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9.  Le phénomène de la valeur.

 

 

 

 

Le phénomène de la valeur doit être abordé – pour être traité de façon exhaustive – en même temps que celui de la représentation. Il sera certes question de cette dernière, mais étant donné qu’elle fera ultérieurement l’objet d’une étude détaillée, on ne peut prétendre ici à une certaine exhaustivité. Il s’agit surtout, comme pour tous les autres phénomènes, de situer les traumatismes et les infléchissements causés au devenir de Homo sapiens par le surgissement de la valeur. En conséquence on exposera dans la mesure du possible la genèse de la valeur et la formation d’un nouvel État médiatisé par elle, en mettant en évidence que son surgissement équivaut au posé d’une radiation cognitive, représentationnelle, qui va bouleverser plus ou moins immédiatement tout le comportement de Homo sapiens.

 

 

Le phénomène de la valeur est indissolublement lié à celui du capital. Il y a continuité et discontinuité entre les deux. Continuité en ce sens que la première est en réalité la présupposition du second ; discontinuité en ce sens que le capital parvient à l’autonomisation et à la communauté, ce qui est impossible pour la valeur. La discontinuité fut possible quand la séparation fut enfin réalisée. C’est ainsi que nous avons présenté le phénomène capital dans divers travaux antérieurs.

 

 

Il semble bien que K. Marx ait perçu ce phénomène global, comme on peut s’en rendre compte avec ce passage des « Grundrisse » :

 

 

« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui serait le résultat d’un processus historique ; c’est au contraire la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité, séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. Cette séparation ne s’opère que dans le rapport esclavagiste et le sevrage, une partie de la société y étant traitée comme simple condition inorganique et naturelle de la reproduction de l’autre ». (« Fondements de la critique de l’économie politique », éd. Anthropos, t. 1, p. 451-452)[1].

 

 

En conséquence de quoi – également – classes et individus ne peuvent apparaître dans toutes leurs déterminations qu’avec le mode de production capitaliste.

 

 

Quand nous parlons de valeur, d’individu, de classe, de capital, nous envisageons toujours un procès qui implique tout un arc historique pour se réaliser. Aussi pour toute la période précédant l’instauration de la domination du capital, nous affrontons ces divers phénomènes à un moment de leur réalisation. L’utilisation du concept n’est valable que parce que nous tenons compte que potentiellement il recèle ce que le devenir ultérieur apportera (ou le possible d’intégration d’un élément nouveau) ; sinon il y aurait inadéquation. Appliquer le concept d’Homme à l’enfant n’a de sens que parce que ce dernier mûrira Homme.

 

 

Il faut donc penser chaque élément (valeur, classe, etc.) du devenir en fonction du devenir intégral particulier de cet élément mais également en fonction de la totalité. Toutefois il y a des discontinuités essentielles qu’il ne faut pas escamoter.

 

 

En ce qui concerne la valeur, il y a une discontinuité initiale qui opéra il y a des milliers d’années et – nous l’avons vu et nous y insisterons à nouveau – il est difficile de situer son moment exact. On devrait d’ailleurs plutôt dire qu’il y eut « discontinuisation » plutôt que discontinuité (cette dernière s’affirme dans une représentation synthétique, voulant abstraire et faire saillir). L’autre discontinuité fondamentale s’opère avec le surgissement du capital et, d’ailleurs, elle est en général contemporaine de révolutions ; enfin, une discontinuité s’actualise de nos jours tandis que son effectuation perce peu à peu dans certaines zones du globe et prendra de l’ampleur dans les prochaines années : la fin du capital.

 

 

 

 

 

9.1.      Genèse et développement de la valeur.

 

 

 

 

Le phénomène de la valeur est déterminant tout au long d’un arc historique qui commence bien avant que la monnaie n’apparaisse vers le VII° siècle avant J.C. et qui tout en étant intégré dans celui du capital, opère encore de nos jours. On peut l’appréhender comme le comportement de l’espèce se séparant définitivement de la nature, en même temps que la représentation de cette action même de séparation qui, simultanément et de façon toujours plus percutante au cours du devenir jusqu’à nous, opère au sein de l’espèce elle-même pour aboutir à la destruction de tout lien immédiat entre les hommes et les femmes de la communauté-capital.

 

 

9.1.1.        Un des plus grands traumatismes qu’ait connu l’espèce est celui provoqué par le surgissement du mouvement de la valeur parce que celui-ci ne peut advenir que lorsque se produisirent simultanément la dissolution de la communauté, la formation des individus, de la propriété privée, des classes, de l’État médiateur, phénomènes qui constituent à la fois ses présuppositions et ses conséquences.

 

 

Ainsi avec cette advenue il s’agit du bouleversement du rapport fondamental, du rapport au monde, de celui des relations entre êtres humains, féminins, ainsi que d’un saisissement, d’une appréhension d’un monde de plus en plus anthropomorphisé.

 

 

C’est l’articulation essentielle du passage de l’espèce encore immergée dans la nature à l’espèce se créant un monde artificiel, de plus en plus hors nature et ce parce que non seulement il opère dans la dynamique de la scission comme le fait le phénomène État, qui pose simplement l’espèce en discontinuité avec la nature, mais parce qu’il fonde une positivité dans la mesure où la valeur tendra à fonder une autre communauté.

 

 

Dit autrement, le mouvement de la valeur est ce qui permet l’autonomisation des présuppositions sus indiquées et donc leur accession à une existence strictement discernable et effective, ensuite il s’autonomise par rapport à eux et les fonde ; ce qui pose deux moments : celui d’une domination formelle et celui d’une domination réelle.

 

 

Le mouvement de la valeur eut tendance à émerger partout où ces présuppositions se vérifièrent, d’où la grande diversité des formes parce que, comme nous l’avons déjà indiqué, dans toutes les zones de développement de l’espèce il y eut une certaine tendance à produire la propriété privée, l’individu, etc.. Mais cela ne s’est pas épanoui partout ; en conséquence la valeur elle-même n’a pu atteindre le stade de son effectivité. En outre dans certains cas, comme dans l’Orient chinois, la valeur tandis réellement à s’autonomiser, mais cette autonomisation fut enrayée par la communauté despotique ; aussi ce n’est qu’en Occident qu’elle put parvenir à son effectivité et se transformer ensuite en capital.

 

 

Etant donné le traumatisme que ce mouvement a opéré, on peut se demander qu’est-ce qui, en profondeur, a pu déterminer sa naissance (persuadé que nous sommes que si un phénomène donné va à l’encontre des pulsions profondes de l’espèce, il ne peut pas s’épanouir) puisqu’il va à l’encontre de l’immédiateté humaine. On ne peut répondre à une telle question qu’en envisageant tout le devenir anthropogénique dont le déterminant avons-nous dit est la volonté d’intervention sur la nature, sur soi-même ; et cette volonté est une autre manifestation de l’accession à la réflexivité. Ainsi l’espèce tend à créer un autre monde en rupture avec celui immédiat.

 

 

En tant qu’exaltation du phénomène d’intervention, le phénomène valeur est celui où l’activité humaine en tant que telle est placée au premier plan ; la nature devenant un simple support (matériaux, objets de travail, outils) ce qui est une rupture avec l’ancienne représentation où il y a participation. Ce n’est plus la substance de la communauté – les membres de celle-ci – qui est fondement. C’est l’activité de ces derniers qui va édifier une nouvelle substance qui sera différenciée, discrétisée, puisque la communauté est fragmentée.

 

 

Ainsi, avec le mouvement de la valeur une activité donnée va être mise au premier plan – activité spécifique c’est-à-dire englobant les caractères des activités particulières comme celles se déroulant dans l’agriculture, l’élevage, etc.. Par là se met en place l’anthropocentrisme car tout est ramené à l’Homme et celui-ci est posé essentiel et supérieur ainsi que l’illuminisme (Aufklärung) en tant que justification  plus ou moins rationnelle (en ce sens que la raison est un résultat assez long à acquérir) de cet anthropocentrisme et de la coupure d’avec la nature.

 

 

Avec l’instauration de la valeur on quitte définitivement le monde de l’immédiateté. Il faut donc pour comprendre sa mise en place, connaître toutes les médiations qui assurent son advenue plénière.

 

 

 

9.1.2.       Le mouvement de la valeur fonde originellement un ensemble de pratiques qui permettent de faciliter les relations entre membres de la communauté quand celle-ci se sépare activement de la nature et qu’elle est de plus en plus fissurée avec perte irrémédiable d’immédiateté. Des opérateurs vont naître pour articuler entre eux les membres de la communauté. Ceci naît pour ainsi dire spontanément ; presque en un phénomène biologique de compensation à un déséquilibre. Il y a là un engendrement de représentations conscientes en vue d comprendre le procès en acte.

 

 

On comprend dès lors que le phénomène de la valeur ait été interprété à l’aide, par exemple, de la représentation mythique, en essayant de l’accommoder à la participation[2].

 

 

Le phénomène de la valeur concerne tous les aspects du procès de vie des hommes et des femmes, mais c’est au sein du mouvement des choses qu’il put pleinement se développer parce que c’est là que la nécessité de la mesure fut absolument déterminante et c’est lui qui va être paradigme pour tous les autres, de telle sorte qu’on pourra comprendre la formation des différentes valeurs à partir du devenir de la valeur concept économique, en tenant bien compte que le mot économie a, originellement, le sens de gestion des éléments composant l’oïkos, le domus.

 

 

Diverses représentations peuvent cependant parvenir à une élaboration plus précise avant celle de la valeur. Il en fut ainsi pour le droit qui plonge ses racines dans le même devenir.

 

 

C’es fondamentalement grâce à ce phénomène que l’espèce rompt avec la nature et se positionne en tant qu’espèce supérieure, en discontinuité avec les autres : justification de la séparation.

 

 

 

9.1.3.       Dans ses divers travaux traitant de l’économie, K. Marx n’a pas étudié le surgissement de la valeur. Il a accepté un certain nombre de présuppositions sans en expliciter la genèse. Il a exposé le procès de constitution de la valeur, c’est-à-dire celui de son accession à l’existence effective, mais non celui de son apparition. Une analyse des diverses présuppositions posées en tant que telles ou implicites va nous permettre de cerner le problème.

 

 

Toutefois, avant de procéder à cette dernière, il convient de bien délimiter ce que K. Marx visait et ce que nous visons. Deux citations vont nous servir de repères :

 

 

« Nous partons de la marchandise, de cette forme sociale spécifique du produit, en tant que fondement et présupposition de la production capitaliste » (« Résultat du procès de production immédiat », « VI° Chapitre inédit du Capital », éd. allemande, Neue Kritik, p. 90 ; éd. française, 10/18, p. 268).

 

 

« La marchandise en tant que forme élémentaire de la richesse bourgeoises, était notre point de départ, la présupposition à la genèse du capital. Les marchandises apparaissent maintenant en tant que produits du capital » (Idem., p. 91 – p. 73).

 

 

Ce que vise donc K. Marx c’est, avant tout, à expliquer le phénomène valeur dans la dynamique de la formation de la marchandise qui exprime cette dernière à un moment donné. Ce qui nous importe c’est de comprendre ce même phénomène avant que les marchandises n’apparaissent. Or il est malaisé de l’étudier parce que la valeur est alors difficilement discernable ; sa forme de manifestation étant moins apparente, ne s’étant pas assez séparée d’un contenu, d’une substance qui n’a pas été pleinement produite. La valeur est trop incluse dans le comportement total des hommes et des femmes et, nous le verrons, elle est représentation de quelque chose, mais n’a pas engendré sa représentation.

 

 

On peut plus facilement étudier les phénomènes lorsque la forme tend à s’autonomiser (ici la forme marchandise). C’est en même temps gros de risques d’escamotage. En effet, les marchandises, produits du capital, ont la même forme que les marchandises de l’époque antérieure à ce dernier, mais elles ont un contenu différent. Elles contiennent de la plus-value. Et finalement ce qui compte dans la dynamique capitaliste ce n’est pas la marchandise, mais la plus-value.

 

 

La persistance de cette forme a mystifié la plupart de ceux qui s’occupèrent de déterminer les caractères de l’époque contemporaine. On a parlé de la société marchande, puis de la société spectaculaire-marchande. Or, ce qui est déterminant, opérant, ce n’est pas la marchandise, mais le capital. La forme persiste parce qu’elle s’est autonomisée. Mais au cours du mouvement d’autonomisation il y a eu production d’un contenu différent. D’autre part la fait que le capital ait dû prendre des formes particulières produits d’une époque antérieure (marchandise et argent) exprime qu’au départ il n’exerce qu’une domination formelle. Or, il a depuis longtemps accédé à une domination réelle.

 

 

La pérennité de certaines formes est liée au fait qu’il n’y a pas élimination des stades antérieurs ; ils sont englobés. D’où le masquage du devenir en acte.

 

 

Ainsi, il faut préciser d’une part la genèse de la valeur ainsi que la fin de celle-ci avec la domination du capital et, d’autre part, l’extinction actuelle de ce dernier.

 

 

 

9.1.3.1.     « Les choses sont en soi et pour soi extérieures (aüsserlich) à l’homme et de ce fait aliénables (veräusserlich) » (« Le Capital », éd. Sociales, L. I, t. 1, p. 98).

 

 

Pour K. Marx, ceci est une présupposition liée à la constitution même de l’espèce, à sa relation au monde. C’est une donnée anhistorique. Or nous l’avons vu, il fut toute une période où l’espèce ne connaissait pas la séparation intériorité/extériorité : les choses étaient des participations ; elles faisaient donc partie de l’être humain. C’est à partir du moment où la communauté immédiate se dissout qu’il y a cette scission entre ses membres et les objets, et que surgissent l’espace et le temps. Or ce sont ces concepts fondamentaux qui permettent le développement de la valeur en même temps qu’ils sont affinés à cause de son devenir[3].

 

 

Ceci implique qu’il va pouvoir y avoir un mouvement d’extériorisation, d’aliénation et, en compensation, un mouvement de reconnaissance, sinon le mouvement total serait enrayé. A partir de là se posent de façon aiguë la thématique de l’identité, de la variabilité, du changement et de la permanence[4].

 

 

« La valeur d’échange peut seulement être le mode d’expression, la forme phénoménale (Erscheinungsform) d’un contenu qui peut se séparer d’elle [on pourrait traduire aussi par: qui peut s’en différencier, n.d.r.] » (« Das Kapital in Werke », Dietz Verlag, t. 23, p. 51. Nous donnons la référence en allemand parce que le passage n’existe pas dans la traduction française).

 

 

On voit poindre ici l’idée que le rapport entre les marchandises décalque celui entre les hommes. D’ailleurs k; Marx écrit :

 

 

« Rappelons-nous cependant que les marchandises ne possèdent une objectalité de valeur (Wertgegenstandändlichkeit) que dans la mesure où elles sont des expressions de cette unité sociale, le travail humain, que donc leur objectalité de valeur est purement sociale… » (Idem., p. 62).

 

 

Le rapport de valeur, la réalité valeur, qui existe entre les marchandises dérive en fait d’une relation entre hommes, femmes, mais il détermine ensuite les rapports entre ces derniers. En tenant compte qu’il n’y a pas une cassure entre les deux moments.

 

 

Nous pouvons exprimer cela d’une autre façon : la valeur d’usage est valeur dans son immédiateté, la valeur d’échange est valeur dans sa médiateté qui nécessite la médiation du travail humain.

 

 

 

9.1.3.2.    « En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l’homme » (Idem., p. 58).

 

 

Ici encore, K. Marx considère un présupposé comme une donnée éternelle (dans ce cas il faudrait parler d’une éternité relative à l’espèce et non en soi). Le travail est en fait une forme d’activité qui naît à un moment donné. Lorsqu’il y a travail, il y a interpositions d’un rapport social entre les hommes, femmes et la nature. Il n’y a plus d’immédiateté. Dit autrement, le travail inclut un rapport social bien défini qui le détermine. On ne peut pas dire que le cueilleur travaille, sinon on devrait en dire autant des castors qui construisent une digue.

 

 

 

9.1.3.3.                « Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son travail » (Idem., p. 56).

 

 

On doit noter que ceci correspond à ce qui a été explicité au paragraphe 9.1.3.1..

 

 

« L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage » (Idem., p. 52).

 

 

« Quand il est question de valeur d’usage on sous-entend toujours une quantité déterminée ».

 

 

« Enfin, aucun objet ne peut être une valeur, s’il n’est pas un objet utile » (Idem., p. 56).

 

 

Donc, au départ, les choses n’ont pas de valeur. C’est un mouvement social particulier qui apporte la déterminité valeur ; et l’on peut ajouter que cette dernière s’impose dans la mesure où la communauté se transforme en société.

 

 

Mais il y a plus. Les choses sont par elles-mêmes neutres. Elles ne peuvent avoir un intérêt pour l’espèce que si elles sont utiles et ceci parce qu’elles satisfont un besoin.

 

 

L’utilité est donc déterminante au départ. Toutefois, il y a déjà en germe ici une donnée de valeur dans la mesure où il y a un plus ou moins utile au sein d’une dynamique donnée qui est celle du positionnement des membres de la communauté au sein de celle-ci. Le terme « valeur d’usage » renferme un problème.

 

 

Revenons à K. Marx :

 

« … leur valeur, un caractère d’empreinte purement social » (Idem., p. 71).

 

 

N’y a-t-il pas aussi une empreinte communautaire-sociale (puisque le phénomène se produit au moment du passage de la communauté à la société) dans la valeur d’usage, dans la mesure où ce ne sont pas n’importe quels objets qui sont utilisés et donc recherchés, créés. Un usage est déterminé par la communauté ou par la société, il n’y a pas d’immédiateté. Et ceci parce que simultanément il y a activation du procès d’individuation. S’il y a immédiateté, le concept de valeur ne peut pas opérer, parce qu’il n’y a pas comparaison, confrontation, qui nécessitent une distanciation. Avant que ne naisse l’agriculture, les fruits cueillis puis consommés par les hommes et les femmes n’ont aucune valeur d’usage. Ils font partie de la totalité espèce-environnement. Il n’y a pas de choix. Les fruits sont nécessaires et non utiles à l’espèce.

 

 

Pourquoi parler de valeur d’usage ? La remarque de K. Marx n’est pas concluante :

 

 

« Si donc, au début du chapitre, pour suivre la manière habituelle de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur [donc l’expression ‘valeur d’usage’ est un abus de langage, n.d.r.]. Elle se présente pour ce qu’elle est chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme si on la considère isolément » (p. 74).

 

 

La genèse de la valeur est celle de la forme phénoménale qui ne relève pas du domaine naturel. Son apparition implique une séparation de la nature, une séparation entre les hommes, les femmes et les choses, ainsi qu’entre eux. On doit noter qu’il y a toujours surgissement d’une relation et non d’éléments plus ou moins séparés. En particulier, ici, aucun objet ne peut posséder tout seul une valeur d’échange. Celle-ci a besoin pour se manifester d’un rapport social déterminé, ce qui veut dire qu’au début de l’affirmation du phénomène de la valeur, il y a obligatoirement une autre orientation des hommes et des femmes par rapport à la nature et par rapport à leur communauté. A ce sujet, la remarque dd F. Engels (Cf. « Le Capital », Livre I, t. 1, p. 56, note) : « Pour devenir marchandise, le produit doit être livré à l’autre, auquel il sert de valeur d’usage par voie d’échange », met bien en évidence le phénomène.

 

 

Le phénomène de la valeur, il faut y insister, implique la comparaison, donc l’existence d’une multitude de supports à celle-ci. Mais les hommes ne se distinguent-ils pas par l’usage avant de se distinguer par l’échange ? Donc le phénomène valeur est déjà dans l’usage et pas seulement dans l’échange.

 

 

En fait, on doit poser que les objets n’ont pas au départ de valeur, mais dès que celle-ci apparaît, ils acquièrent deux modalités : une valeur d’usage (valeur pour soi) et une valeur d’échange (valeur pour autrui). Ceci implique que le phénomène valeur est plus ancien que ne le pose K. Marx. On peut dire également que celui-ci s’est surtout préoccupé de la valeur dans sa détermination de valeur d’échange. Or, elle est opérante bien avant que celle-ci ne prédomine. Ainsi l’ostentation, si importante dans nombre de sociétés primitives, montre que l’usage est valorisation, au sens littéral de donner une valeur plus grande qui, originellement, se manifeste au travers d’une importance plus grande qui était accordée à l’acte ostentateur.

 

 

L’apparition de la valeur d’échange consiste en la manifestation d’une dynamique nouvelle, celle d’une forme qui recherche et  édifie un contenu, une substance. Celle-ci sera le travail. En même temps surgit une autre relation (ou un redoublement de relation) entre les hommes, femmes. Elle sert tout d’abord de paradigme à entre les choses (produits) pour devenir à son tour paradigme.

 

 

 

9.1.3.4.                En réalité au niveau où K. Marx raisonne il s’agit de la valeur devenant grandeur quantifiable, quand il y a apparition des marchandises. Il s’agit d’un monde où tend à prédominer la quantification et donc le discontinu. Pour reprendre l’affirmation de K? Marx, on pourrait dire que la valeur d’usage est une valeur non quantifiable directement, surtout au début de la manifestation du mouvement de celle-ci. Elle ne peut l’être que par un détour. En effet il donne comme exemple un sol vierge, des prairies naturelles qui dans leur simple existence n’ont effectivement aucune valeur. Celle-ci ne peut venir que d’un rapport déterminé entre les hommes qui vont accéder à ce sol, à ces prairies.

 

 

Ce qui quantifie la valeur c’est un nouveau rapport entre les membres de la communauté devenant société, et entre eux et la nature. C’est ici que nous retrouvons le travail et tout ce qui a conduit à sa genèse (cf. chapitres antérieurs).

 

 

La difficulté à saisir le moment de surgissement de la valeur et sa spécificité transparaît dans l’imprécision de la terminologie marxienne. Ceci est probablement dû au fait qu’il se préoccupe surtout de la marchandise.

 

 

« Le produit du travail acquiert la forme marchandise, dès que sa valeur acquiert la forme de la valeur d’échange, opposée à sa forme naturelle » (p. 74).

 

 

« Elles n’apparaissent donc en tant que marchandises ou ne possèdent la forme marchandise qu’autant qu’elles ne possèdent une double forme, une forme-nature et une forme-valeur » (p. 62).

 

 

Ici, il semble qu’il y ait préexistence d’une valeur dont la valeur d’échange ne serait qu’une forme ultérieure, puisqu’elle est acquise. En outre, on ne peut pas dire qu’une marchandise a une forme naturelle. Ce n’est que le matériau – pour le moins à l’époque dont il s’agit – qui peut être naturel. Une table par exemple n’a pas une forme naturelle, car il n’en existe pas dans la nature. Tout au plus pourrait-on se poser la question de savoir si la forme table a une correspondance dans la nature. En ce cas les hommes auraient copiés (mimésis). En fait, l’existence de la table signifie déjà un rapport donné des hommes et des femmes à la nature et des relations déterminées entre eux. Elle implique un usage, un comportement, et la venue à l’existence de cet objet, de ce meuble découle d’une attribution d’importance à celui-ci, ce qui est en germe, est un phénomène de valorisation.

 

 

Ainsi, il apparaît également que la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange ne proviendrait pas du fait que la seconde dérive de rapports sociaux déterminés, d’une médiation, car la première est elle aussi dépendante de relations bien définies entre hommes, femmes, etc.. Il faut donc saisir quelle est (ou quelles sont) la ou les médiations supplémentaires qui vont imprimer une différence entre les deux.

 

 

Revenons maintenant à la remarque de K. Marx reportée plus haut, particulièrement à ce passage : « … dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre… ». Il semble donc encore une fois que la valeur préexiste. Pour mieux saisir ce qu’il vise, il faut tenir compte de la phrase qui précède la remarque (dans le texte allemand, en revanche dans la traduction française elle est placée à la fin d’un paragraphe créé par le traducteur) : « Elle [la valeur, n.d.r.] est quantitativement exprimée à travers l’échangeabilité (Austauchbarkeit) d’un quantum déterminé de marchandise B contre un quantum donné de marchandise A. En d’autres termes : la valeur d’une marchandise est constamment exprimée au travers de sa représentation (Darstellung) en tant que « valeur d’échange » »[5].

 

 

Donc, au moment où les marchandises s’affirment, il y a nécessité d’une représentation supplémentaire de la valeur, ce qui signifie que celle-ci préexiste bien et que l’essentiel dans son devenir c’est l’affirmation de représentations adéquates. Ainsi, on peut mieux comprendre que pour K. Marx la valeur soit un concept et que le prix soit une représentation.

 

 

 

9.1.3.5. « Dès le moment qu’un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d’être valeur d’usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d’échange » (p. 98).

 

 

La valeur d’usage implique un rapport à soi, on pourrait dire un usage pour soi, tandis que la valeur d’échange implique un rapport à autrui. Ici encore, il y a en arrière-fond, en quelque sorte, un continuum ; mais il demeure humano-féminin, c’est-à-dire que c’est la communauté qui le fonde. Au fur et à mesure que celle-ci disparaît, le mouvement de la valeur en créé un autre.

 

 

« La première forme de la valeur c’est la valeur d’usage, le quotidien, ce qui exprime le lien de l’individu avec la nature ; la seconde, c’est la valeur d’échange, à côté de la valeur d’usage, régnant sur les valeurs d’autrui, à titre de rapport social. Mais, à l’origine, elle était ce qui servait le dimanche, ce qui était quelque peu au-dessus du besoin immédiat » (« Fondements… », t. 1, p. 115).

 

 

Les Grundrisse (« Fondements… »), on ne doit pas l’oublier, sont un brouillon du livre « Le Capital » ; il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve des imprécisions. Ici, il est question d’individu. Or, au stade où la valeur d’usage est prédominante (surtout à ses débuts), celui-ci n’apparaît pas en tant que tel. Il est encore emmêlé dans un réseau inextricable. La séparation qui le fonde se produit corrélativement à la constitution de la valeur d’usage. Et l’on doit noter que cette séparation est celle d’avec la nature, qui opère en même temps à l’intérieur de la communauté. Dès lors la valeur d’usage est le mode d’expression du rapport à la nature et la valeur d’échange celui entre membres de la communauté. Ceci implique que le contenu de ces deux déterminités de la valeur varie en fonction du changement du rapport de l’espèce à la nature et des rapports entre les membres de la société (puisqu’on passe de la communauté à cette dernière). Lorsque la séparation s’effectue pleinement et tend à se  parachever et qu’il y a un développement autonome de l’espèce, avec le capital, on a obligatoirement évanescence de la valeur d’usage comme de la valeur d’échange et, par là, de la valeur elle-même. Reste alors à déterminer le devenir du capital sur lequel nous reviendrons dans un chapitre particulier.

 

 

Enfin notons que dans cette citation se trouve une imprécision en ce sens qu’il semble qu’il y ait antécédence de la valeur d’usage et non affirmation simultanée des deux formes de la valeur, tandis que cela implique que la valeur préexiste à la valeur d’échange, ce qui n’est pas exprimé dans d’autres passages de l’œuvre de K. Marx. Il importe donc de préciser la genèse de la valeur.

 

 

L’affirmation de la valeur d’échange nécessite un accroissement de la quantité des produits. Cela nous conduit à la question de savoir pourquoi femmes et hommes sont passés de la cueillette (prédation) à l’agriculture, donc à la production, et pourquoi désirèrent-ils accroître celle-ci au-delà de la satisfaction des besoins immédiats (non réduits à la sphère tangible). Ceci a été étudié antérieurement.

 

 

« La forme équivalent se développe simultanément et graduellement avec la forme relative ; mais – c’est ce qu’il faut bien remarquer – le développement de la forme équivalent est seulement l’expression et le résultat du développement de la forme relative de la valeur » (« Le Capital », L. I, t. 1, p. 81).

 

 

Il faut un accroissement du nombre de relations du type :

 

 

                            x M A ↔ y M B

 

 

La forme relative est une forme qualitative, elle est appréciative et elle est pour soi. On peut considérer que son développement correspond au moment où c’est l’usage qui prédomine. Et ce n’est que lorsqu’il y a une multiplicité de valeurs d’usage, donc des usages très divers, que la forme équivalent peut réellement opérer. En ceci réside une des raisons fondamentales qui ont poussé l’espèce au délire de la consommation, comme les pratiques romaines nous l’attestent abondamment.

 

 

Enfin, à travers la première citation apparaît bien qu’une présupposition à la clarification de ce que peut être la valeur est le besoin. Celui-ci implique une quantification mais dominée par la qualité.

 

 

 

9.1.3.6. « Á l’ensemble de valeurs d’usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genres, de familles – une division sociale du travail. Sans elle, pas de production de marchandises, bien que la production des marchandises ne soit pas réciproquement indispensable à la division du travail » (Idem., p. 57).

 

 

Nous pouvons ajouter à l’analyse de K. Marx, que pour qu’il y ait valeur, il faut qu’il y ait dépendance, et que c’est une de ses présuppositions essentielles.

 

 

Nous avons vu comment avec l’accroissement du procès de production qui n’est pas autonomisé – car, une fois encore, le but de la communauté n’est pas de produire mais de se reproduire – il y a adjonction d’une foule d’activités. Ce phénomène relaie celui plus ancien également d’adjonction d’activités nouvelles à cause de pressions écologiques, liées à des variations climatiques ou au fait que l’espèce se répand dans des zones où les conditions ambiantales son différentes. Ainsi le refroidissement conduit à l’acquisition d’une activité nouvelle : la chasse, qui n’élimina pas la cueillette. Ce qui permit une différenciation d’activités au sein de l’espèce (les hommes chassaient, les femmes cueillaient), mais non comme on le dit trop souvent une division du travail, parce qu’il  n’y avait pas division d’une activité préexistante et que le travail n’existait pas. On peut dire que l’activité de l’espèce est polarisée selon le pôle mâle et selon le pôle femelle, et qu’il y a complémentarité. Á partir de là surgit la possibilité d’une floraison, d’une diversification selon les deux pôles. Ainsi les femmes inventèrent l’agriculture sous sa forme horticole et la poterie ; les hommes, l’élevage et la métallurgie. Mais il n’est pas possible encore de parler de division du travail. Toutefois, nous l’avons vu, cela retentit sur la structure de la communauté qui peut toujours englober ces diverses activités. On passe d’une communauté immédiate liée à la nature (la communauté de tous les êtres vivants), où il n’y a pas dissociation entre appartenance à la communauté et appartenance à l’espèce, et où l’élément unitaire, qui n’est pas un individu, s’affirme dans une plénitude rayonnante, à des communautés plus ou moins médiatisées où va se produire une dissociation entre appartenance à la communauté et appartenance à l’espèce, avec comme corollaire fréquent la réduction de l’espèce à la communauté. Ceux qui sont en dehors de celle-ci ne sont pas des hommes ou des femmes ; d’où la possibilité de les utiliser pour les sacrifices par exemple.

 

 

Nous avons vu que la dynamique de l’accroissement de la production, de la formation d’un excédent, était en liaison avec celle de l’autonomisation du pouvoir. L’excédent pouvait être séparé et accaparé, d’où le possible d’une autonomisation.

 

 

L’excédent – le surproduit – va devenir l’élément déterminant de la vie de la communauté qui, dès lors, n’a plus comme simple objectif de se reproduire en tant que telle. C’est le moment où surgit la thématique de la dépendance et de l’autarcie.

 

 

L’adjonction d’une foule d’activités engendre en même temps la nécessité d’une coordination entre elles et d’une représentation du procès global ce qui, en corrélation avec la dynamique de l’autonomisation du pouvoir, tendit à faire éclater la communauté primitive et à conduire à sa reformation grâce à une médiation où le phénomène de la valeur va jouer un rôle plus ou moins important selon que l’on a affaire à l’Occident ou à l’Orient.

