Errance de l’humanité –
Conscience répressive – Communisme
Lors de sa domination réelle sur la société, le
capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi
de la valeur. Elles sont en lui en tant que « dépassées ». Le capital
réalise le dépassement de deux façons : 1. désubstantialisation,
c'est-à-dire dévalorisation : la quantité de travail incluse dans le produit-capital diminue énormément ; 2. le rapport
d’échange tend de plus en plus à disparaître, tout d’abord dans le rapport
salarial, puis dans toutes les transactions économiques. Or c’est du rapport
salarial que dépend originellement le capital. On a réalisation de son despotisme.
Lorsqu’il y a valeur c’est le capital qui l’attribue. Le capital est capital en
procès. Il a acquis cette détermination avec le surgissement du capital fictif
au moment où l’opposition valorisation-dévalorisation
avait encore un sens, quand le capital n’avait pas encore réellement dépassé la
loi de la valeur.
Le capital en procès c’est le capital en constant
mouvement qui capitalise tout, c'est-à-dire qui assimile tout et en fait sa
substance. Parvenu à l’autonomie, il est la « forme réifiée » en mouvement.
Il acquiert une immatérialité. Il renouvelle son être – vaste métabolisme qui
englobe les antiques échanges ou qui les réduit à des échanges de type
biologique – en pompant à la totalité des hommes, dans leurs multiples
activités actuelles toutes parcellaires qu’elles soient (c’est pourquoi en un
certain sens le capital pousse les hommes à déployer l’activité la plus vaste
et la plus diversifiée possible), ce qu’ils extériorisent. C’est l’humanité qui
est exploitée ; plus que jamais est aberrante : exploitation de
l’homme par l’homme.
A son stade parachevé le capital est
représentation. Les moments d’accession à celle-ci résident dans son
anthropomorphisation qui est en même temps capitalisation des hommes (qui
n’exclue pas un mouvement antagonique : le capital contraignant les hommes
à être humains) ; le dépassement du vieil équivalent général :
l’or ; le capital ayant besoin d’une représentation idéelle, sans
substance, laquelle inhiberait son procès. L’or, s’il n’est pas encore
totalement démonétisé, ne pourra plus jouer un rôle d’étalon. C’est l’activité
humaine capitalisée qui est devenue étalon du capital, jusqu’à ce que cette
dépendance lointaine disparaisse complètement, comme elle est en train de le
faire. Ceci présuppose l’intégration des hommes dans le procès capital et
l’intégration du capital dans le cerveau des hommes.
Le capital
représentation se réalise au travers et au bout du mouvement historique
suivant : autonomisation de la valeur d’échange, expropriation des hommes,
réduction de l’activité humaine au travail, de celui-ci au travail
abstrait ; ceci s’effectue lors du surgissement du capital qui naît sur la
base de la loi de la valeur. Autonomisation du capital par la domestication des
hommes ; après avoir analysé-disséqué-parcellisé
l’homme, il le reconstruit en fonction de son procès. La coupure sens-cerveau a permis de transformer ce dernier en un
quelconque ordinateur qu’il est possible de programmer selon les lois du
capital. C’est à cause même de leurs capacités cérébrales que les êtres humains
sont non seulement assujettis mais deviennent esclaves consentants du capital.
Car ce qui peut paraître le plus paradoxal est que le capital lui-même
réintroduit la subjectivité qui avait été éliminée lors du devenir jusqu’à lui
de la valeur d’échange. Toute l’activité des hommes est exploitée par le
capital et l’on peut reprendre la phrase de Marx : « En ajoutant une
valeur nouvelle à l’ancienne le travail conserve et éternise le capital »
(Fondements, t.I, p. 137), de la façon
suivante : toute activité des hommes éternise[1]
le capital.
Avec le
capital représentation il y a un dépassement de la vieille contradiction monopole-concurrence : tout quantum de capital tend à
devenir totalité. La concurrence est opérante entre les divers devenirs à la
totalité. L’unification de la production et de la circulation est une
nécessité ; l’antique opposition valeur d’usage valeur d’échange n’a plus
de raison d’être. En outre la consommation est une utilisation de produits
matériels mais surtout de représentations qui structurent toujours mieux les
êtres humains en tant que qu’êtres du capital et renouvellent celui-ci en tant
que représentation généralisée. Les prix n’ont plus la même fonction qu’en
période de domination formelle où ils étaient représentations de la
valeur ; ils ne sont plus que des indices-repères
des représentations du capital. La gratuité des produits n’est pas une
impossibilité. Le capital peut attribuer à chaque individu programmé dans
l’ensemble du système capitaliste une certaine quantité de ces produits ;
celle-ci serait fonction de l’activité réclamée, imposée à cet individu. Ce
serait un despotisme plus puissant que celui actuel. Les hommes en arriveraient
à regretter l’argent qui leur « accordait » la liberté d’accéder à la
diversité des produits.
