9. Le
phénomène de la valeur.
Le phénomène de la valeur doit
être abordé – pour être traité de façon exhaustive – en même temps que celui de
la représentation. Il sera certes question de cette dernière, mais étant donné
qu’elle fera ultérieurement l’objet d’une étude détaillée, on ne peut prétendre
ici à une certaine exhaustivité. Il s’agit surtout, comme pour tous les
autres phénomènes, de situer les traumatismes et les infléchissements causés au
devenir de Homo sapiens par le surgissement de la valeur. En conséquence on
exposera dans la mesure du possible la genèse de la valeur et la formation d’un
nouvel État médiatisé par elle, en mettant en évidence que son surgissement
équivaut au posé d’une radiation cognitive, représentationnelle, qui va bouleverser
plus ou moins immédiatement tout le comportement de Homo sapiens.
Le phénomène de la valeur est
indissolublement lié à celui du capital. Il y a continuité et discontinuité
entre les deux. Continuité en ce sens que la première est en réalité la présupposition
du second ; discontinuité en ce sens que le capital parvient à
l’autonomisation et à la communauté, ce qui est impossible pour la valeur. La
discontinuité fut possible quand la séparation fut enfin réalisée. C’est ainsi
que nous avons présenté le phénomène capital dans divers travaux antérieurs.
Il semble bien que K. Marx ait
perçu ce phénomène global, comme on peut s’en rendre compte avec ce passage des
« Grundrisse » :
« Ce n’est pas l’unité
des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de
leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui
serait le résultat d’un processus historique ; c’est au contraire la
séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité,
séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et le
capital. Cette séparation ne s’opère que dans le rapport esclavagiste et le
sevrage, une partie de la société y étant traitée comme simple condition
inorganique et naturelle de la reproduction de l’autre ». (« Fondements
de la critique de l’économie politique », éd. Anthropos, t. 1, p.
451-452)[1].
En conséquence de quoi –
également – classes et individus ne peuvent apparaître dans toutes leurs
déterminations qu’avec le mode de production capitaliste.
Quand nous parlons de valeur,
d’individu, de classe, de capital, nous envisageons toujours un procès qui
implique tout un arc historique pour se réaliser. Aussi pour toute la période
précédant l’instauration de la domination du capital, nous affrontons ces
divers phénomènes à un moment de leur réalisation. L’utilisation du concept
n’est valable que parce que nous tenons compte que potentiellement il recèle ce
que le devenir ultérieur apportera (ou le possible d’intégration d’un élément
nouveau) ; sinon il y aurait inadéquation. Appliquer le concept d’Homme à
l’enfant n’a de sens que parce que ce dernier mûrira Homme.
Il faut donc penser chaque
élément (valeur, classe, etc.) du devenir en fonction du devenir intégral particulier
de cet élément mais également en fonction de la totalité. Toutefois il y a des
discontinuités essentielles qu’il ne faut pas escamoter.
En ce qui concerne la valeur,
il y a une discontinuité initiale qui opéra il y a des milliers d’années et – nous
l’avons vu et nous y insisterons à nouveau – il est difficile de situer son
moment exact. On devrait d’ailleurs plutôt dire qu’il y eut
« discontinuisation » plutôt que discontinuité (cette dernière
s’affirme dans une représentation synthétique, voulant abstraire et faire
saillir). L’autre discontinuité fondamentale s’opère avec le surgissement du
capital et, d’ailleurs, elle est en général contemporaine de révolutions ;
enfin, une discontinuité s’actualise de nos jours tandis que son effectuation
perce peu à peu dans certaines zones du globe et prendra de l’ampleur dans les
prochaines années : la fin du capital.
9.1.
Genèse et développement de la valeur.
Le phénomène de la valeur est
déterminant tout au long d’un arc historique qui commence bien avant que la
monnaie n’apparaisse vers le VII° siècle avant J.C. et qui tout en étant
intégré dans celui du capital, opère encore de nos jours. On peut l’appréhender
comme le comportement de l’espèce se séparant définitivement de la nature, en
même temps que la représentation de cette action même de séparation qui,
simultanément et de façon toujours plus percutante au cours du devenir jusqu’à
nous, opère au sein de l’espèce elle-même pour aboutir à la destruction de tout
lien immédiat entre les hommes et les femmes de la communauté-capital.
9.1.1. Un des plus grands traumatismes qu’ait connu
l’espèce est celui provoqué par le surgissement du mouvement de la valeur parce
que celui-ci ne peut advenir que lorsque se produisirent simultanément la
dissolution de la communauté, la formation des individus, de la propriété
privée, des classes, de l’État médiateur, phénomènes qui constituent à la fois
ses présuppositions et ses conséquences.
Ainsi avec cette advenue il
s’agit du bouleversement du rapport fondamental, du rapport au monde, de celui
des relations entre êtres humains, féminins, ainsi que d’un saisissement, d’une
appréhension d’un monde de plus en plus anthropomorphisé.
C’est l’articulation
essentielle du passage de l’espèce encore immergée dans la nature à l’espèce se
créant un monde artificiel, de plus en plus hors nature et ce parce que non
seulement il opère dans la dynamique de la scission comme le fait le phénomène
État, qui pose simplement l’espèce en discontinuité avec la nature, mais parce
qu’il fonde une positivité dans la mesure où la valeur tendra à fonder une
autre communauté.
Dit autrement, le mouvement de
la valeur est ce qui permet l’autonomisation des présuppositions sus indiquées
et donc leur accession à une existence strictement discernable et effective,
ensuite il s’autonomise par rapport à eux et les fonde ; ce qui pose deux
moments : celui d’une domination formelle et celui d’une domination
réelle.
Le mouvement de la valeur eut
tendance à émerger partout où ces présuppositions se vérifièrent, d’où la
grande diversité des formes parce que, comme nous l’avons déjà indiqué, dans
toutes les zones de développement de l’espèce il y eut une certaine tendance à
produire la propriété privée, l’individu, etc.. Mais cela ne s’est pas épanoui
partout ; en conséquence la valeur elle-même n’a pu atteindre le stade de
son effectivité. En outre dans certains cas, comme dans l’Orient chinois, la
valeur tandis réellement à s’autonomiser, mais cette autonomisation fut enrayée
par la communauté despotique ; aussi ce n’est qu’en Occident qu’elle put
parvenir à son effectivité et se transformer ensuite en capital.
Etant donné le traumatisme que
ce mouvement a opéré, on peut se demander qu’est-ce qui, en profondeur, a pu
déterminer sa naissance (persuadé que nous sommes que si un phénomène donné va
à l’encontre des pulsions profondes de l’espèce, il ne peut pas s’épanouir)
puisqu’il va à l’encontre de l’immédiateté humaine. On ne peut répondre à une
telle question qu’en envisageant tout le devenir anthropogénique dont le
déterminant avons-nous dit est la volonté d’intervention sur la nature, sur
soi-même ; et cette volonté est une autre manifestation de l’accession à
la réflexivité. Ainsi l’espèce tend à créer un autre monde en rupture avec celui
immédiat.
En tant qu’exaltation du
phénomène d’intervention, le phénomène valeur est celui où l’activité humaine
en tant que telle est placée au premier plan ; la nature devenant un
simple support (matériaux, objets de travail, outils) ce qui est une rupture
avec l’ancienne représentation où il y a participation. Ce n’est plus la
substance de la communauté – les membres de celle-ci – qui est fondement. C’est
l’activité de ces derniers qui va édifier une nouvelle substance qui sera
différenciée, discrétisée, puisque la communauté est fragmentée.
Ainsi, avec le mouvement de la
valeur une activité donnée va être mise au premier plan – activité spécifique
c’est-à-dire englobant les caractères des activités particulières comme celles
se déroulant dans l’agriculture, l’élevage, etc.. Par là se met en place
l’anthropocentrisme car tout est ramené à l’Homme et celui-ci est posé
essentiel et supérieur ainsi que l’illuminisme (Aufklärung) en tant que
justification plus ou moins rationnelle
(en ce sens que la raison est un résultat assez long à acquérir) de cet
anthropocentrisme et de la coupure d’avec la nature.
Avec l’instauration de la
valeur on quitte définitivement le monde de l’immédiateté. Il faut donc pour
comprendre sa mise en place, connaître toutes les médiations qui assurent son
advenue plénière.
9.1.2. Le mouvement de la valeur fonde originellement un
ensemble de pratiques qui permettent de faciliter les relations entre membres
de la communauté quand celle-ci se sépare activement de la nature et qu’elle
est de plus en plus fissurée avec perte irrémédiable d’immédiateté. Des
opérateurs vont naître pour articuler entre eux les membres de la communauté.
Ceci naît pour ainsi dire spontanément ; presque en un phénomène
biologique de compensation à un déséquilibre. Il y a là un engendrement de représentations
conscientes en vue d comprendre le procès en acte.
On comprend dès lors que le
phénomène de la valeur ait été interprété à l’aide, par exemple, de la
représentation mythique, en essayant de l’accommoder à la participation[2].
Le phénomène de la valeur
concerne tous les aspects du procès de vie des hommes et des femmes, mais c’est
au sein du mouvement des choses qu’il put pleinement se développer parce que
c’est là que la nécessité de la mesure fut absolument déterminante et c’est lui
qui va être paradigme pour tous les autres, de telle sorte qu’on pourra
comprendre la formation des différentes valeurs à partir du devenir de la
valeur concept économique, en tenant bien compte que le mot économie a, originellement,
le sens de gestion des éléments composant l’oïkos, le domus.
Diverses représentations
peuvent cependant parvenir à une élaboration plus précise avant celle de la
valeur. Il en fut ainsi pour le droit qui plonge ses racines dans le même devenir.
C’es fondamentalement grâce à
ce phénomène que l’espèce rompt avec la nature et se positionne en tant
qu’espèce supérieure, en discontinuité avec les autres : justification de
la séparation.
9.1.3. Dans ses divers travaux
traitant de l’économie, K. Marx n’a pas étudié le surgissement de la valeur. Il
a accepté un certain nombre de présuppositions sans en expliciter la genèse. Il
a exposé le procès de constitution de la valeur, c’est-à-dire celui de son
accession à l’existence effective, mais non celui de son apparition. Une
analyse des diverses présuppositions posées en tant que telles ou implicites va
nous permettre de cerner le problème.
Toutefois,
avant de procéder à cette dernière, il convient de bien délimiter ce que K. Marx
visait et ce que nous visons. Deux citations vont nous servir de repères :
« Nous partons de la
marchandise, de cette forme sociale spécifique du produit, en tant que
fondement et présupposition de la production capitaliste »
(« Résultat du procès de production immédiat », « VI° Chapitre inédit du
Capital », éd. allemande, Neue Kritik, p. 90 ; éd. française,
10/18, p. 268).
« La marchandise
en tant que forme élémentaire de la richesse bourgeoises, était notre point de
départ, la présupposition à la genèse du capital. Les marchandises
apparaissent maintenant en tant que produits du capital » (Idem.,
p. 91 – p. 73).
Ce que vise donc K. Marx
c’est, avant tout, à expliquer le phénomène valeur dans la dynamique de la
formation de la marchandise qui exprime cette dernière à un moment donné. Ce
qui nous importe c’est de comprendre ce même phénomène avant que les
marchandises n’apparaissent. Or il est malaisé de l’étudier parce que la valeur
est alors difficilement discernable ; sa forme de manifestation étant
moins apparente, ne s’étant pas assez séparée d’un contenu, d’une substance qui
n’a pas été pleinement produite. La valeur est trop incluse dans le
comportement total des hommes et des femmes et, nous le verrons, elle est
représentation de quelque chose, mais n’a pas engendré sa représentation.
On peut plus facilement
étudier les phénomènes lorsque la forme tend à s’autonomiser (ici la forme
marchandise). C’est en même temps gros de risques d’escamotage. En effet, les
marchandises, produits du capital, ont la même forme que les marchandises de
l’époque antérieure à ce dernier, mais elles ont un contenu différent. Elles
contiennent de la plus-value. Et finalement ce qui compte dans la dynamique
capitaliste ce n’est pas la marchandise, mais la plus-value.
La persistance de cette forme
a mystifié la plupart de ceux qui s’occupèrent de déterminer les caractères de
l’époque contemporaine. On a parlé de la société marchande, puis de la société
spectaculaire-marchande. Or, ce qui est déterminant, opérant, ce n’est pas la
marchandise, mais le capital. La forme persiste parce qu’elle s’est
autonomisée. Mais au cours du mouvement d’autonomisation il y a eu production
d’un contenu différent. D’autre part la fait que le capital ait dû prendre des
formes particulières produits d’une époque antérieure (marchandise et argent)
exprime qu’au départ il n’exerce qu’une domination formelle. Or, il a depuis
longtemps accédé à une domination réelle.
La pérennité de certaines
formes est liée au fait qu’il n’y a pas élimination des stades antérieurs ;
ils sont englobés. D’où le masquage du devenir en acte.
Ainsi, il faut préciser d’une
part la genèse de la valeur ainsi que la fin de celle-ci avec la domination du
capital et, d’autre part, l’extinction actuelle de ce dernier.
9.1.3.1. « Les choses sont en soi et pour soi
extérieures (aüsserlich) à l’homme et de ce fait aliénables
(veräusserlich) » (« Le Capital », éd. Sociales, L. I, t.
1, p. 98).
Pour K. Marx, ceci est une
présupposition liée à la constitution même de l’espèce, à sa relation au monde.
C’est une donnée anhistorique. Or nous l’avons vu, il fut toute une période où
l’espèce ne connaissait pas la séparation intériorité/extériorité : les
choses étaient des participations ; elles faisaient donc partie de l’être
humain. C’est à partir du moment où la communauté immédiate se dissout qu’il y
a cette scission entre ses membres et les objets, et que surgissent l’espace et
le temps. Or ce sont ces concepts fondamentaux qui permettent le développement
de la valeur en même temps qu’ils sont affinés à cause de son devenir[3].
Ceci implique qu’il va pouvoir
y avoir un mouvement d’extériorisation, d’aliénation et, en compensation, un
mouvement de reconnaissance, sinon le mouvement total serait enrayé. A partir
de là se posent de façon aiguë la thématique de l’identité, de la variabilité,
du changement et de la permanence[4].
« La valeur d’échange
peut seulement être le mode d’expression, la forme phénoménale
(Erscheinungsform) d’un contenu qui peut se séparer d’elle [on pourrait
traduire aussi par: qui peut s’en différencier, n.d.r.] » (« Das
Kapital in Werke », Dietz Verlag, t. 23, p. 51. Nous
donnons la référence en allemand parce que le passage n’existe pas dans la
traduction française).
On voit poindre ici l’idée que
le rapport entre les marchandises décalque celui entre les hommes. D’ailleurs k;
Marx écrit :
« Rappelons-nous
cependant que les marchandises ne possèdent une objectalité de valeur
(Wertgegenstandändlichkeit) que dans la mesure où elles sont des expressions de
cette unité sociale, le travail humain, que donc leur objectalité de valeur est
purement sociale… » (Idem., p. 62).
Le rapport de valeur, la
réalité valeur, qui existe entre les marchandises dérive en fait d’une relation
entre hommes, femmes, mais il détermine ensuite les rapports entre ces
derniers. En tenant compte qu’il n’y a pas une cassure entre les deux moments.
Nous pouvons exprimer cela
d’une autre façon : la valeur d’usage est valeur dans son immédiateté, la
valeur d’échange est valeur dans sa médiateté qui nécessite la médiation du
travail humain.
9.1.3.2. « En
tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail,
indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de
l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation
matérielle entre la nature et l’homme » (Idem., p. 58).
Ici encore, K. Marx considère
un présupposé comme une donnée éternelle (dans ce cas il faudrait parler d’une
éternité relative à l’espèce et non en soi). Le travail est en fait une forme
d’activité qui naît à un moment donné. Lorsqu’il y a travail, il y a
interpositions d’un rapport social entre les hommes, femmes et la nature. Il
n’y a plus d’immédiateté. Dit autrement, le travail inclut un rapport social
bien défini qui le détermine. On ne peut pas dire que le cueilleur travaille,
sinon on devrait en dire autant des castors qui construisent une digue.
9.1.3.3.
« Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il
suffit pour cela qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son
travail » (Idem., p. 56).
On doit noter que ceci
correspond à ce qui a été explicité au paragraphe 9.1.3.1..
« L’utilité d’une chose
fait de cette chose une valeur d’usage » (Idem., p. 52).
« Quand il est question
de valeur d’usage on sous-entend toujours une quantité déterminée ».
« Enfin, aucun objet ne
peut être une valeur, s’il n’est pas un objet utile » (Idem., p.
56).
Donc, au départ, les choses
n’ont pas de valeur. C’est un mouvement social particulier qui apporte la
déterminité valeur ; et l’on peut ajouter que cette dernière s’impose dans
la mesure où la communauté se transforme en société.
Mais il y a plus. Les choses
sont par elles-mêmes neutres. Elles ne peuvent avoir un intérêt pour l’espèce
que si elles sont utiles et ceci parce qu’elles satisfont un besoin.
L’utilité est donc
déterminante au départ. Toutefois, il y a déjà en germe ici une donnée de
valeur dans la mesure où il y a un plus ou moins utile au sein d’une dynamique
donnée qui est celle du positionnement des membres de la communauté au sein de
celle-ci. Le terme « valeur d’usage » renferme un problème.
Revenons à K. Marx :
« … leur valeur, un
caractère d’empreinte purement social » (Idem., p. 71).
N’y a-t-il pas aussi une
empreinte communautaire-sociale (puisque le phénomène se produit au moment du
passage de la communauté à la société) dans la valeur d’usage, dans la mesure
où ce ne sont pas n’importe quels objets qui sont utilisés et donc recherchés,
créés. Un usage est déterminé par la communauté ou par la société, il n’y a pas
d’immédiateté. Et ceci parce que simultanément il y a activation du procès
d’individuation. S’il y a immédiateté, le concept de valeur ne peut pas opérer,
parce qu’il n’y a pas comparaison, confrontation, qui nécessitent une
distanciation. Avant que ne naisse l’agriculture, les fruits cueillis puis
consommés par les hommes et les femmes n’ont aucune valeur d’usage. Ils font
partie de la totalité espèce-environnement. Il n’y a pas de choix. Les fruits
sont nécessaires et non utiles à l’espèce.
Pourquoi parler de valeur
d’usage ? La remarque de K. Marx n’est pas concluante :
« Si donc, au début du
chapitre, pour suivre la manière habituelle de parler ordinaire, nous avons
dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la
lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et
valeur [donc l’expression ‘valeur d’usage’ est un abus de langage, n.d.r.].
Elle se présente pour ce qu’elle est chose double, dès que sa valeur possède
une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur
d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme si on la considère
isolément » (p. 74).
La genèse de la valeur est
celle de la forme phénoménale qui ne relève pas du domaine naturel. Son
apparition implique une séparation de la nature, une séparation entre les
hommes, les femmes et les choses, ainsi qu’entre eux. On doit noter qu’il y a
toujours surgissement d’une relation et non d’éléments plus ou moins séparés.
En particulier, ici, aucun objet ne peut posséder tout seul une valeur
d’échange. Celle-ci a besoin pour se manifester d’un rapport social déterminé,
ce qui veut dire qu’au début de l’affirmation du phénomène de la valeur, il y a
obligatoirement une autre orientation des hommes et des femmes par rapport à la
nature et par rapport à leur communauté. A ce sujet, la remarque dd F. Engels
(Cf. « Le Capital », Livre I, t. 1, p. 56, note) :
« Pour devenir marchandise, le produit doit être livré à l’autre,
auquel il sert de valeur d’usage par voie d’échange », met bien en
évidence le phénomène.
Le phénomène de la valeur, il
faut y insister, implique la comparaison, donc l’existence d’une multitude de
supports à celle-ci. Mais les hommes ne se distinguent-ils pas par l’usage
avant de se distinguer par l’échange ? Donc le phénomène valeur est déjà
dans l’usage et pas seulement dans l’échange.
En fait, on doit poser que les
objets n’ont pas au départ de valeur, mais dès que celle-ci apparaît, ils
acquièrent deux modalités : une valeur d’usage (valeur pour soi) et une
valeur d’échange (valeur pour autrui). Ceci implique que le phénomène valeur
est plus ancien que ne le pose K. Marx. On peut dire également que celui-ci
s’est surtout préoccupé de la valeur dans sa détermination de valeur d’échange.
Or, elle est opérante bien avant que celle-ci ne prédomine. Ainsi
l’ostentation, si importante dans nombre de sociétés primitives, montre que
l’usage est valorisation, au sens littéral de donner une valeur plus grande qui,
originellement, se manifeste au travers d’une importance plus grande qui était
accordée à l’acte ostentateur.
L’apparition de la valeur
d’échange consiste en la manifestation d’une dynamique nouvelle, celle d’une
forme qui recherche et édifie un contenu,
une substance. Celle-ci sera le travail. En même temps surgit une autre
relation (ou un redoublement de relation) entre les hommes, femmes. Elle sert
tout d’abord de paradigme à entre les choses (produits) pour devenir à son tour
paradigme.
9.1.3.4.
En réalité au niveau où K. Marx raisonne il s’agit de la valeur devenant
grandeur quantifiable, quand il y a apparition des marchandises. Il s’agit d’un
monde où tend à prédominer la quantification et donc le discontinu. Pour
reprendre l’affirmation de K? Marx, on pourrait dire que la valeur d’usage est
une valeur non quantifiable directement, surtout au début de la manifestation
du mouvement de celle-ci. Elle ne peut l’être que par un détour. En effet il
donne comme exemple un sol vierge, des prairies naturelles qui dans leur simple
existence n’ont effectivement aucune valeur. Celle-ci ne peut venir que d’un
rapport déterminé entre les hommes qui vont accéder à ce sol, à ces prairies.
Ce qui quantifie la valeur c’est un nouveau rapport
entre les membres de la communauté devenant société, et entre eux et la nature.
C’est ici que nous retrouvons le travail et tout ce qui a conduit à sa genèse
(cf. chapitres antérieurs).
La difficulté à saisir le
moment de surgissement de la valeur et sa spécificité transparaît dans
l’imprécision de la terminologie marxienne. Ceci est probablement dû au fait
qu’il se préoccupe surtout de la marchandise.
« Le produit du travail
acquiert la forme marchandise, dès que sa valeur acquiert la forme de la valeur
d’échange, opposée à sa forme naturelle » (p. 74).
« Elles n’apparaissent
donc en tant que marchandises ou ne possèdent la forme marchandise qu’autant
qu’elles ne possèdent une double forme, une forme-nature et une
forme-valeur » (p. 62).
Ici, il semble qu’il y ait
préexistence d’une valeur dont la valeur d’échange ne serait qu’une forme
ultérieure, puisqu’elle est acquise. En outre, on ne peut pas dire qu’une
marchandise a une forme naturelle. Ce n’est que le matériau – pour le moins à
l’époque dont il s’agit – qui peut être naturel. Une table par exemple n’a pas
une forme naturelle, car il n’en existe pas dans la nature. Tout au plus
pourrait-on se poser la question de savoir si la forme table a une
correspondance dans la nature. En ce cas les hommes auraient copiés (mimésis).
En fait, l’existence de la table signifie déjà un rapport donné des hommes et
des femmes à la nature et des relations déterminées entre eux. Elle implique un
usage, un comportement, et la venue à l’existence de cet objet, de ce meuble
découle d’une attribution d’importance à celui-ci, ce qui est en germe, est un
phénomène de valorisation.
Ainsi, il apparaît également
que la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange ne proviendrait pas
du fait que la seconde dérive de rapports sociaux déterminés, d’une médiation,
car la première est elle aussi dépendante de relations bien définies entre
hommes, femmes, etc.. Il faut donc saisir quelle est (ou quelles sont) la ou
les médiations supplémentaires qui vont imprimer une différence entre les deux.
Revenons maintenant à la
remarque de K. Marx reportée plus haut, particulièrement à ce passage :
« … dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre… ». Il
semble donc encore une fois que la valeur préexiste. Pour mieux saisir ce qu’il
vise, il faut tenir compte de la phrase qui précède la remarque (dans le texte
allemand, en revanche dans la traduction française elle est placée à la fin
d’un paragraphe créé par le traducteur) : « Elle [la valeur, n.d.r.]
est quantitativement exprimée à travers l’échangeabilité (Austauchbarkeit) d’un
quantum déterminé de marchandise B contre un quantum donné de marchandise A. En
d’autres termes : la valeur d’une marchandise est constamment exprimée au
travers de sa représentation (Darstellung) en tant que « valeur d’échange » »[5].
Donc, au moment où les
marchandises s’affirment, il y a nécessité d’une représentation supplémentaire
de la valeur, ce qui signifie que celle-ci préexiste bien et que l’essentiel
dans son devenir c’est l’affirmation de représentations adéquates. Ainsi, on
peut mieux comprendre que pour K. Marx la valeur soit un concept et que le prix
soit une représentation.
9.1.3.5. « Dès le moment qu’un objet utile dépasse par son
abondance les besoins de son producteur, il cesse d’être valeur d’usage pour
lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d’échange »
(p. 98).
La valeur d’usage implique un
rapport à soi, on pourrait dire un usage pour soi, tandis que la valeur
d’échange implique un rapport à autrui. Ici encore, il y a en arrière-fond, en
quelque sorte, un continuum ; mais il demeure humano-féminin, c’est-à-dire
que c’est la communauté qui le fonde. Au fur et à mesure que celle-ci
disparaît, le mouvement de la valeur en créé un autre.
« La première forme de la
valeur c’est la valeur d’usage, le quotidien, ce qui exprime le lien de
l’individu avec la nature ; la seconde, c’est la valeur d’échange,
à côté de la valeur d’usage, régnant sur les valeurs d’autrui, à titre de
rapport social. Mais, à l’origine, elle était ce qui servait le dimanche, ce
qui était quelque peu au-dessus du besoin immédiat » (« Fondements… »,
t. 1, p. 115).
Les Grundrisse (« Fondements… »),
on ne doit pas l’oublier, sont un brouillon du livre « Le Capital » ;
il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve des imprécisions. Ici, il est
question d’individu. Or, au stade où la valeur d’usage est prédominante
(surtout à ses débuts), celui-ci n’apparaît pas en tant que tel. Il est encore
emmêlé dans un réseau inextricable. La séparation qui le fonde se produit corrélativement
à la constitution de la valeur d’usage. Et l’on doit noter que cette séparation
est celle d’avec la nature, qui opère en même temps à l’intérieur de la
communauté. Dès lors la valeur d’usage est le mode d’expression du rapport à la
nature et la valeur d’échange celui entre membres de la communauté. Ceci
implique que le contenu de ces deux déterminités de la valeur varie en fonction
du changement du rapport de l’espèce à la nature et des rapports entre les
membres de la société (puisqu’on passe de la communauté à cette dernière).
Lorsque la séparation s’effectue pleinement et tend à se parachever et qu’il y a un développement
autonome de l’espèce, avec le capital, on a obligatoirement évanescence de la valeur
d’usage comme de la valeur d’échange et, par là, de la valeur elle-même. Reste
alors à déterminer le devenir du capital sur lequel nous reviendrons dans un
chapitre particulier.
Enfin notons que dans cette
citation se trouve une imprécision en ce sens qu’il semble qu’il y ait
antécédence de la valeur d’usage et non affirmation simultanée des deux formes
de la valeur, tandis que cela implique que la valeur préexiste à la valeur
d’échange, ce qui n’est pas exprimé dans d’autres passages de l’œuvre de K. Marx.
Il importe donc de préciser la genèse de la valeur.
L’affirmation de la valeur
d’échange nécessite un accroissement de la quantité des produits. Cela nous
conduit à la question de savoir pourquoi femmes et hommes sont passés de la
cueillette (prédation) à l’agriculture, donc à la production, et pourquoi
désirèrent-ils accroître celle-ci au-delà de la satisfaction des besoins
immédiats (non réduits à la sphère tangible). Ceci a été étudié antérieurement.
« La forme équivalent se
développe simultanément et graduellement avec la forme relative ; mais –
c’est ce qu’il faut bien remarquer – le développement de la forme équivalent
est seulement l’expression et le résultat du développement de la forme relative
de la valeur » (« Le Capital », L. I, t. 1, p. 81).
Il faut un accroissement du
nombre de relations du type :
x
M A ↔ y M B
La forme relative est une
forme qualitative, elle est appréciative et elle est pour soi. On peut
considérer que son développement correspond au moment où c’est l’usage qui
prédomine. Et ce n’est que lorsqu’il y a une multiplicité de valeurs d’usage,
donc des usages très divers, que la forme équivalent peut réellement opérer. En
ceci réside une des raisons fondamentales qui ont poussé l’espèce au délire de
la consommation, comme les pratiques romaines nous l’attestent abondamment.
Enfin, à travers la première
citation apparaît bien qu’une présupposition à la clarification de ce que peut
être la valeur est le besoin. Celui-ci implique une quantification mais dominée
par la qualité.
9.1.3.6. « Á l’ensemble de valeurs d’usage de toutes sortes
correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genres,
de familles – une division sociale du travail. Sans elle, pas de production de
marchandises, bien que la production des marchandises ne soit pas
réciproquement indispensable à la division du travail » (Idem., p.
57).
Nous pouvons ajouter à
l’analyse de K. Marx, que pour qu’il y ait valeur, il faut qu’il y ait
dépendance, et que c’est une de ses présuppositions essentielles.
Nous avons vu comment avec
l’accroissement du procès de production qui n’est pas autonomisé – car, une
fois encore, le but de la communauté n’est pas de produire mais de se
reproduire – il y a adjonction d’une foule d’activités. Ce phénomène relaie
celui plus ancien également d’adjonction d’activités nouvelles à cause de
pressions écologiques, liées à des variations climatiques ou au fait que
l’espèce se répand dans des zones où les conditions ambiantales son
différentes. Ainsi le refroidissement conduit à l’acquisition d’une activité
nouvelle : la chasse, qui n’élimina pas la cueillette. Ce qui permit une
différenciation d’activités au sein de l’espèce (les hommes chassaient, les
femmes cueillaient), mais non comme on le dit trop souvent une division du
travail, parce qu’il n’y avait pas
division d’une activité préexistante et que le travail n’existait pas. On peut
dire que l’activité de l’espèce est polarisée selon le pôle mâle et selon le
pôle femelle, et qu’il y a complémentarité. Á partir de là surgit la possibilité
d’une floraison, d’une diversification selon les deux pôles. Ainsi les femmes
inventèrent l’agriculture sous sa forme horticole et la poterie ; les
hommes, l’élevage et la métallurgie. Mais il n’est pas possible encore de
parler de division du travail. Toutefois, nous l’avons vu, cela retentit sur la
structure de la communauté qui peut toujours englober ces diverses activités.
On passe d’une communauté immédiate liée à la nature (la communauté de tous les
êtres vivants), où il n’y a pas dissociation entre appartenance à la communauté
et appartenance à l’espèce, et où l’élément unitaire, qui n’est pas un
individu, s’affirme dans une plénitude rayonnante, à des communautés plus ou
moins médiatisées où va se produire une dissociation entre appartenance à la
communauté et appartenance à l’espèce, avec comme corollaire fréquent la
réduction de l’espèce à la communauté. Ceux qui sont en dehors de celle-ci ne
sont pas des hommes ou des femmes ; d’où la possibilité de les utiliser
pour les sacrifices par exemple.
Nous avons vu que la dynamique
de l’accroissement de la production, de la formation d’un excédent, était en
liaison avec celle de l’autonomisation du pouvoir. L’excédent pouvait être
séparé et accaparé, d’où le possible d’une autonomisation.
L’excédent – le surproduit –
va devenir l’élément déterminant de la vie de la communauté qui, dès lors, n’a
plus comme simple objectif de se reproduire en tant que telle. C’est le moment
où surgit la thématique de la dépendance et de l’autarcie.
L’adjonction d’une foule
d’activités engendre en même temps la nécessité d’une coordination entre elles
et d’une représentation du procès global ce qui, en corrélation avec la
dynamique de l’autonomisation du pouvoir, tendit à faire éclater la communauté
primitive et à conduire à sa reformation grâce à une médiation où le phénomène
de la valeur va jouer un rôle plus ou moins important selon que l’on a affaire
à l’Occident ou à l’Orient.