 

 

A ce moment-là s’affirme la division du travail qui a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne, laquelle est simultanément expression de la concentration du pouvoir et de l’affirmation de la dépendance. Celle-ci s’exprime non seulement dans les rapports des sujets vis-à-vis de l’unité supérieure, mais aussi dans les rapports entre les diverses activités plus ou moins séparées devant accomplir le procès total de reproduction de la communauté engendrant l’État (communauté abstraïsée) et devenant société. Ici, l’excédent – le surproduit – est essentiel pour faire vivre l’unité supérieure qui devient, de phénomène immédiat engendré par le procès de vie de la communauté, médiation pour la réalisation de celui-ci.

 

 

Dès lors se pose le problème – au sein de ce corpus divisé et au sein des activités séparées – du positionnement et de la confrontation[6]. Il s’agit de déterminer l’importance relative des divers éléments séparés-divisés. En conséquence, le phénomène de la valeur par son pôle de valeur d’usage – comme nous le verrons ultérieurement – intervient dans la réalisation de l’État et de la société, mais il n’est pas déterminant.

 

 

Il y a une concentration de la substance qui n’est plus celle immédiate de la communauté, mais celle de son activité cristallisée, bien qu’elle ne soit pas encore le travail. Cette concentration permettra justement l’instauration de la valeur et sa constitution à partir du sommet.

 

 

Quand la propriété privée se sera imposée et que la valeur s’épanouira depuis son rôle d’échange, alors la division du travail prendra un nouvel essor et permettra à son tour un devenir plus ou moins autonome du phénomène valeur.

 

 

Ajoutons que le travail n’apparaît réellement en tant que tel, c’est-à-dire qu’il n’acquiert toutes ses déterminations qu’en liaison avec ce dernier, qui a besoin pour s’imposer de l’existence d’un surproduit. La vraie division du travail ne peut s’affirmer que lorsque le phénomène de la valeur devient prépondérant dans la société et la fonde (Occident), ou tout au moins devient u élément dont la puissance est telle qu’il est apte à la modifier (Orient, Chine tout particulièrement).

 

 

Enfin, le développement de la division du travail ne s’effectue pas selon un processus linéaire. Il se produit presque obligatoirement, de façon périodique, une tendance à réunifier, ce qui lui impose des limites. Parfois, il peut même y avoir une certaine régression dans la mesure où le phénomène de la valeur est enrayé, voire presque éliminé (période postérieure à la chute de l’empire romain en Occident, par exemple)[7].

 

 

 

9.1.3.7. « De même, les valeurs d’échange des marchandises doivent être réduites à quelque chose de commun dont elles représentent [ou posent, Darstellen, n.d.r.] un plus ou un moins » (p. 53).

 

 

Une totalité, une substance commune, doit être édifiée. Autrement dit, il y a séparation d’un continuum. Celui-ci ne peut plus opérer comme référent, puisqu’il ne se trouve plus en continuité avec les divers discreta qui tendent à s’autonomiser. Mais pour qu’il y ait comparaison, mesure, il faut qu’il s’édifie un ersatz de continuum, c’est la substance commune. K. Marx montre que c’est le travail qui édifie cette substance[8].

 

 

« L’équivalence est en fait la valeur d’échange d’une marchandise exprimée dans la valeur d’usage d’une autre marchandise »

 

 

Cette phrase tirée de « Contribution à la critique de l’économie politique » (éd. Sociales, p. 17) exprime bien l’existence de ce continuum. C’est son instauration qu’il convient de comprendre pour ensuite saisir comment le discretum, le discontinu, parvient à s’imposer tout d’abord à partir du pôle valeur d’usage.

 

 

La nécessité d’une continuité sous la déterminité de la compatibilité s’affirme également :

 

 

« La forme équivalent d’une marchandise est donc la forme de son échangeabilité (Austauchbarkeit) immédiate avec une autre marchandise » (« Le Capital », L. I, t. 1, pp. 69-70).

 

 

La marchandise ne peut être échangeable que si elle est utile pour quelqu’un. On a là l’affirmation du mouvement réflexif. Le mouvement de la valeur a imposé à l’espèce l’exigence d’amplifier son aptitude à la réflexivité.

 

 

 

9.1.3.8. Chez K. Marx, la valeur d’usage est un concept qui contient une dimension naturelle essentielle ; elle se révèle presque comme une donnée immédiate. Cependant parfois ce concept semble recéler également une dimension éthico-sociologique à laquelle s’ajoute  une donnée normative, car il s’y trouve incluse l’idée que c’est ce que l’espèce doit consommer parce que lui étant imposé par la ou sa nature.

 

 

Le mot valeur a, dans l’expression ‘valeur d’usage’ un contenu archaïque, non encore économique. Elle indique ce qui vaut en tant qu’usage ; ce qu’on peut remplacer par : ce qui a une importance, une essentialité en tant qu’usage.

 

 

La manifestation de la valeur d’usage au sein du phénomène valeur témoigne chez K. Marx d’un moment où les hommes et les femmes étaient liés à la nature, formant même originellement une union. Toutefois ceci est implicite car non analysé, étant donné, nous l’avons vu, qu’il accepte comme donnée immédiate la valeur d’usage qui a l’ambiguïté de ne pas avoir de valeur et d’être valeur. Dans la mesure où elle est un produit naturel, elle ne contient pas de temps de travail, mais son être est affecté par son accouplement à la valeur d’échange qui lui transfuse sa déterminité de valeur.

 

 

Ceci apparaît nettement quand il parle des prairies naturelles (cf. le texte qui fait suite à la quatrième citation du 9.1.3.3.). Lorsqu’il est question de produits engendrés par l’activité humaine, il s’introduit alors un escamotage. En effet, parler de la valeur d’usage d’une table c’est, en restant dans la thématique sus-indiquée, escamoter l’activité humano-féminine qui l’a engendrée ainsi que le procès social qui a imposé la table en tant qu’objet nécessaire.

 

 

En conséquence nous devons considérer trois moments importants :

 

 

1-     celui où les produits naturels s’imposent à l’espèce ; il n’y a pas de choix ;

2-     celui où le devenir de l’espèce se séparant de la nature fait que des produits naturels autres que ceux utilisés antérieurement acquièrent une nécessité. Il en est ainsi pour les prairies naturelles à partir du moment où il y a eu invention de l’élevage ;

3-     celui où les produits ne sont plus naturels, mais le résultat d’une activité de l’espèce laquelle est déterminée par un nouveau comportement[9].

 

Le concept de valeur d’usage est généralisé du troisième moment au premier et le procès de son engendrement n’est pas envisagé. C’est ce qu’il convient de faire.

 

 

Considérant la valeur d’usage comme relevant au moins en grande partie de la nature, K. Marx mit en évidence le phénomène de séparation d’avec cette dernière en analysant le devenir de la valeur d’échange. En outre, le fait de maintenir la dimension nature dans la valeur d’usage le conduit à considérer l’espèce comme demeurant naturelle. Il y a là une incomplétude dans son investigation.

 

 

Qu’il puisse en conséquence parler de contradiction entre la valeur d’usage (qui serait le pôle nature) et la valeur d’échange (qui serait le pôle social), est tout à fait compréhensible.

 

 

On la trouve exposée dans divers passages de son œuvre économique, nous choisissons ce passage des Grundrisse parce qu’il se trouve au cœur d’un développement essentiel sur le devenir de la valeur.

 

 

« Cette contradiction entre la nature particulière de la marchandise en tant que produit et sa nature générale en tant que valeur d’échange engendra la nécessité de se poser dédoublée, une fois en tant que cette marchandise déterminée, une autre fois en tant qu’argent » (« Fondements… », t. 1, p. 83).

 

 

Même s’il y a contradiction, il nous semble que la donnée nature[10] ne peut plus intervenir ici. Elle opère entre les déterminations de la particularité et de la généralité. En outre, elle n’est pas du type explosif, c’est-à-dire du type de celles qui aboutissent, par suite du heurt qu’elles recèlent, à la formation d’autres possibles, comme les contradictions qui peuvent conduire à une révolution, mais du type qui fonde un devenir intégratif puisque, effectivement, l’équivalent général puis la monnaie permirent de résoudre cette contradiction.

 

 

Ceci étant, l’analyse que fait K. Marx de la marchandise a une très grande importance non seulement parce qu’elle explicite la valeur une fois qu’elle s’est développée et séparée de la totalité communautaire, mais également parce qu’elle met en évidence des phénomènes qui ont opéré lors de sa genèse.

 

 

« L’échange avec une marchandise particulière ne suffit donc pas pour que la marchandise se réalise d’un seul coup en tant que valeur d’échange et acquière l’action [incluant l’idée d’une aptitude à une effectuation, n.d.r.] universelle de la valeur d’échange. Il faut l’échanger contre un troisième objet qui n’est pas lui-même une marchandise particulière, mais le symbole de la marchandise en tant que marchandise, la valeur d’échange de la marchandise elle-même. Il représente le temps de travail en tant que tel. Ce symbole, signe matériel de la valeur d’échange, est lui-même un produit de l’échange, et n’est en aucune façon la réalisation d’une idée conçue a priori. (En fait, la marchandise utilisée comme intermédiaire de l’échange ne se transforme que progressivement en argent, en symbole ; mais par la suite, un autre symbole peut tenir sa place : dès lors elle est devenue un signe conscient de la valeur d’échange).

 

 

Ce procès bien simple, le voici : le produit devient marchandise, c’est-à-dire un simple élément de l’échange. La marchandise se transforme en valeur d’échange. Pour s’identifier à la valeur d’échange, elle s’échange contre un signe qui la représente comme valeur d’échange en tant que telle. Etant ainsi devenue valeur d’échange symbolisée, elle peut s’échanger, dans certaines conditions contre n’importe quelle marchandise. Le produit devenant par là marchandise et la marchandise valeur d’échange, il acquiert d’abord idéellement (im kopfe) une double existence. Ce dédoublement idéel entraîne (et doit nécessairement entraîner) que la marchandise apparaisse dédoublée dans l’échange réel : en tant que produit naturel d’un côté, en tant que valeur d’échange de l’autre. C’est-à-dire : sa valeur d’échange acquiert une existence matérielle séparée de lui » (« Fondements… », t. 1, pp. 79-80).

 

 

« Comme la valeur d’échange a une double existence – marchandise et argent – l’acte de l’échange se décompose à son tour en deux parties indépendantes l’une de l’autre : échange des marchandises contre l’argent ; échange de l’argent contre les marchandises ; c’est-à-dire achat et vente » (Idem., p. 84).

 

 

Nous voyons donc se manifester la séparation, l’abstraction en rapport avec la première et avec l’universalisation d’un rapport, l’opposition entre celle-ci et la particularité, voire l’individualité. A ce propos nous avons l’exposé d’un mode de surgissement de l’individu :

 

 

« Il est [l’or, n.d.r.] à la fois, par la forme, l’incarnation immédiate du travail général, par le contenu, la somme de tous les travaux concrets. Il est la richesse générale en tant qu’individu » (« Contribution… », p. 90).

 

 

En outre, ces citations montrent l’importance de la médiation et comment celle-ci fonde, pose la représentation, à partir du moment où elle s’autonomise, à tel point qu’on peut affirmer : toute médiation est ou devient représentation (Vorstellung), parce qu’elle est le point de rencontre des projections des extrêmes médiatisés[11]. Ceci nécessite l’idéellité, le fait que des choses ou des rapports n’existent – à certains moments – qu’en idée, dans l’imaginaire. Cela vient renforcer l’importance de l’imagination[12] chez Homo sapiens. Ceci s’accompagne souvent d’un phénomène d’incarnation (Einverleibung), qui commence d’abord par l’engendrement d’un être.

 

 

" … dans cette marchandise exclusive [qui deviendra équivalent général, n.d.r.] la valeur d’usage, bien que réelle, apparaît dans le procès même en tant que simple être formel qui ne se réalisera qu’en se transformant en valeurs d’échange réelles » (Idem., p. 26).

 

 

Nous avons traduit Formdasein par être formel, et non par existence formelle, parce qu’il s’agit bien de la formation d’un être. Marx montrera que la valeur d’échange ne parvient pas à la véritable autonomie, ce que le capital réalisera. Il se posera alors non seulement en tant qu’être mais en tant que human being, en être humain : l’anthropomorphose du capital.

 

 

Ensuite nous avons l’incarnation :

 

 

« Comme toutes les marchandises ne sont que de l’argent représenté, l’argent est la seule marchandise réelle. Au contraire des marchandises qui représentent seulement l’être autonome de la valeur d’échange, le rapport social général, la richesse abstraite, l’or est l’être matériel de la richesse abstraite » (Idem., p. 90).

 

 

On a également l’exposé de la formation d’un continuum (par exemple le monde des marchandises qui implique la valeur en tant que substance-continuum : « La valeur implique une substance commune et toutes les différences ou proportions doivent se réduire à de simples questions de quantité » (« Fondements… », t. 2, p. 396) et la mise en évidence de l’essentialité de l’immanence dans le mouvement de la valeur sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

 

 

L’idéellité permit l’élaboration de signes, de symboles qui sont nécessaires pour représenter le discontinu (ce qui se manifeste pleinement dans les prix), quoiqu’un symbole puisse représenter une totalité. Dans ce cas, celle-ci a été produite, elle est médiate.

 

 

Toutefois K. Marx n’a pas fait une théorisation du signe au sein des sociétés pré-capitalistes et capitalistes parce que, tout d’abord, il s’opposait, à juste raison, à la théorie conventionnaliste.

 

 

« Le mouvement des échanges donne à la marchandise qu’il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique. Confondant deux choses aussi disparates, on a été amené à considérer l’argent et l’or comme des valeurs purement imaginaires. Le fait que l’argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de simples signes de lui-même, a fait naître cette autre erreur qu’il n’est qu’un simple signe.

 

 

D’un autre côté il est vrai, cette erreur faisait pressentir que, sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise serait un signe, parce qu’elle n’est valeur que comme enveloppe matérielle du travail humain dépensé dans sa production. Mais dès qu’on ne voit plus que de simples signes dans les caractères sociaux que revêtent les choses, ou dans les caractères matériels que revêtent les déterminations sociales du travail sur la base d’un mode particulier de production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles, sanctionnées par le prétendu consentement universel des hommes » (« Le Capital », t. 1, pp. 100-120).

 

 

En outre, le signe n’est pas quelque chose d’engendré au cours du mouvement de la valeur, il est plutôt un reliquat de sa période que, pour simplifier, ont peu nommer anté-économique. Les produits devaient signifier la valeur d’un membre de la communauté, permettre ainsi son positionnement, comme nous le verrons ultérieurement. Etant donné que la nécessité de se positionner soit en tant que membre individuel, soit en tant que membre d’une classe, s’est maintenue au cours du temps, il a fallu que le mouvement de la valeur, dans son ample détermination économique, soit apte à englober l’antique détermination afin de pouvoir dominer. Ainsi la consommation ostentatoire vient se surajouter au phénomène de consommation proprement dit, pouvant parfois le déterminer. Toutefois sa non prise en considération (sans oublier que K. Marx s’est aussi préoccupé de ce type de consommation, en rapport particulièrement avec la question de la production des objets de luxe) ne nuit aucunement à la compréhension du phénomène valeur. Mais, dans la mesure où le capital est devenu représentation et que son être effectif s’évanouit (autre formulation possible de sa mort potentielle), il nous faut prendre en considération la dynamique du signe en connexion, en particulier, avec les clarifications de K. Marx sur le fait que les marchandises doivent signifier entre elles leur contenu et ce en rapport avec la thématique de la reconnaissance. A partir de là, on pourra donner une explication plus rigoureuse – ne serait-ce que parce que parce qu’elle sera intégrative – des formes de manifestation de la communauté capital que certains ont  nommé société du spectacle, société des simulacres, etc.[13].

 

 

En rapport avec la thématique du signe il y a sa complémentaire : celle du miroir.

 

 

« La valeur d’une marchandise, de la toile, par exemple, est maintenant représentée dans d’autres éléments innombrables. Elle se reflète dans tout autre corps de marchandise comme en un  miroir » (« Le Capital », L. I, t. 1, p. 96).

 

 

De même à propos de la forme valeur générale :

 

 

« Les quantités de valeur projetées comme sur un même miroir, la toile, se reflètent réciproquement » (Idem., p. 79).

 

 

Dans ce cas également K. Marx n’a pas développé tout ce que cela impliquait. Nous y reviendrons ultérieurement.

 

 

 

9.1.3.9. Ainsi, à partir d’une analyse de l’œuvre de K. Marx nous avons pu constater que le surgissement de la valeur implique la formation de communautés (devenant des sociétés) où il n’y a plus d’immédiateté, où s’effectue une augmentation de la production, de la population, où l’activité est devenue travail qui subit une division, où s’imposent propriété privée, individu, espace, temps, la dépendance qui remplace la participation. C’est le passage au discontinu et au quantifiable. Il s’agit donc d’un phénomène qui investit la totalité de la vie des hommes et des femmes mais qui, comme on l’a déjà signalé,  n’atteindra sa perfection que dans le domaine des produits de l’activité de l’espèce et ceci dans une aire bien délimitée du monde.

 

 

Il nous faut maintenant tenter de préciser comment le phénomène de la valeur a surgi et s’est imposé.

 

 

Une fois ceci réalisé, il ne nous restera plus qu’à renvoyer à l’œuvre de K. Marx en ce qui concerne tout son développement à partir de la réalisation de la forme marchandise.

 

 

 

 

9.1.4. Le point de départ de la dynamique de la valeur est inséparable de l’autonomisation du pouvoir qui se sépare du membre communautaire, ce qui va le rendre mesurable. Il faudra un long processus pour que leurs devenirs divergent ; même alors ils connaîtront des interactions, surtout durant la période où les relations entre membres de la communauté restent prépondérantes.

 

 

Á ce propos, il est vain, voire absurde, de vouloir repérer une instance déterminante, économique ou politique, dans le devenir des communautés originelles, puisqu’il n’y a ni politique, ni économie, ni religion. Le problème est d’essayer de comprendre comment ces différents éléments surgirent. En outre, on ne résout rien non plus si l’on résorbe l’espèce dans des déterminations purement biologiques, car elles ne constituent qu’un fondement.

 

 

Nous avons vu comment émergea le pouvoir et nous avons insisté sur sa dimension discontinue. On peut dire que le mouvement de la valeur est né de la nécessité de le représenter et ceci que ce soit le pouvoir en tant que prestige ou que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir sue les hommes et les femmes et le pouvoir sur les choses. La valeur apparaît comme le reflet-représentation immédiat dans la mesure où le prestige implique une importance qu’on accorde, une admiration, une estimation (les honneurs).

 

 

Á ce stade c’est l’usage immédiat, non médiatisé par l’utilité qui est opérant : un membre de la communauté se comporte de telle façon qu’il en retire un certain prestige qui est mesuré en quelque sorte par l’importance, l’estime, etc.. Il n’est que si il est exercé et ceci découle de la fonction que ce membre, devenant chef, opère dans cette communauté.

 

 

Ainsi s’impose la nécessité de la reconnaissance, inopérante sans la représentation qui, nous l’avons indiqué, prendra une grande ampleur lors de l’épanouissement du phénomène valeur, comme Marx le mit en évidence.

 

 

Il s’établit un mouvement de la représentation du discontinu, de la quantification, même quand la quantité n’est pas encore dégagée de la totalité. La quantification est ici l’opération de détermination du pouvoir : elle mesure la fréquence d’un usage.

 

 

« La valeur attribuée à quelqu’un se mesure aux offrandes dont on le juge digne » (E. Benveniste, oc, t. 1, p. 69).

 

 

Cette représentation traduit la perte d’immédiateté et permet un positionnement[14] des membres de la communauté au sein de celle-ci qui est à la base de leur affirmation. Tous deux sont le résultat d’un procès que l’on peut figurer par une formule comprenant une forme relative : le pouvoir, et une forme équivalente : la valeur. Et ceci – comme on l’a déjà dit – parce que le pouvoir, dans la mesure où il s’autonomise, il devient un phénomène discontinu ; en conséquence il a besoin d’une représentation pour le déterminer, le manifester. C’est la forme valeur qui va devenir prépondérante parce qu’elle opère la médiation, c’est-à-dire que c’est grâce à elle que le pouvoir va être en mesure de s’exprimer, de se manifester en rapport à tous les membres de la communauté, ce qui implique que c’est un mouvement qui concerne la totalité de cette dernière. C’est aussi la détermination à partir des acquits, des attributions, de l’avoir dans le sens le plus général.

 

 

Le pôle pouvoir est celui de l’être, le pôle valeur celui de l’avoir. Mais les deux sont liés puisque le pouvoir n’est mesurable, extériorisable qu’au travers d’un avoir formé par les honneurs, l’estime, la renommée, la gloire, etc.. Ce qui à son tour est fondé au travers du mouvement de la reconnaissance et de la dépendance. On comprend par là qu’on puisse avoir ensuite une inversion, et la valeur devenir sujet.

 

 

Le mouvement de cette dernière favorise une dynamique de séparation (en même temps qu’il est impulsé par elle) : de l’avoir vis-à-vis de l’être, ce qui à son tour a besoin d’un phénomène de représentation. C’est au sein du monde des objets que le phénomène de l’importance à attribuer va opérer. Certains seront plus déterminants pour cette dernière et de ce fait pourront signifier plus de pouvoir. Ainsi l’utilité s’autonomisant devient l’opérateur prévalant pour l’affirmation des membres de la communauté se différenciant.

 

 

Le phénomène valeur est également nécessaire pour permettre le mouvement d’équilibration, de compensation qui opère dans les échanges – au travers desquels il se réalise – pour devenir ensuite un mouvement d’acquisition, et ce justement en phase avec le mouvement du pouvoir.

 

 

La naissance de la valeur est donc en relation avec deux mouvements contradictoires :

 

 

-         la concentration du pouvoir

-         les échanges et la compensation.

 

 

 

 

9.1.5. Au départ, la valeur a comme substance celle de la communauté qui se parcellise, mais chez qui il y a comme une accumulation de la substance à un pôle et l’on peut affirmer que la valeur est l’aptitude à représenter cette communauté et elle se constitue grâce au flux orienté qui, par son propre devenir, pose une base et un sommet où s’opère la valorisation. C’est-à-dire que c’est par suite de l’accès à cet apex que les divers produits acquièrent la valeur. Il est clair qu’au début il ne peut donc pas y avoir réciprocité. On a seulement un mouvement irradiant de ce sommet qui permet une distribution des produits ; par là s’opère également une limitation à l’autonomisation de la valeur, de la propriété privée, de l’individu.

 

 

Cependant, la parcellisation de la communauté amène une différenciation qui peut accroître le nombre des flux, ce qui complexifie le mouvement de valorisation au sens d’acquisition de la valeur.

 

 

En conséquence, cette dernière est en rapport au sacré et donc à la violation de l’interdit (ne pas oublier que ce qui caractérise le chef c’est son aptitude à violer ce dernier). C’est lui consacre la valeur. Elle émerge du sein d’une communauté où il n’y a pas d’orientation privilégiée et définitive (d’où la possibilité d’une pensée rayonnante). Elle s’impose au fur et à mesure que s’édifie une société où il y a un flux orienté lié à un mécanisme de création de dépendance (d’où surgissement d’une pensée linéaire) qui implique la floraison de la discontinuité.

 

 

Le discontinu est d’abord ce qui sépare de la communauté, ce qui en est étranger. Il ne peut perdurer que si simultanément se forme un nouveau continuum qui sert de référent à la totalité par rapport à laquelle il va être déterminé. Il y a donc simultanément dissolution de l’antique communauté dont la substance a été accaparée par l’unité supérieure, l’Etat, et formation d’une nouvelle substance.

 

 

Le devenir de la valeur est en même temps celui de la création de la dépendance et de l’édification d’une substance. 

 

 

 

 

9.1.6.        Á partir de ces remarques introductives, il est possible d’anticiper en présentant une définition la plus compréhensive possible de la valeur. C’est le phénomène de représentation du discontinu opérant dans la communauté se désagrégeant, posant par là la nécessité d’une quantification rendant apte la représentation du positionnement de ses membres en son sein. Toutefois, étant donnée la tendance de toute communauté à enrayer sa dissolution, il va permettre en même temps la réalisation d’un phénomène de compensation qui cautérise en quelque sorte les blessures infligées au corpus communautaire. Simultanément va se déployer un mouvement de substitution qui acquerra au cours du temps une ampleur toujours plus grande. Le but plus ou moins conscient de ces actions sera d’aboutir à un équilibre, lequel agira ensuite comme système de référence, comme référentiel et comme opérateur de la connaissance. Et ceci visera à contrebalancer les effets néfastes d’une autre détermination que la valeur a originellement en commun avec le pouvoir : la dépendance. L’échange sera vécu comme une abolition de cette dernière.

 

 

Dans un premier moment, la valeur opère par rapport à un phénomène qui n’est pas en dehors d’elle du fait même de la non-fragmentation de la communauté, mais qui – en fonction de tout son devenir – ne lui est pas constitutif.

 

 

La signification de l’importance de la valeur sous sa forme simple est opérée de façon médiate grâce à des produits. Or nous l’avons vu, K. Marx lui-même mit en rapport valeur d’usage et quantité des produits ; tandis que l’utilité à ce stade est déterminée fondamentalement par l’aptitude de ces produits à représenter le positionnement privilégié du chef, du roi, etc.. Il est très important qu’à l’origine l’utilité soit la véritable mesure des valeurs (cf. Fondements, t. 2, p. 412).

 

 

Une fois réalisé le mouvement ascensionnel constituant la valeur, ce qui intègre, il faut y insister, les vieilles pratiques et les vieilles représentations en ce qui concerne l’interdit, la puissance, l’énergie, le pouvoir, s’opère un mouvement inverse qui met les produits à la disposition des membres de la communauté.

 

 

Dans un second moment, la valeur va se rapporter à elle-même et non plus immédiatement au pouvoir. C’est alors que l’acte d’échange va se scinder en achat et vente et que les déterminations de valeur d’usage et de valeur d’échange vont être réellement opérantes. On peut dire qu’à ce moment-là elle subit une certaine libération, se détachant de son référent humano-féminin. De l’aptitude à déterminer et à attribuer une importance à un produit afin de déterminer celle des hommes et des femmes, elle passe à celle de déterminer immédiatement l’importance des produits grâce à l’activité de ces derniers. Ceux-ci ne sont plus sujets mais moyens du phénomène qui ne s’autonomise pas encore. C’est le moment où s’affirme l’immédiateté de la valeur au travers de l’explosion productive des valeurs d’usage.

 

 

La valeur se détache du pouvoir en ce sens qu’elle ne vise plus à le représenter. Elle devient un moyen pour l’acquérir, avant de l’englober en elle. Avec elle s’instaure un mouvement qui fait passer d’un stade où le rapport des hommes et des femmes au sein de leu communauté et du cosmos est celui de la participation à un stade où ce sont l’attribution et l’acquisition qui l’emportent en même temps qu’augmente en conséquence la dépendance.

 

 

Dès l’instant où la valeur entre en rapport avec elle-même surgit la nécessité d’une représentation interne, propre à elle ; d’où la genèse de symboles. La mesure prend une importance déterminante parce que la valeur a désormais une substance : le travail et des grandeurs discrètes à la fois abstraites par rapport aux produits et communes : les temps de travail pendant laquelle la force de travail est employée. Représenter revient à mesurer. L’équilibre s’exprime dans le juste prix, déterminé par le juste poids, etc..

 

 

 

 

9.1.7.  Avant d’aborder le mouvement de constitution de la valeur sous sa forme simple, non encore abstraïsée de la totalité, il nous faut revenir sur ses présuppositions qui sont, répétons-le, renforcées par son surgissement-épanouissement. Il s’agit de la propriété privée et de l’individu. 

 

 

En ce qui concerne la première, nous avons mis en évidence son émergence en faisant ressortir qu’on passe en fait d’un moment où il y a participation à un moment où il y a appropriation puis à la propriété proprement dite qui se manifeste sous deux formes : privée, publique ; ce qui montre bien qu’à tous les points de vue elle est un produit de la séparation, et que l’espèce accède à un nouveau comportement[15].

 

 

Celle-ci n’opère pas seulement au sein de la communauté à la façon dont on la l’a maintes fois exposé, mais elle affecte le tout originaire où pouvoir, valeur, propriété, individu étaient englobés, tout d’abord de façon indifférenciée – ne pouvant pas être de ce fait reconnus en tant que tels -  puis de façon plus ou moins particularisée. De plus le mouvement de chacun des composants est déterminé par l’antique représentation où c’est la communauté qui est déterminante.

 

 

« Les anciens ne se sont jamais préoccupés de rechercher qu’elle était la forme de propriété foncière, etc., la plus productive ou la plus fertile en richesses. Bien que Caton ait pu s’interroger sur la manière la plus avantageuse de cultiver le sol, ou Brutus ait prêté son argent au taux le plus élevé, la richesse n’apparaît pas comme le but de la production. La recherche porte sur le mode de propriété le plus susceptible de former les meilleurs citoyens » (Fondements, t. 1, p. 499)[16].

 

 

K. Marx envisage ici une période bien postérieure à celle à laquelle nous faisons allusion. En conséquence, notre affirmation est d’autant plus pertinente pour cette dernière.

 

 

Initialement, il est difficile de séparer la propriété de son propriétaire et, même beaucoup plus tard, le phénomène propriété retentira sur lui et, comme toujours dans le cas de Homo sapiens, sur le procès de connaissance, puisqu’on parlera de propriétés pour désigner des qualités attribuables à quelqu’un.

 

 

Le mouvement de la valeur consistant à poser des quantités discrètes en rapport à une totalité-continuité a besoin du surgissement de la propriété privée et de l’individu pour se réaliser. En anticipant sur le devenir on peut dire qu’on aura une dialectique, au sens d’ensembles de mouvements, entre deux domaines : entre les individus et les produits marchandises (grandeurs discrètes) d’une part, et la communauté et le monde des marchandises d’autre part. Cette dialectique aboutira finalement à une uniformisation des hommes et des femmes, et à leur identification aux marchandises. Dans un premier temps, un homme ou une femme est une marchandise : mode de production esclavagiste ; ultérieurement, la force de travail devient une marchandise, on a alors le salariat et le capital parvient à se poser en tant que communauté ; ce qui effectue un renversement.

 

 

Pour que la valeur se déploie il faut un vaste mouvement de séparation, posant des grandeurs discrètes supports d’un procès d’axiologisation, c’est-à-dire, au sens immédiat, supports d’un phénomène de valorisation en tant qu’estimation d’une importance plus ou moins grande, plus ou moins déterminante. La séparation implique la nécessité d’une réunification afin que le procès de production puisse s’effectuer. C’est ainsi que les hommes et les femmes séparés de leur terre doivent s’approprier celle-ci. L’appropriation leur apparaît comme le mouvement par lequel la production est à nouveau possible. A ce moment-là les produits engendrés peuvent être propriété privée.

 

 

Autrement dit, l’instauration de cette dernière apparaît en même temps comme un mouvement qui permet de rétablir une unité, une totalité ; d’abolir la séparation en récupérant ce dont l’individu a été séparé ; c’est un moyen de s’intégrer dans un tout, lequel peut être réduit à un quantum. D’où la possibilité de réaliser un équilibre, c’est-à-dire un état s’opposant à un ultérieur développement de la séparation, et la mise en mouvement du séparé. Voilà pourquoi la propriété privée est une présupposition à la valeur mais n’est pas incompatible avec l’absence de cette dernière. En revanche, grâce à elle la propriété privée va prendre une grande extension et va concerner des réalités (objets ou personnes) non encore atteintes par le phénomène.

 

 

« La propriété privée est mobile à l’origine, car l’homme s’empare d’abord des fruits finis de la terre, parmi lesquels figurent entre autres les animaux, particulièrement ceux qu’on peut domestiquer » (« Fondements… », t. 1, p. 455).