Au cours
de son développement le capital a toujours eu tendance à nier les classes. Ceci
a été finalement réalisé grâce à la généralisation du salariat et à la
formation –comme stade de transition- de ce que nous avons appelé la classe
universelle, ensemble d’hommes et de femmes prolétarisés, ensemble d’esclaves
du capital. En fait ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans
un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession
à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. Mais ce
faisant –le capital dominant par l’entremise du travail- il y avait disparition
des classes car, simultanément, le capitaliste en tant que personnage était
éliminé. D’où une convergence avec le mode de production asiatique (MPA). Au
sein de ce dernier, les classes ne purent jamais s’autonomiser, dans le mode de
production capitaliste (MPC), elles sont réabsorbées. L’Etat simultanément
devenait la société par suite de la transformation du rapport de production, le
salariat, en un rapport étatique ; dans le même temps, l’Etat devenait
aussi une simple entreprise-racket ayant un rôle
médiateur au sein des diverses bandes du capital.
La société
bourgeoise a été détruite et l’on a le despotisme du capital. Les conflits de
classes sont remplacés par des luttes entre bandes-organisations,
autant de modalités d’être du capital. Par suite de la domination de la
représentation toute organisation qui veut s’opposer au capital est réabsorbée
par lui : elle est phagocytée.
On a la
fin réelle de la démocratie : il n’est plus possible d’affirmer qu’il y
ait une classe qui représente l’humanité future, a fortiori aucun parti,
aucun groupe ; ce qui implique qu’il ne peut pas y a avoir non plus de
délégation de pouvoir.
Que le
capital soit représentation et qu’il perdure parce qu’il est tel dans la tête
de chaque être humain (intériorisation de ce qui avait été extériorisé) cela
apparaît crûment dans la publicité. Le publicitaire est le discours du capital[2];
ici tout est possible, toute normalité a disparu. La publicité est organisation
de la subversion du présent afin d’imposer un futur apparemment différent.
« Nous
affrontons maintenant le problème de permettre à l’américain moyen de se sentir
moral quand il flirte, même quand il dépense, même quand il achète une deuxième
voiture. L’un des problèmes fondamentaux de cette prospérité est de donner aux
gens la sanction et la justification d’en jouir, de leur montrer que faire de
leur vie un plaisir est moral et non immoral. Cette
permission donnée au consommateur de jouir librement de la vie, la
démonstration de son droit à s’entourer de produits qui enrichissent son
existence et lui font plaisir doit être l’un des thèmes principaux de toute
publicité et de tout projet destiné à promouvoir les ventes » (Dichter, cité par J. Baudrillard in Le système des
objets, pp. 218-219).
Paradoxalement
la dissolution de la conscience que l’on peut percevoir au travers des
manifestations comme celles du MLF, du FHAR, de l’anti-psychiatrie (possibles
d’ailleurs uniquement après l’œuvre de S.Freud, celle
de W.Reich et après le mouvement féministe du début
de ce siècle) ne correspond pas à la manifestation simultanée d’une conscience
révolutionnaire mais témoigne seulement de la fin de la société bourgeoise
fondée sur la valeur, sur un étalon fixe, ce qui se répercutait à tous les
niveaux de la vie des hommes. C’était le moment où l’équivalent général se
posait antagoniste à la circulation ; s’il s’y abandonnait, il se perdait.
L’Etat devait contraindre tous les sujets à respecter cette normalité fondée
sur l’étalon lequel permettait l’échelle des valeurs de la société. La loi de
la valeur emprisonnait les hommes, les contraignait à des stéréotypes, fixait
leur mode d’être. Le plus haut développement de la morale se manifestait dans
l’impératif catégorique de I.Kant. Le capital en
absorbant l’équivalent général, en devenant représentation de lui-même, lève
les interdits et les schémas rigides. Dès lors les hommes sont fixés à son
mouvement qui peut se déployer à partir de l’homme normal ou anormal, moral ou
immoral.
Ce à quoi
on assiste à l’heure actuelle c’est à la disparition de l’homme fini, limité,
c'est-à-dire l’homme individuel de la société bourgeoise ; d’où l’exigence
passionnée de plus en plus percutante de l’être humain libéré, c'est-à-dire
l’être à la fois homme social et Gemeinwesen.
Mais, pour le moment, c’est le capital qui, répétons-le, recompose l’homme, lui
donne forme et matérialité ; sa communauté lui est restituée sous forme du
travailleur collectif, son individualité consiste à être usager du capital.
Celui-ci étant indéfini, consent à l’homme d’accéder à un « au-delà »
de la finitude par l’établissement d’un procès d’appropriation jamais réalisé,
renouvelant à chaque instant l’illusion de l’épanouissement total.
L’homme, à
l’image du capital, en vient à ne considérer aucun moment comme étant
définitif, mais comme moment d’un devenir sans fin. C’est la jouissance
octroyée mais toujours impossible. L’homme est devenu voyeur sensible-passif, le capital être sensible-suprasensible.
La vie de l’homme n’est plus un procès mais un phénomène linéaire. Il ne peut
plus se retrouver « auprès de lui » aspiré qu’il est par le mouvement
du capital. Cette aspiration crée un vide en lui, un manque qu’il doit chaque
fois combler de représentations-capital. Plus
généralement le capital en procès assure sa domination précisément en
transformant tout procès en phénomène linéaire ; ainsi il tend à briser le
mouvement de la nature ce qui conduit à la destruction de cette dernière. Dans
la mesure où cette destruction peut avoir des conséquences néfastes pour son
propre procès, le capital est amené à s’adapter à la nature :
l’anti-pollution.
