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ÉPILOGUE AU MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE l848

 

Prémisses

 

Avant tout, il nous faut délimiter le domaine de validité de ce que nous exposons dans le texte qui suit.

 

l. Ιl recèle une certaine ambiguïté parce que, d’une part, il relève de la rubrique Gloses en marge d’une réalité dans la mesure où il s’agit de ce monde en place, et parce que, d’autre part, il se préoccupe d’une dynamique de sortie de celui-ci puisqu’il se propose de préciser la situation de notre phylum actuel qui est issu du mouvement dont le Manifeste du Parti Communiste de l848 témoigna l’existence de façon éclatante.

 

2. L’exposé concernant les évènements actuels présupposerait une étude en profondeur des diverses formes phénoménologiques du capital. Elle est en cours d’exécution afin de pouvoir rédiger le chapitre Le capital pour Émergence de Homo Gemeinwesen, mais elle n’a pas été portée à bout. Ιl est donc clair que nous serons amenés à apporter des modifications, des retouches à ce que nous avançons ici, une fois que cette étude aura été achevée.

 

Cet exposé réclamerait également une analyse des divers mouvements qui s’opposèrent au devenir du capital particulièrement au cours de ce siècle et ce jusqu’à la phase finale de la disparition quasi totale de toute organisation révolutionnaire. Ceci sera effectué dans le chapitre « Les réactions au devenir du capital »[1].

 

3. Le texte que nous présentons est le résultat d’une synthèse de divers travaux parus dans Invariance depuis 1972[2] en même temps qu’il est une explicitation et un développement de certaines affirmations effectuées dans Émergence et dissolution, n° Spécial de décembre l989.

 

 

Qu’est ce qui est posé dans le Manifeste du Parti Communiste de l848?

 

Ιl nous faut cerner ce que K. Marx et F. Engels et, à travers eux, toute une génération d’opposants au devenir du capital, ont proposé dans ce Manifeste afin de déterminer la discontinuité qu’ils ont pu dévoiler, revendiquer. Pour cela extrayons du Manifeste les affirmations qui nous semblent essentielles.

 

l. « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. »

 

Les communistes doivent opposer « au conte du spectre communiste un Manifeste du Parti lui-même. », éd. Sociales, 1962, p. 20.

 

Ceci implique que le communisme en tant que représentation ainsi que le parti existent déjà en 1848. En ce qui concerne ce dernier, on doit le consirer dans sa dimension historique plus que dans sa dimension formelle. Quant au communisme nous essaierons de déterminer en quoi le Manifeste expose une représentation nouvelle.

 

2. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. » p. 2l.

 

Suit un exposé rapide de celle-ci, une présentation de la Bourgeoisie, puis une caractérisation de l’État représentatif moderne : « Le gouvernement moderne n’est qu’un comiqui re les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière. » p. 24.

 

3. « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. » p. 24.

 

Elle a une action profanatrice en faisant triompher partout les mécanismes mercantiles, en nénéralisant le salariat.

 

« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc les rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles anrieures, la condition première de leur existence. Le bouleversement continuel de la production, le constant ébranlement de toutes les conditions sociales, l’insécurité et le mouvement perpétuel distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. » (p. 25).

La bourgeoisie est donc liée au procès révolution.

 

4. Ιl y a une relation entre le développement de la bourgeoisie et l’extension du marché mondial d’où un caractère cosmopolite de la production et de la consommation, ce qui provoque la perte de bases nationales, la tendance à éliminer la nation. En effet le mouvement de dépassement de l’étroitesse et de l’isolement conduit à engendrer « une interdépendance universelle des nations. » (p. 26).

 

5. La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Ceci est présenté comme un fait positif parce que la vie des champs abrutit et qu’il y a une étroitesse des paysans, etc.

 

Cette affirmation est en continui avec ce que pose la représentation bourgeoise.

 

6. « ... les moyens de production et d’échange, sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoisie, furent créés à l’intérieur de la société féodale. » (p. 28).

On aura un phénomène analogue pour le mode de production qui doit succéder à celui actuel (il n’est pas parlé de capitalisme).

 

« Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionne lexistence de la bourgeoisie et sa domination. » (p. 28).

 

D’où le problème des crises qui « menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. » (p. 28).

 

« Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. » (p. 29).

 

« Les armes dont la bourgeoisie s’est servi pour abattre la féodalité se retournent contre la bourgeoisie elle-même. » (p. 29).

 

Cette dernière affirmation a justifié ultérieurement une théorie du passage pacifique du capitalisme au socialisme. Cela n’empêche pas qu’elle contienne une certaine véracité en ce sens qu’effectivement le développement du capital a éliminé la bourgeoisie.

 

Ici s’affirme un principe de continuité entre ce que réalisa la bourgeoisie et ce que devra réaliser le prolétariat. Ceci est au fait que l’on raisonne sur le développement des forces productives et que le passage du « système bourgeois » au communisme est envisagé en tant que problème de propriété. Bien qu’il y ait une ambiguïté à ce sujet. « L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme. » (p. 38).

 

« En ce sens les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : aboliton de la propriété privée. » (p. 38). Mais dans ce cas cette dernière désigne le « mode de production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classe. » (p. 38).

 

Ce qui explique l’affirmation précédente : « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. » (p. 38).

 

« La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété. » (p. 45).

 

Cette importance accordée au phénomène de la propriété fait que la solution proposée, le communisme, est déterminée par celle-ci car cela implique la mise en commun, autrement dit la reconstition d’un tout à partir des composants séparés. La communauté qui implique la préexistence du tout, n’est pas posée.

 

7. « Elle [la bourgeoisie, n.d.r.] ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. » (p. 35).

 

La bourgeoisie aurait donc déjà épuisé ses possiblités. À relier avec le fait que la bourgeoisie peut être éliminée par le mouvement des forces productives c’est-à-dire par le capital.

 

Marx et Engels visent le développement du paupérisme. Ceci se vérifie à l’heure actuelle avec l’accroissement énorme du nombre de chômeurs ce qui fait qu’on a un autre prolétariat qui vit aux dépens de la société comme celui de l’antiquité : développement de l’assistanat, de la dépendance. On doit tenir compte aussi que le système capitaliste peut les abandonner totalement, les sacrifier, sans avoir besoin de passer par la guerre.

 

Nous devons noter l’ambiguïté : on reste encore sur le vieux terrain de l’économie politique : problème de la richesse comme dans la citation précédente. Cependant le protagoniste réel tend à être individualisé : « Lexistence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du capital. » (p. 35).

 

Le développement économique est perçu comme se faisant en faveur d’une classe et, réciproquement, le développement de la classe bourgeoise permet celui du capital.

 

8. « … la société a trop de civilisation, trop de moyen de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. » (p. 29).

 

Ceci est important pour le débat ultérieur sur la nécessité d’un développement des forces productives pour que la révolution communiste soit possible.

 

On doit ajouter qu’ici s’exprime une anticipation. En effet ceci ne sera pleinement effectif que bien plus tard à l’échelle mondiale. En outre ce sur-développement n’était perçu que par une infime minorité. Les auteurs du Manifeste eux-mêmes ne restèrent pas au niveau de ce qui apparait donc comme un anticipation mais qui, intégré dans le devenir total de l’espèce, se présente en fait comme un simple diagnostic.

 

Cependant cette situation n’est valable qu’en Europe occidentale où la situation est donc mûre pour la révolution communiste. D’où la question : le reste du monde ne risque-t-il pas d’asphyxier la nouvelle société qui pourrait surgir d’une telle révolution ? Elle sera effectivement posée par Marx dans le début des années 50.

 

9. « Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort : elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. » (p. 29).

 

Cette affirmation doit être mise en relation avec cette autre : « la condition d’existence du capital, c’est le salariat. » (p. 35).

 

Ensuite est indiqué qui est le véritable producteur de ces hommes : « À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. » (p. 29).

 

Toutefois il y a déjà perception d’une certaine limite. « Ιl [le travailleur, n.d.r.] devient un simple accessoire de la machine de qui on ne réclame que l’opération (Handgriff) la plus simple, la plus monotone ainsi que la plus facile à apprendre. » (p. 29).

 

« Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplan par celui des femmes et des enfants. » (p. 30). Ceci fut la phase en domination formelle du capital sur la société. De nos jours il y a une substitution plus radicale avec l’invasion des robots, ce qui réalise l’automation que Marx lui-même analysa[3].

 

On doit mettre ceci en corrélation avec la caractéristique fondamentale du capital : « Le capital est un produit de nature communautaire (gemeinschaftliches) et ne peut être donc mis en mouvement que par l’activité commune de beaucoup de membres, et même, en dernière analyse, que par l’activité commune de tous les membres de la société. » (p. 39).

 

Ici se trouve en germe la formulation théorique que nous proposâmes dans les années 70 concernant la classe universelle. On la retrouve également dans cette autre affirmation : « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. » (p. 34).

 

« Le capital n’est donc pas une puissance personnelle, mais une puissance sociale. » (p. 39).

 

10. « Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. » (p. 32).

 

On doit noter que ce qui est posé en premier c’est le communisme et le parti communiste, ce qui montre bien l’importance de cette forme d’organisation[4].

 

11. « De toutes les classes qui, à l’heure actuelle, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment volutionnaire. » (p. 33).

 

12. « Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne : ils ont à détruire toute garantie, toute sécurité antérieur. » (p. 34).

 

« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. »

 

13. « Les communistes ne se distinguent des autres partis prolétariens que dans la mesure où, d’une part, dans les différentes luttes nationales, ils mettent en avant et font valoir les inrêts communs au prolétariat et indépendants de la nationalité et où, d’autre part, dans les difrentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. » (p. 37).

 

Pour effectuer cela il faut un acte de réflexivi qui n’est pas possible sans l’existence du parti, base médiatrice et férentielle.

 

Ceci est en relation avec le dépassement de l’opposition national international et en rapport également avec la citation précédente ainsi qu’avec l’injonction : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous. ». Cela nous conduit à insister à nouveau sur la dimension anticipatrice, dans la mesure οù le phénomène national était au début de son affirmation à l’échelle mondiale.

 

14. « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés οu découverts par tel οu tel réformateur du monde.

 

« Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. » (p. 38).

 

« La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété ; rien d’étonnant si dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles. » (p. 45).

 

Mais il a été indiqué que la révolution bourgeoise a opéré de même. Ιl n’y a pas de prise de position bien définie vis-à-vis des vérités éternelles si ce n’est l’affirmation d’un relativisme historique. Cependant il y a tout de même une rupture nette avec les représentations antérieures, avec le rejet de l’individualisme et du culte des grands hommes.

 

15. « Est-il besoin d"une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience change avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale.

Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. » (p. 44).

 

16. « Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. » (p. 45).

 

Cette dernière mesure programmatique est un peu en contradiction avec ce qui est rapporté en 8. Elle servira de justification à la théorie de la construction du socialisme. En outre la révolution est conçue comme un phénomène d’appropriation et c’est donc la propriété qui est placée au premier plan.

 

17. « Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe. » (p. 46).

 

« ... la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la mocratie. » (p. 45).

 

« Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu con­quérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dominante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. » (p. 43).

 

Ιl est évident que la conquête du pouvoir politique peut aller de pair avec la conquête de la démocratie. Ceci est en contradiction avec ce qui est affirmé dans les oeuvres de jeunesse de Marx au sujet de l’émancipation radicale ainsi qu’avec le dépassement de la démocratie, mais en continuité avec l’affirmation que la révolution communiste est une volution politique à âme sociale.

 

Ici on peut dire que le mouvement réel du prolétariat a réalisé les objectifs du Manifeste : le prolétariat est bien devenu classe dominante, la nation, mais ce fut le moment du passage de la domination formelle du capital sur la société à sa domination réelle.

 

18. « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association οù le libre veloppement de chacun est la condition du libre veloppement de tous. » (p. 46).

 

S’il y a association c’est qu’il y a réunion, le mouvement se fait donc à partir de ce qui fut séparé, ce qui encore une fois escamote la communauté. En outre, il n’y a pas dépassement du con­cept de liberté, alors qu’ailleurs Marx montrera quel est son ritable contenu capitaliste (il est lié au phénomène de séparation) et dénoncera son contenu mystificateur.

 

Le devenir au communisme est conçu au travers de deux mouvements contigus : le mouvement social-économique en rapport à celui des forces productives et un mouvement individuel (les révolutionnaires voulaient se défendre contre l’accusation de vouloir sacrifier les individus) : « toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés. » (p. 46). Or il faut concevoir un mouvement global, unitaire et en liaison avec la nature.

 

19. Le Manifeste expose un programme immédiat, c’est-à-dire un ensemble de mesures à prendre immédiatement après la prise du pοuvoir. Le programme prit de plus en plus d’importance par la suite au sein du mouvement prolétarien. C’est donc surtout l’existence même d’un programme qu’il s’agit donc de noter plutôt que son contenu. On constate que ce dernier est déterminé par le problème de la propriété. Encore une fois c’est compatible avec le concept de communisme, mais c’est insuffisant. Régler le problème de la propriété implique la nécessité d’un Etat et d’un pouvoir politique qui, ici, sera le « pouvoir organisé d’une classe » pour détruire les « conditions de l’antagonisme des classes », ce qui permettra au prolétariat de détruire « sa propre domination de classe. » (p. 46).

 

En conclusion : vision d’une volution immédiate, ce qui explique un certain escamotage de la puissance des forces féodales et une analyse des antagonismes de classes qui ne tient compte que de deux, donc escamotage de celle des propriétaires fonciers. On a là une anticipation sur un devenir. On doit noter que la bourgeoisie n’est au pouvoir que depuis quelques années (Pays-Bas, Angleterre, France surtout) et que donc le mouvement du capital qu’elle impulse est seulement à son début. Autrement dit la bourgeoisie aurait accompli sa mission : assurer un essor des forces productives en brisant les divers verrous qui s’opposaient à celui-ci. Mais elle le fait au travers d’une nouvelle forme d’exploitation des hommes et des femmes. Ιl faut que le prolétariat mette ces forces productives au service de l’humanité. C’est dans la fin de l’exploitation que s’exprime en définitive la discontinuité fondamentale que le Manifeste expose. Ceci, lié à l’affirmation que les conditions de vie matérielle des hommes et des femmes conditionnent tous les aspects de leur vie, fonde la justification de la révolution, sa nécessité, ainsi que la solution aux diverses questions posées par la philosophie, la politique, l’économie, etc.

 

Ce rapport aux forces productives permet de comprendre pourquoi y a-t-il importance de la propriété et qu’il soit encore fait mention de la richesse. Cela exprime bien le caractère de révolution devant se dérouler au sein de la phase de domination formelle du capital sur la société : le capital est encore possédé par les hommes, la classe est déterminante, etc.

 

Le moment historique décrit par le Manifeste est celui οù il y a contestation pour la direction du développement des forces productives. La dissolution du féodalisme due justement à ces dernières pose deux possibilités : domination bourgeoise avec prolongement de l’exploitation ; domination prolétarienne et fin de cette dernière.

 

Cela explique aussi que ce qui succède à la société bourgeoise est décrit en grande partie à partir du pôle de l’individualité.

 

Le procès historique de l848 à l945 : période de la révolution communiste en domination formelle du capital sur la société.

 

De l’analyse du contenu du Manifeste il ressort qu’il s’y affirme une certaine anticipation due au phénomène révolutionnaire en acte dans toute l’Europe et qui allait atteindre son paroxysme au cours de la même année dans la plus grande partie de ce continent. Le prolétariat y est posé en tant que classe devant résoudre le problème de la dissolution de la société féodale οu, tout plus, ceux liés à l’affirmation d’une société bourgeoise très récente : domination formelle du capital. Ιl est présenté en tant qu’antagoniste de la bourgeoisie pour diriger la société dans une autre voie que celle de l’exploitation, pour contrôler le développement des forces productives. De ce fait on a en quelque sorte escamotage de certaines questions tout particulièrement celle de la lutte contre les résidus du féodalisme, celle des nations. En outre le Manifeste ne concerne que l’Europe avec, tout au plus, sa transcroissance : les USA.

 

Si le thème fondamental du Manifeste est celui de la lutte des classes, son corollaire est la nécessité de l’union de la classe prolétarienne pour surmonter la concurrence qu’impose le mouvement du capital. Le parti apparait comme l’organe essentiel exprimant et favorisant cette union et l’on doit noter qu’il est considéré en 1848 comme un parti mondial (du monde où le capital se développe activement). La question de l’Internationale ne se pose pas. En outre il n’y a pas de dichotomie entre un but maximum : le communisme, un but minimum : l’amélioration des conditions de vie des prolétaires qui implique la lutte contre l’exploitation par la classe bourgeoise. Le mouvement d’unification se fait par le refus de la concurrence, la résistance aux pressions de la classe adverse et donc au travers de la formation du parti. On trouve à la fin du Μanifeste l’exposé d’un programme immédiat, minimum, certes, mais il n’est pas posé séparément du but final qui pourrait être inclus dans un programme maximum. Donc, encore une fois, il n’y a aucune dichotomie telle que celle que soulèvera Bernstein entre le but et le mouvement. C’est pourquoi est-ce en 1848 que se manifeste le maximum du potentiel révolutionnaire de la classe.

 

Pour comprendre le fait que le mouvement prolétarien au travers des divers groupements réflexifs qu’il produisit ne demeura pas au niveau de cette anticipation et qu’il ne la déploya pas, en dehors de quelques approches, travaux isolés, il nous faut tenir compte de divers phénomènes : la répression, l’émigration, la concurrence, la dynamique même du capital (problème de l’égalisation du taux de profit – rapport à l’instauration d’unités capitalistes dans des zones extérieures à l’Europe) qui entretient la concurrence entre les prolétaires à l’échelle mondiale, épuisement dans une lutte contre les restes de féodalisme d’où la revalorisation du nationalisme, de la démocratie entraînant la perte des limites entre bourgeoisie et prolétariat, et la disparition de toute possibilité de se poser en tant qu’alternative. Enfin, et ceci est lié étroitement avec tout ce qui précède, l’influence de la science et de la culture dans son ample acceptation qui, posées en tant qu’invariants valables pour tous les temps (au moins, en ce qui concerne la première, à partir de son émergence posée comme une nécessité inéluctable pour le devenir humain) et pour toutes les femmes et tous les hommes, inhibèrent le déploiement d’une reflexion en profondeur. Celle-ci aurait permis de situer la question de la domination des hommes sur les femmes – en grande partie escamotée – ainsi que celle de la séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature qui est à peine abordée en prévilégiant d’ailleurs la première aux dépens de la seconde. Autrement dit on a une affirmation de rupture avec un phénomène en acte, mais non avec toutes ses présuppositions. Or pour pouvoir fonder un mouvement de vaste ampleur et présenter une perspective autre que celle offerte par la société en place, il faut non seulement se positionner par rapport à l’immédiat mais également vis-à-vis de tout ce qui a engendré celui-ci. Voilà pourquoi nous avons souvent dit qu’il ne fallait pas s’enfermer dans (se limiter à) l’opposition capitalisme-communisme pour déterminer notre investigation théorique et notre praxis.

 

Certes on ne peut pas reprocher aux auteurs et aux propagateurs du Manifeste les faiblesses οu insuffisances ci-dessus signalées. En effet dans ce texte il y avait la prise en considération d’un procès qu’il fallait à la fois développer et expliciter. A partir de là il aurait été possible que se déploie une œuvre d’approfondissement et de clarification. Or, nous le répétons, ceci ne se réalisa pas : il n’y eut pas réellement un approfondissement en restant au niveau de l’anticipation que nous avons indiquée. En outre, il y eut même recul par rapport à ce que posa l’œuvre théorique de Marx par exemple, comme le fit d’ailleurs remarquer R. Luxembourg, à la fin du siècle dernier.

 

Ce nοn déploiement est en définitive lié au problème de l’intervention qu’on peut relier d’ailleurs à celui de l’immédiatisme. En effet on a souvent tendance à penser, particulièrement en Occident, que nous devons intervenir pour accélerer un processus, pour améliorer son fonctionnement (ceci est en quelque sorte un corollaire de la transformation de tout inné en acquis qui amplifie la dimension « manipulatrice » de l’espèce). Dans le cas du mouvement prolétarien le défaut de réflexion au sujet du devenir en cours et la volonté d’obtenir un résultat immédiat conduisit souvent à vοuloir intervenir même quand les conditions n’étaient pas favorables οu bien à hypothéquer les chances de succès futur du mouvement révolutionnaire pour obtenir un avantage rapide. Cependant on eut également, particulièrement de la part de Marx, une réflexion au sujet des moments de recul et des moments où il était possible de passer à l’offensive, donc d’entreprendre l’assaut révolutionnaire.

 

En ce qui concerne le repli, le gros danger c’est qu’il se fit le plus souvent sur la base nationale, en utilisant les mécanismes démocratiques. En outre il impliquait un renversement de perspectives fort dangereux : le prolétariat ne lutte plus directement contre le capital, mais il tend par sa praxis à favoriser son développement parce que cela a pour conséquence son propre accroissement. Ceci est valable même si le prolétariat n’est pas numériquement parlant suffisant pour que son action ait un impact donné. En effet théoriquement il est posé qu’il faille être partisan de tout ce qui peut renforcer le développement du capital.

 

Déterminer le moment où l’intervention devient à nouveau possible impliqua une étude importante de ce dernier, ce que firent Marx et certains de ses successeurs. Ainsi la nécessité de prévoir aurait conduire à effectuer l’approfondissement dont il a été question.

 

Tout à fait connexe apparait la question du maintien de la continuité de la lutte, d’οù la thématique du parti historique et du parti formel (contingent) et la nécessité du refus d’un situationnisme en quelque sorte. En réalité il s’agissait d’édifier un pôle réflexif qui n’est pas obligatoirement formé d’un simple regroupement d’intellectuels, mais est une minorité d’hommes et de femmes d’origines diverses.

 

Pour en revenir au procès historique allant de 1848 à 1945, nous pensons que le centre de toutes les questions est constitué par le problème de la nation. Nous l’avons déjà abordé au travers de l’étude historique du mouvement prolétarien, de celle de la mystification démocratique, du développement du capital. Nous y revenons en nous polarisant plus sur le phénomène national afin d’expliciter au maximum la totalité du devenir du mouvement prolétarien, donc l’échec du mouvement d’instauration du communisme, ce que nous considérons comme un enrayement du devenir à la communauté.

 

Deux éléments fondent la nation :

 

Un élément politique : délimitation par rapport au système féodal et même préféodal. C’est fondamentalement avec la révolution française que le phénomène nation se pose. Avant on parle de royaume, de principauté, duché (pour l’aire occidentale) de khalifat, d’émirat, de sultanat, de khanat, etc.(dans les autres aires). Ces dénominations font ressortir l’importance de l’unité supérieure et le fait qu’on a affaire à un État de la première forme. Pour que naisse la nation il faudra un mouvement de paration par rapport à l’unité surieure.

 

C’est ici que se pose l’ambigté-dualide la lutte contre le féodalisme du fait que ce que l’on dénomme ainsi participe de deux réalités : 1° la fonciarisation et le déploiement de la totali multiplici qui constituent le féodalisme proprement dit, l’instauration d’une uni surieure incarnée dans le roi οu l’empereur et qui constitue la monarchie absolue, forme de fonciarisation convergeant avec le mode de production asiatique. Voilà pourquoi il y a souvent contradiction dans les exposés concernant le féodalisme entre les affirmations sur son localisme et sur son universalisme. De même il y a ambig parce qu’au cours de la lutte de la classe bourgeoise contre l’État en place il n’y a jamais clarification précise des objectifs. Cependant la tendance sera – comme c’est indiqué dans le Manifeste – à détruire le localisme, les barrières à l’intérieur des royaumes, empires etc. En même temps les bourgeois opposent um autre universalisme fondé sur une abstraction : l’homme abstrait à la base de l’humanisme, en tenant compte que pour réaliser cette dernière il faut une médiation : la raison qui est aussi une abstraction. Plus préciment l’humanisme implique que ce qui est déterminant ce n’est pas un homme, comme avec lunisupérieure et le système hiérachique, mais ce sont les hommes qui ont en commun la raison. On a toutefois un compromis avec l’ancienne représentation : le culte des grands hommes comme dans la Grèce antique ; d’où une limitation dans la lutte contre la hiérarchie.

 

Voilà pourquoi dès que la nation se pose clairement et nettement, on constate que s’affirme un universalisme qui sera la justification de son expansionnisme : la nation française et le mythe de la grande nation[5] et sa conquence le chauvinisme révolutionnaire qui veut tout absorber et nie les difrences.