A ce moment-là s’affirme la
division du travail qui a pour base fondamentale la séparation de la ville et
de la campagne, laquelle est simultanément expression de la concentration du
pouvoir et de l’affirmation de la dépendance. Celle-ci s’exprime non seulement
dans les rapports des sujets vis-à-vis de l’unité supérieure, mais aussi dans
les rapports entre les diverses activités plus ou moins séparées devant
accomplir le procès total de reproduction de la communauté engendrant l’État
(communauté abstraïsée) et devenant société. Ici, l’excédent – le surproduit –
est essentiel pour faire vivre l’unité supérieure qui devient, de phénomène
immédiat engendré par le procès de vie de la communauté, médiation pour la
réalisation de celui-ci.
Dès lors se pose le problème –
au sein de ce corpus divisé et au sein des activités séparées – du positionnement
et de la confrontation[6]. Il s’agit de déterminer l’importance relative des
divers éléments séparés-divisés. En conséquence, le phénomène de la valeur par
son pôle de valeur d’usage – comme nous le verrons ultérieurement – intervient
dans la réalisation de l’État et de la société, mais il n’est pas déterminant.
Il y a une concentration de la
substance qui n’est plus celle immédiate de la communauté, mais celle de son
activité cristallisée, bien qu’elle ne soit pas encore le travail. Cette concentration
permettra justement l’instauration de la valeur et sa constitution à partir du
sommet.
Quand la propriété privée se
sera imposée et que la valeur s’épanouira depuis son rôle d’échange, alors la
division du travail prendra un nouvel essor et permettra à son tour un devenir
plus ou moins autonome du phénomène valeur.
Ajoutons que le travail
n’apparaît réellement en tant que tel, c’est-à-dire qu’il n’acquiert toutes ses
déterminations qu’en liaison avec ce dernier, qui a besoin pour s’imposer de
l’existence d’un surproduit. La vraie division du travail ne peut s’affirmer
que lorsque le phénomène de la valeur devient prépondérant dans la société et
la fonde (Occident), ou tout au moins devient u élément dont la puissance est
telle qu’il est apte à la modifier (Orient, Chine tout particulièrement).
Enfin, le développement de la
division du travail ne s’effectue pas selon un processus linéaire. Il se
produit presque obligatoirement, de façon périodique, une tendance à réunifier,
ce qui lui impose des limites. Parfois, il peut même y avoir une certaine
régression dans la mesure où le phénomène de la valeur est enrayé, voire
presque éliminé (période postérieure à la chute de l’empire romain en Occident,
par exemple)[7].
9.1.3.7. « De même, les valeurs d’échange des marchandises
doivent être réduites à quelque chose de commun dont elles représentent [ou
posent, Darstellen, n.d.r.] un plus ou un moins » (p. 53).
Une totalité, une substance
commune, doit être édifiée. Autrement dit, il y a séparation d’un continuum.
Celui-ci ne peut plus opérer comme référent, puisqu’il ne se trouve plus en
continuité avec les divers discreta qui tendent à s’autonomiser. Mais pour
qu’il y ait comparaison, mesure, il faut qu’il s’édifie un ersatz de continuum,
c’est la substance commune. K. Marx montre que c’est le travail qui édifie
cette substance[8].
« L’équivalence est en
fait la valeur d’échange d’une marchandise exprimée dans la valeur d’usage
d’une autre marchandise »
Cette phrase tirée de « Contribution
à la critique de l’économie politique » (éd. Sociales, p. 17) exprime
bien l’existence de ce continuum. C’est son instauration qu’il convient de
comprendre pour ensuite saisir comment le discretum, le discontinu, parvient à
s’imposer tout d’abord à partir du pôle valeur d’usage.
La nécessité d’une continuité
sous la déterminité de la compatibilité s’affirme également :
« La forme équivalent
d’une marchandise est donc la forme de son échangeabilité (Austauchbarkeit)
immédiate avec une autre marchandise » (« Le Capital »,
L. I, t. 1, pp. 69-70).
La marchandise ne peut être
échangeable que si elle est utile pour quelqu’un. On a là l’affirmation du
mouvement réflexif. Le mouvement de la valeur a imposé à l’espèce l’exigence
d’amplifier son aptitude à la réflexivité.
9.1.3.8. Chez K. Marx, la valeur d’usage est un concept qui
contient une dimension naturelle essentielle ; elle se révèle presque
comme une donnée immédiate. Cependant parfois ce concept semble recéler
également une dimension éthico-sociologique à laquelle s’ajoute une donnée normative, car il s’y trouve
incluse l’idée que c’est ce que l’espèce doit consommer parce que lui étant
imposé par la ou sa nature.
Le mot valeur a, dans
l’expression ‘valeur d’usage’ un contenu archaïque, non encore économique. Elle
indique ce qui vaut en tant qu’usage ; ce qu’on peut remplacer par :
ce qui a une importance, une essentialité en tant qu’usage.
La manifestation de la valeur
d’usage au sein du phénomène valeur témoigne chez K. Marx d’un moment où les
hommes et les femmes étaient liés à la nature, formant même originellement une
union. Toutefois ceci est implicite car non analysé, étant donné, nous l’avons
vu, qu’il accepte comme donnée immédiate la valeur d’usage qui a l’ambiguïté de
ne pas avoir de valeur et d’être valeur. Dans la mesure où elle est un produit
naturel, elle ne contient pas de temps de travail, mais son être est affecté
par son accouplement à la valeur d’échange qui lui transfuse sa déterminité de
valeur.
Ceci apparaît nettement quand
il parle des prairies naturelles (cf. le texte qui fait suite à la quatrième
citation du 9.1.3.3.). Lorsqu’il est question de produits engendrés par
l’activité humaine, il s’introduit alors un escamotage. En effet, parler de la
valeur d’usage d’une table c’est, en restant dans la thématique sus-indiquée,
escamoter l’activité humano-féminine qui l’a engendrée ainsi que le procès
social qui a imposé la table en tant qu’objet nécessaire.
En conséquence nous devons
considérer trois moments importants :
1- celui où les produits naturels
s’imposent à l’espèce ; il n’y a pas de choix ;
2- celui où le devenir de
l’espèce se séparant de la nature fait que des produits naturels autres que
ceux utilisés antérieurement acquièrent une nécessité. Il en est ainsi pour les
prairies naturelles à partir du moment où il y a eu invention de
l’élevage ;
3- celui où les produits ne sont
plus naturels, mais le résultat d’une activité de l’espèce laquelle est
déterminée par un nouveau comportement[9].
Le concept de valeur d’usage
est généralisé du troisième moment au premier et le procès de son engendrement
n’est pas envisagé. C’est ce qu’il convient de faire.
Considérant la valeur d’usage
comme relevant au moins en grande partie de la nature, K. Marx mit en évidence
le phénomène de séparation d’avec cette dernière en analysant le devenir de la
valeur d’échange. En outre, le fait de maintenir la dimension nature dans la
valeur d’usage le conduit à considérer l’espèce comme demeurant naturelle. Il y
a là une incomplétude dans son investigation.
Qu’il puisse en conséquence
parler de contradiction entre la valeur d’usage (qui serait le pôle nature) et
la valeur d’échange (qui serait le pôle social), est tout à fait
compréhensible.
On la trouve exposée dans
divers passages de son œuvre économique, nous choisissons ce passage des Grundrisse
parce qu’il se trouve au cœur d’un développement essentiel sur le devenir de la
valeur.
« Cette contradiction
entre la nature particulière de la marchandise en tant que produit et sa nature
générale en tant que valeur d’échange engendra la nécessité de se poser
dédoublée, une fois en tant que cette marchandise déterminée, une autre fois en
tant qu’argent » (« Fondements… », t. 1, p. 83).
Même s’il y a contradiction,
il nous semble que la donnée nature[10] ne peut plus intervenir ici. Elle opère entre les
déterminations de la particularité et de la généralité. En outre, elle n’est
pas du type explosif, c’est-à-dire du type de celles qui aboutissent, par suite
du heurt qu’elles recèlent, à la formation d’autres possibles, comme les
contradictions qui peuvent conduire à une révolution, mais du type qui fonde un
devenir intégratif puisque, effectivement, l’équivalent général puis la monnaie
permirent de résoudre cette contradiction.
Ceci étant, l’analyse que fait
K. Marx de la marchandise a une très grande importance non seulement parce
qu’elle explicite la valeur une fois qu’elle s’est développée et séparée de la
totalité communautaire, mais également parce qu’elle met en évidence des
phénomènes qui ont opéré lors de sa genèse.
« L’échange avec une
marchandise particulière ne suffit donc pas pour que la marchandise se réalise
d’un seul coup en tant que valeur d’échange et acquière l’action [incluant
l’idée d’une aptitude à une effectuation, n.d.r.] universelle de la valeur
d’échange. Il faut l’échanger contre un troisième objet qui n’est pas lui-même
une marchandise particulière, mais le symbole de la marchandise en tant que
marchandise, la valeur d’échange de la marchandise elle-même. Il représente
le temps de travail en tant que tel. Ce symbole, signe matériel de la
valeur d’échange, est lui-même un produit de l’échange, et n’est en aucune
façon la réalisation d’une idée conçue a priori. (En fait, la marchandise
utilisée comme intermédiaire de l’échange ne se transforme que progressivement
en argent, en symbole ; mais par la suite, un autre symbole peut tenir sa
place : dès lors elle est devenue un signe conscient de la valeur
d’échange).
Ce procès bien simple, le
voici : le produit devient marchandise, c’est-à-dire un simple élément
de l’échange. La marchandise se transforme en valeur d’échange. Pour
s’identifier à la valeur d’échange, elle s’échange contre un signe qui la
représente comme valeur d’échange en tant que telle. Etant ainsi devenue valeur
d’échange symbolisée, elle peut s’échanger, dans certaines conditions contre
n’importe quelle marchandise. Le produit devenant par là marchandise et la
marchandise valeur d’échange, il acquiert d’abord idéellement (im kopfe) une
double existence. Ce dédoublement idéel entraîne (et doit nécessairement
entraîner) que la marchandise apparaisse dédoublée dans l’échange réel :
en tant que produit naturel d’un côté, en tant que valeur d’échange de l’autre.
C’est-à-dire : sa valeur d’échange acquiert une existence matérielle
séparée de lui » (« Fondements… », t. 1, pp. 79-80).
« Comme la valeur
d’échange a une double existence – marchandise et argent – l’acte de l’échange
se décompose à son tour en deux parties indépendantes l’une de l’autre :
échange des marchandises contre l’argent ; échange de l’argent contre les
marchandises ; c’est-à-dire achat et vente » (Idem., p. 84).
Nous voyons donc se manifester
la séparation, l’abstraction en rapport avec la première et avec
l’universalisation d’un rapport, l’opposition entre celle-ci et la
particularité, voire l’individualité. A ce propos nous avons l’exposé d’un mode
de surgissement de l’individu :
« Il est [l’or, n.d.r.] à
la fois, par la forme, l’incarnation immédiate du travail général, par le
contenu, la somme de tous les travaux concrets. Il est la richesse générale en
tant qu’individu » (« Contribution… », p. 90).
En outre, ces citations
montrent l’importance de la médiation et comment celle-ci fonde, pose la
représentation, à partir du moment où elle s’autonomise, à tel point qu’on peut
affirmer : toute médiation est ou devient représentation (Vorstellung),
parce qu’elle est le point de rencontre des projections des extrêmes médiatisés[11]. Ceci nécessite l’idéellité, le fait que des
choses ou des rapports n’existent – à certains moments – qu’en idée, dans
l’imaginaire. Cela vient renforcer l’importance de l’imagination[12] chez Homo sapiens. Ceci s’accompagne souvent d’un
phénomène d’incarnation (Einverleibung), qui commence d’abord par
l’engendrement d’un être.
" … dans cette
marchandise exclusive [qui deviendra équivalent général, n.d.r.] la valeur
d’usage, bien que réelle, apparaît dans le procès même en tant que simple être
formel qui ne se réalisera qu’en se transformant en valeurs d’échange
réelles » (Idem., p. 26).
Nous avons traduit Formdasein
par être formel, et non par existence formelle, parce qu’il
s’agit bien de la formation d’un être. Marx montrera que la valeur d’échange ne
parvient pas à la véritable autonomie, ce que le capital réalisera. Il se posera
alors non seulement en tant qu’être mais en tant que human being, en
être humain : l’anthropomorphose du capital.
Ensuite nous avons
l’incarnation :
« Comme toutes les
marchandises ne sont que de l’argent représenté, l’argent est la seule
marchandise réelle. Au contraire des marchandises qui représentent seulement
l’être autonome de la valeur d’échange, le rapport social général, la richesse
abstraite, l’or est l’être matériel de la richesse abstraite » (Idem.,
p. 90).
On a également l’exposé de la
formation d’un continuum (par exemple le monde des marchandises qui implique la
valeur en tant que substance-continuum : « La valeur implique une
substance commune et toutes les différences ou proportions doivent se réduire à
de simples questions de quantité » (« Fondements… », t.
2, p. 396) et la mise en évidence de l’essentialité de l’immanence dans le
mouvement de la valeur sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
L’idéellité permit
l’élaboration de signes, de symboles qui sont nécessaires pour représenter le
discontinu (ce qui se manifeste pleinement dans les prix), quoiqu’un symbole
puisse représenter une totalité. Dans ce cas, celle-ci a été produite, elle est
médiate.
Toutefois K. Marx n’a pas fait
une théorisation du signe au sein des sociétés pré-capitalistes et capitalistes
parce que, tout d’abord, il s’opposait, à juste raison, à la théorie
conventionnaliste.
« Le mouvement des
échanges donne à la marchandise qu’il transforme en argent non pas sa valeur,
mais sa forme valeur spécifique. Confondant deux choses aussi disparates, on a
été amené à considérer l’argent et l’or comme des valeurs purement imaginaires.
Le fait que l’argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de
simples signes de lui-même, a fait naître cette autre erreur qu’il n’est qu’un
simple signe.
D’un autre côté il est vrai,
cette erreur faisait pressentir que, sous l’apparence d’un objet extérieur, la
monnaie déguise en réalité un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise
serait un signe, parce qu’elle n’est valeur que comme enveloppe matérielle du
travail humain dépensé dans sa production. Mais dès qu’on ne voit plus que de
simples signes dans les caractères sociaux que revêtent les choses, ou dans les
caractères matériels que revêtent les déterminations sociales du travail sur la
base d’un mode particulier de production, on leur prête le sens de fictions
conventionnelles, sanctionnées par le prétendu consentement universel des
hommes » (« Le Capital », t. 1, pp. 100-120).
En outre, le signe n’est pas
quelque chose d’engendré au cours du mouvement de la valeur, il est plutôt un
reliquat de sa période que, pour simplifier, ont peu nommer anté-économique.
Les produits devaient signifier la valeur d’un membre de la communauté,
permettre ainsi son positionnement, comme nous le verrons ultérieurement. Etant
donné que la nécessité de se positionner soit en tant que membre individuel,
soit en tant que membre d’une classe, s’est maintenue au cours du temps, il a
fallu que le mouvement de la valeur, dans son ample détermination économique,
soit apte à englober l’antique détermination afin de pouvoir dominer. Ainsi la
consommation ostentatoire vient se surajouter au phénomène de consommation
proprement dit, pouvant parfois le déterminer. Toutefois sa non prise en
considération (sans oublier que K. Marx s’est aussi préoccupé de ce type de
consommation, en rapport particulièrement avec la question de la production des
objets de luxe) ne nuit aucunement à la compréhension du phénomène valeur.
Mais, dans la mesure où le capital est devenu représentation et que son être
effectif s’évanouit (autre formulation possible de sa mort potentielle), il
nous faut prendre en considération la dynamique du signe en connexion, en
particulier, avec les clarifications de K. Marx sur le fait que les
marchandises doivent signifier entre elles leur contenu et ce en rapport avec
la thématique de la reconnaissance. A partir de là, on pourra donner une
explication plus rigoureuse – ne serait-ce que parce que parce qu’elle sera
intégrative – des formes de manifestation de la communauté capital que certains
ont nommé société du spectacle, société
des simulacres, etc.[13].
En rapport avec la thématique
du signe il y a sa complémentaire : celle du miroir.
« La valeur d’une
marchandise, de la toile, par exemple, est maintenant représentée dans d’autres
éléments innombrables. Elle se reflète dans tout autre corps de marchandise
comme en un miroir » (« Le
Capital », L. I, t. 1, p. 96).
De même à propos de la forme
valeur générale :
« Les quantités de valeur
projetées comme sur un même miroir, la toile, se reflètent
réciproquement » (Idem., p. 79).
Dans ce cas également K. Marx
n’a pas développé tout ce que cela impliquait. Nous y reviendrons
ultérieurement.
9.1.3.9. Ainsi, à partir d’une analyse de l’œuvre de K. Marx nous avons pu constater
que le surgissement de la valeur implique la formation de communautés (devenant
des sociétés) où il n’y a plus d’immédiateté, où s’effectue une augmentation de
la production, de la population, où l’activité est devenue travail qui subit
une division, où s’imposent propriété privée, individu, espace, temps, la
dépendance qui remplace la participation. C’est le passage au discontinu et au
quantifiable. Il s’agit donc d’un phénomène qui investit la totalité de la vie
des hommes et des femmes mais qui, comme on l’a déjà signalé, n’atteindra sa perfection que dans le domaine
des produits de l’activité de l’espèce et ceci dans une aire bien délimitée du
monde.
Il nous faut maintenant tenter
de préciser comment le phénomène de la valeur a surgi et s’est imposé.
Une fois ceci réalisé, il ne
nous restera plus qu’à renvoyer à l’œuvre de K. Marx en ce qui concerne tout
son développement à partir de la réalisation de la forme marchandise.
9.1.4. Le point de départ de la dynamique de la valeur
est inséparable de l’autonomisation du pouvoir qui se sépare du membre
communautaire, ce qui va le rendre mesurable. Il faudra un long processus pour
que leurs devenirs divergent ; même alors ils connaîtront des interactions,
surtout durant la période où les relations entre membres de la communauté
restent prépondérantes.
Á ce propos, il est vain,
voire absurde, de vouloir repérer une instance déterminante, économique ou
politique, dans le devenir des communautés originelles, puisqu’il n’y a ni
politique, ni économie, ni religion. Le problème est d’essayer de comprendre
comment ces différents éléments surgirent. En outre, on ne résout rien non plus
si l’on résorbe l’espèce dans des déterminations purement biologiques, car
elles ne constituent qu’un fondement.
Nous avons vu comment émergea
le pouvoir et nous avons insisté sur sa dimension discontinue. On peut dire que
le mouvement de la valeur est né de la nécessité de le représenter et ceci que
ce soit le pouvoir en tant que prestige ou que ce soit le pouvoir politique, le
pouvoir sue les hommes et les femmes et le pouvoir sur les choses. La valeur
apparaît comme le reflet-représentation immédiat dans la mesure où le prestige
implique une importance qu’on accorde, une admiration, une estimation (les
honneurs).
Á ce stade c’est l’usage
immédiat, non médiatisé par l’utilité qui est opérant : un membre de la
communauté se comporte de telle façon qu’il en retire un certain prestige qui
est mesuré en quelque sorte par l’importance, l’estime, etc.. Il n’est que si
il est exercé et ceci découle de la fonction que ce membre, devenant chef,
opère dans cette communauté.
Ainsi s’impose la nécessité de
la reconnaissance, inopérante sans la représentation qui, nous l’avons indiqué,
prendra une grande ampleur lors de l’épanouissement du phénomène valeur, comme
Marx le mit en évidence.
Il s’établit un mouvement de
la représentation du discontinu, de la quantification, même quand la quantité
n’est pas encore dégagée de la totalité. La quantification est ici l’opération
de détermination du pouvoir : elle mesure la fréquence d’un usage.
« La valeur attribuée à
quelqu’un se mesure aux offrandes dont on le juge digne » (E. Benveniste, oc,
t. 1, p. 69).
Cette représentation traduit
la perte d’immédiateté et permet un positionnement[14] des membres de la communauté au sein de celle-ci
qui est à la base de leur affirmation. Tous deux sont le résultat d’un procès
que l’on peut figurer par une formule comprenant une forme relative : le
pouvoir, et une forme équivalente : la valeur. Et ceci – comme on l’a déjà
dit – parce que le pouvoir, dans la mesure où il s’autonomise, il devient un
phénomène discontinu ; en conséquence il a besoin d’une représentation
pour le déterminer, le manifester. C’est la forme valeur qui va devenir
prépondérante parce qu’elle opère la médiation, c’est-à-dire que c’est grâce à
elle que le pouvoir va être en mesure de s’exprimer, de se manifester en
rapport à tous les membres de la communauté, ce qui implique que c’est un
mouvement qui concerne la totalité de cette dernière. C’est aussi la
détermination à partir des acquits, des attributions, de l’avoir dans le sens
le plus général.
Le pôle pouvoir est celui de
l’être, le pôle valeur celui de l’avoir. Mais les deux sont liés puisque le
pouvoir n’est mesurable, extériorisable qu’au travers d’un avoir formé par les
honneurs, l’estime, la renommée, la gloire, etc.. Ce qui à son tour est fondé
au travers du mouvement de la reconnaissance et de la dépendance. On comprend
par là qu’on puisse avoir ensuite une inversion, et la valeur devenir sujet.
Le mouvement de cette dernière
favorise une dynamique de séparation (en même temps qu’il est impulsé par
elle) : de l’avoir vis-à-vis de l’être, ce qui à son tour a besoin d’un
phénomène de représentation. C’est au sein du monde des objets que le phénomène
de l’importance à attribuer va opérer. Certains seront plus déterminants pour
cette dernière et de ce fait pourront signifier plus de pouvoir. Ainsi
l’utilité s’autonomisant devient l’opérateur prévalant pour l’affirmation des
membres de la communauté se différenciant.
Le phénomène valeur est
également nécessaire pour permettre le mouvement d’équilibration, de
compensation qui opère dans les échanges – au travers desquels il se réalise –
pour devenir ensuite un mouvement d’acquisition, et ce justement en phase avec
le mouvement du pouvoir.
La naissance de la valeur est
donc en relation avec deux mouvements contradictoires :
-
la
concentration du pouvoir
-
les échanges et la compensation.
9.1.5. Au départ, la valeur a comme substance celle de la
communauté qui se parcellise, mais chez qui il y a comme une accumulation de la
substance à un pôle et l’on peut affirmer que la valeur est l’aptitude à
représenter cette communauté et elle se constitue grâce au flux orienté qui,
par son propre devenir, pose une base et un sommet où s’opère la valorisation.
C’est-à-dire que c’est par suite de l’accès à cet apex que les divers produits
acquièrent la valeur. Il est clair qu’au début il ne peut donc pas y avoir
réciprocité. On a seulement un mouvement irradiant de ce sommet qui permet une
distribution des produits ; par là s’opère également une limitation à
l’autonomisation de la valeur, de la propriété privée, de l’individu.
Cependant, la parcellisation
de la communauté amène une différenciation qui peut accroître le nombre des
flux, ce qui complexifie le mouvement de valorisation au sens d’acquisition de
la valeur.
En conséquence, cette dernière
est en rapport au sacré et donc à la violation de l’interdit (ne pas oublier
que ce qui caractérise le chef c’est son aptitude à violer ce dernier). C’est
lui consacre la valeur. Elle émerge du sein d’une communauté où il n’y a pas
d’orientation privilégiée et définitive (d’où la possibilité d’une pensée
rayonnante). Elle s’impose au fur et à mesure que s’édifie une société où il y
a un flux orienté lié à un mécanisme de création de dépendance (d’où
surgissement d’une pensée linéaire) qui implique la floraison de la
discontinuité.
Le discontinu est d’abord ce
qui sépare de la communauté, ce qui en est étranger. Il ne peut perdurer que si
simultanément se forme un nouveau continuum qui sert de référent à la totalité
par rapport à laquelle il va être déterminé. Il y a donc simultanément
dissolution de l’antique communauté dont la substance a été accaparée par
l’unité supérieure, l’Etat, et formation d’une nouvelle substance.
Le devenir de la valeur est en
même temps celui de la création de la dépendance et de l’édification d’une
substance.
9.1.6. Á
partir de ces remarques introductives, il est possible d’anticiper en
présentant une définition la plus compréhensive possible de la valeur. C’est le
phénomène de représentation du discontinu opérant dans la communauté se désagrégeant,
posant par là la nécessité d’une quantification rendant apte la représentation
du positionnement de ses membres en son sein. Toutefois, étant donnée la
tendance de toute communauté à enrayer sa dissolution, il va permettre en même
temps la réalisation d’un phénomène de compensation qui cautérise en quelque
sorte les blessures infligées au corpus communautaire. Simultanément va se
déployer un mouvement de substitution qui acquerra au cours du temps une
ampleur toujours plus grande. Le but plus ou moins conscient de ces actions
sera d’aboutir à un équilibre, lequel agira ensuite comme système de référence,
comme référentiel et comme opérateur de la connaissance. Et ceci visera à
contrebalancer les effets néfastes d’une autre détermination que la valeur a
originellement en commun avec le pouvoir : la dépendance. L’échange sera
vécu comme une abolition de cette dernière.
Dans un premier moment, la
valeur opère par rapport à un phénomène qui n’est pas en dehors d’elle du fait
même de la non-fragmentation de la communauté, mais qui – en fonction de tout
son devenir – ne lui est pas constitutif.
La signification de
l’importance de la valeur sous sa forme simple est opérée de façon médiate
grâce à des produits. Or nous l’avons vu, K. Marx lui-même mit en rapport
valeur d’usage et quantité des produits ; tandis que l’utilité à ce stade
est déterminée fondamentalement par l’aptitude de ces produits à représenter le
positionnement privilégié du chef, du roi, etc.. Il est très important qu’à
l’origine l’utilité soit la véritable mesure des valeurs (cf. Fondements,
t. 2, p. 412).
Une fois réalisé le mouvement
ascensionnel constituant la valeur, ce qui intègre, il faut y insister, les
vieilles pratiques et les vieilles représentations en ce qui concerne l’interdit,
la puissance, l’énergie, le pouvoir, s’opère un mouvement inverse qui met les
produits à la disposition des membres de la communauté.
Dans un second moment, la
valeur va se rapporter à elle-même et non plus immédiatement au pouvoir. C’est
alors que l’acte d’échange va se scinder en achat et vente et que les
déterminations de valeur d’usage et de valeur d’échange vont être réellement
opérantes. On peut dire qu’à ce moment-là elle subit une certaine libération,
se détachant de son référent humano-féminin. De l’aptitude à déterminer et à
attribuer une importance à un produit afin de déterminer celle des hommes et
des femmes, elle passe à celle de déterminer immédiatement l’importance des
produits grâce à l’activité de ces derniers. Ceux-ci ne sont plus sujets mais
moyens du phénomène qui ne s’autonomise pas encore. C’est le moment où
s’affirme l’immédiateté de la valeur au travers de l’explosion productive des
valeurs d’usage.
La valeur se détache du
pouvoir en ce sens qu’elle ne vise plus à le représenter. Elle devient un moyen
pour l’acquérir, avant de l’englober en elle. Avec elle s’instaure un mouvement
qui fait passer d’un stade où le rapport des hommes et des femmes au sein de
leu communauté et du cosmos est celui de la participation à un stade où ce sont
l’attribution et l’acquisition qui l’emportent en même temps qu’augmente en
conséquence la dépendance.
Dès l’instant où la valeur
entre en rapport avec elle-même surgit la nécessité d’une représentation
interne, propre à elle ; d’où la genèse de symboles. La mesure prend une
importance déterminante parce que la valeur a désormais une substance : le
travail et des grandeurs discrètes à la fois abstraites par rapport aux
produits et communes : les temps de travail pendant laquelle la force de
travail est employée. Représenter revient à mesurer. L’équilibre s’exprime dans
le juste prix, déterminé par le juste poids, etc..
9.1.7.
Avant d’aborder le mouvement de constitution de la valeur sous sa forme
simple, non encore abstraïsée de la totalité, il nous faut revenir sur ses
présuppositions qui sont, répétons-le, renforcées par son
surgissement-épanouissement. Il s’agit
de la propriété privée et de l’individu.
En ce qui concerne la
première, nous avons mis en évidence son émergence en faisant ressortir qu’on
passe en fait d’un moment où il y a participation à un moment où il y a
appropriation puis à la propriété proprement dite qui se manifeste sous deux
formes : privée, publique ; ce qui montre bien qu’à tous les points
de vue elle est un produit de la séparation, et que l’espèce accède à un
nouveau comportement[15].
Celle-ci n’opère pas seulement
au sein de la communauté à la façon dont on la l’a maintes fois exposé, mais
elle affecte le tout originaire où pouvoir, valeur, propriété, individu étaient
englobés, tout d’abord de façon indifférenciée – ne pouvant pas être de ce fait
reconnus en tant que tels - puis de
façon plus ou moins particularisée. De plus le mouvement de chacun des
composants est déterminé par l’antique représentation où c’est la communauté
qui est déterminante.
« Les anciens ne se sont
jamais préoccupés de rechercher qu’elle était la forme de propriété foncière,
etc., la plus productive ou la plus fertile en richesses. Bien que Caton ait pu
s’interroger sur la manière la plus avantageuse de cultiver le sol, ou Brutus
ait prêté son argent au taux le plus élevé, la richesse n’apparaît pas comme le
but de la production. La recherche porte sur le mode de propriété le plus
susceptible de former les meilleurs citoyens » (Fondements, t. 1,
p. 499)[16].
K. Marx envisage ici une
période bien postérieure à celle à laquelle nous faisons allusion. En
conséquence, notre affirmation est d’autant plus pertinente pour cette
dernière.
Initialement, il est difficile
de séparer la propriété de son propriétaire et, même beaucoup plus tard, le
phénomène propriété retentira sur lui et, comme toujours dans le cas de Homo
sapiens, sur le procès de connaissance, puisqu’on parlera de propriétés pour
désigner des qualités attribuables à quelqu’un.
Le mouvement de la valeur
consistant à poser des quantités discrètes en rapport à une totalité-continuité
a besoin du surgissement de la propriété privée et de l’individu pour se
réaliser. En anticipant sur le devenir on peut dire qu’on aura une dialectique,
au sens d’ensembles de mouvements, entre deux domaines : entre les
individus et les produits marchandises (grandeurs discrètes) d’une part, et la
communauté et le monde des marchandises d’autre part. Cette dialectique
aboutira finalement à une uniformisation des hommes et des femmes, et à leur
identification aux marchandises. Dans un premier temps, un homme ou une femme
est une marchandise : mode de production esclavagiste ;
ultérieurement, la force de travail devient une marchandise, on a alors le salariat
et le capital parvient à se poser en tant que communauté ; ce qui effectue
un renversement.
Pour que la valeur se déploie
il faut un vaste mouvement de séparation, posant des grandeurs discrètes
supports d’un procès d’axiologisation, c’est-à-dire, au sens immédiat, supports
d’un phénomène de valorisation en tant qu’estimation d’une importance plus ou
moins grande, plus ou moins déterminante. La séparation implique la nécessité
d’une réunification afin que le procès de production puisse s’effectuer. C’est ainsi
que les hommes et les femmes séparés de leur terre doivent s’approprier
celle-ci. L’appropriation leur apparaît comme le mouvement par lequel la
production est à nouveau possible. A ce moment-là les produits engendrés
peuvent être propriété privée.
Autrement dit, l’instauration
de cette dernière apparaît en même temps comme un mouvement qui permet de
rétablir une unité, une totalité ; d’abolir la séparation en récupérant ce
dont l’individu a été séparé ; c’est un moyen de s’intégrer dans un tout,
lequel peut être réduit à un quantum. D’où la possibilité de réaliser un
équilibre, c’est-à-dire un état s’opposant à un ultérieur développement de la
séparation, et la mise en mouvement du séparé. Voilà pourquoi la propriété
privée est une présupposition à la valeur mais n’est pas incompatible avec
l’absence de cette dernière. En revanche, grâce à elle la propriété privée va
prendre une grande extension et va concerner des réalités (objets ou personnes)
non encore atteintes par le phénomène.
« La propriété privée est
mobile à l’origine, car l’homme s’empare d’abord des fruits finis de la terre,
parmi lesquels figurent entre autres les animaux, particulièrement ceux qu’on
peut domestiquer » (« Fondements… », t. 1, p. 455).