Ce
qu’Hegel avait intuitionné : l’autonomisation du
non-vivant, triomphe. On a la mort dans la vie que F.Nietzsche a perçue, Rainer Maria Rilke chantée, S.Freud quasi institutionnalisée (l’instinct de mort), que
Dada a exhibée sous une forme artistique bouffonne et que les
« fascistes » ont exaltée : « Vive la mort ». Le
nouveau mouvement féministe étasunien l’a fort bien individualisée :
« L’homme
aime la mort. Elle l’excite sexuellement, et comme tout est déjà mort en lui,
il n’aspire plus qu’à mourir ». (Valérie Solanas :
Scum, Ed. Olympia, 1971)
L’autonomisation
de la forme affecte tous les aspects de la vie dominée par le capital. Toute
connaissance n'est valable que si elle est formalisée, si elle est privée de
contenu. Le savoir absolu est la tautologie réalisée : c’est la forme de
la mort se déployant sur toute connaissance. Le système des sciences est sa
systématisation ; l’épistémologie en est sa redondance.
Lors de sa
domination réelle, le capital a réalisé un run away (comme disent les cybernéticiens), un échappement[3].
Il n’est plus contrôlé par les hommes. Même passivement ceux-ci, sous forme de
prolétaires, pouvaient lui être une limite ; il s’est libéré également des
contraintes naturelles. Toutefois il les retrouve à la fin d’un certain nombre
de procès de production (considérés dans le temps) : augmentation du
nombre d’êtres humains, destruction de la nature, pollution, etc., mais ceci
n’est pas, théoriquement, une barrière que le capital ne puisse surmonter. En
effet, en dehors de la destruction directe de l’humanité – hypothèse qu’on ne
peut pas escamoter – il y a trois devenirs du MPC :
-
l’autonomisation
complète : utopie mécaniste ; l’homme devenant un simple appendice du
système automatisé, mais il a encore un rôle d’exécutant ;
-
une mutation de
l’homme, bien mieux un changement d’espèce : obtention d’un être
totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l’espèce Homo
sapiens ; cela n’exige pas nécessairement une automatisation ; cet
être domestiqué à la perfection pourra faire n’importe quoi ;
-
-
une folie
généralisée ; le capital se mettant au niveau et réalisant sur la base de
leurs limitations actuelles tout ce qu’ils veulent (normal ou anormal), mais
impossibilité pour l’homme de se retrouver ; la jouissance étant toujours
à venir. L’homme est entraîné dans le run away du capital et l’entretient[4].
Le résultat est finalement identique : le
blocage de l’évolution de l’homme qui se produit plus ou moins tôt selon le
cas. Ces devenirs sont des abstractions-limites, ils
tendent en réalité à se dérouler simultanément et de façon contradictoire. Nous
l’avons déjà dit, pour maintenir son procès indéfini le capital est obligé de
susciter l’activité des hommes, exalter leur activité, etc. En outre pour
assurer son éternisation le capital doit accomplir
cela très rapidement. Il se manifeste donc une contrainte de temps et d’espace,
le tout lié à la diminution des ressources naturelles (que l’ersatz des
produits synthétiques ne peut annuler) et l’accroissement démentiel de la
population humaine, cause de la disparition de nombreuses formes de vie.
On
comprend ainsi que revendiquer le travail ou son abolition c’est demeurer dans
la problématique du capital. L’une et l’autre exigence ne sortent pas du cadre
de son devenir ; de même la généralisation sans limite du désir devient
mouvement isomorphe à l’indéfini du capital.
Il n’y a
pas et il ne peut pas y avoir de décadence du MPC. On a certes la
désintégration de la société bourgeoise mais cela ne nous a pas donné le
communisme. Mieux, nous pouvons dire qu’il y a eu une certaine affirmation de
ce dernier mais en opposition à la société
bourgeoise, non en opposition au capital pour la bonne raison qu’on
n’avait pas perçu son échappement qui ne s’est effectué en totalité qu’avec les
mouvements fascistes, nazi, de front populaire, de new deal, etc.… mouvements
de passage de la domination formelle à la domination réelle. Ce communisme
croyait s’affirmer au travers de la socialisation de toute l’activité des hommes
et donc la destruction de la propriété privée, mais c’était en fait le moment
de l’accession du capital à la communauté matérielle.
S’il y a
décadence du MPC elle coïncide avec la phase de révolution effective contre le
capital. Pour l’instant il y a décadence des hommes depuis près d’un siècle,
décadence liée à leur domestication par le capital ; d’où l’incapacité où
s’est finalement trouvé le prolétariat à émanciper l’humanité. Il y a toujours accroissement des
forces productives, mais se sont celles du capital.
« La
production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de
production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit
toute richesse : la terre et le travailleur ». (Le Capital,
L.1, T.2, p. 182).
Ainsi cela
n’a aucun sens de proclamer que les forces productives de l’humanité ont cessé
de croître, que le MPC est entré en décadence. Cela reflète simplement
l’incapacité où se trouvent les divers théoriciens à reconnaître l’échappement
du capital et par là à comprendre le communisme, et la révolution communiste.
D’autre part, ont peut dire paradoxalement que Marx a expliqué, décrit la
décomposition de la société bourgeoise et indiqué les conditions de
développement du MPC, une société où les forces productives pourraient se
développer librement ; car souvent ce qu’il a présenté comme devant être
réalisé par le communisme, l’a été par le capital.
Marx a
exposé une dialectique du développement des forces productives[5].