 

 

On est encore au stade où le comportement de cueillette de l’espèce prédomine encore, même si celle-ci est déjà engagée dans la production. Quand la valeur d’usage est prépondérante ce sont les produits engendrés par l’activité des hommes et des femmes en union avec la terre, ou bien ceux engendrés par une activité plus médiatisée, l’artisanat (non séparé de l’agriculture) qui sont déterminants, l’objet de la recherche des hommes et des femmes.

 

 

Á ce stade là prédominent répartition et division tandis que la valorisation s’effectue surtout grâce au mouvement vertical des produits allant se concentrer au sein de l’unité supérieure. Quand la valeur d’échange tend à l’emporter, il faut, en quelque sorte, pour accroître la capacité de produire des marchandises, un meilleur contrôle des deux sources fondamentales de ceux-ci : la terre et les hommes et les femmes. En conséquence la terre devient objet de propriété privée et peut s’acquérir par achat/vente sans être encore un objet réel de commerce. Elle est achetée pour sa valeur d’usage, son aptitude à produire et surtout parce qu’elle fonde le membre de la communauté, de la société ; parallèlement, hommes et femmes peuvent devenir marchandises (confirmation de l’affirmation de K. Marx dans la citation précédente) et donc propriété d’autres hommes et femmes (en général des hommes puisqu’à ce stade le patriarcat est pleinement développé) : on a l’esclavage.

 

 

Le développement de la valeur prendra un nouvel essor quand la propriété privée, et donc le phénomène de séparation acquérra une autre ampleur, en Occident, avec la scission entre artisanat et agriculture (entre manufacture et cette dernière).

 

 

« Dans la forme la plus ancienne [de propriété foncière, n.d.r.], cela signifie : se comporter en propriétaire vis-à-vis de la terre, y trouver la matière première, les instruments et les moyens de subsistance produits non par le travail mais par la terre. Lorsque ce rapport se reproduit, les instruments secondaires et les fruits de la terre, créés par le travail, font partie eux aussi de la propriété foncière dans ses formes primitives »

 

 

« Il y a ensuite la forme qui se caractérise par la propriété de l’instrument, c’est-à-dire celle où le travailleur se comporte en tant que propriétaire vis-à-vis de l’instrument, bref où il travaille en même temps qu’il est propriétaire de l’instrument (ce qui simultanément présuppose la soumission[17] de l’instrument à son travail individuel et un stade de développement particulièrement borné de la force productive de ce dernier) où cette forme du travailleur en tant que propriétaire ou du propriétaire travaillant est déjà posée en tant que forme autonome, à côté et en dehors de la propriété foncière – le développement citadin et dans la dimension artisanale (handwerkmässige) du travail, non comme dans le premier cas en tant qu’accident de la propriété foncière et soumis à elle, donc aussi la matière première et les moyens de subsistance qui sont seulement médiatisés en tant que propriété de l’artisan, à travers son métier, à travers sa propriété de l’instrument – est déjà un second stade historique présupposé à côté et en dehors du premier qui doit apparaître déjà modifié de façon significative à travers l’autonomisation de cette deuxième sorte de propriété ou de propriétaire travaillant. » (« Fondements… », t. 1, pp. 462-463, la traduction est modifiée ; cf. texte allemand, p. 398)[18].

 

 

Le phénomène foncier, c’est-à-dire le phénomène qui fait que l’homme assure la réalité de son existence au travers de son rapport à la terre, devient secondaire.

 

 

La propriété foncière subit elle aussi un phénomène  de séparation qui la rend inaliénable, ce qui constitue un triomphe de la propriété privée et du mouvement de la valeur. Ceci s’effectue également pour les hommes et les femmes : il y a séparation entre leur réalité totale et leur aptitude à engendrer des produits grâce à une activité déterminée (un certain travail) ; c’est-à-dire qu’il y a possibilité de leur extraire une force de travail : formation du salariat, apparition du travailleur salarié, du prolétaire[19].

 

 

On peut constater – en tenant compte de la totalité du phénomène – que ce qui relevait au départ du propriétaire devient à son tour propriété. Ceci se réalise pleinement avec le capital où l’ensemble des hommes et des femmes ainsi que la totalité de leurs produits deviennent propriété du capital en tant que communauté despotique, ce qui aboutit à une certaine évanescence de la propriété privée – phénomène curieusement renforcé avec la mort potentielle de celui-ci.

 

 

En conclusion, il nous faut insister sur les faits suivants :

 

 

-         On a affaire à la fois à des grandeurs discrètes et à une totalité : « Une langue en tant que produit d’un seul individu est un n on sens. Il en est de même pour la propriété » (Idem., p. 453).

 

 

-         La propriété privée ne peut se développer pleinement qu’en liaison avec la généralisation du travail et la prépondérance de la production : « Il est clair désormais : que la propriété des conditions de production propres à un être particulier (Einzelnen) – dans la mesure où elle est seulement le comportement conscient, où elle se rapporte à cet être particulier posé par la communauté, où elle est l’être de ce particulier produisant, où elle apparaît en tant qu’un être dans les conditions objectives qui appartiennent à ce dernier – s’effectue seulement à travers la production elle-même » (« Fondements... », t. 1, p. 453 – traduction modifiée, cf. texte allemand p. 393)[20].

 

 

-        « Lorsque les membres de la communauté (Gemeinwesen), en qualité de propriétaires privés, ont acquis une existence distincte de celle qu’ils ont en tant que possesseurs de la cité-communauté (Stadtgemeinde) et du territoire urbain (Stadtteritoriumeignern), on voit bientôt surgir les conditions où l’individu est susceptible de perdre sa propriété, c’est-à-dire le double rapport qui fait de lui un citoyen égal, membre de la communauté (Gemeinwesen) et un propriétaire » (Idem., p. 457).

 

 

-         La propriété peut d’autant plus s’individualiser qu’il y a formation d’excédents permettent d’avoir des quantités mobiles, ce qui nous ramène en quelque sorte au stade initial (c.f. citation de K. Marx reportée plus haut).

 

 

-         Plus il y a division au sein de la communauté, plus il y a de difficultés à accéder à la totalité. Il faut donc que des médiations soient engendrées.

 

 

-         Il faut tenir compte non seulement de la formation de la propriété privée, mais de ce qui est visé dans l’appropriation. Lorsque c’est la terre qui est concernée par ce mouvement, ce qui est visé c’est l’accession à sa possession afin de pouvoir appartenir à la nouvelle communauté qui tend à se transformer en société. Derrière le mouvement d’appropriation il y a une relation entre hommes, femmes : s’approprier c’est retrouver un pouvoir en tant qu’aptitude à exister dans une communauté donnée. Il faut s’emparer d’une médiation.

 

 

-         La propriété privée est présupposition à la valeur. Sans elle, il n’aurait pas pu y avoir un phénomène de particularisation et d’échange. Mais sa réalisation ne visait aucunement le développement de cette dernière, c’est-à-dire que les hommes ne visaient pas la valeur à travers l’appropriation mais, encore une fois, l’accession à une affirmation d’existence. La valeur est une simple médiation. D’où la contradiction qui se développa entre propriété privée et mouvement de cette dernière, car dans la mesure où celle-ci tendait à s’autonomiser (ce que fait toute médiation), elle niait la première par l’intermédiaire du mouvement d’échange. Toutefois, cela ne conduisait pas à la disparition de la propriété mais à sa concentration. De telle sorte que les hommes et les femmes se rebellant contre le mouvement de la valeur, étant incapables de lui opposer une alternative réelle – mais seulement une de ses présuppositions, la propriété – n’aboutissaient, par leur intervention, qu’à la renforcer.

 

 

-         Originellement, au contraire, le phénomène de la valeur, au travers du procès d’échange, apparaît comme effectuant la compensation d’une perte. Il y a égalisation, procès qui, avec celui d’abstraction, contribuera à engendrer l’égalité.

 

 

 

 

9.1.8. L’engendrement historique de l’individu n’est pas linéaire et n’est pas monogénique, bien qu’il ne parvienne à l’existence réelle, c’est-à-dire à une certaine autonomisation, que sur la base de la fragmentation de la communauté qui ne peut déboucher dans l’édification d’une autre organisation que grâce à la valeur. Or, celle-ci s’impose réellement que dans une  zone bien définie du globe. En effet, nous l’avons déjà indiqué, il peut surgir – de façon très limitée – sur la base même de la communauté. Dans ce cas, un membre de celle-ci se pose en tant que son représentant. C’est en tant que totalité qu’il tend à s’abstraire, rendant les autres dépendants. Ils deviennent, d’une certaine manière, ses participations, lui donnant la possibilité dès lors d’incarner la communauté.

 

 

On ne peut pas penser qu’il y ait eu une volonté explicite d’atteindre à l’individualité, car ce serait poser que les membres de la communauté aient recherché consciemment la dissolution de cette dernière. En fait, même quand ils opérèrent dans cette dynamique, ils tendaient toujours soit de la conserver, soit d’en fonder une.

 

 

C’est surtout lorsque les hommes et les femmes se rebellèrent contre l’unité supérieure accaparatrice, que le phénomène d’individualisation atteignit une certaine effectivité, car à ce moment-là chacun et chacune, en essayant de récupérer la dimension de pouvoir représenter la communauté, accéda à une individualisation qui fut limitée et que le resta dans la plupart des zones, mais qui – en d’autres – constitua une base pour sa réalisation effective.

 

 

Ce fut le cas en Grèce et dans certaines régions de la Turquie actuelle où naquirent les diverses polis. Or, là, le phénomène de destruction (surtout en Grèce) de l’État sous sa première forme s’était accompagné d’un développement de la valeur et de la propriété privée qui poussèrent à bout le phénomène de dissolution des communautés. Nous n’insistons pas parce que l’argument a été maintes fois traité.

 

 

Même dans ce cas on n’a pas encore production d’un individu autonomisé parce que les communautés qui se reforment et tendent à engendrer un autre type d’État ne sont pas réellement séparées du cosmos et, surtout, ne conçoivent pas une telle séparation.

 

 

Dans tous les cas, le mouvement de la valeur travaillant les sociétés antiques conduisit à opérer une séparation, de telle sorte que l’individu effectif put surgir en Grèce. C’est grâce à l’apport des juifs qu’une nouvelle représentation plus adéquate à la réalité put se développer. En effet, ceux-ci avaient posé la séparation de la communauté par rapport au cosmos et, comme on le dit souvent, ils l’avaient désacralisé. Le christianisme opéra la synthèse de la pensée grecque avec celle juive et constitua la représentation adéquate à l’émergence de l’individu. Ceci se réalisa à travers des luttes très violentes dont on a encore des échos.

 

 

En Chine, avons-nous dit, on a eu la communauté despotique et l’asservissement généralisé. Cependant, il se manifesta également un mouvement d’individualisation sous la première forme indiquée plus haut et, aussi, à partir de l’autonomisation, jamais réellement effective, des membres d’un corpus intermédiaire entre l’unité supérieure et les communautés basales : les lettrés. En effet, dans la mesure où ils prenaient de l’importance – à cause de leur fonction, ou parce qu’ils parvenaient à faire pression sur les deux extrêmes qu’ils médiatisaient, parce qu’ils pouvaient posséder de la terre et, enfin, par suite d’un affaiblissement de l’unité supérieure (ces divers facteurs jouant le plus souvent simultanément) – ils pouvaient se rendre indépendants et cultiver le procès de connaissance non plus au bénéfice de cette dernière, mais pour lui-même. Ce faisant, ils se posaient autonomes. Cependant, étant donné que la communauté totale ne se vivait en aucune façon séparée du cosmos, cette individualisation fut très limitée ; ce qui fait qu’on peut constater qu’entre Orient et Occident il y a des convergences mais non des phénomènes semblables.

 

 

En Inde, le rejet de la communauté despotique est extrêmement violent et s’opère à partir des membres de la communauté commençant à se séparer d’elle à cause de leur situation privilégiée mais, étant donné les conditions ambiantales qui ne permettent pas – sauf dans des zones réduites du pays – une privatisation, il ne peut pas se fonder sur un phénomène positif et donc conduire à la formation d’autres organisations. Il s’opère une sortie de la communauté, du monde. En conséquence, ceux qui opèrent une telle démarche perdent toute attache, toute racine, et sont finalement extraits de toute communauté. Nous reviendrons sur tout ceci dans le chapitre concernant le devenir de la valeur dans son rapport avec l’État du premier type.

 

 

Dans les différentes régions signalées, la guerre a opéré comme un puissant agent d’individualisation, dans la mesure où elle détruit, sépare, donc supprime les racines, les bases, mais aussi dans la mesure où elle a besoin pour s’effectuer d’une organisation hiérarchisée au sommet de laquelle il y a un chef qui réalise une individualisation du premier type. Par sons culte des héros, elle prépare celui des grands hommes.

 

 

La production de l’individu est un procès non défini, non immédiat sur un arc de temps restreint ; en conséquence, il ne peut pas être enfermé dans le cadre de l’instauration d’un mode de production, celui esclavagiste, même s’il fut une de ses présuppositions ; car il est en liaison avec un procès de plus vaste envergure, celui de la séparation (d’avec la communauté, entre les membres de celle-ci, de la terre, etc.). En conséquence, on n’aura réellement des individus qu’avec le surgissement du mode de production capitaliste, car c’est avec lui que la séparation devient effective. Plus précisément, nous devons dire que c’est avec ce mode de production qu’il y a une généralisation à tous les composants de la société de la condition individuelle.

 

 

Cette production ne se réalise donc à un moment donné, de façon brusque. Il y a de multiples présuppositions dans tout le devenir anthropogénique qui la prépare, et constituent ses possibles. Mais il faudra que le mouvement de séparation atteigne une grande puissance et se greffe sur ces derniers pour parvenir à arracher l’être individualisé, sinon la communauté parvient toujours à résorber ce qui – non de façon immédiate mais à longue distance historique – la mine et la nie.

 

 

Autrement dit, l’individu peut apparaître, mais non s’autonomiser. Dans ce cas, il n’a pas un gros impact sur la communauté. L’autonomisation ne peut se réaliser qu’à la suite de la disparition de toute communauté, lorsque l’État sous sa deuxième forme, c’est-à-dire fondé sur le mouvement de la valeur, parvient lui-même à s’imposer. On a alors une société.

 

 

A ce propos, il convient de rappeler la remarque de K. Marx :

 

 

« La société ne se compose pas d’individus ; elle exprime la somme des rapports et des conditions dans lesquels se trouvent les individus les uns vis-à-vis des autres » (« Fondements… », t. 1, p. 212).

 

 

Elle est bien l’expression d’un phénomène de séparation. On a l’édification d’une structure hors nature ; ce qui n’empêche pas qu’au départ le lien avec cette dernière puisse encore être puissant.

 

 

En conclusion, nous pouvons récapituler les diverses grandes modalités de surgissement de l’individu qui n’ont pas la même efficace, mais qui ont l’intérêt de montrer que la genèse de ce dernier est un phénomène qui concerne l’espèce.

 

 

1. individuation de l’individu totalité, unique – Etat en tant que communauté abstraïsée (égyptiens, sumériens, chinois, etc.).

 

 

2. individuation multiple – démocratie – nécessité de médiations pour les relier : formation d’un Etat de second type (les grecs).

 

 

3. individuation à partir d’intermédiaires entre la communauté séparée de la nature et une entité supérieure également séparée – énormes difficultés pour la formation d’un Etat de second type (les juifs).

 

 

4. individuation par négation de la communauté despotique, sortie du monde – formation des communautés « négatives » (hindous).

 

 

5. individuation par autonomisation des intermédiaires entre l’unité supérieure et les communautés basales (les chinois).

 

 

Dans les travaux antérieurs et dans Gloses en marges d’une réalité I, nous avons déjà traité de la genèse de l’individu. On a insisté sur le phénomène essentiel de la séparation du membre de la communauté des ses participations qui deviennent propriété privée, tandis que lui-même devient propriétaire privé. Il y a bien, ici, privation d’un lien, d’une immédiateté, ce qui implique inévitablement la propension à les rétablir, d’où le fanatisme qu’engendre la propriété privée, d’autant plus violent que les individus ont complètement perdu la perception du tout et de la Gemeinwesen.

 

 

 

 

9.1.9. Il est maintenant possible d’opérer une espèce de phénoménologie de la genèse de la valeur qui sera très succincte parce que notre but ne se focalise pas sur elle et parce que déjà un grand nombre de travaux sont disponibles à ce sujet. Notre objectif est de percevoir les profondes modifications que son surgissement implique et provoque. Pour cela il nous faut aller au-delà de ce que fit K. Marx, et nous appuyer sur divers travaux d’auteurs qui parfois avaient ou ont une orientation diverse de celle de ce dernier. Ce faisant, il apparaîtra à quel point il y a toujours en profondeur la nécessité d’une clarification des concepts et donc celle d’une perception plus adéquate des phénomènes qui les sous-tendent. L’escamotage ne peut être qu’immédiat, sur un long parcours historique la clarification révélatrice s’impose.

 

 

 

9.1.9.1. Nous avons déjà vu le rapport entre le pouvoir, la puissance, la violation de l’interdit et l’affirmation du sacré. La valeur prend également origine au sein de ces instances en même temps qu’elle exprime sous une forme médiatisée l’appartenance du membre communautaire à ses participations. .La dissociation de celui-ci de ces dernières dévoile tous les éléments d’un procès qui prendra des milliers d’années pour s’imposer.

 

 

Le mouvement de la valeur en même temps qu’il dissout la vieille communauté, permet d’opérer les cicatrisations nécessaires et ce particulièrement au travers des oppositions à la dissolution de cette dernière.

 

 

La pratique du potlatch, étudiée par M. Mauss, exprime bien toute la dynamique ci-dessus exposée. Or cette pratique est en continuité avec celle qui instaure le chef au sein des communautés primitives.

 

 

Tout d’abord, une précision que nous fournit E. Benveniste : ce don doit être différencié de celui résultant de la pratique visant à donner en tant qu’ « assigner une part » (« Le vocabulaire des institutions européennes », éd. de Minuit, t. 1, p. 97).

 

 

« De même dans la notion du don il y a le rapport à la prestation contractuelle imposée par des obligations d’une part, d’une alliance, d’une amitié, d’une hospitalité » (Idem., p. 69)[21].

 

 

Ceci précisé, nous pouvons mieux percevoir ce qui, dans la pratique du don, est en rapport avec la vieille communauté, et est donc interprété selon l’antique représentation, et ce qu’il y a de nouveau qui tend à dissoudre la communauté.

 

 

« Interprétée ainsi, non seulement l’idée devient claire, mais elle apparaît comme une des idées maîtresses du droit maori. Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire, comme par elle, propriétaire, il a prise sur le voleur. Car le taonga est animé du hau de la forêt, de son terroir, de son sol ; il est vraiment « native » : le hau poursuit tout détenteur » (« M. Mauss, « Essai sur le don », in « Sociologie et anthropologie », éd. PUF, p. 159)[22].

 

 

« … il est net qu’en droit maori, le lien de droit, lien par les chose, est un lien d’âmes, car la chose elle-même a une âme. D’où il suit que présenter quelque chose à quelqu’un c’est présenter quelque chose de soi […]. On comprend clairement et logiquement, dans ce système d’idées, qu’il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance ; car accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme » (Idem., p. 160-161).

 

 

Or, « la conservation de cette chose peut » peut donner prise à des pratiques magiques. Aussi, non seulement rendre permet de se libérer, mais rendre en donnant permet de renverser la situation en sa faveur.

 

 

C’est-à-dire que cela permet de rendre autrui dépendant, comme nous l’avons vu lors de l’exposition de la dynamique de la formation du chef.

 

 

Toutefois, il ne faut pas omettre que le phénomène concerne des communautés : « D’abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent » (Idem., p. 150).

 

 

En outre, c’est une totalité qui est transmise : « De plus, ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » (Idem., p. 151).

 

 

Á ce niveau s’ébauchent divers éléments qui fonderont la valeur. Celle-ci ne peut pas s’affirmer car nous n’avons pas d’échange réel, mais plutôt un phénomène de compensation[23]. D’autre part, ce ne sont pas les objets produits qui ont une importance mais l’affirmation qui, grâce à eux, est obtenue.

 

 

Par ce mécanisme s’exprime une réalité où il y a affirmation d’une volonté de non dépendance, d’autarcie, et celle d’abolir tout mouvement d’inégalisation.

 

 

Enfin, dans la mesure où ce sont deux communautés ou deux phratries d’une même communauté qui, comme l’indique M. Mauss, s’affrontent, on peut se demander si cette confrontation ne vise pas à prendre connaissance chacune l’une de l’autre, à parvenir à se représenter l’une à l’autre, au travers de diverses activités.

 

 

Ceci nous impose de revenir sur le phénomène de compensation.

 

 

« Mais nous sommes là au cœur d’une contradiction typique de la mentalité primitive. La notion d’équivalence et de compensation, donc de rachat se chevauchent, ou plutôt la première engendre la seconde » (L. et R. Makarius, « L’origine de l’exogamie et du totémisme », p. 319).

 

 

En effet, pour réaliser une compensation, il faut calculer ce que représente une chose ou un acte. Actuellement, nous disons qu’il faut l’estimer, l’évaluer, ce qui postule l’existence de tout le système des valeurs.

 

 

Nous avons là une autre composante essentielle de la formation de la valeur : il ne s’agit plus de déterminer le pouvoir mais de déterminer la compensation. Or, ceci a une généralité plus vaste. M. Mauss fait remarquer :

 

 

« Mais si nous étendons notre champ d’observation, la notion de tonga prend tout de suite une autre ampleur. Elle connote en maori, en tahitien, en tongan et en mangarevan, tout ce qui est propriété, tout ce qui peut être échangé, objet de compensation » (o.c.., p. 157).

 

 

Nous pouvons ajouter qu’en définitive l’échange est au départ un phénomène de compensation.

 

 

Ainsi, il y a deux mouvements à l’intérieur de celui de formation de la valeur : un vertical qui est d’absorption, de concentration de substance en rapport au pouvoir, et un autre horizontal concernant l’ensemble des membres de la communauté qui tend à équilibrer et à éviter l’autonomisation.

 

 

Quoiqu’il en soit, on voit, à ce stade, s’affirmer un phénomène de quantification même si, parfois dans le potlatch, des quantités de produits sont déterminées afin d’être détruites. Ce qui nous ramène à notre affirmation qu’il y a un mouvement tendant à enrayer celui de la valeur, ainsi que celui de l’autonomisation de la propriété privée, et que donc ce mouvement tend, au départ, à être utilisé pour enrayer la dissolution qu’il engendre.

 

 

« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion » (M. Mauss, o.c.., p. 162).

 

 

Ainsi les hommes ont tendu à affirmer leur puissance, leur pouvoir, en allant à l’encontre du devenir de la valeur, tout en étant déterminées par elle. En effet, au travers du potlatch, ils enrayaient son mouvement, mais ils ne pouvaient plus l’annuler, d’autant plus qu’ils en avaient besoin pour s’affirmer. Dès lors, se dessinait le piège de la valorisation et de la représentation.

 

 

Enfin, il convient de noter que le phénomène de compensation dont il a été question plus haut implique celui d’obligation, comme le note M. Mauss (cf. plus haut). Le contenu du droit c’est obliger soi ou un autre à un acte donné. Nous pouvons ajouter ceci : le droit est  une représentation de ce qu’il advient et il est un essai de régler, c’est-à-dire d’imposer un déroulement donné. Or, étant donné la peur des hommes et des femmes de la dissolution de la communauté posant leur propre évanescence, le droit tendit à limiter le phénomène de la valeur, comme il tendit à empêcher l’autonomisation de la propriété privée. Voilà pourquoi bien que naissant d’un même substrat, le droit acquiert un développement bien que plus grand à un stade antérieur par rapport à la valeur.

 

 

L’importance du don, du potlatch[24], dans la genèse de la valeur, comme dans le procès de dissolution de la communauté immédiate amenant des modifications profondes dans les relations entre membres de cette dernière, nous conduit à transcrire d’autres extraits de l’ouvrage de M. Mauss.

 

 

« Tout se tient, se confond ; les choses ont une personnalité et les personnalités sont en quelque sorte des choses permanentes du clan. Titres, talismans, cuivres et esprits des chefs sont homonymes et synonymes, de même nature et de même fonction. La circulation des biens suit celle des hommes, des femmes et des enfants, des festins, des rites, des cérémonies et des danses, même celle des plaisanteries et des injures. Au fond, elle est la même. Si on donne les choses et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend « des respects » - nous disons encore « des politesses ». Mais aussi c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » - soi et son bien – aux autres » (pp. 226-227).

 

 

« Ils nous permettent de concevoir que ce principe de l’échange-don a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la « prestation totale » (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée » (Idem., p. 227).

 

 

Dans « Âge de pierre, âge d’abondance », M. Sahlins a fait une analyse fort pénétrante de l’ « Essai sur le don ». Il en ressort que le hau du don doit retourner au donateur. On peut l’envisager comme la puissance, comme l’élément qui rend dépendant. En conséquence, on doit le rendre ; sinon on est soumis à la dépendance. Ce qui confirme bien que le « moi » est ici plus étendu qu’il ne l’est actuellement. Et M. Sahlins ajoute que « le hau d’un bien c’est le bénéfice qu’il procure, sa « crue », de même que le hau de la forêt est sa productivité » (c.f. p. 211).

 

 

En outre, il explique que « Hau en tant que verbe signifie : excéder, « être en excès » » (p. 214) ; et il expose que « Hau c’est la productivité, la fertilité » (p. 219).

 

 

En conséquence, il n’y a pas de contradiction avec les conclusions de M. Mauss. Les remarques de M. Sahlins font mieux ressortir à quel point cette pratique est une articulation : il y a simultanément compensation et enrayement d’une autonomisation et non frustration puisque le donateur initial acquiert tout de même quelque chose d’accru qu’on peut considérer comme un incrément de puissance, une confirmation de son importance au sein de la communauté. Le retour du hau implique la vérification de diverses relations…[25]

 

 

Ceci nous conduit à formuler trois remarques :

 

 

                   1° Le mouvement de la valeur dans son acception globale, oriente originellement la relation à l’intérieur de la communauté mais ne la fonde pas. On a une domination formelle et non réelle.

 

 

                   2° Dès le début de ce mouvement se manifestent des possibles qui ne pourront se réaliser qu’après de grands bouleversements au sein des communautés puis des sociétés humaines. Il s’agit du crédit et de l’accroissement indéfini qui, tous deux, opéreront réellement qu’au sein du capital.

 

 

                   3° La pratique de l’espèce, quand les liens inter-communautaires immédiats ne sont plus opérationnels et que les médiations entre les membres d’une communauté puis d’une société deviennent essentielles, engendre des concepts qui sont apparentés, ainsi de : renommée, honneur, valeur. Ce ne sera qu’à un certain stade de développement que cette dernière, dans sa détermination économique, va fonder les autres concepts et simultanément toutes les valeurs, même si c’est indirectement, analogiquement.

 

 

La rupture des liens communautaires permettant le développement des échanges, exalte la réflexivité dans la relation entre les membres de celle-ci. Dès lors, on peut prêter en faisant un don transitoire. On peut le faire parce qu’on pense que l’autre, non seulement rendra mais rendra plus, ou bien parce que l’autre, outre le fait qu’il est obligé de rendre, se trouve dans la situation de pouvoir le faire ; ce qui implique que si l’on pense qu’au contraire il ne le pourra pas, on s’abstiendra alors de prêter[26].

 

 

 

9.1.9.2. Achat et vente – actes essentiels de l’échange sans lequel la valeur dans sa détermination économique ne peut se différencier de la valeur en sa totalité – sont originellement unis.

 

 

« Ainsi la notion de uenum a servi à énoncer les deux aspects opposés « donner à acheter » et « aller pour être acheté » » (E. Benveniste, oc, t. 1, p. 134)[27].

 

 

Même une fois dissociés, ils demeurent encore déterminés par les anciennes pratiques :

 

 

« Le gothique saljan, « livrer en sacrifice à la divinité », éclaire l’origine de v. isl. selja, « livrer, vendre » ; c’est proprement la « vente » conçue comme une offrande qu’on livre. Tel est probablement le type de vente dont Tacite nous parle, vente d’un homme à laquelle on se résigne, sans esprit de lucre, pour se libérer d’avoir gagné sur lui [au jeu, n.d.r.] et qui est accomplie comme une offrande, comme en quelque sorte le sacrifice d’un être.

 

 

L’histoire germanique de saljan montre que cette notion est antérieure au vocabulaire des relations commerciales proprement dites. On peut signaler dès maintenant que ce développement concorde avec celui du verbe bugjan, « acheter » étymologiquement, « libérer, racheter quelqu’un » pour le sauver d’une condition servile » (Idem., p.p. 132-133).

 

 

Ceci est logique car ce qui est essentiel, au départ, ce sont les relations entre membres de la communauté. Le mouvement qui affecte les choses permet de repérer ces derniers, de les positionner, etc.. Il faut un approfondissement de la réflexivité pour qu’en définitive le mouvement se réfère à lui-même. C’est un moment déterminant  dans la réalisation de la réification, parce qu’ensuite les hommes et les femmes seront déterminés par et en fonction de ce mouvement. Ce sont eux dès lors qui sont les protagonistes, c’est-à-dire qu’ils se comportent comme des objets, des choses.

 

 

« Quand on croit que les notions économiques sont nées de besoins d’ordre matériel qu’il s’agissait de satisfaire, et que les termes qui rendent ces notions ne peuvent avoir qu’un sens matériel, on se trompe gravement. Tout ce qui se rapporte à des notions économiques est lié à des représentations beaucoup plus vastes qui mettent en jeu l’ensemble des relations humaines ou des relations avec les divinités ; relations complexes, difficiles, où toujours les deux parties s’impliquent » (Idem., p. 202).

 

 

En fait, ce qui est essentiel ce n’est pas de savoir si ce qui est matériel est déterminant ou pas, mais de se rendre compte qu’on a un procès de fragmentation qui permet la fondation de la valeur dans sa détermination économique, parce que c’est le procès de sa séparation, de son abstraction de la totalité qui pose simultanément touts les valeurs.

 

 

« La notion de « valeur » prend donc son origine dans la valeur personnelle, physique, des hommes qui sont susceptibles d’être mis en vente ; encore dans le monde homérique, alphano se dit exclusivement du profit que procurait la vente d’un prisonnier de guerre » (Idem., p. 131).

 

 

« En « acquittant » (gildan) ainsi un devoir de fraternité, on acquitte une redevance, une somme qu’on doit payer, et le paiement, c’est l’argent, le geld.

 

 

Nous résumons ainsi une histoire longue et complexe qui a conduit à des institutions et à des valeurs collectives. Mais ce terme était d’abord attaché à une notion d’ordre personnel : la preuve en est le wergeld, « prix de l’homme » (avec wer, « homme ») ; le prix qu’on paie pour se racheter d’un crime, la rançon » (Idem., pp. 73-74).

 

 

Ceci amplifie le contenu de la remarque de K. Marx : « Les hommes ont souvent fait de l’homme même, dans la figure de l’esclave, la matière primitive de leur argent ; il n’en a jamais été ainsi du sol » (« Le Capital », L. I, t. 1, p. 99).

 

 

Ainsi, le procès de la valeur, représentation permettant de déterminer le pouvoir au travers des produits de l’activité des hommes et des femmes, concerne d’abord tout particulièrement ces derniers parce que, en vertu de leur mode de vie, ce qui importe ce sont eux et non le produit de leurs activités qui, tout au moins au début, se distinguent fort peu d’eux, ayant gardé leur caractère de participations. Ainsi, il n’y a pas une réelle séparation entre mouvement affectant les choses et mouvement affectant les hommes et les femmes. Cela traduit le moment où la valeur ne se rapporte pas encore réellement à elle-même, parce que le procès de vie opérant au sein de la communauté n’a pas encore abouti à la formation de discreta multiples nécessitant d’être représentés.