 

Le deuxième élément restructure tout : la formation du marché inrieur, moment d’accession du capital à la domination formelle sur la société qui s’effectue dans un cadre foncier (une portion de terre, un pays) ; on peut dire qu’elle s’effectue du le foncier, avec un référent humano-féminin. Ceci se fait en brisant les barrières, les limites internes d’un pays donné parce que le capital détruit toute fixation, tout ce qui freine son procès. Il est clair que cela vaut à une échelle plus vaste que le pays où le capital s’implante ; mais ce n’est que dans celui-ci que, historiquement parlant, il trouve pour la première fois les conditions favorables à son accession à la domination. C’est en Angleterre que le phénomène s’impose. Dans une certaine mesure on peut consirer qu’il y a là comme un recul dans l’expansion du capital car, dans une phase anrieure, la phase mercantiliste, il se déploie dans un cadre plus large comme dans le cas de l’Angleterre elle-même et des Pays-Bas. Ces deux pays apparaissent comme des centres de domination, de concentration du capital sous sa forme marchande[6], ce qui permet au cadre de la monarchie absolue, dans le cas de l’Angleterre, de pouvoir persister. Toutefois il ne faut pas oublier que le développement du mercantilisme est une présupposition essentielle pour celui du capitalisme.

 

En revanche en France où les provinces avaient une forte autonomie, où il y avait des groupes ethniques avec une culture propre persistante (en particulier la langue) et un devenir historique différencié (Provence, Languedoc formant l’Occitanie, Bretagne, Alsace, Bourgogne, etc) le phénomène nation prend sa dimension propre et sa virulence. C’est la forme institutionnelle qui peut regrouper ce qui a été séparé mais c’est aussi celle qui peut éliminer les particularités et faire triompher une forme abstraite.

 

A partir de ce moment le phénomène nation devient paradigmatique et l’on réécrit l’histoire en fonction de celle-ci ; de telle sorte que l’on considère qu’il y a nation même dans l’antiquité et dans les zones où le mouvement de la valeur n’est pas déterminant. Or, il est vrai qu’en fonction d’un stade final on peut dire que tel groupement humain constitue depuis des siècles une nation. Mais c’est alors postuler l’éternité du capital. C’est pourquoi il est préférable de parler de race οu d’ethnie quand il s’agit d’un groupement d’hommes et de femmes présentant une certaine homogénéité qui se dénote en particulier au travers d’une langue, d’une religion, de traditions communes mais qui n’est pas organisé, structuré par un marché intérieur.

 

Une race, une ethnie c’est un groupement d’hommes et de femmes apparaissant comme étant en adéquation avec une zone géographique bien déterminée ; groupement qui peut plus οu moins être isolé οu s’isoler du reste de l’espèce. C’est un phénomène qu’οn doit mettre en rapport avec celui de la cladisation dont nous avons parlé au début de notre étude, Émergence de Homo Gemeinwesen. Ces données purement ambiantales peuvent s’accompagner de facteurs sociaux ; certains groupements sont le résultat de luttes entre divers groupements plus vastes. Ainsi dans le cas des Balkans la grande fragmentation doit être mise en relation avec le fait que dans cette zone géographique on a un affrontement équilibré entre l’aire occidentale et l’aire islamique, puis ensuite, quand cette dernière s’est affaiblie, l’aire russe.

 

Tous les phénomènes qui unissent, qui accroissent la cohésion d’un groupement humain-féminin sont considérés comme des facteurs déterminant la nation. Nous avons vu l’origine, la langue, la religion, nous pouvons ajouter le droit. Toutefois ce dernier ne peut être que le droit romain modifié par le développement du capital qui s’impose aux dépens des droits coutumiers de diverses régions. Ce qui fait ressortir encore une fois que la nation dérive d’un procès et ne peut pas être considérée comme une donnée originelle existant de toute éternité (éternité de l’espèce). C’est ici qu’intervient également l’État appelé l’État-nation. Celui-ci apparaît en tant qu’organe unificateur, mais c’est l’État médiatisé par le mouvement de la valeur et qui tend à être conquis par le capital. Dans un premier temps il peut avoir une détermination communautaire, apparaître comme un organe de la nation affirmée en tant que communauté. Mais c’est quelque chose d’illusoire et la lutte de classes fait éclater la mystification. Toutefois au sein du cycle bourgeois cet État représente bien la nation. Et le fait de parler d’État-nation implique le moment où la bourgeoisie s’est emparée de l’État, mais où ce n’est pas encore le capital qui domine pleinement. LÉtat va être réellement conquis par ce dernier au travers de la réalisation du marché intérieur favorisé par l’action de l’État-nation.

 

L’affirmation de ce dernier s’est faite en particulier contre ce qu’on a appelé les États plurinationaux comme l’Empire austro-hongrois οu l’empire ottoman. Or ces États sont du type de la première forme, avec triomphe de l’unité supérieure. À ce sujet, il convient d’indiquer qu’ici se manifeste la tendance à l’unification, tendance contraire à celle de la cladisation dont il a été question plus haut. En outre il a existé de tels empires où il n’y avait pas une oppression importante de l’État sur les divers groupements humains qu’abusivement on appelle nations. Ainsi l’empire perse a certes conquis de vastes territoires, soumis des populations diverses (il commit également, dans certains cas, de grands massacres), mais il y eut conservation des caractères des diverses communautés qui étaient englobées. Ιl y eut tendance à intégrer le mouvement de la valeur, à essayer de le faire fonctionner en tant que mécanisme d’union des diverses parties de l’empire.

 

De ce fait l’empire perse est très différent de l’empire romain car dans ce cas l’État apparait comme un agent d’homogénéisation. Cependant c’est un État médiatisé par la valeur où finalement l’unité supérieure parvient à nouveau à s’imposer (opérant par là une convergence avec l’État chinois). Dans une certaine mesure la nation était en train de se constituer grâce à l’élimination de tous les particularismes au travers de la mise en place d’un certain marché intérieur.

 

La dissolution de l’empire romain ne conduisit pas à la formation de nations parce qu’en fait les divers groupements humains qui se rebellèrent contre l’autorité romaine, contre le mode de production esclavagiste, refusèrent le mouvement de la valeur et tentèrent de réinstaurer des pratiques communautaires.

 

Quand le mouvement de la valeur reprendra de l’importance et surtout quand le capital entrera dans sa phase de domination formelle sur la société, le procès de formation des nations pourra alors s’imposer. Celles-ci profiteront des phénomènes d’unification antérieurs, comme des phénomènes de résistance. Mais il n’est pas vrai qu’on eut immédiatement affirmation d’un phénomène national. L’Italie en est un exemple typique. Les divers États qui se forment au cours de ce qui est appelé le moyen-âge sont des États médiatisés par la valeur, mais ne sont pas des États nationaux. Ce sont des centres de domination du capital ; des centres qui vont favoriser dans une aire donnée la formation d’un marché qui tendra à remplir tout un espace défini ensuite comme nation à cause de divers facteurs qui concourent à réalier son unité, son homogénéité. Mais ceci n’aura lieu, en définitive, qu’à la fin du siècle dernier au travers d’une intégration, qui n’a jamais été parfaite, de toute la partie sud de l’Italie : le Mezzogiorno.

 

Ιl peut arriver que le marché intérieur ne parvienne pas à s’imposer dans une aire où les caractères unitaires d’un groupement d’hommes et de femmes s’imposent pourtant. C’est ce qui s’est produit pour l’Allemagne. Ce qui permit le surgissement d’un mouvement comme le pangermanisme. Voilà pourquoi également nous parlons d’aire allemande pour désigner l’Allemagne elle-même, mais aussi l’Autriche, une grande partie de la Suisse, la Hollande et d’autres territoires inclus dans divers pays limitrophes (l’Alsace et la Lorraine par exemple). On constate d’ailleurs que la nation dans ce cas tend à atteindre les limites de l’aire. L’agent causal de ce phénomène c’est le capital.

 

Insistons sur le fait que le pangermanisme n’est pas une idéologie purement capitaliste parce qu’en fait elle affirme la primauté d’une unité supérieure extra-capital ; mais elle put être utilisée par les bourgeois et donc par les agents de la mise en place de la domination du capital. En revanche le panslavisme est une idéologie totalement liée à l’unité supérieure, au tsarisme, c’est le pendant de la théorisation de Moscou troisième Rome.

 

On doit tenir compte également que le moment de constitution de la nation est celui de l’accession du capital à sa domination à partir du pôle foncier. Ιl a besoin d’un territoire pour s’imposer, s’enraciner en quelque sorte, si ce n’est pas matériellement au moins dans la représentation. Or, au départ les nations comprennent une importante paysannerie qui se comporta en défenseur ardent de ces dernières parce qu’en leur sein elle avait accédé à la propriété.

 

Pour faire cadrer les cas particuliers avec la théorie de la nation, on a mis au point le concept de nationalité qui désigne soit une nation en formation, soit le reliquat d’une nation. Mais alors il apparait bien qu’une nation peut opprimer des nationalités (cas de la France par exemple). C’est avec cette question des nationalités que le phénomène de la communauté s’imposait encore plus. Ιl ne fut affronté que dans une dynamique négative. Ainsi par R. Luxembourg : « Si les polonais des trois parties de la Pologne s’organisent selon le principe des nationalités pour la libération étatique de la Pologne, pourquoi les différentes nationalités d’Autriche n’agiraient-elles pas de la même façon, pourquoi les alsaciens ne s’organiseraient pas en commun avec les français, etc. ? En un mot, la porte serait grande ouverte aux luttes nationales et aux organisations nationales. À la place des organisations des travailleurs en fonction des données politiques et étatiques, on rendrait hommage au principe de l’organisation selon la nationalité, procédé qui tourne souvent mal dès le départ. À la place de programmes politiques conformes aux intérêts de classe, on élaborerait des programmes nationaux. Le sabotage d’État serait consacré dans son principe par une chaine de luttes nationales stériles. ».

 

On envisage toujours une organisation de lutte, de défense, on est donc toujours dans le négatif. Or ceci ne peut pas satisfaire les données immédiates du procès de vie. Ιl faut quelque chose qui intègre les deux.

 

Ceci posé revenons en arrière pour mieux considérer la question de la nation en rapport au prolétariat. Celui-ci opérait un dépassement des nations : les prolétaires n’ont pas de patrie. Que pouvait-il proposer comme forme de convivialité immédiate, le communisme étant posé en général comme une forme du futur ?

 

Nous avons vu la dimension d’anticipation du mouvement communiste en 1848 qui explique que le phénomène national ne fut pas réellement affronté. Ιl en est de même lors de la phase postérieure de contre-révolution lorsqu’il s’est agi de comprendre l’échec du mouvement révolutionnaire. En effet celui-ci fut surtout analysé d’un point de vue en quelque sorte militaire. L’échec fut mis en relation avec l’impossibilité qu’il y eut d’abattre le tsarisme considéré comme le verrou essentiel bloquant la révolution. L’importance des différentes nations fut évaluée d’après leur prise de position vis-à-vis du tsarisme (cf. particulièrement le cas de la Pologne). Mais il n’y eut pas une véritable analyse de ce qu’étaient réellement ces nations. Y avait-il réalisation d’un marché intérieur, quel était le degré de pénétration du capital dans ces groupements d’hommes et de femmes ? L’autre cause invoquée fut l’enraiement de la crise qui avait éclaté en 1847. La cohérence voulut qu’alors la préoccupation se dirigeât vers une étude du phénomène capital dans sa globalité, c’est ce que fit Marx.

 

Avec la formation de la première Internationale, on a une unification de la classe et le triomphe de l’union sur la concurrence. Toutes les organisations immédiates de la classe sont représentées : unions diverses, sociétés industrielles, associations de différents types. Ιl y avait un regroupement de l’ensemble de la classe ainsi que des intellectuels qui avaient pris partis pour elle.

 

Cette union deviendra ultérieurement un mythe qui fut fondement de multiples confusions, comme cela se produisit au sein de la II°et de la III°  Internationale ainsi que dans les partis ouvriers de diverses nations.

 

C’est à ce moment-là que s’imposa l’affrontement à divers universalismes. Ainsi celui de la grande nation développé par certains membres de la section française de l’A.I.T., du pangermanisme, du panslavisme, dont il a déjà été question. Ce que l’on constate c’est qu’il y a une délimitation insuffisante vis-à-vis des adeptes de ces divers universalismes. Ιl en est de même vis-à-vis du cosmopolitisme οu de l’humanisme, représentations à prétentions universelles produites par le mouvement bourgeois.

 

Ιl est clair que la faiblesse dans l’approche de toutes ces questions est liée au fait que la révolution était pensée comme un phénomène devant avoir lieu dans un proche avenir. En conséquence, on n’avait qu’une affirmation négative, un rejet, aucune affirmation positive importante, due également au refus de ne pas sombrer dans l’utopisme. Mais l’absence d’une représentation de ce que devait être la société future, de façon un peu tangible et ce en cohérence et continuité avec l’organisation de la classe qui tendait à réaliser cette société, fut un élément favorable pour que la nation s’impose en tant que communauté.

 

En outre la prise en considération de ces divers universalismes d’une part, et des affirmations nationales d’autre part, n’aurait pu déboucher sur une position solide que si on avait affronté la question de la formation de l’unité supérieure, celle de la diversité-multiplicité, etc, tous éléments autonomes issus de la dissolution de la communauté, de même que cela aurait dû renvoyer au problème du rapport de l’espèce à l’individu. Tout cela en tenant compte qu’il faut, lorsqu’on s’occupe d’un universel, se demander si dans celui-ci c’est surtout l’unité qui est posée essentielle, devenant valable pour tous en réalisant l’unité supérieure, οu bien si c’est l’universel comme un tout : l’univers posé en tant qu’unité.

 

Quoi qu’il en soit, le débat au sujet du rapport universel national se retrouvera souvent et ce jusqu’à aujourd’hui où il émerge du sein des discussions à propos de la disparition des nations et de la montée de l’homogénéisation.

 

Enfin un dernier élément qui explique une espèce de retenue dans le rejet total des nations réside dans le fait que durant la période de 1848 à 1870 les marxistes, tout particulièrement, considérèrent le mouvement de libération nationale comme un fait positif parce qu’il affaiblissait le féodalisme.

 

Lors de la guerre de 1870 il n’y a pas d’affirmation prolétarienne rompant radicalement avec la thématique nationale. La prise de positon de la classe ouvrière fut trop faible pour pouvoir empêcher la guerre οu pour produire un dépassement de celle-ci une fois déclenchée.

 

Après 1870 on a un repli dans le cadre de la nation et l’on a trois cas importants. Celui de la Pologne dont on considère l’indépendance nationale comme une nécessité parce qu’elle contribuerait à un affaiblissement du tsarisme ; la lutte contre ce dernier appa­raissant comme étant essentielle afin de lever le verrou bloquant le développement de la société bourgeoise. La justification est encore fournie par la nécessité d’abattre le féodalisme.

 

Le problème de la Russie, qui constitue notre second cas, dépasse le cadre de la nation. Ici il s’agit de savoir s’il sera possible d’accéder au communisme sans passer par l’étape du mode de production capitaliste, ce qui ne peut se réaliser que s’il y a un mouvement insurrectionnel qui concerne également l’Occident. Le problème du statut des divers groupements ethniques n’est pas posé.

 

Le troisième cas est celui de l’Irlande. En fait la question n’est pas essentiellement nationale car, en profondeur, il s’agit de l’opposition entre l’ensemble des communautés formant l’Irlande et le capital et ce depuis l’époque de Cromwell. En extrapolant on peut dire qu’avec diverses variantes ce conflit se perpétuera jusqu’à la fin du capitalisme.

 

En revenant à notre thème historique nous devons faire remarquer qu’en ce qui concerne Marx une certaine variation dans le mode d’affronter la question nationale s’impose. Ce n’est plus le féodalisme qu’il faut affaiblir mais la puissance du capitalisme anglais. En effet par suite de l’émigration des irlandais en Angleterre, où ils deviennent prolétaires, il y a un antagonisme dans ce dernier pays entre prolétaires irlandais et anglais. « Cet antagonisme constitue le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise en dépit de sa bonne organisation. C’est aussi le secret de la puissance persistante de la classe capitaliste, qui s’en rend parfaitement compte. » Lettre de Marx à S. Meyer et A. Vogt, avril 1870. En conséquence, Marx en arrive à penser qu’il ne peut pas y avoir un mouvement en Angleterre qui puisse favoriser l’émancipation irlandaise. En revanche, il pense qu’un fort mouvement irlandais, apte à remettre en cause la domination anglaise, pourrait être un facteur de crise importante en Angleterre et y favoriser les conditions de développement d’un mouvement communiste.

 

Enfin avant d’aborder les phénomènes post-1870 il convient d’insister sur les difficultés pour le prolétariat de fonder une communauté. Ιl ne peut pas le faire sur la base de sa propre réalité, sinon il sombre dans l’immédiatisme et dans l’exaltation de ce qu’il faut éliminer. Le prolétariat doit détruire la condition de prolétaire car, par là, il détruit également le capital. En effet ce qui fonde le prolétaire c’est le rapport d’exploitation, le fait que des hommes et des femmes doivent vendre leur force de travail. Celle-ci permettra la production de plusvaleur[7] cause de l’accroissement de capital. Or pour qu’ils soient obligés de vendre leur force de travail, il a fallu les contraindre à être dépendants du capital, à ne plus avoir de réalité concrète en dehors de leur rapport à ce dernier. Ils n’ont plus de rapport à la nature, ils sont déracinés. Donc une communauté ne pourrait s’édifier qu’en dehors du capital, en dehors du monde en place, sinon, pétons-le, elle est plus οu moins liée au capital qu’elle doit combattre.

 

La non reconnaissance de ce phénomène essentiel, et donc ce défaut de radicalité, va être la raison de la tombée du prolétariat dans la trappe du nationalisme. En conquence pour réagir contre ce dernier phénomène et en vertu des consirations exposées plus haut on comprend que Bordiga ait théorisé le parti en tant que préfiguration de la société communiste, ce que nous avons amplement exposé dans Origine et fonction de la forme parti, et que nous ayons, ulrieurement, affirmé la nécessité de quitter ce monde.

 

C’est avec la phase de recul, nous l’avons déjà dit, que le problème de la nation est à nouveau posé, et ceci surtout de la façοn suivante : comment renforcer le prolétariat en vue d’un heurt qu’on pense toujours proche (thème du réformisme volutionnaire) ? On est amené à penser qu’il fallait que la nation se constitue pour avoir un cadre de lutte, pour que se forme un prolétariat, puis à penser que le capitalisme doit amplement se développer afin de généraliser la condition de prolétaire. Ceci est en accord avec la théorie qu’il faut un développement des forces productives afin que le prolétariat soit engendré. Toutefois on aurait pu envisager cela dans le cadre international, car le capital, comme ce fut déjà affirmé dans le Manifeste, se déploie à l’échelle mondiale. On peut dire que dès le début il tend à nier les présupposés de la nation, toutes les données anciennes que cette dernière restructure, ce qui fonde la justification de tout le devenir de la domination bourgeoise. Mais il ne nie pas la nation en tant que moyen d’affirmation de son mouvement : la création du marché intérieur. En revanche dans une phase ultérieure, une fois qu’il s’est affirmé, il tend à dépasser tout cadre national, puis à le nier pour fonder le marché mondial qui n’a existé que de façon fragmentaire au cours de la période de domination de la valeur. Rappelons que le capital ne peut être lié à rien et qu’il instaure le procès de liration vis-à-vis du féodalisme comme vis-à-vis des formes bourgeoises de domination qui constituent le contenu de sa domination formelle à l’échelle sociale.

 

Ainsi nous pensons qu’en se repliant sur la nation on se mit dans un guépier. Que dit Engels ? « L’union internationale ne peut exister qu’entre les nations dont l’existence, l’autonomie et l’indépendance, en ce qui concerne les affaires intérieures, se trouvent donc incluses dans le terme même d’internationalisme. » (Engels à Lafargue, 20.06.1893).

 

« Le mouvement international du prolétariat n’est a priori pos­sible qu’entre nations indépendantes. » Engels à Kautsky, 07.02.1882.[8]

 

Certes on a encore un écho de l’antique position : « Ιl n’y a pas de nations, aujourd’hui surtout, il n’y a que des classes. » Jules Guesde.

 

Ce dernier faisait un très bon diagnostic, mais il aurait fallu montrer comment le prolétariat pouvait fonder une autre commu­nauté ; dans quelle mesure elle pouvait fonctionner comme une communauté englobante pour tous les prolétaires. En outre J. Guesde faisait une autre constation fort importante : « Les nations théoriquement parlant, sont une étape dans la voie de l’unité humaine. ». Dès lors il aurait fallu se poser la question de savoir comment les classes pouvaient réaliser une phase ultérieure dans la constitution de cette unité.

 

En ce qui concerne le refus de la nation, du nationalisme (peut-être plus du dernier que de la première) R. Luxembourg donna une contribution fort importante. En revanche on peut dire que l’ensemble du mouvement marxiste (de façon plus οu moins convergente on a un phénomène similaire au sein de l’anarchisme) va accepter le cadre national et va tendre à y intégrer le prolétariat. Mieux, préfigurant ce que théorisera le stalinisme jusqu’à la fin de son existence, il affirmera que c’est ce dernier qui doit affirmer la nation. « Dans plusieurs nations, le prolétariat est d’ores et déjà porteur du développement national. » Kautsky cité p. 126 du livre Les marxistes et la question nationale, Ed. Maspéro.

 

Ceci est lié à la théorisation au sujet de l’impuissance de la bourgeoisie : « La société bourgeoise n’a plus la force de supprimer les édifices les plus pourris, le sultan, le tsarisme, l’Autriche. Mais on ne saurait prévoir que nous trouverons la force de déblayer ces ruines... » V. Adler, in Les marxistes et la question nationale, p.44). Ultérieurement il sera posé que le prolétariat doit prendre la direction de la nation et réaliser ce qui n’a pas été accompli, comme le fit Ο. Bauer encore une fois bien avant les staliniens.

 

Nous n’insisterons pas sur cette position défendue par un grand nombre de socialistes, nous voulons seulement signaler que ceux-ci finalement tombaient dans le piège de la nation pour encore une autre raison : la non remise en cause de ce que nous dénommons le procès de connaissance qui se manifeste en particulier à travers la culture, l’art et la science. Ainsi une marxiste qui dénοnça l’idéologie nationale, l’importance des nations en Europe à la fin du XX° siècle, puisqu’elle écrivit en particulier ceci : « Cependant, un tel concept de « nation » est en fait l’une de ces catégories de l’idéologie bourgeoise que la théorie marxiste a soumises à une révision radicale en montrant que derrière un voile aussi mystérieux que le sont les concepts de « liberté bourgeoise », « égalité devant la loi », etc., se cache toujours un contenu historique précis. » (O.c., p. 194), affirmait également : « Mais notre prolétariat peut et doit combattre pour la défense de la nationalien tant que culture spirituelle spécifique, distincte qui a ses propres droits à l’existence et au développement. » (R.Luxnbourg, La question polonaise et le mouvement socialiste, in O.c., p. 182).

 

La gauche socialiste de Hollande, comme ensuite la gauche communiste de ce même pays, s’opposa au nationalisme et à la théorie de la nécessité d’intégrer le prolétariat dans la nation.

 

Pannekoeck qui avait vraiment une représentation internationaliste : « La révolution politique de l’Asie, la révolte de l’Inde, la rébellion du monde musulman, s’opposent à une grande extension du capitalisme européen et constituent pour lui une entrave décisive. », cité dans La gauche hollandaise, brochure du CCI, p. 7l, défendait la nécessité de la science pour le prolétariat.

 

Pour faire ressortir l’importance de cette question nationale dans le procès d’intégration du prolétariat, il convient de présenter sommairement les travaux de Ο. Bauer. Ils prouvent que ce qui était déterminant, et n’avait pas été abordé, était la nécessité de la communauté pour le prolétariat, communau qui ne pouvait pas être immédiate. On peut dire qu’en fait ceci ne fut réellement affronté, comme nous l’avons fait remarquer précédemment, qu’avec Bordiga affirmant : le parti est la préfiguration de la société communiste, ainsi que par nous-mêmes en 1961 avec l’étude Origine et fonction de la forme parti.

 

Ιl est curieux qu’Ο. Bauer trouve pour finir la nation une terminologie qui pourrait en premre approximation s’adapter correctement pour déterminer ce qu’est la Gemeinwesen ainsi que le rapport entre individu et Gemeinwesen.

 

« Ainsi, la nation ne représente pas, pour nous, un certain nombre d’individus liés entre eux d’une manière extrinque quelconque : mais elle existe plutôt dans chaque individu en tant qu’élément de son individuali propre, en tant que nationalité. » (cité dans Les marxistes et la question nationale, p. l5l).

 

« La nation n’est pas une somme d’individus : chaque individu est au contraire le produit de la nation ; qu’ils soient tous le produit de la même société fait d’eux une communauté. » (idem., p. 151).

 

« Stammler se trompe en croyant trouver la caractéristique constitutive des phénomènes sociaux dans la réglementation externe ; la nation nous montre clairement que le substrat de tous les phénomènes sociaux est la communau, c’est-à-dire le fait que la particularide l’individu est en même temps celle de tous les autres individus unis en une communauté, puisque le caractère de chaque individu, formé dans l’interaction constante avec l’ensemble des autres individus, le caractère individuel de chacun est le produit des mêmes forces sociales ; mais seule une réglementation externe rend possible la coopération des individus ainsi liés en une communauté, facilite la formation d’une société, le maintien de la communauté et la possibilité d’en créer une nouvelle. La réglementation externe est la forme de collaboration sociale des individus unis par la communauté. » (idem, p. 152).