Il a considéré que l’émancipation humaine dépendait de leur plein essor ;
la révolution communiste – donc la fin du MPC – devait se produire quand
celui-ci ne serait plus « assez large » pour les contenir.
Toutefois Marx est enfermé dans une
ambiguïté : d’une part il pense que l’homme est une entrave au capital
parce que celui-ci le détruit, parce qu’il empêche son développement en tant
que force productive et, dans certains cas, il pose que le capital peut
échapper aux contraintes humaines. Dès lors Marx est amené à postuler une auto-négation du capital. Cela contient le moment des
crises qui sont perçues par lui, soit comme moment de restructuration du
capital (régénération, ce qui implique la destruction des produits inhibant le
procès total lequel signifie aussi que le MPC doit disparaître), soit comme
moment effectif de sa destruction.
Autrement
dit tout en donnant les éléments nécessaires à la compréhension de la
domination réelle du capital sur la société, Marx n’a pas été à même de
produire son concept ; il n’est pas parvenu à reconnaître l’échappement du
capital. Ainsi pour lui, l’or reste une barrière contre laquelle le capital
doit venir inévitablement buter, la contradiction valorisation-dévalorisation
est déterminante, le dépouillement et l’extranéisation
des prolétaires pourraient être un obstacle au devenir du capital.
« Dans
le développement des forces productives il arrive un degré où sont suscitées
des forces de production et de moyen de commerce qui, dans les conditions
existantes ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices
(les machines et l’argent)… ».(avant de poursuivre la citation, il
faut noter à quel point retardent ceux qui proclament que le capital ne
développe plus que des forces destructrices ; il apparaît bien que pour
Marx (en 1847) le capital est destruction ; ce sera son affirmation
constante)« … si bien que, par conséquence, il est suscité une classe
qui a toutes les charges de la société à supporter, sans en jouir des
avantages, qui, rejetée de la société est reléguée dans l’opposition vis-à-vis
de toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de
tous les membres de la société et de laquelle part la conscience de la
nécessité d’une révolution radicale ; la conscience communiste, qui peut
également se former dans les autres classes grâce à la compréhension de cette
classe ». (K.Marx-F.Engels, Idéologie
allemande).
Le grand
espoir de Marx comme celui de tous les révolutionnaires de son époque, c’est le
prolétariat ; c’est la classe qui par sa lutte pour son émancipation
libérera l’humanité. L’œuvre de Marx est à la fois explication du MPC et du
rôle du prolétariat en son sein. Voilà pourquoi théorie de la valeur et théorie
du prolétariat sont liées, pas directement toutefois :
« L’application
précédente de la théorie de Ricardo, qui montre aux travailleurs que la
totalité de la production sociale, qui est leur produit, leur appartient parce
qu’ils sont les seuls producteurs réels conduit tout droit au communisme. Mais
elle est aussi, comme Marx le fait entendre, formellement fausse économiquement
parlant, parce qu’elle est simplement une application de la morale à
l’économie. D’après les lois de l’économie bourgeoise, la plus grande partie du
produit n’appartient pas aux travailleurs qui l’ont créé. Si nous disons
alors : c’est injuste, cela ne doit pas être ; cela n’a rien à voir
avec l’économie. Nous disons seulement que ce fait économique est en
contradiction avec notre sentiment moral. C’est pourquoi Marx n’a jamais fondé
là-dessus ses revendications communistes, mais bien sur la ruine nécessaire,
qui se consomme sous nos yeux, tous les jours et de plus en plus, du mode de
production de capitaliste ». (Engels, Préface à Misère de la
philosophie, Ed. Sociales, 1946, p. 18).
Marx n’a
pas développé, comme Bordiga l’a souvent rappelé, une
philosophie de l’exploitation. Mais alors comment le MPC va-t-il être détruit,
en quoi consiste cette « ruine » (ici Engels, en 1884, donne raison à
ceux qui parlent de décadence du MPC) ? Cela n’est pas précisé. Il semble
bien que, dès lors, le prolétariat soit conservé en tant que classe nécessaire
à la destruction effective, à la mise à mort définitive du MPC ; en outre
il est sous-entendu qu’il va être contraint à le faire.
E.Bernstein avait bien saisi cet aspect de la théorie de K.Marx ; c’est pourquoi s’est-il attelé surtout à
démontrer qu’il n’y avait pas de contradictions poussant à la dissolution (cf.
en particulier « Le mouvement du revenu dans la société moderne » et
« Crises et possibilités d’adaptation » dans Les présuppositions
du socialisme et les tâches de la social-démocratie, Rowohlt
Verlag, pp. 73 sqq.). Mais cela le conduisit à se
faire l’apologète de la vieille société bourgeoise que le mouvement du capital
allait détruire, surtout à partir de 1914; il ne peut donc, en aucune façon,
nous éclairer sur la situation actuelle.
De même
qu’il a donné les éléments pour le dépassement de la théorie de la valeur, Marx
a fourni ceux nécessaires au dépassement de la théorie du prolétariat ;
les deux théories liées, se justifient l’une l’autre. Dans les Grundrisse, Marx exalte le MPC qu’il
considère comme révolutionnaire. Si le prolétariat apparaît avec cette
détermination, investi de ce caractère, c’est dans la mesure où il exécute les
lois internes du MPC. Ceci - déclarons-le immédiatement – n’est pas exprimé
explicitement. Le prolétariat est présent dans l’analyse ; il est postulé
que sa misère doit obligatoirement le pousser à se révolter et, en détruisant
le MPC, il va libérer ce qu’il y a de progressif en ce dernier, c'est-à-dire la
tendance à l’épanouissement des forces productives.