 

 

L’intrication entre valeur, puissance et pouvoir, perdure. Ce dernier étant, avant tout, pouvoir sur les hommes, les femmes, il est clair qu’il faille se les attacher d’une manière ou d’une autre.

 

 

L’intérêt de ce phénomène c’est de nous faire comprendre que l’essor de la valeur dans sa détermination économique se fera en rapport avec le développement de l’esclavage.

 

 

 

9.1.9.3.           Les deux moments de l’échange sont ensuite dissociés et ceci est en rapport avec divers phénomènes : augmentation du nombre de produits échangés, de leur aire de circulation, de la division du travail, avec la fragmentation de la société et l’émergence de groupements sociaux qui tendent à devenir des classes.

 

 

Cette dissociation est en rapport avec une dimension biologique de l’espèce : l’aptitude à différer un acte, ce qui a pour réquisits et conséquences, un grand un développement des médiations, des référents plus ou moins stables (par exemple le gage, le contrat, l’écriture) ; il faut un énorme accroissement de la représentation qui va maintenant opérer au sein même du mouvement de la valeur. Mais cela s’effectuera en connexion avec l’ancienne représentation en émergeant plus ou moins de cette dernière.

 

 

« Meillet [...] a défini Mithra comme une force sociale divinisée, comme le contrat personnifié » (Idem., t. 1, p. 98).

 

 

« Ahura Mazda est gérant de l’inviolabilité des contrats et du respect de la parole donnée ; en révélant à Zarathoustra pourquoi il a créé Mithra, Ahura Mazda dit que celui qui viole un pacte (Mithra = contrat) attire le malheur sur le pays tout entier » (M. Eliade, « Traité d’histoire des religions », p. 73). L’auteur indique que Jupiter joue un rôle similaire (cf. p. 77).

 

 

Or, il y a continuité entre pacte-alliance et contrat, et même avec communion, parce qu’il s’agit encore de permettre une participation.

 

 

L’acte différé nécessite une garantie par rapport à la réalisation future, d’où la nécessité du gage qui, au départ, ne vise qu’à témoigner de l’existence d’une opération. C’est pourquoi initialement il n’a pas de valeur en lui-même ; ce qui témoigne au fond que la valeur n’est pas encore entrée en relation avec elle-même, et n’a pas engendrée ses propres référents, représentations, etc..

 

 

Il advient ensuite un autre moment où il est remplacé par un objet chargé de valeur parce qu’il doit représenter quelque chose d’essentiel ou, autrement dit, c’est ce que l’on représente qui acquiert une importance considérable. S’impose alors l’équivalent général. C’est un objet apte à sommer en lui un grand nombre de représentations, voire, de pulsions humaines. L’exemple le plus probant d’un tel objet c’est l’or qui est en rapport la pulsion, l’inaltérabilité, l’immortalité, à la vie elle-même, c’est pourquoi les statues étaient recouvertes d’or pour la leur conférer.

 

 

Il est impossible de ne pas noter l’analogie avec la formation de ce que d’aucuns appellent le Big man et nous pouvons ajouter, pour mettre en évidence que le phénomène se reproduit au cours du temps, le grand homme-Batilocchio. En effet, il faut un équivalent général aux hommes et aux femmes, celui-ci existe à un moment donné comme un archétype autonomisé. Dès lors, n’importe quel imbécile venu (un fesso qualunche, aurait dit A. Bordiga) peut convenir. Ce qui est essentiel ce n’est pas tel homme à un moment donné, mais l’activité des hommes et des femmes qui a permis qu’à ce moment-là il puisse les représenter. Le fait que l’être le plus inepte, le plus vide, puisse le faire indique à quel point hommes et femmes se sont vidés de toute substance, à quel point le forme s’est autonomisée.

 

 

Ce qui est représenté et sert à représenter, acquiert une importance primordiale, car il est devenu médiateur sans qui rien ne peut s’effectuer ; il doit donc être matérialisé par un objet d’importance considérable, qui devienne l’importance par antonomase. Nous voulons signifier par là que la formation des tropes est homomorphe à celle de la valeur.

 

 

Ce devenir est en liaison avec le fait que c’est le moment intermédiaire qui devient essentiel parce qu’il domine les deux extrêmes. Il ne représente plus seulement lui-même, mais également ces derniers. C’est le moment où la valeur se rapporte à elle-même, se représente elle-même. C’est en connexion avec l’affirmation de nouvelles relations entre hommes, femmes.

 

 

L’élément intermédiaire, l’équivalent général, l’argent devenu monnaie, est ce qui permet de représenter et d’établir la continuité entre deux moments discontinus. En conséquence, il a tendance à se poser en tant que continuum, et donc en communauté. Ceci requerra beaucoup de temps, tandis que les hommes percevront le phénomène bien des siècles après qu’il se soit enclenché (particulièrement les économistes italiens du XVI° siècle, comme K. Marx l’a indiqué). En même temps, une des causes de la fascination de l’or se dévoile : grâce à lui les hommes tentèrent de reconstituer une communauté ; ou bien, autrement dit, ils furent piégés par la dimension communautaire qu’il était obligé d’acquérir afin que les échanges puissent se dérouler.

 

 

Avec le prix – qui ne peut apparaître que si l’équivalent général s’est imposé, se manifeste pleinement le rapport à soi de la valeur. La dimension de symbole, signe de la monnaie, est en quelque sorte redoublée. Nous avons déjà abordé ceci en citant K. Marx.

 

 

 

9.1.9.4. Avant d’aborder l’étude du déploiement du mouvement de la valeur, il convient de préciser en quoi il maintient une continuité avec la période précédent celle où il s’impose.

 

 

La maturation du mouvement de la valeur est un approfondissement du do ut des (je donne pour que tu donnes) déjà opérant au début, par exemple dans la pratique du potlatch. Mais ici il y a un changement car, avant, en définitive, le but visé n’était pas d’avoir plus, ce qui aurait abouti à la dépendance du premier donneur – ce qu’il fallait éviter, mais mettre l’autre en difficulté : révéler qu’il n’a pas la même puissance, puisqu’il ne peut pas autant donner. Maintenant l’échange vise l’égalisation, voire un incrément. Toutefois, ce n’est pas dans ce domaine que le mécanisme de la valeur apparaît immédiatement déterminant, mais dans le fait de permettre d’accomplir diverses actions impossibles auparavant. En ce sens, le déploiement de la valeur se présente comme la levée d’un verrou. C’est là qu’il nous faut encore replacer celle-ci en rapport à l’antique représentation.

 

 

Comme l’ont noté T.Adorno et M. Horkheimer (cf. « Dialectique de l’illuminisme »), le sacrifice anticipe sur l’échange ; c’est une pratique qui va favoriser le devenir à ce dernier surtout parce que dans le sacrifice il y a la dynamique du do ut des dont nous venons de parler ; celle-ci étant en continuité avec celle de la compensation et de l’alliance, cette dernière ne pouvant exister que s’il n’y a pas de déséquilibre[28].

 

 

Il est intéressant également de noter que selon M. Mauss : « L’aumône est le fruit d’une notion morale du don et de la fortune d’une part, et d’une action de sacrifice de l’autre » (oc, p. 169).

 

 

Dans la pratique du sacrifice, il y a inclus l’acte différé, essentiel pour le mouvement d’échange. On se prive de quelque chose dans un immédiat afin de s’assurer la continuité d’un procès, ou l’apparition d’un incrément au sein d’un procès.

 

 

Dans la même dynamique, on peut relier rapport de valeur au prix en tant que récompense, et son contraire, l’amende punition, le rachat, la rançon, etc..

 

 

Tout à fat généralement, on peut dire que l’argent agit en tant que prothèse sociale. Ainsi dans le paiement : « payer dérive du lat. pacare, « satisfaire, calmer » (par une distribution d’argent) » (E. Benveniste, oc. t. 1, p. 170).

 

 

De même, on peut indiquer que la valeur permet de représenter ce qui a été séparé, détaché, ou d’accéder à ce dont on a été séparé.

 

 

Toutefois, il faudra une séparation plus poussée pour que la terre devienne marchandise.

 

 

« Le monde de la terre reste dissocié de celui de l’argent. Si la terre change fréquemment de mains au IV° siècle, elle n’en dévient pas pour autant une véritable valeur marchande, exploitée pour ses possibilités économiques » (M. Austin et P. Vidal-Naquet, « Economies et sociétés en Grèce ancienne », éd. A. Colin, p. 174).

 

 

Á l’heure actuelle, la séparation opère matériellement sur la terre elle-même, ce qui fait qu’elle n’est plus simplement séparée dans la représentation. En effet, on peut transporter la terre végétale d’un lieu en un autre de telle sorte qu’elle est mise en vente comme n’importe quel produit. L’arrachage de la terre-mère féconde est l’expression la plus aiguë de la mise totale hors nature de l’espèce ; mieux, cela indique que Homo sapiens peut séparer les divers constituants de celle-ci (ici, la pédosphère de la lithosphère).

 

 

C’est en Grèce que le rôle de prothèse de l’argent apparaît de façon plus percutante, avec l’instauration des misthoi qui sont des rétributions-compensations pour ceux qui exerçaient des charges publiques (les juges de diverses assemblées par exemple).

 

 

« En plein IV° siècle, et malgré l’évolution de la vie économique, les anciennes valeurs restent vivaces. Les jugements hostiles à l’économie se rencontrent fréquemment (ainsi chez Démosthène lui-même). Le citoyen pauvre préférera les misthoi versés par l’Etat à l’activité économique. Son droit au misthoi exprime pour lui son statut de citoyen » (Idem., p. 175).

 

 

Dans le cas des membres de la communauté, le phénomène opère de la même façon. Ceux qui ont été séparés, extraits de cette dernière, donc séparés de cette dernière, donc séparés de leur procès de vie normale et qui effectuent une activité particulière, comme les mineurs ou les soldats ne peuvent accéder à la diversité des produits nécessaires à leur entretien que grâce à la valeur. Ils sont dépendants de la société qui leur alloue une somme qui représente la première forme de salaire. Disons plus exactement que cette somme allouée et le salaire ont en commun la détermination de quantité d’argent donné. Mais dans le premier cas, elle a encore l’aspect de compensation pour le fait que le membre de la communauté a été enlevé à son procès de vie. Il n’y a pas échange. En revanche, dans le salariat, la dimension de compensation a disparu. Au moment où il prédomine, hommes et femmes ont été séparés de la terre, de leur communauté et sont eux-mêmes dissociés : leur existence totale (Dasein) d’un côté, leur force de travail de l’autre. C’est cette dernière qu’ils échangent contre une somme d’argent : leur salaire.

 

 

Ainsi, sans le développement de la valeur, pas de possibilité de fonder une organisation sociale, donc de se séparer réellement de la nature. Nous verrons par exemple l’importance exceptionnelle que prit très tôt le mercenariat.

 

 

La réalisation de relations nouvelles qui permettaient de surmonter les impasses et de rendre plus conviviales les rapports humano-féminins ont fait qu’il y eut utilisation du mouvement de la valeur non pour lui-même, mais pour son résultat. Ainsi, une fois l’équilibre obtenu, hommes et femmes tentèrent toujours de le limiter, de peur de remettre en question ce dernier, de peur d’une nouvelle dissolution.

 

 

Cela veut dire que la représentation appréhendant ce phénomène ne se préoccupe que de l’aspect utilisable immédiatement et ne se préoccupe pas de celui-ci en lui-même et des conséquences que son libre développement pouvait impliquer. Les représentations des hommes, femmes, furent un frein pour le mouvement de la valeur.

 

 

La valeur apparaît donc comme un opérateur de substitution et de conciliation. On peut comparer son action à celle qui s’opère lors de ce que les éthologues décrivent sous le nom de comportement de ritualisation. Celle-ci découle du fait qu’il y a un antagonisme entre deux comportements, tel celui agressif, en rapport avec le caractère carnivore d’une espèce par exemple, et celui tendant à perpétuer l’espèce, à la maintenir. Si l’agressivité s’exprimait sans frein, il y aurait destruction d’un grand nombre de membres de cette dernière. Si elle était trop réduite, la capture des proies pourrait être beaucoup moins efficace, etc.. En conséquence, le comportement de ritualisation, en permettant à l’un des protagonistes d’affirmer son agressivité et de devenir dominant sans détruire l’autre, apparaît comme un compromis qui permet d’intégrer le tout.

 

 

Grâce à la valeur, les antiques coutumes peuvent subsister sans conserver les caractères néfastes qu’elles recélaient. La loi du talion (la nécessité de venger le sang versé) par exemple subsiste tout en étant enrayée dans la mesure où le paiement d’une somme compensatrice permet d’éviter qu’il y ait un autre meurtre, ce qui aurait relancé la dynamique de la vengeance, etc.. Dans ce cas, la valeur représente à la fois le phénomène de négation de la communauté ou de la société (l’assassinat d’un de leur membre), et le phénomène de conjuration de cette dernière et donc de la réaffirmation de la communauté ou de la société.

 

 

Le phénomène de substitution représente le premier moment de l’affirmation de la valeur hors de sa sphère immédiate. Il est déterminant car c’est celui qui a permis son implantation la plus efficace dans le procès de vie de la communauté.

 

 

En se substituant à un phénomène donné, la valeur prend en quelque sorte la substance de ce à quoi elle se substitue, ce qui la fonde continuellement. En outre, le substitué n’a plus d’existence effective, il n’est plus que représenté, ce qui instaure le possible d’une séparation-distanciation des hommes et des femmes par rapport aux pratiques substituées et finalement leur élimination, du fait même de leur perte de substance. Parfois celles-ci peuvent subsister à l’état de rites : forme anthropomorphique de la ritualisation.

 

 

Nous verrons le phénomène de substitution se manifester au cours de divers moments historiques et nous essayerons de déceler son fondement paléontologique.

 

 

Pour sommer ce qui précède et anticiper, nous pouvons dire que le moment initial du mouvement de la valeur se caractérise par la compensation et la substitution ; ensuite, nous avons la généralisation des échanges et une certaine autonomisation de celle-ci, mais elle reste dépendante des hommes et femmes ; avec le capital, il y a émancipation par rapport à eux.

 

 

Dit autrement : la valeur domine formellement tant que les substitutions sont opérantes et tellement essentielles que sans elles le procès de vie communautaire ou social est irréalisable.

 

 

 

 

9.1.10.              Nous avons indiqué qu’il y avait eu un moment d’affirmation formelle de la valeur précédant un moment de domination réelle ; avant d’aborder leur phénoménologie, il convient de préciser ces concepts.

 

 

 

9.1.10.1. Dans l’étude portant sur la place et l’importance du VI° chapitre du Capital, « Le résultat du procès de production immédiat », qui a été finalement publié sous le titre « Capital et Gemeinwesen », éd. Spartacus, nous avons repris les deux concepts de K. Marx de domination formelle et réelle et de soumission formelle et réelle. Dans le premier couple de concepts il s’agit du capital, et dans le second il est question du travail par rapport au capital. Toutefois,K. Marx ne les appliquait qu’en ce qui concerne le procès de production immédiat. Nous avons étendu ces concepts en nous fondant  sur une foule de considération théoriques de celui-ci, qui nous semblaient totalement compatibles avec ce qui concerne le procès de production global ; et nous avons démontré que ceci ne pouvait se réaliser que si le capital parvenait à dominer l’ensemble de la société. Nous n’en dirons pas plus et renvoyons le lecteur à divers travaux dont la connaissance lui sera d’ailleurs utile s’il veut réellement comprendre non seulement cet exposé, mais également celui qui sera consacré au capital[29].

 

 

On ne peut poser une thématique du rapport forme/matière, forme/contenu et, de là, celle du rapport entre formel et réel tel que K. Marx l’a affrontée, qu’à partir du moment où l’on n’a plus une communauté immédiate qui présuppose une dissociation de celle-ci, libérant plus ou moins ses composants. De là se posent les questions de savoir qu’est-ce qui donne forme à la nouvelle communauté qui tend à se mettre en place ; il s’agit de connaître la ou les médiations opérantes. Elles peuvent intervenir en se moulant sur un mécanisme antérieur, opérant comme un phénomène de cicatrisation et n’imposant pas de contraintes dérivant de ces caractères propres. Dans ce cas, il est possible d’affirmer qu’il y a une domination formelle. On pourrait même dire une affirmation formelle. Toutefois, quand ces médiations deviennent prépondérantes à la suite du temps, et donc à la suite de leur propre déploiement devenant de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que le souvenir de la communauté immédiate tend à s’évanouir, l’affirmation n’opère plus par simple substitution mais par celle de nouveaux mécanismes dont l’action pouvait aller jusqu’à altérer la forme antérieure. On a alors une domination ou affirmation réelle.

 

 

Ici, il convient de lever une équivoque : réel ne s’oppose pas à irréel qui serait alors – dans notre cas – le formel. La domination formelle est également réelle, effective, mais disons qu’elle ne se fait pas en fonction de la substance même de la médiation opérante, par suite de la simple substitution.

 

 

En outre, il faut adjoindre à la thématique de K. Marx, un autre moment : celui de phase finale de la domination où justement on peut dire qu’on a une domination purement formelle ; c’est-à-dire que la vieille forme parvient à se maintenir grâce à des compromis, par exemple entre différentes classes sociales, tandis que ce qui avait été à l’origine de la mise en place de la domination a désormais disparu. En ce cas, il y a autonomisation de la forme qui peut englober un contenu divers jusqu’à ce que s’impose une contradiction trop forte entre les deux – ce qui enraye l’autonomisation. Toutefois, ceci ne se réalise que si en fait une autre médiation tend à s’imposer et à s’approprier en quelque sorte la forme autonomisée afin d’accéder à la domination, pour ensuite imprimer à cette forme des modifications ou la supprimer.

 

 

Dans ce cas, formel peut effectivement signifier illusoire (qui connote l’idée d’irréel), en ce sens que ce terme implique que la domination n’a plus une base effective, substantielle, mais qu’elle dérive de la non émergence encore advenue d’une autre médiation. De telle sorte que ceux qui détiennent le pouvoir comme ceux qui sont dominés s’illusionnent sur la puissance de celui-ci.

 

 

Ainsi, il serait préférable bien souvent de parler de formel et du substantiel, en tenant compte que l’on peut considérer la forme comme la limite de la substance, sa délimitation (sa membrane) par rapport au monde circonvenant. C’est la limite qui fonderait la forme comme moment phénoménologique discernable, qui la poserait dans son émergence. On peut également considérer que la forme tend à créer la substance qui doit lui donner assise pour son affirmation en rapport au monde environnant. Ceci s’exprime surtout quand nous avons le phénomène d’autonomisation qui permet à la forme de s’extraire d’un complexe donné et non celui qui lui permet de subsister.

 

 

Autrement dit, il s’agit de déterminer le ou les invariants en rapport à des arcs historiques donnés. Ainsi nous pouvons dire que la recherche d’une communauté en tant que forme conviviale apte à réunir hommes et femmes en limitant les processus de séparation et de hiérarchisation rigides, est un invariant qui tend à reproposer le moment où il y avait union de ceux-ci entre eux et avec la nature, et où il n’y avait pas, en conséquence, de séparation entre intérieur et extérieur. La communauté en tant que forme et en tant que substance est recherchée depuis des millénaires ; mais elle ne fut proposée le plus souvent qu’en tant que forme déterminée par une réunion tendant à éliminer toute division. En conséquence, l’étude historique ne doit pas mettre au premier plan celle des modes de production (le mode pouvant être considéré d’ailleurs comme une forme, et K. Marx le remplaçait souvent par forme), mais celle des formes de la communauté. Plus précisément, nous nous préoccupons de comprendre comment grâce à la production – activité qui naît justement avec la fin de la communauté immédiate – il y a instauration de diverses formes de communauté.

 

 

La production n’est un invariant qu’à partir de la dissolution des communautés immédiates, ce qui ne veut pas dire que, dès que ce moment-là, elle soit reconnue comme déterminante. Cela n’adviendra qu’avec l’instauration du mode de production capitaliste à partir, environ, du XV° siècle.

 

 

Avec le surgissement de la production s’impose le travail en tant qu’activité particularisée de l’espèce. Ce qui a été dit pour la production est également valable à son sujet.

 

 

A l’heure actuelle, la production et le travail n’ont plus une importance déterminante, c’est-à-dire qu’ils ne tendent plus, de façon primordiale, à donner forme au complexe hommes-femmes et à l’orienter dans un comportement déterminé. Ils ont permis la réalisation du capital qui s’est posé en communauté. Mais, dans la mesure où il y a évanescence de celui-ci (sa mort potentielle), ils ne peuvent plus fonctionner comme invariants effectifs, phase qui précède celle de leur disparition.

 

 

La question de l’État est totalement liée à celle de la production et du travail puisqu’il devient la médiation permettant la réalisation d’une production et celle d’une forme de communauté, tandis qu’il assure l’orientation de celle-ci. Cette dernière est capitale puisque hommes et femmes se séparant de la nature, n’ont plus de direction, de sens, d’orientation, déterminés par leur position dans la totalité du procès. C’est pourquoi, nous y reviendrons, l’État tendra toujours à définir ce qu’est l’homme. Ici, c’est intentionnellement que nous indiquons seulement l’homme, parce qu’au moment où triomphe l’État, la femme est escamotée. Ce qui implique, évidemment, que la philosophie est phallocrate, puisque toute philosophie est philosophie de l’État.

 

 

Á dater du moment où l’État est réellement produit, c’est-à-dire qu’il se pose réellement en tant que médiation, nous avons affaire non plus à une communauté plus ou moins médiatisée, mais à une société. Dès lors, nous avons la dynamique, souvent abordée de maints côtés, de l’État qui veut se poser communauté, c’est-à-dire qu’il y a affrontement entre les deux constituants fondamentaux, État et société, afin d’affirmer la communauté qui n’est plus qu’une communauté illusoire mais déterminante pour l’assujettissement des hommes et des femmes à un devenir donnée.

 

 

         L’État et la société ne peuvent pas être séparés des classes, surtout en ce qui concerne l’Occident. La thématique de la communauté se complexifie en ce sens que chaque classe tend à imposer la forme de communauté qu’elle considère la plus adéquate à la société en place et même à l’espèce humaine. Cependant, il est clair qu’à un moment donné, cette thématique n’est plus aussi transparente. On la perçoit non plus dans une énonciation claire mais dans le fait que le contenu de ce qui est recherché est en définitive la communauté. En effet, à un certain stade, la communauté en tant que préoccupation explicite est escamotée, et l’alternative se fait entre Etat et société, le premier tendant à se substituer à la seconde, ou à l’absorber. 

 

 

La société, en se fragmentant en classes, en se pulvérisant, il y a formation de groupements plus ou moins limités où la dynamique sus indiquée se réaffirme. Dès lors, la communauté devient de plus en plus illusoire ; toute sa substance s’est évanouie. Même lorsqu’elles se réalisent, les communautés ne sont plus que formelles et, par là, elles participent en définitive au vaste phénomène de l’autonomisation de la forme qui est prépondérante dans la dynamique du capital.

 

 

Nous préférons donc analyser le devenir de l’espèce humaine à partir de la disparition de la communauté immédiate, en fonction des formes de la communauté – comme K. Marx l’a esquissé – et non en fonction des formes de production ni, surtout, en fonction des formes d’État. Ce faisant, nous ne postulons aucunement que le politique qui concernerait la question des formes d’État et même de communauté, serait déterminant par rapport à l’économique qui concernerait la production et tout ce qui lui est lié : répartition, etc., et travail. Ou que ce soit le contraire. Nous voulons montrer comment s’articulent ces deux sphères en évitant de les autonomiser ; ce qui nous conduit à mettre en évidence qu’à l’origine, ce qui est prépondérant pour les hommes et les femmes, c’est l’aspect politique, même si ce sont les faits économiques qui sont déterminants en tant que contraintes apparues à partir du moment où ils ont abandonné une relation immédiate avec la nature. En revanche, après le XV° siècle approximativement, on peut constater qu’en même temps que la production et le travail sont reconnus comme essentiels, l’économique tend à être considéré comme premier dans le déterminisme de l’activité de l’espèce, du moins en Occident. Cela correspond au triomphe du phénomène de la valeur. De nos jours, après la mort potentielle du capital, il semble que nous revenions à une phase antérieure : la recherche du pouvoir se réaffirme en tant que détermination essentielle.

 

 

Dans tous les cas, on peut dire qu’on a constance d’une préoccupation essentielle : comment exister dans le monde à partir du moment où il y a séparation d’avec la nature ? Il est clair que les hommes et les femmes ne se sont pas posés une question aussi explicitement formulée, mais leur comportement fut toujours celui de trouver une solution à cette coupure, de telle sorte que, même si diverses interrogations immédiates l’ont masqué, il nous est possible de percevoir tous les diaphragmes et les occultations. Cette possibilité est encore accrue de nos jours, du fait que nous sommes parvenus à la fin du cycle et que se pose la nécessité d’une réimmersion de l’espèce dans la nature pour enrayer la destruction des deux – ce qui nécessite la mutation de Homo sapiens en Homo Gemeinwesen.

 

 

Nous ne cherchons pas à mettre en évidence un élément fondateur originel, mais nous voulons exposer la dynamique de séparation qui fonde toutes les déterminations du devenir de l’espèce et celle qui tend à abolir cette séparation ; toutes les deux conduisant au moment actuel de la nécessité immédiate de la réimmersion. Le devenir apparaît comme constitué d’une intégrale d’articulations diverses entre ces deux dynamiques. Ce faisant, nous ne nions pas l’existence de discontinuités et, en particulier, nous affirmons la nécessité de celle qui doit fonder Homo Gemeinwesen.

 

 

 

9.1.10.2. Dans le premier moment de l’affirmation de la valeur ce qui est déterminant c’est le mouvement vertical, de la base au sommet, qui la constitue. Certes, il y en a bien d’autres, en ce sens inverse et, dans une certaine mesure horizontaux. Ils sont secondaires  parce qu’ils sont déterminés en définitive par celui ascensionnel. Il y a bien un phénomène qui oriente et tend à donner une nouvelle forme à la communauté qui devient de plus en plus une communauté médiatisée. Le but de cette dernière est encore de se reproduire et non de produire. Pour accéder à ce nouveau stade il faut que s’engendrent des hommes et des femmes ayant des déterminations compatibles avec son devenir en cours. Il faudra que ces derniers soient positionnés. Á partir de ce moment-là, la valeur, par son pole valeur d’usage, devient déterminante, ainsi que la consommation, surtout en tant que moment de réalisation du procès d’existence des membres de la communauté, et pas tellement en tant qu’acte complémentaire et opposé à la production.

 

 

Ce mouvement vertical peut être inhibé, en ce sens qu’il peut y avoir accumulation au sommet ; ce qui enraye le mouvement total. C’est une modalité de l’enrayement  du devenir de la valeur (même si cela n’est pas réalisé consciemment). Cela advient, de façon irrévocable, pour un procès s’accomplissant en période donnée, lorsqu’il y a mort du souverain. La richesse accumulée est enterrée. On peut considérer qu’il en est de même avec la construction de temples ou de palais. On ne peut pas l’envisager comme relevant d’une fonction improductive, comme une simple dépense somptuaire, etc.. Cela entre dans le procès global du maintien de l’unité supérieure devenant Etat représentant de la divinité qui n’est, elle-même, que la communauté abstraïsée.

 

 

Le mouvement ascensionnel fait parvenir les produits au sommet de la pyramide, ce qui les consacre en tant que valeurs et leur confère la dimension sacrée. Ce phénomène au sommet justifie alors l’activité qui tend à attirer les produits vers ce dernier et qui est en grande partie dépossession de ceux qui ont engendré.

 

 

C’est dans les temples que ce procès s’effectue. Ils sont l’interface entre l’activité proprement humaine et celle des divinités qui consacrent ; des lieux à la fois de continuité et de discontinuité. Les prêtres, médiateurs opérationnels du passage de l’immanent au transcendant et de sa réciproque, acquièrent à la fois richesse et pouvoir (même s’ils ne les désirent pas) parce qu’ils sont indispensables pour que le procès total se réalise dans son immanence et dans sa transcendance.

 

 

Á ce stade, la détermination qualitative, l’affectation valeur aux produits masque totalement le phénomène quantitatif. En outre, on a encore une continuité profonde avec la représentation antérieure : l’appropriation du maximum de choses posées en tant que valeurs d’usage réalise de façon percutante une participation plus vaste. Les membres de la communauté qui peuvent être maîtres d’un tel mouvement des choses peuvent accéder à un incrément de prestige, de pouvoir en tant que capacité à être, à s’affirmer.

 

 

De même, on a encore la dynamique de l’interdit et celle de sa violation qui pose justement la valeur qui apparaît alors en tant que ce qui permet de transcender certaines règles. Les objets ont une force intrinsèque qui confèrent de la valeur à celui qui les détient. Le mouvement ascensionnel fonde la valeur, en même temps que celle-ci – c’est-à-dire la dynamique de son instauration – donne forme à ce mouvement, et réalise un positionnement nouveau des hommes et des femmes en la communauté. C’est bien là qu’il y a une affirmation formelle, ne serait-ce que parce que sa substance n’a pas encore été produite (elle est en train de s’élaborer).

 

 

Autrement dit, à ce stade la valeur permet l’affirmation d’un prestige, d’un pouvoir, une relation déterminée entre des communautés, une substitution, et elle s’impose par son pôle usage.

 

 

Le phénomène valeur opère au sein d’un monde communautaire qui se fissure mais qui a encore une unité importante et où ne se sont pas manifestés les séparations qui fondent de manière rigide l’extérieur et l’intérieur, le monde profane en opposition à un monde sacré (peut-être la meilleure expression de la séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature), etc.. En conséquence, pour exprimer la phénoménologie, nous avons parlé également de transcendance pour désigner à la fois un aller au-delà de la réalité immédiate et un apport à partir de réalités posées hors de cette dernière.

 

 

Cette puissance de la nature et de la communauté se perçoit encore dans le fait que lorsque le phénomène de la richesse s’imposera il sera perçu au travers de la représentation de la fécondité et, réciproquement, la nature sera posée comme source de la richesse (bien avant le travail) parce que féconde.

 

 

Au début donc, la valeur domine par son pôle d’usage. Il nous faut encore préciser le caractère de l’utilité. Au départ, il ne s’agit pas d’une utilité individuelle parce que l’individu ne s’est pas encore affirmé ; elle est afférente à un procès donné, celui qui va permettre l’affirmation du pouvoir et, encore une fois, le mouvement a une dualité en ce sens qu’il pose simultanément la valeur et ce dernier.

 

 

On peut dire que l’utilité est surtout une fonctionnalité, c’est-à-dire que les divers produits doivent permettre la réalisation de la fonction d’affirmation du pouvoir, ce qui veut dire que la valeur n’est pas encore en rapport à elle-même.

 

 

Ceci implique également qu’il n’y a pas encore une réelle réciprocité : le mouvement est plutôt univoque parce que valeur, prestige, pouvoir, ne sont pas encore séparés. Le mouvement vertical de la base au sommet fonde la valeur, tandis que le mouvement inverse revenant vers les strates inférieures est celui du déploiement du prestige, du pouvoir.

 

 

Ultérieurement, même si l’unité supérieure englobante détermine toujours le phénomène essentiel, il y a tout de même une particularisation due au fait que les divers objets, produits de l’activité humaine, n’ont pas la même utilité, c’est-à-dire ne sont pas aptes à générer la même quantité de pouvoir. C’est cette particularisation liée à un accroissement de plus en plus important du nombre de valeurs d’usage qui permettra le devenir ultérieur où s’affirmera le pôle d’échange de la valeur.

