoudre la concrétion de cette donnée du drame historique dans le faire magique de la présence, il a poussé la polémique si loin qu’il fait voler en éclats toute forme de rationalisme et qu’il a fini par promouvoir à la dignité de pensée non la solution du problème, mais l’expérience de la crise, même si elle a été vécue de façon passionnée. Maintenant à travers l’histoire de la magie la raison historique reprend ses droits, et elle en vient à nouveau à juger à son propre tribunal les prétentions de ceux qui voulaient la détrôner »

 

         En fait l’existentialisme comme toute philosophie exprime un phénomène du passé parce qu’elle arrive toujours trop tard. Ici il s’agit de l’intégration de l’individu dans la communauté du capital. L’angoisse de l’existence est due à la perte des anciens référentiels et référents qui fondaient l’individu qui apparaît maintenant dans toute sa nudité, privé de toute détermination, réduit à l’existence, dès lors qu’a disparu ce qui pouvait lui donner une charnalité : la société bourgeoise, remplacée par la communauté du capital.

 

         La limite de E.De Martino est peut-être de demeurer trop sur le plan de la personne, autre expression de l’existence et de son incertitude.

 

 

[9]    Simulation et production de simulacres occupent une place prépondérante au sein de la représentation chez Homo sapiens. C’est un point sur lequel il faudra revenir. Citons en attendant une remarque intéressante de Frazer dans Le rameau d’or  éd. Laffont, T. III, p. 642.

 

         « Le principe du simulacre est ancré si profondément dans la nature humaine, il a exercé une influence si forte et si variée sur le développement des religions et des arts, qu’il ne sera peut-être pas mauvais, même au prix d’une courte digression, d’illustrer par quelques exemples la manière dont l’homme primitif a tenté de l’appliquer à la satisfaction de ses besoins, grâce à la représentation de drames religieux ou magiques ».

 

         Quelle différence entre la production de simulacres par la magie et par l’ordinateur ?

 

         Cette passion pour les simulacres se retrouve dans la science-fiction (Ph. Dick : Le bal des schizo et Simulacres).

 

         Est-ce qu’Homo sapiens actuel n’est-il pas parvenu à la perception de son inessentialité ?


 

[10]       Cf. à ce sujet : Sedlmayr  La rivoluzione nell’arte moderna, éd. Garzanti, qui considère qu’un des phénomènes primaires constituant l’art moderne est l’aspiration à la pureté, à l’autonomie, c’est-à-dire l’absence

d’éléments venant d’autres arts, ce qui aboutit à la recherche de l’absolu.

 

         C’est le phénomène inévitable en période de domination formelle du capital sur la société caractérisée par la fragmentation complète de l’activité humano-féminine engendrant la compensation suivante : tenter sur la base de cette fragmentation de reconstituer une totalité.

 

         Curieusement cette tendance à la purification aboutit dans tous les arts à la production d’une mathématique particulière.

 

 

 

 

[11]       En voici un exemple:

 

         « Les grecs et les romains sacrifiaient aux déesses du blé et de la terre des victimes enceintes probablement pour que la terre fût féconde et que le blé gonflât dans l’épi » (Frazer, Le rameau d’or, T. I, p. 94).

 

 


[12]       L’anthropomorphisme des juifs qui s’exprime dans l’existence de leur dieu Yahvé est le moment extrême de ce phénomène parce qu’il a absorbé tous les anthropomorphismes unitaires et parcellaires. Pourtant, apparemment, le risque d’anthropomorphose semble disparaître puisque l’homme a été crée à l’image de Yahvé, mais c’est pour engendrer un risque de divinomorphisme conduisant à une idolâtrie. Dans tous les cas cette représentation sanctionne la séparation.

 

 

[13]       Le pouvoir semble s’être autonomisé non seulement à l’insu des hommes mais contre leur volonté. Ils le considérèrent comme un mal. De ce fait dans bien des cas, il était fui comme le montre Frazer dans le chapitre Le

fardeau de la royauté  in Le rameau d’or, t. I, pp. 486-500.

 

         Dans d’autres cas, il était limité par l’intermédiaire d’un nombre considérable de tabous ; ce qui empêcha, par exemple, l’autonomisation d’une royauté dans diverses régions de l’Afrique Noire (cf. également Frazer).

 

 

[14]       Ceci a été abordé dans Marx et la Gemeinwesen, cf. Invariance, série III, n° 5-6, pp. 79-97.




[15]       Il serait facile d’assimiler ce que nous décrit Frazer dans Le rameau d’or, t. I, p. 165 : « Les habitants d’Egghiou, district d’Abyssinie, engageaient des combats sanglants les uns contre les autres, village contre village, en janvier, pendant toute une semaine, et cela dans le but d’obtenir de la pluie », à une action de guerre. Or, c’est mpossible. En revanche un tel fait nous permet de comprendre que celle-ci est un phénomène fort complexe ayant absorbé en elle une foule d’autres opérant dans des domaines variés.

 

 

 

[16]       Chez le Christ il y a une ambiguïté : d’un côté il dit qu’il n’apporte pas de signe pour qu’on reconnaisse la validité de sa mission, d’un autre il fait des miracles pour la fonder. Il manifeste une semblable ambiguïté en ce qui concerne le pouvoir. Ces deux ambiguïtés se somment pour exprimer son incapacité à résoudre les problèmes posés par ce dernier.