Dans Le
Capital le prolétariat n’est plus considéré comme la classe représentant la
dissolution de la société, comme le négatif à l’œuvre. Il est question de la
classe ouvrière, classe en définitive plus ou moins intégrée dans la société,
qui actualise un réformisme révolutionnaire : lutte pour une augmentation
des salaires, contre le travail excessif imposé aux femmes et aux enfants,
lutte pour une réduction de la journée de travail.
A la fin
du Livre I, Marx explique que la dynamique qui conduit à l’expropriation des
expropriateurs et à l’augmentation de la misère (et ici il faut se garder,
comme le fit justement remarquer A.Bordiga, de la
réduction économique apportée à ce concept) obligera le prolétariat à se
soulever contre le capital.
Dans le
Livre II comme dans les Notes critiques au programme de Gotha il
n’indique pas une réelle discontinuité entre MPC et communisme ; il y a
toujours accroissement des forces productives ; la discontinuité réside
dans l’inversion du but de la production (elle est décalée dans le temps par
rapport à la révolution) qui ne doit plus être la richesse mais l’homme
lui-même. Mais à partir du moment où il n’y a pas vraiment une discontinuité fondamentale
entre MPC et communisme,, la volonté est nécessaire pour transformer les hommes
car comment, sinon, inverser le but ? C’est là le réformisme
révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude. La dictature du
prolétariat, la phase de transition (alors que dans les Grundrisse
c’est le MPC qui constitue cette phase, ce qui a une grande importance pour
notre mode actuel de poser le communisme) – sont des périodes de réformes dont
les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l’utilisation
du bon de travail. On doit noter ici, sans pouvoir insister, le rapport étroit
entre réformisme et dictature.
Le
prolétariat apparaît nécessaire pour conduire le développement des forces
productives non plus autour du pôle valeur, mais autour du pôle humain.
Toutefois il y a le danger que le MPC intègre le prolétariat mais – et de cela
abusèrent les divers marxistes – la crise, en détruisant sa réserve, le
réinstaure dans ses caractères révolutionnaires, et le mouvement d’insurrection
contre le capital est de nouveau possible.
Il en
résulte que l’œuvre de Marx apparaît en grande partie comme la conscience vraie
du MPC ; les bourgeois et à leur suite les capitalistes n’ont pu à l’aide
de leurs différentes théories exhiber qu’une fausse conscience. D’autre part le
MPC a réalisé le projet prolétarien de Marx ; le prolétariat et ses
théoriciens en demeurant sur le plan étroitement marxiste se trouvèrent, à un
moment donné, concurrencés par les adeptes du capital. Celui-ci, parvenu à la
domination réelle, ne peut que reconnaître l’effectivité du mouvement et
sanctionner la validité de l’œuvre de Marx réduite le plus souvent au
matérialisme historique. Mais lorsqu’en Allemagne, au début du siècle, les
prolétaires pensaient que par leur action ils détruiraient le MPC ils ne se
rendaient pas compte qu’ils ne tendaient, en fait, qu’à l’autogérer. La fausse
conscience s’emparait à son tour du prolétariat.
Le
matérialisme historique est la sanctification de l’errance dans laquelle
l’humanité s’est enfoncée depuis plus d’un siècle ; l’accroissement des
forces productives est la condition sine qua non de la libération. Or, par
définition tout accroissement quantitatif se meut dans la sphère de l’indéfini,
du faux infini. Qui fixera la « hauteur » des forces productives,
pour déterminer l’arrivée du grand soir ? Il est évident que pour Marx le
mouvement était double et contradictoire ; accroissement des forces
productives et misère des prolétaires ; de là devait surgir le heurt
révolutionnaire. Dit encore autrement, on avait contradiction entre
socialisation de la production et appropriation privée.
Le moment
signifiant que les forces productives ont atteint le niveau voulu pour qu’on
puisse changer de mode de production c’est donc celui de l’éclatement du capitalisme.
Celle-ci dévoilerait l’étroitesse de ce dernier et son incapacité à englober de
nouvelles forces productives, donc rendrait patent l’antagonisme entre ces
dernières et les formes capitalistes de production. Or, nous l’avons dit le
capital a opéré un échappement, a intégré les crises et a réussi à assurer une
réserve sociale aux prolétaires. Ne reste pour beaucoup que la fuite en
avant : pour les uns les forces productives ne sont pas assez développées,
pour d’autres elles ont cessé de croître. Dans les deux cas toute la question
se ramène soit à organiser l’avant-garde, le parti, soit à recourir à des
pratiques immédiates, susciteuses de conscience.
Le devenir
dans l’errance est aussi devenir dans le mystification. Marx concevait celle-ci
comme le résultat d’un renversement de rapport ; ainsi, le capital
résultat de l’activité du travailleur va apparaître comme étant lui-même
créateur. La mystification découle de phénomènes réels ; c’est la réalité
en devenir qui est mystificatrice. Il y a quelque chose qui est mystifié et
ceci se fait au travers d’une lutte ; le triomphe du capital c’est celui
de la mystification généralisée. Mais étant donné que par suite de son
anthropomorphose c’est maintenant cette réalité, produit de la mystification,
qui est la seule effective, on doit envisager la question autrement. 1° la
mystification étant stable (tendance à l’éternisation
du capital), étant une réalité il est vain d’attendre une démystification qui
rendrait la vérité de la situation antérieure. 2° Par suite de l’échappement du
capital cette mystification se présente comme une réalité vraie et de ce fait a
avalé sa mystification qui n’est plus opérante. On a le despotisme du capital.