 

 

Mais même quand celui-ci l’emportera, il y aura toujours –jusqu’au moment de l’autonomisation de la valeur d’échange qui pose le surgissement du capital – une tendance à ce que cette forme, de même que la première forme d’Etat, du fait même de la faiblesse du mouvement de la valeur, tendit à se réaffirmer même plusieurs siècles après qu’il eut été remplacé par l’Etat fondé sur le mouvement de la valeur. Et ceci se comprend fort bien dans la mesure où la valeur d’usage, en se manifestant, affirme encore la totalité de l’être humano-féminin qui l’a engendrée.

 

 

Toutefois, dès ce moment, c’est l’activité des hommes et des femmes qui devient déterminante, créant le moment d’affirmation d’une réalité. Elle n’est plus en continuité avec la totalité du procès matériel, elle est devenue médiation. Cela veut dire que l’on a une division qui permettra justement le devenir plus élaboré du phénomène valeur.

 

 

C’est au sein du mouvement vertical que la valeur se constitue en tant que procès. Á travers lui elle acquiert une forme et sa substance s’organise. Mais c’est grâce au mouvement horizontal, dû à l’affirmation des échanges que ces deux déterminités vont s’affirmer sans s’autonomiser, même si la réalisation de la substance c’est-à-dire le travail humain, n’apparaît pas dans la représentation. On peut dire que c’est lorsque la substance de la communauté immédiate – la réalité des hommes et des femmes non séparés de la nature – tend à être remplacée par celle médiate de leur activité, que le phénomène valeur prend son essor.

 

 

Dans cette première phase du devenir de la valeur on a des relations difficilement dissociables au sein d’un complexe constitué des hommes, des femmes, des choses dans leur rapport – qui n’est pas linéaire mais circulaire – avec le pouvoir et la valeur.

 

 

Dans une phase ultérieure, les relations vont émerger en tant que telles, s’abstraire du complexe, tandis que le phénomène du pouvoir et celui de la valeur pourront diverger mais en maintenant, dans un devenir séparé, de solides liaisons.

 

 

 

9.1.10.3.     La seconde période de la constitution de la valeur, celle où elle tend à édifier sa substance et à dominer réellement (elle ne remplace pas simplement d’anciens rapports, relations, transactions, etc..) est caractérisée par le mouvement horizontal. C’est là où elle se heurte à l’État en tant que communauté abstraïsée, État sous sa première forme. Elle ne peut d’ailleurs s’imposer qu’à la suite de se destruction, comme ce fut le cas en Grèce et en Turquie maritime. Il n’y a plus une unité supérieure qui englobe et détermine l’importance, sacralise. La disparition de la communauté abstraïsée despotique permet la formation d’individus plus ou moins autonomes, ayant une propriété privée, c’est-à-dire qu’on a des sujets d’échange, ce qui implique une multiplication de ce dernier. Le mouvement trouve sa réalisation dans une structure horizontale où le but est interne : accroissement de la richesse. Le pôle d’échange de la valeur devient essentiel et l’immanence prépondérante.

 

 

Ce mouvement se greffe sur un autre, fort ancien, qui permettaient la circulation de produits entre des pôles de développement humain très éloignés et ceci dès le paléolithique, il y a 30 000 ans et peut-être plus, pour le silex, l’obsidienne et d’autres substances. Toutefois, il ne s’agissait au début que du déplacement de matériaux nécessaires à l’activité humaine. Ensuite, ce même mouvement se réalisa à travers de multiples échanges qui permettaient une compensation entre diverses communautés. Déjà s’imposait un caractère essentiel, celui de l’utilité pour autrui, donc d’une utilité non immédiate pour ceux qui ont extrait, produit quelque chose. Ainsi, avec le système du don et du contre-don, ce qui est déterminant c’est la réciprocité qui permet en fait d’enrayer la valeur tout en s’en servant. C’est une dynamique qui se manifesta maintes fois. Puis le mouvement va affecter la communauté elle-même et on aura encore la même thématique : faire en sorte que l’intégrité de la communauté soit maintenue. Cependant le mouvement horizontal acquiert plus d’ampleur dans la mesure où s’accroît la dépendance des communautés entre elles puis des groupements internes à celles-ci, enfin de leurs membres. Et cette dépendance présuppose que le membre de la communauté soit de plus en plus séparé de cette dernière et de la nature. Enfin, pour qu’il se réalise pleinement, il faut qu’en aucun cas il y ait un point de fixation quelconque comme cela opérait au sein du mouvement vertical où l’unité supérieure pouvait bloquer et enrayer le phénomène.

 

 

Cependant, on doit noter que la recherche d’une richesse à travers l’échange est encore médiatisée par la préoccupation d’accéder à une propriété privée  particulière qui permette de fonder une existence. En effet, les marchands qui s’enrichissaient tentaient d’acquérir de la terre, parce que la détention de celle-ci concédait la participation au pouvoir dans la polis par exemple. Cela veut dire que si la valeur est, à ce stade, déterminante pour l’instauration de l’Etat, elle n’est pas néanmoins apte à fonder une communauté parce qu’elle ne s’est pas autonomisée.

 

 

Les représentations des hommes et des femmes opèrent comme des inhibiteurs. Ceci aura d’autant plus d’efficace que le mouvement vertical n’est pas supprimé avec le déploiement de celui horizontal. Ce dernier, en particulier, a besoin de la démocratie qui implique la production d’individus, c’est-à-dire d’êtres humains égaux mais dépendants. Or, la démocratisation fut souvent enrayée par le phénomène de hiérarchisation, partie intégrante du mouvement vertical.

 

 

Le mouvement s’effectue d’abord entre communautés et il a besoin pour se déployer de l’apparition d’intermédiaires entre celles-ci (puis entre les sociétés) afin de les mettre en relation. D’où le surgissement de peuples marchands qui furent souvent des peuples nomades : les araméens, les urartéens, les chaldéens en ce qui concerne les échanges continentaux ; les phéniciens, les carthaginois en ce qui concerne les échanges maritimes.

 

 

Á ce propos, deux remarques de K. Marx :

 

 

« La richesse n’apparaît comme fin en soi que chez les rares peuples marchands qui monopolisent le métier des transports et vivent dans les pores du monde antique comme les juifs dans la société médiévales » (« Fondements… », t. 1, p. 449).

 

 

« Les peuples nomades développent les premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur avoir se trouve sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement aliénable. De plus leur genre de vie les met constamment en contact avec des sociétés étrangères, et les sollicite par cela même à l’échange de produits » (« Le Capital », L. 1, t. 1, p. 99).

 

 

Il nous semble que K. Marx sous-estime l’importance du phénomène et le limite à l’Occident. Or, il s’est produit également dans d’autres aires importantes de l’Asirope, hindoue et chinoise en particulier, comme nous le verrons au chapitre suivant. En outre, le début d’un phénomène semblable s’est opéré également dans l’Asirope au sud du Sahara[30].

 

 

Ceci dit on constate qu’au sein de chacune de ces aires il y a des ethnies qui s’adonnent à une nouvelle activité engendrée par le devenir de l’espèce. Il n’y a pas une division du travail, mais l’incorporation d’un autre champ d’activité, ce qui leur fait acquérir des caractères bien particuliers.

 

 

L’importance de ces peuples dérive du fait que par leur pratique ils induisirent une certaine spécialisation de diverses zones et chez celles-ci une production pour l’échange, le simple surplus ne pouvait plus suffire à un moment donné à alimenter le commerce. Ils ont par là même été opérateurs de la création ou la révélation de nouveaux besoins. Cette puissance qui leur permet d’opérer ainsi dérive de leur rôle d’intermédiaire, car tout mouvement intermédiaire tend toujours à dominer ses extrêmes qu’il médie, et tend à autonomiser.

 

 

En Occident, cependant, le phénomène de la valeur eut une autre conséquence, c’est celle de fonder les classes. Certes, avant même que celui-ci s’impose ces dernières s’étaient délimitées, mais elles se dégageaient difficilement des vieux groupements tribaux. Ce n’est qu’avec son déploiement qu’elles purent s’extérioriser, parce que la valeur permet la coexistence de tout ce qui se sépare, de tout ce qui a été séparé. Ainsi, on eut affirmation de la classe paysanne, de celle des marchands, des propriétaires, des propriétaires esclavagistes, etc.. La classe des marchands induisit à son tour la formation plus homogène de ces classes et favorisa tout particulièrement le développement d’une couche sociale  d’artisans regroupés dans les villes qui évolua difficilement en une classe. On peut d’ailleurs faire à peu près la même constatation pour les autres couches sociales que nous avons définies classes, car les déterminations classistes fondamentales de ces dernières sont peu apparentes et leur nombre est incomplet[31].

 

 

Elles ont les déterminations en rapport avec la séparation, mains non en rapport avec la formation d’une autre société. Chacune des couches – en dehors des marchands chez qui la thématique est diverse du fait même que leur but est la richesse – veut utiliser les phénomènes nouveaux pour tenter de recomposer une communauté. Elles conservent la préoccupation indiquée par K. Marx : produire le meilleur membre pour la société en place.

 

 

L’antique idéal ayant été pour ainsi dire accaparé par la couche dominante, c’est elle qui, grâce à l’État, l’impose, avec ses variations, à l’ensemble social. Là encore de nombreuses médiations s’affirment.

 

 

Quand les classes parviennent à s’imposer de façon décisive parce qu’elles ont ce que nous pouvons appeler maintenant un programme différent, il peut y avoir reproduction de l’individu en tant que membre de la société. S’instaure alors une dynamique de lutte, à tous les moments de la vie, et qui cherche à intégrer tous ceux qui veulent s’y soustraire.

 

 

Nous verrons qu’avec le mode de production capitaliste l’individu est directement engendré pour produire. C’est le moment où toutes les communautés tendent à être dissoutes par le mouvement du capital. C’est pourquoi le mouvement antagonique à ce dernier se manifestant sur sa base même – celui du prolétariat – pourra être intégré après une phase de conflits violents.

 

 

En effet, le problème sera celui de la destination de la production. Or, l’engrenage est tel que finalement c’est la production pour la production qui va l’emporter, parce que tous les individus de la société du capital puis de la communauté capital n’ont d’existence que s’ils travaillent, s’ils accomplissent une fonction productive (au sens général) au sein du procès du capital.

 

 

Ceci étant, quoi qu’il en soit des classes et de leur devenir, nous constatons qu’à partir du moment où diverses activités fondent des groupements plus ou moins antagoniques, l’Etat en tant que déterminant de l’état global, de la situation totale de la société, est nécessaire en même temps que le sont des états au sens de statuts, déterminants l’état particulier du groupement caractérisé et repérable par son activité (autre façon d’exprimer un positionnement)[32].

 

 

Ceci ne se fait pas de façon homogène, mais à travers de terribles luttes qui, tout au moins en Occident, si on les étudie dans tout le devenir historique, apparaissent comme des luttes de classe ; ce qui  ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de période de résorption de celle-ci à cause de phénomènes intégrateurs qui permettent de façon plus ou moins illusoire de refaire une totalité unie dans sa multiplicité.

 

 

Par suite de sa puissance, le mouvement de la valeur a pu, en Occident, dynamiser et bouleverser la tripartition des fonctions, c’est-à-dire l’ordonnancement des hommes et des femmes en rapport avec les activités qui se sont imposées à l’espèce à partir du moment de l’abandon de la chasse, ce qui fonde : les prêtres, les guerriers, les producteurs (cultivateurs et éleveurs). De même, il transforma ce que E. Benveniste appelle « les quatre cercles d’appartenance sociale » : famille, clan, tribu, pays.

 

 

Il était difficile d’intégrer la nouvelle activité : celle des marchands, ne serait-ce que parce qu’il était impossible de la délimiter strictement puisqu’elle a tendance à envahir tous les domaines à cause, en particulier, de la puissance de substitution de la valeur. Déjà, hommes et femmes ont pu entrevoir le possible d’être eux-mêmes substitués et rendus évanescents, inopérants. En outre, nous l’avons vu, la valeur a rapport au sujet, fait auquel certaines [analyses] ont donné une importance démesurée, en occultant toutes les autres déterminations et relations. En conséquences, il fallait bannir les marchands même si on utilisait leurs services et si, par ailleurs, on exaltait la valeur.

 

 

Pour que la valeur d’échange parvienne à dominer, il faut que le procès de production, le faire, la technique, soient considérés comme déterminants et que les hommes et les femmes s’y adonnent à cause de leur caractère d’activité réalisante essentielle. Il faut donc attendre le Moyen-Âge pour qu’il y ait une glorification de l’artisanat, de la technique : « Dans l’antiquité l’artisanat urbain et le commerce étaient peu prisés, l’agriculture beaucoup ; au Moyen-Âge, un jugement contraire prévalu » (K. Marx, « Fondements… », t. 1, p. 442).

 

 

En ce qui concerne la couche des artisans, c’est en son sein que la valeur acquiert une vaste prégnance. Rien ne peut exister sans sa médiation, du fait même que c’est le travail qui est chez eux déterminant. Ce qui n’est pas le cas pour les couches sociales liées à la terre parce que cette dernière, soit fixe la valeur, soit n’en a pas besoin – pouvant elle-même fonder ceux qui se rapporte à elle : le phénomène foncier.      

 

 

Cette puissance de la valeur dans l’activité artisanale, comme ultérieurement dans l’activité artistique, est en rapport à la confluence à son niveau de la valeur opérant dans le champ économique et de la valeur opérant dans le champ esthétique. Nous avons indiqué leur origine commune, mais nous avons également signalé leur séparation qui opère aussi pour tous les autres domaines envahis par ce concept.

 

 

Cette confluence doit être mise en rapport avec le fait que la glorification de l’artisanat n’est pas seulement en rapport avec des raisons économiques, comme nous le montrerons ultérieurement. S’il nous suffit pour le moment de  noter le phénomène pour mettre en relief, encore une fois, que le mouvement de la valeur permet la réalisation de relation nouvelles, il nous faut noter que le moment de la confluence sus indiquée est celui d’une concorde entre les désirs des hommes, des femmes, et le devenir de la valeur. Grâce à cette dernière, ils parviennent à leurs fins : faire coexister divers phénomènes, atteindre un équilibre hors la nature.

 

 

Toutefois, le mouvement réflexif opérant au sein de la valeur va faire en sorte que celle-ci échappera aux contraintes humaines tendant à la mobiliser pour réaliser leurs désirs.

 

 

Cela n’empêche pas que l’antique comportement de méfiance vis-à-vis du faire, dans la mesure où il rend dépendant, la remise en cause de l’intervention et, enfin, la recherche d’une activité qui fasse échapper à toute dépendance, persistèrent. Ce fut une des bases de  la floraison de la mystique. Et l’on peut se demander s’il n’y a pas, périodiquement, manifestation d’une tentative de fuir certaines déterminations de l’espèce.

 

 

Nous reviendrons sur ces thèmes sur le plan historiques et sur celui du mode selon lequel l’espèce a vécu sa sortie de la nature, ainsi que lors de l’étude du capital, pour examiner à nouveau la thématique de l’intervention.

 

 

Ainsi, avec le mouvement de la valeur s’implantant fortement dans les sociétés, toutes la dynamique décrite par Marx sous la domination de lutte de classes, prend inévitablement son plein essor ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eut pas des  moments de recul.

 

 

En effet, grâce à la valeur, toutes les déterminations de la séparation qui fondent les classes deviennent opérationnelles. En particulier l’opposition entre celle-ci et la propriété foncière prend un aspect aigu et détermine hommes et femmes dans la société. Il s’agit particulièrement de la partie de la population qui est dite libre et de celle qui est asservie.

 

 

         Les remarques de E. Benveniste au sujet de la liberté sont à ce propos très éclairantes :

 

 

« Il apparaît ainsi que la notion de « liberté » se constitue à partir de la notion socialisée de « croissance », croissance d’une catégorie sociale, développement d’une communauté. Tous ceux qui sont issus de cette « souche », de ce « stock », sont pourvus de la qualité de *(e)-leudheros ». (oc, p. 323).

 

 

« Nous saisissons les origines sociales du concept de « libre ». Le sens premier n’est pas, comme on serait tenté de l’imaginer, « débarrassé de quelque chose » ; c’est celui de l’appartenance à une souche ethnique désignée par une métaphore de croissance végétale. Cette appartenance confère un privilège que l’étranger et l’esclave ne connaissent jamais » (Idem, p. 324)[33].

 

 

Nous voyons ainsi s’affirmer la détermination foncière fondant hommes et femmes dans la société.

 

 

L’opposition entre cette détermination foncière où libre est ce qui appartient à, ce qui est enraciné, qui a un fondement, etc. – comme cela est encore bien indiqué par E. Benveniste : « L’homme se désigne comme ingenuus, comme « né dans » la société considérée, donc pourvu de la plénitude de ses droits ; corrélativement, celui qui n’est pas libre est nécessairement quelqu’un qui n’appartient pas à cette société, un étranger sans droits. Un esclave est quelque chose de plus : un étranger capturé ou vendu comme butin de guerre (o.c.., p. 360) – et celle fondé par la valeur où libre est ce qui n’est pas fixé, ce qui se « débarrasse de quelque chose », élimine des attaches, etc., va dominer toute l’histoire de l’Occident. Elle s’exprimera de façon percutante – sur le plan des relations économiques – avec le heurt entre les partisans du monopole et ceux du libre-échange ; sur celui des relations entre hommes, femmes, ce sera l’opposition entre féodaux et bourgeois ; entre ceux qui sont enracinés dans la terre (nous verrons plus loin le phénomène de l’anthropomorphose de la propriété foncière) et ceux qui sont mobiles, mais qui se regroupent dans les villes, où justement il peut y avoir une circulation intense à tous les niveaux, avec remise en cause des différentes coutumes, comportements, etc.. Á ce propos il convient de rappeler le dicton : la ville rend libre !

 

 

C’est à ce moment-là que l’antagonisme ville/campagne s’accuse et que s’amplifie la représentation selon laquelle le paysan est un rustre, un arriéré, et le citadin est un être raffiné, ouvert au progrès. Elle désigne effectivement une réalité, mais son affirmation finale : ce serait la vie dans la nature qui déterminerait l’arriération, l’obscurantisme, etc., est manifestement erronée. Elle escamote le point essentiel que la situation des paysans, conditionnant leur activité globale, est déterminée non seulement par un rapport de forces politique, mais aussi par un phénomène économique de vaste amplitude : la séparation de l’artisanat de l’agriculture. Nous verrons qu’au Moyen-Âge il y eut des villes qui interdisaient aux paysans d’avoir toute activité artisanale. Ainsi se manifestait bien un autre caractère de la dynamique de la liberté, qui est de priver une couche sociale donnée d’une activité particulière, afin de la poser comme champ d’opération d’une autre qui se réalise alors effectivement – pour ainsi dire – dans une aire libérée.

 

 

Cette antique opposition entre les deux déterminations de liberté ne disparaît pas avec le triomphe du capital ; elle est surtout transposée dans le domaine représentationnel[34] et entre dans la constitution de mythes politiques. La liberté au sens d’enracinement et de croissance en un lieu, d’appartenance, fonde le mythe de la nation (en rapport avec la Volksgemeinschaft) des fascistes, qui persiste dans l’idéologie de l’extrême-droite[35]. En revanche, la liberté au sens de privé de déterminations qui entravent, fixent, figent, limitent, fonde le mythe bourgeois, libéral, mais aussi libertaire, anarchiste. Dans ce dernier cas, il s’agit de la liberté sans entraves qu’on a vu se manifester, surtout au niveau de la représentation, de façon orgiaque et souvent débile, au cours des années soixante et soixante et dix.

 

 

Totalement liée à cette dynamique, il y a celle de l’intolérance, indissociable du principe autoritaire strict, et de la tolérance. La première est en connexion avec la propriété foncière qui par son existence exclusive – elle est dans un espace-temps strictement déterminé[36] – ne peut pas accepter d’alternative. La seconde est engendrée par le mouvement de la valeur qui ne peut se déployer que s’il y a coexistence du divers, possibilité de substitution, etc..

 

 

Ceci est essentiel parce que beaucoup de théoriciens qui s’élèvent contre ce qu’ils appellent la société marchande, défendent en même temps la tolérance, la liberté, etc., sans se rendre compte qu’il est impossible de séparer tout cela de la valeur[37].

 

 

Lorsque cette dernière tend à se poser en communauté, ce à quoi parvient le capital, c’est elle, puis ce dernier, qui vont fonder de façon irrévocable hommes, femmes. En conséquence – comme précédemment – les oppositions sus indiquées vont seulement jouer dans la représentation qui devient une combinatoire de possibles.

 

 

Un autre piège de la représentation, une autre ambiguïté dans le phénomène de domination, du pouvoir, s’opère dans la justification pleinement acceptée par les dominants et sur laquelle butent, achoppent les dominés, est le fait que le pouvoir va à ceux qui possèdent, parce qu’ils ne sont pas mutilés ; ayant leurs appartenances, ils peuvent mieux représenter la communauté, la société.  

 

 

« Dans le domaine constitutionnel, l’équilibre à trouver était plus difficile encore, car là les richesses supérieures étaient elles-mêmes en conflit. Solon porta un coup décisif en instituant un nouveau statut des personnes, qui prenait la richesse comme seul et unique critère. Le corps des citoyens fut divisé en quatre classes selon la richesse, non pas en argent – c’est essentiel à noter – mais d’après le revenu de la terre : les magistratures les plus hautes – qu’on n’occupait qu’un an – étaient réservées à la première classe, formée par les gens dont la terre produisait cinq cents médimmes ou métrètes » (M. Finley, « Les premiers temps de la Grèce », éd. Maspéro, p. 148).

 

 

A noter qu’ici s’exprime bien le dualisme et l’opposition propriété foncière/valeur, en même temps que se manifeste la disparition de la dimension Gemeinwesen s’extériorisant au fait d’appartenir à un genos.

 

 

L’ambiguïté vis-à-vis du pouvoir fonde celle de la lutte contre celui-ci, contre la classe dominante. En effet, l’opposition à cette dernière est souvent déterminée seulement par l’envie, la volonté de se substituer à ceux qui possèdent. Elle peut s’exprimer également dans une revendication nivellatrice et réductrice, caractéristique de ce que Marx appela communisme grossier.

 

 

Notre investigation nous conduit toujours à mettre en évidence que la plupart du temps, lorsqu’on s’est opposé à l’ordre établi, au devenir en place, on a simplement opposé certaines déterminations à d’autres, sans se rendre compte que cela formait un tout, ce qui conduisit, en définitive, à dynamiser le système, à le renforcer.

 

 

Avant de pouvoir réellement poser de façon plus exhaustive toutes les dimensions du devenir hors de ce monde, pour réaliser une immersion dans la communauté des êtres vivants, sans perdre la dimension de la réflexivité qui est nécessaire à l’ensemble, il nous faut donc pousser à bout cette investigation pour comprendre, à la racine, l’errance de Homo sapiens. Ceci n’implique en aucune façon l’idée qu’il faille attendre qu’une telle opération soit réalisée pour entreprendre quoi que se soit. La dynamique de sortie de ce monde s’effectue simultanément. Il n’y a pas d’attente, donc pas de séparation théorie/pratique, intérieur/extérieur… Plus exactement, le mouvement de sortie est le mouvement qui permet de ne plus vivre avec ces oppositions débilitantes.

 

 

Plus le corpus social est divisé (augmentation des surfaces d’échanges) plus le mouvement de la valeur est impulsé. Or, la séparation ne dépend pas uniquement de phénomènes économiques, mais également de représentations multiples et parfois contradictoires comme nous le verrons dans le chapitre suivant. En effet, celles-ci s’opposent souvent au mouvement de la valeur dans son horizontalité parce qu’elle mine la verticalité de la société, son équilibre, sa sécurité. D’où diverses mesures tendant à contrôler le phénomène.

 

 

« En Thessalie par exemple les différentes fonctions de l’agora (à l’origine lieu de rassemblement de la communauté avant de devenir centre économique) sont délibérément séparées : il y a une agora « libre » réservée à l’activité civique et politique et d’où toute fonction économique est exclue. Cette dernière est concentrée dans une agora spéciale, l’agora commerciale » (M. Austin et P. Vidal-Naquet, « Economies et sociétés en Grèce ancienne », éd. A. Colin, p. 144).

 

 

Á ce niveau historique on doit tenir compte d’un autre fait : le commerce est encore dans les mains d’ethnies déterminées ; il se réalise donc par des étrangers ; d’où la thématique de la dissolution par l’autre (un des fondements de la xénophobie).

 

 

Chez les peuples non marchands, il s’édifie en conséquence deux mondes : « écartés de la propriété foncière [qui seule peut fonder le citoyen, n.d.r.], les métèques se tournent automatiquement vers toutes les activités économiques autres que l’agriculture [un tel phénomène n’est pas singulier, il se répètera, par exemple, avec les juifs dans la société occidentale, n.d.r.], c’est-à-dire l’artisanat, le commerce, l’acticité bancaire, etc.. Le monde de l’argent se développe donc à côté de celui de la terre et ces deux mondes coexistent sur deux plans différents sans jamais se fonde en un seul » (Idem, p. 117).

 

 

Mais quand les commerçants font eux aussi partie d’un même peuple et que l’existence des riches et des pauvres est un fait accompli depuis très longtemps, la représentation se modifie. Il s’effectue une accommodation et une intériorisation qui minent l’antique représentation du refus du mouvement de la valeur. En outre celui-ci a pu être utilisé contre le pouvoir despotique. D’où, à un moment donné, la séparation est instaurée, justifiée, et a besoin de son complémentaire, un mouvement de réunion afin que le procès de vie sociale s’effectue. Alors le mouvement de la valeur s’épanouit.

 

 

L’importance des marchands est due encore au fait qu’ils sont à l’origine de diverses formes économiques qui n’auront parfois un développement qu’au moment où la valeur deviendra prépondérante dans la société :prêts, assurances, banques. Au sujet de ces dernières les précisions de M. Austin et P. Vidal-Naquet sont nécessaires : « Les banques athéniennes, en revanche, travaillent sur une petite échelle ; elles sont surtout des établissements de change et de prêts à gage. Une bonne partie de la richesse monnayée qui existe ne vient jamais entre leurs mains, mais reste le plus souvent thésaurisée. Les sommes qui leur sont confiées ne sont pas investies dans des entreprises économiques ; il ne semble pas que les banques plaçaient l’argent de leurs clients dans des prêts maritimes. Les banquiers qui sont métèques (et ils sont nombreux) ne peuvent d’autre part consentir des prêts gagés sur des terres, puisque les métèques sont écartés de la propriété foncière. Les banques athéniennes ne sont pas des institutions de crédit destinées à encourager les investissement productifs » (o.c., p. 173).

 

 

Cette citation nous montre également à quel point les représentations des hommes, femmes – érigées à partir de leurs relations à la propriété foncière – inhibèrent le mouvement de la valeur. En ce qui concerne la question de la caractérisation des formes économiques de l’antiquité nous renvoyons à d’autres travaux où nous avons affronté la question de ce que K. Marx appelle les formes anté-diluviennes du capital. Il conviendra plutôt de reprendre cette étude dans le chapitre concernant ce dernier.

 

 

Le développement et l’amélioration des voies de communication, de celle des moyens de transport sont également nécessaires pour que le commerce fleurisse. Nous verrons ultérieurement que tout cela retentit sur l’État.

 

 

C’est le moment où la circulation apparaît comme essentielle pour la réalisation de la valeur. C’est alors que le procès de production – surtout s’il est déterminé par la propriété foncière – se pose comme un obstacle au mouvement de cette dernière. En conséquence, le stade ultérieure consistera en ceci : la valeur d’échange s’empare de la production, ce faisant elle se transforme en capital. Nous passons à la domination formelle de celui-ci, à la soumission ou subsomption formelle du travail au capital. A partir de là, comme nous l’avons déjà exposé – sur la base de l’œuvre de K. Marx – le capital conquérra la circulation, puis tous les domaines tant de l’activité économique que toutes les autres, comme cela apparaît très clairement maintenant.

 

 

La nécessité de dominer le procès de production est dû en outre au fait que les hommes et les femmes pouvaient trouver un refuge dans le faire, pouvaient se replier sur une activité particulière, l’organisant au cours du temps en vertu de leurs exigences : ils travaillaient en fonction de leurs besoins vitaux, de leurs nécessités. Autrement dit, ils pouvaient se mettre en marge de l’ordre social, constituant ainsi une menace pour celui-ci. Les classes dominantes ne pouvaient pas tolérer cette contestation à la fois passive et active en fonction des situations. En conséquence, elles durent organiser la production et obliger tout le monde à travailler. C’est le moment de l’instauration du capital caractérisé par l’échange fondamental entre un quantum de valeur en argent et une force de travail donnée. Nous avons montré, en nous appuyant sur l’Urtext, que dans ce cas, il n’y avait pas indifférence vis-à-vis du contenu de celui-ci et qu’en même temps il y avait confluence entre le mouvement économique et le mouvement politique (cf. « Capital et Gemeinwesen »).

 

 

Dans les périodes pré-capitalistes on a coexistence et interférences entre la rationalité, la logique de la domination, du pouvoir, et celles de la valeur. Les dominants peuvent se servir de cette dernière pour assurer leur mainmise sur le corpus social, mais ils ne visent pas obligatoirement au développement de celle-ci. Réciproquement, le mouvement de la valeur ne permet pas de fonder de façon immédiate le pouvoir. En revanche, le capital ne peut surgir que s’il investit tout de suite le pouvoir : problème du capitalisme d’État, forme initiale et non terminale de son devenir. Nous verrons que son surgissement peut s’interpréter comme la réponse au vaste mouvement insurrectionnel que connut l’Occident à partir de la fin du Moyen-Âge.

 

 

En conclusion nous pouvons dire, schématiquement, que la propriété foncière pose les possédants et les dépossédés (ceux qui sont dépourvus ; en italien, nullatenenti traduit bien la notion) et la valeur pose les riches et les pauvres. Il y a bien évidemment interaction entre les deux, mais là n’est pas la question. Elle est dans le fait qu’il est insuffisant d’expliquer la lutte des classes par une simple opposition de possédants et de dépossédés, de riches et de pauvres, car il faut tenir compte des médiations essentielles, que sont justement la propriété foncière et la valeur, et de leurs relations qui furent souvent antagoniques. C’est ce sur quoi K. Marx a beaucoup insisté dans ses divers travaux économiques.

 

 

Enfin, si on se place du point de vue des hommes et des femmes, on constate (ce qui a été plusieurs fois exprimé) qu’ils se sont opposés au mouvement de la valeur tout en essayant de l’utiliser. Puis, en Occident, à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance, certains se sont pour ainsi dire abandonnés à lui qui transcroît en capital, tandis que d’autres, tout en maintenant son utilisation, essayaient de trouver un nouvel équilibre sur la base du procès de production limité, et que d’autres encore remettaient en cause la totalité. Au XVII° siècle, l’abandon au devenir aboutit à une rupture des limites qui a sa correspondance avec la découverte des deux infinis. Dès lors, le procès de développement du capital est assuré. Mais, pour qu’il s’effectue il faudra, comme nous l’avons précédemment signalé, qu’il y ait domestication de tous ceux qui cherchaient à maintenir une autre voie[38].

 

 

 

 

9.1.11.              Les relations entre hommes, femmes, pris à tous les moments de leur vie sont, à l’origine, des relations d’appartenance ; elles indiquent ce qu’on pourrait nommer une parenté immédiate. Ce qui signifie que celle-ci ne s’est pas encore posée, car il n’y a pas de séparation d’avec la portion de terre où cette communauté est implantée.

 

 

En revanche, quand la séparation commence à se réaliser, les relations ont tendance à être médiatisées. La communauté se trouvant plus ou moins séparée de la nature, elle se pose par rapport à elle-même et les relations de parenté sont des relations classificatoires. Il y a une classification des appartenances indiquant des orientations plus ou moins privilégiées au sein de la communauté.