 

       O. Bauer a mis la note suivante concernant ce passage :

« J’utilise les notions de communauté et de société dans un autre sens que Tönnies dans son excellent ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft, Leipzig, 1887. Je vois le fondement de la société dans la coopération des hommes sous une réglementation externe, et le fondement de la communauté, dans ce que l’individu est, d’après son être physique et mental, le produit d’innombrables interactions entre lui-même et les autres individus unis en une communauté, et est donc dans son caractère individuel, une manifestation du caractère collectif. Evidemment, la communauté ne peut naître qu’à la condition que soit donné le statut externe – au moins la langue, comme nous l’enseigne Stammler – et donc la société. D’autre part, la société présuppose à son tour la communauté du moins, comme l’a montré Max Adler, la communauté de la « conscience en général » ».

 

L’approche théorique est remarquable en tant que témoignage de l’essentialité du phénomène de la communauté en Allemagne à la fin du XIX° siècle et au début du XX°. Cependant elle exhibe également d’une part une méconnaissance des œuvres de jeunesse de Marx (accessibles seulement après 1920) et, d’autre part, une incompréhension en profondeur de ses œuvres parues avant cette date. En effet ces dernières contiennent tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’une théorie de la communauté. Les marxistes à la Bauer n’ont en fait perçu chez Marx que des données théoriques immédiates leur permettant une pénétration compréhensive dans les phénomènes sociaux de leur époque. En conséquence ils édifièrent une représentation en discontinuité avec celle de Marx. La citation précédente nous en fournit un exemple. En effet O. Bauer y considère la langue comme un statut externe. Pour Marx elle est son mode d’être.

 

         Cette représentation vise à poser la nation en tant que communauté idéale en laquelle il faut intégrer les ouvriers, ce qui constitue d’ailleurs la pleine réalisation de celle-ci. Elle s’élabora au moment où le capital tendait à détruire les fondements de la nation parce qu’ils constituaient des verrous faisant obstacle au déploiement de sa représentation. Elle anticipa sur la théorie stalinienne qui reprenait la position de Lénine au sujet de l’ouvrier qui doit faire ce que le bourgeois aurait dû faire en Russie, s’il avait existé. Ce faisant il y eut escamotage de la perspective fondamentale du saut du mode de production capitaliste ou de l’abréviation de sa durée, ce qui revenait à proner la révolution graduelle, par étapes, progressive. En conséquence la volonté de concilier le socialisme avec la nation dénotait, dans le meilleur des cas, l’illusion de pouvoir dominer le mouvement du capital.

 

Autrement dit la nation est conçue comme une communauimdiate où le prolétariat doit atteindre un certain développement avant que le socialisme ne puisse se réaliser. L’État est conçu comme un instrument de conciliation, mais aussi en tant qu’instrument d’éducation, d`intégration au travers de deux institutions l’école à tous les niveaux et l’armée[9].

 

Revenons à O. Bauer dont les positions anticipent celles du stalinisme confirmant bien le diagnostic de Bordiga pour qui ce dernier n’est qu’une variante de la social-démocratie.

 

Du fait de la recherche de racines, de la disparition des paysans, de la non remise en cause de la séparation d’avec la nature, la communauté est posée en antagonisme avec la nature : « Comprendre la constitution de la nation, de chaque nation séparément, comme une partie de la lutte de l’humanité avec la nature telle est la grande tâche que la méthode historique de Karl Marx nous a rendus capables d’assumer. » (idem, p. l47).

 

La référence à Marx n’est pas injustifiée dans la mesure où ce dernier eut une position assez ambiguë en ce qui concerne la nature et qu’il présenta souvent le devenir de l’espèce comme découlant d’un conflit avec cette dernière. Cette représentation antinature se parachève dans celle du capital qui est anti-homme dans la mesure où celui-ci participe encore à la nature. Autrement dit, l’espèce, grâce au capital, s’émancipe de la nature, mais celui-ci s’émancipe de l’espèce en la réduisant à un simulacre. C’est le conflit réel du capital avec cette dernière qui fonde en définitive la représentation conflictuelle avec la nature. Ιl n’y a d’affirmation possible que dans l’antagonisme. D’οù la débandade théorique actuelle du fait que le capital n’a plus d’antagoniste.

 

Ici, donc, O. Bauer est en continuité avec un certain comportement théorique de Marx ; ce qui contredit apparemment notre précédente affirmation. Cependant ce qui est essentiel c’est que cette mise en continuité s’effectue également avec toute la représentation du capital. Or Marx visait à en produire une qui fut en discontinuité avec cette dernière. Selon nous il faut porter à bout son projet et pour cela on doit éliminer tout ce qui participe à une représentation compatible voire fondatrice du devenir du capital. Par là s’affirme une continuité et une invariance.

 

Ensuite O. Bauer postule une éternisation de la nation : « Ainsi la nation cesse d’être pour nous cette chose rigide et devient un processus du devenir, déterminé dans son essence par les conditions dans lesquelles les hommes luttent pour leur subsistance et la conservation de l’espèce. » (p. 147).

 

« La nation apparaît donc comme une formation naturelle, tandis que l’État est un produit artificiel. » (Idem, p. 206).

 

Toutefois, il sauve aussi l’État puisqu’ensuite il écrit : « Si nous procédons scientifiquement, l’État est comme tout autre phénomène, produit naturel soumis à des lois [...]. Pour la science, la nation tout aussi bien que l’État sont des produits de la nature. » (Idem, p. 206).

 

Du moment que l’espèce humaine est un produit de la nature on en déduit que tout ce qu’elle produit est naturel, ce qui permet de tout escamoter. C’est la magie où tout est résorbé à l’origine ; mais demeure, bien apparente, la représentation fondée sur la séparation d’avec la nature posée comme ennemie.

 

Léternisation de la nation conduit à faire de celle-ci une entité transcendante posée en tant qu’unité supérieure, exprimant en définitive le maximum de la fonciarisation en ce sens que cette entité n’est sensible qu’à travers un pays bien déterminé. Ιl devient le démiurge qui permet l’élaboration d’un type d’hommes et de femmes, d’une culture particulière, etc. Ceci n’exclut pas l’État qui se présente soit comme le médiateur de réalisation de la transcendance, soit comme codétenteur de celle-ci, de telle sorte que l’un peut facilement se substituer à l’autre [10].

 

Pour en terminer avec Ο. Bauer dont l’oeuvre constitue une étape essentielle dans l’édification d’une représentation intégrative du prolétariat, opérant un compromis avec le capital et donc avec le mouvement qui le produisit, signalons que pour lui la classe se caractérise par une similitude de destin et non par une comrnunauté. Certes il est évident, comme nous l’avons indiqué, que le prolétariat ne pouvait pas revendiquer une communauté immédiate mais il pouvait tendre à réaliser une communauté de lutte pour un but défini où c’est celui-ci qui est déterminant : le parti en tant que préfiguration de la société communiste telle qu’elle était définie dans le programme.

 

La position de Lénine et des bolcheviks a enfin une importance considérable surtout à cause du vaste mouvement de libération des peuples coloniaux qui commence à se développer de façon menaçante pour l’Europe au début de ce siècle. Lénine est pour le droit des peuples à l’autodétermination. Ιl est là en continuité avec Marx, puisqu’il pense que l’indépendance nationale affaiblira les grandes unités étatiques dominantes à la fin du XIX° et au début du ΧΧ° siècle. D’autant plus qu’il ajoute : « ce qui nous intéresse avant tout et par-dessus tout, c’est la libre disposition du prolétariat à l’intérieur des nations ».

 

Le point de vue de Lénine est déterminé par la situation de la Russie où doit encore, selon la terminologie de l’époque se réaliser la révolution bourgeoise avec la perspective de la possibilité d’une transcroissance de cette dernière en révolution communiste.

 

Ce qu’il y a de plus important chez Lénine c’est qu’il est amené à mettre en évidence de façon parfois pas assez explicite que le phénomène d’intégration du prolétariat, soit dans son intentionnalité (c’est-à-dire en tant que but poursuivi par la plus grande partie de la social-démocratie) soit dans sa réalisation, s’accompagne d’un abandon total de la théorie de Marx sur l’État. En effet ce dernier n’est plus présenté pour ce qu’il est : un système de domination de la classe dominante, mais comme un organe de conciliation entre les classes, se plaçant, quasi autonome, toujours au-dessus d’elles. Ceci apparaît bien dans la théorie de l’État-nation, de l’État organe de cette dernière qui est posée en tant qu’unité transhistorique. Dans certains cas, on en arrive à poser que la nation a secrété un organe d’intervention qui lui permet de s’affirmer au sein des diverses nations. Ιl y a même possibilité de substitution réciproque de l’une par l’autre et le groupement humain se définit soit par l’État soit par la nation. Ce qui aboutit simultanément à placer le phénomène politique comme déterminant et dominant celui économique. Κ. Renner dans un texte de peu postérieur à la période que nous examinons exprime bien tout cela. « L’économie sert de plus en plus exclusivement la classe capitaliste, l’État par contre sert chaque fois plus le prolétariat. ».

 

« Le germe du socialisme se trouve déjà aujourd’hui dans toutes les institutions de l’État capitaliste." (Karl Renner, cité dans Les marxistes et la question nationale, p. 383).

 

Ιl nous faudra revenir sur l’œuvre de nine concernant l’État tant pour rappeler ses aspects positifs que ses insuffisances résidant principalement dans un manque d’analyse du rapport de l’État à la communauté. Nous l’avons exposé : l’État naît comme un exsudat de cette dernière ; il se manifeste comme un outil ; mais il tend à se poser lui-même comme communauté. Ceci s’impose à divers moments historiques et particulièrement lors de celui de la consolidation des nations. Ιl apparait comme une communauté assurant un procès de vie matériel, étant alors le couronnement du phénomène de fonciarisation, tandis qu’il permet, grâce à ses diverses institutions, l’érection de la nation au stade de principe transcendant facilitant le dépassement des divers particularismes.

 

Toute la phase de repli post-1870 – en dépit de la secousse liée au mouvement de 1905 – aboutit à ce que la majeure partie du prolétariat sombre dans l’Union sacrée en 1914. On l’a déjà dit, les causes de cette catastrophe sont multiples mais toutes peuvent se ramener au fait de l’intégration du prolétariat dans la nation, posée de façon plus οu moins explicite comme communauté. La mystification démocratique, la formation d’une aristocratie ouvrière – phénomène permettant de substituer la concurrence à l’union – etc., ont joué pour renforcer le phénomène d’intégration.

 

Les causes de la guerre de 1914-18 sont liées au problème du passage du capital de sa phase de domination formelle à sa phase de domination réelle sur la société dans toute l’aire euro-nordaméricaine. Cela impliquait l’élimination des vieilles structures étatiques tant en Europe centrale que dans l’aire slave, mais aussi et surtout la domestication du prolétariat et donc l’enrayement du procès de la révolution communiste.

 

La guerre de 1914-18 représente bien la crise catastrophique dont parla Marx. Elle aurait pu effectivement conduire à la fin du mode de production capitaliste. Dans une certaine mesure on peut dire qu’à l’échelle mondiale la crise qui éclate en 1914 ne se termine que de nos jours avec la réalisation à la même échelle de la domination réelle du capital sur la société.

 

Dès la fin de la guerre le procès révolutionnaire prend une importance consirable. Ceci est apparent non seulement à travers les divers mouvements de gauche, mais également au travers de deux courants placés dans une mouvance d’extrême-droite et défendant la nation : la révolution conservatrice et le national-bolchevisme. Ce dernier se manifeste comme une radicalisation de la première et se caractérise par les éléments suivants :

 

- anticapitalisme radical, rejetant la troisième voie (recherche d’un « milieu » entre collectivisme et individualisme, communisme et capitalisme, l’Europe de l’ouest et la Russie) et acceptant la lutte des classes ;

- acceptation d’une alliance avec les communistes ;

- engagement total aux côtés de la Russie bolchevique posée comme modèle à cause de l’efficience de son appareil d’État [11].

 

Ces deux courants témoignent de la puissance du mouvement anti-capitaliste de droite et une ambiguïté vis-à-vis de la nature. On y trouve des théorisations indiquant une volonté de ne pas rompre avec elle, mais ceci d’un point de vue foncier puisque pour certains le rapport à la nature est médiatisé par le rapport au sol, au sang, à la hiérarchie etc., tandis que d’autres postulaient la recherche d’une séparation et la fondation de rapports artificiels au sein de l’espèce mais qui ne soient pas ceux imposés par le capital, sans être non plus féodaux. Dans les deux cas il y avait l’illusion de pouvoir dominer le mouvement de la valeur puis celui du capital.

 

Le procès révolutionnaire bouleverse toute l’aire allemande ce qui explique l’émergence des positions suivantes : rejet de l’héritage romain, de l’individualisme, du libéralisme, du capitalisme d’abord sur le plan international, puis national (justement parce qu’étranger et matérialiste) ; de l’Aufklärung : à la raison déclarée dissolvatrice est opposée l’idée ; rejet de la dictature de l’économie avec affirmation de la primauté du politique et donc de l’État (dans la filiation avec Lassalle et Rodbertus) ; rejet de la notion de progrès auquel est opposé le « développement organique », avec affirmation d’un vitalisme ; rejet de l’Occident (Spengler est le seul à défendre l’appartenance de l’Allemagne à ce dernier) ; importance de la communauté conçue dans la lignée de Tönnies, la Volksgemeinschaft ; rejet de la ville ; exaltation des paysans comme étant les meilleurs soutiens de la nation.

 

Jusqu’en 1945 (et même au-delà pour certaines zones) on a une période de repli du capital déterminé par l’obstacle prolétarien, par celui foncier s’exprimant dans les mouvements d’extrême-droite, ce qui inhibe l’instauration de sa représentation. Or, sans elle, il ne peut pas se déployer selon son mode d’être fondamental : un quantum Κ doit se transformer en un quantum accru Κ= Κ + ΔΚ. Le capital ne peut se maintenir à l’échelle mondiale qu’en se plaçant dans le domaine foncier, pour cela il conquiert la nation, qu’en faisant un compromis avec le prolétariat, d’οù son développement à partir du pôle travail ce qui conduit à l’exaltation du travailleur et par là à celle d’une seule phase donnée de son procès de production global : le procès de production immédiat, ce qui aboutit à la réalisation sous forme mystifiée du prolétariat classe dominante, voire celle du communisme.

 

On doit noter que le moment où se constitue réellement le national-bolchevisme et où l’Allemagne opère pour empêcher qu’il n’y ait une intervention contre l’URSS, est celui du triomphe, chez cette dernière, de la théorie du socialisme en un seul pays, c’est-à-dire quand il y a l’abandon définitif de la théorie révolutionnaire. C`est un vaste compromis entre les trois éléments fondateurs du mouvement du capital : la propriété foncière, la valeur se transformant en capital et le travail. En outre, elle a l’avantage pour les théoriciens de l’extrême-droite allemande d’accorder à l’État une place prééminente. Au fond la pratique du socialisme en un seul pays permet de maintenir uni ce qui tendait à être violemment séparé par le devenir du capital, avec tendance ensuite de la part de ce dernier à éliminer totalement propriété foncière et travail. Elle traduit donc le fait que ces derniers sont encore assez forts pour éviter leur absorption οu leur suppression, mais incapables de fonder un autre devenir. Ceci avait amené une phase de dissolution de l’ancienne société bourgeoise avec une certaine autonomisation des divers éléments.

 

On comprend pourquoi la formule du socialisme en un seul pays triompha dans le monde entier, que ce soit à travers les forces de gauche pro-soviétiques οu à travers celles dextrême-droite, et ce même dans la forme anticapitaliste édulcorée que fut le nazisme et celles encore plus ternes comme le franquisme, le salazarisme... Le New Deal lui-même est une forme de socialisme en un seul pays. Enfin ce fut la forme trouvée pour la solution aux luttes de libération nationale non seulement avant mais après 1945.

 

Ainsi on peut dire que grâce à un pillage du marxisme il y eut sauvegarde du mode de production capitaliste ; ce qui fournit le possible d’un rapprochement historique entre le surgissement du féodalisme en occident provenant d’une synthèse entre les formes de dissolution de l’empire romain et celles de l’aire germanique, et l’émergence de la domination réelle du capital sur la société à la suite d’une synthèse entre les données provenant de l’aire allemande où se dissolvait la société bourgeoise, expression de la domination formelle du capital sur la société, et celles provenant de l’aire slave, elle aussi en dissolution.

 

Au cours des années 20 et 30 de ce siècle, il y eut une perception, surtout au sein de l’extrême-droite allemande, du procès de fragmentation, séparation opérée d’abord par la valeur puis par le capital et une expression du refus de celui-ci. D’où la volonté d’unifier, de recomposer une unité. Ecoutez Lenz : « Ιl s’agit de continuer cette économie véritablement politique qui postule l’unité de l’État et de l’Économie politique et qu’a détruite le libéralisme. » (cité par L. Dupeux in Stratégie communiste et dynamique conservatrice, thèse  p. 450).

 

On doit noter que la volonté de retrouver des racines, de poser le peuple, puis la race en tant que médiation de réalisation de cette communauté – ce qui s’accompagne de la thématique au sujet de la pureté qui implique l’exclusion de ce qui n’appartient pas au peuple, à plus forte raison à la race – en même temps que le fait de ne pas revendiquer une réconciliation réelle avec la nature, conduisit inévitablement au racisme, forme foncière du racketisme. En outre cette même volonté aboutit à la réalisation d’un compromis entre la propriété foncière, la valeur devenue capital, et le travail. Ceci est fort bien exprimé par le Groupe des Nationalistes social-révolutionnaires qui « se réclamait de la Nation en tant que « valeur ultime », du Peuple, conçu comme une « Communauté culturelle spécifique », et du socialisme. » (O.c., p. 362). Certes la dimension capitaliste est quelque peu escamotée ici mais en fait toutes ses présuppositions sont conservées.

 

Un comprend de ce fait également que la revendication de la communauté s’accompagne de celle d’un État absolu, d’un despotisme, d’un totalitarisme, etc.

 

Dans l’optique de Marx en revanche il y a le posé de la communauté en tant que totalité, communauté universelle de l’espèce, et celui de la communauté en tant que multiplicité. En effet la communauté totale des hommes et des femmes ne peut se réaliser que comme intégrale de multiples communautés différant à cause de données historiques, géographiques, etc, de telle sorte qu’il ne peut pas y avoir d’exclusion, ce qui élimine toute dynamique raciste, racketiste.

 

Ainsi nous voyons qu’au moment déterminant de la crise telle que l’avait envisagée Marx, il y eut une dissociation de ce qu’il avait envisagé comme solution : la réalisation de la communauté et le dépérissement de l’État. En effet on l’a vu le mouvement de la gauche ne parvint pas à poser la nécessité de la première tout en affirmant la nécessité de la réalisation de la seconde. En revanche le mouvement d’extrême-droite (bien plus que la droite elle-même) théorisa – certes de façon limitée – l’urgence de l’établissement de la communauté mais ne put jamais accepter l’exigence de l’extinction de l’État. « L’État n’est pas l’instrument d’une classe, il ne va pas « dépérir ». La société bourgeoise est ennemie de la nation et de l’État. » (Lenz cité par L. Dupeux).

 

Ce sur quoi nous voulons insister c’est sur cette revendication de la communauté de la part des courants de droite, mais surtout d’extrême-droite qui n’a rien à voir avec la théorisation de Marx à son sujet, mais qui témoigne de sa nécessité impérieuse. Ce fut une preuve de faiblesse théorique énorme de la part de tous les courants de gauche de ne pas avoir été à même d’affronter la question de la communauté sur la base de l’œuvre de Marx. Ils répondirent à côté des questions posées, ne saississant pas leur profondeur, de même d’ailleurs sur le plan de la connaissance particulièrement en ce qui concerne le développement scientifique.

 

Cette faiblesse théorique consiste en ce que les divers révolutionnaires n’ont pas compris le phénomène de repli du mouvement du capital. Ils théorisèrent en général la phase du déclin du capitalisme. Les membres de la gauche communiste d’Allemagne allaient plus loin et parlaient d’un effondrement du capitalisme. A noter toutefois que Mitchell de la gauche communiste d’Italie parlait de « Crise et cycle dans l’économie du capitalisme agonisant. » (cf. Bilan, n°10 et 11).

 

Les révolutionnaires ne mirent pas en rapport ce qu’ils dénommaient déclin du capitalisme et l’immense résistance à ce dernier surtout en Allemagne – provenant de vastes couches de la population se mouvant tant à droite qu’à gauche. Ils furent aveugles à la dimension anti-capitaliste de l’extrême-droite. La reconnaitre les auraient conduit à affronter sérieusement, comme nous l’avons dit plus haut, la question de la communauté. En revanche il y a reconnaissance de l’importance de la défaite du prolétariat (mais pas celle de la mystification du prolétariat érigée en classe dominante) et le fait qu’il n’existait plus en tant que classe. Ainsi Canne-Meijer dans les Thèses du GIC (Groupes de Communistes internationalistes) de 1935 affirmait : « ... en réalité, la classe οuvrière ne dit rien, elle ne fait rien et n’adopte aucun point de vue. Elle n’existe pas comme classe active. Elle existe comme toute chose morte passivement. En tant qu’être vivant, elle existe seulement dès qu’elle entre en mouvement et devient consciente d’elle-même. » (cité dans La Gauche hollandaise, p. 187).

 

Un an auparavant, O. Perrone membre de la gauche communiste d’Italie avait écrit dans Bilan, n°6 : « ...la situation actuelle voit la disparition provisoire du prolétariat en tant que classe » et il tirait la conséquence : « ... le problème à résoudre consiste dans la reconstitution de cette classe. » (Parti-Internationale-État). Dix ans après il affirmait à nouveau : « La classe n’existe pas socialement depuis 15 ans. » [12]. Le contenu nous semble valable mais la formulation peu adéquate. En effet en tant que catégorie sociologique elle était présente, mais système de domination en place. On doit ajouter que dès les années 30, pοuvait déjà se poser en Allemagne le problème de la délimitation du prolétariat, étant donnée l’importance du développement des nouvelles classes moyennes.

 

On comprend que le GIC ait pu individualiser un vieux mouvement ouvrier qui a fait faillitte et mettre en avant la nécessité de la formation d’un nouveau mouvement. D’où la formation de groupes de travail opérant dans la perspective de son surgissement. La position de la Gauche Communiste d’Italie était similaire mais pour les membres de celle-ci il était question de la fraction en tant qu’organe de résistance en attendant que mûrissent des conditions favorables à la reformation du parti. Ceci permet de comprendre la position non-interventionniste de ces courants lors de la guerre d’Espagne .

 

À l’approche de la seconde guerre mondiale la plupart des groupes reprirent, pour expliquer l’inévitabilité de celle-ci, les explications théoriques faisant appel à l’impérialisme ; ce qui était absolument insuffisant. Cependant on doit noter la position d’Ο. Perrone parce qu’elle cerne la vraie causalité non seulement du conflit qui éclata ensuite en 1939 mais aussi celui de 1914-18. La guerre est une lutte pour détruire la puissance du prolétariat. À noter que le « Groupe de discussion prolétarien » convergeait avec Ο. Perrone puisqu’il déclarait: « Toutes les bourgeoisies doivent s’unir pour l’anéantissement partiel du prolétariat. » (cité dans La Gauche hollandaise, p. 223) [13].

 

Répétons-le nous sommes d’accord avec cette approche théorique car ce qui est fondamental dans la dynamique du mode de production capitaliste, c’est l’antagonisme capital-travail. Le premier ne peut s’assurer la domination réelle sur tout le procès de vie de l’espèce que s’il parvient à domestiquer le prolétariat. Or ce but a été atteint, en grande partie, grâce aux deux guerres mondiales auxquelles on peut adjoindre d’autres conflits plus localisés mais ayant tout de même une dimension mondiale comme la guerre d’Espagne, vis-à-vis de laquelle la Gauche Communiste d’Italie adopta une position adéquate.

 

En outre cette théorisation impliquait que l’URSS n’était pas considérée comme un État ouvrier dont il fallait assurer la défense. À ce propos la Gauche Communiste de Hollande, celle d’Italie et divers groupes à tendances conseillistes eurent une position conséquente et juste même si elle recèlait bien des faiblesses.

 

Pour en revenir à la guerre à venir, la plupart des militants de diverses organisations pensaient qu’elle serait suivie par la révolution comme ce fut le cas avec celle de 14-18. C’est qu’οn peut noter une faiblesse et un manque de radicalité de la part de O Perrone : si la guerre est un moyen d’écraser le prolétariat, comment à la fin de celle-ci une révolution peut-elle éclater ?

 

Pannekoek de son côté ne pensait pas à une répétition des évènements du premier après-guerre comme cela apparaît à la lecture de son livre Les conseils ouvriers écrit entre 1941 et 1946 : « ...contrairement au précédent historique de l’Allemagne de 1918, le pouvoir politique ne tombera pas automatiquement aux mains de la classe ouvrière. Les puissances victorieuses ne le permettront pas : toutes leurs forces serviront à la répression, si besoin est. ». Ιl ajoutait : « ... les armées alliées libèreront l’Europe pour permettre son exploitation par le capitalisme américain. » (cité dans La gauche hollandaise, p. 239). À ce propos Bordiga sera encore plus incisif et parlera de l’agression contre l’Europe.