Maintenir
la mystification comme élément opératoire voudrait dire que les hommes
pourraient avoir certains rapports réels qui seraient chaque fois mystifiés. En
fait la mystification a opéré à un moment donné et est devenue réalité. Elle ne
peut donc plus être que par rapport à un stade historique désormais révolu. Ce
qui n’élimine pas l’importance de sa connaissance, de son étude afin de
comprendre le mouvement qui a abouti au stade actuel du MPC et de percevoir, au
cours des âges, les vrais acteurs.
La réalité
mystifiante-mystifiée comme la réalité antérieure qui
a été mystifiée doivent toutes deux être détruites. En
outre la mystification n’est « visible », perceptible que pour ceux
qui rompent (sans s’illusionner sur les limites de cette rupture) avec les
représentations du capital et pour ce faire, l’œuvre de Marx a
certes une grande importance. Mais elle présente une grande faiblesse :
elle ne parvient pas à expliquer toute l’ampleur de la mystification par suite
de la non-reconnaissance de l’échappement du capital.
Avant, la
révolution pouvait être dès que la mystification avait été levée, le processus
révolutionnaire était en quelque sorte destruction de cette dernière ;
maintenant, l’homme a été absorbé non seulement dans sa détermination classiste où il fut piégé durant des siècles, mais en tant
qu’être biologique ; c’est donc une totalité qu’il faut détruire en se
posant hors d’elle. On ne peut plus se contenter d’une démystification. La
révolte des hommes menacés dans leur vie la plus immédiate va au-delà de la
mystification ; il s’agit, d’entrée, de créer une autre vie. Ceci se pose
simultanément en dehors du vieux discours du mouvement ouvrier et de sa vieille
pratique, ainsi qu’en dehors de la critique qui en est faite, qui le taxe de
simple idéologie (l’homme étant lui-même considéré comme étant un précipité idéologique).
La
mystification n’opère pas dans un seul sens, c'est-à-dire uniquement sur la
société capitaliste ; la théorie qui l’expliquait n’échappe pas à son
emprise. La théorie marxiste élevée au rang de conscience du prolétariat est en
fait une nouvelle figure de la conscience : la conscience répressive. Il
nous faut indiquer quelques uns de ses caractères en laissant de côté
l’interrogation sur le fait de savoir si, historiquement, toute conscience ne
fut pas répressive.
L’objet de
la conscience répressive c’est son but qu’elle croit dominer. Comme il y a un
écart entre ce but et la réalité immédiate elle devient théologienne et raffine
sur les différences entre programme minimum ou immédiat et programme maximum,
futur, médiat ; mais plus le chemin de son effectuation devient long, plus
elle s’érige elle-même en but et se réifie sous forme d’organisation, devient
incarnation du but.
Tout son
travail est de faire cadrer la réalité avec son concept d’où toute la
sophistique au sujet du décalage entre moments objectifs et moments subjectifs.
Elle existe et, pourtant, elle ne peut pas être. C’est justement à cause de son
incapacité à être qu’elle doit nier, mépriser ce qui veut se manifester, être…
Autrement
dit, elle existe mais elle a besoin de certains phénomènes, évènements pour
être effective ; comme elle est en fait un produit du passé elle est
réfutée par chaque évènement actuel ; elle ne peut donc exister qu’en
polémique avec la réalité ; elle se pose en réfutation de tout ; elle
ne peut persister qu’en se figeant dans sa forme, en devenant de plus en plus
totalitaire. Pour être opératoire elle doit être organisée : mystique du
parti, des conseils, autant de coagulation de la conscience despotique.
Tout
mouvement immédiat qui ne reconnaît pas cette conscience (et tout racket
politique prétend être le lieu conscientiel véritable) est condamné. La
condamnation se double de justification : caractère prématuré, impatience
de ceux qui se sont révoltés, manque de maturité, provocation de la classe dominante ;
le tout est complété par des litanies sur le caractère petit-bourgeois des
éternels anarchistes, sur l’utopisme des intellectuels ou des jeunes. La lutte
n’est réelle que si elle réactualise la conscience de classe à tel point que
certains vont jusqu’à souhaiter la guerre afin que se produise enfin cette
conscience.
La théorie
s’est muée en conscience répressive, le prolétariat est devenu un mythe ;
non dans sa réalité parce que dans tous les pays où il n’y a qu’une domination
formelle du capital ce prolétariat existe bien et constitue la majorité de la
population et que dans les pays à domination réelle on trouve encore un grand
nombre d’hommes et de femmes dans la situation des prolétaires du XIX°
siècle ; ce sont les travailleurs étrangers…, mais en tant qu’opérateur
révolutionnaire, que classe devant libérer l’humanité entière et de ce fait
dénouer les contradictions économico-sociales.
L’activité de chaque parti, de chaque groupe est organisée autour de ce mythe.