On est encore au stade où le
comportement de cueillette de l’espèce prédomine encore, même si celle-ci est
déjà engagée dans la production. Quand la valeur d’usage est prépondérante ce
sont les produits engendrés par l’activité des hommes et des femmes en union
avec la terre, ou bien ceux engendrés par une activité plus médiatisée,
l’artisanat (non séparé de l’agriculture) qui sont déterminants, l’objet de la
recherche des hommes et des femmes.
Á ce stade là prédominent
répartition et division tandis que la valorisation s’effectue surtout grâce au
mouvement vertical des produits allant se concentrer au sein de l’unité
supérieure. Quand la valeur d’échange tend à l’emporter, il faut, en quelque
sorte, pour accroître la capacité de produire des marchandises, un meilleur
contrôle des deux sources fondamentales de ceux-ci : la terre et les
hommes et les femmes. En conséquence la terre devient objet de propriété privée
et peut s’acquérir par achat/vente sans être encore un objet réel de commerce.
Elle est achetée pour sa valeur d’usage, son aptitude à produire et surtout
parce qu’elle fonde le membre de la communauté, de la société ;
parallèlement, hommes et femmes peuvent devenir marchandises (confirmation de
l’affirmation de K. Marx dans la citation précédente) et donc propriété
d’autres hommes et femmes (en général des hommes puisqu’à ce stade le
patriarcat est pleinement développé) : on a l’esclavage.
Le développement de la valeur
prendra un nouvel essor quand la propriété privée, et donc le phénomène de
séparation acquérra une autre ampleur, en Occident, avec la scission entre
artisanat et agriculture (entre manufacture et cette dernière).
« Dans la forme la plus
ancienne [de propriété foncière, n.d.r.], cela signifie : se comporter en
propriétaire vis-à-vis de la terre, y trouver la matière première, les
instruments et les moyens de subsistance produits non par le travail mais par
la terre. Lorsque ce rapport se reproduit, les instruments secondaires et les
fruits de la terre, créés par le travail, font partie eux aussi de la propriété
foncière dans ses formes primitives »
« Il y a ensuite la forme
qui se caractérise par la propriété de l’instrument, c’est-à-dire celle
où le travailleur se comporte en tant que propriétaire vis-à-vis de
l’instrument, bref où il travaille en même temps qu’il est propriétaire de
l’instrument (ce qui simultanément présuppose la soumission[17] de l’instrument à son travail individuel et un
stade de développement particulièrement borné de la force productive de ce
dernier) où cette forme du travailleur en tant que propriétaire ou du
propriétaire travaillant est déjà posée en tant que forme autonome, à côté
et en dehors de la propriété foncière – le développement citadin et dans
la dimension artisanale (handwerkmässige) du travail, non comme dans le premier
cas en tant qu’accident de la propriété foncière et soumis à elle, donc aussi
la matière première et les moyens de subsistance qui sont seulement médiatisés
en tant que propriété de l’artisan, à travers son métier, à travers sa
propriété de l’instrument – est déjà un second stade historique présupposé à
côté et en dehors du premier qui doit apparaître déjà modifié de façon
significative à travers l’autonomisation de cette deuxième sorte de
propriété ou de propriétaire travaillant. » (« Fondements… »,
t. 1, pp. 462-463, la traduction est modifiée ; cf. texte allemand, p.
398)[18].
Le phénomène foncier,
c’est-à-dire le phénomène qui fait que l’homme assure la réalité de son
existence au travers de son rapport à la terre, devient secondaire.
La propriété foncière subit
elle aussi un phénomène de séparation
qui la rend inaliénable, ce qui constitue un triomphe de la propriété privée et
du mouvement de la valeur. Ceci s’effectue également pour les hommes et les
femmes : il y a séparation entre leur réalité totale et leur aptitude à
engendrer des produits grâce à une activité déterminée (un certain
travail) ; c’est-à-dire qu’il y a possibilité de leur extraire une force
de travail : formation du salariat, apparition du travailleur salarié, du
prolétaire[19].
On peut constater – en tenant
compte de la totalité du phénomène – que ce qui relevait au départ du
propriétaire devient à son tour propriété. Ceci se réalise pleinement avec
le capital où l’ensemble des hommes et des femmes ainsi que la totalité de
leurs produits deviennent propriété du capital en tant que communauté
despotique, ce qui aboutit à une certaine évanescence de la propriété
privée – phénomène curieusement renforcé avec la mort potentielle de
celui-ci.
En conclusion, il nous faut
insister sur les faits suivants :
-
On a affaire à la fois à des grandeurs discrètes et à une totalité :
« Une langue en tant que produit d’un seul individu est un n on sens. Il
en est de même pour la propriété » (Idem., p. 453).
-
La propriété privée ne peut se développer pleinement qu’en liaison avec la
généralisation du travail et la prépondérance de la production : « Il
est clair désormais : que la propriété des conditions de production
propres à un être particulier (Einzelnen) – dans la mesure où elle est seulement
le comportement conscient, où elle se rapporte à cet être particulier posé par
la communauté, où elle est l’être de ce particulier produisant, où elle
apparaît en tant qu’un être dans les conditions objectives qui appartiennent à
ce dernier – s’effectue seulement à travers la production elle-même »
(« Fondements... », t. 1, p. 453 – traduction modifiée, cf.
texte allemand p. 393)[20].
-
« Lorsque les membres de la communauté (Gemeinwesen), en qualité de
propriétaires privés, ont acquis une existence distincte de celle qu’ils ont en
tant que possesseurs de la cité-communauté (Stadtgemeinde) et du territoire
urbain (Stadtteritoriumeignern), on voit bientôt surgir les conditions où
l’individu est susceptible de perdre sa propriété, c’est-à-dire le
double rapport qui fait de lui un citoyen égal, membre de la communauté
(Gemeinwesen) et un propriétaire » (Idem., p. 457).
-
La propriété peut d’autant plus s’individualiser qu’il y a formation
d’excédents permettent d’avoir des quantités mobiles, ce qui nous ramène en
quelque sorte au stade initial (c.f. citation de K. Marx reportée plus haut).
-
Plus il y a division au sein de la communauté, plus il y a de difficultés à
accéder à la totalité. Il faut donc que des médiations soient engendrées.
-
Il faut tenir compte non seulement de la formation de la propriété privée,
mais de ce qui est visé dans l’appropriation. Lorsque c’est la terre qui est
concernée par ce mouvement, ce qui est visé c’est l’accession à sa possession
afin de pouvoir appartenir à la nouvelle communauté qui tend à se transformer
en société. Derrière le mouvement d’appropriation il y a une relation entre
hommes, femmes : s’approprier c’est retrouver un pouvoir en tant
qu’aptitude à exister dans une communauté donnée. Il faut s’emparer d’une médiation.
-
La propriété privée est présupposition à la valeur. Sans elle, il n’aurait
pas pu y avoir un phénomène de particularisation et d’échange. Mais sa
réalisation ne visait aucunement le développement de cette dernière,
c’est-à-dire que les hommes ne visaient pas la valeur à travers l’appropriation
mais, encore une fois, l’accession à une affirmation d’existence. La valeur est
une simple médiation. D’où la contradiction qui se développa entre propriété
privée et mouvement de cette dernière, car dans la mesure où celle-ci tendait à
s’autonomiser (ce que fait toute médiation), elle niait la première par
l’intermédiaire du mouvement d’échange. Toutefois, cela ne conduisait pas à la
disparition de la propriété mais à sa concentration. De telle sorte que les
hommes et les femmes se rebellant contre le mouvement de la valeur, étant
incapables de lui opposer une alternative réelle – mais seulement une de ses
présuppositions, la propriété – n’aboutissaient, par leur intervention, qu’à la
renforcer.
-
Originellement, au contraire, le phénomène de la valeur, au travers du
procès d’échange, apparaît comme effectuant la compensation d’une perte. Il y a
égalisation, procès qui, avec celui d’abstraction, contribuera à engendrer
l’égalité.
9.1.8. L’engendrement historique de l’individu n’est pas
linéaire et n’est pas monogénique, bien qu’il ne parvienne à l’existence
réelle, c’est-à-dire à une certaine autonomisation, que sur la base de la
fragmentation de la communauté qui ne peut déboucher dans l’édification d’une
autre organisation que grâce à la valeur. Or, celle-ci s’impose réellement que
dans une zone bien définie du globe. En
effet, nous l’avons déjà indiqué, il peut surgir – de façon très limitée – sur
la base même de la communauté. Dans ce cas, un membre de celle-ci se pose en
tant que son représentant. C’est en tant que totalité qu’il tend à s’abstraire,
rendant les autres dépendants. Ils deviennent, d’une certaine manière, ses
participations, lui donnant la possibilité dès lors d’incarner la communauté.
On ne peut pas penser qu’il y
ait eu une volonté explicite d’atteindre à l’individualité, car ce serait poser
que les membres de la communauté aient recherché consciemment la dissolution de
cette dernière. En fait, même quand ils opérèrent dans cette dynamique, ils
tendaient toujours soit de la conserver, soit d’en fonder une.
C’est surtout lorsque les
hommes et les femmes se rebellèrent contre l’unité supérieure accaparatrice,
que le phénomène d’individualisation atteignit une certaine effectivité, car à
ce moment-là chacun et chacune, en essayant de récupérer la dimension de
pouvoir représenter la communauté, accéda à une individualisation qui fut
limitée et que le resta dans la plupart des zones, mais qui – en d’autres –
constitua une base pour sa réalisation effective.
Ce fut le cas en Grèce et dans
certaines régions de la Turquie actuelle où naquirent les diverses polis. Or,
là, le phénomène de destruction (surtout en Grèce) de l’État sous sa première
forme s’était accompagné d’un développement de la valeur et de la propriété
privée qui poussèrent à bout le phénomène de dissolution des communautés. Nous
n’insistons pas parce que l’argument a été maintes fois traité.
Même dans ce cas on n’a pas
encore production d’un individu autonomisé parce que les communautés qui se
reforment et tendent à engendrer un autre type d’État ne sont pas réellement
séparées du cosmos et, surtout, ne conçoivent pas une telle séparation.
Dans tous les cas, le
mouvement de la valeur travaillant les sociétés antiques conduisit à opérer une
séparation, de telle sorte que l’individu effectif put surgir en Grèce. C’est
grâce à l’apport des juifs qu’une nouvelle représentation plus adéquate à la
réalité put se développer. En effet, ceux-ci avaient posé la séparation de la
communauté par rapport au cosmos et, comme on le dit souvent, ils l’avaient
désacralisé. Le christianisme opéra la synthèse de la pensée grecque avec celle
juive et constitua la représentation adéquate à l’émergence de l’individu. Ceci
se réalisa à travers des luttes très violentes dont on a encore des échos.
En Chine, avons-nous dit, on a
eu la communauté despotique et l’asservissement généralisé. Cependant, il se
manifesta également un mouvement d’individualisation sous la première forme
indiquée plus haut et, aussi, à partir de l’autonomisation, jamais réellement
effective, des membres d’un corpus intermédiaire entre l’unité supérieure et
les communautés basales : les lettrés. En effet, dans la mesure où ils
prenaient de l’importance – à cause de leur fonction, ou parce qu’ils
parvenaient à faire pression sur les deux extrêmes qu’ils médiatisaient, parce
qu’ils pouvaient posséder de la terre et, enfin, par suite d’un affaiblissement
de l’unité supérieure (ces divers facteurs jouant le plus souvent
simultanément) – ils pouvaient se rendre indépendants et cultiver le procès de
connaissance non plus au bénéfice de cette dernière, mais pour lui-même. Ce
faisant, ils se posaient autonomes. Cependant, étant donné que la communauté
totale ne se vivait en aucune façon séparée du cosmos, cette individualisation
fut très limitée ; ce qui fait qu’on peut constater qu’entre Orient et
Occident il y a des convergences mais non des phénomènes semblables.
En Inde, le rejet de la
communauté despotique est extrêmement violent et s’opère à partir des membres
de la communauté commençant à se séparer d’elle à cause de leur situation
privilégiée mais, étant donné les conditions ambiantales qui ne permettent pas
– sauf dans des zones réduites du pays – une privatisation, il ne peut pas se
fonder sur un phénomène positif et donc conduire à la formation d’autres
organisations. Il s’opère une sortie de la communauté, du monde. En
conséquence, ceux qui opèrent une telle démarche perdent toute attache, toute
racine, et sont finalement extraits de toute communauté. Nous reviendrons sur
tout ceci dans le chapitre concernant le devenir de la valeur dans son rapport
avec l’État du premier type.
Dans les différentes régions
signalées, la guerre a opéré comme un puissant agent d’individualisation, dans
la mesure où elle détruit, sépare, donc supprime les racines, les bases, mais
aussi dans la mesure où elle a besoin pour s’effectuer d’une organisation
hiérarchisée au sommet de laquelle il y a un chef qui réalise une
individualisation du premier type. Par sons culte des héros, elle prépare celui
des grands hommes.
La production de l’individu
est un procès non défini, non immédiat sur un arc de temps restreint ; en
conséquence, il ne peut pas être enfermé dans le cadre de l’instauration d’un
mode de production, celui esclavagiste, même s’il fut une de ses
présuppositions ; car il est en liaison avec un procès de plus vaste
envergure, celui de la séparation (d’avec la communauté, entre les membres de
celle-ci, de la terre, etc.). En conséquence, on n’aura réellement des
individus qu’avec le surgissement du mode de production capitaliste, car c’est
avec lui que la séparation devient effective. Plus précisément, nous devons
dire que c’est avec ce mode de production qu’il y a une généralisation à tous
les composants de la société de la condition individuelle.
Cette production ne se réalise
donc à un moment donné, de façon brusque. Il y a de multiples présuppositions
dans tout le devenir anthropogénique qui la prépare, et constituent ses
possibles. Mais il faudra que le mouvement de séparation atteigne une grande
puissance et se greffe sur ces derniers pour parvenir à arracher l’être
individualisé, sinon la communauté parvient toujours à résorber ce qui – non de
façon immédiate mais à longue distance historique – la mine et la nie.
Autrement dit, l’individu peut
apparaître, mais non s’autonomiser. Dans ce cas, il n’a pas un gros impact sur
la communauté. L’autonomisation ne peut se réaliser qu’à la suite de la
disparition de toute communauté, lorsque l’État sous sa deuxième forme,
c’est-à-dire fondé sur le mouvement de la valeur, parvient lui-même à
s’imposer. On a alors une société.
A ce propos, il convient de
rappeler la remarque de K. Marx :
« La société ne se
compose pas d’individus ; elle exprime la somme des rapports et des
conditions dans lesquels se trouvent les individus les uns vis-à-vis des
autres » (« Fondements… », t. 1, p. 212).
Elle est bien l’expression
d’un phénomène de séparation. On a l’édification d’une structure hors
nature ; ce qui n’empêche pas qu’au départ le lien avec cette dernière
puisse encore être puissant.
En conclusion, nous pouvons
récapituler les diverses grandes modalités de surgissement de l’individu qui
n’ont pas la même efficace, mais qui ont l’intérêt de montrer que la genèse de
ce dernier est un phénomène qui concerne l’espèce.
1. individuation de l’individu
totalité, unique – Etat en tant que communauté abstraïsée (égyptiens,
sumériens, chinois, etc.).
2. individuation multiple –
démocratie – nécessité de médiations pour les relier : formation d’un Etat
de second type (les grecs).
3. individuation à partir
d’intermédiaires entre la communauté séparée de la nature et une entité
supérieure également séparée – énormes difficultés pour la formation d’un Etat
de second type (les juifs).
4. individuation par négation
de la communauté despotique, sortie du monde – formation des communautés
« négatives » (hindous).
5. individuation par
autonomisation des intermédiaires entre l’unité supérieure et les communautés
basales (les chinois).
Dans les travaux antérieurs et
dans Gloses en marges d’une réalité I, nous avons déjà traité de la
genèse de l’individu. On a insisté sur le phénomène essentiel de la séparation
du membre de la communauté des ses participations qui deviennent propriété
privée, tandis que lui-même devient propriétaire privé. Il y a bien, ici,
privation d’un lien, d’une immédiateté, ce qui implique inévitablement la
propension à les rétablir, d’où le fanatisme qu’engendre la propriété privée,
d’autant plus violent que les individus ont complètement perdu la perception du
tout et de la Gemeinwesen.
9.1.9. Il est maintenant possible d’opérer une espèce de phénoménologie de la
genèse de la valeur qui sera très succincte parce que notre but ne se focalise
pas sur elle et parce que déjà un grand nombre de travaux sont disponibles à ce
sujet. Notre objectif est de percevoir les profondes modifications que son
surgissement implique et provoque. Pour cela il nous faut aller au-delà de ce
que fit K. Marx, et nous appuyer sur divers travaux d’auteurs qui parfois
avaient ou ont une orientation diverse de celle de ce dernier. Ce faisant, il
apparaîtra à quel point il y a toujours en profondeur la nécessité d’une
clarification des concepts et donc celle d’une perception plus adéquate des
phénomènes qui les sous-tendent. L’escamotage ne peut être qu’immédiat, sur un
long parcours historique la clarification révélatrice s’impose.
9.1.9.1. Nous avons déjà vu le rapport entre le pouvoir, la puissance, la violation
de l’interdit et l’affirmation du sacré. La valeur prend également origine au
sein de ces instances en même temps qu’elle exprime sous une forme médiatisée
l’appartenance du membre communautaire à ses participations. .La dissociation
de celui-ci de ces dernières dévoile tous les éléments d’un procès qui prendra
des milliers d’années pour s’imposer.
Le mouvement de la valeur en
même temps qu’il dissout la vieille communauté, permet d’opérer les
cicatrisations nécessaires et ce particulièrement au travers des oppositions à
la dissolution de cette dernière.
La pratique du potlatch,
étudiée par M. Mauss, exprime bien toute la dynamique ci-dessus exposée. Or
cette pratique est en continuité avec celle qui instaure le chef au sein des
communautés primitives.
Tout d’abord, une précision
que nous fournit E. Benveniste : ce don doit être différencié de celui
résultant de la pratique visant à donner en tant qu’ « assigner une
part » (« Le vocabulaire des institutions européennes »,
éd. de Minuit, t. 1, p. 97).
« De même dans la notion
du don il y a le rapport à la prestation contractuelle imposée par des
obligations d’une part, d’une alliance, d’une amitié, d’une hospitalité »
(Idem., p. 69)[21].
Ceci précisé, nous pouvons
mieux percevoir ce qui, dans la pratique du don, est en rapport avec la vieille
communauté, et est donc interprété selon l’antique représentation, et ce qu’il
y a de nouveau qui tend à dissoudre la communauté.
« Interprétée ainsi, non
seulement l’idée devient claire, mais elle apparaît comme une des idées
maîtresses du droit maori. Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est
que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est
encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire, comme
par elle, propriétaire, il a prise sur le voleur. Car le taonga est
animé du hau de la forêt, de son terroir, de son sol ; il est
vraiment « native » : le hau poursuit tout
détenteur » (« M. Mauss, « Essai sur le don », in « Sociologie
et anthropologie », éd. PUF, p. 159)[22].
« … il est net qu’en
droit maori, le lien de droit, lien par les chose, est un lien d’âmes, car la
chose elle-même a une âme. D’où il suit que présenter quelque chose à quelqu’un
c’est présenter quelque chose de soi […]. On comprend clairement et
logiquement, dans ce système d’idées, qu’il faille rendre à autrui ce qui est
en réalité parcelle de sa nature et substance ; car accepter quelque chose
de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son
âme » (Idem., p. 160-161).
Or, « la conservation de
cette chose peut » peut donner prise à des pratiques magiques. Aussi,
non seulement rendre permet de se libérer, mais rendre en donnant permet de
renverser la situation en sa faveur.
C’est-à-dire que cela permet
de rendre autrui dépendant, comme nous l’avons vu lors de l’exposition de la
dynamique de la formation du chef.
Toutefois, il ne faut pas
omettre que le phénomène concerne des communautés : « D’abord, ce ne
sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement,
échangent et contractent » (Idem., p. 150).
En outre, c’est une totalité
qui est transmise : « De plus, ce qu’ils échangent, ce n’est pas
exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des
choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins,
des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des
fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation
des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et
beaucoup plus permanent » (Idem., p. 151).
Á ce niveau s’ébauchent divers
éléments qui fonderont la valeur. Celle-ci ne peut pas s’affirmer car nous
n’avons pas d’échange réel, mais plutôt un phénomène de compensation[23]. D’autre part, ce ne sont pas les objets produits
qui ont une importance mais l’affirmation qui, grâce à eux, est obtenue.
Par ce mécanisme s’exprime une
réalité où il y a affirmation d’une volonté de non dépendance, d’autarcie, et
celle d’abolir tout mouvement d’inégalisation.
Enfin, dans la mesure où ce
sont deux communautés ou deux phratries d’une même communauté qui, comme
l’indique M. Mauss, s’affrontent, on peut se demander si cette confrontation ne
vise pas à prendre connaissance chacune l’une de l’autre, à parvenir à se
représenter l’une à l’autre, au travers de diverses activités.
Ceci nous impose de revenir
sur le phénomène de compensation.
« Mais nous sommes là au
cœur d’une contradiction typique de la mentalité primitive. La notion d’équivalence
et de compensation, donc de rachat se chevauchent, ou plutôt la première
engendre la seconde » (L. et R. Makarius, « L’origine de
l’exogamie et du totémisme », p. 319).
En effet, pour réaliser une
compensation, il faut calculer ce que représente une chose ou un acte.
Actuellement, nous disons qu’il faut l’estimer, l’évaluer, ce qui postule
l’existence de tout le système des valeurs.
Nous avons là une autre
composante essentielle de la formation de la valeur : il ne s’agit plus de
déterminer le pouvoir mais de déterminer la compensation. Or, ceci a une
généralité plus vaste. M. Mauss fait remarquer :
« Mais si nous étendons
notre champ d’observation, la notion de tonga prend tout de suite une
autre ampleur. Elle connote en maori, en tahitien, en tongan et en mangarevan,
tout ce qui est propriété, tout ce qui peut être échangé, objet de
compensation » (o.c.., p. 157).
Nous pouvons ajouter qu’en
définitive l’échange est au départ un phénomène de compensation.
Ainsi, il y a deux mouvements
à l’intérieur de celui de formation de la valeur : un vertical qui est
d’absorption, de concentration de substance en rapport au pouvoir, et un autre
horizontal concernant l’ensemble des membres de la communauté qui tend à
équilibrer et à éviter l’autonomisation.
Quoiqu’il en soit, on voit, à
ce stade, s’affirmer un phénomène de quantification même si, parfois dans le
potlatch, des quantités de produits sont déterminées afin d’être détruites. Ce
qui nous ramène à notre affirmation qu’il y a un mouvement tendant à enrayer
celui de la valeur, ainsi que celui de l’autonomisation de la propriété privée,
et que donc ce mouvement tend, au départ, à être utilisé pour enrayer la
dissolution qu’il engendre.
« Refuser de donner,
négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la
guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion » (M. Mauss, o.c..,
p. 162).
Ainsi les hommes ont tendu à
affirmer leur puissance, leur pouvoir, en allant à l’encontre du devenir de la
valeur, tout en étant déterminées par elle. En effet, au travers du potlatch,
ils enrayaient son mouvement, mais ils ne pouvaient plus l’annuler, d’autant
plus qu’ils en avaient besoin pour s’affirmer. Dès lors, se dessinait le piège
de la valorisation et de la représentation.
Enfin, il convient de noter
que le phénomène de compensation dont il a été question plus haut implique
celui d’obligation, comme le note M. Mauss (cf. plus haut). Le contenu du droit
c’est obliger soi ou un autre à un acte donné. Nous pouvons ajouter ceci :
le droit est une représentation de ce
qu’il advient et il est un essai de régler, c’est-à-dire d’imposer un
déroulement donné. Or, étant donné la peur des hommes et des femmes de la
dissolution de la communauté posant leur propre évanescence, le droit tendit à
limiter le phénomène de la valeur, comme il tendit à empêcher l’autonomisation
de la propriété privée. Voilà pourquoi bien que naissant d’un même substrat, le
droit acquiert un développement bien que plus grand à un stade antérieur par
rapport à la valeur.
L’importance du don, du
potlatch[24], dans la genèse de la valeur, comme dans le procès
de dissolution de la communauté immédiate amenant des modifications profondes
dans les relations entre membres de cette dernière, nous conduit à transcrire
d’autres extraits de l’ouvrage de M. Mauss.
« Tout se tient, se
confond ; les choses ont une personnalité et les personnalités sont en
quelque sorte des choses permanentes du clan. Titres, talismans, cuivres et
esprits des chefs sont homonymes et synonymes, de même nature et de même
fonction. La circulation des biens suit celle des hommes, des femmes et des
enfants, des festins, des rites, des cérémonies et des danses, même celle des
plaisanteries et des injures. Au fond, elle est la même. Si on donne les choses
et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend « des
respects » - nous disons encore « des politesses ». Mais aussi
c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se
« doit » - soi et son bien – aux autres » (pp. 226-227).
« Ils nous permettent de
concevoir que ce principe de l’échange-don a dû être celui des sociétés qui
ont dépassé la phase de la « prestation totale » (de clan à clan, et de famille
à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat
individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et
surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée » (Idem.,
p. 227).
Dans « Âge de pierre,
âge d’abondance », M. Sahlins a fait une analyse fort pénétrante de
l’ « Essai sur le don ». Il en ressort que le hau
du don doit retourner au donateur. On peut l’envisager comme la puissance,
comme l’élément qui rend dépendant. En conséquence, on doit le rendre ;
sinon on est soumis à la dépendance. Ce qui confirme bien que le
« moi » est ici plus étendu qu’il ne l’est actuellement. Et M. Sahlins
ajoute que « le hau d’un bien c’est le bénéfice qu’il procure, sa
« crue », de même que le hau de la forêt est sa
productivité » (c.f. p. 211).
En outre, il explique que
« Hau en tant que verbe signifie : excéder, « être en
excès » » (p. 214) ; et il expose que « Hau c’est la
productivité, la fertilité » (p. 219).
En conséquence, il n’y a pas
de contradiction avec les conclusions de M. Mauss. Les remarques de M. Sahlins
font mieux ressortir à quel point cette pratique est une articulation : il
y a simultanément compensation et enrayement d’une autonomisation et non
frustration puisque le donateur initial acquiert tout de même quelque chose
d’accru qu’on peut considérer comme un incrément de puissance, une confirmation
de son importance au sein de la communauté. Le retour du hau implique la
vérification de diverses relations…[25]
Ceci nous conduit à formuler
trois remarques :
1°
Le mouvement de la valeur dans son acception globale, oriente originellement la
relation à l’intérieur de la communauté mais ne la fonde pas. On a une
domination formelle et non réelle.
2°
Dès le début de ce mouvement se manifestent des possibles qui ne pourront se
réaliser qu’après de grands bouleversements au sein des communautés puis des
sociétés humaines. Il s’agit du crédit et de l’accroissement indéfini qui, tous
deux, opéreront réellement qu’au sein du capital.
3°
La pratique de l’espèce, quand les liens inter-communautaires immédiats ne sont
plus opérationnels et que les médiations entre les membres d’une communauté
puis d’une société deviennent essentielles, engendre des concepts qui sont
apparentés, ainsi de : renommée, honneur, valeur. Ce ne sera qu’à un
certain stade de développement que cette dernière, dans sa détermination
économique, va fonder les autres concepts et simultanément toutes les valeurs,
même si c’est indirectement, analogiquement.
La rupture des liens
communautaires permettant le développement des échanges, exalte la réflexivité
dans la relation entre les membres de celle-ci. Dès lors, on peut prêter en
faisant un don transitoire. On peut le faire parce qu’on pense que l’autre, non
seulement rendra mais rendra plus, ou bien parce que l’autre, outre le fait
qu’il est obligé de rendre, se trouve dans la situation de pouvoir le
faire ; ce qui implique que si l’on pense qu’au contraire il ne le pourra
pas, on s’abstiendra alors de prêter[26].
9.1.9.2. Achat et vente – actes essentiels de l’échange
sans lequel la valeur dans sa détermination économique ne peut se différencier
de la valeur en sa totalité – sont originellement unis.
« Ainsi la notion de
uenum a servi à énoncer les deux aspects opposés « donner à acheter »
et « aller pour être acheté » » (E. Benveniste, oc, t. 1,
p. 134)[27].
Même une fois dissociés, ils
demeurent encore déterminés par les anciennes pratiques :
« Le gothique saljan,
« livrer en sacrifice à la divinité », éclaire l’origine de v. isl. selja,
« livrer, vendre » ; c’est proprement la « vente »
conçue comme une offrande qu’on livre. Tel est probablement le type de vente
dont Tacite nous parle, vente d’un homme à laquelle on se résigne, sans esprit
de lucre, pour se libérer d’avoir gagné sur lui [au jeu, n.d.r.] et qui est
accomplie comme une offrande, comme en quelque sorte le sacrifice d’un être.
L’histoire germanique de saljan
montre que cette notion est antérieure au vocabulaire des relations
commerciales proprement dites. On peut signaler dès maintenant que ce
développement concorde avec celui du verbe bugjan, « acheter »
étymologiquement, « libérer, racheter quelqu’un » pour le sauver
d’une condition servile » (Idem., p.p. 132-133).
Ceci est logique car ce qui
est essentiel, au départ, ce sont les relations entre membres de la communauté.
Le mouvement qui affecte les choses permet de repérer ces derniers, de les
positionner, etc.. Il faut un approfondissement de la réflexivité pour qu’en
définitive le mouvement se réfère à lui-même. C’est un moment déterminant dans la réalisation de la réification, parce
qu’ensuite les hommes et les femmes seront déterminés par et en fonction de ce
mouvement. Ce sont eux dès lors qui sont les protagonistes, c’est-à-dire qu’ils
se comportent comme des objets, des choses.
« Quand on croit que les
notions économiques sont nées de besoins d’ordre matériel qu’il s’agissait de
satisfaire, et que les termes qui rendent ces notions ne peuvent avoir qu’un
sens matériel, on se trompe gravement. Tout ce qui se rapporte à des notions
économiques est lié à des représentations beaucoup plus vastes qui mettent en
jeu l’ensemble des relations humaines ou des relations avec les
divinités ; relations complexes, difficiles, où toujours les deux parties
s’impliquent » (Idem., p. 202).
En fait, ce qui est essentiel
ce n’est pas de savoir si ce qui est matériel est déterminant ou pas, mais de
se rendre compte qu’on a un procès de fragmentation qui permet la fondation de
la valeur dans sa détermination économique, parce que c’est le procès de sa
séparation, de son abstraction de la totalité qui pose simultanément touts les
valeurs.
« La notion de
« valeur » prend donc son origine dans la valeur personnelle,
physique, des hommes qui sont susceptibles d’être mis en vente ; encore
dans le monde homérique, alphano se dit exclusivement du profit que procurait
la vente d’un prisonnier de guerre » (Idem., p. 131).
« En
« acquittant » (gildan) ainsi un devoir de fraternité, on
acquitte une redevance, une somme qu’on doit payer, et le paiement, c’est
l’argent, le geld.
Nous résumons ainsi une
histoire longue et complexe qui a conduit à des institutions et à des valeurs
collectives. Mais ce terme était d’abord attaché à une notion d’ordre
personnel : la preuve en est le wergeld, « prix de
l’homme » (avec wer, « homme ») ; le prix qu’on paie
pour se racheter d’un crime, la rançon » (Idem., pp. 73-74).
Ceci amplifie le contenu de la
remarque de K. Marx : « Les hommes ont souvent fait de l’homme même,
dans la figure de l’esclave, la matière primitive de leur argent ; il n’en
a jamais été ainsi du sol » (« Le Capital », L. I, t. 1,
p. 99).