 

 

Lorsque le patriarcat l’emporte, la séparation d’avec la nature s’accuse, le système classificatoire qui reflétait une prépondérance de la femme et un enracinement donné, une participation à une totalité, n’est plus opérationnel, puisque le groupe d’appartenance devient plus réduit, la famille, et que ce qui fonde maintenant les relations c’est le rapport au père. Se manifeste alors la parenté des_c_r_i_p_tive[39].

 

 

On doit noter qu’on passe d’un type de parenté où le référent était la communauté, à un type où c’est l’individu.

 

 

En même temps, cela permet de déterminer qu’avec les indo-européens nous avons déjà une séparation importante et une prépondérance de l’homme : « Tous les faits rapportés jusqu’à maintenant conduisent à reconnaître la primauté du concept de paternité en indo-européen ».

 

 

Plus globalement, nous pouvons dire que dans la communauté immédiate il y a rayonnance et appartenance, dans la communauté plus ou moins médiatisée il y a orientation privilégiée qui tend à s’instaurer. Elle est par rapport à la mère d’abord, et garde une certaine rayonnance, puis elle est par rapport au père avec les communautés patriarcales, puis les sociétés, et on a linéarité[40]. Ceci est en liaison avec le déploiement de la valeur en son mouvement horizontal. Ce qui implique qu’on passe par des stades complexes où il y a compromis entre les différentes modalités et en particulier entre les exigences du mouvement vertical qui est celui de l’enracinement, de l’appartenance à la terre, et celui horizontal où il y a déracinement, où ce qui compte ce sont les relations parce que la valeur n’est pas assez puissante pour fonder une communauté et donc déterminer des appartenances.

 

 

Le procès de la valeur a besoin, pour s’effectuer, qu’il y ait linéarisation des procès auxquels elle s’affronte, ce qui est une autre façon d’indiquer le phénomène de division, de séparation dont elle est indissolublement liée.

 

 

Le passage de la communauté immédiate à celle plus ou moins médiatisée est celle de l’appartenance à son fractionnement qui pose l’alliance comme rapport essentiel et la filiation secondaire. En revanche, avec la communauté de type patriarcal c’est la filiation qui devient essentielle. Autrement dit on a le posé de la verticalité et de l’horizontalité avec, dans le dernier système, prépondérance de la verticalité qui va être remise en cause par le mouvement de la valeur privilégiant l’horizontalité ; d’où la réduction de la parenté dans la lignée verticale, c’est-à-dire que ce qui essentiel et fonde l’ego c’est uniquement la relation père-fils.

 

 

Nous devons encore insister ici sur ce point que le mouvement de la valeur n’est possible que s’il y a eu séparation des hommes, femmes, de leurs appartenances, globale (terre), particulières (les choses) et qu’à son tour il permet de réunir ce qui a été séparé et que la représentation qu’il engendre afin de pouvoir se dérouler rend possible celle des relations entre les membres de la communauté se fragmentant.

 

Autrement dit, la parenté de type patriarcal originelle est permise grâce à la valeur dans son mouvement vertical. Ultérieurement, son mouvement horizontal contribuera à saper le fondement de cette parenté et en même temps il permettra chaque fois d’assurer l’émergence d’un nouveau type qui reste, jusqu’à nos jours, patriarcal. Sans oublier évidemment que les rapports de parenté perdent au cours du temps de leur importance pour déterminer hommes, femmes.

 

 

 

9.1.12. La guerre et le mouvement de la valeur sont deux modalités de positionnement des hommes et des femmes dans la communauté, puis dans la société. Il ne s’agit plus ici simplement de l’échange primitif du don et du contre-don et de son rapport à la guerre, mais du mouvement horizontal de la valeur.

 

 

Certains se sont posés la question de savoir si c’était la guerre ou l’échange qui fondait l’espèce lors de sa séparation d’avec la nature, donc de la culture.

 

 

Pour aborder cela il convient de reprendre l’étude de P. Clastres sur la guerre, particulièrement l’analyse qu’il fait de ce qu’il nomme le discours échangiste. Il cite Cl. Lévi-Strauss : « Il y a un lien, une continuité, entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » (« Structures élémentaires de la parenté », éd. Puf, p. 86).

 

 

Ce qui semble faire de l’échange l’élément premier, déterminant. Or,, pour P. Clastres : « La société primitive, c’est l’espace de l’échange et c’est aussi le lieu de la violence. La guerre, au même titre que l’échange appartient à l’être social primitif » (« Recherches d’anthropologie politique », éd. du Seuil, p. 187).

 

 

« Voici donc comment apparaît concrètement la société primitive : une multiplicité de communautés séparées, chacune veillant à l’intégrité de son territoire, une série de néo-nomades dont chacun affirme face aux autres sa différence. Chaque communauté, en tant qu’elle est indivisée, peut se penser comme un nous » (Idem., p. 193).

 

 

« … il y a, immanente à la société primitive, une logique centrifuge de l’émiettement, de la dispersion, de la scission telle que chaque communauté a besoin, pour se penser comme telle (comme totalité une), de la figure opposée de l’étranger ou de l’ennemi, telle que la possibilité de la violence est inscrite d’avance dans l’être social primitif, la guerre est une structure de la société primitive et non l’échec accidentel d’un échange manqué » (Idem., p. 195)[41].

 

 

Être, ici, c’est s’affronter. C’est en quelque sorte le châtiment d’avoir aboli les participations. Les hommes et les femmes n’existent plus immédiatement par leur appartenance à la communauté qui englobe tout, c’est-à-dire le lieu où elle est implantée, les membres de celle-ci, les objets et les divers êtres vivants qui vivent plus ou moins en symbiose avec eux.

 

 

Donc la dynamique : être, c’est être reconnu, nécessaire à l’échange, est complétée par : être, c’est être confronté. Les hommes et les femmes ne sont pas capables de se percevoir en absence d’un référentiel négatif : ce qu’ils ne veulent pas être mais qui peut les fasciner. Nous verrons que cette dynamique opère en Occident depuis près de 2 000 ans. Le référentiel négatif est dans ce cas la communauté juive.

 

 

Revenons à P. Clastres : « La guerre s’articule à la société primitive en tant que telle (aussi y est-elle universelle), elle en est un mode de fonctionnement » (Idem., p. 202).

 

 

Ainsi, la guerre serait présente dès le départ et elle serait nécessaire pour enrayer une « logique centrifuge ». Mais P. Clastres n’explique pas, tout au moins dans ce texte, ce qui détermine cette dernière.

 

 

« Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l’indivision, de la figure de l’ennemi [à nouveau la nécessité d’un référentiel  négatif, n.d.r.] en qui elle peut lire l’image unitaire de son être social » (Idem, p. 205).

 

 

« La société primitive est contre l’État en tant qu’elle est société pour la guerre » (Idem., p. 206).

 

 

On peut accepter cette analyse de P. Clastres en ce qui concerne les communautés qu’il étudie, mais non pour les autres ; ce qui ne signifie pas que la guerre n’ait eu aucune importance chez ces dernières. Ainsi nous pouvons considérer qu’il y a une voie qui a été empruntée par le plus grand nombre de communautés qui conduit à la prépondérance de l’échange ; leur devenir inclut le changement, bien que ce fut fortement entravé, même en Occident. Mais il y a en outre la voie des communautés dont parle P. Clastres où c’est la guerre qui l’emporte, ou tout au moins parvient à équilibrer la puissance de ce qu’il nomme échange. Ces deux devenirs sont-ils réellement parallèles, indépendants ? Ou bien y eut-il passage de l’un à l’autre ? On peut penser que dans certaines zones c’est la seconde éventualité qui a pu s’imposer.

 

 

Là n’est pas l’essentiel. Il réside dans les divers thèmes soulevés : référentiel négatif (importance de l’ennemi pour pouvoir poser sa propre réalité), nécessité de l’autonomie, autarcie, pillage, perception de soi de la communauté et problème de l’équilibre, refus du changement, des innovations. Mais il doivent être étudiés en tenant compte des divers moments historiques. Ainsi, on ne peut pas traiter de l’Etat (sans omettre qu’il est difficile de parler d’Etat à cette époque là) contre lequel s’insurgeaient les primitifs, de la même façon que l’Etat théorisé par Hobbes. Le premier – quand il existe – correspond à la première forme, à la communauté abstraïsée, le second s’est fondé sur la base du mouvement de la valeur.

 

 

Il en est de même en ce qui concerne la guerre. Nous devrons revenir sur ce sujet à la fin du chapitre suivant.

 

 

En même temps, il nous faut tenir compte d’un invariant biologique que P. Clastres – et pour cause – occulte : la lutte contre la cladisation, qui se manifeste dans la lutte contre l’innovation et qui peut aboutir à l’homogénéisation. En même temps, il y a la peur de se séparer.

 

Ces remarques de P. Clastres ont donc pour pertinence essentielle de poser l’importance de la guerre et de la valeur ; nous ne parlons pas de l’échange car cela est trop restrictif, trop limité pour avoir une efficace sur le devenir des communautés, puis des sociétés humano-féminines.

 

 

Nous ne voulons pas aborder ici toutes les questions relatives à la guerre et à la valeur, car il nous faut d’abord exposer le surgissement de l’État médiatisé par cette dernière. Toutefois, il est important de noter les similitudes entre les deux phénomènes. Tous deux s’instaurent d’abord entre des communautés, puis concernant l’intérieur de celles-ci. Et il y aura toujours un rapport entre les deux moments. C’est-à-dire que, par exemple, la guerre de classe, interne, sera dans une relation dialectique avec la guerre entre les Etats, entre les nations, l’économie nationale l’est de même avec celle internationale. En outre beaucoup de déterminations de la guerre sont incluses dans le mouvement de la valeur. Ainsi le combat, la lutte se retrouvent sous la forme de la concurrence, de même que l’investissement qui est le fait de bloquer une force ennemie en l’entourant, se retrouve dans le domaine économique, non seulement avec l’idée de faire intervenir quelque chose, de le mobiliser, mais également avec celle de l’assaillir pour conquérir. Dans le premier cas, le lieu de l’intervention est un champ de bataille, dans le second cas c’est le marché. Ajoutons que la guerre comme la valeur séparent, différencient, mais aussi unifient.

 

 

Tout ceci réclame de multiples précisions dont l’aboutissement sera de mettre en évidence que la sortie de la nature conduit inexorablement (même s’il y eut maints reculs) à l’édification d’un monde qui est le marché. Tant que celui-ci est faiblement développé, la vieille forme de relation entre les hommes, femmes, la guerre est déterminante, mais dès qu’il prédomine elle décline, pour tendre à disparaître, comme le montre l’absence de troisième guerre mondiale pourtant prévue, de divers bords, depuis 40 ans.

 

 

Enfin, l’étude du rapport guerre/échange (la valeur en ce qui nous concerne) nous amène à affronter – sous un autre aspect que celui déjà traité ailleurs – une question d’une très vaste ampleur : celle de l’intervention.

 

 

Nous avons dit que P. Clastres ne fournissait pas une explication causale à la « logique centrifuge ». En fait, il indique qu’elle dérive du changement, de l’innovation : « les Sauvages savaient bien que toute altération de leur vie sociale (toute innovation sociale) ne pouvait se traduire pour eux que par la perte de leur liberté » (Idem., p. 206).

 

 

Nous ne nous occuperons pas ici de la terminologie (par exemple de la validité, ici, du mot liberté) pour nous polariser sur la thématique et, pour ce faire, nous rappellerons sa thèse :

 

 

« l’état de guerre permanent et la guerre effective, périodiquement apparaissent comme le principal moyen qu’utilise la société primitive en vue d’empêcher le changement social » (oc.., p. 203).

 

 

Ceci dit, qu’est-ce qui peut conduire à opérer une innovation ? En outre, l’espèce n’est-elle pas obligée d’innover afin d’assurer, de façon pérenne, son procès de vie ? En effet, s’il y a une modification des conditions ambiantales d’ordre général, ou liées à une migration (nécessité par un accroissement démographique), la communauté n’est-elle pas conduite à emprunter un autre comportement ? C’est là qu’on est affronté au thème de l’intervention qu’elle soit déterminée par une action externe ou, a fortiori, qu’elle soit voulue directement par une communauté donnée. En suivant le raisonnement de P. Clastres on est amené à penser que toute intervention aboutit à un changement qu’il nomme social (nous ne sommes pas d’accord, répétons-le, avec la terminologie) et que la communauté est incapable d’intégrer. Ce qui implique en définitive que l’espèce dont la communauté est ici la représentation, est inapte à dominer son procès de vie. Ainsi on comprend que, à partir du moment où elle intervient efficacement dans son milieu, cela ne puisse qu’aboutir à des catastrophes. 

 

 

Nous ne pourrons traiter ce thème qu’après avoir complété notre étude sur l’État, en envisageant sa seconde forme de manifestation déterminée par le mouvement de la valeur.

 

 

 

 

9.1.13.      La valeur est un opérateur de l’activité humano-féminine, à partir du moment où il y a scission d’avec la communauté. C’est un concept qui inclut mesure, quantification, jugement d’existence. Il se purifie au cours de son autonomisation, c’est-à-dire qu’il se détache des représentations mythiques, et se charge de déterminations nouvelles par suite de son opérationnalité dans divers domaines – hors de celui strictement économique d’où il a surgi dans sa détermination qui le rendit opératoire – qui peuvent connaître des devenirs plus ou moins divergents.

 

 

 



 

 

 

 

 

[1]           On peut affirmer la même chose en ce qui concerne le phénomène de la communauté, bien que K. Marx ne l’ait pas traité de façon exhaustive. En effet, on le retrouve dans toute son œuvre. Toutefois, il faut tenir compte de l’importance de celle-ci, dans la réalisation concrète de l’espèce, diminuant au cours des millénaires, jusqu’à sa réaffirmation à l’heure actuelle, la présence de ce thème diminue également lorsqu’il est question des périodes les plus proches de celle où K. Marx vécut.

 

            Le fait que le thème de la communauté reste en arrière-plan se perçoit bien dans ce passage des Grundrisse : « L’abstraction d’une communauté, dans laquelle les membres n’ont rien d’autre en commun que la langue, etc., et à peu près cela, est manifestement le produit de plusieurs conditions historiques ultérieures » (Fondements, t. 1, p. 452).

 

            Cette remarque est placée entre parenthèses dans le corps du texte, parce qu’à ce moment-là, il est amené à anticiper sur tout le développement (pour l’instant il s’occupe de la seconde forme de communauté).

 

            On le sent penser à deux niveaux : immédiat et global. Dans d’autres cas on perçoit sa pensée immédiate qui affronte l’argument qui le préoccupe et, à un niveau subconscient,, plus précisément dans un dédoublement qui parfois atteint une rayonnance. Là, le continuum de sa pensée est rempli par la réflexion sur la communauté. Cette seconde pensée où cette rayonnance passe au premier plan chaque fois que K. Marx rencontre un caractère important de la communauté tant en ce qui concerne son existence originelle, que son devenir sous la forme de sa persistance ou celle de sa résurgence. Ceci se matérialise alors en des incidences plus ou moins longues ou dans des phrases entre parenthèses.

 

            En ce qui concerne le contenu immédiat de la citation, on constate qu’il est question d’un comportement archaïque : nécessité de considérer une partie des hommes et des femmes comme exclus de l’espèce pour pouvoir les exploiter.

 

            La supercherie ultérieure est la soi-disant humanisation, intégration des exclus au sein de l’espèce, une fois que le mécanisme d’exploitation a triomphé. En fait, il y a eu exclusion totale de tout ce qui était humain immédiat (dans une certaine mesure naturel), et c’est la séparation d’avec la nature.

 

            On aura le dépassement complet de la dimension nature quand tout le monde sera posé artificiel.

 

 

[2]           Parallèlement à ce phénomène qui remplit l’arc historique en lequel s’accomplit Homo Gemeinwesen, il y a celui de la transformation de l’inné en l’acquis. Le premier relève du continu, on peut difficilement le reproduire et surtout le produire en série, alors que le second peut l’être parce qu’il est discontinu. En conséquence le triomphe total du capital est concomitant avec la disparition de toute nature humaine : l’espèce est pur produit, une histoire, etc..

 

           

            Un exemple simple : si une femme est douée d’instinct maternel, élève « naturellement » son enfant, l’allaite, etc., elle est un être immoral, asocial, acommunautaire du capital, parce qu’elle ne permet en aucune façon au procès de ce dernier de se réaliser, de fructifier et surtout elle empêche le plein emploi, puisque ce qu’elle fait, elle pourrait l’acheter sous forme de services effectués par d’autres. En revanche une femme libérée, ayant donc dépassé tous ses instincts, fera appel à des pédiatres, des puéricultrices, etc., pour le soigner, le garder, et elle achètera du lait maternisé. C’est un être totalement moral, social, communautaire du capital, etc..

           

 

            On aurait pu prendre le phénomène plus en amont : un homme et une femme s’aiment, s’unissent, ont un enfant, c’est antisocial, anticommunautaire, irrationnel, parce que c’est gratuit. En outre c’est dangereux puisque l’acte sexuel est une cause importante des maladies sexuellement transmissibles. Cet acte est peu fiable puisqu’on ne sait pas au départ si on aura un garçon ou une fille. Le dernier aspect relève maintenant de la dynamique du pouvoir : un homme et une femme modestes peuvent engendrer un génie ! Heureusement le développement de la science et de la technique permettra d’abolir l’amour. Les enfants seront faits in vitro et seront achetés. D’où le plein emploi et capitalisation ainsi que satisfaction pour les couples : ils achèteront l’enfant imaginé par leurs phantasmes induits par la communauté capital.

 

            Passons de la vie quotidienne à la science. Dans un livre au titre racoleur et racketiste et d’un contenu tristement superficiel et béatement démocratique, Y. Coppens exhale bien le profond désir de la majorité de l’espèce par qui le capital est advenu et en qui le capital est incarné :

 

 

            « Or, le système nerveux, dans sa croissance, fait naître la conscience et avec elle, la connaissance. Tous les instincts ou presque se sont alors effacés pour laisser place à ce que l’on appelle l’acquis. L’Homme doit tout apprendre en échange de quoi il est libre » (éd. Odile Jacob).

 

 

            Il doit tout apprendre parce qu’il a perdu tout savoir naturel et ce à tous les niveaux, c’est-à-dire pas uniquement  au niveau d’un savoir intellectuel, comme l’exemple trivial de la mère de famille nous l’a suggéré.

 

            L’ « Homme » a été dépossédé, privé, et par là il est libre parce qu’il est justement privé d’attaches, débarrassé de, etc., mais aussi parce qu’il peut choisir parmi tout ce dont il a été dépossédé des modalités d’être.

 

 

            Il y a plus. Cette privation fonde également le pouvoir médiatisé puisqu’il y a eu création de dépendance. Celui qui a été dépossédé, doit exercer une puissance, une faculté, une aptitude, un pouvoir pour avoir accès à tout ce dont il a été dépossédé, dépouillé, privé. En outre étant donné l’extériorité des éléments provenant de la dépossession, un groupement d’hommes plus ou moins important peut parvenir à les accaparer. Il s s’érigent alors en une énorme puissance et déterminent qui peut ou non accéder aux éléments séparés, à ce qui fut inné et qui était participation d’une nature (humaine) à une nature (l’ensemble des êtres vivants).

 

 

            Il est évident comme on l’a vu dans l’exemple précédent qu’il est possible de récupérer ce que procurait l’inné grâce au mouvement de la valeur, du capital. D’où nous voyons, encore une fois :

 

 

            1. Se manifester la dimension thérapeutique de la valeur.

 

 

            « Là est le sens profond de l’identité, attesté par le langage, entre valeur et santé : valere en latin c’est se bien se porter » (G. Canguilhem, « La connaissance de la vie », éd. Vrin, pp. 159-160).

 

 

            2. La dynamique de la valeur et celle du pouvoir sont, surtout originellement, étroitement liées.

 

 

            3. Il y a un fondement naturel, biologique à ces phénomènes. Leur développement conduit Homo sapiens a rompre la continuité avec le procès vie.

 

 

            4. La liberté c’est la privation qui engendre un être « jeté dans le monde », déboussolé, réduit à une existence (ce qui implique qu’il a été partagé entre un avoir et un être). Comment n’aurait-il pas la nausée d’être seulement un prurit existentiel ?

 

 

            5. Le développement du phénomène de la valeur et surtout celui du capital bouleversent totalement le phénomène nature en l’homme. En conséquence le problème de l’influence de l’inné, de l’acquis, du milieu, de l’éducation, etc.,  ne peut pas se poser sur le mode unilinéaire par lequel il était abordé depuis la fin du XVIII° siècle. En particulier une représentation fondée sur l’inné, posée auparavant comme réactionnaire par rapport à celle affirmant l’importance du milieu dans le devenir des hommes, femmes, peut se révéler subversive au regard d’une théorie affirmant le primat du milieu dès lors que celui-ci est déterminé par un pouvoir.

 

 

            C’est sur ces questions que nous reviendrons afin de bien rendre apparente l’absurdité du devenir actuel de Homo sapiens et la nécessité de l’émergence de Homo Gemeinwesen.

 

 

            Une remarque cependant : la séparation opère comme un paradigme, comme un opérateur de connaissance. En sciences physiques, c’est de la séparation que naît l’énergie, par exemple lors d’une hydrolyse ou d’une oxydation. Dans le premier cas on a en même temps libération de molécules, dans le second libération d’électrons. Si on veut reproduire le corps originel, il faudra – comme il est dit couramment – dépenser de l’énergie (d’où le possible de l’instauration du pouvoir, etc..).

 

 

            Nous avons précédemment montré que toute science s’affirmait à partir du moment où un objet déterminé avait été séparé du tout. Nous y reviendrons ultérieurement.

 

 

            Enfin, rappelons que c’est en rapport à la sphère du transcendant, du sacré, que le phénomène est très puissant et fonde le pouvoir des prêtres de toute religion, ou représentation affine que ce soit.  

 

 

 

[3]           Cf. en particulier, à ce sujet, « La notion mythique de la valeur » dans le livre de L. Gernet, Anthropologie de la Grèce ancienne, éd. Flammarion.

 

 

            « Si une notion ancienne de la valeur illustrée par la tradition légendaire, il y a une bonne raison à cela : elle est mythique elle-même quant au mode de pensée. Ce qui signifie d’abord que des fonctions différentes – ou plus exactement ce qui apparaît dans la suite comme fonction différenciées – y est plus ou moins confondu : elle tend à être totale, elle intéresse tout ensemble économie, religion, politique, droit, esthétique » (p. 171)

 

 

 

[4]           Ce procès inclut une vaste contrainte où hommes et femmes se trouvent en définitive dans l’obligation de reconnaître, tout au moins d’assumer, ce qu’on peut considérer comme des anomalies, des démesures, des infamies, des manifestations abjectes de l’espèce qui, au regard des moralistes, la nient, mais réalisent en fait le projet entrepris, même s’il est inconscient. Ce qui apparaît en tant que folie de l’espèce est inclus dans l’acte qui lance la dynamique.

 

 

            Pour ne pas se perdre, en se dépouillant, en se réduisant, l’espèce est obligée de se reconnaître grâce à des médiations contradictoires sophistiquées et justificatrices, même dans ses actes les plus incompatibles avec le devenir de la communauté des êtres vivants. Le demens est le complémentaire du sapiens.

 

 

[5]           On pourrait traduire : « est constamment exprimée dans sa présentation (Darstellung) en tant que valeur d’échange ». Cela met en évidence le possible de nous représenter le phénomène. Il y a l’indication que c’est son positionnement particulier (Darstellung) qui permet l’extériorisation d’une qualité donnée, sa représentation (Vorstellung).

 

 

 

[6]           C.f. note 13.

 

 

 

[7]           Dans son livre « De la division du travail social », éd. Puf, Durkheim n’apporte pas d’éclaircissements importants sur l’origine de celle-ci. Curieusement, sa perspective est tout à fait différente de celle des économistes : « On voit combien la division du travail nous apparaît sous un autre aspect qu’aux économistes. Pour eux, elle consiste essentiellement à produire davantage. Pour nous, cette production plus grande est seulement une conséquence nécessaire, un contrecoup du phénomène. Si nous nous spécialisons, ce n’est pas pour produire plus, mais c’est pour pouvoir vivre dans les conditions nouvelles qui nous sont faites » (p. 259).

 

 

            A partir de là, il y a une affirmation qui nous semble juste :

 

 

            « Un corollaire de tout ce qui précède, c’est que la division du travail ne peut s’effectuer qu’entre les membres d’une société déjà constituée » (p. 259). On peut simplifier en disant qu’il a une position anti-économiste (la vie économique est une vie non morale), surtout anti-capitaliste, qui ne remet pas en cause les présupposés du capital. Avant tout, il déplore – comme il le fait dans son autre ouvrage « Le Suicide » - l’absence de régulation dans la société. Dans ce dernier ouvrage il écrivit : « L’anomie vient, en effet, de ce que, sur certains points de la société, il y a manque de forces collectives, c’est-à-dire de groupes constitués pour réglementer la vie sociale » (p. 440).

 

 

            Autrement dit, l’économie et l’État sont insuffisants pour réglementer ; il faut donc trouver des institutions qui soient aptes à la faire. Avant de les envisager, il convient de revenir à la division du travail, pour faire remarquer  que si elle est liée, comme l’indique E. Durkheim, à la spécialisation, celle-ci ne se rapporte pas constamment aux mêmes éléments. Dans un premier moment l’augmentation de la production (de la productivité) s’opère grâce à un perfectionnement du travailleur, par une augmentation des capacités humaines à mieux utiliser l’outil. On est donc dans le domaine du faire, et les travailleurs se spécialisent en fonction de celui-ci. La division du travail s’opère dans la société. Ce qui importe c’est le faire.

 

            Dans un second moment, le perfectionnement porte sur l’outil, ce qu va conduire, comme K. Marx l’a montré, à la fabrication de machines, puis à leur amélioration. Corrélativement, l’homme devient secondaire et la production devient essentielle. La division du travail s’opère en son sein, ce qui implique d’autres formes d’organisation sociale.

 

 

            Or, les gens comme E. Durkheim veulent en rester au faire. Ils ne perçoivent pas le phénomène de l’accession du capital à sa domination réelle et de ce fait ne se rendent pas compte que ce qu’ils affrontent est transitoire. Voilà pourquoi E. Durkheim cherche des systèmes de régulation en dehors du capital lui-même. D’où sa revendication des corporations. Ainsi, avec cette approche et l’exaltation du travail, il produit un des fondements de la théorie fasciste : le corporatisme. Chez lui comme chez divers théoriciens fascistes, il y a la volonté d’enrayer le mouvement du capital, de la séparation, et de lutter contre l’individualisme extrême, etc..

 

 

            « Une société composée d’une poussière d’individus inorganisés, qu’un Etat hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir, constitue une véritable monstruosité sociologique » (« De la division du travail social », p. xxxii).

 

 

            « La société, au lieu de rester ce qu’elle est encore aujourd’hui, un agrégat de district territoriaux juxtaposés, deviendrait un vaste système de corporations nationales » (p. xxxi).

 

 

            « Mais dire que le pays, pour prendre conscience de lui-même [thème important chez les fascistes, n.d.r.], doit se grouper par professions, n’est-ce pas reconnaître que la profession organisée ou la corporation devrait être l’organe essentiel de la vie publique ? » (p. xxxii).

 

 

            « Il faudra que, dans chaque profession, un corps de règles se constitue, qui fixe la quantité du travail, la rémunération juste des différents fonctionnaires, leur devoir vis-à-vis les uns des autres, et vis-à-vis de la communauté [autre thème important de la théorie fasciste, n.d.r.] » (p. xxxv).

 

 

            Durkheim fait partie de ce vaste courant anticapitaliste plus ou moins réactionnaire – dans la mesure où ses composants voulaient la réaffirmation de formes antérieures pour intégrer les individus afin, d’une part, d’éviter la décomposition de la civilisation, la décadence, et, d’autre part, de s’opposer au socialisme et au communisme – qui commence à la fin du XIX° siècle, pour s’épanouir au début du XX° et déboucher dans le fascisme. Ils voulaient une démocratie sociale. C’est ce que ce dernier a réalisé et qui a survécu à la défaite des fascistes.

 

 

            On peut dire que la position de tous les théoriciens qui comme E. Durkheim acceptent la division du travail et sont partisans de la hiérarchie sociale, est une position de fermeture, en ce sens que la réalisation de celle-ci ne peut que bloquer les gens dans une situation donnée ; ce qui aboutit à une fixation de leurs capacités qui vient, a posteriori, justifier leur théorisation.

 

[8]           On doit dès maintenant signaler, à cause de son importance capitale, que la coupure continu-discontinu pose le possible de l’affirmation du néant, du rien, du vide en tant que tel ou en tant qu’ensemble, alors qu’en fait il ne peut y avoir que des absences.

 

 

            Le retentissement sur le langage est évident : la négation prend dans ce contexte une autre dimension.

 

 

 

[9]           Le passage de 2- à 3- peut se répéter au cours du temps. Il dépend en particulier du développement des forces productives, donc de celui des sciences et des techniques.

 

 

[10]         Nous mettons nature et non naturelle pour bien indiquer qu’il s’agit d’elle. Le mot naturel pouvant recéler, dans ce contexte, une ambiguïté, car il se réfère à la nature de quelque chose ou à la nature. Il nous semble qu’une telle ambiguïté se glisse parfois dans le discours de K. Marx.

 

 

 

[11]         Il y a une certaine continuité avec le phénomène biologique dans la mesure où la représentation qui s’élabore dans le cerveau se réalise grâce aux projections venant de la périphérie, mais aussi à partir de données internes.

 

 

 

[12]         Nous avons noté l’importance exceptionnelle de celle-ci dans le premier chapitre de ce texte.

 

 

 

[13]         En ce qui concerne la société du spectacle, il convient de noter qu’on a avec sa réalisation un phénomène de profanation au sens où ce qui était réservé à une sphère limitée, séparée du reste de la communauté, puis de la société, et posé en tant qu’unité supérieure, sacrée, est banalisée à la totalité de celle-ci. Précisons ce devenir. Les hommes et les femmes vivent de représentations et, nous l’avons indiqué, souvent le spectacle d’un procès de vie leur tient lieu de vie, au sens où il fonde le leur, posé secondaire, inessentiel. Il en est ainsi parce qu’au sein de l’espèce s’impose la nécessité de vivre l’immédiat et son dédoublement, sa représentation qui permet de vérifier à chaque moment la validité et la cohérence (au sens immédiat de compatibilité entre les différents constituants du procès) au sein de ce dernier. Hommes et femmes opéraient cela au sein de leur Gemeinwesen où leur propre dimension Gemeinwesen ne se distinguait pas de celle découlant de l’existence de l’ensemble des membres de la communauté. Lorsque cette dernière subit le mouvement d’abstraction qui aboutit à la formation de l’Etat du premier type, hommes et femmes effectuent cette représentation grâce à l’unité supérieure qui s’est constituée et, nous l’avons indiqué, celle-ci devient leur paradigme de vie. Voir, contempler le devenir de l’unité supérieure, c’était vivre cette unité dont ils avaient été dépouillé et donc vivre la totalité communautaire. C’était participer en dépit de la séparation. Dans les deux chapitres suivants nous montrerons à quel point l’unité supérieure joue un rôle déterminant dans la vie de l’espèce.

 

 

            Ce phénomène persiste en dépit de la profanation qui consiste en ceci : la personne spécularisée n’est plus le roi, mais n’importe quelle vedette et n’importe quel procès peut être vécu en représentation.

 

 

            Il s’agirait dès lors de se poser la question de savoir pourquoi, en Occident, dans un premier temps, l’espèce a besoin d’une telle représentation généralisée. On noterait alors que ceci est en continuité avec un phénomène biologique, un phénomène communautaire, avec la dépossession totale, l’autonomisation des possibles et avec la dynamique d’une combinatoire. Il y a multiplication, démocratisation des paradigmes ; ce qui permet de fonder une multitude de rackets.