Il pose les origines. Tout commence avec l’apparition de cette classe définie
sinon comme seule classe révolutionnaire ayant opéré dans l’histoire, tout au
moins comme la plus révolutionnaire. Ce qui s’est passé avant est ordonné en
fonction du surgissement de cette classe et les évènements antérieurs sont
secondaires par rapport à ceux vécus ou créés par le prolétariat. Il indique
une conduite. On est sauvé si on est prolétaire, sinon il faut expier la tare
de la naissance non-prolétarienne et cela par
diverses pratiques allant jusqu’à l’accomplissement de stages en usines.
Tout groupe n’atteint l’existence révolutionnaire qu’à partir du moment
où il est apte à exhiber un ou plusieurs « authentiques »
prolétaires. La présence de l’homme aux mains calleuses est la garantie, le
certificat d’authenticité révolutionnaire. Le contenu du programme défendu par
ce groupe, sa théorie, ou même ses actions n’ont aucune importance, seule
compte la présence ou l’absence du « prolo ». Le mythe entretient et
renouvelle l’antagonisme entre intellectuels et manuels. Beaucoup de
conseillistes ont un culte de l’anti-intellectualisme qui leur tient lieu de
théorie et de justification. Ils peuvent dire n’importe quelle idiotie, ils
seront sauvés ; ce sont des prolos !
De même
que, pour beaucoup, on cesse d’être révolutionnaire si on quitte le parti, de même il serait impossible d’être
révolutionnaire si on ne se revendique pas du prolétariat, si on ne s’affuble
pas de vertus que l’on croit prolétariennes. La contre-révolution finit aux
frontières mythiques qui séparent le prolétariat du reste du corpus social.
Toute action est justifiée au nom du mouvement prolétarien ; on agit non
parce qu’on a besoin d’agir, mû par la haine du capital, on agit parce que le
prolétariat aurait retrouvé sa base de classe ; l’action, la pensée, se
dévoilent par personnes interposées.
C’est
ainsi que, surtout après 1945, le prolétariat classe révolutionnaire, s’est
survécu grâce à son mythe.
Une étude
historique des mouvements révolutionnaires prolétariens mettrait en évidence le
caractère limité de cette classe. Marx lui-même dévoile bien son caractère
réformiste. Au fond, de 1848 – le droit au travail – à 1917-1923 – plein emploi
et autogestion par les unions prolétariennes – le prolétariat se rebelle
uniquement à l’intérieur du système capitaliste et cela tend à démentir les
affirmations de Marx dans l’article « Gloses critiques marginales à
l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien » ».
Mais à ce moment-là le prolétariat se manifesta réellement en tant que sans
réserve, en tant que négation totale. Il fut amené à créer une rupture profonde
permettant de comprendre ce que peut être la révolution communiste et donc le
communisme. Marx avait donc raison ; mais le MPC devait obligatoirement –
afin de pouvoir subsister – annihiler la négation qui le rongeait. Le
prolétariat qui, comme Marx et Engels le disent dans l’Idéologie allemande,
est en dehors de la société est de plus en plus intégré en elle ; il
s’intègre dans la mesure où il lutte pour sa survie, pour se renforcer ;
plus il s’organise et plus il devient réformiste. Il en arrive, avec le parti
socialiste allemand, à former une contre-société, qui est finalement absorbée
dans la société du capital et le mouvement négateur du prolétariat est terminé[6].
Kautsky,
Bernstein, Lénine n’ont-ils pas tout simplement reconnu la réalité du mouvement
ouvrier lorsqu’ils déclaraient qu’il fallait l’unir au mouvement
socialiste : « Le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont
nullement identiques par nature » (Kautsky).
L’affirmation
de Lénine tant décriée selon laquelle le prolétariat ne peut, par lui-même,
parvenir qu’à une conscience trade-unioniste, ne renferme-t-elle pas la vérité
de la classe désormais soumise au capital ? En fait on ne put la critiquer
qu’à partir de la distinction, faite par Marx dans Misère de la philosophie,
entre la classe objet du capital et la classe sujet. Sans secousse
révolutionnaire le prolétariat ne pouvait pas redevenir sujet. Le procès par
lequel il redevenait ainsi impliquait une conscience en dehors, extérieure qui,
à un moment donné, serait apte à s’incarner dans le prolétariat. La conscience
venant de l’extérieur est la forme la plus réifiée, extranéisée
de la conscience répressive ! En conséquence, il n’est pas question de
reprendre le débat pour revenir à Marx mais de reconnaître que le cycle de la
classe prolétarienne est désormais terminé, d’une part parce que ses objectifs
ont été réalisés, d’autre part parce qu’elle n’est plus, à l’échelle mondiale,
déterminante. Nous sommes parvenus au bout du cycle historique durant lequel
l’humanité (surtout la partie située en occident) s’est mue dans des sociétés
de classes. Nous l’avons affirmé, le capital réalise la négation des classes
par une mystification car il maintient les heurts, les conflits
caractéristiques et liés à l’existence des classes. Mais c’est une réalité,
c’est le despotisme du capital. C’est lui qu’il nous faut maintenant affronter
et non le passé.
Dans la
quasi-totalité de la social-démocratie le divorce entre le mouvement réel,
réformiste de la classe ouvrière et le but socialiste était perçu. Bernstein
proclame qu’il fallait en définitive s’adapter de façon claire et nette et non
de façon hypocrite (à la manière de la majorité des socialistes) c'est-à-dire
faire des proclamations révolutionnaires pour cacher les compromis[7].