Ainsi, le procès de la valeur,
représentation permettant de déterminer le pouvoir au travers des produits de
l’activité des hommes et des femmes, concerne d’abord tout particulièrement ces
derniers parce que, en vertu de leur mode de vie, ce qui importe ce sont eux et
non le produit de leurs activités qui, tout au moins au début, se distinguent
fort peu d’eux, ayant gardé leur caractère de participations. Ainsi, il n’y a
pas une réelle séparation entre mouvement affectant les choses et mouvement
affectant les hommes et les femmes. Cela traduit le moment où la valeur ne se
rapporte pas encore réellement à elle-même, parce que le procès de vie opérant
au sein de la communauté n’a pas encore abouti à la formation de discreta
multiples nécessitant d’être représentés.
L’intrication entre valeur,
puissance et pouvoir, perdure. Ce dernier étant, avant tout, pouvoir sur les
hommes, les femmes, il est clair qu’il faille se les attacher d’une manière ou
d’une autre.
L’intérêt de ce phénomène
c’est de nous faire comprendre que l’essor de la valeur dans sa détermination
économique se fera en rapport avec le développement de l’esclavage.
9.1.9.3.
Les deux moments de l’échange sont ensuite dissociés et ceci est en rapport
avec divers phénomènes : augmentation du nombre de produits échangés, de
leur aire de circulation, de la division du travail, avec la fragmentation de
la société et l’émergence de groupements sociaux qui tendent à devenir des
classes.
Cette dissociation est en
rapport avec une dimension biologique de l’espèce : l’aptitude à différer
un acte, ce qui a pour réquisits et conséquences, un grand un développement des
médiations, des référents plus ou moins stables (par exemple le gage, le
contrat, l’écriture) ; il faut un énorme accroissement de la
représentation qui va maintenant opérer au sein même du mouvement de la valeur.
Mais cela s’effectuera en connexion avec l’ancienne représentation en émergeant
plus ou moins de cette dernière.
« Meillet [...] a défini Mithra
comme une force sociale divinisée, comme le contrat personnifié » (Idem.,
t. 1, p. 98).
« Ahura Mazda est gérant
de l’inviolabilité des contrats et du respect de la parole donnée ; en
révélant à Zarathoustra pourquoi il a créé Mithra, Ahura Mazda dit que celui
qui viole un pacte (Mithra = contrat) attire le malheur sur le pays tout
entier » (M. Eliade, « Traité d’histoire des religions »,
p. 73). L’auteur indique que Jupiter joue un rôle similaire (cf. p. 77).
Or, il y a continuité entre
pacte-alliance et contrat, et même avec communion, parce qu’il s’agit encore de
permettre une participation.
L’acte différé nécessite une
garantie par rapport à la réalisation future, d’où la nécessité du gage qui, au
départ, ne vise qu’à témoigner de l’existence d’une opération. C’est pourquoi
initialement il n’a pas de valeur en lui-même ; ce qui témoigne au fond
que la valeur n’est pas encore entrée en relation avec elle-même, et n’a pas
engendrée ses propres référents, représentations, etc..
Il advient ensuite un autre
moment où il est remplacé par un objet chargé de valeur parce qu’il doit
représenter quelque chose d’essentiel ou, autrement dit, c’est ce que l’on
représente qui acquiert une importance considérable. S’impose alors
l’équivalent général. C’est un objet apte à sommer en lui un grand nombre de
représentations, voire, de pulsions humaines. L’exemple le plus probant d’un
tel objet c’est l’or qui est en rapport la pulsion, l’inaltérabilité,
l’immortalité, à la vie elle-même, c’est pourquoi les statues étaient recouvertes
d’or pour la leur conférer.
Il est impossible de ne pas
noter l’analogie avec la formation de ce que d’aucuns appellent le Big man et
nous pouvons ajouter, pour mettre en évidence que le phénomène se reproduit au
cours du temps, le grand homme-Batilocchio. En effet, il faut un équivalent
général aux hommes et aux femmes, celui-ci existe à un moment donné comme un
archétype autonomisé. Dès lors, n’importe quel imbécile venu (un fesso
qualunche, aurait dit A. Bordiga) peut convenir. Ce qui est essentiel ce n’est
pas tel homme à un moment donné, mais l’activité des hommes et des femmes qui a
permis qu’à ce moment-là il puisse les représenter. Le fait que l’être le plus
inepte, le plus vide, puisse le faire indique à quel point hommes et femmes se sont
vidés de toute substance, à quel point le forme s’est autonomisée.
Ce qui est représenté et sert
à représenter, acquiert une importance primordiale, car il est devenu médiateur
sans qui rien ne peut s’effectuer ; il doit donc être matérialisé par un
objet d’importance considérable, qui devienne l’importance par
antonomase. Nous voulons signifier par là que la formation des tropes est
homomorphe à celle de la valeur.
Ce devenir est en liaison avec
le fait que c’est le moment intermédiaire qui devient essentiel parce qu’il
domine les deux extrêmes. Il ne représente plus seulement lui-même, mais
également ces derniers. C’est le moment où la valeur se rapporte à elle-même,
se représente elle-même. C’est en connexion avec l’affirmation de nouvelles relations
entre hommes, femmes.
L’élément intermédiaire,
l’équivalent général, l’argent devenu monnaie, est ce qui permet de représenter
et d’établir la continuité entre deux moments discontinus. En conséquence, il a
tendance à se poser en tant que continuum, et donc en communauté. Ceci requerra
beaucoup de temps, tandis que les hommes percevront le phénomène bien des
siècles après qu’il se soit enclenché (particulièrement les économistes
italiens du XVI° siècle, comme K. Marx l’a indiqué). En même temps, une des
causes de la fascination de l’or se dévoile : grâce à lui les hommes
tentèrent de reconstituer une communauté ; ou bien, autrement dit, ils
furent piégés par la dimension communautaire qu’il était obligé d’acquérir afin
que les échanges puissent se dérouler.
Avec le prix – qui ne peut
apparaître que si l’équivalent général s’est imposé, se manifeste pleinement le
rapport à soi de la valeur. La dimension de symbole, signe de la monnaie, est
en quelque sorte redoublée. Nous avons déjà abordé ceci en citant K. Marx.
9.1.9.4. Avant d’aborder l’étude du déploiement du mouvement de la valeur, il
convient de préciser en quoi il maintient une continuité avec la période
précédent celle où il s’impose.
La maturation du mouvement de
la valeur est un approfondissement du do ut des (je donne pour que tu
donnes) déjà opérant au début, par exemple dans la pratique du potlatch. Mais
ici il y a un changement car, avant, en définitive, le but visé n’était pas
d’avoir plus, ce qui aurait abouti à la dépendance du premier donneur – ce
qu’il fallait éviter, mais mettre l’autre en difficulté : révéler qu’il
n’a pas la même puissance, puisqu’il ne peut pas autant donner. Maintenant
l’échange vise l’égalisation, voire un incrément. Toutefois, ce n’est pas dans
ce domaine que le mécanisme de la valeur apparaît immédiatement déterminant,
mais dans le fait de permettre d’accomplir diverses actions impossibles
auparavant. En ce sens, le déploiement de la valeur se présente comme la levée
d’un verrou. C’est là qu’il nous faut encore replacer celle-ci en rapport à
l’antique représentation.
Comme l’ont noté T.Adorno et M.
Horkheimer (cf. « Dialectique de l’illuminisme »), le
sacrifice anticipe sur l’échange ; c’est une pratique qui va favoriser le
devenir à ce dernier surtout parce que dans le sacrifice il y a la dynamique du
do ut des dont nous venons de parler ; celle-ci étant en continuité
avec celle de la compensation et de l’alliance, cette dernière ne pouvant
exister que s’il n’y a pas de déséquilibre[28].
Il est intéressant également
de noter que selon M. Mauss : « L’aumône est le fruit d’une notion
morale du don et de la fortune d’une part, et d’une action de sacrifice de
l’autre » (oc, p. 169).
Dans la pratique du sacrifice,
il y a inclus l’acte différé, essentiel pour le mouvement d’échange. On se
prive de quelque chose dans un immédiat afin de s’assurer la continuité d’un
procès, ou l’apparition d’un incrément au sein d’un procès.
Dans la même dynamique, on
peut relier rapport de valeur au prix en tant que récompense, et son contraire,
l’amende punition, le rachat, la rançon, etc..
Tout à fat généralement, on
peut dire que l’argent agit en tant que prothèse sociale. Ainsi dans le
paiement : « payer dérive du lat. pacare,
« satisfaire, calmer » (par une distribution d’argent) » (E. Benveniste,
oc. t. 1, p. 170).
De même, on peut indiquer que
la valeur permet de représenter ce qui a été séparé, détaché, ou d’accéder à ce
dont on a été séparé.
Toutefois, il faudra une
séparation plus poussée pour que la terre devienne marchandise.
« Le monde de la terre
reste dissocié de celui de l’argent. Si la terre change fréquemment de mains au
IV° siècle, elle n’en dévient pas pour autant une véritable valeur marchande,
exploitée pour ses possibilités économiques » (M. Austin et P.
Vidal-Naquet, « Economies et sociétés en Grèce ancienne », éd. A.
Colin, p. 174).
Á l’heure actuelle, la
séparation opère matériellement sur la terre elle-même, ce qui fait qu’elle
n’est plus simplement séparée dans la représentation. En effet, on peut
transporter la terre végétale d’un lieu en un autre de telle sorte qu’elle est
mise en vente comme n’importe quel produit. L’arrachage de la terre-mère
féconde est l’expression la plus aiguë de la mise totale hors nature de
l’espèce ; mieux, cela indique que Homo sapiens peut séparer les divers
constituants de celle-ci (ici, la pédosphère de la lithosphère).
C’est en Grèce que le rôle de
prothèse de l’argent apparaît de façon plus percutante, avec l’instauration des
misthoi qui sont des rétributions-compensations pour ceux qui exerçaient des
charges publiques (les juges de diverses assemblées par exemple).
« En plein IV° siècle, et
malgré l’évolution de la vie économique, les anciennes valeurs restent vivaces.
Les jugements hostiles à l’économie se rencontrent fréquemment (ainsi chez
Démosthène lui-même). Le citoyen pauvre préférera les misthoi versés par
l’Etat à l’activité économique. Son droit au misthoi exprime pour lui
son statut de citoyen » (Idem., p. 175).
Dans le cas des membres de la
communauté, le phénomène opère de la même façon. Ceux qui ont été séparés,
extraits de cette dernière, donc séparés de cette dernière, donc séparés de
leur procès de vie normale et qui effectuent une activité particulière, comme
les mineurs ou les soldats ne peuvent accéder à la diversité des produits
nécessaires à leur entretien que grâce à la valeur. Ils sont dépendants de la
société qui leur alloue une somme qui représente la première forme de salaire.
Disons plus exactement que cette somme allouée et le salaire ont en commun la
détermination de quantité d’argent donné. Mais dans le premier cas, elle a
encore l’aspect de compensation pour le fait que le membre de la communauté a
été enlevé à son procès de vie. Il n’y a pas échange. En revanche, dans le
salariat, la dimension de compensation a disparu. Au moment où il prédomine,
hommes et femmes ont été séparés de la terre, de leur communauté et sont
eux-mêmes dissociés : leur existence totale (Dasein) d’un côté, leur force
de travail de l’autre. C’est cette dernière qu’ils échangent contre une somme
d’argent : leur salaire.
Ainsi, sans le développement
de la valeur, pas de possibilité de fonder une organisation sociale, donc de se
séparer réellement de la nature. Nous verrons par exemple l’importance
exceptionnelle que prit très tôt le mercenariat.
La réalisation de relations
nouvelles qui permettaient de surmonter les impasses et de rendre plus
conviviales les rapports humano-féminins ont fait qu’il y eut utilisation du
mouvement de la valeur non pour lui-même, mais pour son résultat. Ainsi, une
fois l’équilibre obtenu, hommes et femmes tentèrent toujours de le limiter, de
peur de remettre en question ce dernier, de peur d’une nouvelle dissolution.
Cela veut dire que la
représentation appréhendant ce phénomène ne se préoccupe que de l’aspect
utilisable immédiatement et ne se préoccupe pas de celui-ci en lui-même et des
conséquences que son libre développement pouvait impliquer. Les représentations
des hommes, femmes, furent un frein pour le mouvement de la valeur.
La valeur apparaît donc comme
un opérateur de substitution et de conciliation. On peut comparer son action à
celle qui s’opère lors de ce que les éthologues décrivent sous le nom de
comportement de ritualisation. Celle-ci découle du fait qu’il y a un
antagonisme entre deux comportements, tel celui agressif, en rapport avec le
caractère carnivore d’une espèce par exemple, et celui tendant à perpétuer
l’espèce, à la maintenir. Si l’agressivité s’exprimait sans frein, il y aurait
destruction d’un grand nombre de membres de cette dernière. Si elle était trop
réduite, la capture des proies pourrait être beaucoup moins efficace, etc.. En
conséquence, le comportement de ritualisation, en permettant à l’un des
protagonistes d’affirmer son agressivité et de devenir dominant sans détruire
l’autre, apparaît comme un compromis qui permet d’intégrer le tout.
Grâce à la valeur, les
antiques coutumes peuvent subsister sans conserver les caractères néfastes
qu’elles recélaient. La loi du talion (la nécessité de venger le sang versé)
par exemple subsiste tout en étant enrayée dans la mesure où le paiement d’une
somme compensatrice permet d’éviter qu’il y ait un autre meurtre, ce qui aurait
relancé la dynamique de la vengeance, etc.. Dans ce cas, la valeur représente à
la fois le phénomène de négation de la communauté ou de la société
(l’assassinat d’un de leur membre), et le phénomène de conjuration de cette
dernière et donc de la réaffirmation de la communauté ou de la société.
Le phénomène de substitution
représente le premier moment de l’affirmation de la valeur hors de sa sphère
immédiate. Il est déterminant car c’est celui qui a permis son implantation la
plus efficace dans le procès de vie de la communauté.
En se substituant à un
phénomène donné, la valeur prend en quelque sorte la substance de ce à quoi
elle se substitue, ce qui la fonde continuellement. En outre, le substitué n’a
plus d’existence effective, il n’est plus que représenté, ce qui instaure le
possible d’une séparation-distanciation des hommes et des femmes par rapport
aux pratiques substituées et finalement leur élimination, du fait même de leur
perte de substance. Parfois celles-ci peuvent subsister à l’état de
rites : forme anthropomorphique de la ritualisation.
Nous verrons le phénomène de
substitution se manifester au cours de divers moments historiques et nous
essayerons de déceler son fondement paléontologique.
Pour sommer ce qui précède et
anticiper, nous pouvons dire que le moment initial du mouvement de la valeur se
caractérise par la compensation et la substitution ; ensuite, nous avons
la généralisation des échanges et une certaine autonomisation de celle-ci, mais
elle reste dépendante des hommes et femmes ; avec le capital, il y a
émancipation par rapport à eux.
Dit autrement : la valeur
domine formellement tant que les substitutions sont opérantes et tellement
essentielles que sans elles le procès de vie communautaire ou social est
irréalisable.
9.1.10.
Nous avons indiqué qu’il y avait eu un moment d’affirmation formelle de la
valeur précédant un moment de domination réelle ; avant d’aborder leur
phénoménologie, il convient de préciser ces concepts.
9.1.10.1. Dans l’étude portant sur la place et l’importance du VI° chapitre du Capital,
« Le résultat du procès de production immédiat », qui a été
finalement publié sous le titre « Capital et Gemeinwesen »,
éd. Spartacus, nous avons repris les deux concepts de K. Marx de domination
formelle et réelle et de soumission formelle et réelle. Dans le premier couple
de concepts il s’agit du capital, et dans le second il est question du travail
par rapport au capital. Toutefois,K. Marx ne les appliquait qu’en ce qui
concerne le procès de production immédiat. Nous avons étendu ces concepts en
nous fondant sur une foule de considération
théoriques de celui-ci, qui nous semblaient totalement compatibles avec ce qui
concerne le procès de production global ; et nous avons démontré que ceci
ne pouvait se réaliser que si le capital parvenait à dominer l’ensemble de la
société. Nous n’en dirons pas plus et renvoyons le lecteur à divers travaux
dont la connaissance lui sera d’ailleurs utile s’il veut réellement comprendre
non seulement cet exposé, mais également celui qui sera consacré au capital[29].
On ne peut poser une
thématique du rapport forme/matière, forme/contenu et, de là, celle du rapport
entre formel et réel tel que K. Marx l’a affrontée, qu’à partir du moment où
l’on n’a plus une communauté immédiate qui présuppose une dissociation de
celle-ci, libérant plus ou moins ses composants. De là se posent les questions
de savoir qu’est-ce qui donne forme à la nouvelle communauté qui tend à se
mettre en place ; il s’agit de connaître la ou les médiations opérantes.
Elles peuvent intervenir en se moulant sur un mécanisme antérieur, opérant
comme un phénomène de cicatrisation et n’imposant pas de contraintes dérivant
de ces caractères propres. Dans ce cas, il est possible d’affirmer qu’il y a
une domination formelle. On pourrait même dire une affirmation formelle.
Toutefois, quand ces médiations deviennent prépondérantes à la suite du temps,
et donc à la suite de leur propre déploiement devenant de plus en plus
nécessaire au fur et à mesure que le souvenir de la communauté immédiate tend à
s’évanouir, l’affirmation n’opère plus par simple substitution mais par celle
de nouveaux mécanismes dont l’action pouvait aller jusqu’à altérer la forme
antérieure. On a alors une domination ou affirmation réelle.
Ici, il convient de lever une
équivoque : réel ne s’oppose pas à irréel qui serait alors – dans notre
cas – le formel. La domination formelle est également réelle, effective, mais
disons qu’elle ne se fait pas en fonction de la substance même de la médiation
opérante, par suite de la simple substitution.
En outre, il faut adjoindre à la
thématique de K. Marx, un autre moment : celui de phase finale de la
domination où justement on peut dire qu’on a une domination purement
formelle ; c’est-à-dire que la vieille forme parvient à se maintenir grâce
à des compromis, par exemple entre différentes classes sociales, tandis que ce
qui avait été à l’origine de la mise en place de la domination a désormais
disparu. En ce cas, il y a autonomisation de la forme qui peut englober un
contenu divers jusqu’à ce que s’impose une contradiction trop forte entre les
deux – ce qui enraye l’autonomisation. Toutefois, ceci ne se réalise que si en
fait une autre médiation tend à s’imposer et à s’approprier en quelque sorte la
forme autonomisée afin d’accéder à la domination, pour ensuite imprimer à cette
forme des modifications ou la supprimer.
Dans ce cas, formel peut
effectivement signifier illusoire (qui connote l’idée d’irréel), en ce sens que
ce terme implique que la domination n’a plus une base effective, substantielle,
mais qu’elle dérive de la non émergence encore advenue d’une autre médiation.
De telle sorte que ceux qui détiennent le pouvoir comme ceux qui sont dominés
s’illusionnent sur la puissance de celui-ci.
Ainsi, il serait préférable
bien souvent de parler de formel et du substantiel, en tenant compte que l’on
peut considérer la forme comme la limite de la substance, sa délimitation (sa
membrane) par rapport au monde circonvenant. C’est la limite qui fonderait la
forme comme moment phénoménologique discernable, qui la poserait dans son émergence.
On peut également considérer que la forme tend à créer la substance qui doit
lui donner assise pour son affirmation en rapport au monde environnant. Ceci
s’exprime surtout quand nous avons le phénomène d’autonomisation qui permet à
la forme de s’extraire d’un complexe donné et non celui qui lui permet de
subsister.
Autrement dit, il s’agit de
déterminer le ou les invariants en rapport à des arcs historiques donnés. Ainsi
nous pouvons dire que la recherche d’une communauté en tant que forme conviviale
apte à réunir hommes et femmes en limitant les processus de séparation et de
hiérarchisation rigides, est un invariant qui tend à reproposer le moment où il
y avait union de ceux-ci entre eux et avec la nature, et où il n’y avait pas,
en conséquence, de séparation entre intérieur et extérieur. La communauté en
tant que forme et en tant que substance est recherchée depuis des
millénaires ; mais elle ne fut proposée le plus souvent qu’en tant que
forme déterminée par une réunion tendant à éliminer toute division. En
conséquence, l’étude historique ne doit pas mettre au premier plan celle des
modes de production (le mode pouvant être considéré d’ailleurs comme une forme,
et K. Marx le remplaçait souvent par forme), mais celle des formes de la
communauté. Plus précisément, nous nous préoccupons de comprendre comment grâce
à la production – activité qui naît justement avec la fin de la communauté
immédiate – il y a instauration de diverses formes de communauté.
La production n’est un
invariant qu’à partir de la dissolution des communautés immédiates, ce qui ne
veut pas dire que, dès que ce moment-là, elle soit reconnue comme déterminante.
Cela n’adviendra qu’avec l’instauration du mode de production capitaliste à
partir, environ, du XV° siècle.
Avec le surgissement de la
production s’impose le travail en tant qu’activité particularisée de l’espèce.
Ce qui a été dit pour la production est également valable à son sujet.
A l’heure actuelle, la
production et le travail n’ont plus une importance déterminante, c’est-à-dire
qu’ils ne tendent plus, de façon primordiale, à donner forme au complexe
hommes-femmes et à l’orienter dans un comportement déterminé. Ils ont permis la
réalisation du capital qui s’est posé en communauté. Mais, dans la mesure où il
y a évanescence de celui-ci (sa mort potentielle), ils ne peuvent plus
fonctionner comme invariants effectifs, phase qui précède celle de leur
disparition.
La question de l’État est
totalement liée à celle de la production et du travail puisqu’il devient la
médiation permettant la réalisation d’une production et celle d’une forme de
communauté, tandis qu’il assure l’orientation de celle-ci. Cette dernière est
capitale puisque hommes et femmes se séparant de la nature, n’ont plus de
direction, de sens, d’orientation, déterminés par leur position dans la
totalité du procès. C’est pourquoi, nous y reviendrons, l’État tendra toujours
à définir ce qu’est l’homme. Ici, c’est intentionnellement que nous indiquons
seulement l’homme, parce qu’au moment où triomphe l’État, la femme est
escamotée. Ce qui implique, évidemment, que la philosophie est phallocrate,
puisque toute philosophie est philosophie de l’État.
Á dater du moment où l’État
est réellement produit, c’est-à-dire qu’il se pose réellement en tant que
médiation, nous avons affaire non plus à une communauté plus ou moins
médiatisée, mais à une société. Dès lors, nous avons la dynamique, souvent
abordée de maints côtés, de l’État qui veut se poser communauté, c’est-à-dire
qu’il y a affrontement entre les deux constituants fondamentaux, État et
société, afin d’affirmer la communauté qui n’est plus qu’une communauté
illusoire mais déterminante pour l’assujettissement des hommes et des femmes à
un devenir donnée.
L’État
et la société ne peuvent pas être séparés des classes, surtout en ce qui
concerne l’Occident. La thématique de la communauté se complexifie en ce sens
que chaque classe tend à imposer la forme de communauté qu’elle considère la
plus adéquate à la société en place et même à l’espèce humaine. Cependant, il
est clair qu’à un moment donné, cette thématique n’est plus aussi transparente.
On la perçoit non plus dans une énonciation claire mais dans le fait que le
contenu de ce qui est recherché est en définitive la communauté. En effet, à un
certain stade, la communauté en tant que préoccupation explicite est escamotée,
et l’alternative se fait entre Etat et société, le premier tendant à se
substituer à la seconde, ou à l’absorber.
La société, en se fragmentant
en classes, en se pulvérisant, il y a formation de groupements plus ou moins
limités où la dynamique sus indiquée se réaffirme. Dès lors, la communauté
devient de plus en plus illusoire ; toute sa substance s’est évanouie.
Même lorsqu’elles se réalisent, les communautés ne sont plus que formelles et,
par là, elles participent en définitive au vaste phénomène de l’autonomisation
de la forme qui est prépondérante dans la dynamique du capital.
Nous préférons donc analyser
le devenir de l’espèce humaine à partir de la disparition de la communauté immédiate,
en fonction des formes de la communauté – comme K. Marx l’a esquissé – et non
en fonction des formes de production ni, surtout, en fonction des formes d’État.
Ce faisant, nous ne postulons aucunement que le politique qui concernerait la
question des formes d’État et même de communauté, serait déterminant par
rapport à l’économique qui concernerait la production et tout ce qui lui est
lié : répartition, etc., et travail. Ou que ce soit le contraire. Nous
voulons montrer comment s’articulent ces deux sphères en évitant de les
autonomiser ; ce qui nous conduit à mettre en évidence qu’à l’origine, ce
qui est prépondérant pour les hommes et les femmes, c’est l’aspect politique,
même si ce sont les faits économiques qui sont déterminants en tant que contraintes
apparues à partir du moment où ils ont abandonné une relation immédiate avec la
nature. En revanche, après le XV° siècle approximativement, on peut constater
qu’en même temps que la production et le travail sont reconnus comme
essentiels, l’économique tend à être considéré comme premier dans le
déterminisme de l’activité de l’espèce, du moins en Occident. Cela correspond
au triomphe du phénomène de la valeur. De nos jours, après la mort potentielle
du capital, il semble que nous revenions à une phase antérieure : la
recherche du pouvoir se réaffirme en tant que détermination essentielle.
Dans tous les cas, on peut
dire qu’on a constance d’une préoccupation essentielle : comment exister
dans le monde à partir du moment où il y a séparation d’avec la nature ?
Il est clair que les hommes et les femmes ne se sont pas posés une question
aussi explicitement formulée, mais leur comportement fut toujours celui de
trouver une solution à cette coupure, de telle sorte que, même si diverses
interrogations immédiates l’ont masqué, il nous est possible de percevoir tous
les diaphragmes et les occultations. Cette possibilité est encore accrue de nos
jours, du fait que nous sommes parvenus à la fin du cycle et que se pose la
nécessité d’une réimmersion de l’espèce dans la nature pour enrayer la
destruction des deux – ce qui nécessite la mutation de Homo sapiens en Homo
Gemeinwesen.
Nous ne cherchons pas à mettre
en évidence un élément fondateur originel, mais nous voulons exposer la
dynamique de séparation qui fonde toutes les déterminations du devenir de
l’espèce et celle qui tend à abolir cette séparation ; toutes les deux
conduisant au moment actuel de la nécessité immédiate de la réimmersion. Le
devenir apparaît comme constitué d’une intégrale d’articulations diverses entre
ces deux dynamiques. Ce faisant, nous ne nions pas l’existence de
discontinuités et, en particulier, nous affirmons la nécessité de celle qui
doit fonder Homo Gemeinwesen.
9.1.10.2. Dans le premier moment de l’affirmation de la
valeur ce qui est déterminant c’est le mouvement vertical, de la base au
sommet, qui la constitue. Certes, il y en a bien d’autres, en ce sens inverse
et, dans une certaine mesure horizontaux. Ils sont secondaires parce qu’ils sont déterminés en définitive
par celui ascensionnel. Il y a bien un phénomène qui oriente et tend à donner
une nouvelle forme à la communauté qui devient de plus en plus une communauté
médiatisée. Le but de cette dernière est encore de se reproduire et non de
produire. Pour accéder à ce nouveau stade il faut que s’engendrent des hommes
et des femmes ayant des déterminations compatibles avec son devenir en cours.
Il faudra que ces derniers soient positionnés. Á partir de ce moment-là, la
valeur, par son pole valeur d’usage, devient déterminante, ainsi que la
consommation, surtout en tant que moment de réalisation du procès d’existence
des membres de la communauté, et pas tellement en tant qu’acte complémentaire
et opposé à la production.
Ce mouvement vertical peut
être inhibé, en ce sens qu’il peut y avoir accumulation au sommet ; ce qui
enraye le mouvement total. C’est une modalité de l’enrayement du devenir de la valeur (même si cela n’est
pas réalisé consciemment). Cela advient, de façon irrévocable, pour un procès
s’accomplissant en période donnée, lorsqu’il y a mort du souverain. La richesse
accumulée est enterrée. On peut considérer qu’il en est de même avec la
construction de temples ou de palais. On ne peut pas l’envisager comme relevant
d’une fonction improductive, comme une simple dépense somptuaire, etc.. Cela
entre dans le procès global du maintien de l’unité supérieure devenant Etat
représentant de la divinité qui n’est, elle-même, que la communauté abstraïsée.
Le mouvement ascensionnel fait
parvenir les produits au sommet de la pyramide, ce qui les consacre en tant que
valeurs et leur confère la dimension sacrée. Ce phénomène au sommet justifie
alors l’activité qui tend à attirer les produits vers ce dernier et qui est en
grande partie dépossession de ceux qui ont engendré.
C’est dans les temples que ce
procès s’effectue. Ils sont l’interface entre l’activité proprement humaine et
celle des divinités qui consacrent ; des lieux à la fois de continuité et
de discontinuité. Les prêtres, médiateurs opérationnels du passage de l’immanent
au transcendant et de sa réciproque, acquièrent à la fois richesse et pouvoir
(même s’ils ne les désirent pas) parce qu’ils sont indispensables pour que le
procès total se réalise dans son immanence et dans sa transcendance.
Á ce stade, la détermination
qualitative, l’affectation valeur aux produits masque totalement le phénomène
quantitatif. En outre, on a encore une continuité profonde avec la
représentation antérieure : l’appropriation du maximum de choses posées en
tant que valeurs d’usage réalise de façon percutante une participation plus
vaste. Les membres de la communauté qui peuvent être maîtres d’un tel mouvement
des choses peuvent accéder à un incrément de prestige, de pouvoir en tant que
capacité à être, à s’affirmer.
De même, on a encore la
dynamique de l’interdit et celle de sa violation qui pose justement la valeur
qui apparaît alors en tant que ce qui permet de transcender certaines règles.
Les objets ont une force intrinsèque qui confèrent de la valeur à celui qui les
détient. Le mouvement ascensionnel fonde la valeur, en même temps que celle-ci
– c’est-à-dire la dynamique de son instauration – donne forme à ce mouvement,
et réalise un positionnement nouveau des hommes et des femmes en la communauté.
C’est bien là qu’il y a une affirmation formelle, ne serait-ce que parce que sa
substance n’a pas encore été produite (elle est en train de s’élaborer).
Autrement dit, à ce stade la
valeur permet l’affirmation d’un prestige, d’un pouvoir, une relation
déterminée entre des communautés, une substitution, et elle s’impose par son
pôle usage.
Le phénomène valeur opère au
sein d’un monde communautaire qui se fissure mais qui a encore une unité
importante et où ne se sont pas manifestés les séparations qui fondent de
manière rigide l’extérieur et l’intérieur, le monde profane en opposition à un
monde sacré (peut-être la meilleure expression de la séparation de l’espèce
vis-à-vis de la nature), etc.. En conséquence, pour exprimer la phénoménologie,
nous avons parlé également de transcendance pour désigner à la fois un aller
au-delà de la réalité immédiate et un apport à partir de réalités posées hors
de cette dernière.
Cette puissance de la nature
et de la communauté se perçoit encore dans le fait que lorsque le phénomène de
la richesse s’imposera il sera perçu au travers de la représentation de la
fécondité et, réciproquement, la nature sera posée comme source de la richesse
(bien avant le travail) parce que féconde.
Au début donc, la valeur
domine par son pôle d’usage. Il nous faut encore préciser le caractère de
l’utilité. Au départ, il ne s’agit pas d’une utilité individuelle parce que
l’individu ne s’est pas encore affirmé ; elle est afférente à un procès
donné, celui qui va permettre l’affirmation du pouvoir et, encore une fois, le
mouvement a une dualité en ce sens qu’il pose simultanément la valeur et ce
dernier.
On peut dire que l’utilité est
surtout une fonctionnalité, c’est-à-dire que les divers produits doivent
permettre la réalisation de la fonction d’affirmation du pouvoir, ce qui veut
dire que la valeur n’est pas encore en rapport à elle-même.
Ceci implique également qu’il
n’y a pas encore une réelle réciprocité : le mouvement est plutôt univoque
parce que valeur, prestige, pouvoir, ne sont pas encore séparés. Le mouvement
vertical de la base au sommet fonde la valeur, tandis que le mouvement inverse
revenant vers les strates inférieures est celui du déploiement du prestige, du
pouvoir.
Ultérieurement, même si
l’unité supérieure englobante détermine toujours le phénomène essentiel, il y a
tout de même une particularisation due au fait que les divers objets, produits
de l’activité humaine, n’ont pas la même utilité, c’est-à-dire ne sont pas
aptes à générer la même quantité de pouvoir. C’est cette particularisation liée
à un accroissement de plus en plus important du nombre de valeurs d’usage qui
permettra le devenir ultérieur où s’affirmera le pôle d’échange de la valeur.