 

Position du parti historique vis-à-vis de la situation mondiale après 1945 et perspective de la révolution communiste en période de domination réelle du capital sur la société

 

À l’inverse de ce qui s’était passé lors de la première guerre mondiale, il n’y eut aucun mouvement révolutionnaire de grande amplitude après la seconde, comme beaucoup de révolutionnaires l’avaient espéré misant sur une répétition du phénomène de transformation de la guerre en révolution. Le stalinisme immobilisa le prolétariat dans son entier : la masse comme les groupes qui se posaient en avant-garde (positivement comme en URSS et dans tous les pays où il y avait un parti communiste important, négativement comme cela fut le cas aux USA). En effet ceux-ci se laissèrent fasciner par le phénomène stalinien et ne perçurent pas que ce qui était déterminant ce n’était pas l’URSS, mais la puissance des USA, comme cela apparaissait pourtant amplement avec la mise en place du plan Marshall. Le corollaire était que l’immobilisation du prolétariat était due à la démocratie.

 

Cependant lors de la fin de la guerre et immédiatement après il y eut en quelques régions d’Europe une certaine agitation ouvrière qui induisit divers révolutionnaires à reprendre le schéma selon lequel la guerre devait être immédiatement suivie par la révolution. Ainsi les membres du Communistenbond Spartacus affirmèrent : « la période capitaliste de l’histoire de l’humanité touche à sa fin », tandis que Pannekoek écrivait : « Nous sommes aujourd’hui témoins du début de l’effondrement du capitalisme en tant que système économique. » (citations extraites dans les deux cas de La Gauche hollandaise, p. 272)[14].

 

Pannekoek entrait par là en contradiction avec ce qu’il avait écrit à peu près à la même époque comme le montre la citation reportée plus haut, ainsi que celle-ci extraite du même ouvrage, p. 241 : « Avec la seconde guerre mondiale, le mouvement ouvrier est tombé encore plus bas qu’avec la première... Au cours de la présente guerre, la classe ouvrière n’avait aucune volonté propre. Elle s’est montrée incapable de décider par elle-même de ce qu’elle voulait faire : elle était déjà incorporée dans l’ensemble national. Comme les ouvriers sont traînés d’usine en usine, qu’ils portent l’uniforme et font l’exercice, qu’ils sont envoyés au front, qu’ils sont mêlés aux autres classes, tout ce qui formait l’essence de la classe ouvrière a disparu. Les travailleurs ont perdu leur classe. Ils n’existent plus en tant que classe. Leur conscience de classe a été balayée dans la soumission de toutes les classes à l’idéologie du grand capital. Le vocabulaire de classe qui leur était particuliler : socialisme, communauté, a été adopté par le capital pour recouvrir des concepts différents. »

 

L’agitation ouvrière en Italie produisit une illusion semblable puisque les militants de la Gauche Communiste de ce pays, à l’exception notable de Bordiga, fondèrent le parti communiste internationaliste en 1943. Ici encore ce fut l’occasion pour certains militants d’entrer en contradiction avec eux-mêmes, comme ce fut le cas dΟ. Perrone qui participa très tôt à ce parti.

 

Nous citons ces faits surtout pour montrer le désarroi profond qui régnait au sein des quelques groupes restés sur des positions révolutionnaires. Très vite, comme nous l’avons indiqué, l’action du stalinisme éteignit toute vélléité de révolution. Ce fut le règne de la contre-révolution qui poursuivit son cours, avec l’instauration de la guerre froide. L’URSS apparut alors à beaucoup comme étant le centre de la contre-révolution.

 

Le groupe formé autour de la revue Socialisme οu Barbarie exprima de la façon la plus conséquente cette position. Ce groupe issu de la IV° Internationale trotskyste publia dans le premier numéro de sa revue en 1949, un second Manifeste conçu de la même façon que le premier comme l’indiquent les titres des diverses subdivisions : « Bourgeoisie et bureaucratie - Bureaucratie et prolétariat - Prolétariat et revolution ». Une différence importante : il n’est pas proposé de programme. De même il n’y a aucun essai de décrire ce que peut être le communisme.

 

Les auteurs partent d’un constat : « le mouvement révolutionnaire semble avoir disparu. » (p. 7).

 

Ils en expliquent les causes : « .…aussi bien l’évolution du capitalisme que le développement du mouvement ouvrier lui-même ont fait surgir des nouveaux problèmes, des facteurs imprévus et imprévisibles, des tâches insoupçonnées auparavant, sous le poids desquels le mouvement organisé a plié, pour en arriver à la disparition actuelle. » (p. 10).

 

De là ils passent à l’exposé de la nouveauté qui impose la nécessité de la rédaction d’un nouveau manifeste : « En gros on peut dire que la différence profonde entre la situation actuelle et celle de 1848 est donnée par l’apparition de la bureaucratie en tant que couche sociale tendant à assurer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans la période de déclin du capitalisme. »

 

Les auteurs exposent une prévision sur le devenir de la nouvelle société capitaliste.

 

« En effet, le processus de concentration des forces productives ne pourrait s’achever que par l’unification du capital et de la classe dominante à l’échelle mondiale, c’est-à-dire par l’identification des deux systèmes qui s’opposent aujourd’hui. Cette unification ne pourrait se faire que par la guerre, qui est désormais inéluctable. Elle est inéluctable parce que l’économie mondiale ne peut pas se maintenir scindée en deux zones hermétiquement séparées et parce que aussi bien la bureaucratie russe que l’impérialisme américain ne peuvent que chercher à résoudre leurs contradictions par l’expansion à l’extérieur. » (p. 20).

 

« ... cette guerre devient le milieu vital de la société mondiale, et son échéance future détermine dès à présent les manifestations de la vie sociale dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’économie οu de la politique, de la technique οu de la religion. » (p. 2l).

 

« Le sort de l’humanité et de la civilisation dépend directement de la révolution. » (p. 22). En effet seule la révolution peut empêcher que la guerre n’aboutisse, ce qui semble bien impliquer que, dans tous les cas, elle aura lieu.

 

Enfin il y a l’exposé du but du mouvement révolutionnaire : « Ιl apparaît maintenant objectivement, d’une manière matérielle et palpable pour tous les travailleurs, que l’objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement l’abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement, sans qu’il en résulte autre chose qu’une amélioration des méthodes d’exploitation, mais esssentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général. » (pp. 42-43).

 

« La dictature du prolétariat doit être une démocratie pour le prolétariat... » (p. 44).

 

« L’organisation politique de l’avant-garde est historiquement indispensable car elle repose sur le besoin de maintenir et de propager parmi la classe une conscience claire du développement de la société... » (p. 45). Au sein de cette avant-garde « la distinction entre dirigeants et exécutants doit tendre dès le début vers son abolition. » (p. 46).

 

Nous avons assez longuement cité ce Manifeste parce que le groupe Socialisme οu Barbarie a synthétisé diverses idées provenant de groupes ou d’individualités différentes et édifié une théorie du totalitarisme stalinien qui a diffusé dans l’ensemble social. Elle est l’expression la plus précise de cet antistalinisme qui a pleinement profité à l’impérial-gangstérisme étasunien. C’est aussi parce que les reliquats de ce groupe fournissent actuellement une contribution importante à la représentation « démocratique » en place.

 

Quelques années plus tard Bordiga écrivit :

« Nous avons dit plusieurs fois que le Manifeste est une apologie de la bourgeoisie. Et nous avons ajouté qu’aujourd’hui, après la seconde guerre mondiale et la réabsorption de la révolution russe, il fallait en écrire une autre, mais non pas en fonction des philosophies des valeurs qui projettent dans l’idéologie bourgeoise l’implacable économisme et lesprit boutiquier propres à la classe et à l’époque. Nous avons besoin deffectuer l’apologie de l’accusé pour conclure qu’il est temps de le condamner à la peine maximum. » Battaglia comunista, n° 8, 1952.

 

Cependant avant d’analyser la perspective de Bordiga, indiquons que le groupe Fomento obrero revolucionario (Munis, Β. Perret, Nathalia Sedova Trotsky) provenant de la IV° Internationale publia en 1961 Pour un second manifeste. Ιl est important de tenir compte que certaines parties avaient déjà été publiées en 1949 dans un texte Le prolétariat en face des deux blocs. Indiquons les titres de chapitre : « Décadence du capitalisme - Stalinisme et socialisme - Impérialisme et inpendance nationale - Révolution οu guerre impérialiste - Les perspectives marxistes - L’organisation révolutionnaire - Les tâches de notre époque ».

 

Le dernier chapitre constitue le programme immédiat. Ιl n’y a pas de description du communisme. Indiquons quelques formulations qui nous semblent compatibles avec notre approche. Le prolétariat doit « restaurer l’unité entre l’homme et la nature » (p. l7, éd. Eric Losfeld). « Elle [l’organisation volutionnaire, n.d.r.] doit préfigurer le futur monde sans frontière ni classe. » (p. 63).

 

Que ce soient de la part des conseillistes οu des groupes comme Socialisme οu Barbarie οu Fomento Obrero la démocratie est rigoureusement revendiquée comme principe régissant tant le fonctionnement de la totalité sociale que le mode de vie de lorganisation. Ιl en fut de même pour le parti communiste internationaliste fondé en 1943. Voilà pourquoi Bordiga se tint d’abord éloigné de celui-ci puis participa à son œuvre éditoriale sans être inscrit. Entre temps ce parti avait abandonné, bon gré malgré, ses prétentions à jouer un rôle dans le cirque électoral. Mais la revendication d’un mécanisme démocratique comme devant régir la vie interne du parti persista. En conquence la scission était inévitable et elle se réalisa en 1951. On peut considérer que ce fut un moment essentiel dans le devenir de la révolution pure, la révolution qui devait se réaliser en domination réelle du capitalisme sur la société.

 

Revenons à Bordiga. Ιl n’est pas question d’exposer les différents éléments essentiels de son œuvre réalisée après 1945. Toutefois il nous faut rappeler ce qui a déterminé fondamentalement son comportement : les évènements qui se sont produits depuis la révolution russe jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale constituent à la fois une défaite importante du mouvement volutionnaire et une éclatante victoire théorique de celui-ci. Le marxisme, théorie du prolétariat, sort renforcé et son invariance réaffirmée. En conséquence la réécriture d’un second manifeste s’imposer non pas parce que quelque chose de fondamentalement nouveau se serait manifesté, mais afin de mieux réaffirmer le contenu de celui de 1848 et pour proclamer qu’il n’y a plus de nécessité à l’échelle mondiale d’une phase de construction capitaliste.

 

Seule l’absence du prolétariat en tant que classe révolutionnaire explique l’énorme différence entre la période où le Manifeste fut rédigé et celle où Bordiga eut l’intention d’en écrire un second ; de même qu’elle explique le fait que la victoire se réduise au domaine théorique. Cette dernière n’est pas apparente pour tous parce que la représentation dominante au sein de la classe, qui devait et doit faire la révolution, consiste en une déformation totale de la théorie réelle telle qu’elle fut exposée en 1848. En conséquence il faut restaurer la théorie marxiste. Toutefois il n’est pas concevable qu’il puisse y avoir un divorce permanent entre la théorie et la pratique. Il est certain que le prolétariat se reconstituera en tant que classe et donc en un parti révolutionnaire. C’est ce qu’il faudra démontrer, en même temps qu’il s’agira de mettre en évidence ce qui est un corollaire – les obstacles qui empêchent le prolétariat de retrouver ses bases révolutionnaires. Aussi la grande question qui se posa dans les années 50 fut : comment le prolétariat pourra-t-il redevenir une classe révolutionnaire ?

 

Notons que ce n’est pas une question nouvelle. En effet dans le bref historique des évènements advenus entre 1917 et 1945, que nous avons rédigé précédemment, nous avons souligné que, dans les différentes gauches et particulièrement dans celle d’Italie, nous avons vu pointer les termes de celle-ci. Bordiga l’expose seulement avec plus de clarté, plus d’ampleur et de conséquence. En même temps que surgit de son sein une autre question certainement plus angoissante – tout au moins dans l’immédiat – le prolétariat n’est-il pas inéluctablement intégré ? Le posé de cette question équivaut à la manifestation d’un doute sur la validité de la théorie du prolétariat. Cependant, nous le verrons ultérieurement, il aurait été possible d’affronter de façon décisive cette terrible question sans abandonner le projet de constituer une autre communauté. C’est pourquoi, dit de façon quelque peu elliptique, il y a chez Bordiga avec un profond soubassement chez Marx, tous les éléments pour fonder notre théorie sur la fin du procès révolution et la nécessité d’abandonner ce monde.

 

Le phénomène essentiel apte à rendre au prolétariat son caractère révolutionnaire réside dans la crise qui provoquera la disparition de la réserve, de la sécurité que le développement antérieur du capital a pu assurer aux prolétaires et qui, en même temps, accusera les heurts entre les différents centres capitalistes, les nations.

 

Il ne faut pas s’illusionner; la perspective d’une telle crise n’est pas immédiate de telle sorte que la question devient alors : qu’est-ce qui pourra favoriser le déploiement de celle-ci ? Il y a bien sûr le développement du capital qui, une fois assurée la reconstitution de tout ce que la guerre avait détruit, doit tendre inévitablement à une phase de surproduction, etc. Mais il y a aussi tout le phénomène des révolutions anticoloniales qui prend de l’ampleur au début des années 50.

 

Pour comprendre la position de à ce sujet il faut tenir compte qu’il ne pouvait en aucun cas s’agir d’une intervention qui aurait visé à soutenir un quelconque mouvement, étant donné qu’il n’y avait plus d’organisation prolétarienne tant dans les métropoles du capital que dans les pays colonisés. Fidèle à sa conception des cycles historiques, Bordiga considère que, du fait du blocage de la révolution communiste, ces divers pays vont obligatoirement connaître un cycle historique comparable à celui qu’ont connu les peuples de l’Occident. Toutefois il ne peut pas y avoir une simple récapitulation, d’où s’impose la nécessité d’étudier le développement des différentes formes de production à l’échelle mondiale.

 

L’intérêt de ces mouvements révolutionnaires c’est qu’ils tendent à affaiblir le système capitaliste dans son ensemble tel qu’il s’est formé antérieurement, ce qui oblige les différentes nations à liquider leurs vieilles structures sociales et à devenir plus purement capitalistes de telle sorte que pourrait se réaliser une conjonction entre deux phénomènes : celui des révolutions des peuples coloniaux qui sont des révolutions impures susceptibles de transcroitre en révolutions pures, communistes, s’il y avait un mouvement révolutionnaire puissant en Occident et celui des prolétaires des métropoles menacés par les restructurations en cours.

 

Ceci dit la position vis-à-vis du nationalisme reste la même : rejet total. Ceci est d’autant plus nécessaire que persiste encore la solution du socialisme en un seul pays qui tend à être adoptée par les pays parvenant à l’indépendance. De là d’ailleurs l’importance accordée au ΧΧ° congrès du PCUS, parce que le contenu essentiel de celui-ci consista en la reconnaissance de la faillite du socialisme en un seul pays dans l’aire slave, et l’accession de l’URSS au marché mondial, accession nécessitant, comme le montra Bordiga, la liquidation totale[15].

 

Ce qui préoccupe fondamentalement Bordiga c’est en définitive la réalisation des conditions d’une révolution pure, la révolution communiste, la dernière de la série des révolutions ; ce que nous avons appelé la révolution communiste en période de domination réelle du capital sur la société.

 

Simultanément il s’agit de rejeter les représentations et pratiques qui tendent à inhiber un mouvement autonome de la classe prolétarienne, à l’empécher de se constituer en tant que tel et donc en parti, ainsi du nationalisme, de la démocratie, du parlementarisme, etc. Ιl y avait aussi les syndicats. Dans ce cas les positions de Bordiga manquent de rigueur et de radicalisme. D’un côté il y a reconnaissance du caractère réactionnaire de ceux-ci, d’un autre côté il y a l’affirmation qu’ils peuvent être conquis et servir ultérieurement à nouveau les intérêts du prolétariat révolutionnaire. En conséquence les militants furent membres des syndicats. Au début cette affiliation revêtit simplement un caractère de solidarité avec les prolétaires, et témoigna d’une volonté de ne pas se séparer de la « masse ». Mais assez vite il y eut un glissement dangereux qui devait aboutir à abandonner les violentes critiques faites à ces organisations dites immédiates. Ce fut la création de fractions au sein des syndicats avec la volonté de conquérir la direction de ces derniers[16].

 

Le manque de radicalisme en ce qui concerne la question du syndicat se comprend très bien parce que le rejet de celui-ci pοuvait conduire à mettre en cause la théorie du prolétariat. En effet opérer ainsi n’était-ce pas reconnaître de fait l’intégration irréversible du prolétariat ? Bordiga devait pleinement percevoir ce glissement possible d’autant plus qu’il ne se faisait aucune illusion sur la situation politique du prolétariat. « Dans la phase actuelle la masse du prolétariat et de ses partis les plus importants n’est qu’un réseau d’égouts où circule le liquide noir des idéologies politiques bourgeoises, de l’apologie du libéralisme, du pacifisme, du progressisme, de la prospérité, de la légalité, de la constitutionnalité et autres ignominies. » (Compte-rendu de la réunion de Florence, 1958 : Les luttes de classes et d’États dans le monde des peuples non blancs.).

 

Notre exposé est une explication et non une justification. La position de Bordiga en ce qui concerne le syndicat était erronée. Cette erreur importante découle elle-même – comme nous l’avons maintes fois exposé – du fait de l’ambiguïté du regroupement de militants autour de lui. Il se nommait parti (sa constitution remontait en fait à 1943) et œuvrait en considérant que celui-ci ne pourrait renaître que dans un lointain avenir, position en fait surtout affirmée par Bordiga, tandis qu’à cause de l’activisme la majeure partie des militants rechignait à devoir attendre. Ceci explique la centralité de la question de la prévision chez Bordiga, qui est celle de la crise catastrophique devant amener la destruction du mode de production capitaliste, et de la révolution pure qui lui est liée. Nous l’avons maintes fois exposée, rappelons qu’elle fut formulée clairement en 1957.

Succinctement elle affirmait :

 

1° Le développement d’une crise, dite crise d’entre deux guerres comme celle de l929, devant se manifester au milieu des années soixante, permettant une première séparation du prolétariat vis-à-vis des diverses formes d’intégration capitalistes, ce qui favoriserait le resurgissement de positions révolutionnaires au sein de la classe et donc la reformation du parti communiste.

 

2° Léclatement d’une crise de type catastrophique au cours des années 1975 à 1980 qui radicalisera encore plus la classe ouvrière qui s’unifiera à l’échelle mondiale. Ce phénomène implique que s’effectue une convergence entre les mouvements de libération vis-à-vis des puissances coloniales avec celui du prolétariat durant les années qui précéderont cette crise. Enfin la réunification de l’Allemagne en tant qu’elle aboutira à celle du prolétariat le plus puissant, le mieux organisé et ayant la plus grande tradition révolutionnaire, sera un moment essentiel de la révolution mondiale.

 

Bordiga était persuadé qu’elle serait la dernière révolution :

« Dans cette troisième vague historique de la révolution, l’Europe deviendra communiste politiquement et socialement, ou bien le dernier marxiste aura disparu. » (7 Novembre l9l7-l957: quarante ans d’une estimation organique des évènements de Russie dans le dramatique développement social et historique international, in Russie et révolution dans la théorie marxiste, éd. Spartacus, p. 49l).

 

Le manifeste de Bordiga consista en définitive en l’exposé de cette prévision. Seule la réalisation de celle-ci pouvait faire en sorte que se maintienne la continuité avec 1848, ce qui mettrait en évidence la pleine validité du programme communiste, élément fondamental pour définir le parti historique à la fois intégrale et dépassement de tous les partis formels, contingents.

 

 

 

Comment se présente la situation en 1992, et position de notre phylum.

 

 

En 1992 pouvons-nous raisonner comme Bordiga après 1945 étant donné qu’il n’y a plus de classe prolétarienne, de mouvement prolétarien. Quel peut donc être  le référent puisque nous avons affirmé que toute organisation ne pouvait être qu’un racket ? En outre nous ne pouvons pas raisonner de façon  immédiate en fonction de quelques individus maintenant une lignée théorique donnée, mais nous devons le faire en fonction d’un phylum qui inclut tous ceux qui s’opposèrent à la domestication et par là mettre en évidence les caractères actuels de celui-ci.

 

Bien que notre phylum soit issu du mouvement prolétarien, nous ne pouvons pas dire que nous sommes en continuité-filiation avec la totalité de celui-ci. Nous sommes en continuité avec certaines des ses composantes (tout en reconnaissant l’importance des autres). Faire un exposé à leur sujet serait trop long. Mieux vaut alors caractériser notre phylum au travers d’un certain nombre de prises de position effectuées au cours d’un laps de temps d’environ cent cinquante ans et que nous n’énonçons pas obligatoirement dans un ordre chronologique mais en fonction de la cohérence de la représentation actuelle.

 

1.            Qui a du fer à du pain. Cette affirmation de Blanqui doit être connectée à celle de Babeuf affirmant que la force a plus d’importance que celle de la raison dans la dynamique de libération révolutionnaire.

 

2.            Nécessité de l’union (Flora Tristant). L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Rejet des grands hommes et de tout messianisme.

 

 

3.            Possibilité du communisme dès 1848 [17]. Celui-ci supprime l’incertitude de la vie, l’insécurité, l’angoisse (Babeuf).

 

4.            La loi de la valeur n’est plus opérante dès le stade du socialisme inférieur.

 

 

5.            Nécessité de sauter le mode de production capitaliste ou tout au moins d’abréger sa durée.

 

6.       L’œuvre de Marx consiste en la des_c_r_i_p_tion du communisme.

 

 

7.       Le marxisme est une théorie des contre-révolutions.

 

8. Nécessité du parti. Le parti est anticipation de la société communiste. Le parti ne peut être que le parti communauté.

Cette dernière proposition est en connexion avec : la question de la communauté est au centre de l’œuvre de Marx.

 

9. La dictature du prolétariat est nécessaire à cause de l’intervention qu’il faut faire pour, soit sauter la phase capitaliste, soit abréger la durée de celle-ci (ceci doit être relié à la question de la tactique directe et à celle indirecte).

Liée à cette affirmation il y a celle concernant la proclamation de la nécessité d’une émancipation radicale et non progressive.

 

10. La dictature du prolétariat assure la négation de celui-ci et non son exaltation.

 

11. Nécessité du programme qui consiste à déterminer ce qu’est le communisme et la voie pour y accéder. Ce faisant on va au-delà de l’opposition but-mouvement, moyen-fin. Cela implique l’instauration d’un pôle reflexif. Le programme est posé en tant que dépassement de la science ; il est intégration du savoir antérieur. Ιl est codification du comportement d’une classe donnée, elle-même héritière des luttes des classes exploitées antérieures. Ιl est intégration de toute une lutte contre l’oppression, l’exploitation.

 

12. Le mouvement communiste, la révolution communiste ne peuvent se réaliser qu’à l’échelle internationale. C’est l’Internationale Communiste – considérée comme le parti communiste mondial – qui aurait dû diriger l’État russe et non le parti communiste de Russie.

 

13. Anti-individualisme, importance de l’espèce.

 

14. Le développement du capitalisme est lié à une destruction intense de la nature. On en arrive au stade où les êtres vivants vont tendre à éliminer Homo sapiens afin que la nature demeure.

 

15. Reconnaissance de l’importance de la lutte des peuples non blancs contre leurs colonisateurs. Ceci fut fondé sur les présupposés : 1° tactique indirecte : la lutte de ces peuples peut affaiblir les centres capitalistes et permettre une reprise de la lutte prolétarienne ; 2° degré de radicalisation de la lutte ; 3° unification de l’espèce ; 4° nécessité d’abréger la durée de la phase de déve­loppement du capitalisme.

 

16. Reconnaissance de l’importance des procès de connaissance autres que celui produit par l’Occident.

 

l7. Contre la mythologie de la raison, de la science (à bas la science).

 

18. Révolution anonyme, pas de chefs ; contre la démocratie, le front unique. Si, actuellement, on rejette l’anonymat, on maintient le reste. Le rejet de la première est lié à la possibilité d’une affirmation positive dès maintenant de la communauté.

 

19. Le procès révolutionnaire consiste en un renversement de la praxis. Rejet de la théorie de la conscience venant de l’extétérieur ; importane exceptionnelle de la théorie en rapport avec la nécessité de la prévision et avec celle de constituer un pôle reflexif de grande puissance.

 

20. Tous les moments fondamentaux du développement de l’espèce, donc toutes les révolutions sont liés à des discontinuités. Le surgissement du prolétariat et l’affirmation du communisme correspondent à un tel moment de discontinuité qui implique un schisme, une séparation radicale avec le comportement et la théorie des classes antérieures (démocratie, illuminisme, religion, etc.), qu’il faut absolument maintenir. En particulier il faut affirmer qu’on ne fait pas d’expérience, qu’on ne lutte pas.