 

 

            En outre – nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre – la démocratie ne peut se développer que s’il y a une certaine autonomisation de la représentation d’où l’importance considérable du théâtre à Athènes.

 

 

            Toutefois avec la publicité, forme la plus élaborée de la représentation dans la communauté capital, hommes et femmes vivent non seulement de représentations, de spectacles, mais sont représentés et manipulés par leurs propres représentations, ne serait-ce que parce qu’ils opèrent une identification avec les héros du spectacle.

 

 

            Á l’heure actuelle, nous sommes parvenus à un stade ultérieur qui est au-delà du spectacle. En effet, celui-ci était nécessaire surtout quand la domination du capital n’était pas assurée. Il servait d’opérateur d’intériorisation de la domestication. Le spectacle nécessite des spectateurs ; or, hommes et femmes non seulement sont transformés malgré eux en acteurs, mais l’on peut constater qu’il  n’y a même plus besoin de représentation dans la mesure où celle-ci est la réalité. Le dédoublement n’est plus un impératif. Enfin, certains ont fait remarquer que les représentations prennent une concrétude et remplacent la réalité : les simulacres (cf. en particulier M. Perniola). Là encore c’est rester à la superficie si on se contente de cette analyse, car il s’agit de mettre cela en relation avec le phénomène de substitution, lui-même en relation avec celui de l’intervention. Il faut substituer tout ce qui est naturel par des productions artificielles afin de les manipuler.

 

 

            Toutes ces remarques visent à expliciter également pourquoi nous avons toujours employé avec beaucoup de réticences le concept de spectacle. Il nous semblait trop réducteur, enclore une superficialité, être lui-même spectaculaire, en ce sens qu’il ne cueillait que l’apparence.  Ceci découle du fait que les théoriciens de l’I.S sont partis d’une problématique artistique et ne l’ont guère dépassée, ce qui les empêcha justement d’aller à la racine du phénomène (il leur aurait fallu rejeter effectivement toute pratique artistique !). Ils n’ont jamais intégré la critique de l’économie politique dont ils ont tant parlé et ne se sont jamais préoccupé de la communauté ou de l’importance de la dimension biologique dans tout le devenir de Homo sapiens.

 

 

            Ajoutons, pour préciser notre prise de position par rapport à l’I.S, que leur perspective divergeait totalement de la nôtre ; et la réflexion historique que nous avons dû faire après Mai-Juin 1968 n’a fait que confirmer la validité de notre divergence. Ainsi, dans « Banalités de base », R. Vaneigem écrivait ceci : « L’I.S devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique : nous sommes prêts à protéger la poésie faite par tous contre la fausse poésie agencée par le pouvoir seul (conditionnement) » (I.S. n° 8, p. 39). Or, nous sommes contre toute thérapeutique.

 

 

            En ce qui concerne le texte cité, il convient de dire que c’est le seul, en dehors de quelques considérations dans la « La société du spectacle », qui présente une tentative de fonder historiquement l’I.S.

 

 

            En rapport avec la thématique du signe, on a celle du miroir qui lui est complémentaire ; car, en outre, le spectacle inclut le phénomène de se mirer. Il opère comme un miroir ; et ce que le miroir révèle est un spectacle. Ainsi on aurait pu également parler de la société du miroir. La coordination entre les deux se manifeste dans le fait que le spectacle n’est efficace que s’il y a identification du spectateur avec un héros du spectacle. Pour cela il doit d’abord se mirer, trouver dans ce qui est présenté un reflet de ce qu’il est ou de ce qu’il veut être !!

 

 

            Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions en particulier lorsque nous étudierons l’importance du miroir dans la représentation des hommes du XVI° siècle et la naissance du mode de production capitaliste.

 

 

            Enfin, il convient de noter que plus encore que pour le signe, K. Marx n’a pas accordé assez d’importance au concept de marge qu’il a lui-même utilisé – après D. Ricardo – en ce qui concerne l’explication de la rente foncière. Il ne s’est pas rendu compte – peut-être parce qu’il ne s’est pas assez préoccupé des marginalistes – qu’avec le triomphe de ce concept, l’économie politique disparaissait et que se fondait une représentation en adéquation avec le développement du mode de production capitaliste : moment où il y a séparation vis-à-vis des présuppositions : le travail et donc la valeur, ainsi que la propriété foncière, puis domination sur ceux-ci (le concept de soumission ou subsomption peut également être utilisé). Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur le capital.

 

 

            Pour en revenir à l’I.S et à sa critique de l’économie politique, il convient de citer « Critique de la politique économique » de A. Jorn, pour signaler qu’il ne contient rien qui puisse clarifier quoi que ce soit au sujet de la valeur. Il sera peut-être valable de revenir sur cela dans le chapitre sur le capital.

 

 

[14]         Le positionnement peut s’exprimer dans une « valorisation » du continuum qui est progressivement dissocié, avec le posé de l’espace et du temps. Ainsi ce qui est devant ou en haut (au sommet, au faîte) est plus important que ce qui est en arrière ou en bas, avec intégration donc du phénomène de verticalité. D’où les expressions : se mettre en avant, et le verbe devancer pour signifier l’accès à la primauté, tandis qu’être laissé à l’arrière (à la traîne) caractérise ce qui est dévalorisé.

 

 

            Le rapport de la station verticale de Homo sapiens à la valorisation de la verticalité doit être soulevé. L’exaltation de la seconde est une manifestation exemplaire de l’anthropocentrisme.

 

 

            La notion de nombre n’a pu s’imposer qu’avec celle de position. Ainsi, on a selon la position à droite ou à gauche du chiffre 1 par rapport au chiffre 3, soit 13, soit 31. De même avec les chiffres romains. On a un phénomène semblable en chinois où le caractère     san veut dire trois, soit multiplie s’il est placé avant un autre caractère désignant un chiffre,   shi, par exemple, qui veut dire dix, et l’on a        san shi, c’est-à-dire 30, soit il additionne s’il est placé après le caractère, et l’on a shi san, c’est-à-dire 13.

 

 

            On voit que pour qu’il y ait une véritable théorie des nombres, il faut qu’il y ait intégration de la représentation et non pas une simple indication d’action opérative. Alors la position donne valeur parce qu’elle représente une quantité plus ou moins grande. Ainsi, dans l’exemple précédent, 1 placé à gauche représente 10, placé à droite il représente l’unité. Donc le phénomène de la représentation est inclus également dans les mathématiques.

 

 

            Napoléon avait compris l’anthropomorphose des nombres mais aussi la mathématisation des hommes : « Les hommes sont comme les chiffres, il n’acquière de valeur que par leur position ».

 

 

            En revanche Aristote n’a pas intégré cette dimension de la position : « En ce qui concerne le nombre, au contraire, il ne serait pas possible de montrer que ses parties occupent une certaine position réciproque, ni qu’elles sont situées quelque part, ni d’établir quelles parties sont contiguës entre elles. Pas davantage pour le temps, car aucune partie du temps n’est permanente, et comment ce qui n’est pas permanent pourrait-il avoir une position. En fait il est préférable de dire que les parties du temps ont un certain ordre, en vertu duquel l’une est antérieure et l’autre postérieure, remarque qui s’applique d’ailleurs au nombre : on compte un avant deux et deux avant trois, et de cette façon on peut dire que le nombre a  une sorte d’ordre, bien qu’on ne puisse nullement lui accorder une position » (« Organon », I, « Catégories », éd. Vrin, pp. 22-23).

 

 

            Le lecteur ne doit pas s’imaginer que ceci concerne des bagatelles mathématiques. Qu’il lise Cantor !

 

 

            « Un point particulièrement difficile dans le système de Spinoza est le rapport des modes finis aux infinis ; comment et sous quelles conditions le fini peut s’affirmer dans son autonomie en face de l’infini, ou l’infini face à de l’infini de degré plus élevé, c’est ce qui demeure chez lui sans explication. L’exemple que j’ai déjà effleuré au paragraphe 4 semble désigner dans son symbolisme aisé la voie par où l’on peut se rapprocher peut-être d’une solution de cette question. Soit le premier nombre de la deuxième classe ω [il s’agit de nombres transfinis ou infinis, n.d.r.], on a 1 + ω = ω ; au contraire ω + 1 = (ω + 1), où (ω + 1) est un nombre parfaitement distinct de ω. Tout dépend donc comme on l’aperçoit clairement ici, de la position du fini par rapport à l’infini ; si le fini précède, il passe dans l’infini et y disparaît ; s’il cède le pas cependant et prend place après l’infini, il subsiste et se combine avec celui-ci en un infini nouveau, parce que modifié » (« Fondements d’une théorie générale des ensembles »).

 

 

            Ici la position détermine soit l’absorption soit la modification. Il serait fort intéressant d’étudier chaque fois, dans divers domaines, les déterminations qu’elle implique. Ajoutons une petite remarque au sujet de l’opération de Cantor. Il a, en quelque sorte, discrétisé l’infini. Il en fait un quantum déterminé et il a pu ainsi le manipuler. Cette opération n’a rien d’exceptionnel en ce sens qu’elle est incluse dans le comportement de Homo sapiens. Ainsi, la transformation de tout inné en acquis permet de passer d’un donné continu à un donné discontinu et l’on peut ajouter que l’inné n’ayant pas besoin d’être articulé, supervisé, etc., il n’a pas besoin de lois, de normes, etc.. Autrement dit, l’espèce tend à tout discrétiser, parcelliser afin de pouvoir effectuer son intervention. Par là, elle perd la dimension et parfois la perception, du continu. En compensation, elle doit édifier des représentations pour le réintroduire. Enfin, elle se laisse piéger par les lois qu’elle élabore afin que tout fonctionne de façon cohérente. Or, le développement des mathématiques est caractérisé par une recherche effrénée d’une logique, et celle-ci est autonomisation et exacerbation de la cohérence.

 

 

            Ajoutons que la notion de position est en relation avec celle de dépendance. Ainsi, B. Russell, après Péano, définit tout nombre comme le successeur d’un autre, ce qui le conduit à poser une origine-référence qui est zéro, nombre qui est le successeur d’aucun. En conséquence, tous les nombres, tout au moins les nombres naturels, dépendent de lui.

 

 

            Il semble toutefois que zéro impliquerait une absence de nombre tout en posant potentiellement leur totalité ; c’est le nombre qui pose une absence à partir de laquelle s’effectue la présentification de toute la suite des nombres, grâce au phénomène de succession.

 

 

            « Les nombres naturels sont la postérité de 0 par rapport à la relation « immédiatement prédécesseur » (qui est l’inverse de successeur) » (Bertrand Russell, « Introduction à la philosophie mathématique », édition italienne Newton Compton Editori, p. 40).

 

            Il serait intéressant de commenter cette phrase et tout particulièrement d’étudier le statut d’une notion comme postérité au sein d’une thématique mathématique. Cela dépasse le but de cette note.

 

 

            En ce qui concerne le zéro, inventé par les hindous, on peut penser qu’il est en relation avec le fait qu’entre deux castes il y a un vide (l’intersection de deux castes est un vide) puisqu’il ne peut pas y avoir de mariages entre membres de différents castes. En disant cela, nous ne voulons pas affirmer que le zéro soit la représentation de ce vide. Nous voulons signaler que l’aptitude à penser le vide – à cause du phénomène de séparation posant des hiatus communautaires puis sociaux – crée la possibilité de se représenter une absence en tant que zéro, et ce en intégrant en négatif la totalité-communauté, et à l’autonomiser, en l’hypostasiant.

 

 

            Il nous faudra approfondir cette approche parce que les Mayas ont eux aussi inventé le zéro. Pourtant, ils ne connurent pas le régime des castes. Il y a d’autres déterminations à prendre en compte. ..

 

 

            La différence de développement des mathématiques en Grèce et en Inde doit être mise en relation, avant tout, avec la différence de comportement des hommes et des femmes par rapport à la communauté immédiate, à l’unité supérieure, à la multiplicité-diversité, etc., lequel est déterminé par divers facteurs sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre suivant.

 

 

            Pour que le lecteur comprenne l’importance que nous accordons à ce positionnement, nous quitterons les mathématiques et nous passerons au domaine militaire.

 

 

            La tactique est un art de ranger, de disposer les forces en action. La stratégie est  une orientation de tout le savoir tant pratique que théorique en vue d’une action. La stratégie vise à conquérir les bonnes positions avant l’engagement réel, de telle sorte que la tactique puisse s’effectuer sans difficulté ; car il faut éviter d’être surpris. En outre, il n’y a de possibilité de changements rapides dans la tactique que si la stratégie est conçue selon une ample vision apte à inclure divers possibles. C’est pourquoi j’ai considéré, autrefois, la théorie comme une arme stratégique, celle de permettre d’occuper dès le présent les positions de l’avenir, avant toute confrontation, afin de ne pas être surpris ; car j’avais faite mienne la remarque de A. Blanqui selon laquelle on ne doit jamais être surpris.

 

 

            La prévision de la crise s’inscrivait dans cette thématique stratégique. Car, en fonction de l’advenue de celle-ci, on pouvait se positionner, et envisager celui de divers hommes et femmes.

 

 

            Nous n’abandonnons pas un tel comportement, car il nous faut toujours prévoir les difficultés à venir, qui sont différentes de ce qui fut envisagé auparavant.

 

 

            Enfin, pour que le lecteur puisse se convaincre réellement qu’avec le positionnement il ne s’agit pas d’une bagatelle, faisons appel à la philosophie. Qu’exprime le « connais-toi toi-même », maxime souvent employée par Socrate et qui était inscrite au fronton du temple de Delphes, sinon que tout individu doit savoir se situer dans l’ordre social où il vit en fonction de son rôle au sein de celui-ci, ainsi que d’être à même de ne pas vouloir être plus, ce qui le ferait sombrer dans la démesure, dans l’ubris, cause de tous les maux. Chacun doit savoir être à sa place, comme G. Thompson dans son livre « Eschyle et Athènes » le montre bien. Dit autrement, chacun doit savoir se positionner afin que la justice règne, etc. (la suite dans le chapitre sur le devenir hors-nature).

 

 

            Addendum : livrer toutes ces remarques semi-élaborées peut aider d’autres dans leur cheminement et ainsi accélérer une clarification ; mais cela encourt le risque d’un simple pillage et d’un détournement (ce qui s’est déjà vérifié). Ceci n’a aucune importance. Les pilleurs effectuent des développements en fonction de leur représentation. Or, jusqu’à maintenant, nous avons constaté qu’elle est extrêmement réduite ; en conséquence, qu’ils empruntent peut apporter une certaine confusion momentanée, mais ne peut pas nuire à l’exposition de toute notre perspective. Si cela leur permet de pouvoir subsister, au moins en théorie, nous ne pouvons pas leur en vouloir. Cependant il nous semble que parfois leurs emprunts ne leurs facilitent pas l’existence parce que cela les conduits à des impasses, car il est difficile d’intégrer quelque chose qui est inclus dans une représentation totalement différente.

 

 

            Reprocher quoi que ce soit à quiconque reviendrait à poser un intérieur par rapport à un extérieur, base même de la dynamique du racket. Tout ce qu’on peut faire, c’est de signaler, à chaque étape, la singularité du procès que nous développons ; procès très vaste, qui ne peut pas être précis en tous ses points.

 

 

 

  

[15]         La propriété signifie donc appartenance à une tribu (ou communauté, Gemeinwesen), et c’est avoir en elle une existence subjective-objective. L’individu se relie lui-même à la terre par l’intermédiaire du rapport de sa communauté à la terre, comme à son corps inorganique. C’est ainsi qu’il se rapporte donc à la condition primitive extérieure de la production, la terre, qui est à la fois matière première, instrument et fruit, comme à des présuppositions appartenant à son individualité, modes d’existence de celle-ci.

 

 

            « Nous réduisons cette propriété au comportement vis-à-vis des conditions de la production » (Fondement, t. 1, p. 445).

 

 

            On doit noter la non-séparation sujet-objet. La suite du texte comporte l’ambiguïté que nous avons indiquée au sujet de la production : « Mais on demandera : pourquoi pas aux conditions de consommation puisque, à l’origine la production (das Produzieren, c’est-à-dire l’acte de produire) de l’individu se limite à la reproduction (das Reproduzieren) de son corps par l’appropriation de produits finis, préparés pour la consommation par la nature elle-même ? Même lorsqu’il suffit de trouver, de découvrir, il faut bientôt un effort, du travail – comme dans la chasse, la pêche et la garde du troupeau – et une production, c’est-à-dire développement de certaines aptitudes de la part du sujet. Mais il y a aussi des situations où l’on peut s’emparer des choses toutes prêtes sans l’aide d’instruments, c’est-à-dire de produits du travail eux-mêmes destinés à la production, sans aucun changement de forme (elle change déjà dans la garde du troupeau). Mais ce sont là des situations transitoires que l’on ne saurait considérer comme normales, fut-ce à l’aube de la société primitive ».

 

 

 

16         Subtumptiun en allemand. Certains auteurs ont traduit ce mot par subsomption. Il en est ainsi de E. Alliez, M. Feher, ou I. Stengers dans leurs travaux reportés dans « Contre-temps – les pouvoirs de l’argent », éd. Michel de Maule.

 

 

            Il semblerait que ces auteurs aient accédé à ce concept par l’intermédiaire de théoriciens comme T. Negri qui est dans la mouvance que l’on peut dénommer ouvriériste qui se caractérise par l’exaltation du prolétariat et non par la revendication de sa négation. En cela il est un héritier de Potere Operaio, courant important de la fin des années 60 et des années 70, lui-même profondément influencé par l’œuvre de M. Tronti (cf. en particulier « Operai et capitale »).

 

 

            Rappelons que K. Marx parle de soumission-subsomption ou de domination. On comprend qu’en fonction de leur représentation ils aient choisi soumission plutôt que domination parce que le premier conduit à mettre le prolétariat au premier plan, tandis que c’est le deuxième pour le capital. Nous avons préféré, en revanche, utiliser l’expression de domination formelle ou réelle (en expliquant que cela implique la soumission du prolétariat) parce que le sujet principal, dominant, c’est bien le capital. Ce n’est pas pour rien que K. Marx a écrit « Le Capital » et non « Le Prolétariat » (cf. à ce sujet « Capital et Gemeinwesen », éd. Spartacus, p. 113).

 

 

            On doit noter que ce concept de Subsomption (substantif du verbe subsumieren également utilisé) se retrouve dans d’autres parties de l’œuvre deK. Marx. Ainsi dans les Grundrisse, il écrit à propos « de la propriété de l’instrument ou du rapport du travailleur à l’instrument en tant qu’il lui est propre » : « ce qui présuppose simultanément la subsomption de l’instrument à son travail individuel… » (p. 398 du texte allemand, p. 462 du t. 1, de la traduction française).

 

 

 

17         « Comme l’instrument est lui-même déjà un produit du travail, c’est-à-dire que l’élément qui constitue la propriété est posé par le travail, la communauté (Gemeinwesen) ne peut plus apparaître ici sous sa forme primitive et naturelle comme dans le premier cas. La communauté qui fonde cette sorte de propriété, est elle-même engendrée et produite, c’est-à-dire secondaire, puisque créées par le travailleur. Lorsque la propriété de l’instrument signifie le comportement du travailleur comme propriétaire des conditions de production, il est clair que l’instrument n’est plus dans l’activité réelle, que le simple moyen du travail individuel. L’art de s’approprier réellement l’instrument et de le manier comme outil de travail, y apparaît comme l’habileté particulière du travailleur, ce qui fait de lui le propriétaire de l’instrument. Bref, ce qui caractérise le système des corporations et des jurandes (fondé su le travail artisanal qui érige l’individu en propriétaire), c’est qu’il réduit tout au seul rapport avec l’instrument de production, la propriété portant sur l’outil. Ce rapport diffère de celui qui fonde la propriété foncière, c’est-à-dire la matière première proprement dite. Le rapport avec ce seul élément des conditions de production fait du sujet qui travaille un propriétaire travaillant » (« Fondements… », t. 1, p. 463).

 

 

            On constate donc que ce qui est déterminant c’est l’activité de l’homme, le faire. La technique se rapporte à l’homme, elle est art. Brièvement, ce que nous nommons actuellement la technique c’est l’art opérant dans les machines, ce qu’avaient senti divers courants artistiques du début de ce siècle, comme le futurisme (cf. également note 6).

 

 

 

18         Le terme prolétaire dans son utilisation moderne est donc impropre car il n’y a pas de rapport à la descendance. Le rapport est à l’intérieur de l’homme prolétarisé : il est dissocié et l’élément dont il peut se séparer, sa force de travail, fonde sa possibilité d’exister.

 

 

19         Deux remarques :

 

 

            Il ne nous est pas possible de traduire, ici, Einzeln par individu, car celui-ci n’existe pas quand il y a communauté.

 

 

            A ce stade, il y a bien production. On doit en effet préciser ce point puisque Marx étend l’opérationnalité du concept à des périodes où il nous semble que cela ne soit pas valable.

 

 

 

20         Il nous faut insister sur cette question du don parce qu’avec cette pratique on a un moment essentiel du passage de l’appartenance-participation à une appartenance par médiation, où s’impose l’échange qui permettra le devenir de la valeur. Enfin – à phénomène révolu – on a également le don en tant que quantum d’aptitude dans un domaine déterminé, accordé soit par une divinité soit par la nature. Les explications de E. Benveniste au sujet de la créance et de la dévotion sont très intéressantes pour notre propos et nous serviront ultérieurement. C’est pourquoi nous ferons quelques citations et, tout d’abord, nous transcrirons le « Sommaire » parce qu’il fournit un bon fil conducteur :

           

 

            « L’exacte correspondance formelle de lat. cré-do et de skr. srad-dha- garantit un héritage très ancien. L’examen des emplois se srad-dha- dans le Rig Veda fait discerner pour ce mot la signification d’ « acte de confiance (en un dieu) impliquant restitution (sous forme de faveur divine accordée au fidèle) ». Porteur de cette même notion complexe, le *Kred- indo-européen se retrouve laïcisé dans le lat. credo, « confier une chose avec certitude de le récupérer » » (« Le vocabulaire des institutions indo-européennes », éd. de Minuit, t. 1, p. 171).

 

 

            Voici ensuite les précisions :

 

 

            « La notion de « créance » se trouve élargie dès le commencement de la tradition en celle de « croyance » » (p. 171).

 

 

            « On considère en général *kred- comme un mot distinct désignant « force magique » ; *kred-dhe- signifierait donc « poser en quelqu’un la *kred- (d’où résulte la confiance) » ».

 

 

            « Si l’on se risquait à proposer une traduction de srad, ce serait « dévotion », au sens étymologique ; dévotion des hommes à un dieu, pour une joute, au cours d’une lutte, d’une rivalité ; cette « dévotion » permet la victoire du dieu qui est le champion et, en retour, elle confère aux fidèles des avantages essentiels : victoire dans les luttes humaines, guérison des maladies, etc.. Faire « confiance », c’est engager sa confiance, mais à charge de revanche » (p. 176).

 

 

            « L’acte de foi comporte toujours certitude de rémunération ; c’est pour retrouver le bénéfice de ce qu’on a engagé qu’on accomplit cette dévotion » (p. 177).

 

 

            « Le même cadre apparaît dans toute manifestation de confiance : confier quelque chose (ce qui est un emploi de credo), c’est remettre à un autre, sans considération du risque, quelque chose qui est à soi, qu’on ne donne pas, pour des raisons diverses, avec la certitude de retrouver la chose confiée. C’est le même mécanisme, pour une foi proprement religieuse et pour la confiance en un homme, que l’engagement soit de paroles, de promesses ou d’argent » (p. 177).

 

 

            « Le champion a besoin qu’on croie en lui, qu’on lui confie le *kred, à charge pour lui de répandre ses bienfaits sur ceux qui l’ont ainsi appuyé : il y a de la sorte, entre hommes et dieux, un « do ut des » » (p. 177).

 

 

            « On ne peut proposer une conjoncture : *kred serait une sorte de « gage », d’ « enjeu » ; quelque chose de matériel, mais qui engage le sentiment personnel, une notion investie d’une force magique appartenant à tout homme et qu’on place en un être supérieur. Il n’y a pas d’espoir de mieux définir ce terme, mais nous pouvons au moins restituer le contexte où est née cette relation qui s’établit d’abord entre les hommes et les dieux, pour se réaliser ensuite entre les hommes » (p. 179).

 

 

            Pour en revenir au don originel, on peut le considérer comme la manifestation de mise à disposition de soi à l’autre. C’est un mouvement. C’est alors le donateur avec son pouvoir qui est là et l’autre, le receveur, peut avoir peur d’être dominé par ce dernier. A ce sujet, les commentaires de G. van der Leeuw sont très significatifs.

 

 

            « En réalité, il semblerait que le don, base nécessaire du sacrifice, ait été compris par nous d’une façon trop européenne et moderne. Nous nous laissons conduire par Ovide et nous oublions la véritable signification de donner. Donner « doit rendre plus heureux que recevoir ». La théorie du  do-ut-des n’a pas de place pour cette affirmation, et suppose une notation toute différente du don, ou plutôt une interprétation complètement différente du do-ut-des. En réalité, il n’y a pas de doute que do-ut-des constitue souvent la base du sacrifice. Mais donner ne signifie pas présenter arbitrairement un objet avec telle ou telle intention déterminée. Donner c’est se mettre en relation avec une seconde personne, grâce à un objet qui , en réalité, n’est pas un objet, c’est une partie, un morceau de moi. Donner signifie porter dans une existence étrangère quelque chose de soi, de façon à ce qu’un lien solide soit établi. […]. En réalité le don exige un contre-don, non dans le sens du rationalisme commercial, pas parce que le don fait surgir un courant qui, à partir du moment même du don, circule de façon ioninterrompu de celui qui a donné à celui qui a reçu et réciproquement. « Qui reçoit le don est sous le pouvoir du donneur ». Il semblerait sans doute que selon la règle le donneur ait perdu et le destinataire gagné, mais secrètement le don réclame un contre-don » ; « qui reçoit un don, s’unit à celui qui le donne » ; « don reçu peut lier ». Pour le dire comme Lévi-Bruhl, donneur et destinataire participent au don et, par là participent l’un à l’autre. La vie économique trouve là ses racines. Dans les îles Trobriand, le commerce noble, kulà, est distinct des affaires courantes, gimwali. La première catégorie comprend non tant les échanges que la répartition des dons. L’échange ne s’accomplit pas selon les lois économiques de type libéral, mais sur la base de la loi primitive qui veut la circulation de la puissance. Faire circuler des objets de valeur, signifie faire circuler la grâce, dit Marett, lequel observe que dans le commerce kulà il ne s’agit pas principalement de gagner, mais plutôt de donner et de se procurer estime et crédit. Ici nous trouvons au moins une trace du principe qu’il est mieux de donner que de recevoir. Les objets échangés n’ont pas de valeur pratique, ils valent comme des choses précieuses, mises à part. Là est l’origine de l’or comme monnaie et base des échanges. Les objets qu’on n’utilise pas deviennent « des réserves de valeurs économiques condensées » qui doivent circuler. Telle est aussi l’origine de notre notion de crédit » (« Phénoménologie de la religion », éd. Boringhieri, pp. 227-278).

 

 

            Enfin,, citons K. Marx pour passer à la phase d’instauration du mode de production capitaliste :

 

 

            « En général le mot service exprime simplement la valeur d’usage particulière du travail utile comme activité, et non comme un objet. Du ut facias, facio ut facias, facio ut des, do ut des (je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes, je donne pour que tu donnes), sont ici autant de formules tout à fait indifférentes d’un même rapport, alors que dans la production capitaliste le do ut facias exprime un rapport tout à fait spécifique entre la richesse matérielle et le travail vivant » (« Un chapitre inédit du Capital », éd. 10/18, p. 237).

 

 

            En ce qui concerne notre époque on assiste à la mystification totale du don et du service, sous l’apparence de leur généralisation. Le libre-service est en réalité l’absence de service. Ce qui confirme bien que la liberté consiste toujours en une perte. Enfin, notons que la transformation de l’innée en acquis est la base du surgissement de services (cf. note 2’).

 

 

            Revenons à E. Benveniste, qui fournit d’autres analyses essentielles pour comprendre l’importance non seulement du don mais des pratiques qui lui sont postérieures.

 

 

            « Le hittite, qui affecte à la racine *do le sens de « prendre », invite à considérer qu’en indo-européen, « donner » et « prendre » se rejoignaient, pour ainsi dire, dans le geste » (oc., t. 1, p. 81).

 

 

            Particulièrement important est le fait que le mot transcrit un geste, une pratique. Comme il n’y a pas de séparation dans la pratique globale – qui devait être difficilement concevable à l’origine à cause de la représentation et de la peur de la dépendance – il ne pouvait y avoir qu’un mot.

 

 

            Notons que si on prend pour donner (E. Benveniste cite l’anglais to take to), on prend aussi pour recevoir.

 

 

            Ajoutons – bien que cela sorte du cadre de cette note – que l’acte pivot est prendre, saisir. Or, c’est l’acte essentiel dans le comportement de Homo sapiens, celui qui conditionne son devenir, puisqu’on considère que c’est son adaptation à la préhension qui est le moteur de ce dernier (cf. le début de cette étude, « Emergence de Homo Gemeinwesen »).

 

 

            C’est donc au sein de l’acte « primordial » que s’effectue la séparation. Dans l’acte de prendre il y avait auparavant la continuité de passage d’un point à un autre, parce qu’il y avait participation et non appropriation. Plus tard, prendre connotera l’idée d’une extraction, d’un arrachage.

 

 

            Nous verrons ultérieurement que la continuité impliquée dans l’acte de prendre tend à se réimposer dans celui d’égalisation, d’où, encore une fois, l’importance du phénomène de la valeur dans l’édification de la représentation de Homo sapiens.

 

 

            E. Benveniste analyse également d’autres mots qui sont en rapport avec don : dose, dot, par exemple.

 

 

            Enfin, il est intéressant de signaler les verbes en rapport à la notion de don : donner, accorder, conférer, attribuer, doser, estimer (l’estime est ce qu’on accorde), adjuger.

 

 

            Terminons en indiquant une pratique qui tend de plus en plus à disparaître et qui fut jadis fondamentale : l’hospitalité. On ne peut la comprendre qu’en se référant au don et au potlatch. « L’hospitalité s’éclaire en référence au potlatch dont elle est une forme atténuée. Elle est fondée sur l’idée qu’un homme est lié à un autre (hostis a toujours une valeur réciproque) par l’obligation de compenser une certaine prestation dont il a été bénéficiaire » (oc.., t. 1, p. 94).

 

 

 

21         « Le mot Hau désigne comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales » (M. Mauss, oc.., p. 158, note 4).

 

 

            M. Mauss a été sensible au mouvement de séparation.

 

 

            « Selon nous l’humanité a longtemps tâtonné. D’abord, première phase, elle a trouvé que certaines choses, presque toutes magiques et précieuses n’étaient pas détruites par l’usage et elle les a douées de pouvoir d’achat : […] Puis, deuxième phase, après avoir réussi à faire circuler ces choses, dans la tribu et hors d’elle, au loin, l’humanité a trouvé que ces instruments d’achat pouvaient servir de moyen de numération et de circulation des richesses. Ceci est le stade qu’à une époque assez ancienne, dans les sociétés sémitiques, mais peut-être pas très anciennes ailleurs, sans soute, on a inventé – troisième phase – le moyen de détacher ces choses précieuses des groupes et des gens, d’en faire des instruments permanents de mesure de valeur, même de mesure universelle, sinon rationnelle – en attendant mieux » (p. 179, note).

 

 

            L’ « Essai sur le don » est également important pour d’autres raisons. On y trouve les bases essentielles de la théorie fasciste (en dehors de la composante raciste). M. Mauss cherche, à partir de son élucidation du comportement impliqué par le don, qu’il oppose aux pratiques économiques de son époque, à mettre en évidence quelles doivent être les conduites sociales qui permettraient une intégration du prolétariat.