Mais même quand celui-ci
l’emportera, il y aura toujours –jusqu’au moment de l’autonomisation de la valeur
d’échange qui pose le surgissement du capital – une tendance à ce que cette
forme, de même que la première forme d’Etat, du fait même de la faiblesse du
mouvement de la valeur, tendit à se réaffirmer même plusieurs siècles après
qu’il eut été remplacé par l’Etat fondé sur le mouvement de la valeur. Et ceci
se comprend fort bien dans la mesure où la valeur d’usage, en se manifestant,
affirme encore la totalité de l’être humano-féminin qui l’a engendrée.
Toutefois, dès ce moment,
c’est l’activité des hommes et des femmes qui devient déterminante, créant le
moment d’affirmation d’une réalité. Elle n’est plus en continuité avec la
totalité du procès matériel, elle est devenue médiation. Cela veut dire que
l’on a une division qui permettra justement le devenir plus élaboré du
phénomène valeur.
C’est au sein du mouvement
vertical que la valeur se constitue en tant que procès. Á travers lui elle
acquiert une forme et sa substance s’organise. Mais c’est grâce au mouvement
horizontal, dû à l’affirmation des échanges que ces deux déterminités vont
s’affirmer sans s’autonomiser, même si la réalisation de la substance
c’est-à-dire le travail humain, n’apparaît pas dans la représentation. On peut
dire que c’est lorsque la substance de la communauté immédiate – la réalité des
hommes et des femmes non séparés de la nature – tend à être remplacée par celle
médiate de leur activité, que le phénomène valeur prend son essor.
Dans cette première phase du
devenir de la valeur on a des relations difficilement dissociables au sein d’un
complexe constitué des hommes, des femmes, des choses dans leur rapport – qui
n’est pas linéaire mais circulaire – avec le pouvoir et la valeur.
Dans une phase ultérieure, les
relations vont émerger en tant que telles, s’abstraire du complexe, tandis que
le phénomène du pouvoir et celui de la valeur pourront diverger mais en
maintenant, dans un devenir séparé, de solides liaisons.
9.1.10.3. La seconde période de la
constitution de la valeur, celle où elle tend à édifier sa substance et à dominer
réellement (elle ne remplace pas simplement d’anciens rapports, relations,
transactions, etc..) est caractérisée par le mouvement horizontal. C’est là où
elle se heurte à l’État en tant que communauté abstraïsée, État sous sa
première forme. Elle ne peut d’ailleurs s’imposer qu’à la suite de se
destruction, comme ce fut le cas en Grèce et en Turquie maritime. Il n’y a plus
une unité supérieure qui englobe et détermine l’importance, sacralise. La
disparition de la communauté abstraïsée despotique permet la formation
d’individus plus ou moins autonomes, ayant une propriété privée, c’est-à-dire
qu’on a des sujets d’échange, ce qui implique une multiplication de ce dernier.
Le mouvement trouve sa réalisation dans une structure horizontale où le but est
interne : accroissement de la richesse. Le pôle d’échange de la valeur
devient essentiel et l’immanence prépondérante.
Ce mouvement se greffe sur un
autre, fort ancien, qui permettaient la circulation de produits entre des pôles
de développement humain très éloignés et ceci dès le paléolithique, il y a
30 000 ans et peut-être plus, pour le silex, l’obsidienne et d’autres
substances. Toutefois, il ne s’agissait au début que du déplacement de
matériaux nécessaires à l’activité humaine. Ensuite, ce même mouvement se
réalisa à travers de multiples échanges qui permettaient une compensation entre
diverses communautés. Déjà s’imposait un caractère essentiel, celui de
l’utilité pour autrui, donc d’une utilité non immédiate pour ceux qui ont
extrait, produit quelque chose. Ainsi, avec le système du don et du contre-don,
ce qui est déterminant c’est la réciprocité qui permet en fait d’enrayer la
valeur tout en s’en servant. C’est une dynamique qui se manifesta maintes fois.
Puis le mouvement va affecter la communauté elle-même et on aura encore la même
thématique : faire en sorte que l’intégrité de la communauté soit
maintenue. Cependant le mouvement horizontal acquiert plus d’ampleur dans la
mesure où s’accroît la dépendance des communautés entre elles puis des groupements
internes à celles-ci, enfin de leurs membres. Et cette dépendance présuppose
que le membre de la communauté soit de plus en plus séparé de cette dernière et
de la nature. Enfin, pour qu’il se réalise pleinement, il faut qu’en aucun cas
il y ait un point de fixation quelconque comme cela opérait au sein du
mouvement vertical où l’unité supérieure pouvait bloquer et enrayer le
phénomène.
Cependant, on doit noter que
la recherche d’une richesse à travers l’échange est encore médiatisée par la
préoccupation d’accéder à une propriété privée
particulière qui permette de fonder une existence. En effet, les
marchands qui s’enrichissaient tentaient d’acquérir de la terre, parce que la
détention de celle-ci concédait la participation au pouvoir dans la polis par
exemple. Cela veut dire que si la valeur est, à ce stade, déterminante pour
l’instauration de l’Etat, elle n’est pas néanmoins apte à fonder une communauté
parce qu’elle ne s’est pas autonomisée.
Les représentations des hommes
et des femmes opèrent comme des inhibiteurs. Ceci aura d’autant plus d’efficace
que le mouvement vertical n’est pas supprimé avec le déploiement de celui
horizontal. Ce dernier, en particulier, a besoin de la démocratie qui implique
la production d’individus, c’est-à-dire d’êtres humains égaux mais dépendants.
Or, la démocratisation fut souvent enrayée par le phénomène de hiérarchisation,
partie intégrante du mouvement vertical.
Le mouvement s’effectue
d’abord entre communautés et il a besoin pour se déployer de l’apparition d’intermédiaires
entre celles-ci (puis entre les sociétés) afin de les mettre en relation. D’où
le surgissement de peuples marchands qui furent souvent des peuples
nomades : les araméens, les urartéens, les chaldéens en ce qui concerne
les échanges continentaux ; les phéniciens, les carthaginois en ce qui
concerne les échanges maritimes.
Á ce propos, deux remarques de
K. Marx :
« La richesse n’apparaît
comme fin en soi que chez les rares peuples marchands qui monopolisent le
métier des transports et vivent dans les pores du monde antique comme les juifs
dans la société médiévales » (« Fondements… », t. 1, p.
449).
« Les peuples nomades
développent les premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur
avoir se trouve sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement
aliénable. De plus leur genre de vie les met constamment en contact avec des
sociétés étrangères, et les sollicite par cela même à l’échange de
produits » (« Le Capital », L. 1, t. 1, p. 99).
Il nous semble que K. Marx
sous-estime l’importance du phénomène et le limite à l’Occident. Or, il s’est
produit également dans d’autres aires importantes de l’Asirope, hindoue et
chinoise en particulier, comme nous le verrons au chapitre suivant. En outre,
le début d’un phénomène semblable s’est opéré également dans l’Asirope au sud
du Sahara[30].
Ceci dit on constate qu’au
sein de chacune de ces aires il y a des ethnies qui s’adonnent à une nouvelle
activité engendrée par le devenir de l’espèce. Il n’y a pas une division du
travail, mais l’incorporation d’un autre champ d’activité, ce qui leur fait
acquérir des caractères bien particuliers.
L’importance de ces peuples
dérive du fait que par leur pratique ils induisirent une certaine
spécialisation de diverses zones et chez celles-ci une production pour
l’échange, le simple surplus ne pouvait plus suffire à un moment donné à
alimenter le commerce. Ils ont par là même été opérateurs de la création ou la
révélation de nouveaux besoins. Cette puissance qui leur permet d’opérer ainsi
dérive de leur rôle d’intermédiaire, car tout mouvement intermédiaire tend
toujours à dominer ses extrêmes qu’il médie, et tend à autonomiser.
En Occident, cependant, le
phénomène de la valeur eut une autre conséquence, c’est celle de fonder les
classes. Certes, avant même que celui-ci s’impose ces dernières s’étaient
délimitées, mais elles se dégageaient difficilement des vieux groupements
tribaux. Ce n’est qu’avec son déploiement qu’elles purent s’extérioriser, parce
que la valeur permet la coexistence de tout ce qui se sépare, de tout ce qui a
été séparé. Ainsi, on eut affirmation de la classe paysanne, de celle des
marchands, des propriétaires, des propriétaires esclavagistes, etc.. La classe
des marchands induisit à son tour la formation plus homogène de ces classes et
favorisa tout particulièrement le développement d’une couche sociale d’artisans regroupés dans les villes qui
évolua difficilement en une classe. On peut d’ailleurs faire à peu près la même
constatation pour les autres couches sociales que nous avons définies classes,
car les déterminations classistes fondamentales de ces dernières sont peu
apparentes et leur nombre est incomplet[31].
Elles ont les déterminations
en rapport avec la séparation, mains non en rapport avec la formation d’une
autre société. Chacune des couches – en dehors des marchands chez qui la
thématique est diverse du fait même que leur but est la richesse – veut
utiliser les phénomènes nouveaux pour tenter de recomposer une communauté.
Elles conservent la préoccupation indiquée par K. Marx : produire le
meilleur membre pour la société en place.
L’antique idéal ayant été pour
ainsi dire accaparé par la couche dominante, c’est elle qui, grâce à l’État,
l’impose, avec ses variations, à l’ensemble social. Là encore de nombreuses
médiations s’affirment.
Quand les classes parviennent
à s’imposer de façon décisive parce qu’elles ont ce que nous pouvons appeler
maintenant un programme différent, il peut y avoir reproduction de l’individu
en tant que membre de la société. S’instaure alors une dynamique de lutte, à
tous les moments de la vie, et qui cherche à intégrer tous ceux qui veulent s’y
soustraire.
Nous verrons qu’avec le mode
de production capitaliste l’individu est directement engendré pour produire.
C’est le moment où toutes les communautés tendent à être dissoutes par le
mouvement du capital. C’est pourquoi le mouvement antagonique à ce dernier se
manifestant sur sa base même – celui du prolétariat – pourra être intégré après
une phase de conflits violents.
En effet, le problème sera
celui de la destination de la production. Or, l’engrenage est tel que
finalement c’est la production pour la production qui va l’emporter, parce que
tous les individus de la société du capital puis de la communauté capital n’ont
d’existence que s’ils travaillent, s’ils accomplissent une fonction productive
(au sens général) au sein du procès du capital.
Ceci étant, quoi qu’il en soit
des classes et de leur devenir, nous constatons qu’à partir du moment où
diverses activités fondent des groupements plus ou moins antagoniques, l’Etat
en tant que déterminant de l’état global, de la situation totale de la société,
est nécessaire en même temps que le sont des états au sens de statuts,
déterminants l’état particulier du groupement caractérisé et repérable par son
activité (autre façon d’exprimer un positionnement)[32].
Ceci ne se fait pas de façon
homogène, mais à travers de terribles luttes qui, tout au moins en Occident, si
on les étudie dans tout le devenir historique, apparaissent comme des luttes de
classe ; ce qui ne veut pas dire
qu’il n’y ait pas eu de période de résorption de celle-ci à cause de phénomènes
intégrateurs qui permettent de façon plus ou moins illusoire de refaire une
totalité unie dans sa multiplicité.
Par suite de sa puissance, le
mouvement de la valeur a pu, en Occident, dynamiser et bouleverser la
tripartition des fonctions, c’est-à-dire l’ordonnancement des hommes et des
femmes en rapport avec les activités qui se sont imposées à l’espèce à partir
du moment de l’abandon de la chasse, ce qui fonde : les prêtres, les
guerriers, les producteurs (cultivateurs et éleveurs). De même, il transforma
ce que E. Benveniste appelle « les quatre cercles d’appartenance
sociale » : famille, clan, tribu, pays.
Il était difficile d’intégrer
la nouvelle activité : celle des marchands, ne serait-ce que parce qu’il
était impossible de la délimiter strictement puisqu’elle a tendance à envahir
tous les domaines à cause, en particulier, de la puissance de substitution de
la valeur. Déjà, hommes et femmes ont pu entrevoir le possible d’être eux-mêmes
substitués et rendus évanescents, inopérants. En outre, nous l’avons vu, la
valeur a rapport au sujet, fait auquel certaines [analyses] ont donné une
importance démesurée, en occultant toutes les autres déterminations et
relations. En conséquences, il fallait bannir les marchands même si on
utilisait leurs services et si, par ailleurs, on exaltait la valeur.
Pour que la valeur d’échange
parvienne à dominer, il faut que le procès de production, le faire, la
technique, soient considérés comme déterminants et que les hommes et les femmes
s’y adonnent à cause de leur caractère d’activité réalisante essentielle. Il
faut donc attendre le Moyen-Âge pour qu’il y ait une glorification de
l’artisanat, de la technique : « Dans l’antiquité l’artisanat urbain
et le commerce étaient peu prisés, l’agriculture beaucoup ; au Moyen-Âge,
un jugement contraire prévalu » (K. Marx, « Fondements… »,
t. 1, p. 442).
En ce qui concerne la couche
des artisans, c’est en son sein que la valeur acquiert une vaste prégnance.
Rien ne peut exister sans sa médiation, du fait même que c’est le travail qui
est chez eux déterminant. Ce qui n’est pas le cas pour les couches sociales
liées à la terre parce que cette dernière, soit fixe la valeur, soit n’en a pas
besoin – pouvant elle-même fonder ceux qui se rapporte à elle : le
phénomène foncier.
Cette puissance de la valeur
dans l’activité artisanale, comme ultérieurement dans l’activité artistique,
est en rapport à la confluence à son niveau de la valeur opérant dans le champ
économique et de la valeur opérant dans le champ esthétique. Nous avons indiqué
leur origine commune, mais nous avons également signalé leur séparation qui
opère aussi pour tous les autres domaines envahis par ce concept.
Cette confluence doit être
mise en rapport avec le fait que la glorification de l’artisanat n’est pas
seulement en rapport avec des raisons économiques, comme nous le montrerons
ultérieurement. S’il nous suffit pour le moment de noter le phénomène pour mettre en relief,
encore une fois, que le mouvement de la valeur permet la réalisation de
relation nouvelles, il nous faut noter que le moment de la confluence sus
indiquée est celui d’une concorde entre les désirs des hommes, des femmes, et
le devenir de la valeur. Grâce à cette dernière, ils parviennent à leurs
fins : faire coexister divers phénomènes, atteindre un équilibre hors la
nature.
Toutefois, le mouvement
réflexif opérant au sein de la valeur va faire en sorte que celle-ci échappera
aux contraintes humaines tendant à la mobiliser pour réaliser leurs désirs.
Cela n’empêche pas que
l’antique comportement de méfiance vis-à-vis du faire, dans la mesure où il
rend dépendant, la remise en cause de l’intervention et, enfin, la recherche
d’une activité qui fasse échapper à toute dépendance, persistèrent. Ce fut une
des bases de la floraison de la
mystique. Et l’on peut se demander s’il n’y a pas, périodiquement,
manifestation d’une tentative de fuir certaines déterminations de l’espèce.
Nous reviendrons sur ces
thèmes sur le plan historiques et sur celui du mode selon lequel l’espèce a
vécu sa sortie de la nature, ainsi que lors de l’étude du capital, pour
examiner à nouveau la thématique de l’intervention.
Ainsi, avec le mouvement de la
valeur s’implantant fortement dans les sociétés, toutes la dynamique décrite
par Marx sous la domination de lutte de classes, prend inévitablement son plein
essor ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eut pas des moments de recul.
En effet, grâce à la valeur,
toutes les déterminations de la séparation qui fondent les classes deviennent
opérationnelles. En particulier l’opposition entre celle-ci et la propriété
foncière prend un aspect aigu et détermine hommes et femmes dans la société. Il
s’agit particulièrement de la partie de la population qui est dite libre et de
celle qui est asservie.
Les
remarques de E. Benveniste au sujet de la liberté sont à ce propos très
éclairantes :
« Il apparaît ainsi que
la notion de « liberté » se constitue à partir de la notion
socialisée de « croissance », croissance d’une catégorie sociale,
développement d’une communauté. Tous ceux qui sont issus de cette
« souche », de ce « stock », sont pourvus de la qualité de
*(e)-leudheros ». (oc, p. 323).
« Nous saisissons les
origines sociales du concept de « libre ». Le sens premier n’est pas,
comme on serait tenté de l’imaginer, « débarrassé de quelque
chose » ; c’est celui de l’appartenance à une souche ethnique
désignée par une métaphore de croissance végétale. Cette appartenance confère
un privilège que l’étranger et l’esclave ne connaissent jamais » (Idem,
p. 324)[33].
Nous voyons ainsi s’affirmer
la détermination foncière fondant hommes et femmes dans la société.
L’opposition entre cette
détermination foncière où libre est ce qui appartient à, ce qui est enraciné,
qui a un fondement, etc. – comme cela est encore bien indiqué par E.
Benveniste : « L’homme se désigne comme ingenuus, comme
« né dans » la société considérée, donc pourvu de la plénitude de ses
droits ; corrélativement, celui qui n’est pas libre est nécessairement
quelqu’un qui n’appartient pas à cette société, un étranger sans droits. Un
esclave est quelque chose de plus : un étranger capturé ou vendu comme
butin de guerre (o.c.., p. 360) – et celle fondé par la valeur où libre
est ce qui n’est pas fixé, ce qui se « débarrasse de quelque chose »,
élimine des attaches, etc., va dominer toute l’histoire de l’Occident. Elle
s’exprimera de façon percutante – sur le plan des relations économiques – avec
le heurt entre les partisans du monopole et ceux du libre-échange ; sur
celui des relations entre hommes, femmes, ce sera l’opposition entre féodaux et
bourgeois ; entre ceux qui sont enracinés dans la terre (nous verrons plus
loin le phénomène de l’anthropomorphose de la propriété foncière) et ceux qui
sont mobiles, mais qui se regroupent dans les villes, où justement il peut y
avoir une circulation intense à tous les niveaux, avec remise en cause des
différentes coutumes, comportements, etc.. Á ce propos il convient de rappeler
le dicton : la ville rend libre !
C’est à ce moment-là que
l’antagonisme ville/campagne s’accuse et que s’amplifie la représentation selon
laquelle le paysan est un rustre, un arriéré, et le citadin est un être
raffiné, ouvert au progrès. Elle désigne effectivement une réalité, mais son
affirmation finale : ce serait la vie dans la nature qui déterminerait
l’arriération, l’obscurantisme, etc., est manifestement erronée. Elle escamote
le point essentiel que la situation des paysans, conditionnant leur activité
globale, est déterminée non seulement par un rapport de forces politique, mais
aussi par un phénomène économique de vaste amplitude : la séparation de
l’artisanat de l’agriculture. Nous verrons qu’au Moyen-Âge il y eut des villes
qui interdisaient aux paysans d’avoir toute activité artisanale. Ainsi se
manifestait bien un autre caractère de la dynamique de la liberté, qui est de
priver une couche sociale donnée d’une activité particulière, afin de la poser
comme champ d’opération d’une autre qui se réalise alors effectivement – pour
ainsi dire – dans une aire libérée.
Cette antique opposition entre
les deux déterminations de liberté ne disparaît pas avec le triomphe du
capital ; elle est surtout transposée dans le domaine représentationnel[34] et entre dans la constitution de mythes
politiques. La liberté au sens d’enracinement et de croissance en un lieu,
d’appartenance, fonde le mythe de la nation (en rapport avec la
Volksgemeinschaft) des fascistes, qui persiste dans l’idéologie de
l’extrême-droite[35]. En revanche, la liberté au sens de privé de
déterminations qui entravent, fixent, figent, limitent, fonde le mythe
bourgeois, libéral, mais aussi libertaire, anarchiste. Dans ce dernier cas, il
s’agit de la liberté sans entraves qu’on a vu se manifester, surtout au niveau
de la représentation, de façon orgiaque et souvent débile, au cours des années
soixante et soixante et dix.
Totalement liée à cette
dynamique, il y a celle de l’intolérance, indissociable du principe autoritaire
strict, et de la tolérance. La première est en connexion avec la propriété
foncière qui par son existence exclusive – elle est dans un espace-temps
strictement déterminé[36] – ne peut pas accepter d’alternative. La seconde
est engendrée par le mouvement de la valeur qui ne peut se déployer que s’il y
a coexistence du divers, possibilité de substitution, etc..
Ceci est essentiel parce que
beaucoup de théoriciens qui s’élèvent contre ce qu’ils appellent la société
marchande, défendent en même temps la tolérance, la liberté, etc., sans se
rendre compte qu’il est impossible de séparer tout cela de la valeur[37].
Lorsque cette dernière tend à
se poser en communauté, ce à quoi parvient le capital, c’est elle, puis ce
dernier, qui vont fonder de façon irrévocable hommes, femmes. En conséquence –
comme précédemment – les oppositions sus indiquées vont seulement jouer dans la
représentation qui devient une combinatoire de possibles.
Un autre piège de la
représentation, une autre ambiguïté dans le phénomène de domination, du
pouvoir, s’opère dans la justification pleinement acceptée par les dominants et
sur laquelle butent, achoppent les dominés, est le fait que le pouvoir va à
ceux qui possèdent, parce qu’ils ne sont pas mutilés ; ayant leurs
appartenances, ils peuvent mieux représenter la communauté, la société.
« Dans le domaine
constitutionnel, l’équilibre à trouver était plus difficile encore, car là les
richesses supérieures étaient elles-mêmes en conflit. Solon porta un coup
décisif en instituant un nouveau statut des personnes, qui prenait la richesse
comme seul et unique critère. Le corps des citoyens fut divisé en quatre
classes selon la richesse, non pas en argent – c’est essentiel à noter – mais
d’après le revenu de la terre : les magistratures les plus hautes – qu’on
n’occupait qu’un an – étaient réservées à la première classe, formée par les
gens dont la terre produisait cinq cents médimmes ou métrètes » (M.
Finley, « Les premiers temps de la Grèce », éd. Maspéro, p.
148).
A noter qu’ici s’exprime bien
le dualisme et l’opposition propriété foncière/valeur, en même temps que se
manifeste la disparition de la dimension Gemeinwesen s’extériorisant au fait
d’appartenir à un genos.
L’ambiguïté vis-à-vis du
pouvoir fonde celle de la lutte contre celui-ci, contre la classe dominante. En
effet, l’opposition à cette dernière est souvent déterminée seulement par
l’envie, la volonté de se substituer à ceux qui possèdent. Elle peut s’exprimer
également dans une revendication nivellatrice et réductrice, caractéristique de
ce que Marx appela communisme grossier.
Notre investigation nous
conduit toujours à mettre en évidence que la plupart du temps, lorsqu’on s’est
opposé à l’ordre établi, au devenir en place, on a simplement opposé certaines
déterminations à d’autres, sans se rendre compte que cela formait un tout, ce
qui conduisit, en définitive, à dynamiser le système, à le renforcer.
Avant de pouvoir réellement
poser de façon plus exhaustive toutes les dimensions du devenir hors de ce
monde, pour réaliser une immersion dans la communauté des êtres vivants, sans
perdre la dimension de la réflexivité qui est nécessaire à l’ensemble, il nous
faut donc pousser à bout cette investigation pour comprendre, à la racine,
l’errance de Homo sapiens. Ceci n’implique en aucune façon l’idée qu’il faille
attendre qu’une telle opération soit réalisée pour entreprendre quoi que se
soit. La dynamique de sortie de ce monde s’effectue simultanément. Il n’y a pas
d’attente, donc pas de séparation théorie/pratique, intérieur/extérieur… Plus
exactement, le mouvement de sortie est le mouvement qui permet de ne plus vivre
avec ces oppositions débilitantes.
Plus le corpus social est
divisé (augmentation des surfaces d’échanges) plus le mouvement de la valeur
est impulsé. Or, la séparation ne dépend pas uniquement de phénomènes
économiques, mais également de représentations multiples et parfois
contradictoires comme nous le verrons dans le chapitre suivant. En effet,
celles-ci s’opposent souvent au mouvement de la valeur dans son horizontalité
parce qu’elle mine la verticalité de la société, son équilibre, sa sécurité.
D’où diverses mesures tendant à contrôler le phénomène.
« En Thessalie par
exemple les différentes fonctions de l’agora (à l’origine lieu de
rassemblement de la communauté avant de devenir centre économique) sont
délibérément séparées : il y a une agora « libre »
réservée à l’activité civique et politique et d’où toute fonction économique
est exclue. Cette dernière est concentrée dans une agora spéciale, l’agora
commerciale » (M. Austin et P. Vidal-Naquet, « Economies et
sociétés en Grèce ancienne », éd. A. Colin, p. 144).
Á ce niveau historique on doit
tenir compte d’un autre fait : le commerce est encore dans les mains
d’ethnies déterminées ; il se réalise donc par des étrangers ; d’où
la thématique de la dissolution par l’autre (un des fondements de la
xénophobie).
Chez les peuples non
marchands, il s’édifie en conséquence deux mondes : « écartés de la
propriété foncière [qui seule peut fonder le citoyen, n.d.r.], les métèques se
tournent automatiquement vers toutes les activités économiques autres que
l’agriculture [un tel phénomène n’est pas singulier, il se répètera, par
exemple, avec les juifs dans la société occidentale, n.d.r.], c’est-à-dire
l’artisanat, le commerce, l’acticité bancaire, etc.. Le monde de l’argent se
développe donc à côté de celui de la terre et ces deux mondes coexistent sur
deux plans différents sans jamais se fonde en un seul » (Idem, p.
117).
Mais quand les commerçants
font eux aussi partie d’un même peuple et que l’existence des riches et des
pauvres est un fait accompli depuis très longtemps, la représentation se
modifie. Il s’effectue une accommodation et une intériorisation qui minent
l’antique représentation du refus du mouvement de la valeur. En outre celui-ci
a pu être utilisé contre le pouvoir despotique. D’où, à un moment donné, la
séparation est instaurée, justifiée, et a besoin de son complémentaire, un
mouvement de réunion afin que le procès de vie sociale s’effectue. Alors le
mouvement de la valeur s’épanouit.
L’importance des marchands est
due encore au fait qu’ils sont à l’origine de diverses formes économiques qui
n’auront parfois un développement qu’au moment où la valeur deviendra
prépondérante dans la société :prêts, assurances, banques. Au sujet de ces
dernières les précisions de M. Austin et P. Vidal-Naquet sont
nécessaires : « Les banques athéniennes, en revanche, travaillent sur
une petite échelle ; elles sont surtout des établissements de change et de
prêts à gage. Une bonne partie de la richesse monnayée qui existe ne vient
jamais entre leurs mains, mais reste le plus souvent thésaurisée. Les sommes
qui leur sont confiées ne sont pas investies dans des entreprises
économiques ; il ne semble pas que les banques plaçaient l’argent de leurs
clients dans des prêts maritimes. Les banquiers qui sont métèques (et ils sont
nombreux) ne peuvent d’autre part consentir des prêts gagés sur des terres,
puisque les métèques sont écartés de la propriété foncière. Les banques
athéniennes ne sont pas des institutions de crédit destinées à encourager les
investissement productifs » (o.c., p. 173).
Cette citation nous montre
également à quel point les représentations des hommes, femmes – érigées à
partir de leurs relations à la propriété foncière – inhibèrent le mouvement de
la valeur. En ce qui concerne la question de la caractérisation des formes
économiques de l’antiquité nous renvoyons à d’autres travaux où nous avons
affronté la question de ce que K. Marx appelle les formes anté-diluviennes du
capital. Il conviendra plutôt de reprendre cette étude dans le chapitre
concernant ce dernier.
Le développement et
l’amélioration des voies de communication, de celle des moyens de transport
sont également nécessaires pour que le commerce fleurisse. Nous verrons
ultérieurement que tout cela retentit sur l’État.
C’est le moment où la
circulation apparaît comme essentielle pour la réalisation de la valeur. C’est
alors que le procès de production – surtout s’il est déterminé par la propriété
foncière – se pose comme un obstacle au mouvement de cette dernière. En
conséquence, le stade ultérieure consistera en ceci : la valeur d’échange
s’empare de la production, ce faisant elle se transforme en capital. Nous
passons à la domination formelle de celui-ci, à la soumission ou subsomption
formelle du travail au capital. A partir de là, comme nous l’avons déjà exposé
– sur la base de l’œuvre de K. Marx – le capital conquérra la circulation, puis
tous les domaines tant de l’activité économique que toutes les autres, comme
cela apparaît très clairement maintenant.
La nécessité de dominer le
procès de production est dû en outre au fait que les hommes et les femmes
pouvaient trouver un refuge dans le faire, pouvaient se replier sur une
activité particulière, l’organisant au cours du temps en vertu de leurs
exigences : ils travaillaient en fonction de leurs besoins vitaux, de
leurs nécessités. Autrement dit, ils pouvaient se mettre en marge de l’ordre
social, constituant ainsi une menace pour celui-ci. Les classes dominantes ne
pouvaient pas tolérer cette contestation à la fois passive et active en
fonction des situations. En conséquence, elles durent organiser la production
et obliger tout le monde à travailler. C’est le moment de l’instauration du
capital caractérisé par l’échange fondamental entre un quantum de valeur en
argent et une force de travail donnée. Nous avons montré, en nous appuyant sur
l’Urtext, que dans ce cas, il n’y avait pas indifférence vis-à-vis du
contenu de celui-ci et qu’en même temps il y avait confluence entre le
mouvement économique et le mouvement politique (cf. « Capital et
Gemeinwesen »).
Dans les périodes
pré-capitalistes on a coexistence et interférences entre la rationalité, la
logique de la domination, du pouvoir, et celles de la valeur. Les dominants
peuvent se servir de cette dernière pour assurer leur mainmise sur le corpus
social, mais ils ne visent pas obligatoirement au développement de celle-ci.
Réciproquement, le mouvement de la valeur ne permet pas de fonder de façon
immédiate le pouvoir. En revanche, le capital ne peut surgir que s’il investit
tout de suite le pouvoir : problème du capitalisme d’État, forme initiale
et non terminale de son devenir. Nous verrons que son surgissement peut
s’interpréter comme la réponse au vaste mouvement insurrectionnel que connut
l’Occident à partir de la fin du Moyen-Âge.
En conclusion nous pouvons
dire, schématiquement, que la propriété foncière pose les possédants et les
dépossédés (ceux qui sont dépourvus ; en italien, nullatenenti traduit
bien la notion) et la valeur pose les riches et les pauvres. Il y a bien
évidemment interaction entre les deux, mais là n’est pas la question. Elle est
dans le fait qu’il est insuffisant d’expliquer la lutte des classes par une
simple opposition de possédants et de dépossédés, de riches et de pauvres, car
il faut tenir compte des médiations essentielles, que sont justement la
propriété foncière et la valeur, et de leurs relations qui furent souvent
antagoniques. C’est ce sur quoi K. Marx a beaucoup insisté dans ses divers
travaux économiques.
Enfin, si on se place du point
de vue des hommes et des femmes, on constate (ce qui a été plusieurs fois
exprimé) qu’ils se sont opposés au mouvement de la valeur tout en essayant de
l’utiliser. Puis, en Occident, à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance,
certains se sont pour ainsi dire abandonnés à lui qui transcroît en capital,
tandis que d’autres, tout en maintenant son utilisation, essayaient de trouver
un nouvel équilibre sur la base du procès de production limité, et que d’autres
encore remettaient en cause la totalité. Au XVII° siècle, l’abandon au devenir
aboutit à une rupture des limites qui a sa correspondance avec la découverte
des deux infinis. Dès lors, le procès de développement du capital est assuré.
Mais, pour qu’il s’effectue il faudra, comme nous l’avons précédemment signalé,
qu’il y ait domestication de tous ceux qui cherchaient à maintenir une autre
voie[38].
9.1.11.
Les relations entre hommes, femmes, pris à tous les moments de leur vie
sont, à l’origine, des relations d’appartenance ; elles indiquent ce qu’on
pourrait nommer une parenté immédiate. Ce qui signifie que celle-ci ne s’est
pas encore posée, car il n’y a pas de séparation d’avec la portion de terre où
cette communauté est implantée.