Prévoir c’est chercher à individualiser un moment de discontinuité à venir.

 

2l. Rejet de l’innovation, de l’enrichissement : la théorie est valable depuis le surgissement du prolétariat jusqu’au triomphe de la révolution communiste et la disparition de ce dernier. Rejet également de toutes les affirmations des épigones du capital sur un soi-disant dépassement de Marx, déterminé par une soi-disant mutation de la société, et donc de la pression ambiantale qui conduirait à vouloir enrichir le marxisme.

 

22. Rejet de la théorie du militantisme et surtout de celle du militant qui se sacrifie : on ne lutte pas, on ne fait pas d’expérience, il n’y a pas de problème. Ceci a pour corollaire le rejet de la théorisation de l’avant-garde. La participation à l’activité révolutionnaire, l’adhésion au parti est déterminée par des pulsions profondes qui dépassent les limites individuelles. Adhérer au parti est source de joie puisque c’est déjà participer à la société communiste. En effet on se comporte comme si la révolution communiste était déjà advenue ce qui s’accompagne du rejet de tout immédiatisme.

 

23. Le révolutionnaire ne peut pas être un drogué.

 

24. Le capitalisme se développe toujours en tant que monopole, donc aberration de la théorie d’un capitalisme monopoliste. Ιl en est de même de celle de l’impérialisme. Tout aussi aberrante est la thèse au sujet de la décadence du capitalisme ; thèse qui implique que le développement des forces productives qu’effectue le mode de production capitaliste pourrait avoir comme but la satisfaction des besoins humains.

 

25. Le capital peut aller au-delà de ses limites : échappement de celui-ci.

 

26. Fascisme et variantes ainsi que les diverses nationalisations ont pour contenu de poser le capital constant égal à zéro. Cette affirmation doit être mise en relation avec :

- le fascisme a gagné la guerre ;

- le capital ne peut se développer qu’en provoquant l’homicide des morts et doit s’emparer et capitaliser tout le travail universel ;

- le développement de l’automation ne contredit en rien les données de la théorie de Marx. Celui-ci avait parfaitement individualisé la tendance à la diminution du travail vivant ;

- le capital se constitue en communauté matérielle ;

- développement d’un capitalisme sans capital (théorie du diable au corps), de même qu’il peut le faire sans capitalistes après disparition des bourgeois, sans prolétaires, et formation d’une classe universelle ; sa tendance est, à la limite, à se passer entièrement des hommes et des femmes.

 

27. Le capital s'est échappé de ses limites; il  n’est plus qu’une représentation: anthropomorphose et autonomistion de celui-ci.

 

28. Ιl n’y a plus d’État, mais des bandes, des rackets.

 

29. Contre la consommation et la mystique du développement des forces productives. Celui-ci est déploiement du gaspillage. La consommation est le moyen d’intégrer le prolétariat dans la société-communauté du capital.

 

30. Contre le volontarisme : on ne construit pas le socialisme. Ceci est en liaison avec : le socialisme se développe au sein de la société capitaliste.

On ne construit pas le parti. Celui-ci peut non seulement dégénérer mais disparaitre.

Corollaire : nécessité de l’union du prolétariat pour que le parti se constitue, sans qu’il y ait abjuration du schisme lié au surgissement de la classe prolétarienne.

D’où théorisation du parti historique (intégral) non susceptible de dégénérer, qui est en définitive la Gemeinwesen du prolétariat (c’est un potentiel de forces qui demeure au moins tant que la révolution communiste ne s’est pas réalisée), et du parti formel (contingent) qui peut disparaitre.

 

3l. La révolution doit se faire à un titre humain : l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’Homme.

 

32. Fin de la validité de la théorie de la valeur, de celle du prolétariat. Ce qui est en cohérence avec l’affirmation au sujet de la fin du procès révolution.

 

33. Les limites de la théorie de Marx sont liées au fait que ce dernier raisonnait en acceptant la coupure intérieur-extérieur. Celle-ci est déterminée par la séparation de l’espèce vis-à-vis de la nature qui est le phénomène essentiel conditionnant tout le développement de Homo sapiens et l’invariance : la nécessité de retrouver la communauté.

 

34. Le phénomène de séparation de la nature s’exprime de façon percutante dans l’opposition entre les femmes et les hommes et dans l’assujettisement des premières par les seconds qui se réalisa avant que ne se constituassent les communautés abstraisés : les États. Ultérieurement – surtout en Occident – les luttes de classe masquèrent l’antagonisme entre les sexes, comme l’opposition à la nature.

Le mouvement de libération de la femme (le féminisme sous toutes ses formes) aboutit à la réduction de la femme à une particule du capital.

Corollaire : élimination de la diversité entre les sexes.

 

35. Ιl faut quitter ce monde.

 

36. Mort potentielle du capital.

 

37. Fin de la culture : la religion, la philosophie, l’art, le théâtre, la littérature sont autant de thérapeutiques et parfois de prothèses pour pouvoir assumer la coupure d’avec la nature.

 

38. Tout le devenir d’Homo sapiens se caractérise par la transformation de tout inné en acquis qui permet le déploiement du mouvement de la valeur (puis celui du capital) qui à son tour résoud les problèmes posés par cette transformation. Elle s’accompagne d’un phénomène d’expropriation et de substitution qui aboutit à ce qu’on ait une agriculture sans sol, une reproduction sans sexualité qui sera suivie d’une procréation sans femme, une intelligence sans encéphale (sans être humain-féminin), etc., donc à l’évanescence de l’antique Homo sapiens lequel est devenu inadéquat à sa nature originelle (aux caractères biologiques qui le déterminent). Dans le même temps le monde naturel est remplacé par le monde mercatel.

 

39. Le devenir de l’espèce capitalisée met en péril tout le phénomène vie à la surface du globe, donc du phénomène vie qu’est la terre. Ce phénomène tend à réagir en essayant d’éliminer l’espèce. De là le grand développemant de toutes les thérapeutiques qui sont des techniques pour pallier aux conséquences négatives de la sortie de la nature.

 

40. Nécessité de rompre avec tout anthropocentrisme. L’être vivant est la véritable Gemeinwesen de l’espèce qui tend à se récon­cilier avec la nature.

 

41. Développement d’un procès de dissolution et possibilité de l’émergence de Homo Gemeinwesen.

 

Nous pouvons essayer maintenant de caractériser la situation telle qu’elle se présente en 1992. Nous l’avons déjà indiqué nous ne pouvons plus parler en termes de victoire et de défaite. Toutefois en tenant compte, d’une part, que nous déterminons la situation actuelle par rapport au moment de 1848 et, d’autre part, de ce que Marx a appelé le parti historique, nous pouvons affirmer qu’il y a eu une grande défaite sur le plan pratique. Elle consiste dans le fait qu’il a été impossible de sauter la phase du mode de production capitaliste en une zone quelconque du globe et même d’abréger sa durée. En revanche il y a une victoire théorique énorme qui découle de celle du capital : toute l’investigation théorique de Marx au sujet de ce dernier depuis 1848 à nos jours a montré que ce qui était déterminant ce n’était pas le pouvoir politique, l’État, la démocratie, mais le mouvement même du capital. Et c’est parce qu’il en est ainsi que nous avons été amenés à poser qu’il n’était plus possible que l’accès à une autre forme de convivialité, à la communauté, pouvait résulter d’un heurt avec le capital, ce qui impliquerait que nous devrions l’éliminer pour que la communauté puisse s’imposer.

 

La victoire apparait également dans le fait qu’aucun des théoriciens du capital n’a été capable d’exposer une théorie apte à expliquer son devenir comme l’a fait Marx. Enfin elle s’exprime en négatif au travers de l’échec des diverses variantes démocratiques d’organisation des hommes et des femmes ainsi que dans la destruction de la nature, le tout posant l’urgence de la communauté où s’affirment la Gemeinwesen et l’individualité.

 

Étant donné que, comme le disait Bordiga, nous ne luttons pas contre le capital, nous ne parlerons donc pas d’une victoire théo­rique. Nous parlerons d’un renforcement du potentiel théorique, du potentiel réflexif ; renforcement sans lequel aucune dynamique de sortie de ce monde ne peut avoir une quelconque chance de succès.

 

Dit autrement : le mouvement prolétarien est mort. Rien ne pourra le ressusciter. Sa disparition constitue-t-elle un échec pour tous ceux qui opérèrent pour enrayer le phénomène de domestication, puis d’éradication de l’espèce ? Comment délimiter l’invariance, serait-elle abolie par les évènements ?

 

Avant de répondre à ces questions, il convient de préciser notre position depuis le début des années soixante jusqu’à la période où devait selon Bordiga se dérouler la révolution. Nous avons maintenu la prévision de ce dernier en essayant de déterminer dans un premier temps s’il se manifestait οu non la crise intermédiaire devant se produire vers le milieu de ces mêmes années soixante, crise qui devait favoriser la reformation du parti.

 

Nous avons considéré les événements de Mai-Juin 1968 comme confirmant globalement la prévision de Bordiga ; mais ils ne pouvaient être considérés que comme le début dun nouveau cycle révolutionnaire où le prolétariat classique ne constituait plus l’intégralité de la classe révolutionnaire. Ιl fallait tenir compte des nouvelles classes moyennes. Ceci nous conduisit – étant donné le développement du mode de production capitaliste où la distinction entre travail productif et improductif tendait à s’abolir – à parler d’une classe universelle pour signifier qu’il y avait permanence d’un phénomène de classe, mais que finalement l’ensemble de l’humanité était assujettie à la domination du capital représenté par des organismes divers regroupant une infime minorité d’hommes et de femmes.

 

En outre nous mettions en évidence l’immense retard théorique qui affectait l’ensemble des éléments anticapitalistes, nous y compris. Progressivement s’imposa à nous que l’ébranlement de Mai-Juin 1968 consistait en l’achèvement de l’effectuation d’une discontinuité qui avait été enrayée οu masquée par la seconde guerre mondiale, la guerre froide et tout le phénomène du socialisme en un seul pays.

 

Ultérieurement (début des années soixante et dix) l’analyse des réactions des divers groupements s’opposant au capital après 1968, ainsi que celle du devenir de celui-ci, conduisirent à la constatation que le procès révolutionnaire était fini, qu’il n’y avait pas à lutter contre le capital et qu’il fallait abandonner son monde (1974).

Ainsi nous avons maintenu jusqu’au bout la prévision de Bordiga en essayant, chaque fois que cela était nécessaire, de surmonter la contradiction qui surgissait entre elle et le devenir réel de la société capitaliste, jusqu’à ce que l’étude économique, historique et nous pourrions dire globale, c’est-à-dire essayant de cerner tous les aspects de l’activité humaine, nous conduise à devoir l’abandonner par suite de la constatation que l’espèce avait été en grande partie domestiquée.

 

Un des éléments importants qui fut déterminant dans notre prise de position fut la constatation que le prolétariat avait été intégré par l`intermédiaire de la consommation, comme nous l’exposâmes dans Déclin du mode de production capitaliste οu déclin de l’humanité, Invariance, série II, n°3, 1973, où nous faisions (p. 59) cette citation de Marx (reportée ici avec des remarques entre parenthèses. « Ce qui différencie justement le capital du rapport de domination [Herrschaftsverhämtnis : Marx ne donne aucune qualification à  de ce terme ; le fait qu’il le pose dans son universalité implique selon nous qu’il englobe le problème du pouvoir, de la domination dans sa totalité et ce afin de préciser a contrario le rapport économique] que le travailleur lui fait face en tant que consommateur, qu’être affirmant la valeur d’échange [Tauschwertstzender : nous traduisons le verbe sitzen, sur lequel est formé setzender, par affirmer parce que le fait de placer, d’installer équivaut bien à affirmer un existant dans un espace-temps donné], dans la forme de possesseur d’argent, d’un simple centre de circulation à partir du moment où il devint l’un des multiples centres de celle-ci, dans lequel sa déterminité de travailleur s’évanouit (la construction de la phrase n’est pas claire chez Marx: il y a l’idée que  le travailleur est un simple centre de circulation, que c’est un résultat ; il l’est devenu et ce faisant il perd de plus en plus sa déterminité de travailleur. » (cf. Fondements, t. l. p. 378 ; Grundrisse, p. 323).

 

Ce petit rappel historique et la remarque suivante : l’invariance dont il a été question est celle du désir de communauté, du retour à une union avec la nature, fournissent une première réponse aux questions précédentes. Celle-ci se révèle d’emblée déterminante surtout si nous ajoutons que nous devons tenir compte de l’immense danger actuel résultant du fait que ce désir tend à s’évanouir pour une grande partie de l’espèce – celle qui veut à tous crins non seulement conserver mais exalter, développer la culture – qui pose la nécessité d’une rupture absolue, irrévocable avec la nature.

 

Il nous faut maintenant préciser notre réponse en faisant toutefois auparavant un détour : l’exposé des résultats du développement du capital tels qu’on peut les constater à l’heure actuelle en 1992.

 

Tous les possibles de 1848 ont été épuisés. L’anticipation d’alors a été dépassée et nous nous trouvons devant la question urgente de fonder une autre communauté dont les bases soient en rupture avec toutes les formes d’organisation qui se sont succédées sur des millénaires depuis la dissolution des communautés primitives.

 

Le possible le plus essentiel fut celui du saut du mode de production capitaliste, tout au moins celui d’abréger sa durée, dans la mesure où une classe ayant un contenu universel, le prolétariat, aurait pris la direction de la société et impulsé un développement des forces productives afin d’éliminer la misère humaine et réaliser le communisme.

 

On n’insistera jamais assez sur la perspective initiale du mouvement révolutionnaire prolétarien : elle ne consista pas simplement à vouloir contester le pouvoir en place, ni la répartition de la plusvaleur (maintenant on devrait parler d’un pluscapital) mais en l’affirmation d’un projet d’une toute autre organisation de l’espèce.

 

Les classes telles qu’elles s’affirmèrent en 1848 ont disparu. Tout d’abord celle des propriétaires fonciers à la suite de la guerre de 1914-18 (en ce qui concerne l’aire euro-nordaméricaine) et ceci tant sur le plan de la réalité biologique que sur le plan de la représentation. Ensuite ce fut la disparition de la bourgeoisie et son remplacement par la classe capitaliste, toujours en ce qui concerne l’aire euro-nordaméricaine, car dans les autres aires la bourgeoisie ne parvint même pas à l’existence. Ensuite nous avons également disparition de cette classe parce que s’affirment les véritables acteurs du procès capitaliste : les entreprises, sans oublier également le mouvement d’évanescence qui affecte ces dernières à l’heure actuelle. Tout est remplacé par des flux de capitaux, plus οu moins fictifs, virtuels, qui n’ont plus besoin d’être représentés οu, si l’on veut, pour qui les représentants deviennent accessoires :

 

Enfin on a eu disparition du prolétariat après une phase de domination mystifiée qui fut celle en fait du capital sous le masque du prolétaire : phase du socialisme en un seul pays. Ιl y eut en οutre, ce que nous avons vu, l’intégration par la consommation, la dilution dans les nouvelles classes moyennes. À propos de ce dernier phénomène, rappelons le moment particulier que nous avons défini comme celui de la formation d’une classe universelle quand il semblait qu’un phénomène révolutionnaire était encore possible par ce que régnait une certaine contestation-radicalisation qui avait pour fondement idéologique la représentation du prolétariat, d’autant plus que ceci était en continuité avec ce qui avait éta affirmé dans le Manifeste de 1848 : le capital est mis en mouvement par tous les hommes.

 

La dernière manifestation du prolétariat ne l’a été que dans la représentation au cours de tout le mouvement de Mai-Juin 1968 et surtout durant la période qui le suivit jusqu’au début des années 80. Maintenant tout est fini.

 

La disparition des classes et la victoire du capital impliquent la fin du procès révolution. Celle-ci apparaît finalement comme un procès pour la réalisation du capital, bien que hommes et femmes opérant en son sein aient visé un tout autre but. Cependant comme ils œuvraient à l’intérieur d’un mouvement de séparation de la nature qu’ils ne remirent jamais totalement en question, le résultat de leurs actions ne pouvait chaque fois que renforcer l’opérateur fondamental de sortie : le capital.

 

La fin du procès révolution se perçoit nettement dans l’épuisement du mouvement révolutionnaire surgi avec la révolution russe de 1917 et en relation avec la crise catastrophique qui commence en 1914. Epuisement parce qu’en effet le phénomène révolutionnaire a été fragmenté et ses divers composants autonomisés, ce qui est un moment d’affirmation du capital, car cela facilite le devenir de séparation.

 

Ιl a opéré ainsi : séparation entre aire allemande et aire slave, entre l’ensemble des deux et la révolte de l’Orient, entre lutte immédiate comme celle pour la paix et révolution ; séparation au sein de la classe amenant sa désunion : syndicats, partis, soviets οu conseils, ceci renforça ensuite la dynamique de séparation entre réalisation d’objectifs immédiats et d’objectifs à long terme. Séparation du corpus du mouvement révolutionnaire d’éléments qui s’autonomisent et opèrent plus οu moins pour leur propre compte : ainsi du féminisme, du mouvement d’émancipation juif qu’on ne peut pas réduire au sionisme, du mouvement de la jeunesse créant ainsi un hiatus entre les générations, puis tout le mouvement régionaliste, résurgence du mouvement des nationalités opprimées. Opérant dans une certaine mesure sur le modèle d’action de ces dernières, manifestation de groupes se sentant soit exclus, soit opprimés du fait même de leur situation minoritaire dans l’ensemble social, ainsi des homosexuels. Autrement dit le mouvement révolutionnaire d’unificateur qu’il fut à son surgissement devenait lui-même un opérateur de séparation. On comprend alors qu’il ne put en aucune façon y avoir conjonction entre révolutions impures, en acte, et révolution pure, potentielle, à venir.

 

Cette fragmentation fut due  à l’immense défaite du prolétariat en 1919. Celle-ci à son tour permit la fragmentation de la crise catastrophique et l’on peut dire que les divers segments de crise furent les porteurs des mouvements contestataires séparés indiqués plus haut. La fragmentation explique également le surgissement de divers sujets révolutionnaires acteurs de divers mouvements d’autonomisation qui épuisèrent le procès révolution.

 

Le phénomène révolutionnaire s’est terminé avec la révolution qui ne s’effectue que dans la représentation, avec la revendication de limagination au pouvoir, puis il y eut abolition même de la représentation avec la liquidation de toutes les oppositions au capital opérant à ce niveau-là, au cours des années 80. Ceci en ce qui concerne l’Occident parce qu’ailleurs ; par exemple en Iran, le mouvement révolutionnaire fit ressurgir un phénomène religieux reproposant une révolution dans le style de la réforme allemande tandis que les pays de l’Est réactualisaient la démocratie réimposant un mouvement de style quarantuitard opérant surtout dans la représentation et en tant qu’opérateur en désespoir de cause : la rébellion contre le capital sous sa forme de domination par le pôle travail n’étant pas à même de parvenir jusqu’à la compréhension de l’ensemble du phénomène qui lui aurait permis de poser la véritable question, celle de la future communauté.

 

Si on pouvait affirmer l’extinction du phénomène révolution dès la fin des années soixante, les évènements ultérieurs montrèrent phénoménologiquement que tout le cycle révolutionnaire avait épuisé ses possibles.

 

L’impossibilité de réaliser la révolution communiste montre également que la volonté de contrôler l’utilisation de la violence (le but était de l’utiliser pour la détruire) s’est avéré vaine. Ιl s’agit évidemment de la violence en tant que phénomène exacerbé du heurt entre groupements humains. Ce problème de maîtriser la violence se posa déjà au sein de la révolution bourgeoise avec Robespierre par exemple. Mais c’est avec le Manifeste de 1848 qu’il fut réellement posé dans sa juste connexion avec la théorie du dépérissement de l’État : le prolétariat s’érige en classe dominante et donc en parti, créé un État transitoire qui permet de mettre fin à toute forme d’État et de classe (ceci fut en fait précisé lors de la Commune de Paris 1871).

 

À propos de la violence, il ne faut pas oublier son opérationnalité et son efficacité en ce qui concerne la disparition du mouvement prolétarien. Tout au long des années qui nous séparent de 1917 il y a eu, à l’échelle mondiale, une répression féroce contre ce dernier, ainsi que contre tous les mouvements révolutionnaires tendant à confluer avec lui.

 

Après la répression physique s’est imposée une répression dans le domaine de la représentation qui opère pleinement maintenant à travers toutes les critiques qui se veulent ridiculisantes de Marx et de ses adeptes révolutionnaires.

 

La disparition des classes, la non effectuabilité de la révolution communiste rendent caduque toute la thématique du parti en tant que forme, mais n’épuisent pas totalement son contenu. En effet le parti communiste ne pouvait exister qu’en tant que préfiguration de la société communiste, en tant que communauté. En conséquence l’épuisement de tout le mouvement prolétarien – on ne peut pas simplement parler de faillite – car ce serait nier tout l’acquis qui nous a été transmis – permet une purification de la représentation de ce que peut être la communauté à venir.

 

L’autre leçon que l’on doit tirer de tout ce qui précède c’est qu’il fut impossible de résister sur la base d’un groupement donné formant un noyau d’un futur parti. Cependant la dynamique même de recherche d’instaurer une certaine activité en nous maintenant en adéquation avec le mouvement futur : la formation du parti communauté, nous conduisit à une réflexion sur les différentes communautés et sur celle à venir ; ce qui nous permit de comprendre à quel point il est nécessaire que se fonde un pôle réflexif intense pour éviter l’insidieuse menace de l’immédiatisme et, maintenant, celle plus percutante de la dissolution en cours[18].

 

Cette impossibilité de résister sous forme d’un regroupement conséquent à l’échelle mondiale est liée au phénomène de dissolution de la classe, mais aussi à la volonté d’intervenir à tout prix qui fit sombrer dans l’immédiatisme et abandonner l’effort réflexif, cause de la non compréhension de la transformation énorme qui se produisit dans le devenir du capital.

 

C`est ici que l’on peut revenir sur la dimension prophète de Bordiga en rappelant que le prophète n’est pas seulement celui qui prédit une certain devenir, mais également celui qui défend un éthos donné.

 

La fin du mouvement révolutionnaire est celle aussi de la contre-révolution, du compromis fondamental qui fut réalisé dans les annés vingt, compromis qui permit en définitive de liquider toutes les classes ainsi que le phénomène foncier à travers ce qui fut particulièrement affirmé en 1848 : la nation.

 

La fin de la phase de mystification du prolétariat classe dominante avec la socialisation (οu la nationalisation) et l’État-providence, en rapport avec l’antique représentation de l’État en tant que communauté (externe d’ailleurs) ayant un rôle thérapeutique est liée à la fin du socialisme en un seul pays. Cela ne touche pas seulement les pays de l’Est et les pays ex-colonisés mais également les pays européens comme la Suède par exemple. « Lépoque du collectivisme est à sa fin maintenant. » Carl Bildt, International Herald Tribune du 5-6.10.1991[19].

 

En effet la crise qui aboutit à la dissolution de l’URSS et du bloc de l’Est n’est pas un phénomène local[20] concernant uniquement ces pays mais est un phénomène mondial : la fin de l’opposition capital-travail et l’évanescence du phénomène foncier ; l’effectuation plénière de l’élimination des limites au devenir du capital et la réalisation d’un développement non antagonique, non dialectique. Plus exactement il y a dissolution du conflit par sa généralisation au sein de la communauté-société du capital. Ceci choque profondément le cerveau des hommes habitués à ne penser qu’en terme de conflits et de polarisation entre deux camps. Le stade atteint actuellement par le capital impose aux hommes et aux femmes de devoir vivre sans ennemis, ce qui mine toutes leurs représentations et cause le désarroi actuel qui risque de n’être que transitoire parce que les ennemis sont transformés en concurrents, en de véritables acteurs capitalistes. Il faut un certain temps pour éliminer les vieilles représentations.

 

La fin du compromis est en réalité opérante dès le milieu des années 50, par suite du renforcement énorme du capital. Le XX° congrès du parti communiste de l’URSS le liquide, comme Bordiga le montra dans Le dialogue avec les morts.

 

Cette fin du compromis coïncide avec ce que nous avons appelé, avec Bordiga, le rajeunissement du capitall. En fait il y a eu non seulement rajeunissement du capital mais développement de tous ses possibles jusqu’au stade que nous avons nommé sa mort potentielle. Ιl n’y a plus lieu d’écrire un manifeste dans l’esprit où Bordiga avait songé à le faire.

 

Le Manifeste exalta le triomphe du capital en tant que moment de dépassement des limitations nationales, paysannes et parce qu’il y avait création du prolétariat, classe qui devait abattre le capital et utiliser les éléments matériels, scientifiques qui avaient permis son triomphe en tant qu’outils pour former une autre communauté. On peut même penser que les auteurs du Manifeste songèrent à utiliser le capital en tant qu’outil.

 

Nous n’écrirons pas non plus un Manifeste pour témoigner de la naissance d’une nouvelle espèce, signaler l’importance de son émergence. À l’heure actuelle étant donnée l’emprise du monde mercatel sur les hommes et les femmes, rédiger un Manifeste revient à proclamer de la publicité ; c’est donc se mettre sur le terrain de cette société-communauté. On n’a pas à faire de prosélytisme, etc., ce qui exprime la continuité de notre comportement.