 

 

            « Le système que nous proposons d’appeler le système des prestations totales, de clan à clan, - celui dans lequel individus et groupes échangent tout entre eux – constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir. Il forme le fond sur lequel s’est détachée la morale du don-échange. Or, il est exactement, toute proportion gardée, du même type que celui vers lequel nous voudrions voir nos sociétés se diriger » (p. 264).

 

 

            « Toute notre législation d’assurance sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé, s’inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’État lui-même, représentant de la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (p. 261).

 

 

            Le but du fascisme fut d’assurer une sécurité aux prolétaires et pour cela de leur constituer une réserve. Poursuivons :

 

 

            « Ils voudraient, en somme, que le coût de la sécurité ouvrière, de la défense contre le manque de travail, fasse partie des frais généraux de chaque industrie en particulier ».

 

 

            « Toute cette morale et cette législation correspondent à notre avis, non pas à un trouble, mais à un retour au droit. D’une part, on voit poindre et entrer dans les faits la morale professionnelle et le droit corporatif. Ces caisses de compensation, ces sociétés mutuelles, que les groupes industriels forment en faveur de telle ou telle œuvre corporative, ne sont entachées d’aucun vice, aux yeux d’une morale pure, sauf en ce point, leur gestion est purement patronale. De plus, ce sont des groupes qui agissent : l’État, les communes, les établissements, les salariés ; ils sont associés tous ensemble, par exemple dans la législation sociale d’Allemagne et d’Alsace-Lorraine ; et demain dans l’assurance sociale française, ils le seront également. Nous revenons donc à une morale de groupe »

 

 

            « D’autre part, ce sont des individus dont l’État et ses sous-groupes veulent prendre soin. La société veut retrouver la cellule sociale » (p. 262).

 

 

            « Ensuite, il faut plus de souci de l’individu, de sa vie, de sa santé, de son éducation – chose rentable d’ailleurs – de sa famille et de l’avenir de celle-ci. Il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. Et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure [préoccupation constante des nazis, n.d.r.] »

 

 

            « Cependant, il faut que l’individu travaille [Arbeit macht frei = le travail rend libre, slogan inscrit à l’entrée de camps de concentration, n.d.r]. Il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres » (pp. 262-263).

 

 

            Comme les fasciste, les théoriciens de l’extrême-droite, les situationnistes, etc., M. Mauss dénonce le mercantilisme, l’économisme. Il ajoute : « On sent bien qu’on ne peut plus bien faire travailler que des hommes sûrs d’être loyalement payés tout leur vie, du travail qu’ils ont loyalement exécuté, en même temps pour autrui que pour eux-mêmes. Le producteur échangiste sent de nouveau – il a toujours senti – mais cette fois, il sent de façon aiguë, qu’il échange plus qu’un produit ou un temps de travail, qu’il donne quelque chose de soi ; son temps, sa vie. Il veut donc être récompensé, même avec modération de ce don. Et lui refuser cette récompense c’est l’inciter à la paresse et au moindre rendement » (pp. 272-273).

 

 

            Ici, c’est l’argument massue qui est exhibé sous diverses formes contre la théorie de K. Marx au sujet du travailleur salarié (cf. par exemple P. Fabra dans son ouvrage « L’anticapitalisme. Essai de réhabilitation de l’économie politique », éd. Flammarion). En fait, la conclusion à tirer d’une telle analyse c’est que pour s’affirmer réellement et se récupérer le travailleur doit refuser le travail.

 

 

            Il est clair que les situationnistes et les divers gauchistes qui dénoncent la société spectaculaire-marchande n’ont pas la même position que les fascistes sur une foule de points. Toutefois, le fait d’avoir une même appréciation et compréhension de la société actuelle peut aboutir à la formation d’un nouveau syncrétisme, comme le fut en son temps le fascisme (cf., « Dialogue avec Bordiga », Invariance, n° Spécial Octobre 1988).

 

 

            Enfin, dire qu’un théoricien a produit les fondements de la théorie fasciste ne signifie pas qu’on veuille par là le discréditer en le chargeant d’une infamie. Pour nous, le fascisme, forme particulière de la démocratie, n’est pas plus infamant que cette dernière.

 

 

22         Le système de fosterage – « éducation donnée hors de la famille natale, avec cette précision que ce « fosterage » est une sorte de retour à la famille utérine, puisque l’enfant est élevé dans la famille de la sœur de son père, en réalité chez son oncle utérin, époux de celle-ci » (M. Mauss, o.c.., p. 155, note) – joue également un rôle similaire : rétablir une égalisation, empêcher un déséquilibre. Mieux, la compensation vise à refaire opérer les anciens rapports communautaires à l’intérieur des nouveaux ; ce qui implique ici une rééquilibration entre le pouvoir des hommes et celui des femmes.

 

 

            Dans les chapitres antérieurs nous avons mis en évidence l’importance de la compensation dans toutes les activités de l’espèce. Nous y reviendrons ultérieurement.

 

 

            Indiquons seulement qu’E. Benveniste, dans son ouvrage cité, fait remarquer que l’on donne pour compenser. En conséquence, les notions de don, de compensation, d’égalisation, sont liées et l’étude de leur connexion est fondamentale pour comprendre la représentation de la valeur ainsi que celle qui s’édifie à partir d’elle.

 

            Il montre également que la compensation sert de médiation pour fonder une communauté. « Par suite, communis ne signifie pas « qui a en commun des munia » [notons que l’auteur défini munus comme « un don qui oblige à un échange », n.d.r.]. Or, quand ce système de compensation joue à l’intérieur d’un cercle, il détermine une « communauté », un ensemble d’hommes unis par ce lien de réciprocité » (oc., t. 1, p. 96).

 

 

23         Les autres interprétations du potlatch, postérieures à celles de M. Mauss (qui reprit certaines affirmations de F. Boas) ne remettent pas en cause le phénomène essentiel : le surgissement de l’échange posant la valeur qui, à la fois confirme les relations parentales et tend à s’autonomiser par rapport à elles (c.f. « Potlatch » par C. Meillassoux, in Encyclopédia Universalis).

 

 

            On peut considérer certaines affirmations ultérieures comme des formes de potlatch. Ainsi des leitourgia qui étaient au selon M. Finley de « coûteuses activités publiques » et il pense que c’est  un vieux mot d’où émergea finalement notre mot religieux « liturgie » au terme d’une évolution très simple (de travail pour le peuple, à service de l’État, pour aboutir à service de la divinité) » (« L’économie antique », éd. de Minuit, pp. 202-202).

 

 

            Le rapprochement avec le potlatch vient du fait que dans les deux cas, il y a acquisition d’un prestige. En effet, voici comment se présentaient ces « leitourgia » : « La difficulté manifeste de la cité en tant que communauté, alors qu’elle insistait sur le partage mutuel des charges et des profits, résidait dans cette dure réalité que ses membres étaient inégaux. La plus gênante de ces inégalités n’était pas entre ville et campagne, pas même entre les classes, mais tout simplement entre riches et pauvres. Comment la surmontait-on dans une véritable communauté ? Un des aspects de la réponse démocratique était le système des liturgies, grâce auquel les riches assumaient une charge financière considérable et étaient récompensés par des honneurs correspondants » (Idem., p. 203).

 

 

            Nous ne nous préoccupons pas de savoir quel peut être le concept de classe chez M. Finley, ni de ce qu’il entend par « véritable communauté ». Ce qui importe c’est que cette clarification de la pratique des « leitourgia » exprime le fait que la valeur ne parvient pas encore à dominer. Elle permet seulement l’effectuation d’un procès qui lui est non pas extérieur, mais antérieur ; une véritable présupposition à son développement. Nous retrouvons ici le rôle de la valeur en tant qu’opérateur facilitant les rapports sociaux ; on peut même dire : permettant qu’ils s’effectuent.

 

 

 

24         L’ « Essai sur le don » de M. Mauss a eu, à bon droit, un grand retentissement. Ainsi G. Bataille en a fait le point de départ d’une réflexion sur l’économie générale : « La part maudite », éd. de Minuit. Cependant, ce dernier clôture l’œuvre de son prédécesseur, il ne lui procure pas une plus vaste ampleur. En effet, l’étude de la part maudite, de l part destinée à être dépensé et consommée improductivement, n’apporte aucune clarification au problème plus vaste et essentiel de l’origine de la valeur et du piège que celle-ci a été pour le devenir humain, en Occident. La part maudite c’est celle qu’il ne faut absolument pas redistribuer sinon on rétablirait une espèce d’égalisation entre membres de la société, ce qui mettrait en cause la hiérarchisation et le positionnement qui fonde le pouvoir. En même temps, il faut piéger les couches sociales, les classes qui pourraient se rebeller contre cet ordre inflexible et cruel, en leur faisant produire cette part au nom de l’exaltation d’une entité, substitut de l’antique communauté, une unité qui dépasse et transcende toutes les limitations, séparations.

 

 

            Le livre de G. Bataille présente deux graves défauts indissolublement liés : un anthropocentrisme et un européocentrisme.

 

 

            « Á première vue il est facile de reconnaître dans l’économie – dans la production et l’usage des richesses – un aspect particulier de l’activité terrestre, envisagée comme un phénomène cosmique. Un mouvement se produit à la surface du globe qui résulte du parcours de l’énergie en ce point de l’univers » (p. 59).

 

 

            On peut effectivement considérer toute l’activité humaine comme un cas particulier d’un phénomène énergétique. Nous ferons toutefois remarquer que définir l’économie comme une production et un usage de richesse est totalement inadéquat. A partir de là, on rencontre deux affirmations. La première est bien en relation avec la détermination de Homo sapiens.

 

 

            « La méconnaissance par l’homme des données matérielles de sa vie le fait errer gravement » (p. 59). La fin de l’errance serait liée à une connaissance. Or, on peut se demander si Homo sapiens n’a pas la connaissance exacte du procès de vie, de celui qu’il a emprunté depuis des milliers d’années. La fin de l’errance est en réalité en relation avec l’affirmation d’un autre mode de vie. La deuxième affirmation nous révèle l’anthropocentrisme signalé plus haut : « L’humanité exploite des ressources naturelles données, mais si elle en limite l’emploi, comme elle fait, à la résolution (qu’à la hâte elle a dû définir comme un idéal) des difficultés immédiates rencontrées par elle, elle assigne aux forces qu’elle met en œuvre une fin que celles-ci ne peuvent avoir. Au-delà de nos fins immédiates, son œuvre, en effet, poursuit l’accomplissement inutile et infini de l’univers ».

 

 

            Or, toute espèce tend à détourner à son avantage le flux énergie, soit en se nourrissant d’une autre espèce, soit en modifiant les conditions de son environnement pour édifier  un habitat qui lui soit favorable comme le font les castors par exemple.

 

 

            L’anthropocentrisme se manifeste de façon véhémente à la fin de la phrase, car qu’est-ce que ça veut dire « l’accomplissement inutile et infini de l’univers » ? Si cela n’a pas de sens, cela exprime de façon percutante la séparation de Homo sapiens d’avec la nature. Enfin, cet anthropomorphisme s’étale dans le paragraphe concluant le point 2 : « De la nécessité de perdre sans profit l’excédent d’énergie qui ne peut servir à la croissance du système ».

 

 

            « Je partirai d’un fait élémentaire : l’organisme vivant, dans la situation que détermine les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit, en principe, plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie. L’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme), si le système ne peut plus croître, ou si l’excédant ne peut en entier être absorbé dans sa croissance ; il faut nécessairement le perdre ou sinon de façon catastrophique » (p. 59).

 

 

            Les être vivants prennent dans leur milieu les éléments qui sont nécessaires à leur édification et au déroulement de leur procès de vie. Il  n’y a pas d’excédant. Dans le cas contraire, il faudrait mettre en évidence qui opérerait la destruction de l’excédant.

 

 

            En simplifiant on a ceci : l’énergie qui parvient à la terre sert à la photosynthèse ; la partie non utilisée est renvoyée et forme l’albedo ? Y a-t-il un excédant au sens où l’entend G. Bataille ? Il y a seulement un captage de ce qui est nécessaire au procès de vie. Je ne tiens pas compte, en outre, que ce sont les êtres vivants qui maintiennent sur le globe la condition compatible avec la vie ; de telle sorte que certaines fonctions peuvent apparaître superflues parce que non immédiatement nécessaires aux organismes qui les effectuent, mais qui le sont pour le procès de vie global.

 

 

            Dans les sociétés non capitalistes, il n’y a pas de surproduction qui doive être consommée, détruite. Affirmer cela c’est ne pas tenir compte du procès particulier de ces sociétés : le produit, non directement consommable et non directement utilisable pour recommencer le cycle de production matérielle, a un rôle dans la régénération du procès global, comme nous l’avons indiqué plus haut. Ces sociétés sont régies par un principe vertical, une hiérarchisation ; il faut donc maintenir le principe transcendant qui a besoin d’être nourri par des espèces de sacrifices sinon le procès total serait remis en cause.

 

 

            « Cette détermination de l’économie n’est pas surprenante et même elle définit la religion. La religion est l’agrément qu’une société donne à l’usage des richesses excédantes : à l’usage ou mieux à la destruction, du moins de sa valeur utile » (p. 169).

 

 

            L’aspect d’inutilité, d’improductivité, ne peut pointer que pour des hommes affectés par la rationalité capitaliste pour qui il n’y a plus de structure verticale, plus de principe transcendant faisant vivre le corps social. Pour les hommes et les femmes des sociétés antérieures, cette production soi-disant inutile avait une nécessité exceptionnelle, puisqu’elle nourrissait les incarnations de leurs représentations mobilisatrices de tout leur être communautaire ou social.

 

 

            Les écologistes opèrent un peu comme G. Bataille lorsqu’ils nous parlent du rendement des plantes vertes, comme si celles-ci se posaient la question du rapport de la quantité d’énergie qu’elles reçoivent (les quanta de lumière, les photons) à celle qu’elles emmagasinent sous forme de molécules. Ce sont les Homo sapiens qui réduisent les êtres vivants à des transformateurs d’énergie dont ils veulent améliorer le rendement, pour mieux les exploiter. Que cette représentation soit nécessaire actuellement à Homo sapiens pour lui permettre une intervention donnée, par exemple : opérer sur l’apport de CO2, transformer les plantes en C5 en plantes en C3 qui fixent plus efficacement le CO2, opérer des symbioses artificielles en unissant des graminées comme le blé à des bactéries fixatrices d’azote, etc., est un chose, mais on ne peut en aucune façon poser le rendement comme une donnée naturelle existant dans la nature. On doit clairement dire : voilà comment Homo sapiens opère sur une réalité donnée. Ce qui fait qu’on ne perd jamais de vue que la réalité est perçue au travers d’une représentation bien déterminée et que tout anthropocentrisme a pour base une justification « naturelle », c’est-à-dire qu’on essaie de montrer qu’en définitive tel comportement donné de l’espèce a un enracinement indestructible dans la nature.

 

 

            Enfin, en ce qui concerne l’application immédiate de cette théorie au monde de l’époque (1949), toute l’explication de G. Bataille au sujet du plan Marshall et du stalinisme est sommaire et fausse. Le plan Marshall fut un don au sens où l’explique M. Mauss, c’est-à-dire qu’il fut une avance de capital de la part des USA aux pays d’Europe occidentale, ce qui leur permit d’acheter les produits de ce pays et d’investir pour reconstruire leur appareil productif. Lorsque cette avance eut tendance à revenir à son pays d’origine, on eut la crise monétaire. Actuellement, on a une situation de type inverse : grâce à leur déficit, les USA se font faire, en quelque sorte, une avance.

 

 

            Nous avons abordé cette question dans « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter », Invariance, série II, n° 6, et nous y reviendrons.

 

 

            Ces quelques remarques sur l’ouvrage de G. Bataille, dont le reste de l’œuvre nous est fort peu connue, visent à montrer la particularité du phylum auquel nous appartenons et les tentatives qu’ont opérées d’autres groupements afin de comprendre le devenir de la société actuelle. Il est à noter que fondamentalement G. Bataille est un démocrate au sens non démagogique du terme et que de ce fait il ne peut pas percevoir la thématique de la Gemeinwesen, même s’il met en évidence la séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature avec les traumatismes que cela implique.

 

 

            Que G. Bataille ait été pendant quelques temps séduit par le nazisme (par le mythe du sang, de la terre, etc.), comme ce fut le cas également pour R. Caillois (cf. de même la plupart des membres du Collège de Sociologie) n’infirme en rien notre dire. En revanche, cela embarrasse les antifascistes propagateurs de la théorie du nazisme en tant que mal absolu.

 

 

            Terminons par deux citations : une qui exprime la position de compromis (on pourrait ajouter de justification de l’espèce) de G. Bataille et une autre qui met en évidence son anthropocentrisme :

 

 

            « En elle-même la science limite la conscience aux objets, elle ne mène pas à la conscience de soi (elle ne peut connaître le sujet qu’en le prenant pour un objet, une chose) ; mais elle contribue à l’éveil en habituant à la précision et en décevant ; car elle admet elle-même ses limites, elle avoue l’impuissance où elle est de parvenir à la conscience de soi » (oc.., p. 189).

 

 

            « L’homme eut-il perdu le monde en quittant l’animalité, n’en est pas moins devenu cette conscience de l’avoir perdu, que nous sommes, qui est plus, en un sens qu’une possession dont l’animal n’eut pas connaissance ; il est l’homme en un mot, étant ce qui seul m’importe et que l’animal ne peut être » (Idem., p. 184). 

 

 

 

25         On n’étudie pas en détail comment s’instaurent le système des échanges et le déploiement de la valeur. Ceci nécessite de multiples recherches. Nous n’avons pas le temps de les entreprendre et nous avons d’autres urgences qui nous tenaillent. Il nous faut avant tout saisir l’essentiel du mouvement qui détermine l’errance de l’espèce. Si d’autres que nous font de telles recherches, nous serons peut-être amenés à apporter des modifications mais, à notre avis, cela ne pourra pas changer la thèse globale.

 

 

 

26         Cf. à ce sujet M. Mauss :

 

 

            « Le point de sur lequel ces droits, et, on le verra, le droit germanique aussi, ont buté, c’est l’incapacité où ils ont été d’abstraire et de diviser leurs concepts économiques et juridiques. Ils n’en avaient pas besoin, d’ailleurs. Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier ni dissocier leurs actes ; ni les individus eux-mêmes, si influents et si conscients qu’ils soient, ne savent comprendre qu’il leur faut s’opposer les uns autres et qu’il faut qu’ils sachent dissocier leurs actes les uns des autres. Le chef se confond avec son clan et celui-ci avec lui ; les individus ne se sentent agir que d’une seule façon. M. Holmes remarque finement que les deux langages, l’un papou, l’autre mélanésien, des tribus qu’il connaît à l’embouchure de la Finke (Toarpi et Namau), n’ont qu’un seul terme pour désigner l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt » (oc., p. 193).

 

 

 

[28]         Même la publicité pourrait être analysée en fonction de celui-ci : les frais qu’elle occasionne peuvent être considérés comme constituant un quantum de capital, partie aliquote de la totalité, qui est sacrifié afin de faire circuler le reste de celle-ci. Toutefois ceci n’est valable qu’à l’échelle de ce quantum. En ce qui concerne le capital total, on se rend compte que la partie qui est dépensée, sacrifiée en publicité permet de réaliser un procès où s’effectue une capitalisation, permettant l’utilisation d’une certaine quantité de force de travail, ce qui permet d’éviter le chômage.

 

 

[29]         Je suis obligé de rappeler ces faits parce que de divers côtés on utilise maintenant ces concepts sans tenir compte des domaines où ils peuvent être opérants. En outre, il est nécessaire de préciser leur origine parce qu’il faut défendre un certain phylum. Dans la mesure où nous sommes amenés à emprunter des concepts englobés dans une autre thématique, appréhension théorique, nous le faisons en signalant d’où ils proviennent et nous expliquons pourquoi il nous est possible d’intégrer tel ou tel d’entre eux auparavant externe à notre problématique.

 

 

            Il peut arriver en outre que l’on soit amené – sur la base de notre propre thématique, développée au sein de notre phylum – à aborder des aspects de l’évolution de la société capitaliste, d’abord, de la communauté du capital (ce dernier concept étant en connexion étroite avec celui de domination réelle du capital sur la société), ensuite, après d’autres. Nous le faisons de façon autonome, en intégrant ce qui est pertinent et que nous jugeons comme étant compatible avec notre représentation mais en signalant toujours – avec joie – leur antériorité et leur perspicacité. Il en est ainsi en ce qui concerne la société du spectacle que l’Internationale Situationniste a été la première à exposer de façon percutante (même si elle a emprunté elle aussi un certain nombre de concepts). Ainsi notre étude du phénomène publicitaire exposé dans Gloses en marge d’une réalité a-t-il été abordé assez tôt dans les années 1964-66 avant que nous eussions pris connaissance des productions de ce mouvement. En outre, A. Bordiga avait abordé à sa façon une critique de la société en place qui présentait des points communs avec celle de l’I.S., en particulier en ce qui concerne ce qu’il appelait le consumérisme.

 

 

            Autrement dit, une époque donnée pose un certain nombre de problèmes qui sont individualisés de diverses façons et plus ou moins percutante par divers théoriciens. Toutefois, certains peuvent à partir de là fonder divers concepts auxquels ils donnent une vaste extension en fonction de leur représentation. On peut donc reconnaître la validité de ces concepts – en délimitant leur domaine de validité – sans devoir accepter cette dernière, comme nous l’avons déjà exposé dans Discontinuité et immédiatisme, in Invariance, série III, n° spécial Juillet 1979.

 

 

            Voici quelques citations qui montrent comment le phénomène publicitaire fut d’abord abordé :

 

 

            « D’autre part, développement énorme de la publicité qui prend, dans les investissements, le relai du capital fixe en tant que moyen d’enlever au prolétariat une partie du produit. On a le gaspillage d’une fraction du capital afin de faire circuler l’autre » (Capital et Gemeinwesen, éd. Spartacus, p. 127).

 

 

            « Que le capital soit représentation et qu’il perdure parce qu’il est tel dans la tête de chaque être humain (intériorisation de ce qui avait été extériorisé) cela apparaît crûment dans la publicité. Le publicitaire est le discours du capital : ici tout est possible, toute normalité a disparu. La publicité est organisation de la subversion du présent afin d’imposer un futur apparemment différent » (Errance de l’humanité, Invariance, série II, n°3, p. 6).

 

 

            « La publicité est l’extériorisation positivée de la critique. Elle ne donne que des jugements favorables, positifs, valorisants, toute en réalisant implicitement une dévalorisation des éléments concurrents. L’être humain, là encore, est dépossédé, dépouillé. La publicité joue au niveau de tous les rackets » (Ce monde qu’il faut quitter, Invariance, série II, n°5, p. 18).

 

 

            « La publicité est le discours concret de l’économie libidinale, des machines désirantes, etc.. » (Invariance, série III, n° 5-6, p. 18).

 

 

            Ainsi, quand nous utilisons le terme de spectacle nous nous référons non à la réalité que nous étudions mais à la façon dont la société, à un moment donné, se représente (en n’oubliant pas quels sont ses membres qui l’ont produit). Car comme nous l’avons indiqué dans la note 12, ce concept nous a toujours semblé insuffisant ; plus précisément il vise un phénomène essentiel, mais ne le saisit pas dans son exhaustivité.

 

 

            Précisons, pour que cette note acquière toute sa transparence que le phylum auquel nous appartenons est celui formé des hommes et des femmes qui, au cours du temps,  se sont opposés à la domestication. Nous voulons indiquer tout d’abord le mouvement prolétarien – tout particulièrement celui représenté par ceux qui acceptèrent l’œuvre de K. Marx – en première approximation nous voulons signaler la gauche du mouvement socialiste, puis du mouvement communiste et, en ce qui concerne ce dernier, nous voulons désigner plus précisément la gauche communiste d’Italie avec son principal représentant, A. Bordiga. Antérieurement au mouvement prolétarien, cela concerne globalement le mouvement hérétique, plus anciennement encore, le mouvement gnostique, enfin plus loin dans le temps tous les hommes et les toutes les femmes qui se rebellèrent et furent détruits par les adeptes du phénomène État s’édifiant.

 

 

            Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature, tandis qu’à la fin de notre étude nous exposerons en quoi nous sommes en continuité avec l’œuvre de K Marx et en discontinuité avec elle et nous clarifierons que le phylum dont il s’agit est celui qui a lutté contre la domestication, contre la coupure d’avec la nature et la volonté subséquente de la dominer, de l’exploiter, et que c’est de celui-ci que tend à émerger Homo Gemeinwesen.

 

 

 

[30]         Nous signalerons dans le chapitre suivant l’extraordinaire développement du commerce dans l’antiquité entre des régions aussi éloignées que Rome et l’Inde et même la Chine.

 

 

[31]         Nous n’analyserons pas le phénomène des classes. Nous voulons seulement noter ici sont enracinement et mettre en évidence qu’elles sont des ersatz de communautés fragmentées, parce qu’elles n’ont plus que certaines des déterminations des communautés originelles. Toutefois, lorsqu’elles sont pleinement réalisées, elles tendent à les acquérir et à se poser comme la communauté, c’est-à-dire qu’elles tendent à généraliser leur condition à celle de la totalité de la population (cas pour la bourgeoisie et le prolétariat dans la mesure où, pour celui-ci, sa disparition nécessitait dans un premier temps sa généralisation).

 

 

            Ceci implique que nous considérons le phénomène classe d’un point de vue historique global, depuis son surgissement jusqu’à l’heure actuelle. On peut dans ce cas noter une certaine continuité entre diverses formes et la nécessité de l’intervention de différentes médiations pour passer de l’une à l’autre.

 

 

 

[32]         L’État c’est la séparation ; car l’État comme l’état c’est la situation où l’on est hors de la nature. Plus profondément, être, c’est être hors de. Il n’y a de l’être que lorsqu’il y a séparation, expulsion de la totalité. Dans la période où la communauté est immergée dans la nature, il n’y a pas d’état, il y a un procès. L’être est un séparé qui se fige dans sa détermination et perdurer en elle.

 

 

 

[33] « Liber, comme en vénète Louzera, est le dieu de la croissance, de la végétation, spécialisé plus tard dans le domaine de la vigne » (E. Benveniste, oc., pp. 323-324).

 

 

            Il est intéressant de noter que liber en botanique désignait l’ensemble des vaisseaux conducteurs de la sève élaborée. Il est remplacé depuis quelque temps par le mot phloème.

 

 

 

[34]         On peut considérer cela comme un phénomène de conservation, dont nous avons parlé, permettant à Homo sapiens de ne pas se dépouiller. Il peut servir également à confronter une donnée du passé à ce qui s’effectue. On comprendra par là comment l’espèce se fait piéger par la représentation.

 

 

 

[35]         Nous aborderons dans une prochaine Glose les positions actuelles de l’extrême-droite.

 

 

[36]         Nous avons vu comment même cette détermination disparaît puisque la terre végétale peut être transportée et donc le principe actif du lieu fondateur transféré ailleurs.

 

 

 

[37]         Ces théoriciens peuvent rétorquer qu’ils extraient d’un ensemble donné certains éléments considérés comme positifs, pour en faire des « outils » en vue de la réalisation d’une activité autre. Un tel bricolage implique un accroissement de la séparation pace qu’il n’y a pas de projet global, qui pourrait intégrer et réorienter ce qui a été extrait, sinon celui de pouvoir vivre sans entraves.

 

 

 

[38]         On peut dire que, de façon non explicite, s’est posé, durant la longue période qui va, approximativement, de la fin du Moyen-Âge à la révolution anglaise du milieu du XVII° siècle, le problème d’utiliser le mouvement du capital, alors au début de son développement, à des fins humano-féminines et non en vue de l’accroissement de la richesse, qui anticipe celui clairement exposé par Marx, en particulier, d’utiliser le développement des forces productives non en vue de la production, mais pour l’épanouissement des hommes et des femmes. Dans les deux cas, le capital a imposé sa dynamique ; dans les deux cas également se manifestèrent  des opposants irréductibles qui voulaient rompre avec tout le devenir antérieur. Nous tâcherons de bien le montrer dans un chapitre ultérieur.

 

 

 

 

[39]         Nous tirons toutes ces considérations de l’analyse fort pénétrante de E. Benveniste au sujet du vocabulaire de la parenté. A ce propos voici une remarque fort intéressante cet auteur qui confirme l’approche marxiste des phénomènes sociaux, culturels, que nous pouvons d’ailleurs généraliser à l’investigation de tous les phénomènes.

 

 

            « Ainsi chaque fois, ce n’est pas un terme seul qui est à considérer, mais bien l’ensemble des relations : c’est par là que l’histoire de chacun des termes est conditionnée » (oc., t. 1, p. 265).

 

 

 

[40]         Ces sociétés réaliseraient non pas un équilibre mais une espèce de balancement compensateur entre la logique de la différence apportée par la guerre et celle de l’identité engendrée par l’échange.

 

 

            « L’être social primitif a donc simultanément besoin de l’échange et de la guerre, pour pouvoir à la fois conjurer le point d’honneur autonomiste et le refus de la division. C’est à cette double exigence que se rapportent le statut et la fonction de l’échange et de la guerre, qui se déploient sur des plans distincts » (P. Clastres, o.c., p. 196).

 

 

 

[41]         Notons toutefois que P. Clastres fonde en définitive une séparation profonde entre l’espèce et la nature.

 

 

            « Qu’est-ce que l’échange des femmes ? Au niveau de la société humaine comme telle, il assure l’humanité de cette société, c’est-à-dire sa non-animalité, il signifie que la société humaine n’appartient pas à l’ordre de la nature mais à celui de la culture : la société humaine se déploie dans l’univers de la règle et non dans celui du besoin, dans le monde de l’institution et non dans celui de l’instinct » (oc., p. 198).

 

 

            Même en acceptant cette théorie de l’échange il n’est en aucune façon prouvé qu’il serve à poser une non-animalité, ce qui ne nie pas son aptitude  poser une diversité par rapport au reste du monde animal.

 

 

            Selon P. Clastres l’échange fondamental serait celui des femmes. Les autres seraient déterminés par d’autres phénomènes, par exemple l’alliance en vue de la guerre. Autrement dit l’espèce aurait, dans ce cas, fondé sa caractéristique et oeuvrerait à la maintenir de telle sorte qu’elle aurait voulu sortir de la nature et aurait refusé les conséquences dont la plus importante est l’engrenage du changement. Elle a brisé les mécanismes qui l’enserraient dans un tout donné et lui assuraient une particularité. Maintenant c’est elle qui doit réaliser cela et doit le faire contre elle-même puisque c’est elle qui est le point de départ de toute perturbation. La guerre est alors guerre de l’espèce contre elle-même, sous l’apparence de conflits de communauté contre communauté afin de maintenir un acquis intangible.

 

 

            Cette façon d’aborder la question explique les différents hypostases qu’on trouve chez P. Clastres, tout particulièrement l’État. Nous l’avons vu, à quelque moment historique qu’il raisonne, il parle indifféremment d’État. Comme tant d’autres, il ne vise en fait, en lâchant ce mot, qu’une réalité : celle de la première forme d’État.

 

 

            Plus généralement, le mode d’exposer de P. Clastres est tel qu’il semble le plus souvent que les hommes et les femmes aient eu, dès le début, le projet de sortir de la nature. Or, il nous semble au contraire que c’est leur pratique qui les a conduit, à la suite d’un procès assez long, à une telle situation. Ils durent alors élaborer des représentations pour comprendre ce qui leur était advenu, pour se rebeller contre le résultat de leur activité antérieure ou pour la justifier. Toutefois, les représentations n’ont jamais la parenté que nous leur attribuons ici, ne serait-ce que parce que celles qui nous sont parvenues résultèrent d’un compromis comme nous le montrerons dans le chapitre sur le devenir hors nature.

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