En revanche, quand la
séparation commence à se réaliser, les relations ont tendance à être
médiatisées. La communauté se trouvant plus ou moins séparée de la nature, elle
se pose par rapport à elle-même et les relations de parenté sont des relations
classificatoires. Il y a une classification des appartenances indiquant des
orientations plus ou moins privilégiées au sein de la communauté.
Lorsque le patriarcat
l’emporte, la séparation d’avec la nature s’accuse, le système classificatoire
qui reflétait une prépondérance de la femme et un enracinement donné, une
participation à une totalité, n’est plus opérationnel, puisque le groupe
d’appartenance devient plus réduit, la famille, et que ce qui fonde maintenant
les relations c’est le rapport au père. Se manifeste alors la parenté
des_c_r_i_p_tive[39].
On doit noter qu’on passe d’un
type de parenté où le référent était la communauté, à un type où c’est
l’individu.
En même temps, cela permet de
déterminer qu’avec les indo-européens nous avons déjà une séparation importante
et une prépondérance de l’homme : « Tous les faits rapportés jusqu’à
maintenant conduisent à reconnaître la primauté du concept de paternité en
indo-européen ».
Plus globalement, nous pouvons
dire que dans la communauté immédiate il y a rayonnance et appartenance, dans
la communauté plus ou moins médiatisée il y a orientation privilégiée qui tend
à s’instaurer. Elle est par rapport à la mère d’abord, et garde une certaine
rayonnance, puis elle est par rapport au père avec les communautés
patriarcales, puis les sociétés, et on a linéarité[40]. Ceci est en liaison avec le déploiement de la
valeur en son mouvement horizontal. Ce qui implique qu’on passe par des stades
complexes où il y a compromis entre les différentes modalités et en particulier
entre les exigences du mouvement vertical qui est celui de l’enracinement, de
l’appartenance à la terre, et celui horizontal où il y a déracinement, où ce
qui compte ce sont les relations parce que la valeur n’est pas assez puissante
pour fonder une communauté et donc déterminer des appartenances.
Le procès de la valeur a
besoin, pour s’effectuer, qu’il y ait linéarisation des procès auxquels elle
s’affronte, ce qui est une autre façon d’indiquer le phénomène de division, de
séparation dont elle est indissolublement liée.
Le passage de la communauté
immédiate à celle plus ou moins médiatisée est celle de l’appartenance à son
fractionnement qui pose l’alliance comme rapport essentiel et la filiation
secondaire. En revanche, avec la communauté de type patriarcal c’est la
filiation qui devient essentielle. Autrement dit on a le posé de la verticalité
et de l’horizontalité avec, dans le dernier système, prépondérance de la
verticalité qui va être remise en cause par le mouvement de la valeur privilégiant
l’horizontalité ; d’où la réduction de la parenté dans la lignée
verticale, c’est-à-dire que ce qui essentiel et fonde l’ego c’est uniquement la
relation père-fils.
Nous devons encore insister
ici sur ce point que le mouvement de la valeur n’est possible que s’il y a eu
séparation des hommes, femmes, de leurs appartenances, globale (terre),
particulières (les choses) et qu’à son tour il permet de réunir ce qui a été
séparé et que la représentation qu’il engendre afin de pouvoir se dérouler rend
possible celle des relations entre les membres de la communauté se fragmentant.
Autrement dit, la parenté de
type patriarcal originelle est permise grâce à la valeur dans son mouvement
vertical. Ultérieurement, son mouvement horizontal contribuera à saper le
fondement de cette parenté et en même temps il permettra chaque fois d’assurer
l’émergence d’un nouveau type qui reste, jusqu’à nos jours, patriarcal. Sans
oublier évidemment que les rapports de parenté perdent au cours du temps de
leur importance pour déterminer hommes, femmes.
9.1.12. La guerre et le mouvement de la valeur sont deux modalités de
positionnement des hommes et des femmes dans la communauté, puis dans la
société. Il ne s’agit plus ici simplement de l’échange primitif du don et du contre-don
et de son rapport à la guerre, mais du mouvement horizontal de la valeur.
Certains se sont posés la
question de savoir si c’était la guerre ou l’échange qui fondait l’espèce lors
de sa séparation d’avec la nature, donc de la culture.
Pour aborder cela il convient
de reprendre l’étude de P. Clastres sur la guerre, particulièrement l’analyse
qu’il fait de ce qu’il nomme le discours échangiste. Il cite Cl. Lévi-Strauss :
« Il y a un lien, une continuité, entre les relations hostiles et la fourniture
de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement
résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » (« Structures
élémentaires de la parenté », éd. Puf, p. 86).
Ce qui semble faire de
l’échange l’élément premier, déterminant. Or,, pour P. Clastres :
« La société primitive, c’est l’espace de l’échange et c’est aussi le
lieu de la violence. La guerre, au même titre que l’échange appartient à
l’être social primitif » (« Recherches d’anthropologie politique »,
éd. du Seuil, p. 187).
« Voici donc comment
apparaît concrètement la société primitive : une multiplicité de
communautés séparées, chacune veillant à l’intégrité de son territoire, une
série de néo-nomades dont chacun affirme face aux autres sa différence. Chaque
communauté, en tant qu’elle est indivisée, peut se penser comme un nous »
(Idem., p. 193).
« … il y a, immanente à
la société primitive, une logique centrifuge de l’émiettement, de la
dispersion, de la scission telle que chaque communauté a besoin, pour se penser
comme telle (comme totalité une), de la figure opposée de l’étranger ou de
l’ennemi, telle que la possibilité de la violence est inscrite d’avance
dans l’être social primitif, la guerre est une structure de la société
primitive et non l’échec accidentel d’un échange manqué » (Idem.,
p. 195)[41].
Être, ici, c’est s’affronter.
C’est en quelque sorte le châtiment d’avoir aboli les participations. Les
hommes et les femmes n’existent plus immédiatement par leur appartenance à la
communauté qui englobe tout, c’est-à-dire le lieu où elle est implantée, les
membres de celle-ci, les objets et les divers êtres vivants qui vivent plus ou
moins en symbiose avec eux.
Donc la dynamique : être,
c’est être reconnu, nécessaire à l’échange, est complétée par : être,
c’est être confronté. Les hommes et les femmes ne sont pas capables de se
percevoir en absence d’un référentiel négatif : ce qu’ils ne veulent pas
être mais qui peut les fasciner. Nous verrons que cette dynamique opère en
Occident depuis près de 2 000 ans. Le référentiel négatif est dans ce cas
la communauté juive.
Revenons à P. Clastres :
« La guerre s’articule à la société primitive en tant que telle (aussi y
est-elle universelle), elle en est un mode de fonctionnement » (Idem.,
p. 202).
Ainsi, la guerre serait
présente dès le départ et elle serait nécessaire pour enrayer une
« logique centrifuge ». Mais P. Clastres n’explique pas, tout au
moins dans ce texte, ce qui détermine cette dernière.
« Pour que la communauté
puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie,
homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans
l’indivision, de la figure de l’ennemi [à nouveau la nécessité d’un
référentiel négatif, n.d.r.] en qui elle
peut lire l’image unitaire de son être social » (Idem, p. 205).
« La société primitive
est contre l’État en tant qu’elle est société pour la guerre » (Idem.,
p. 206).
On peut accepter cette analyse
de P. Clastres en ce qui concerne les communautés qu’il étudie, mais non pour
les autres ; ce qui ne signifie pas que la guerre n’ait eu aucune
importance chez ces dernières. Ainsi nous pouvons considérer qu’il y a une voie
qui a été empruntée par le plus grand nombre de communautés qui conduit à la
prépondérance de l’échange ; leur devenir inclut le changement, bien que
ce fut fortement entravé, même en Occident. Mais il y a en outre la voie des
communautés dont parle P. Clastres où c’est la guerre qui l’emporte, ou tout au
moins parvient à équilibrer la puissance de ce qu’il nomme échange. Ces deux
devenirs sont-ils réellement parallèles, indépendants ? Ou bien y eut-il
passage de l’un à l’autre ? On peut penser que dans certaines zones c’est
la seconde éventualité qui a pu s’imposer.
Là n’est pas l’essentiel. Il
réside dans les divers thèmes soulevés : référentiel négatif (importance
de l’ennemi pour pouvoir poser sa propre réalité), nécessité de l’autonomie,
autarcie, pillage, perception de soi de la communauté et problème de
l’équilibre, refus du changement, des innovations. Mais il doivent être étudiés
en tenant compte des divers moments historiques. Ainsi, on ne peut pas traiter
de l’Etat (sans omettre qu’il est difficile de parler d’Etat à cette époque là)
contre lequel s’insurgeaient les primitifs, de la même façon que l’Etat
théorisé par Hobbes. Le premier – quand il existe – correspond à la première
forme, à la communauté abstraïsée, le second s’est fondé sur la base du
mouvement de la valeur.
Il en est de même en ce qui
concerne la guerre. Nous devrons revenir sur ce sujet à la fin du chapitre
suivant.
En même temps, il nous faut
tenir compte d’un invariant biologique que P. Clastres – et pour cause –
occulte : la lutte contre la cladisation, qui se manifeste dans la lutte
contre l’innovation et qui peut aboutir à l’homogénéisation. En même temps, il
y a la peur de se séparer.
Ces remarques de P. Clastres
ont donc pour pertinence essentielle de poser l’importance de la guerre et de
la valeur ; nous ne parlons pas de l’échange car cela est trop restrictif,
trop limité pour avoir une efficace sur le devenir des communautés, puis des
sociétés humano-féminines.
Nous ne voulons pas aborder
ici toutes les questions relatives à la guerre et à la valeur, car il nous faut
d’abord exposer le surgissement de l’État médiatisé par cette dernière.
Toutefois, il est important de noter les similitudes entre les deux phénomènes.
Tous deux s’instaurent d’abord entre des communautés, puis concernant
l’intérieur de celles-ci. Et il y aura toujours un rapport entre les deux moments.
C’est-à-dire que, par exemple, la guerre de classe, interne, sera dans une
relation dialectique avec la guerre entre les Etats, entre les nations,
l’économie nationale l’est de même avec celle internationale. En outre beaucoup
de déterminations de la guerre sont incluses dans le mouvement de la valeur.
Ainsi le combat, la lutte se retrouvent sous la forme de la concurrence, de
même que l’investissement qui est le fait de bloquer une force ennemie en
l’entourant, se retrouve dans le domaine économique, non seulement avec l’idée
de faire intervenir quelque chose, de le mobiliser, mais également avec celle
de l’assaillir pour conquérir. Dans le premier cas, le lieu de l’intervention
est un champ de bataille, dans le second cas c’est le marché. Ajoutons que la
guerre comme la valeur séparent, différencient, mais aussi unifient.
Tout ceci réclame de multiples
précisions dont l’aboutissement sera de mettre en évidence que la sortie de la
nature conduit inexorablement (même s’il y eut maints reculs) à l’édification
d’un monde qui est le marché. Tant que celui-ci est faiblement
développé, la vieille forme de relation entre les hommes, femmes, la guerre est
déterminante, mais dès qu’il prédomine elle décline, pour tendre à disparaître,
comme le montre l’absence de troisième guerre mondiale pourtant prévue, de
divers bords, depuis 40 ans.
Enfin, l’étude du rapport
guerre/échange (la valeur en ce qui nous concerne) nous amène à affronter –
sous un autre aspect que celui déjà traité ailleurs – une question d’une très
vaste ampleur : celle de l’intervention.
Nous avons dit que P. Clastres
ne fournissait pas une explication causale à la « logique
centrifuge ». En fait, il indique qu’elle dérive du changement, de
l’innovation : « les Sauvages savaient bien que toute altération de
leur vie sociale (toute innovation sociale) ne pouvait se traduire pour eux que
par la perte de leur liberté » (Idem., p. 206).
Nous ne nous occuperons pas
ici de la terminologie (par exemple de la validité, ici, du mot liberté) pour
nous polariser sur la thématique et, pour ce faire, nous rappellerons sa
thèse :
« l’état de guerre
permanent et la guerre effective, périodiquement apparaissent comme le
principal moyen qu’utilise la société primitive en vue d’empêcher le changement
social » (oc.., p. 203).
Ceci dit, qu’est-ce qui peut
conduire à opérer une innovation ? En outre, l’espèce n’est-elle pas
obligée d’innover afin d’assurer, de façon pérenne, son procès de vie ? En
effet, s’il y a une modification des conditions ambiantales d’ordre général, ou
liées à une migration (nécessité par un accroissement démographique), la
communauté n’est-elle pas conduite à emprunter un autre comportement ?
C’est là qu’on est affronté au thème de l’intervention qu’elle soit déterminée
par une action externe ou, a fortiori, qu’elle soit voulue directement par une
communauté donnée. En suivant le raisonnement de P. Clastres on est amené à
penser que toute intervention aboutit à un changement qu’il nomme social (nous
ne sommes pas d’accord, répétons-le, avec la terminologie) et que la communauté
est incapable d’intégrer. Ce qui implique en définitive que l’espèce dont la
communauté est ici la représentation, est inapte à dominer son procès de vie.
Ainsi on comprend que, à partir du moment où elle intervient efficacement dans
son milieu, cela ne puisse qu’aboutir à des catastrophes.
Nous ne pourrons traiter ce
thème qu’après avoir complété notre étude sur l’État, en envisageant sa seconde
forme de manifestation déterminée par le mouvement de la valeur.
9.1.13. La
valeur est un opérateur de l’activité humano-féminine, à partir du moment où il
y a scission d’avec la communauté. C’est un concept qui inclut mesure,
quantification, jugement d’existence. Il se purifie au cours de son
autonomisation, c’est-à-dire qu’il se détache des représentations mythiques, et
se charge de déterminations nouvelles par suite de son opérationnalité dans
divers domaines – hors de celui strictement économique d’où il a surgi dans sa
détermination qui le rendit opératoire – qui peuvent connaître des devenirs
plus ou moins divergents.
[1] On
peut affirmer la même chose en ce qui concerne le phénomène de la communauté,
bien que K. Marx ne l’ait pas traité de façon exhaustive. En effet, on le
retrouve dans toute son œuvre. Toutefois, il faut tenir compte de l’importance
de celle-ci, dans la réalisation concrète de l’espèce, diminuant au cours des
millénaires, jusqu’à sa réaffirmation à l’heure actuelle, la présence de ce
thème diminue également lorsqu’il est question des périodes les plus proches de
celle où K. Marx vécut.
Le
fait que le thème de la communauté reste en arrière-plan se perçoit bien dans
ce passage des Grundrisse : « L’abstraction d’une communauté,
dans laquelle les membres n’ont rien d’autre en commun que la langue, etc., et
à peu près cela, est manifestement le produit de plusieurs conditions
historiques ultérieures » (Fondements, t. 1, p. 452).
Cette
remarque est placée entre parenthèses dans le corps du texte, parce qu’à ce
moment-là, il est amené à anticiper sur tout le développement (pour l’instant
il s’occupe de la seconde forme de communauté).
On
le sent penser à deux niveaux : immédiat et global. Dans d’autres cas on
perçoit sa pensée immédiate qui affronte l’argument qui le préoccupe et, à un
niveau subconscient,, plus précisément dans un dédoublement qui parfois atteint
une rayonnance. Là, le continuum de sa pensée est rempli par la réflexion sur
la communauté. Cette seconde pensée où cette rayonnance passe au premier plan
chaque fois que K. Marx rencontre un caractère important de la communauté tant
en ce qui concerne son existence originelle, que son devenir sous la forme de
sa persistance ou celle de sa résurgence. Ceci se matérialise alors en des
incidences plus ou moins longues ou dans des phrases entre parenthèses.
En
ce qui concerne le contenu immédiat de la citation, on constate qu’il est
question d’un comportement archaïque : nécessité de considérer une partie
des hommes et des femmes comme exclus de l’espèce pour pouvoir les exploiter.
La
supercherie ultérieure est la soi-disant humanisation, intégration des exclus
au sein de l’espèce, une fois que le mécanisme d’exploitation a triomphé. En
fait, il y a eu exclusion totale de tout ce qui était humain immédiat (dans une
certaine mesure naturel), et c’est la séparation d’avec la nature.
On
aura le dépassement complet de la dimension nature quand tout le monde sera
posé artificiel.
[2] Parallèlement
à ce phénomène qui remplit l’arc historique en lequel s’accomplit Homo Gemeinwesen,
il y a celui de la transformation de l’inné en l’acquis. Le premier relève du
continu, on peut difficilement le reproduire et surtout le produire en série,
alors que le second peut l’être parce qu’il est discontinu. En conséquence le
triomphe total du capital est concomitant avec la disparition de toute nature
humaine : l’espèce est pur produit, une histoire, etc..
Un
exemple simple : si une femme est douée d’instinct maternel, élève
« naturellement » son enfant, l’allaite, etc., elle est un être immoral,
asocial, acommunautaire du capital, parce qu’elle ne permet en aucune façon au
procès de ce dernier de se réaliser, de fructifier et surtout elle empêche le
plein emploi, puisque ce qu’elle fait, elle pourrait l’acheter sous forme de
services effectués par d’autres. En revanche une femme libérée, ayant donc
dépassé tous ses instincts, fera appel à des pédiatres, des puéricultrices,
etc., pour le soigner, le garder, et elle achètera du lait maternisé. C’est un
être totalement moral, social, communautaire du capital, etc..
On
aurait pu prendre le phénomène plus en amont : un homme et une femme
s’aiment, s’unissent, ont un enfant, c’est antisocial, anticommunautaire,
irrationnel, parce que c’est gratuit. En outre c’est dangereux puisque l’acte
sexuel est une cause importante des maladies sexuellement transmissibles. Cet
acte est peu fiable puisqu’on ne sait pas au départ si on aura un garçon ou une
fille. Le dernier aspect relève maintenant de la dynamique du pouvoir : un
homme et une femme modestes peuvent engendrer un génie ! Heureusement le
développement de la science et de la technique permettra d’abolir l’amour. Les
enfants seront faits in vitro et seront achetés. D’où le plein emploi et
capitalisation ainsi que satisfaction pour les couples : ils achèteront
l’enfant imaginé par leurs phantasmes induits par la communauté capital.
Passons
de la vie quotidienne à la science. Dans un livre au titre racoleur et
racketiste et d’un contenu tristement superficiel et béatement démocratique, Y.
Coppens exhale bien le profond désir de la majorité de l’espèce par qui le
capital est advenu et en qui le capital est incarné :
«
Or, le système nerveux, dans sa croissance, fait naître la conscience et avec
elle, la connaissance. Tous les instincts ou presque se sont alors effacés pour
laisser place à ce que l’on appelle l’acquis. L’Homme doit tout apprendre en
échange de quoi il est libre » (éd. Odile Jacob).
Il
doit tout apprendre parce qu’il a perdu tout savoir naturel et ce à tous les
niveaux, c’est-à-dire pas uniquement au
niveau d’un savoir intellectuel, comme l’exemple trivial de la mère de famille
nous l’a suggéré.
L’ « Homme »
a été dépossédé, privé, et par là il est libre parce qu’il est justement privé
d’attaches, débarrassé de, etc., mais aussi parce qu’il peut choisir parmi tout
ce dont il a été dépossédé des modalités d’être.
Il
y a plus. Cette privation fonde également le pouvoir médiatisé puisqu’il y a eu
création de dépendance. Celui qui a été dépossédé, doit exercer une puissance,
une faculté, une aptitude, un pouvoir pour avoir accès à tout ce dont il a été
dépossédé, dépouillé, privé. En outre étant donné l’extériorité des éléments
provenant de la dépossession, un groupement d’hommes plus ou moins important
peut parvenir à les accaparer. Il s s’érigent alors en une énorme puissance et
déterminent qui peut ou non accéder aux éléments séparés, à ce qui fut inné et
qui était participation d’une nature (humaine) à une nature (l’ensemble des
êtres vivants).
Il
est évident comme on l’a vu dans l’exemple précédent qu’il est possible de
récupérer ce que procurait l’inné grâce au mouvement de la valeur, du capital.
D’où nous voyons, encore une fois :
1.
Se manifester la dimension thérapeutique de la valeur.
« Là
est le sens profond de l’identité, attesté par le langage, entre valeur et
santé : valere en latin c’est se bien se porter » (G.
Canguilhem, « La connaissance de la vie », éd. Vrin, pp.
159-160).
2.
La dynamique de la valeur et celle du pouvoir sont, surtout originellement,
étroitement liées.
3.
Il y a un fondement naturel, biologique à ces phénomènes. Leur développement
conduit Homo sapiens a rompre la continuité avec le procès vie.
4.
La liberté c’est la privation qui engendre un être « jeté dans le
monde », déboussolé, réduit à une existence (ce qui implique qu’il a été
partagé entre un avoir et un être). Comment n’aurait-il pas la nausée d’être
seulement un prurit existentiel ?
5.
Le développement du phénomène de la valeur et surtout celui du capital
bouleversent totalement le phénomène nature en l’homme. En conséquence le
problème de l’influence de l’inné, de l’acquis, du milieu, de l’éducation,
etc., ne peut pas se poser sur le mode
unilinéaire par lequel il était abordé depuis la fin du XVIII° siècle. En particulier
une représentation fondée sur l’inné, posée auparavant comme réactionnaire par
rapport à celle affirmant l’importance du milieu dans le devenir des hommes,
femmes, peut se révéler subversive au regard d’une théorie affirmant le primat
du milieu dès lors que celui-ci est déterminé par un pouvoir.
C’est
sur ces questions que nous reviendrons afin de bien rendre apparente
l’absurdité du devenir actuel de Homo sapiens et la nécessité de l’émergence de
Homo Gemeinwesen.
Une
remarque cependant : la séparation opère comme un paradigme, comme un
opérateur de connaissance. En sciences physiques, c’est de la séparation que
naît l’énergie, par exemple lors d’une hydrolyse ou d’une oxydation. Dans le
premier cas on a en même temps libération de molécules, dans le second
libération d’électrons. Si on veut reproduire le corps originel, il faudra –
comme il est dit couramment – dépenser de l’énergie (d’où le possible de
l’instauration du pouvoir, etc..).
Nous
avons précédemment montré que toute science s’affirmait à partir du moment où
un objet déterminé avait été séparé du tout. Nous y reviendrons ultérieurement.
Enfin,
rappelons que c’est en rapport à la sphère du transcendant, du sacré, que le
phénomène est très puissant et fonde le pouvoir des prêtres de toute religion,
ou représentation affine que ce soit.
[3] Cf.
en particulier, à ce sujet, « La notion mythique de la valeur »
dans le livre de L. Gernet, Anthropologie de la Grèce ancienne, éd.
Flammarion.
« Si
une notion ancienne de la valeur illustrée par la tradition légendaire, il y a
une bonne raison à cela : elle est mythique elle-même quant au mode de
pensée. Ce qui signifie d’abord que des fonctions différentes – ou plus
exactement ce qui apparaît dans la suite comme fonction différenciées – y est
plus ou moins confondu : elle tend à être totale, elle intéresse tout
ensemble économie, religion, politique, droit, esthétique » (p. 171)
[4] Ce
procès inclut une vaste contrainte où hommes et femmes se trouvent en
définitive dans l’obligation de reconnaître, tout au moins d’assumer, ce qu’on
peut considérer comme des anomalies, des démesures, des infamies, des
manifestations abjectes de l’espèce qui, au regard des moralistes, la nient,
mais réalisent en fait le projet entrepris, même s’il est inconscient. Ce qui
apparaît en tant que folie de l’espèce est inclus dans l’acte qui lance la
dynamique.
Pour
ne pas se perdre, en se dépouillant, en se réduisant, l’espèce est obligée de
se reconnaître grâce à des médiations contradictoires sophistiquées et
justificatrices, même dans ses actes les plus incompatibles avec le devenir de
la communauté des êtres vivants. Le demens est le complémentaire du sapiens.
[5] On
pourrait traduire : « est constamment exprimée dans sa présentation
(Darstellung) en tant que valeur d’échange ». Cela met en évidence le
possible de nous représenter le phénomène. Il y a l’indication que c’est son
positionnement particulier (Darstellung) qui permet l’extériorisation d’une
qualité donnée, sa représentation (Vorstellung).
[7] Dans
son livre « De la division du travail social », éd. Puf,
Durkheim n’apporte pas d’éclaircissements importants sur l’origine de celle-ci.
Curieusement, sa perspective est tout à fait différente de celle des
économistes : « On voit combien la division du travail nous apparaît
sous un autre aspect qu’aux économistes. Pour eux, elle consiste
essentiellement à produire davantage. Pour nous, cette production plus grande
est seulement une conséquence nécessaire, un contrecoup du phénomène. Si nous
nous spécialisons, ce n’est pas pour produire plus, mais c’est pour pouvoir
vivre dans les conditions nouvelles qui nous sont faites » (p. 259).
A
partir de là, il y a une affirmation qui nous semble juste :
« Un
corollaire de tout ce qui précède, c’est que la division du travail ne peut
s’effectuer qu’entre les membres d’une société déjà constituée » (p. 259).
On peut simplifier en disant qu’il a une position anti-économiste (la vie
économique est une vie non morale), surtout anti-capitaliste, qui ne remet pas
en cause les présupposés du capital. Avant tout, il déplore – comme il le fait
dans son autre ouvrage « Le Suicide » - l’absence de
régulation dans la société. Dans ce dernier ouvrage il écrivit :
« L’anomie vient, en effet, de ce que, sur certains points de la société,
il y a manque de forces collectives, c’est-à-dire de groupes constitués pour
réglementer la vie sociale » (p. 440).
Autrement
dit, l’économie et l’État sont insuffisants pour réglementer ; il faut
donc trouver des institutions qui soient aptes à la faire. Avant de les
envisager, il convient de revenir à la division du travail, pour faire
remarquer que si elle est liée, comme
l’indique E. Durkheim, à la spécialisation, celle-ci ne se rapporte pas
constamment aux mêmes éléments. Dans un premier moment l’augmentation de la
production (de la productivité) s’opère grâce à un perfectionnement du
travailleur, par une augmentation des capacités humaines à mieux utiliser
l’outil. On est donc dans le domaine du faire, et les travailleurs se
spécialisent en fonction de celui-ci. La division du travail s’opère dans la
société. Ce qui importe c’est le faire.
Dans
un second moment, le perfectionnement porte sur l’outil, ce qu va conduire,
comme K. Marx l’a montré, à la fabrication de machines, puis à leur
amélioration. Corrélativement, l’homme devient secondaire et la production
devient essentielle. La division du travail s’opère en son sein, ce qui
implique d’autres formes d’organisation sociale.
Or,
les gens comme E. Durkheim veulent en rester au faire. Ils ne perçoivent pas le
phénomène de l’accession du capital à sa domination réelle et de ce fait ne se
rendent pas compte que ce qu’ils affrontent est transitoire. Voilà pourquoi E. Durkheim
cherche des systèmes de régulation en dehors du capital lui-même. D’où sa
revendication des corporations. Ainsi, avec cette approche et l’exaltation du
travail, il produit un des fondements de la théorie fasciste : le
corporatisme. Chez lui comme chez divers théoriciens fascistes, il y a la
volonté d’enrayer le mouvement du capital, de la séparation, et de lutter
contre l’individualisme extrême, etc..
« Une
société composée d’une poussière d’individus inorganisés, qu’un Etat
hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir, constitue une véritable
monstruosité sociologique » (« De la division du travail social »,
p. xxxii).
« La
société, au lieu de rester ce qu’elle est encore aujourd’hui, un agrégat de
district territoriaux juxtaposés, deviendrait un vaste système de corporations
nationales » (p. xxxi).
« Mais
dire que le pays, pour prendre conscience de lui-même [thème important chez les
fascistes, n.d.r.], doit se grouper par professions, n’est-ce pas reconnaître
que la profession organisée ou la corporation devrait être l’organe essentiel
de la vie publique ? » (p. xxxii).
« Il
faudra que, dans chaque profession, un corps de règles se constitue, qui fixe
la quantité du travail, la rémunération juste des différents fonctionnaires,
leur devoir vis-à-vis les uns des autres, et vis-à-vis de la communauté [autre
thème important de la théorie fasciste, n.d.r.] » (p. xxxv).
Durkheim
fait partie de ce vaste courant anticapitaliste plus ou moins réactionnaire –
dans la mesure où ses composants voulaient la réaffirmation de formes
antérieures pour intégrer les individus afin, d’une part, d’éviter la
décomposition de la civilisation, la décadence, et, d’autre part, de s’opposer
au socialisme et au communisme – qui commence à la fin du XIX° siècle, pour
s’épanouir au début du XX° et déboucher dans le fascisme. Ils voulaient une
démocratie sociale. C’est ce que ce dernier a réalisé et qui a survécu à la
défaite des fascistes.
On
peut dire que la position de tous les théoriciens qui comme E. Durkheim
acceptent la division du travail et sont partisans de la hiérarchie sociale,
est une position de fermeture, en ce sens que la réalisation de celle-ci ne
peut que bloquer les gens dans une situation donnée ; ce qui aboutit à une
fixation de leurs capacités qui vient, a posteriori, justifier leur
théorisation.
[8] On
doit dès maintenant signaler, à cause de son importance capitale, que la
coupure continu-discontinu pose le possible de l’affirmation du néant, du rien,
du vide en tant que tel ou en tant qu’ensemble, alors qu’en fait il ne peut y
avoir que des absences.
Le
retentissement sur le langage est évident : la négation prend dans ce
contexte une autre dimension.
[9] Le
passage de 2- à 3- peut se répéter au cours du temps. Il dépend en particulier
du développement des forces productives, donc de celui des sciences et des
techniques.
[10] Nous
mettons nature et non naturelle pour bien indiquer qu’il s’agit d’elle. Le mot
naturel pouvant recéler, dans ce contexte, une ambiguïté, car il se réfère à la
nature de quelque chose ou à la nature. Il nous semble qu’une telle ambiguïté
se glisse parfois dans le discours de K. Marx.
[11] Il y a
une certaine continuité avec le phénomène biologique dans la mesure où la
représentation qui s’élabore dans le cerveau se réalise grâce aux projections
venant de la périphérie, mais aussi à partir de données internes.
[13] En ce
qui concerne la société du spectacle, il convient de noter qu’on a avec sa
réalisation un phénomène de profanation au sens où ce qui était réservé à une
sphère limitée, séparée du reste de la communauté, puis de la société, et posé
en tant qu’unité supérieure, sacrée, est banalisée à la totalité de celle-ci.
Précisons ce devenir. Les hommes et les femmes vivent de représentations et,
nous l’avons indiqué, souvent le spectacle d’un procès de vie leur tient lieu
de vie, au sens où il fonde le leur, posé secondaire, inessentiel. Il en est
ainsi parce qu’au sein de l’espèce s’impose la nécessité de vivre l’immédiat et
son dédoublement, sa représentation qui permet de vérifier à chaque moment la
validité et la cohérence (au sens immédiat de compatibilité entre les
différents constituants du procès) au sein de ce dernier. Hommes et femmes
opéraient cela au sein de leur Gemeinwesen où leur propre dimension Gemeinwesen
ne se distinguait pas de celle découlant de l’existence de l’ensemble des
membres de la communauté. Lorsque cette dernière subit le mouvement
d’abstraction qui aboutit à la formation de l’Etat du premier type, hommes et
femmes effectuent cette représentation grâce à l’unité supérieure qui s’est
constituée et, nous l’avons indiqué, celle-ci devient leur paradigme de vie.
Voir, contempler le devenir de l’unité supérieure, c’était vivre cette unité
dont ils avaient été dépouillé et donc vivre la totalité communautaire. C’était
participer en dépit de la séparation. Dans les deux chapitres suivants nous
montrerons à quel point l’unité supérieure joue un rôle déterminant dans la vie
de l’espèce.
Ce
phénomène persiste en dépit de la profanation qui consiste en ceci : la
personne spécularisée n’est plus le roi, mais n’importe quelle vedette et
n’importe quel procès peut être vécu en représentation.
Il
s’agirait dès lors de se poser la question de savoir pourquoi, en Occident,
dans un premier temps, l’espèce a besoin d’une telle représentation
généralisée. On noterait alors que ceci est en continuité avec un phénomène
biologique, un phénomène communautaire, avec la dépossession totale,
l’autonomisation des possibles et avec la dynamique d’une combinatoire. Il y a
multiplication, démocratisation des paradigmes ; ce qui permet de fonder
une multitude de rackets.