 

La période au cours de laquelle fleurit le compromis et s’imposa l’exaltation du prolétariat fut celle de l’instauration de la structure capitaliste à l’échelle mondiale et de la mise en place de la communauté capital. Ce fut l’époque de la glorification de la production. Lorsqu’elle se termina, fin des années cinquante, se déchaina alors le mythe de la consommation.

 

Nous pouvons maintenant envisager le phénomène essentiel des années 80 : la mort potentielle du capital. Nous avons abordé la question un peu auparavant dans l’article La séparation nécessaire et l’immense refus, janvier 1979 : « .. nous sommes parvenus au bout du cycle du capital tant du point de vue extensif qu’intensif. » 

 

« Parvenu au stade final du cycle capital, le communisme mystifié, on peut alors poser que s’effectue une sorte d’évanescence de celui-ci sans que les hommes et les femmes ne soient capables de réagir. » (n° Spécial, septembre 1986, p. 34).

 

C’est en 1983 que l’on a affirmé la mort potentielle du capital dans Gloses en marge d’une réalité Ι (cf. n° Spécial avril 1986). On a apporté une précision dans Gloses en marge d’une réalité II (Invariance série IV, n°1, 1986, p. 56) où il est affirmé que le capital s’évanouit en tant que projet de l’espèce et où le parachèvement de l’anthropomorphose et la mort potentielle sont mis en relation.

 

Le point de départ de cette réflexion qui aboutit à cette affirmation fut la constatation que le nombre de travailleurs productifs ne produisant pas la plusvaleur mais permettant sa réalisation avait dépassé celui des productifs en 1956 aux USA. Or à partir de là il apparaissait évident que le mouvement du capital dépassait la loi de la valeur, qu’il allait donc au-delà de ses limites, comme Marx l’avait exposé dans les Grundrisse. Au départ il nous semblait opportun pour mettre en évidence la puissance de la théorie de dire que la mort théorique du capital remontait à cette date (déterminante à tous les points de vue puisqu’elle est aussi celle de la mort du socialisme en un seul pays). Or, Marx avait ajouté qu’à partir du moment où les improductifs deviennent plus nombreux que les productifs, il y aurait de graves perturbations car cela équivalait à une révolution[21]. Ceci s’est vérifié. Cependant dans un premier temps on eut encore des phénomènes réductibles aux phénomènes classiques abondamment étudiés auparavant. En effet en 1958 on eut ce que Bordiga appela la crisette et qui fut dénommé par la suite récession par les économistes officiels. Mais à la fin des années 60 et surtout au début de celles de 70 se manifestèrent les phénomènes qui marquaient un devenir autre. Bien qu’il y eut une progression globale du capital, il se produisit ce qu’on peut appeler une crise au sein de la représentation. Se posa alors la question de savoir comment représenter ce qui n’avait plus de valeur mais qui était capitalisé. Or le phénomène sormais ne touchait pas uniquement les USA, mais la Grande-bretagne, le Japon, l’Allemagne puis les autres pays du bloc occidental. Ιl est intéressant de noter que le débat théorique lancé par les membres du club de Rome sur les limites du développement commençait à signaler le phénomène de la mort du capital.

 

Nous avons parlé de mort potentielle pour indiquer que lâme du capital : l’extraction de plusvaleur aux dépens du travail des hommes et des femmes a disparu. On aurait pu dire aussi mort théorique, mort principielle pour dire que ce qui fait l’essence du capital s’est évanoui mais restent tout de même, phénoménologiquement, toutes les infrastructures intimement mêlées qui sont le capital aussi. L’âme capital n’étant plus nourrie, ne pourra plus relancer le cycle. Le système va vivre par sa propre inertie. Voilà pourquoi, pour faire saisir que dans l’immédiat on puisse percevoir du capital, mais qu’en fait celui-ci n’est plus opérant, il était bon de parler de mort potentielle pour signaler qu’elle n’est pas révélée immédiatement.

 

Le capital est mort (il n’y a rien pour le remplacer) en tant que formule générale, que concept donnant vie, reste tout le corps résultant du procès dincarnation (Einverleibung οu Verkorperung) ainsi que la capitalisation des hommes et des femmes. Leur représentation ne leur permet pas d’évacuer le capital et tout ce qui le sous-tend, comme la valeur, le travail, éléments aptes à le régénérer tout au moins dans la représentation.

 

Faisons un retour en arrière. Le capital s’est autonomisé en expulsant les hommes et les femmes de la production, de même qu’il a expulsé la terre : culture hors-sol et mise au point de matériaux nouveaux tendant à supprimer l’industrie extractive. Dès lors il se développe dans l’immatérialité, dans la représentation. Simultanément il parvenait à installer la seconde nature : le monde mercatel. À ce stade là le capital anthropomorphisé se crée des êtres à sa semblance et c’est la seconde anthropomorphose. Les robots en constituent un exemple primitif car maintenant ce sont les hommes et les femmes qui sont modifiés pour être à l’image du capital. Le phénomène atteint également tous les êtres vivants avec la création des disneylands.

 

Nous l’avons vu, la glorification de la consommation a suivi celle de la production, dès la fin des années soixante, mais c’était une consommation médiatisée : diverses représentations de­vaient être produites pour faire consommer et c’est là que s’est affirmé le despotisme de la publicité.

 

Maintenant que la deuxième nature est réalisée s’impose l’immédiateté qui élimine la représentation ; la consommation devient de plus en plus immédiate. Cete disparition de la représentation est une autre expression de la mort potentielle du capital. Une troisième nature est en train de s’édifier, une nature virtuelle. Le moyen terme de l’accession de celle-ci à son effectivité est la généralisation de l’informatique. En effet tout devient information et est désubstancialisé : toute particule humaine, féminine se réduit à un support d’une information qui peut changer en fonction du champ de forces social. La virtualisation est le triomphe de l’immédiat : il n’y a plus de distance entre le sujet et l’objet, ce qui supprime tous les possibles de la représentation et élimine la réflexivité. Le despotisme absolu s’installe. En outre on ne représente plus, on compte, on numérise. Le nombre lui-même est ramené à sa dimension immédiate ; il ne possède plus celle de la représentation ; par là il est une donnée immédiate de la seconde nature, voire de la troisième[22].

 

La virtualité prend de plus en plus d’ampleur à partir de divers moments du procès social actuel, elle est concomitante à la dépossession du procès de connaissance qui va s’effectuer en dehors des hommes et des femmes. La dépossession engendre la dépendance ; d’où la virtualité réalise au mieux la drogue. Elle effectue aussi le contenu de la proposition : la vie est un songe qui exprime bien la perte de certitude à partir du moment où il y a séparation d’avec la nature, en même temps que l’insatisfaction que produit la vie éveillée. Dans le rêve un homme οu une femme est en contact avec une virtualité. Cependant si la thèse de Jouvet sur le rêve a une quelconque part de réalité, la virtualité risque de bloquer définitivement tout développement de l’espèce. En effet au cours du rêve on récapitulerait le comportement spécifique qui serait confronté aux actions nouvelles permettant ainsi soit d’éliminer, soit d’intégrer tout οu parties de celles-ci [23].

 

Pour en revenir encore au devenir historique global du capital rappelons qu’après l’idolâtrie de la production, on a eu celle de la consommation avec en même temps réactivation de comportement antérieurs tels ceux de la chasse et de la cueillette qui pouvaient se déployer grâce à la réalisation de la seconde nature, de même que l’effondrement du compromis concrétisé dans le socialisme en un seul pays réinjecta l’illusion sur l’importance de l’individu. Ιl en est de même de la prédation sous sa forme de gangstérisme qui rackette les entreprises comme cela se pratique particulièrement au Japon.

 

Ainsi tout ce qui a opéré au cours des millénaires peut être réactualisé dans une combinatoire au sein d’un monde virtuel (le théâtre du jugement dernier). Cependant la mort du capital va entraîner une dissolution importante de la société-communauté actuelle, tandis que les effets historiquement positifs (ainsi de l’élimination de la loi du talion) qu’avait pu avoir le mouvement de la valeur vont disparaitre. L’accès à une immédiateté dans un monde virtuel libérera toutes les violences qui avaient été englobées, inhibées.

 

Originellement la représentation intervenait nécessairement pour que la circulation puisse se réaliser ; sans cela toute la dynamique des prix et de la monnaie eut été impossible. Avec le capital ces éléments prirent encore plus d’importance. D’οù, pour dominer la circulation, celui-ci dut devenir lui-même représentation. Ce fut le moyen le plus sûr pour réduire, voire supprimer le temps de circulation où s’affirme la dévalorisation. Ce faisant il y a également suppression de la séparation et tendance à la réalisation d’une immédiateté qui devient ultrasensible avec l’instauration de mondes virtuels. Mais la suppression de la séparation est une négation de lêtre du capital.

 

La virtualisation de la réalité est concomitante à l’artificialisation de tout ce qui est vivant, ce qui permet de le capitaliser. La médiation pour passer du vivant naturel au vivant artificiel est l’activité humaine, le travail. « Si, jusqu’au vote du Plant Act (1930), la distinction vivant/inanimé était unanimement reconnue – seul l’inanimé pouvant faire l’objet d’un brevet – en revanche cette loi avait bouleversé ce rapport en lui substituant la nouvelle opposition produits de la nature (inani + vivant végétal οu animal) / activide l’homme. De ce fait, en se situant, si l’on peut dire « hors nature », l’homme pouvait s’en rendre le maître juridique. Sur la base de cette disctinction, le vivant pouvait être décomposé en vivant naturel et vivant artificiel. En d’autres termes, il suffisait d’une intervention active de l’homme sur la structure du vivant pour qu’il prenne, de jure, le statut de « vivant artificiel » et, partant, le statut de « chose » οu de « bien ».

 

Or, on peut se demander si le même type de raisonnement n’est pas à l’œuvre pour séparer l’homme du matériel humain ; si, en réalité, en réduisant le vivant à une machine οu, mieux, à un artifice, on ne permet point, en retour, de l’envisager comme le produit d’une activité. » (Bernard Edelman in Lhomme, la nature et le droit, ouvrage composé par divers auteurs, éd. C. Bourgois, p. 101-102).

 

Cela veut dire que tout homme pourra capitaliser une partie quelconque de son organisme : il vendra un rein, un poumon, etc., ultérieurement des substances que diverses manipulations biologiques au ont pu lui faire sécréter.

 

Ainsi se voile un caractère totalement maléfique du travail absorbé par le capital. Maintenant le travail est immédiatement capita; il n’y a plus d’antagonisme ; ce qui est une autre expression de la mort potentielle du capital. Ιl se présente comme une activité immédiate de l’espèce à l’œuvre dans la nature pour la dominer, la réduire, l’éliminer. Son substitut est le marché. D’ailleurs Β. Edelman dit très bie: « Devenue appropriable, la nature apparaït désormais comme un immense marché et le brevet comme une technique d’accès à ce marché. » (O.c., p. 101).

 

Plus néralement l’activité humaine, surtout sous sa forme du travail, apparait comme étant le moyen de transformer tout ce qui était inaliénable parce que non dissociable, plus οu moins immuable à l’échelle humaine, consiré comme sacré à cause d’une puissance intrinsèque dépassant celle de l’homme, en objets aliénables, pour ainsi dire manipulables par l’intermédiaire de représentations de cette activité. Elle fut également le moyen de transsformer l’inné en acquis avec les mêmes conquences. Cette activiapparaît comme distanciatrice, paratrice, à partir du moment où elle est assujettie à la valeur puis au capital. Elle fait passer du monde de la participation au monde de la possession, de la propriété qu’elle soit commune οu privée[24]. Hommes et femmes ne peuvent retrouver la participation que dans les mondes virtuels. Ceci prouve qu’il faut, d’une part, rejeter le terme de communisme pour désigner le mode d’être de l’espèce une fois le capitalisme aboli puisqu’il implique encore la propriété donc la séparation et, d’autre part, abandonner la dynamique de ce monde qui ne peut rétablir l’immédiateté et la participation qu’au travers d’une illusion et à la suite de la destruction de la nature, destruction qui n’épargne pas l’espèce elle-même. Enfin, cela montre que certains concepts fondamentaux de l’œuvre  de Marx sont encore opérants au moment même où celle-ci s’épuise du fait de la réalisation de la seconde nature : la capitalisation du monde.

 

Avec la fin du mouvement prolétarien s’achève également la problématique du mouvement intermédiaire et la représentation des trois périodes appréhendées dans la dialectique : état initial et la catastrophe, un mouvement intermédiaire entre le premier et le troisième stade réinstaurant les conditions de vie de cet état initial (forme de temps cyclique)[25]. On a souvent dit que le marxisme était un messianisme et que les mouvements de libération-émancipation sociale étaient des laïcisations de mouvements religieux recherchant la rédemption. Mais on a occulté les phénomènes fondamentaux à la base qui n’avaient pas un contenu religieux : ils vοulaient rétablir lantique communauté, enrayer la domestication. Cest le mouvement de récupération et d’oppression qui a inséré, greffé sur eux les données religieuses. Se remplissant d’un contenu qui lui est étranger, la religion reste du domaine de l’État même si parfois elle s’oppose à lui.

 

Au cours de son devenir divers théoriciens du mouvement prolétarien tentèrent de mettre en évidence le lien réel et profond reliant tous les mouvements d’opposition à l’instauration du despotisme de la valeur puis du capital et, ce faisant, ils ont dévoilé la mystification religieuse opérante depuis au moins trois millénaires (pour ce qui est des aires les plus anciennement affectées).

 

Dans la mesure où l’οn sort de ce monde en rejetant tout le procès de connaissance tel qu’il s’est fondé avec le surgissement de la valeur, on se met en dehors de tout le devenir historique dont on est le produit. En même temps la thématique de la fin de la préhistoire n’a plus de raison d’être[26].

 

Avec la mort potentielle du capital qu’on peut présenter comme ayant été l’outil nécessaire à l’espèce pour parachever sa sortie de la nature, avec la fin du procès révolution, s’opère l’épuisement de l’œuvre de K. Marx. A son sujet s’impose l’idée qu’une telle œuvre, engendrée par un individu, est le produit de toute l’espèce qui l’utilise en dépit du fait qu’une partie de celle-ci tend à la nier. Même si sur le devant de la scène prévalent toutes sortes de théorisations affirmant la non validité de cette œuvre, l’espèce en son entier opère avec, jusqu’à ce qu’elle en ait épuisé tous les possibles. À partir de ce moment là elle est intégrée dans le cheminement global avec cette nuance que Homo sapiens, dans la mesure où il est domestiqué, dépossédé de tout, ne peut plus opérer cette intégration. Ce sera l’œuvre  de Homo Gemeinwesen.

 

La quasi totalité du procès de connaissance a opéré en occident (en dehors de quelques sphères révolutionnaires) en vue de mettre en place une représentation apte à se substituer au marxisrne soit en l’affrontant directement – en polémiquant avec lui – soit en l’ignorant. Dans ce cas les chercheurs furent amenés à faire substancielleτnent les mêmes découvertes que Marx, mais à les intégrer dans une interprétation justificatrice du capital, οu pire au sein d’une représentation prônant un compromis entre capital et travail (social-démocratie et même stalinisme)[27].

 

Maintenant les théoriciens proclament la mort du marxisme (ce qui n’est pas nouveau), mais ils sont toujours incapables de produire une théorie explicative du monde actuel non seulement en ce qui concerne son procès de vie matériel qu’à propos de celui intellectuel, spirituel. Et cela parce qu’ils restent infestés par le paradigme de la valeur οu par celui du capital non parvenu à sa pleine autonomie.

 

La lutte pour éliminer le marxisme ne vise pas seulement ce qui est vulgairement désigné par ce terme, mais aussi toutes les idées révolutionnaires et plus profondément encore le désir de réaliser une autre communauté inséparable du refus plus οu moins bien explicité de ce monde en place. C’est une phase dans le procès d’élimination de la représentation d’autant plus nécessaire que celle-ci fut un moment mobilisateur (un mythe selon Sorel) pour le prolétariat et tous ceux qui, tout en n’appartenant pas à cette classe, s’unirent à lui au cours de son soulèvement contre la domination du capital.

 

Nous serons amenés à traiter ultérieurement cette question de façon détaillée, ne serait-ce que pour montrer la puissance de notre phylum, mais ce ne sera pas pour défendre simplement l’œuvre de Marx, parce que nous opérerons dans le dépassement qu’implique notre situation actuelle dont une des caractéristiques est l’épuisement de celle-ci. Or cet épuisement est en stricte connexion avec la fin de ce que nous nommons le mouvement intermédiaire, dont le mouvement prolétarien et celui du capital constituent la dernière expression. Étant donné ce fait, les théoriciens défenseurs du capital vont tendre à réécrire l’histoire de façon encore plus conséquente qu’ils ne le firent jusqu’à présent. De ce fait ils essaieront de présenter ce que l’on nomme, peut-être de façon peu rigoureuse, les précurseurs de Marx dans une perspective disjonctée avec la Weltanschauung de ce dernier. Ιl nous faudra le faire également pour éviter les effets de l’immense régression théorique, qui a déjà commencée, liée à l’élimination non seulement du marxisme mais de toute la pensée révolutionnaire.

 

En général nous essaierons de mettre en évidence comment certains phénomènes ont une prégnance telle que même des théoriciens opérant dans une thématique dont ils sont normalement exclus sont contraints à les affronter. C’est pouquoi évidemment les théorisations que cela engendre peuvent apparaitre en porte à faux avec le reste de leur œuvre.

 

Cela explique pourquoi nous sommes amenés à les intégrer dans notre représentation, non pas par souci de récupération, mais à cause d’un besoin de cohérence. En effet nous affirmons que la représentation que nous tentons d’exposer au mieux est en fait le produit de l’espèce, même si elle ne peut parvenir à sa pleine production qu’à la suite de l’émergence de Homo Gemeinwesen.

 

L’intégration que nous faisons laisse donc toute possibilité à d’autres personnes d’envisager les œuvres que nous abordons dans une perspective toute autre.

 

À partir de là nous pouvons généraliser et affirmer que notre phylum tel qu’il a été présenté dans ce chapitre ne réclame pas de livres sacrés, canoniques et n’en rejette pas d’autres caractérisés d’apocryphes. Il ne se fonde pas sur l’interdit[28].

 

La mort du capital, l’évacuation de la représentation en rapport avec l’émergence d’une immédiateté virtuelle, le possible de la réalisation d’une unité de compte pour régler les flux de capitaux permettant par là même de résoudre le problème financier mondial[29], l’autonomisation des diverses composantes du procès du capital se résolvant dans une dissolution généralisée, place notre phylum devant la tâche d’abandonner ce monde en évitant tous les pièges de réalisation virtuelle et, pour cela, de retrouver la nature en la régénérant.

 

Épilogue : la rupture avec tout le mouvement antérieur.

 

Nous ne pouvons qu’effleurer la dynamique de la rupture. Pour la présenter correctement il nous faudra porter à bout la rédaction d’Émergence de Homo Gemeinwesen. Cependant il est nécessaire, afin de donner toute sa dimension à notre Épilogue, de tracer quelques lignes du devenir que nous envisageons.

 

Depuis 1974 nous affirmons qu’il faut opérer une vaste rupture qui ne se limite pas à celle avec la démocratie comme le posa Bordiga, ce qui nécessitait le schisme, l’abîme, mais aussi avec tous les présupposés. Elle concerne non seulement le rapport au phénomène dominant, le capital ; mais également à celui qui lui fut antagoniste : le mouvement prolétarien, ce qui induit donc une discontinuité entre nous et ce dernier.

 

La véritable discontinuité par rapport à Marx et à tout le mouvement prolétarien n’est pas dans le fait de dire que le capital s’est émancipé de la loi de la valeur, que donc la théorie de la valeur et celle du prolétariat sont finies. En effet tout ceci est contenu dans l’investigation théorique de Marx et dans celle de Bordiga comme dans les préoccupations de ce dernier au sujet de tout ce que cela impliquait. La discontinuité se fait en refusant tout le procès de connaissance tel qu’il s’est édifié à partir du moment où l’espèce se séparait réellement de la nature, à partir du moment où ce procès devient à la fois procès de sécurisation et de justification (dans une certaine mesure une sécurisation réclame une justification). Mais ce faisant c’est une discontinuité d’une ampleur encore plus grande que nous faisons avec toute la société-communauté en place, avec toutes les représentations actuelles et historiques qui la justifient en son advenu comme en son advenir.

 

Pour préciser notre prise de position qui pourrait sembler avoir un aspect uniquement théorique et pâtir d’idéalisme, nous ajouterons qu’il s’agit de rompre avec un comportement donné qui était insuffisant dans sa remise en cause du devenir antérieur par ce qu’il était limité, inhibé par suite de la conservation du procès de connaissance tel qu’il fut fondé avec le surgissement de la valeur.

 

En effet se trouvait affirmée, dans le mouvement prolétarien, l’exigence d’une réconciliation avec la nature, un certain rejet du progrès[30], avec la revendication de la libération de la femme, la reconnaissance qu’il fallait revenir à une phase antérieure où celle-ci avait son importance naturelle. Seulement tout cela était exprimé au travers des catégories du procès de connaissance formé, conditionné par la rupture avec la nature. En outre il y avait une certaine révérence vis-à-vis de la culture posée comme un invariant (cf. par exemple, l’admiration qu’on peut dire acritique de Marx pour l’art grec, Leibnitz, Aristote, etc.).

 

Les éléments essentiels du procès de connaissance se sont imposés à deux moments essentiels. Lors de la dissolution des communautés initiales qui engendra les thèmes fondamentaux de la sépa­ration vis-à-vis de la nature, de la totalité en tant qu’unité, de la totalité en tant que diversité, de l’individualité. Ils furent repris lors du second moment lié à l’émergence du mouvement de la valeur dans une dynamique de séparation encore plus intense vis-à-vis de la nature ainsi qu’au sein de divers regroupements de l’espèce. De là l’instauration des binômes oppositionnels : homme-nature οu culture-nature, animé-inanimé, intérieur-extérieur, inné-acquis, préformation-épigénése, continu-discontinu, propriété commune-propriété privée, qualité-quantité, espace-temps, etc.

 

Dans le chapitre « Valeur et procès de connaissance » de Émergence de Homo Gemeinwesen, nous analyserons tout particulièrement ces différents binômes, en insistant sur le fait que le procès de connaissance a eu pour fonction de sécuriser l’espèce en train de se séparer, il devint une immense prothèse. En conséquence il eut tendance de plus en plus à s’autonomiser et à pouvoir être utilisé par l’organisme dominateur au sein du regroupement humain afin de perpétuer sa domination en la légitimant.

 

Ceci étant établi et en tenant compte que les diverses représentations qui se sont imposées au cours du temps sont celles qui consacrent un compromis entre les forces visant à la domestication et celles qui s’opposèrent à elles, il est compréhensible que nous rejetions les représentations qui s’édifièrent il y a plus de qua­tre mille ans lors des révoltes contre les diverses États de la première forme. Il en est de même pour celles s’élaborant en concomitance avec un autre soulèvement important aux alentours du ΧΙΙ° siècle. Enfin et cela est plus important, il en est de même pour tout le mouvement se déployant dès le VIII° siècle et qu’on peut caractériser comme étant celui de la tentative d’utiliser le mouvement de la valeur contre la domination de l’unité supérieure incarnée dans l’État de la première forme, ainsi que contre diverses aberrations en rapport avec la dissolution des communautés initiales. Autrement dit nous rejetons tout ce qui a été produit durant ce que K. Jaspers appelle la période axiale.

 

Nous ne pouvons pas accepter également les représentations élaborées en opposition au mouvement de la valeur, même si nous en reconnaissons l’importance surtout lorsqu’elles s’édifièrent sur un refus du monde en place, sur une tentative de sortir de lui, comme avec le mouvement gnostique, le monachisme ou le mouvement bouddhiste.

 

À propos du mouvement de sortie du monde, il est évident que le rejet du procès de connaissance tel qu’il saffirme actuellement en constitue une composante essentielle. Il ne s’agit pas de l’œuvre de quelques individus même si superficiellement cela peut apparaître ainsi à cause du nombre réduit de personnes concernées. En effet il s’agit en fait du devenir d’émergence de ce que nous nommons espèce afin d’être compris, en mettant en saillance un élément donné d’un plus vaste procès. En paraphrasant Marx et ses adeptes on peut dire que le mouvement d'émergence de cette espèce sera en même temps celui de se supprimer en tant que telle, sinon cela reviendrait à entériner l’antique séparation. En effet le concept d’espèce est déterminé par la nécessité de justifier la séparation et surtout la supériorité de Homo sapiens, les deux étant étroitement liées.

 

Comme on l’a déjà indiqué on doit en finir avec tout anthropomorphisme et toute forme d’anthropomorphose pour permettre un devenir rayonnant de toutes les formes de vie.