 

         Chez certains révolutionnaires ce refus d’exhiber directement ou indirectement des signes témoigne d’une conception anti-volontariste du procès révolution. Celle-ci ne peut s’opérer que lorsque les conditions sont mûres. A ce moment-là il n’y a plus besoin de signes pour mettre les masses en mouvement.

 

         C’est lorsqu’il y a dissolution de la structure psychique que la recherche de signes devient obsédante. L’aliéné quête des signes afin d’adopter un comportement ; ce qui traduit son égarement, son incertitude. 

 

 

[17]       La dissolution de la structure de l’être humano-féminin s’exprime parfaitement lorsqu’il y a inhibition de l’activité d’un organe des sens aussi fondamental que celui du toucher (cf. par exemple, la névrose obsessionnelle et la phobie du toucher)

         Il est inadmissible de localiser strictement la maladie mentale au niveau du cerveau ou de l’encéphale. C’est tout l’organisme qui est atteint même si cela apparaît déterminant au niveau du cerveau parce que c’est là que se parachève

la représentation qui permet à l’homme ou à la femme de se situer dans le monde, dans la communauté du capital, et de le ou la sécuriser.


         Dans son livre posthume La fine del monde, E. De Martino a essayé d’étudier simultanément "le risque de la perte de la présence" en rapport avec celui de la perte du monde chez les primitifs, les enfants, les aliénés et il a trouvé des ressemblances remarquables ; il a abordé en outre la question d’atteindre la réflexivité, l’individualité sans perdre l’immédiateté, celle des rites en tant que garde-fous, etc.

 

         Les "primitifs" avaient bien saisi que la maladie mentale est une dissolution puisque c’est la communauté qui prenait en charge le procès de recomposition du membre défaillant.

 

 

[18]       Il est évident que tous les hommes et toutes les femmes ne sont pas assujettis inexorablement à ces

mécanismes, mais tous subissent leurs influences.

 

 

[19]       Ainsi on pourrait arriver à des manifestations similaires à celles que décrit S. Lem dans Solaris. Dans ce cas, l’accession à une pensée réflexive, consciente se fait sans séparation puisque c’est l’océan dans sa totalité qui y parvient et peut alors individualiser des formes, des expressions transitoires. Il eut été intéressant que S. Lem affronte, de façon approfondie, la question du rapport de cette continuité avec la discontinuité que constitue chaque homme qui cherche à prendre contact avec cet océan et réciproquement. Dès lors aurait pu apparaître la nécessité pour l’être humain d’accéder à la totalité-continuité. C’est ce que nous affirmons quand nous disons qu’il doit accéder à la Gemeinwesen. Pour que cela se réalise sur notre terre, il faut une réimmersion de l’espèce dans le procès de vie afin de retrouver la continuité avec tous les êtres vivants et, qu’ainsi, à travers Homo Gemeinwesen, se soit toute la vie qui communique avec d’autres êtres qui pourraient venir de divers mondes. Et l’on peut considérer que ceci pourrait se réaliser entre tout être vivant de notre planète et ces derniers. Alors on aura bien ce qu’a rêvé S. Lem.

 

         En fonction de ce qui précède, il nous semble que c’est faire une réduction énorme de l’œuvre de ce dernier, si on compare l’océan de Solaris à l’univers technologique qui se développe à l’heure actuelle.

 

         « Image d’un futur extrême, Solaris évoquera pour nous non pas cette onde éblouissante chère à Tarkovski mais l’ensemble des flux de la géographie humaine et économique. Flux matériels : ceux de l’échange. Mais aussi chaque jours davantage ; flux immatériels : ceux de l’information »  (p. 08).

 

         Ce que décrivent A. Bressand et C. Distler dans Le prochain monde (éd. du Seuil) est une portion d’univers terrestre séparé de tout le reste et dont l’existence implique tout particulièrement une non communication avec la totalité de la vie et sa destruction.

 

 

 

[20]       C’est aussi la conclusion de l’article de F. Gaussen dans Le Monde  du 06.02.1985 :  Le goût nouveau de la tradition, qui cite diverses revues ou livres traitant du problème d’équilibrer les tensions de la modernité par le poids du passé (thème déjà abordé par A.Toffler dans Le choc du futur). Ce faisant il remarque que les divers auteurs qu’il mentionne refusent de penser qu’il y ait des discontinuités. Ainsi Norbert Elias :

         « C’est en vain, qu’on chercherait dans le processus millénaire de transmission du savoir des découvertes ayant un caractère d’absolu commencement et de totale discontinuité ».

 

         En réalité ce sont les actions des hommes et des femmes qui ont opéré les discontinuités  favorisant le développement des connaissances, mais ils intègrent toujours le passé.

 

         C’est pourquoi la tradition réaffleurera en tant phénomène de compensation (cf. par exemple, depuis 10 ans, l’immense succès de tout ce qui est occulte), mais cela ne pourra pas changer le procès de fuite en avant actuel. Il n’y a qu’une action qui romprait avec tout le devenir antérieur qui pourrait avoir une efficacité.


 

         En outre il y a une donnée de mode dans ce qui advient : après le structuralisme qui exprime l’accès du capital à la communauté, on a un retour à l’histoire pour justifier cette communauté.

 

 

[21]       Une étude détaillée de tout le devenir d’Homo sapiens montrerait que le procès de connaissance aboutit en fait à un grand nombre d’impasses déterminant des stades auxquels diverses communautés ont pu se fixer.

 

 

 

[22]       La topologie encore plus que la géométrie fait penser à une science du territoire, ce qui lui donne une dimension éthologique qui peut expliquer la prégnance du paradigme de la chasse chez Thom.










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