En
outre – nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre – la démocratie
ne peut se développer que s’il y a une certaine autonomisation de la
représentation d’où l’importance considérable du théâtre à Athènes.
Toutefois
avec la publicité, forme la plus élaborée de la représentation dans la
communauté capital, hommes et femmes vivent non seulement de représentations,
de spectacles, mais sont représentés et manipulés par leurs propres
représentations, ne serait-ce que parce qu’ils opèrent une identification avec
les héros du spectacle.
Á
l’heure actuelle, nous sommes parvenus à un stade ultérieur qui est au-delà du
spectacle. En effet, celui-ci était nécessaire surtout quand la domination du
capital n’était pas assurée. Il servait d’opérateur d’intériorisation de la
domestication. Le spectacle nécessite des spectateurs ; or, hommes et
femmes non seulement sont transformés malgré eux en acteurs, mais l’on peut
constater qu’il n’y a même plus besoin
de représentation dans la mesure où celle-ci est la réalité. Le dédoublement
n’est plus un impératif. Enfin, certains ont fait remarquer que les
représentations prennent une concrétude et remplacent la réalité : les
simulacres (cf. en particulier M. Perniola). Là encore c’est rester à la
superficie si on se contente de cette analyse, car il s’agit de mettre cela en
relation avec le phénomène de substitution, lui-même en relation avec celui de
l’intervention. Il faut substituer tout ce qui est naturel par des productions
artificielles afin de les manipuler.
Toutes
ces remarques visent à expliciter également pourquoi nous avons toujours
employé avec beaucoup de réticences le concept de spectacle. Il nous semblait
trop réducteur, enclore une superficialité, être lui-même spectaculaire, en ce
sens qu’il ne cueillait que l’apparence.
Ceci découle du fait que les théoriciens de l’I.S sont partis d’une
problématique artistique et ne l’ont guère dépassée, ce qui les empêcha
justement d’aller à la racine du phénomène (il leur aurait fallu rejeter
effectivement toute pratique artistique !). Ils n’ont jamais intégré la critique
de l’économie politique dont ils ont tant parlé et ne se sont jamais préoccupé
de la communauté ou de l’importance de la dimension biologique dans tout le
devenir de Homo sapiens.
Ajoutons,
pour préciser notre prise de position par rapport à l’I.S, que leur perspective
divergeait totalement de la nôtre ; et la réflexion historique que nous
avons dû faire après Mai-Juin 1968 n’a fait que confirmer la validité de
notre divergence. Ainsi, dans « Banalités de base », R.
Vaneigem écrivait ceci : « L’I.S devra se définir tôt ou tard comme
thérapeutique : nous sommes prêts à protéger la poésie faite par tous
contre la fausse poésie agencée par le pouvoir seul (conditionnement) »
(I.S. n° 8, p. 39). Or, nous sommes contre toute thérapeutique.
En
ce qui concerne le texte cité, il convient de dire que c’est le seul, en dehors
de quelques considérations dans la « La société du spectacle »,
qui présente une tentative de fonder historiquement l’I.S.
En
rapport avec la thématique du signe, on a celle du miroir qui lui est
complémentaire ; car, en outre, le spectacle inclut le phénomène de se
mirer. Il opère comme un miroir ; et ce que le miroir révèle est un
spectacle. Ainsi on aurait pu également parler de la société du miroir. La
coordination entre les deux se manifeste dans le fait que le spectacle n’est
efficace que s’il y a identification du spectateur avec un héros du spectacle.
Pour cela il doit d’abord se mirer, trouver dans ce qui est présenté un reflet
de ce qu’il est ou de ce qu’il veut être !!
Nous
reviendrons ultérieurement sur ces questions en particulier lorsque nous
étudierons l’importance du miroir dans la représentation des hommes du XVI°
siècle et la naissance du mode de production capitaliste.
Enfin,
il convient de noter que plus encore que pour le signe, K. Marx n’a pas accordé
assez d’importance au concept de marge qu’il a lui-même utilisé – après D. Ricardo
– en ce qui concerne l’explication de la rente foncière. Il ne s’est pas rendu
compte – peut-être parce qu’il ne s’est pas assez préoccupé des marginalistes –
qu’avec le triomphe de ce concept, l’économie politique disparaissait et que se
fondait une représentation en adéquation avec le développement du mode de
production capitaliste : moment où il y a séparation vis-à-vis des
présuppositions : le travail et donc la valeur, ainsi que la propriété
foncière, puis domination sur ceux-ci (le concept de soumission ou subsomption
peut également être utilisé). Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre
sur le capital.
Pour
en revenir à l’I.S et à sa critique de l’économie politique, il convient de
citer « Critique de la politique économique » de A. Jorn, pour
signaler qu’il ne contient rien qui puisse clarifier quoi que ce soit au sujet
de la valeur. Il sera peut-être valable de revenir sur cela dans le chapitre
sur le capital.
[14] Le
positionnement peut s’exprimer dans une « valorisation » du continuum
qui est progressivement dissocié, avec le posé de l’espace et du temps. Ainsi
ce qui est devant ou en haut (au sommet, au faîte) est plus important que ce
qui est en arrière ou en bas, avec intégration donc du phénomène de
verticalité. D’où les expressions : se mettre en avant, et le verbe
devancer pour signifier l’accès à la primauté, tandis qu’être laissé à
l’arrière (à la traîne) caractérise ce qui est dévalorisé.
Le
rapport de la station verticale de Homo sapiens à la valorisation de la
verticalité doit être soulevé. L’exaltation de la seconde est une manifestation
exemplaire de l’anthropocentrisme.
La
notion de nombre n’a pu s’imposer qu’avec celle de position. Ainsi, on a selon
la position à droite ou à gauche du chiffre 1 par rapport au chiffre 3, soit
13, soit 31. De même avec les chiffres romains. On a un phénomène semblable en
chinois où le caractère san veut dire
trois, soit multiplie s’il est placé avant un autre caractère désignant un
chiffre, shi, par exemple, qui veut
dire dix, et l’on a san shi,
c’est-à-dire 30, soit il additionne s’il est placé après le caractère, et l’on
a shi san, c’est-à-dire 13.
On
voit que pour qu’il y ait une véritable théorie des nombres, il faut qu’il y
ait intégration de la représentation et non pas une simple indication d’action
opérative. Alors la position donne valeur parce qu’elle représente une quantité
plus ou moins grande. Ainsi, dans l’exemple précédent, 1 placé à gauche
représente 10, placé à droite il représente l’unité. Donc le phénomène de la
représentation est inclus également dans les mathématiques.
Napoléon
avait compris l’anthropomorphose des nombres mais aussi la mathématisation des
hommes : « Les hommes sont comme les chiffres, il n’acquière de
valeur que par leur position ».
En
revanche Aristote n’a pas intégré cette dimension de la position :
« En ce qui concerne le nombre, au contraire, il ne serait pas possible de
montrer que ses parties occupent une certaine position réciproque, ni qu’elles
sont situées quelque part, ni d’établir quelles parties sont contiguës entre
elles. Pas davantage pour le temps, car aucune partie du temps n’est permanente,
et comment ce qui n’est pas permanent pourrait-il avoir une position. En fait
il est préférable de dire que les parties du temps ont un certain ordre, en
vertu duquel l’une est antérieure et l’autre postérieure, remarque qui
s’applique d’ailleurs au nombre : on compte un avant deux et deux avant
trois, et de cette façon on peut dire que le nombre a une sorte d’ordre, bien qu’on ne puisse
nullement lui accorder une position » (« Organon », I,
« Catégories », éd. Vrin, pp. 22-23).
Le
lecteur ne doit pas s’imaginer que ceci concerne des bagatelles mathématiques.
Qu’il lise Cantor !
« Un
point particulièrement difficile dans le système de Spinoza est le rapport des
modes finis aux infinis ; comment et sous quelles conditions le fini peut
s’affirmer dans son autonomie en face de l’infini, ou l’infini face à de
l’infini de degré plus élevé, c’est ce qui demeure chez lui sans explication.
L’exemple que j’ai déjà effleuré au paragraphe 4 semble désigner dans son
symbolisme aisé la voie par où l’on peut se rapprocher peut-être d’une solution
de cette question. Soit le premier nombre de la deuxième classe ω [il s’agit de
nombres transfinis ou infinis, n.d.r.], on a 1 + ω = ω ; au contraire ω +
1 = (ω + 1), où (ω + 1) est un nombre parfaitement distinct de ω. Tout dépend
donc comme on l’aperçoit clairement ici, de la position du fini par
rapport à l’infini ; si le fini précède, il passe dans l’infini et y
disparaît ; s’il cède le pas cependant et prend place après
l’infini, il subsiste et se combine avec celui-ci en un infini nouveau, parce
que modifié » (« Fondements d’une théorie générale des ensembles »).
Ici
la position détermine soit l’absorption soit la modification. Il serait fort
intéressant d’étudier chaque fois, dans divers domaines, les déterminations
qu’elle implique. Ajoutons une petite remarque au sujet de l’opération de
Cantor. Il a, en quelque sorte, discrétisé l’infini. Il en fait un quantum
déterminé et il a pu ainsi le manipuler. Cette opération n’a rien
d’exceptionnel en ce sens qu’elle est incluse dans le comportement de Homo
sapiens. Ainsi, la transformation de tout inné en acquis permet de passer d’un
donné continu à un donné discontinu et l’on peut ajouter que l’inné n’ayant pas
besoin d’être articulé, supervisé, etc., il n’a pas besoin de lois, de normes,
etc.. Autrement dit, l’espèce tend à tout discrétiser, parcelliser afin de
pouvoir effectuer son intervention. Par là, elle perd la dimension et parfois
la perception, du continu. En compensation, elle doit édifier des
représentations pour le réintroduire. Enfin, elle se laisse piéger par les lois
qu’elle élabore afin que tout fonctionne de façon cohérente. Or, le
développement des mathématiques est caractérisé par une recherche effrénée
d’une logique, et celle-ci est autonomisation et exacerbation de la cohérence.
Ajoutons
que la notion de position est en relation avec celle de dépendance. Ainsi, B.
Russell, après Péano, définit tout nombre comme le successeur d’un autre, ce
qui le conduit à poser une origine-référence qui est zéro, nombre qui est le
successeur d’aucun. En conséquence, tous les nombres, tout au moins les nombres
naturels, dépendent de lui.
Il
semble toutefois que zéro impliquerait une absence de nombre tout en posant
potentiellement leur totalité ; c’est le nombre qui pose une absence à
partir de laquelle s’effectue la présentification de toute la suite des
nombres, grâce au phénomène de succession.
« Les
nombres naturels sont la postérité de 0 par rapport à la relation
« immédiatement prédécesseur » (qui est l’inverse de
successeur) » (Bertrand Russell, « Introduction à la philosophie
mathématique », édition italienne Newton Compton Editori, p. 40).
Il
serait intéressant de commenter cette phrase et tout particulièrement d’étudier
le statut d’une notion comme postérité au sein d’une thématique mathématique.
Cela dépasse le but de cette note.
En
ce qui concerne le zéro, inventé par les hindous, on peut penser qu’il est en
relation avec le fait qu’entre deux castes il y a un vide (l’intersection de
deux castes est un vide) puisqu’il ne peut pas y avoir de mariages entre
membres de différents castes. En disant cela, nous ne voulons pas affirmer que
le zéro soit la représentation de ce vide. Nous voulons signaler que l’aptitude
à penser le vide – à cause du phénomène de séparation posant des hiatus
communautaires puis sociaux – crée la possibilité de se représenter une absence
en tant que zéro, et ce en intégrant en négatif la totalité-communauté, et à
l’autonomiser, en l’hypostasiant.
Il
nous faudra approfondir cette approche parce que les Mayas ont eux aussi
inventé le zéro. Pourtant, ils ne connurent pas le régime des castes. Il y a
d’autres déterminations à prendre en compte. ..
La
différence de développement des mathématiques en Grèce et en Inde doit être
mise en relation, avant tout, avec la différence de comportement des hommes et
des femmes par rapport à la communauté immédiate, à l’unité supérieure, à la
multiplicité-diversité, etc., lequel est déterminé par divers facteurs sur
lesquels nous reviendrons dans le chapitre suivant.
Pour
que le lecteur comprenne l’importance que nous accordons à ce positionnement, nous
quitterons les mathématiques et nous passerons au domaine militaire.
La
tactique est un art de ranger, de disposer les forces en action. La stratégie
est une orientation de tout le savoir
tant pratique que théorique en vue d’une action. La stratégie vise à conquérir
les bonnes positions avant l’engagement réel, de telle sorte que la tactique
puisse s’effectuer sans difficulté ; car il faut éviter d’être surpris. En
outre, il n’y a de possibilité de changements rapides dans la tactique que si
la stratégie est conçue selon une ample vision apte à inclure divers possibles.
C’est pourquoi j’ai considéré, autrefois, la théorie comme une arme
stratégique, celle de permettre d’occuper dès le présent les positions de
l’avenir, avant toute confrontation, afin de ne pas être surpris ; car
j’avais faite mienne la remarque de A. Blanqui selon laquelle on ne doit jamais
être surpris.
La
prévision de la crise s’inscrivait dans cette thématique stratégique. Car, en
fonction de l’advenue de celle-ci, on pouvait se positionner, et envisager
celui de divers hommes et femmes.
Nous
n’abandonnons pas un tel comportement, car il nous faut toujours prévoir les
difficultés à venir, qui sont différentes de ce qui fut envisagé auparavant.
Enfin,
pour que le lecteur puisse se convaincre réellement qu’avec le positionnement
il ne s’agit pas d’une bagatelle, faisons appel à la philosophie. Qu’exprime le
« connais-toi toi-même », maxime souvent employée par Socrate et qui
était inscrite au fronton du temple de Delphes, sinon que tout individu doit
savoir se situer dans l’ordre social où il vit en fonction de son rôle au sein
de celui-ci, ainsi que d’être à même de ne pas vouloir être plus, ce qui le
ferait sombrer dans la démesure, dans l’ubris, cause de tous les maux. Chacun
doit savoir être à sa place, comme G. Thompson dans son livre « Eschyle
et Athènes » le montre bien. Dit autrement, chacun doit savoir se
positionner afin que la justice règne, etc. (la suite dans le chapitre sur le
devenir hors-nature).
Addendum :
livrer toutes ces remarques semi-élaborées peut aider d’autres dans leur
cheminement et ainsi accélérer une clarification ; mais cela encourt le
risque d’un simple pillage et d’un détournement (ce qui s’est déjà vérifié).
Ceci n’a aucune importance. Les pilleurs effectuent des développements en
fonction de leur représentation. Or, jusqu’à maintenant, nous avons constaté
qu’elle est extrêmement réduite ; en conséquence, qu’ils empruntent peut
apporter une certaine confusion momentanée, mais ne peut pas nuire à
l’exposition de toute notre perspective. Si cela leur permet de pouvoir
subsister, au moins en théorie, nous ne pouvons pas leur en vouloir. Cependant
il nous semble que parfois leurs emprunts ne leurs facilitent pas l’existence
parce que cela les conduits à des impasses, car il est difficile d’intégrer
quelque chose qui est inclus dans une représentation totalement différente.
Reprocher
quoi que ce soit à quiconque reviendrait à poser un intérieur par rapport à un
extérieur, base même de la dynamique du racket. Tout ce qu’on peut faire, c’est
de signaler, à chaque étape, la singularité du procès que nous
développons ; procès très vaste, qui ne peut pas être précis en tous ses
points.
[15] La
propriété signifie donc appartenance à une tribu (ou communauté,
Gemeinwesen), et c’est avoir en elle une existence subjective-objective.
L’individu se relie lui-même à la terre par l’intermédiaire du rapport de sa
communauté à la terre, comme à son corps inorganique. C’est ainsi qu’il se
rapporte donc à la condition primitive extérieure de la production, la terre,
qui est à la fois matière première, instrument et fruit, comme à des
présuppositions appartenant à son individualité, modes d’existence de celle-ci.
« Nous
réduisons cette propriété au comportement vis-à-vis des conditions de la
production » (Fondement, t. 1, p. 445).
On
doit noter la non-séparation sujet-objet. La suite du texte comporte
l’ambiguïté que nous avons indiquée au sujet de la production :
« Mais on demandera : pourquoi pas aux conditions de consommation
puisque, à l’origine la production (das Produzieren, c’est-à-dire l’acte de
produire) de l’individu se limite à la reproduction (das Reproduzieren) de son
corps par l’appropriation de produits finis, préparés pour la consommation par
la nature elle-même ? Même lorsqu’il suffit de trouver, de découvrir,
il faut bientôt un effort, du travail – comme dans la chasse, la pêche et la
garde du troupeau – et une production, c’est-à-dire développement de certaines
aptitudes de la part du sujet. Mais il y a aussi des situations où l’on peut
s’emparer des choses toutes prêtes sans l’aide d’instruments, c’est-à-dire de
produits du travail eux-mêmes destinés à la production, sans aucun changement
de forme (elle change déjà dans la garde du troupeau). Mais ce sont là des
situations transitoires que l’on ne saurait considérer comme normales, fut-ce à
l’aube de la société primitive ».
16 Subtumptiun
en allemand. Certains auteurs ont traduit ce mot par subsomption. Il en est
ainsi de E. Alliez, M. Feher, ou I. Stengers dans leurs travaux reportés dans
« Contre-temps – les pouvoirs de l’argent », éd. Michel
de Maule.
Il
semblerait que ces auteurs aient accédé à ce concept par l’intermédiaire de
théoriciens comme T. Negri qui est dans la mouvance que l’on peut dénommer
ouvriériste qui se caractérise par l’exaltation du prolétariat et non par la
revendication de sa négation. En cela il est un héritier de Potere Operaio,
courant important de la fin des années 60 et des années 70, lui-même
profondément influencé par l’œuvre de M. Tronti (cf. en particulier « Operai
et capitale »).
Rappelons
que K. Marx parle de soumission-subsomption ou de domination. On comprend qu’en
fonction de leur représentation ils aient choisi soumission plutôt que
domination parce que le premier conduit à mettre le prolétariat au premier
plan, tandis que c’est le deuxième pour le capital. Nous avons préféré, en
revanche, utiliser l’expression de domination formelle ou réelle (en expliquant
que cela implique la soumission du prolétariat) parce que le sujet principal,
dominant, c’est bien le capital. Ce n’est pas pour rien que K. Marx a écrit
« Le Capital » et non « Le Prolétariat » (cf.
à ce sujet « Capital et Gemeinwesen », éd. Spartacus, p. 113).
On
doit noter que ce concept de Subsomption (substantif du verbe subsumieren
également utilisé) se retrouve dans d’autres parties de l’œuvre deK. Marx.
Ainsi dans les Grundrisse, il écrit à propos « de la propriété de
l’instrument ou du rapport du travailleur à l’instrument en tant qu’il lui est
propre » : « ce qui présuppose simultanément la subsomption de
l’instrument à son travail individuel… » (p. 398 du texte allemand, p. 462
du t. 1, de la traduction française).
17 « Comme
l’instrument est lui-même déjà un produit du travail, c’est-à-dire que
l’élément qui constitue la propriété est posé par le travail, la communauté
(Gemeinwesen) ne peut plus apparaître ici sous sa forme primitive et naturelle
comme dans le premier cas. La communauté qui fonde cette sorte de propriété,
est elle-même engendrée et produite, c’est-à-dire secondaire, puisque créées
par le travailleur. Lorsque la propriété de l’instrument signifie le
comportement du travailleur comme propriétaire des conditions de production, il
est clair que l’instrument n’est plus dans l’activité réelle, que le simple
moyen du travail individuel. L’art de s’approprier réellement l’instrument
et de le manier comme outil de travail, y apparaît comme l’habileté
particulière du travailleur, ce qui fait de lui le propriétaire de
l’instrument. Bref, ce qui caractérise le système des corporations et des
jurandes (fondé su le travail artisanal qui érige l’individu en propriétaire),
c’est qu’il réduit tout au seul rapport avec l’instrument de production, la propriété
portant sur l’outil. Ce rapport diffère de celui qui fonde la propriété
foncière, c’est-à-dire la matière première proprement dite. Le rapport avec ce
seul élément des conditions de production fait du sujet qui travaille un
propriétaire travaillant » (« Fondements… », t. 1, p.
463).
On
constate donc que ce qui est déterminant c’est l’activité de l’homme, le faire.
La technique se rapporte à l’homme, elle est art. Brièvement, ce que nous
nommons actuellement la technique c’est l’art opérant dans les machines, ce
qu’avaient senti divers courants artistiques du début de ce siècle, comme le
futurisme (cf. également note 6).
18 Le
terme prolétaire dans son utilisation moderne est donc impropre car il n’y a
pas de rapport à la descendance. Le rapport est à l’intérieur de l’homme
prolétarisé : il est dissocié et l’élément dont il peut se séparer, sa
force de travail, fonde sa possibilité d’exister.
Il
ne nous est pas possible de traduire, ici, Einzeln par individu, car celui-ci
n’existe pas quand il y a communauté.
A
ce stade, il y a bien production. On doit en effet préciser ce point puisque
Marx étend l’opérationnalité du concept à des périodes où il nous semble que
cela ne soit pas valable.
20 Il
nous faut insister sur cette question du don parce qu’avec cette pratique on a
un moment essentiel du passage de l’appartenance-participation à une
appartenance par médiation, où s’impose l’échange qui permettra le devenir de
la valeur. Enfin – à phénomène révolu – on a également le don en tant que
quantum d’aptitude dans un domaine déterminé, accordé soit par une divinité
soit par la nature. Les explications de E. Benveniste au sujet de la créance et
de la dévotion sont très intéressantes pour notre propos et nous serviront ultérieurement.
C’est pourquoi nous ferons quelques citations et, tout d’abord, nous
transcrirons le « Sommaire » parce qu’il fournit un bon fil
conducteur :
« L’exacte
correspondance formelle de lat. cré-do et de skr. srad-dha-
garantit un héritage très ancien. L’examen des emplois se srad-dha- dans
le Rig Veda fait discerner pour ce mot la signification
d’ « acte de confiance (en un dieu) impliquant restitution (sous
forme de faveur divine accordée au fidèle) ». Porteur de cette même notion
complexe, le *Kred- indo-européen se retrouve laïcisé dans le lat. credo,
« confier une chose avec certitude de le récupérer » » (« Le
vocabulaire des institutions indo-européennes », éd. de Minuit, t. 1,
p. 171).
Voici
ensuite les précisions :
« La
notion de « créance » se trouve élargie dès le commencement de la
tradition en celle de « croyance » » (p. 171).
« On
considère en général *kred- comme un mot distinct désignant « force
magique » ; *kred-dhe- signifierait donc « poser en
quelqu’un la *kred- (d’où résulte la confiance) » ».
« Si
l’on se risquait à proposer une traduction de srad, ce serait
« dévotion », au sens étymologique ; dévotion des hommes à un
dieu, pour une joute, au cours d’une lutte, d’une rivalité ; cette
« dévotion » permet la victoire du dieu qui est le champion et, en
retour, elle confère aux fidèles des avantages essentiels : victoire dans
les luttes humaines, guérison des maladies, etc.. Faire
« confiance », c’est engager sa confiance, mais à charge de revanche »
(p. 176).
« L’acte
de foi comporte toujours certitude de rémunération ; c’est pour retrouver
le bénéfice de ce qu’on a engagé qu’on accomplit cette dévotion » (p.
177).
« Le
même cadre apparaît dans toute manifestation de confiance : confier
quelque chose (ce qui est un emploi de credo), c’est remettre à un
autre, sans considération du risque, quelque chose qui est à soi, qu’on ne
donne pas, pour des raisons diverses, avec la certitude de retrouver la chose
confiée. C’est le même mécanisme, pour une foi proprement religieuse et pour la
confiance en un homme, que l’engagement soit de paroles, de promesses ou
d’argent » (p. 177).
« Le
champion a besoin qu’on croie en lui, qu’on lui confie le *kred, à
charge pour lui de répandre ses bienfaits sur ceux qui l’ont ainsi appuyé :
il y a de la sorte, entre hommes et dieux, un « do ut des » »
(p. 177).
« On
ne peut proposer une conjoncture : *kred serait une sorte de
« gage », d’ « enjeu » ; quelque chose de
matériel, mais qui engage le sentiment personnel, une notion investie d’une
force magique appartenant à tout homme et qu’on place en un être supérieur. Il
n’y a pas d’espoir de mieux définir ce terme, mais nous pouvons au moins
restituer le contexte où est née cette relation qui s’établit d’abord entre les
hommes et les dieux, pour se réaliser ensuite entre les hommes » (p. 179).
Pour
en revenir au don originel, on peut le considérer comme la manifestation de
mise à disposition de soi à l’autre. C’est un mouvement. C’est alors le
donateur avec son pouvoir qui est là et l’autre, le receveur, peut avoir peur
d’être dominé par ce dernier. A ce sujet, les commentaires de G. van der Leeuw
sont très significatifs.
« En
réalité, il semblerait que le don, base nécessaire du sacrifice, ait été
compris par nous d’une façon trop européenne et moderne. Nous nous laissons
conduire par Ovide et nous oublions la véritable signification de donner.
Donner « doit rendre plus heureux que recevoir ». La théorie
du do-ut-des n’a pas de place
pour cette affirmation, et suppose une notation toute différente du don, ou
plutôt une interprétation complètement différente du do-ut-des. En
réalité, il n’y a pas de doute que do-ut-des constitue souvent la base
du sacrifice. Mais donner ne signifie pas présenter arbitrairement un
objet avec telle ou telle intention déterminée. Donner c’est se mettre
en relation avec une seconde personne, grâce à un objet qui , en réalité, n’est
pas un objet, c’est une partie, un morceau de moi. Donner signifie
porter dans une existence étrangère quelque chose de soi, de façon à ce qu’un
lien solide soit établi. […]. En réalité le don exige un contre-don, non dans
le sens du rationalisme commercial, pas parce que le don fait surgir un courant
qui, à partir du moment même du don, circule de façon ioninterrompu de celui
qui a donné à celui qui a reçu et réciproquement. « Qui reçoit le don est
sous le pouvoir du donneur ». Il semblerait sans doute que selon la règle
le donneur ait perdu et le destinataire gagné, mais secrètement le don réclame
un contre-don » ; « qui reçoit un don, s’unit à celui qui le
donne » ; « don reçu peut lier ». Pour le dire comme
Lévi-Bruhl, donneur et destinataire participent au don et, par là participent
l’un à l’autre. La vie économique trouve là ses racines. Dans les îles
Trobriand, le commerce noble, kulà, est distinct des affaires courantes,
gimwali. La première catégorie comprend non tant les échanges que la
répartition des dons. L’échange ne s’accomplit pas selon les lois économiques
de type libéral, mais sur la base de la loi primitive qui veut la circulation
de la puissance. Faire circuler des objets de valeur, signifie faire circuler
la grâce, dit Marett, lequel observe que dans le commerce kulà il ne
s’agit pas principalement de gagner, mais plutôt de donner et de se procurer
estime et crédit. Ici nous trouvons au moins une trace du principe qu’il est
mieux de donner que de recevoir. Les objets échangés n’ont pas de valeur
pratique, ils valent comme des choses précieuses, mises à part. Là est
l’origine de l’or comme monnaie et base des échanges. Les objets qu’on
n’utilise pas deviennent « des réserves de valeurs économiques
condensées » qui doivent circuler. Telle est aussi l’origine de notre
notion de crédit » (« Phénoménologie de la religion »,
éd. Boringhieri, pp. 227-278).
Enfin,,
citons K. Marx pour passer à la phase d’instauration du mode de production
capitaliste :
« En
général le mot service exprime simplement la valeur d’usage
particulière du travail utile comme activité, et non comme un objet. Du
ut facias, facio ut facias, facio ut des, do ut des
(je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu fasses, je fais pour que tu
donnes, je donne pour que tu donnes), sont ici autant de formules tout à fait
indifférentes d’un même rapport, alors que dans la production capitaliste le do
ut facias exprime un rapport tout à fait spécifique entre la richesse
matérielle et le travail vivant » (« Un chapitre inédit du Capital »,
éd. 10/18, p. 237).
En
ce qui concerne notre époque on assiste à la mystification totale du don et du
service, sous l’apparence de leur généralisation. Le libre-service est en
réalité l’absence de service. Ce qui confirme bien que la liberté consiste
toujours en une perte. Enfin, notons que la transformation de l’innée en acquis
est la base du surgissement de services (cf. note 2’).
Revenons
à E. Benveniste, qui fournit d’autres analyses essentielles pour comprendre
l’importance non seulement du don mais des pratiques qui lui sont postérieures.
« Le
hittite, qui affecte à la racine *do le sens de « prendre »,
invite à considérer qu’en indo-européen, « donner » et
« prendre » se rejoignaient, pour ainsi dire, dans le geste » (oc.,
t. 1, p. 81).
Particulièrement
important est le fait que le mot transcrit un geste, une pratique. Comme il n’y
a pas de séparation dans la pratique globale – qui devait être difficilement
concevable à l’origine à cause de la représentation et de la peur de la
dépendance – il ne pouvait y avoir qu’un mot.
Notons
que si on prend pour donner (E. Benveniste cite l’anglais to take to), on prend
aussi pour recevoir.
Ajoutons
– bien que cela sorte du cadre de cette note – que l’acte pivot est prendre,
saisir. Or, c’est l’acte essentiel dans le comportement de Homo sapiens, celui
qui conditionne son devenir, puisqu’on considère que c’est son adaptation à la
préhension qui est le moteur de ce dernier (cf. le début de cette étude,
« Emergence de Homo Gemeinwesen »).
C’est
donc au sein de l’acte « primordial » que s’effectue la séparation.
Dans l’acte de prendre il y avait auparavant la continuité de passage d’un
point à un autre, parce qu’il y avait participation et non appropriation. Plus
tard, prendre connotera l’idée d’une extraction, d’un arrachage.
Nous
verrons ultérieurement que la continuité impliquée dans l’acte de prendre tend
à se réimposer dans celui d’égalisation, d’où, encore une fois, l’importance du
phénomène de la valeur dans l’édification de la représentation de Homo sapiens.
E.
Benveniste analyse également d’autres mots qui sont en rapport avec don :
dose, dot, par exemple.
Enfin,
il est intéressant de signaler les verbes en rapport à la notion de don :
donner, accorder, conférer, attribuer, doser, estimer (l’estime est ce qu’on
accorde), adjuger.
Terminons
en indiquant une pratique qui tend de plus en plus à disparaître et qui fut
jadis fondamentale : l’hospitalité. On ne peut la comprendre qu’en se
référant au don et au potlatch. « L’hospitalité s’éclaire en référence au
potlatch dont elle est une forme atténuée. Elle est fondée sur l’idée qu’un homme
est lié à un autre (hostis a toujours une valeur réciproque) par
l’obligation de compenser une certaine prestation dont il a été
bénéficiaire » (oc.., t. 1, p. 94).
21 « Le
mot Hau désigne comme le latin spiritus, à la fois le vent et
l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des
choses inanimées et végétales » (M. Mauss, oc.., p. 158, note 4).
M.
Mauss a été sensible au mouvement de séparation.
« Selon
nous l’humanité a longtemps tâtonné. D’abord, première phase, elle a trouvé que
certaines choses, presque toutes magiques et précieuses n’étaient pas détruites
par l’usage et elle les a douées de pouvoir d’achat : […] Puis, deuxième
phase, après avoir réussi à faire circuler ces choses, dans la tribu et hors d’elle,
au loin, l’humanité a trouvé que ces instruments d’achat pouvaient servir de
moyen de numération et de circulation des richesses. Ceci est le stade qu’à une
époque assez ancienne, dans les sociétés sémitiques, mais peut-être pas très
anciennes ailleurs, sans soute, on a inventé – troisième phase – le moyen de
détacher ces choses précieuses des groupes et des gens, d’en faire des
instruments permanents de mesure de valeur, même de mesure universelle, sinon
rationnelle – en attendant mieux » (p. 179, note).
L’ « Essai
sur le don » est également important pour d’autres raisons. On y
trouve les bases essentielles de la théorie fasciste (en dehors de la
composante raciste). M. Mauss cherche, à partir de son élucidation du
comportement impliqué par le don, qu’il oppose aux pratiques économiques de son
époque, à mettre en évidence quelles doivent être les conduites sociales qui
permettraient une intégration du prolétariat.