 

En conséquence la sortie de ce monde implique un phénomène d’union tant avec l’ensemble des êtres vivants, la nature environnante, qu’avec la dimension naturelle de l’espèce, ce qui ne se confond pas avec ce qui a été théorisé de façon autonomisée : la nature humaine ; car dans ce cas il s’agissait encore de déterminer une distinction séparatrice entre Homo sapiens et le reste du monde vivant. Ainsi il ne s’agit plus, comme dans les divers mouvements de sortie du monde, de rompre avec la famille en tant que phénomène biologique ; ce qui n’implique en aucune façon une acceptation des formes familiales qui se sont succédées depuis la dissociation qui s’est opérée au sein des communautés initiales. On veut signaler ici le danger du refus du lien biologique qui permet de fonder n’importe quel lien artificiel point de départ au déploiement d’une combinatoire qui s’épanouit dans la société-communauté du capital. Ceci est étroitement lié au problème de la situation des femmes. Disons simplement pour le moment qu’on a toujours voulu les forcer à s’adapter aux exigences sociales, tandis qu’on n’a jamais essayé, même chez les réformateurs qui leur étaient favorables, d’adapter les conditions sociales à leurs déterminations biologiques.

 

À l’heure actuelle on sort du domaine naturel, avec le triomphe de la biologie qui permet aux femmes de s’émanciper de ces déterminations. Comme le réclamèrent certaines féministes, la société pourra bientôt prendre en charge la fabrication des êtres humains.

 

La question du rapport de la sortie de ce monde avec le rejet du procès de connaissance tel qu’il est configuré actuellement nécessite une étude très ample[31]. Rappelons encore une fois que sortir de ce monde implique une mise en discontinuité avec celui-ci et une mise en continuité avec le monde naturel. Il semblerait là qu’il y ait une simple affirmation de la volonté et que nous rejetterions tout déterminisme. Pour situer notre approche on doit tenir compte qu’il ne s’agit plus désormais de libérer quelque chose de prisonnier au sein de l’ordre social actuel, le moment de cet acte dépendant d’une crise catastrophique catapultant hommes et femmes dans l’action ; en conséquence il n’y avait rien à construire mais seulement à détruire des entraves. Donc il n’y a pas non plus nécessité d’une prévision pour déterminer quand une telle intervention devient possible. Au fond dans le premier cas la discontinuité s’imposait dans une catastrophe. En revanche nous considérons que la discontinuité s’est déjà opérée dans la mesure où, d’une part, il y a eu triomphe total du capital en même temps que sa mort potentielle et, d’autre part, épuisement de l’œuvre de Marx. Cela implique que nous devons faire quelque chose pour révéler la discontinuité, la rendre opérante, ce qui veut dire que le déterminisme opère de façon négative : C’est l’absence d’un phénomène donné qui oblige à une prise de position, à une intervention. On ne peut l’effectuer sans se livrer à une intense activité prédictive. On doit essayer de déterminer les conséquences de celle-ci, en particulier il nous faut veiller à ce que notre intervention n’aboutisse pas à restructurer d’une façon ou d’une autre une solution qui a déjà été proposée au cours du devenir d’Homo sapiens et qui nous ferait retomber dans les divers pièges de la domestication. La prévision n’est plus nécessaire pour déterminer le moment de l’intervention, puisque celle-ci doit s’effectuer dans l’immédiat, mais pour être à même de comprendre les conséquences de celle-ci.

 

Ainsi la nécessité de reformer la communauté immédiate en intégrant le mouvement réflexif, nous oblige à demeurer en continuité avec tous ceux qui voulurent enrayer, détruire la domestication, dans la mesure où nous voulons réellement réaliser leur projet de perfectionnement du phénomène réflexif afin qu’il opère non au bénéfice de notre espèce seule, mais pour le devenir de tout le phénomène vie.

 

Il y a donc bien une invariance qui ne s’épuisera que le jour où la réconciliation aura été réalisée. Nous nous sommes libérés d’une impasse mais nous avons conservé la voie, celle de l’accès à une communauté intégrée dans une nature naturelle.

 

 

 

 

 

 



[1] - Le chapitre sur le capital dans Emergence de Homo Gemeinwesen complètera les études effectuées dans Capital et Gemeinwesen, éd. Spartacus ; « Le développement du capitalisme » dans Invariance, série I, n° 6 ; « Transition », série I, n°8 ; « A propos du capital », série II, n°1 ; « Echappement du capital », n° spécial ; « Ce monde qu'il faut quitter », série II, n°5 ; « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter », série II, n°6 ; « Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité », série II, n°3 ; « Thèses provisoires », série III, n°4.

 

On doit tenir compte également des articles de Jean-Louis Darlet: « Au-delà de la valeur, la surfusion du capital », Invariance, série II, n°2 ; « Note au sujet de la composition organique du capital », série II, n°3. Enfin la question du devenir du capital est amplement traitée dans les lettres qui parurent dans les n°de la série III et dans des n° spéciaux.

 

En ce qui concerne l’étude du mouvement prolétarien on peut consulter : « Bref historique du mouvement de la classe prolétarienne dans l’aire euro-nordaméricaine des origines à nos jours », Invariance, série I, n°6, réédition n°spécial Décembre 1989 ; ainsi que le n°spécial de Décembre 1991 (cf. À propos de quelques publications, dans ce même n°).

 

Dans la mesure où notre investigation intègre l’apport de Bordiga, nous signalons aux lecteurs que nous republions et publions divers textes de ce dernier (cf. A propos de quelques publications).

 

[2] - Il s’agit des articles suivants : De la révolution, 1972, série II, n° 2 ; Errance de l’humanité – conscience répressive –  communisme, 1973, Série II, n°3 ; Contre la domestication, 1973, Même n° ; Thèses provisoires, 1973, série III, n°4 ; Ce monde qu’il faut quitter, 1974, série II, n° 5 ; C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter, 1975 série II, n°6 ; La révolution intègre, 1978, série III, n°4 ; L’écho du temps, 1980, n° spécial octobre 1990 ; Violence et domestication, 1980, n° spécial, Novembre 1991.

 

Un certain nombre d’affirmations essentielles (cf. le chapitre ultérieur: « Comment se présente la situation en 1992 et position de notre phylum ») ont été faites durant la période 1972-1975 qui suit l’ébranlement de 1968, donc durant celle où Bordiga pensait que la révolution communiste devait avoir lieu. En conséquence on peut dire qu’il y a une continuité depuis 1910 moment où celui-ci parla de la nécessité de créer un abysse entre le prolétariat et la démocratie, et 1974 moment où nous affirmâmes la nécessité de quitter ce monde. 1974 marque la rupture avec le mouvement intermédiaire, le mouvement prolétarien, mais le maintien de la continuité en ce qui concerne le phénomène global : l’accession à la communauté humaine. Cela ne nous empêche pas de considérer qu’il y a des ratées, des manques dans l’œuvre de Bordiga (comme dans celle de Marx), voire des compromis. Ce que nous voulons particulièrement souligner c’est que lui, comme Marx et tant d’autres, sont à l’origine de notre phylum.

 

[3] - Cf. les commentaires de Bordiga au texte des Grundrisse traitant cette question : « La guerre doctrinale entre le marxisme et l’économie bourgeoise », 1958, dans Textes de la Gauche communiste d’Italie, fascicule III, n° spécial Janvier 1992.

 

[4] - Cf. Origine et fonction de la forme parti, 1961, n°spécial Juin 1990.

 

[5]  - Nous avons abordé cette question dans Les caractères du mouvement ouvrier français (cf. n° spécial Décembre 1991). En ce domaine la France est entrée en concurrence avec les USA où le phénomène fut accusé du fait de la dimension utopique. Il ne s’agissait pas seulement de créer une nouvelle organisation des hommes et des femmes mais une nouvelle humanité. « Les USA sont une nouvelle Jérusalem conçue par la providence pour être le théâtre où l'homme doit atteindre sa véritable stature. Voilà ce qu’affirmait Washington, tandis que Jefferson parlait de la « nation univers » celle qui poursuit des idées universellement valables. » (Citations faites par A. de Benoist dans son article US go home de L’Idiot International).

 

Cependant ce n’est pas la nation qui fut tellement déterminan­te mais le peuple. Ceci se comprend puisque ce qui fut essentiel c’est la lutte contre les indiens, d’où l’opposition entre un peuple défini par sa médiation avec un dieu transcendant et dont le lien entre les différents éléments est constitué par la raison et un peuple vivant encore en liaison avec la nature. D’où une dimension raciste et antinature très poussée dans l’idéologie étasunienne, sous-tendue par le mouvement du capital. La prépondérance de plus en plus grande de celui-ci confine de plus en plus l’idéologie dans le domaine de l’archaïsme.

 

A ce propos nous aborderons ultérieurement l’étude d’ouvrages d’Élise Marienstras, particulièrement Nous le peuple, éd. Gallimard, où elle affirme : « Les américains se sont fait nationalistes avant même d’avoir une nation. ». Grâce à la dynamique de réalisation du marché intérieur, l’artificialité tendra à prendre une réalité concrète mais hors nature. En ce sens les étasuniens bien qu’ayant un territoire ne forment pas effectivement une nation. Ils forment un peuple, un peu comme les hébreux ; un peuple dont la communauté est structurée par le capital et qui devient la communauté du capital. Ils sont donc le peuple élu de ce dernier. C’est une des raisons des frictions actuelles avec le peuple élu par antonomase, les juifs.

 

Cependant nous n’accordons pas une importance déterminante à ces phénomènes parce que le capital peut reconnaître tous les élus et les insérer dans sa combinatoire.

 

[6]  - Je pense en fait que ceci relève encore du phénomène de la valeur dans  sa phase où l’argent accomplit sa troisième fonction de monnaie universelle qui est bien une présupposition essentielle au surgissement du capital. (note 2009).

 

[7] - Nous préférons traduire Mehrwert par plusvaleur afin dêtre plus compatible avec l’exposé de Marx utilisant divers mots allemands formés à partir de Wert = valeur.

 

Notons que maintenant il vaudrait mieux parler de plus capital, de même qu’à la place de dévalorisation il faudrait parler de décapitalisation (Entkapitalisierung) et, à la place de valorisation, de capitalisation (Verkapitalisierung).

 

[8] - « Sans nationalisme, c’est-à-dire une conscience de nos racines et de notre identité, il ne peut y avoir d’internationalisme. » (Shintaro Ishihara, Le Japon sans complexe, éd. Dunod).

 

On voit à quel point le manque de rigueur empêche le maintien d’une ligne théorique fondamentale sur un laps de temps très important et permet la récupération la plus poussée.

 

En voici un autre exemple : dans Le Monde du 27.0l.92 on pouvait lire ce « slogan » dans une page publicitaire : « Ne laissons pas la morosité tuer le désir et l’absence de désir tuer l’économie. ». En lui confluent le cheminement de l’Internationale Situationniste et celui de Deleuze et Guattari apologètes des machines désirantes.

 

Terminons avec le slogan tant prisé en 1968 : l’imagination au pouvoir qui puait l’immédiatisme. Leurs auteurs n’imaginaient pas que tout ce qui parvient au pouvoir est despotique !

 

[9] - Voici un exemple en ce qui concerne la France. « On a dit souvent : il faut une religion pour un peuple ! Je laisse de côté ce qu il y a de scepticisme railleur au fond de cette formule ; je la prends dans son sens élevé et je dis, moi aussi : il faut des sentiments élevés, une pensée unique, il faut une foi commune pour un peuple, sans quoi il ne serait qu’une agrégation d’hommes juxtaposés par des intérêts communs. Mais cette pensée unique et cette foi commune, il n’est pas nécessaire qu’il aille les chercher dans des dogmes qui, du reste, chaque jour, s’évanouissent ne pouvant supporter l’éclair de la raison. Il faut qu’il les trouve en lui-même, dans le sentiment de sa dignité, dans ses espérances, dans son ferme propos d’être prêt à périr plutôt que de cesser de vivre libre et d’être honoré.

 

C’est cette religion de la Patrie, c’est ce culte et cet amour à la fois ardent et raisonné, dont nous voulons pénétrer le coeur et l’esprit de lenfant, dont nous voulons l’imprégner jusqu’aux moelles ; c’est ce que fera l’Enseignement civique. » Paul Bert, De l’éducation civique, 1882, cité dans L’évènement du jeudi, 12 au 18 décembre 1991.

 

Ce discours montre à quel point la science ne peut triompher qu’en se posant comme la vraie religion et à quel point la démocratie peut être despotique. Sur ce dernier plan il n’y a que des différences infimes avec le discours fasciste οu stalinien.

 

[10] - Cette confusion entre État et nation, l’un et l’autre posés en tant qu’unité supérieure, se vérifie en France avec par exemple le pétainisme et la glorification de l’État français, avec le gaullisme et son exaltation de la nation.

 

Les évènements depuis 1945 ont montré l’effondrement de ces unités supérieures par suite de la réalisation de la communauté du capital. Ceci a permis la réaffirmation (phénomène non particulier à la France) de groupements humains plus réduits, des antiques provinces, d’οù le régionalisme des années soixante et soixante et dix. Etant donnée l’ambiance capitaliste dominante, ces groupements prirent assez vite une dimension rackettiste.

 

En Allemagne également on a eu, avec le nazisme, une exaltation de la nation placée au-dessus de tout : Deutschland tiber alles. Par suite de sa structure fédérale le mouvement régionaliste y eut peu d’importance.

 

Quoiqu’il en soit avec l’unification de l’Europe, il va s’imposer une nouvelle dynamique entre unité supérieure à établir (l’Europe) et les différentes unités régionales qui d’ailleurs tendent à se regrouper en dehors des unités nationales actuelles, mais en fonction des impératifs des flux de capitaux. Nous n’aurons pas une récapitulation du phénomène d’union qu’il y eut lors de la révolution française parce que maintenant il y a une unité supérieure ainsi qu’une communauté qui sont celles du capital.

 

[11] - Nous serons amenés à faire une étude exhaustive de la Révolution conservatrice et de tous les mouvements dextrême-droite allemands anti-capitalistes, en particulier en ce qui concerne le rapport de l’État à la communauté, l’importance du prolétariat (certains théoriciens anticipèrent sur ceux de Potere Operaio, sur M. Tronti οu Toni Negri). Ces courants connnurent une intense activité théorique où s’ébaucha une certaine combinatoire, ainsi il y eut une tentative d’opérer une synthèse avec Marx et Nietzsche.

 

Il nous faudra envisager les œuvres de Spengler, Moeller van den Bruck, Paul de Lagarde, Fried, Sombart, Simmel, Rausching, Κlages, Rosenberg, Niekische, Rathenau, Keyserling, etc., mais aussi des ouvrages généraux sur les courants de droite dans l’Allemagne du début de ce siècle comme Doctrinaires de la révolution allemande de 1918-1938, de Ed. Vermeil (qui a écrit d’autres livres intéressants sur l’Allemagne), Stratégie communiste et dynamique conservatrice - Essai sur les différents sens de l’expression « National-­Bolchevisme » en Allemagne sous la République de Weimar (1919-1939) de L. Dupeux ou se trouve une abondante bibliographie fort intéressante, Destruction de la raison de Lukacs, etc.

 

On trouve également des renseignements du plus haut intérêt dans les revues d`extrême-droite comme Vouloir, Troisième voie, Krisis, etc.

 

En ce qui concerne les problèmes de la communauté et de l’État, on doit tenir compte d’autres courants et de théoriciens isolés, les uns et les autres surtout d’origine juive, s’étant manifestés en Allemagne. À ce propos le livre de M. Lowy, Rédemption et utopie apporte beaucoup de renseignements sur Μ. Buber (partisan d’un renouvellement total, mit en évidence la permanence d’une tendance chez le peuple juif d’un refus de sortir de la nature, d’un refus de la communauté artificielle s’imposant avec la coupure d’avec cette dernière, terrain d’émergence de la rationalité, de l’intellectualisme juifs, pp. 63-75), F. Rosenzweig, G. Sholem, L. Löwenthal, W. Benjamin (« lie étroitement l’abolition de l’exploitation de l’homme sur l’homme à la fin de l’exploitation de la nature » p. 149 ; est pour « la rédemption révolutionnaire de l’humanité », p. 161), G. Lukacs, Β. Bloch, G. Landauer (prônait la communauté qui devait tendre vers « la communauté la plus ancienne et la plus universelle : avec l’espèce humaine et avec le cosmos », p. 65), etc.

 

La communauté eut une grande importance tant en théorie que sur le plan pratique à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci. Nous ferons une étude de tous les courants qui s’en préoccupèrent, dans le chapitre « Réaction au devenir du capital ».

 

Avant et à la suite du second ébranlement dont l’apex fut Mai-Juin 968, on n’a pas eu un apport théorique fondamental, particulièrement aux USA où tout ce qui a été produit apparait comme une copie de ce qui fut engendré au cours des années vingt en Allemagne. Cf. le livre de M.C. Granjon L’Amérique de la contestation les années 60 aux USA, éd. Presses de la fondation nationale des sciences politiques, qui est surtout intéressant pour la masse de documents qui s’y trouvent exposés.

 

[12] - Cf. Bulletin international de discussion n°5, mai 1944, p. 2. Ceci est indiqué dans la thèse de Roger sur la Gauche communiste d’Italie. Ιl en est de même question dans la brochure du CCI au sujet du même mouvement. Ici encore, c’est une question sur laquelle nous reviendrons.

 

[13] - « Les principes marxistes indiquent scientifiquement que la lutte entre les classes constitue le moteur de l’évolution historique. Cela s’applique surtout aux formes extrêmes de la vie sociale : à la guerre, et il serait bien étrange de se baser sur la lutte de classe pour expliquer les situations précédant la guerre et de s’en éloigner lorsqu’il s’agit de cette dernière. Les compétitions inter-impérialistes sont un élément secondaire et jamais fondamental. En 1914, elles ont joué un rôle important, mais encore une fois, accessoire : l’essentiel étant représenté par la lutte entre le capitalisme et le prolétariat. » (Ο. Perrone, Pour le bureau International des fractions communistes de gauche, Bilan, p. l405).

 

[14] - Ιl est intéressant de noter qu’ils pensaient que le parti ne pouvait pas avoir une existence immédiate : « Le Bond est une organisation provisoire de marxistes, orientée vers la formation d’un véritable parti communiste international, lequel doit surgir de la lutte de la classe ouvrière. » (La Gauche Hollandaise, Brochure du CCI, p. 259).

 

Ils en minimisèrent l’importance : « Le rôle du parti est maintenant restreint à celui d’une organisation de clarification. Il n’aspire pas davantage à instaurer une domination sur la classe. » (O.c., p. 252). Cette dernière proposition est l’expression de la pression de l’antistalinisme ambiental, car le but du parti ne fut jamais celui d’imposer une telle domination.

 

[15] - Voir à ce sujet : Dialogue avec les morts mais aussi Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui de Bordiga.

 

On doit noter que la fin du socialisme en un seul pays signe l’échec de la réalisation d’une solution moyenne, entre celle d’Occident et celle de l’Orient, telle que la rêvaient divers théoriciens russes du siècle dernier.

 

On assiste également depuis deux ou trois ans à la fin de la solution islamique qui elle aussi se voulait voie moyenne, originale.

 

[16] - Étant donnée que la détermination des salaires était en relation avec le mécanisme de la détermination du taux de profit moyen lui-même en relation avec les différentes compositions organiques du capital à l’échelle mondiale, ce n’est qu’à la même échelle qu’il aurait été possible d’aborder sérieusement la question syndicale. Faire autrement ne pouvait que renforcer l’idéologie nationale et maintenir une régression profonde au sein de la classe ouvrière.

 

[17] - Cette affirmation ne fit pas l’unanimité au sein du parti. Voilà pourquoi la traductrice de : Les fondements du communisme révolutionnaire, où on la trouve clairement exprimée, a modifié le texte afin d’escamoter la question. Cf. notre traduction dans Textes de la Gauche communiste d’Italie, fascicule II, n° spécial, Janvier l992.

 

[18] - On était persuadé que sans une haute rigueur théorique unie à une absence de compromis, il n’était pas possible de maintenir un certain regroupement apte à opérer en tant que pôle positif, nécessaire, non pas parce qu’il devrait prendre la direction d’un mouvement, mais parce que c’était grâce à lui que ce dernier pourrait, immédiatement s’enraciner dans le devenir révolutionnaire.

 

[19] - L’élimination de tout résidu socialiste cause le heurt entre Israël et les USA. En effet ces derniers, partisans du marché libre concurrentiel total, ne peuvent pas accepter le domaine socialiste constitué par les kibboutz ainsi que l’énorme intervention de l’État israélien dans les divers domaines du procès économique et social. Éliminer le résidu socialiste et l’interventionnisme étatique revient à en finir totalement avec le mouvement prolétarien et avec le vaste mouvement révolutionnaire des années vingt de ce siècle.

 

En se mettant du côté des étasuniens, les israéliens ont pensé pouvoir sauver leur État. Ils ont donc pris la position inverse de celle de leurs ancêtres qui s’opposèrent à Rome et au mode de production esclavagiste. Mais en fait ils risquent une destruction encore plus grave que celle subie il y a près de deux mille ans, parce qu’il y a le péril qu’ils fassent les frais d’un autre regroupement des forces au Moyen-Orient où celles des USA pourront leur faire défaut.

 

En ce qui concerne l’élimination des résidus socialistes, on peut considérer que la terrible intervention des USA en Irak alors que l’armée de ce pays était en débandade est probablement due à la peur d’un mouvement prolétarien. En effet il y eut une vaste mouvement de désertion qui aurait pu connaître une certaine transcroissance révolutionnaire (Cf. à ce sujet le texte à notre avis trop optimiste en ce qui concerne cette dernière : Ten days that shook Irak, BM Cat, London WC1N 3XX, UK, ou PO Box 3305, Oakland CA 94609, USA).

 

[20] Ne serait-ce que parce qu’une des causes importantes de celle-ci est due à la concurrence effrénée effectuée par ce que l’on a appelé les dragons du sud-est asiatique qui opérèrent une sorte de dumping qui ruina celui qu’opéraient jusque-là les satellites européens de l’URSS. (Note de 2009).

 

[21] - cf. Remarques, Invariance, série III ; n° 2, pp. 89-93. (Quand j’ai rédigé La mort potentielle du capital, j’avais oublié que j’avais déjà, en fait, traité en grande partie la question ici. D’où des redites regrettables. Note de 2009).

 

[22] - « Les conséquences de cette fusion [entre film de fiction et image digitale, n.d.r.] sont considérables : elle anéantit la frontière entre image de synthèse – monde de fantasmagorie abstraite – et prise de vues réelle, fût-ce dans la fabrication des univers les plus oniriques. Elle anéantit le sens même de la prise de vue réelle : dès lors que tout le contenu d’une image (acteurs humains, décors, costumes, etc.) est susceptible d’être décomposé en micro-éléments tous équivalents pour constituer une « pâte numérique » qu’un technicien modèle à sa convenance, toute notion de représentation disparaît. La numérisation est très exactement la bombe atomique des images. », Ch. Guillou. Le même auteur dans le même n° du Monde (30.0l.92) affirme qu’on a le passage « de l’ère de la représentation à celle de la sensation et de la simulation. ».

 

Dans la mesure où le spectateur devient protagoniste, il y a également évanescence de la représentation. La disparition du scénario opère dans le même sens.

 

Enfin il convient de signaler que le monde virtuel est un monde totalitaire et que dans l’immédiateté virtuelle tout se dissout : unité supérieure, communauté, multiplicité, individualité, conquête du futur, utopie, etc. Il y a fin de laliénation, de l’appropriation en créant une participation.

 

Un autre phénomène d’immédiatisation nous est fourni par Ph. Manoury : « Avec les techniques électroacoustiques, on n’a pas de recul, pas de mémoire, pas d’histoire. On ne peut donc plus travailler en amont, on est sur le matériau. » (Le musicien et l’ordinateur article du Nouvel Observateur n°1422).

 

En même temps qu’il y a une tendance à une immédiatisation, une autre s’affirme qui aboutit à la formation d’élites sans continuité avec le reste des hommes et des femmes. Elle est due à l’autonomisation d’un procès de connaissance devenant de plus en plus ésotérique, constitué par des techniques pointues mais vide de contenu (plus de théorie) par exemple en informatique ou en physique.

 

On a donc coexistence entre la permissivité et le despotisme qui s’instaure de plus en plus par exemple par l’intermédiaire de la médecine.

 

Il y a une convergence entre ce mouvement tendant à réaliser certains phénomènes de cette société-communauté et ce que désirent des théoriciens apologètes de cette dernière. Ainsi un philosophe étasunien Richard Rorty déclare, au cours d’un entretien, publié dans Le Monde du 03.03.92 : « Or, c’est le lien entre connaissance et représentation qui est aujourd’hui remis en cause. ».

 

Il fait l’apologie de l’immédiateté, de l’établi : « Il faudra que la gauche sache devenir plus modeste : personne, de nos jours, ne propose mieux que l’économie de marché », et prône un néo-maccartisme : « Les intellectuels doivent cesser d’adopter une critique radicale envers les institutions de la société. Ils doivent cesser de refuser la réalité. ».

 

L’utilitarisme, le pragmatisme sont synonymes d’apologie de l’immédiatisme, de l’identité immédiate qui est le fondement du despotisme de la société actuelle comme le démontra Th. Adorno.