« Le
système que nous proposons d’appeler le système des prestations totales, de
clan à clan, - celui dans lequel individus et groupes échangent tout entre eux
– constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions
constater et concevoir. Il forme le fond sur lequel s’est détachée la morale du
don-échange. Or, il est exactement, toute proportion gardée, du même type que
celui vers lequel nous voudrions voir nos sociétés se diriger » (p. 264).
« Toute
notre législation d’assurance sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé,
s’inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son
labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit
collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne
sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’État lui-même, représentant
de la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une
certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la
vieillesse, la mort » (p. 261).
Le
but du fascisme fut d’assurer une sécurité aux prolétaires et pour cela de leur
constituer une réserve. Poursuivons :
« Ils
voudraient, en somme, que le coût de la sécurité ouvrière, de la défense contre
le manque de travail, fasse partie des frais généraux de chaque industrie en
particulier ».
« Toute
cette morale et cette législation correspondent à notre avis, non pas à un
trouble, mais à un retour au droit. D’une part, on voit poindre et entrer dans
les faits la morale professionnelle et le droit corporatif. Ces caisses de
compensation, ces sociétés mutuelles, que les groupes industriels forment en
faveur de telle ou telle œuvre corporative, ne sont entachées d’aucun vice, aux
yeux d’une morale pure, sauf en ce point, leur gestion est purement patronale.
De plus, ce sont des groupes qui agissent : l’État, les communes, les
établissements, les salariés ; ils sont associés tous ensemble, par
exemple dans la législation sociale d’Allemagne et d’Alsace-Lorraine ; et
demain dans l’assurance sociale française, ils le seront également. Nous revenons
donc à une morale de groupe »
« D’autre
part, ce sont des individus dont l’État et ses sous-groupes veulent prendre
soin. La société veut retrouver la cellule sociale » (p. 262).
« Ensuite,
il faut plus de souci de l’individu, de sa vie, de sa santé, de son éducation –
chose rentable d’ailleurs – de sa famille et de l’avenir de celle-ci. Il faut
plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de
services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. Et il
faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de
l’usure [préoccupation constante des nazis, n.d.r.] »
« Cependant,
il faut que l’individu travaille [Arbeit macht frei = le travail rend libre,
slogan inscrit à l’entrée de camps de concentration, n.d.r]. Il faut qu’il soit
forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres » (pp. 262-263).
Comme
les fasciste, les théoriciens de l’extrême-droite, les situationnistes, etc., M.
Mauss dénonce le mercantilisme, l’économisme. Il ajoute : « On sent
bien qu’on ne peut plus bien faire travailler que des hommes sûrs d’être
loyalement payés tout leur vie, du travail qu’ils ont loyalement exécuté, en
même temps pour autrui que pour eux-mêmes. Le producteur échangiste sent de
nouveau – il a toujours senti – mais cette fois, il sent de façon aiguë, qu’il
échange plus qu’un produit ou un temps de travail, qu’il donne quelque chose de
soi ; son temps, sa vie. Il veut donc être récompensé, même avec
modération de ce don. Et lui refuser cette récompense c’est l’inciter à la
paresse et au moindre rendement » (pp. 272-273).
Ici,
c’est l’argument massue qui est exhibé sous diverses formes contre la théorie
de K. Marx au sujet du travailleur salarié (cf. par exemple P. Fabra dans son
ouvrage « L’anticapitalisme. Essai de réhabilitation de l’économie
politique », éd. Flammarion). En fait, la conclusion à tirer d’une
telle analyse c’est que pour s’affirmer réellement et se récupérer le
travailleur doit refuser le travail.
Il
est clair que les situationnistes et les divers gauchistes qui dénoncent la
société spectaculaire-marchande n’ont pas la même position que les fascistes
sur une foule de points. Toutefois, le fait d’avoir une même appréciation et
compréhension de la société actuelle peut aboutir à la formation d’un nouveau
syncrétisme, comme le fut en son temps le fascisme (cf., « Dialogue
avec Bordiga », Invariance, n° Spécial Octobre 1988).
Enfin,
dire qu’un théoricien a produit les fondements de la théorie fasciste ne
signifie pas qu’on veuille par là le discréditer en le chargeant d’une infamie.
Pour nous, le fascisme, forme particulière de la démocratie, n’est pas plus
infamant que cette dernière.
22 Le
système de fosterage – « éducation donnée hors de la famille natale, avec
cette précision que ce « fosterage » est une sorte de retour à la
famille utérine, puisque l’enfant est élevé dans la famille de la sœur de son
père, en réalité chez son oncle utérin, époux de celle-ci » (M. Mauss, o.c..,
p. 155, note) – joue également un rôle similaire : rétablir une
égalisation, empêcher un déséquilibre. Mieux, la compensation vise à refaire
opérer les anciens rapports communautaires à l’intérieur des nouveaux ; ce
qui implique ici une rééquilibration entre le pouvoir des hommes et celui des
femmes.
Dans
les chapitres antérieurs nous avons mis en évidence l’importance de la
compensation dans toutes les activités de l’espèce. Nous y reviendrons
ultérieurement.
Indiquons
seulement qu’E. Benveniste, dans son ouvrage cité, fait remarquer que l’on donne
pour compenser. En conséquence, les notions de don, de compensation,
d’égalisation, sont liées et l’étude de leur connexion est fondamentale pour
comprendre la représentation de la valeur ainsi que celle qui s’édifie à partir
d’elle.
Il
montre également que la compensation sert de médiation pour fonder une
communauté. « Par suite, communis ne signifie pas « qui a en
commun des munia » [notons que l’auteur défini munus comme « un don
qui oblige à un échange », n.d.r.]. Or, quand ce système de compensation joue à
l’intérieur d’un cercle, il détermine une « communauté », un ensemble
d’hommes unis par ce lien de réciprocité » (oc., t. 1, p. 96).
23 Les
autres interprétations du potlatch, postérieures à celles de M. Mauss (qui
reprit certaines affirmations de F. Boas) ne remettent pas en cause le
phénomène essentiel : le surgissement de l’échange posant la valeur qui, à
la fois confirme les relations parentales et tend à s’autonomiser par rapport à
elles (c.f. « Potlatch » par C. Meillassoux, in Encyclopédia
Universalis).
On
peut considérer certaines affirmations ultérieures comme des formes de
potlatch. Ainsi des leitourgia qui étaient au selon M. Finley de
« coûteuses activités publiques » et il pense que c’est un vieux mot d’où émergea finalement notre
mot religieux « liturgie » au terme d’une évolution très simple (de
travail pour le peuple, à service de l’État, pour aboutir à service de la
divinité) » (« L’économie antique », éd. de Minuit, pp.
202-202).
Le
rapprochement avec le potlatch vient du fait que dans les deux cas, il y a
acquisition d’un prestige. En effet, voici comment se présentaient ces
« leitourgia » : « La difficulté manifeste de la cité en
tant que communauté, alors qu’elle insistait sur le partage mutuel des charges
et des profits, résidait dans cette dure réalité que ses membres étaient
inégaux. La plus gênante de ces inégalités n’était pas entre ville et campagne,
pas même entre les classes, mais tout simplement entre riches et pauvres.
Comment la surmontait-on dans une véritable communauté ? Un des aspects de
la réponse démocratique était le système des liturgies, grâce auquel les riches
assumaient une charge financière considérable et étaient récompensés par des
honneurs correspondants » (Idem., p. 203).
Nous
ne nous préoccupons pas de savoir quel peut être le concept de classe chez M. Finley,
ni de ce qu’il entend par « véritable communauté ». Ce qui importe
c’est que cette clarification de la pratique des « leitourgia »
exprime le fait que la valeur ne parvient pas encore à dominer. Elle permet
seulement l’effectuation d’un procès qui lui est non pas extérieur, mais
antérieur ; une véritable présupposition à son développement. Nous
retrouvons ici le rôle de la valeur en tant qu’opérateur facilitant les
rapports sociaux ; on peut même dire : permettant qu’ils
s’effectuent.
24 L’ « Essai
sur le don » de M. Mauss a eu, à bon droit, un grand retentissement.
Ainsi G. Bataille en a fait le point de départ d’une réflexion sur l’économie
générale : « La part maudite », éd. de Minuit. Cependant,
ce dernier clôture l’œuvre de son prédécesseur, il ne lui procure pas une plus
vaste ampleur. En effet, l’étude de la part maudite, de l part destinée à être
dépensé et consommée improductivement, n’apporte aucune clarification au problème
plus vaste et essentiel de l’origine de la valeur et du piège que celle-ci a
été pour le devenir humain, en Occident. La part maudite c’est celle qu’il ne
faut absolument pas redistribuer sinon on rétablirait une espèce d’égalisation
entre membres de la société, ce qui mettrait en cause la hiérarchisation et le
positionnement qui fonde le pouvoir. En même temps, il faut piéger les couches
sociales, les classes qui pourraient se rebeller contre cet ordre inflexible et
cruel, en leur faisant produire cette part au nom de l’exaltation d’une entité,
substitut de l’antique communauté, une unité qui dépasse et transcende toutes
les limitations, séparations.
Le
livre de G. Bataille présente deux graves défauts indissolublement liés :
un anthropocentrisme et un européocentrisme.
« Á
première vue il est facile de reconnaître dans l’économie – dans la
production et l’usage des richesses – un aspect particulier de l’activité
terrestre, envisagée comme un phénomène cosmique. Un mouvement se produit à la
surface du globe qui résulte du parcours de l’énergie en ce point de
l’univers » (p. 59).
On
peut effectivement considérer toute l’activité humaine comme un cas particulier
d’un phénomène énergétique. Nous ferons toutefois remarquer que définir
l’économie comme une production et un usage de richesse est totalement
inadéquat. A partir de là, on rencontre deux affirmations. La première est bien
en relation avec la détermination de Homo sapiens.
« La
méconnaissance par l’homme des données matérielles de sa vie le fait errer
gravement » (p. 59). La fin de l’errance serait liée à une connaissance.
Or, on peut se demander si Homo sapiens n’a pas la connaissance exacte du
procès de vie, de celui qu’il a emprunté depuis des milliers d’années. La fin
de l’errance est en réalité en relation avec l’affirmation d’un autre mode de
vie. La deuxième affirmation nous révèle l’anthropocentrisme signalé plus
haut : « L’humanité exploite des ressources naturelles données, mais
si elle en limite l’emploi, comme elle fait, à la résolution (qu’à la hâte elle
a dû définir comme un idéal) des difficultés immédiates rencontrées par elle,
elle assigne aux forces qu’elle met en œuvre une fin que celles-ci ne peuvent
avoir. Au-delà de nos fins immédiates, son œuvre, en effet, poursuit
l’accomplissement inutile et infini de l’univers ».
Or,
toute espèce tend à détourner à son avantage le flux énergie, soit en se
nourrissant d’une autre espèce, soit en modifiant les conditions de son
environnement pour édifier un habitat
qui lui soit favorable comme le font les castors par exemple.
L’anthropocentrisme
se manifeste de façon véhémente à la fin de la phrase, car qu’est-ce que ça
veut dire « l’accomplissement inutile et infini de l’univers » ?
Si cela n’a pas de sens, cela exprime de façon percutante la séparation de Homo
sapiens d’avec la nature. Enfin, cet anthropomorphisme s’étale dans le
paragraphe concluant le point 2 : « De la nécessité de perdre sans
profit l’excédent d’énergie qui ne peut servir à la croissance du système ».
« Je
partirai d’un fait élémentaire : l’organisme vivant, dans la situation que
détermine les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit, en principe,
plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie. L’énergie (la
richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par
exemple d’un organisme), si le système ne peut plus croître, ou si l’excédant
ne peut en entier être absorbé dans sa croissance ; il faut nécessairement
le perdre ou sinon de façon catastrophique » (p. 59).
Les
être vivants prennent dans leur milieu les éléments qui sont nécessaires à leur
édification et au déroulement de leur procès de vie. Il n’y a pas d’excédant. Dans le cas contraire,
il faudrait mettre en évidence qui opérerait la destruction de l’excédant.
En
simplifiant on a ceci : l’énergie qui parvient à la terre sert à la
photosynthèse ; la partie non utilisée est renvoyée et forme
l’albedo ? Y a-t-il un excédant au sens où l’entend G. Bataille ? Il
y a seulement un captage de ce qui est nécessaire au procès de vie. Je ne tiens
pas compte, en outre, que ce sont les êtres vivants qui maintiennent sur le
globe la condition compatible avec la vie ; de telle sorte que certaines
fonctions peuvent apparaître superflues parce que non immédiatement nécessaires
aux organismes qui les effectuent, mais qui le sont pour le procès de vie
global.
Dans
les sociétés non capitalistes, il n’y a pas de surproduction qui doive être
consommée, détruite. Affirmer cela c’est ne pas tenir compte du procès particulier
de ces sociétés : le produit, non directement consommable et non
directement utilisable pour recommencer le cycle de production matérielle, a un
rôle dans la régénération du procès global, comme nous l’avons indiqué plus
haut. Ces sociétés sont régies par un principe vertical, une
hiérarchisation ; il faut donc maintenir le principe transcendant qui a
besoin d’être nourri par des espèces de sacrifices sinon le procès total serait
remis en cause.
« Cette
détermination de l’économie n’est pas surprenante et même elle définit la
religion. La religion est l’agrément qu’une société donne à l’usage des
richesses excédantes : à l’usage ou mieux à la destruction, du moins de sa
valeur utile » (p. 169).
L’aspect
d’inutilité, d’improductivité, ne peut pointer que pour des hommes affectés par
la rationalité capitaliste pour qui il n’y a plus de structure verticale, plus
de principe transcendant faisant vivre le corps social. Pour les hommes et les
femmes des sociétés antérieures, cette production soi-disant inutile avait une
nécessité exceptionnelle, puisqu’elle nourrissait les incarnations de leurs
représentations mobilisatrices de tout leur être communautaire ou social.
Les
écologistes opèrent un peu comme G. Bataille lorsqu’ils nous parlent du
rendement des plantes vertes, comme si celles-ci se posaient la question du
rapport de la quantité d’énergie qu’elles reçoivent (les quanta de lumière, les
photons) à celle qu’elles emmagasinent sous forme de molécules. Ce sont les
Homo sapiens qui réduisent les êtres vivants à des transformateurs d’énergie
dont ils veulent améliorer le rendement, pour mieux les exploiter. Que cette
représentation soit nécessaire actuellement à Homo sapiens pour lui permettre
une intervention donnée, par exemple : opérer sur l’apport de CO2,
transformer les plantes en C5 en plantes en C3 qui fixent plus efficacement le
CO2, opérer des symbioses artificielles en unissant des graminées comme le blé
à des bactéries fixatrices d’azote, etc., est un chose, mais on ne peut en
aucune façon poser le rendement comme une donnée naturelle existant dans la
nature. On doit clairement dire : voilà comment Homo sapiens opère sur une
réalité donnée. Ce qui fait qu’on ne perd jamais de vue que la réalité est
perçue au travers d’une représentation bien déterminée et que tout
anthropocentrisme a pour base une justification « naturelle »,
c’est-à-dire qu’on essaie de montrer qu’en définitive tel comportement donné de
l’espèce a un enracinement indestructible dans la nature.
Enfin,
en ce qui concerne l’application immédiate de cette théorie au monde de
l’époque (1949), toute l’explication de G. Bataille au sujet du plan Marshall
et du stalinisme est sommaire et fausse. Le plan Marshall fut un don au sens où
l’explique M. Mauss, c’est-à-dire qu’il fut une avance de capital de la part
des USA aux pays d’Europe occidentale, ce qui leur permit d’acheter les
produits de ce pays et d’investir pour reconstruire leur appareil productif.
Lorsque cette avance eut tendance à revenir à son pays d’origine, on eut la crise
monétaire. Actuellement, on a une situation de type inverse : grâce à leur
déficit, les USA se font faire, en quelque sorte, une avance.
Nous
avons abordé cette question dans « C’est ici qu’est la peur, c’est ici
qu’il faut sauter », Invariance, série II, n° 6, et nous y
reviendrons.
Ces
quelques remarques sur l’ouvrage de G. Bataille, dont le reste de l’œuvre nous
est fort peu connue, visent à montrer la particularité du phylum auquel nous
appartenons et les tentatives qu’ont opérées d’autres groupements afin de
comprendre le devenir de la société actuelle. Il est à noter que
fondamentalement G. Bataille est un démocrate au sens non démagogique du terme
et que de ce fait il ne peut pas percevoir la thématique de la Gemeinwesen,
même s’il met en évidence la séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature avec
les traumatismes que cela implique.
Que
G. Bataille ait été pendant quelques temps séduit par le nazisme (par le mythe
du sang, de la terre, etc.), comme ce fut le cas également pour R. Caillois
(cf. de même la plupart des membres du Collège de Sociologie) n’infirme en rien
notre dire. En revanche, cela embarrasse les antifascistes propagateurs de la
théorie du nazisme en tant que mal absolu.
Terminons
par deux citations : une qui exprime la position de compromis (on pourrait
ajouter de justification de l’espèce) de G. Bataille et une autre qui met en
évidence son anthropocentrisme :
« En
elle-même la science limite la conscience aux objets, elle ne mène pas à la conscience
de soi (elle ne peut connaître le sujet qu’en le prenant pour un objet, une
chose) ; mais elle contribue à l’éveil en habituant à la précision
et en décevant ; car elle admet elle-même ses limites, elle avoue
l’impuissance où elle est de parvenir à la conscience de soi » (oc..,
p. 189).
« L’homme
eut-il perdu le monde en quittant l’animalité, n’en est pas moins devenu cette
conscience de l’avoir perdu, que nous sommes, qui est plus, en un sens qu’une
possession dont l’animal n’eut pas connaissance ; il est l’homme en
un mot, étant ce qui seul m’importe et que l’animal ne peut être » (Idem.,
p. 184).
25 On
n’étudie pas en détail comment s’instaurent le système des échanges et le
déploiement de la valeur. Ceci nécessite de multiples recherches. Nous n’avons
pas le temps de les entreprendre et nous avons d’autres urgences qui nous
tenaillent. Il nous faut avant tout saisir l’essentiel du mouvement qui
détermine l’errance de l’espèce. Si d’autres que nous font de telles
recherches, nous serons peut-être amenés à apporter des modifications mais, à
notre avis, cela ne pourra pas changer la thèse globale.
« Le
point de sur lequel ces droits, et, on le verra, le droit germanique aussi, ont
buté, c’est l’incapacité où ils ont été d’abstraire et de diviser leurs
concepts économiques et juridiques. Ils n’en avaient pas besoin, d’ailleurs.
Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier ni
dissocier leurs actes ; ni les individus eux-mêmes, si influents et si
conscients qu’ils soient, ne savent comprendre qu’il leur faut s’opposer les
uns autres et qu’il faut qu’ils sachent dissocier leurs actes les uns des
autres. Le chef se confond avec son clan et celui-ci avec lui ; les
individus ne se sentent agir que d’une seule façon. M. Holmes remarque finement
que les deux langages, l’un papou, l’autre mélanésien, des tribus qu’il connaît
à l’embouchure de la Finke (Toarpi et Namau), n’ont qu’un seul terme pour
désigner l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt » (oc., p. 193).
[28] Même
la publicité pourrait être analysée en fonction de celui-ci : les frais
qu’elle occasionne peuvent être considérés comme constituant un quantum de
capital, partie aliquote de la totalité, qui est sacrifié afin de faire
circuler le reste de celle-ci. Toutefois ceci n’est valable qu’à l’échelle de
ce quantum. En ce qui concerne le capital total, on se rend compte que la
partie qui est dépensée, sacrifiée en publicité permet de réaliser un procès où
s’effectue une capitalisation, permettant l’utilisation d’une certaine quantité
de force de travail, ce qui permet d’éviter le chômage.
[29] Je
suis obligé de rappeler ces faits parce que de divers côtés on utilise
maintenant ces concepts sans tenir compte des domaines où ils peuvent être
opérants. En outre, il est nécessaire de préciser leur origine parce qu’il faut
défendre un certain phylum. Dans la mesure où nous sommes amenés à emprunter
des concepts englobés dans une autre thématique, appréhension théorique, nous
le faisons en signalant d’où ils proviennent et nous expliquons pourquoi il
nous est possible d’intégrer tel ou tel d’entre eux auparavant externe à notre
problématique.
Il
peut arriver en outre que l’on soit amené – sur la base de notre propre
thématique, développée au sein de notre phylum – à aborder des aspects de
l’évolution de la société capitaliste, d’abord, de la communauté du capital (ce
dernier concept étant en connexion étroite avec celui de domination réelle du
capital sur la société), ensuite, après d’autres. Nous le faisons de façon
autonome, en intégrant ce qui est pertinent et que nous jugeons comme étant
compatible avec notre représentation mais en signalant toujours – avec joie –
leur antériorité et leur perspicacité. Il en est ainsi en ce qui concerne la société
du spectacle que l’Internationale Situationniste a été la première à
exposer de façon percutante (même si elle a emprunté elle aussi un certain
nombre de concepts). Ainsi notre étude du phénomène publicitaire exposé dans Gloses
en marge d’une réalité a-t-il été abordé assez tôt dans les années 1964-66
avant que nous eussions pris connaissance des productions de ce mouvement. En
outre, A. Bordiga avait abordé à sa façon une critique de la société en place
qui présentait des points communs avec celle de l’I.S., en particulier en ce
qui concerne ce qu’il appelait le consumérisme.
Autrement
dit, une époque donnée pose un certain nombre de problèmes qui sont
individualisés de diverses façons et plus ou moins percutante par divers
théoriciens. Toutefois, certains peuvent à partir de là fonder divers concepts
auxquels ils donnent une vaste extension en fonction de leur représentation. On
peut donc reconnaître la validité de ces concepts – en délimitant leur domaine
de validité – sans devoir accepter cette dernière, comme nous l’avons déjà
exposé dans Discontinuité et immédiatisme, in Invariance, série III, n°
spécial Juillet 1979.
Voici
quelques citations qui montrent comment le phénomène publicitaire fut d’abord
abordé :
« D’autre
part, développement énorme de la publicité qui prend, dans les investissements,
le relai du capital fixe en tant que moyen d’enlever au prolétariat une partie
du produit. On a le gaspillage d’une fraction du capital afin de faire circuler
l’autre » (Capital et Gemeinwesen, éd. Spartacus, p. 127).
« Que
le capital soit représentation et qu’il perdure parce qu’il est tel dans la
tête de chaque être humain (intériorisation de ce qui avait été extériorisé)
cela apparaît crûment dans la publicité. Le publicitaire est le discours du
capital : ici tout est possible, toute normalité a disparu. La publicité
est organisation de la subversion du présent afin d’imposer un futur
apparemment différent » (Errance de l’humanité, Invariance,
série II, n°3, p. 6).
« La
publicité est l’extériorisation positivée de la critique. Elle ne donne que des
jugements favorables, positifs, valorisants, toute en réalisant implicitement
une dévalorisation des éléments concurrents. L’être humain, là encore, est
dépossédé, dépouillé. La publicité joue au niveau de tous les rackets » (Ce
monde qu’il faut quitter, Invariance, série II, n°5, p. 18).
« La
publicité est le discours concret de l’économie libidinale, des machines
désirantes, etc.. » (Invariance, série III, n° 5-6, p. 18).
Ainsi,
quand nous utilisons le terme de spectacle nous nous référons non à la réalité
que nous étudions mais à la façon dont la société, à un moment donné, se
représente (en n’oubliant pas quels sont ses membres qui l’ont produit). Car
comme nous l’avons indiqué dans la note 12, ce concept nous a toujours semblé
insuffisant ; plus précisément il vise un phénomène essentiel, mais ne le
saisit pas dans son exhaustivité.
Précisons,
pour que cette note acquière toute sa transparence que le phylum auquel nous
appartenons est celui formé des hommes et des femmes qui, au cours du temps, se sont opposés à la domestication. Nous
voulons indiquer tout d’abord le mouvement prolétarien – tout particulièrement
celui représenté par ceux qui acceptèrent l’œuvre de K. Marx – en première
approximation nous voulons signaler la gauche du mouvement socialiste, puis du
mouvement communiste et, en ce qui concerne ce dernier, nous voulons désigner
plus précisément la gauche communiste d’Italie avec son principal représentant,
A. Bordiga. Antérieurement au mouvement prolétarien, cela concerne globalement
le mouvement hérétique, plus anciennement encore, le mouvement gnostique, enfin
plus loin dans le temps tous les hommes et les toutes les femmes qui se
rebellèrent et furent détruits par les adeptes du phénomène État s’édifiant.
Nous
reviendrons sur cette question dans le chapitre sur les réactions au devenir
hors nature, tandis qu’à la fin de notre étude nous exposerons en quoi nous
sommes en continuité avec l’œuvre de K Marx et en discontinuité avec elle et
nous clarifierons que le phylum dont il s’agit est celui qui a lutté contre la
domestication, contre la coupure d’avec la nature et la volonté subséquente de
la dominer, de l’exploiter, et que c’est de celui-ci que tend à émerger Homo
Gemeinwesen.
[30] Nous
signalerons dans le chapitre suivant l’extraordinaire développement du commerce
dans l’antiquité entre des régions aussi éloignées que Rome et l’Inde et même
la Chine.
[31] Nous
n’analyserons pas le phénomène des classes. Nous voulons seulement noter ici
sont enracinement et mettre en évidence qu’elles sont des ersatz de communautés
fragmentées, parce qu’elles n’ont plus que certaines des déterminations des
communautés originelles. Toutefois, lorsqu’elles sont pleinement réalisées,
elles tendent à les acquérir et à se poser comme la communauté, c’est-à-dire
qu’elles tendent à généraliser leur condition à celle de la totalité de la
population (cas pour la bourgeoisie et le prolétariat dans la mesure où, pour
celui-ci, sa disparition nécessitait dans un premier temps sa généralisation).
Ceci
implique que nous considérons le phénomène classe d’un point de vue historique
global, depuis son surgissement jusqu’à l’heure actuelle. On peut dans ce cas
noter une certaine continuité entre diverses formes et la nécessité de
l’intervention de différentes médiations pour passer de l’une à l’autre.
[32] L’État
c’est la séparation ; car l’État comme l’état c’est la situation où l’on
est hors de la nature. Plus profondément, être, c’est être hors de. Il n’y a de
l’être que lorsqu’il y a séparation, expulsion de la totalité. Dans la période
où la communauté est immergée dans la nature, il n’y a pas d’état, il y a un
procès. L’être est un séparé qui se fige dans sa détermination et perdurer en
elle.
[33] « Liber, comme en vénète
Louzera, est le dieu de la croissance, de la végétation, spécialisé plus
tard dans le domaine de la vigne » (E. Benveniste, oc., pp.
323-324).
Il
est intéressant de noter que liber en botanique désignait l’ensemble des
vaisseaux conducteurs de la sève élaborée. Il est remplacé depuis quelque temps
par le mot phloème.
[34] On
peut considérer cela comme un phénomène de conservation, dont nous avons parlé,
permettant à Homo sapiens de ne pas se dépouiller. Il peut servir également à
confronter une donnée du passé à ce qui s’effectue. On comprendra par là
comment l’espèce se fait piéger par la représentation.
[36] Nous
avons vu comment même cette détermination disparaît puisque la terre végétale
peut être transportée et donc le principe actif du lieu fondateur transféré
ailleurs.
[37] Ces
théoriciens peuvent rétorquer qu’ils extraient d’un ensemble donné certains
éléments considérés comme positifs, pour en faire des « outils » en
vue de la réalisation d’une activité autre. Un tel bricolage implique un
accroissement de la séparation pace qu’il n’y a pas de projet global, qui
pourrait intégrer et réorienter ce qui a été extrait, sinon celui de pouvoir
vivre sans entraves.
[38] On
peut dire que, de façon non explicite, s’est posé, durant la longue période qui
va, approximativement, de la fin du Moyen-Âge à la révolution anglaise du
milieu du XVII° siècle, le problème d’utiliser le mouvement du capital, alors
au début de son développement, à des fins humano-féminines et non en vue de
l’accroissement de la richesse, qui anticipe celui clairement exposé par Marx,
en particulier, d’utiliser le développement des forces productives non en vue
de la production, mais pour l’épanouissement des hommes et des femmes. Dans les
deux cas, le capital a imposé sa dynamique ; dans les deux cas également
se manifestèrent des opposants
irréductibles qui voulaient rompre avec tout le devenir antérieur. Nous
tâcherons de bien le montrer dans un chapitre ultérieur.
[39] Nous
tirons toutes ces considérations de l’analyse fort pénétrante de E. Benveniste
au sujet du vocabulaire de la parenté. A ce propos voici une remarque fort
intéressante cet auteur qui confirme l’approche marxiste des phénomènes
sociaux, culturels, que nous pouvons d’ailleurs généraliser à l’investigation
de tous les phénomènes.
« Ainsi
chaque fois, ce n’est pas un terme seul qui est à considérer, mais bien
l’ensemble des relations : c’est par là que l’histoire de chacun des
termes est conditionnée » (oc., t. 1, p. 265).
[40] Ces
sociétés réaliseraient non pas un équilibre mais une espèce de balancement
compensateur entre la logique de la différence apportée par la guerre et celle
de l’identité engendrée par l’échange.
« L’être
social primitif a donc simultanément besoin de l’échange et de la guerre, pour
pouvoir à la fois conjurer le point d’honneur autonomiste et le refus de la
division. C’est à cette double exigence que se rapportent le statut et la
fonction de l’échange et de la guerre, qui se déploient sur des plans
distincts » (P. Clastres, o.c., p. 196).
[41] Notons
toutefois que P. Clastres fonde en définitive une séparation profonde entre
l’espèce et la nature.
« Qu’est-ce
que l’échange des femmes ? Au niveau de la société humaine comme telle, il
assure l’humanité de cette société, c’est-à-dire sa non-animalité, il signifie
que la société humaine n’appartient pas à l’ordre de la nature mais à celui de
la culture : la société humaine se déploie dans l’univers de la règle et
non dans celui du besoin, dans le monde de l’institution et non dans celui de
l’instinct » (oc., p. 198).
Même
en acceptant cette théorie de l’échange il n’est en aucune façon prouvé qu’il
serve à poser une non-animalité, ce qui ne nie pas son aptitude poser une diversité par rapport au reste du
monde animal.
Selon
P. Clastres l’échange fondamental serait celui des femmes. Les autres seraient
déterminés par d’autres phénomènes, par exemple l’alliance en vue de la guerre.
Autrement dit l’espèce aurait, dans ce cas, fondé sa caractéristique et
oeuvrerait à la maintenir de telle sorte qu’elle aurait voulu sortir de la
nature et aurait refusé les conséquences dont la plus importante est
l’engrenage du changement. Elle a brisé les mécanismes qui l’enserraient dans
un tout donné et lui assuraient une particularité. Maintenant c’est elle qui
doit réaliser cela et doit le faire contre elle-même puisque c’est elle qui est
le point de départ de toute perturbation. La guerre est alors guerre de
l’espèce contre elle-même, sous l’apparence de conflits de communauté contre
communauté afin de maintenir un acquis intangible.
Cette
façon d’aborder la question explique les différents hypostases qu’on trouve
chez P. Clastres, tout particulièrement l’État. Nous l’avons vu, à quelque
moment historique qu’il raisonne, il parle indifféremment d’État. Comme tant
d’autres, il ne vise en fait, en lâchant ce mot, qu’une réalité : celle de
la première forme d’État.
Plus
généralement, le mode d’exposer de P. Clastres est tel qu’il semble le plus
souvent que les hommes et les femmes aient eu, dès le début, le projet de
sortir de la nature. Or, il nous semble au contraire que c’est leur pratique
qui les a conduit, à la suite d’un procès assez long, à une telle situation.
Ils durent alors élaborer des représentations pour comprendre ce qui leur était
advenu, pour se rebeller contre le résultat de leur activité antérieure ou pour
la justifier. Toutefois, les représentations n’ont jamais la parenté que nous
leur attribuons ici, ne serait-ce que parce que celles qui nous sont parvenues
résultèrent d’un compromis comme nous le montrerons dans le chapitre sur le devenir hors
nature.