 

Il laisse apparaître une menace despotique : « J’espère que nous arriverons à nous débarrasser de ce genre de convictions. (Le renversement du capitalisme, par exemple). ».

 

Le despotisme et l’affirmation d’un immédiatisme posent obligatoirement le problème du langage : « Le langage est devenu la question centrale, le noyau de la philosophie contemporaine. ». C’est une affirmation du solipsisme de l’espèce, voire de son autisme : elle s’est enfermée en elle-même, prisonnière de la seconde nature, et est en voie de régression.

 

À propos du langage nous pouvons noter que l’utilisation des analogons et surtout leur autonomisation pose en germe le phénomène de la simulation.

 

[23] - La vie est un songe c’est un thème que l’on retrouve un peu partout dans la littérature universelle, particulièrement en Occident. Il en est de même pour la comparaison entre le monde et le théâtre et, dans une moindre mesure, entre le monde et le marché (Calderon par exemple). Il est intéressant de constater qu’à l’heure actuelle, avec la réalisation des mondes virtuels, il y a unification des deux premières assertions : par là s’effectue la fin du théâtre.

 

C’est une tendance et non une réalité effective. Pour l’heure on a une floraison du théâtre soit sous sa forme habituelle de divertissement soit sous sa forme juridique : les procès judiciaires. Et l’on doit noter que l’on peut avoir redoublement du phénomène avec les procès portés au théâtre, au cinéma ou à la télévision. Le développement de ces deux formes est lié à celui du mouvement de la valeur. La première surtout prit de l’importance dans toutes les aires où celui-ci s’est imposé chaque fois que les conditions furent favorables à son développement. Nous aborderons plus tard cette étude qui n’est pas secondaire. En ce qui concerne le théâtre juridique il connaît un plein boom aux USA, comme ce fut le cas dans la Rome antique à l’époque de l’Empire. Le tribunal est aussi un lieu de théâtre où se fait la représentation de ce qui est advenu. Le lieu n’est pas absolument fixe puisque la reconstitution de l’évènement criminel peut se faire en dehors du tribunal lui-même. Mais celui-ci en tant qu’entité existe dans ce cas même hors de ses propres murs où l’on juge un ou plusieurs acteurs du drame. Donc on a l’activité de représenter et de juger qui sont parmi les fondements du mouvement de la valeur. En effet le marché est le lieu où sont représentées, grâce aux prix, les divers quanta de valeur. C’est celui où ce qui est caché est rendu présent. En effet le jugement permet de faire passer de la virtualité, de la potentialité, à l’effectivité. Il actualise. Lanalogie entre représentation théâtrale et représentation juridique devient plus évidente si l’on tient compte qu’une pièce est jugée, ce qui implique tout le champ des possibles de la critique. Or ce n’est pas un hasard si la philosophie critique avec son représentant le plus éminent, I. Kant, utilise beaucoup l’analogie du tribunal.

 

Dans la représentation théâtrale comme dans celle judiciaire le jeu intervient. Or celui-ci a été totalement modifié avec l’affirmation du mouvement de la valeur qui lui apporte une dimension de probabilité et d’incertitude ; beaucoup de jeux apparus avec ce mouvement étant liés au hasard.

 

Le songe et le droit ont en commun l’incertitude de la réalité. Pour le songe c’est évident. En ce qui concerne le droit cela semble un paradoxe. En fait un droit n’est jamais acquis définitivement. Il faut toujours prouver qu’on le détient, le possède ; d’où les cascades de procédures juridiques aux USA où tout est fondé sur un droit, parce que tout a été séparé, fragmenté. Enfin le droit et la science participent à la même pratique : la nécessité de prouver toute affirmation. Ainsi pour peu que l’on prône une certaine transitivité entre le songe, le droit et la science, on se demande si tout cela n’est pas fondé sur l’incertitude, l’insécurité due à la séparation d’avec la nature.

 

Le théâtre et le tribunal sont des institutions liées au mouvement de la valeur qui a besoin de représentation parce qu’il y a un décalage entre une idéalité et une réalité. Dans la mesure où il y a élimination de la représentation, elles vont obligatoirement régresser, leur contenu passant dans la virtualité qui expose des possibles.

 

Le sport est également lié au mouvement de la valeur. Il renferme la dimension du jeu – dans son antique acception, mais aussi dans celle qui s’est imposée avec l’instauration de la valeur puisqu’il permet les paris – de la représentation, de la justice (à travers l’activité des arbitres mais aussi à travers l’œuvre des critiques) ; en outre il intègre les conflits (il est guerre).

 

[24] - Il ne peut y avoir de droit – comme Marx l’a bien mis en évidence – que si est intervenue la séparation. En effet tout élément qui devient séparable, sécable, discrétable, doit être déterminé, c’est-à-dire que ses conditions de cession, livraison etc., doivent être précises. En même temps le droit est le garde-fou momentané qui empêche tout emballement. C’est un frein à la dépossession ; on peut ajouter : une rationalisation de la dépossession afin qu’elle puisse jouer dans le cadre du mouvement de la valeur, du capital. C’est le grand justificateur avec, bien sûr, la notion de justice en son centre : rendre juste, légal, faire accepter, rendre valable ce qui est.

 

La médiation fondamentale dans le procès de dépossession, privatisation (au sens de rendre séparé, privé, ôté d’une ensemble apparaissant indissociable, indissoluble), c’est le travail. C’est pour rétribuer, valoriser, capitaliser une activité interventionniste que l’on est amené à poser un droit. Ainsi si quelqu’un peut « améliorer » un embryon humain grâce à une technique définie permettant l’ajout de particules norrnalements absentes dans celui-ci, on délivrera une espèce de brevet et la capitalisation sera rendue possible.

 

En généralisant, et en intégrant le droit dans le grand devenir de transformation de tout inné en acquis, on peut affirmer que le droit est la légitimation de l’acquis et qu’il constitue la pratique qui tend à lui donner une certitude, une sécurité. En effet lexistence de l’acquis doit être fondée afin d’ôter tout doute sur sa réalité. La légitimation à la suite d’une spoliation, donc d’une intervention de type guerrier n’est finalement qu’un cas particulier et emblématique.

 

La disparition de la représentation fondée sur la séparation implique une perte de nécessité et d’efficience du droit.

 

Un autre aspect de la question mérite d’être souligné. En effet pour que se fonde la possibilité de la capitalisation du corps humain, il faut au préalable que soit dépassée, abolie, l’opposition entre animé et inanimé, fondement de la représentation globale prévalent en Occident, en particulier dans la biologie. Ce faisant le terrain de la science comme celui de la religion vient à être miné. Elles perdent leur assise.

 

En dépit de ce que désirent les hommes, la totalité du procès de connaissance en arrive à réaffirmer une immédiateté comparable à celle que vivaient nos lointains ancêtres, mais c’est une immédiateté et une continuité possibles que parce qu’il y a élimination de la nature et de l’espèce.

 

Grâce au christianisme il y eut destruction de ce que les chrétiens nommaient l’idolâtrie de la nature. La science a parachevé et justifié cette élimination. Maintenant c’est au tour de la vie. « La vie, c’est comme un matériau qu’il faut la considérer désormais [...]. Loin de l’idolâtrer, il faut la gérer. » (Article d’un médecin dans Le Monde du 20.08.87 cité par G. Berthoud dans Le corps humain comme marchandise, Revue du Mauss, n°3, 1989). Or idolâtrer la nature cétait au fond affirmer la continuité de l’espèce avec elle, sa participation. Idolâtrer la vie revient au même.

 

Quand les chrétiens poussaient à la séparation en détruisant l’idôlatrie, ils pensaient en même temps que leur dieu pouvait servir d’opérateur compensateur d’union. À l’heure actuelle, dans la mesure où ils s’opposent aux manipulations génétiques dérivant de la destruction de l’idolâtrie de la vie, c’est qu’ils pensent que leur dieu ne peut plus rien compenser. Le capital est plus fort que n’importe quel dieu, et les chrétiens n’en sont pas à une contradiction près.

 

Pour en revenir à l’idolâtrie de la nature, Marx l’a souvent dénoncée : « Donc de même que la production fondée sur le capital crée d’un côté l’industrie universelle – c’est-dire le surtravail, le travail créateur de valeur – de même, d’un autre côté, un système d’exploitation général des propriétés de la nature et de l’homme, un système de l’utilité générale [qui fonde donc l’utilitarisme et le pragmatisme, n.d.r.] [...]. Ainsi le capital crée la société bourgeoise et l’appropriation universelle de la nature comme de la relation sociale à travers les membres de la société. De là la grande influence civilisatrice du capital : la production d’un stade de société vis-à-vis de laquelle tous ceux antérieurs ap­paraissent seulement en tant que développements locaux de l’humanité, et en tant que idolâtrie de la nature. La nature devient un pur objet pour les hommes, une pure chose de l’utilité. » (Fondements, éd. Anthropos, t.1, pp. 366-367, Grundrisse, p. 313).

 

Cette citation prouve bien que nous trouvons dans l’œuvre  de Marx des éléments fondateurs de notre représentation, mais pas sa totalité. Précisons qu’il y a une certaine ambiguïté chez Marx au sujet de la nature. En effet il a toujours reconnu son importance, soit directement comme dans les Manuscrits de 1844, soit indirectement au travers de la question agraire qui était déterminante pour lui.

 

La position de Marx s’explique dans le cadre de sa lutte contre le féodalisme et ce qu’il denomma l’anthropomorphose de la propriété foncière. Ιl fallait rejeter la nature en tant que principe justificateur de l’ordonnancement social.

 

Pour en finir avec cette question et pour signaler certaines directions de notre recherche, indiquons que nous accordons beaucoup d’importance à J.J. Rousseau à cause de sa position au sujet de la nature, bien que nous refusons toute sa conception de l’individu, du contrat social, etc., bref sa conception démocratique.

 

Dans tous les cas, ceci ne pourra être vraiment exposé correctement que dans le cadre plus vaste d’une investigation sur les diverses prises de position vis-à-vis du féodalisme et sur les réactions au devenir du capital.

 

Une autre approche de la question se fera avec l’étude sur lincapacité de Marx et de tant d’autres à dépasser la science, même quand ils reconnaissaient qu’elle relevait de la représentation bourgeoise. Voilà pourquoi beaucoup de concepts ont été repris tels que, alors qu’ils sont déterminés par le mouvement de la valeur lui-même une des bases essentielles pour le surgissement de la science. Ainsi le concept de besoin qui implique une séparation et qui est utilisé parce qu’il permet une certaine mesure.

 

On ne saurait conclure cette note sans signaler que le résultat de l’action du mouvement écologique, qui accède plus ou moins directement au pouvoir, sera de rendre vénales, donc capitalisables les derniers domaines de la nature qui restaient inviolables. Ils la livreront donc au droit et au capital.

 

Plus globalement l’œuvre de Marx sera examinée au sein de la vaste praxis qui a tendu à realiser la distanciation de l’espèce vis-à-vis de la nature, praxis remise en cause à l’heure actuelle. « Jusqu’où la société peut-elle résister au dépassement des distinctions entre nature et humanité vers lequel la science nous pousse toujours plus avant ? » (Denis Duclos La peur et le savoir. La société face à la science, la technique et leurs dangers, éd. La Découverte, cité dans Le Monde (p. 16) du 21.07.1989 où il y était également fait référence à un ouvrage abordant des thèmes voisins : Le risque technologique majeur de P. Lagadec, éd. Pergamon Press).

 

[25] - La dissolution de la communauté initiale permit l’élaboration des concepts de temps et d’espace. Dans un premier moment on a eu celui de temps cyclique qui implique une phénomène d’enrayement de l’autonomisation (il en est de même pour l’espace). Le temps apparaît comme un concept de justification de ce qui s’émancipe du tout, qui sautonomise (formation de l’acquis). L’autonomisation tend à apparaître dans le temps historique, même s’il n’est pas encore linéaire. Dans ce cas c’est l’advenu qui donne sens aux évènements passés qui sont envisagés dans une dynamique de justification. En revanche avec le temps cyclique dans la mesure où l’on pense qu’il y a réintégration dans un moment antérieur qui est celui essentiel, la justification peut opérer en posant que ce qui advient n’est fait que d’accidents sans conséquence ne remettant pas en cause le tout originel.

 

Plusieurs fois nous avons souligné qu’il ne fallait pas fétichiser l’histoire et nous avons tout autant insisté sur le fait que pour Marx elle est un moyen de dévoiler les magies.

 

Dans la mesure où s’instaure un autre procès de connaissance qui n’escamote plus le devenir en ne se préoccupant que du résultat, l’histoire en tant que représentation apte à recomposer ce qui a été occulté devient secondaire. Restera déterminante la mémoire des évènements de la vie de ceux qui nous précédèrent.

 

C’est à propos d’un concept comme celui de temps que nous pouvons montrer de façon prégnante à quel point le procès de connaissance tel qu’il s’est établi depuis des millénaires est un obstacle à un devenir tout autre. « Ainsi, réduisant à son minimum le temps de travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l’épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu’il n’est pas en mesure d’exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire. Plus cette contradiction s’aggrave, plus on s’aperçoit que l’accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l’appropriation du travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue – et le temps disponible perdra du coup son caractère contradictoire – le temps de travail nécessaire s’alignera d’une part sur les besoins de l’individu social, tandis qu’on assistera d’autre part à un tel accroissement des forces productives que les loisirs augmenteront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non le temps de travail mais le temps disponible. Adopter le temps de travail comme étalon de la richesse, c’est fonder celle-ci sur la pauvreté ; c’est vouloir que le loisir n’existe que dans l’opposition au temps de surtravail ; c’est réduire le temps tout entier au seul temps de travail et dégrader l’individu au rôle exclusif douvrier, d’instrument de travail. » (Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, éd. Gallimard, pp. 307-308, Grundrisse, pp. 595-596).

 

Selon nous, dans une communauté réconciliée avec la nature, il n’y a plus d’autonomisation du temps parce qu’il ny a plus de nécessité de mesurer. Or la mesure est indissocialement liée au mouvement de la valeur qui selon Marx devait justement être aboli dès le socialisme inférieur. En conséquence le concept de richesse disparaît également (on peut parler d’une abondance s’opposant à une rareté). En revanche Marx est amené à revendiquer un concept de la vraie richesse qu’il oppose à la fausse. C’est une opération qu’ il renouvelle en d’autres occasions le conduisant, ainsi que nombre de ses continuateurs, à poser que le communisme réalise la vérité du mode de production capitaliste, ce qui introduit une continuité profonde entre les deux.

 

Certes ce que Marx affirme ici est très important vis-à-vis des divers apologistes du travail, de l’ouvrier en tant que travailleur. Elle manque de radicalité. L’exaltation du temps disponible a une certaine parenté avec celle de l’exaltation de la paresse opérée par P. Lafargue dans Le droit à la paresse. Cependant revendiquer cette dernière revient à réaffirmer une exigence féodale. Cest donc ne pas être à même de poser ce qu’est le communisme. En outre parler de droit c’est entériner toute la représentation bourgeoise. Le pamphlet de P. Lafargue vaut donc surtout en tant que dénonciation de l’idéologie du travail. Pour vraiment fonder une autre représentation il faut montrer que les concepts de travail et de paresse, d’oisiveté, de loisir naissent à partir du moment où la séparation d’avec la nature devient telle qu’il est nécessaire d’opérer une production alternative à la sienne (même si hommes et femmes dépendent encore beaucoup de la nature).

 

[26] - Nous avons déjà affirmé qu’il était vain de parler d’une fin de la préhistoire. Ne serait-ce que parce qu’actuellement cette dernière inclut toute l’anthropogénèse et non seulement une simple phase antérieure à l’histoire ; celle où il n’y avait pas l’écriture et où l’on pensait que l’Homme était encore « bestial ». Or les découvertes faites au cours de ce siècle ont mis en évidence que des activités hautement élaborées eurent lieu au cours du paléolithique et il semblerait que dès cette époque l’humanité ait connu une phase d’union, peut-être plus puissante que celle actuelle, due en particulier à l’existence d’une écriture comprise sur une vaste partie de l’Europe. De même on parle d’une écriture balkanique antérieure à celle de Sumer et dont la mise au point ne serait pas liée au phénomène de la valeur. Voilà pourquoi le rejet de la séparation préhistoire-histoire équivaut à celui de la théorie du progrès.

 

En outre nous ne pensons plus que le phénomène d’anthropogénèse qui se caractérise par l’acquisition de la station verticale soit terminée avec Homo sapiens actuel. En effet il y a des possibles d’amélioration notable de cette station avec des conséquences importantes sur le plan du faire manuel (comme l’accession à une plus grande rayonnance, et non pas se limiter à une simple unilatéralité comme à l’heure actuelle où nous avons en majorité soit des droitiers soit des gauchers), que sur le plan des capacités intellectuelles. À ce propos il sera important d’étudier l’analogie, possible en tant que convergence profonde entre le port des arbres (verticalité) et la station des Homo sapiens, et quels sont les potentialités qu’il y a en nous et qui pourront s’effectuer à la suite d’une meilleure verticalité. R. Steiner a comparé l’homme à la plante mais c’est pour indiquer la supériorité du premier qui aurait ses racines dans le ciel et non comme la seconde dans la terre.

 

La théorie de la fin de l’histoire que certains disent avoir été adoptée par Marx – ce qui est faux – est en fait une représentation justificatrice de la réalisation de la deuxième nature dont parla Hegel. Cest l’idée que les évènements, qui constituent la trame de vie de l’espèce jusqu’à maintenant, sont déterminés par des antagonismes qui s’évanouissent avec le triomphe actuel de la démocratie. Or celle-ci comme nous l’avons déjà indiqué n’existe plus parce qu’il nexiste plus d’individus.

 

La disparition des antagonismes est traumatisante pour beaucoup parce que cela détruit toutes leurs représentations et remet en cause leur mode d’être : ils ne peuvent exister que par séparation. Or l’ennemi est bien celui dont on est séparé. Ce qui crée d’ailleurs des relations ambiguës de haine et d’amour, de fascination le plus souvent...

 

Fukuyama, grand théoricien de la fin de l’histoire, fonde en partie son œuvre sur celle de Kojève qui écrivit ceci : « Pour rester humain l’hοmme doit rester un sujet opposé à l’objet » (Introduction à la philosophie de Hegel, p.437). En bref, cela entérine ad aeternurn la dialectique du maître et de l’esclave et donc la servitude volontaire ; ce qui s’exprime fort bien dans le dialogue platonicien s’effectuant entre le maître et le disciple. Ce dernier ne découvre jamais que ce que le premier veut qu’il trouve (despotisme et servitude volontaire).

 

En guise de conclusion provisoire et en connexion avec la note 11, voici une citation de W. Benjamin. « L’adepte du matérialisme historique n’approche d’un objet historique que lorsqu’il le rencontre en tant que monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un arrêt messianique des événements, en d’autres mots d’une chance de révolution dans la lutte pour un passé opprimé. Il la saisit pour faire surgir de façon explosive une époque déterminée hors du cours homogène de l’histoire... » (Sur le concept d’histoire).

 

[27] - Ceci a déjà été affirmé ailleurs. Nous ne l’avons pas démontré substanciellement. Ce sera une tâche prochaine à accomplir. Le résultat constituera en quelque sorte le pendant au chapitre : « Litrature socialiste et communiste » du Manifeste.

 

[28] - Nous avons déjà abordé l’étude d’un livre sacré, le Coran (cf. Invariance, série IV, n°8), nous y reviendrons et nous ferons de même pour tous les autres comme la Bible, la Baghavad-Gita, les Gatha, etc. Nous y ajouterons des livres qui n’ont pas le caractère du sacré mais qui sont tout de même fondateurs οu qui mettent en scène des personnages archétypiques comme Ulysse, Tristan, Don Juan, etc. Mais aussi la production littéraire des pays hors Occident, pour montrer à quel point ils sont déterminés par le phénomène de la valeur. On verra alors qu’est-ce que cela veut dire la prétendue éternité des caractères de l’espèce que ces livres exposeraient. En outre, il sera tenté de montrer que l’art, la littérature (dans laquelle nous incluons les textes sacrés) ayant épuisé leurs possibles et permis l’autonomisation des différents moments du procès de vie intellectuel de l’espèce, facilitent eux aussi l’instauration d’un monde virtuel.

 

A propos de l’art on doit noter que depuis le début de ce siècle divers courants artistiques vantent l’artéfact, la mécanisation. Pour nous l’art n’est plus en dehors de la dynamique de la capitalisation. Ιl est immergé dans la combinatoire capitaliste et contribue à son maintien et à son expansion.

 

[29] - La tendance à réaliser une immédiateté s’opère à travers celle à réduire à zéro le temps de circulation, ce qui peut être facilité par le développement de la télématique. Déjà cette dernière permet l’élimination de la monnaie s_c_r_i_p_turale. Elle devrait rendre possible l’instauration d’une unité de compte apte à mesurer les flux de capitaux. Cette instauration est un possible contenu dans le fait qu’il y a un dépassement de la valeur et que l’ensemble social est capitalisé. Sa réalisation serait le parachèvement du communisme mystifié et la fin de l’intégration du marxisme.

 

On peut penser que la résolution des problèmes financiers peut conduire à l’établisement de l’unité de compte. En effet les énormes déficits tant des USA que d’autres pays comme le Mexique, le Brésil οu les pays de l’Est constituent des éléments pertubateurs pas tellement pour le procès du capital mais pour les représentations de ses adeptes. Or, si les dettes étaient abolies il y aurait une décapitalisation et simultanément une levée de verrou à une capitalisation ultérieure. Cela reviendrait à faire prévaloir le principe de gratuité et cela réaliserait un moment de l’élimination de la représentation et un moment de l’affirmation du devenir à l’immédiateté. Toutefois étant donné que le phénomène d’accumulation, de rétention en un point donné du système social, lié à un monopole quelconque n’est pas aboli, cela n’implique aucunement qu’on sorte du domaine de la valeur et du capital. Cela confirme l’analyse de Marx et de Bordiga sur le bon de travail : il ne peut être un moyen d’éliminer la loi de la valeur que s’il n’est pas accumulatif, s’il ne peut pas circuler. Ainsi toute la théorisation opérée dans les années cinquante et soixante en ce qui concerne la caractérisation du socialisme inférieur en tant que stade excluant la valeur prendra à nouveau de l’importance mais, cette fois, à propos des formes de dissolution du capital.

 

En conséquence nous aurons encore affaire pendant longtemps à des affirmations contradictoires entre devenir à limmédiateté tendant à réaliser la participation par l’entremise des systèmes de réseaux et divers moments d’autonomisation.

 

[30] - En rapport avec ce qui a été affirmé dans la note 27, on peut dire que la notion de progrès ne peut se poser qu’à partir du moment de la dégradation de la situation des hommes et des femmes avec la dissolution des communautés primitives. En acceptant cette thèse pour cette période il faut tenir compte du fait que le progrès n’a jamais été un phénomène linéaire parce qu’il y eut également des phases d’ample régression. Enfin il n’est pas possible de parler de progrès dans un sens générique niais du progrès  particulier, dans tel ou tel domaine.

 

La théorie du progrès étant liée à celle de la supériorité de Homo sapiens ainsi qu’à celle de la démocratie, il est évident qu’elle ne puisse en aucun cas prendre place dans notre représentation.

 

En opposition aux théoriciens qui fustigent les prolétaires, Marx et les révolutionnaires d’avoir eu foi dans le progès, il faut tout de même rappeler que les données n’étaient pas comparables au XIX° siècle ; ainsi la notion de progrès impliquait le possible de l’amélioration d’une situation en opposition à la théorie fixiste postulant que cette dernière était une donnée immuable, un produit de la destinée, de dieu, etc.

 

Ici encore nous constatons la faiblesser de la critique du féodalisme.

 

[31] - Notons en particulier qu’il n’y a plus de médiation fondamentale à proposer, mais une immédiateté. Toutefois le posé de celle-ci implique toute la réfléxivité du procès de développement antérieur, toute celle du phylum qui s’est opposé à la domestication.

 

En conséquence nous examinerons comment la réalisation d’une totalité autre, avec le devenir à la communauté humaine, impose une approche différente de l’immédiateté, de la réflexivité, de la représentation, etc.

 

Bordiga disait que la connaissance progressait par révolutions. Ιl voulait indiquer par là que ce nétait qu’à la suite de l’intervention de la classe opprimée qu’il pouvait réellement se produire un bouleversement dans la connaissance. C’était une affirmation profondément antiélitiste, antibourgeoise. Marx d’un autre côté considérait qu’un bouleversement dans l’ordre de la représentation avait un effet révolutionnaire. Le lien entre Marx et Bordiga peut s’établir en faisant remarquer que ce ne fut qu’à la suite de l’intervention de la classe opprimée qu’une révolution put réellement s’imposer.

 

Dans tous les cas avec l’instauration de la communauté, il ne s’agira pas d’un progrès dans l’ordre de la connaissance, mais de l’établissement d’un autre procès de connaissance intégré dans une autre dynamique de vie. La dimension de la discontinuité demeure mais elle s’affirme dès maintenant, dès que l’on tend à quitter ce monde.

 

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