Parallèlement la difficulté de définir, de délimiter la classe prolétarienne
était de plus en plus ressentie. Elle était telle qu’à partir du début de ce
siècle presque tous les révolutionnaires cherchèrent à la définir par un
phénomène de conscience : R. Luxembourg, Pannekoek
de façon directe, Lénine, Trotsky de façon indirecte
par le parti, etc. … La révolution russe ne fit que rendre plus urgente la
nécessité de préciser ce qu’était la classe prolétarienne, d’où les tentatives
de Korsh et surtout de Lukacs : Histoire et
conscience de classe. Plus tard Bordiga affirmera que
la classe doit être définie par le mode de production qu’elle tend à instaurer.
Elle ne peut donc être classe pour elle-même qu’à partir du moment où elle agit
en fonction de ce but, dans la mesure où elle reconnaît son programme où se
trouve décrit ce mode de production. Elle existe quand existe le parti, car ce
n’est qu’avec ce dernier que le programme peut avoir une effectivité.
« Nous avons encore besoin d’un objet, le parti, pour prévoir la société
communiste » (Bordiga, Réunion de Milan, 1960).
Dans la mesure où les hommes et les femmes sont aptes à se mouvoir vers le
communisme, comme on peut s’en rendre compte chez les jeunes à l’heure
actuelle, on constate qu’on n’a plus besoin de l’objet parti.
En
conclusion, pour les partitistes comme pour les
conseillistes, la question de l’action se ramènerait le plus souvent à trouver
un moyen direct ou indirect pour rendre le prolétariat réceptif à sa propre
conscience. Car il n’est jamais que tel qu’en lui-même sa conscience le
changeant.
Ainsi ce
qui s’est effondré entre 1913 et 1945 c’est le réformisme
révolutionnaire : faire le socialisme en continuité avec le MPC, sur sa
base directe. C’est la fin de qui fut l’illusion de pouvoir diriger l’essor des
forces productives dans une autre voie que celle qu’elles avaient empruntée. En
effet on peut être d’accord avec Marx pour affirmer que dès 1848 le communisme
était possible parce que justement avec l’irruption du MPC toutes les
limitations sociales et naturelles ont été brisées et qu’un libre développement
est possible. Mais la mentalité des hommes, leurs représentations étaient
telles qu’ils ne purent en fait concevoir, ni entrevoir un tel devenir,
parasités qu’ils étaient par le mouvement millénaire de la valeur, ou bien trop
subjugués par les limitations de leurs anciennes communautés perverties, pour
pouvoir entreprendre un nouveau chemin pour atteindre une autre communauté.
Marx et Engels eux-mêmes conçurent en définitive le MPC comme moment
nécessaire, inévitable que les hommes dans leur totalité devaient connaître,
vivre. Seules les révoltes des populistes russes et leur volonté de ne pas
emprunter la voie capitaliste firent comprendre à Marx son erreur. Mais ce ne
fut pas suffisant. A partir du XIX°, avec la justification de la théorie
marxiste (théorie du prolétariat) l’humanité s’enfonce pleinement dans son
errance : le développement des forces productives.
Si nous ne
pouvons plus accepter cette théorisation de Marx sur le rôle des forces
productives nous pouvons être d’accord avec lui par un détour. Le capital rend
les hommes esclaves au nom même des hommes, puisqu’il s’est anthropomorphisé.
C’est bien la domination de la mort puisque c’est toujours leur être devenu qui
domine, qu’ils contemplent. C’est un procès toujours recommencé ; le
capital pénètre la pensée, la conscience, et de ce fait détruit les hommes tels
qu’ils avaient été produits par des siècles de société de classes. La perte de
substance des hommes c’est la perte de leur vieil être que le capital a pompé.
Le processus touchant à sa fin, le capital doit maintenant s’attaquer non plus
à la dimension passée de l’humanité, mais à sa dimension future ; il doit
conquérir l’imagination. L’homme est doc dépouillé et tend à être réduit à sa
dimension biologique. Le phénomène atteint les racines. Autrement dit le
développement des forces productives se présente comme ayant été nécessaire
pour détruire les vieux schémas, les modes de pensée, les représentations
archaïques qui limitaient les hommes (cette destruction est maintenant
interprétée par des philosophes comme Foucault). Mis en cause dans leur
existence purement biologique, les êtres humains commencent à se soulever
contre le capital. C’est à partir de là que tout peut être reconquis, par une
création généralisée. Mais ce devenir n’est pas simple, univoque. Le capital
peut encore profiter de la créativité des êtres humains, leur ravir
l’imagination, se régénérer et se resubstancialiser ;
c’est dire que la lutte est d’importance et donne toute sa profondeur à
l’alternative : communisme ou destruction de l’espèce humaine. Enfin, on ne
doit pas oublier qu’au cours de l’errance différents mouvements
révolutionnaires cherchèrent l’issue ; maintenant ils peuvent se
manifester[8].
L’on doit
sortir de l’errance et détruire la conscience répressive qui inhibe le devenir
au communisme. Pour cela il est essentiel de ne plus le percevoir comme
prolongement du MPC, de ne plus penser qu’il suffit de supprimer la valeur
d’échange et de faire triompher la valeur d’usage car, nous l’avons vu, cette
dichotomie ne signifie plus rien de nos jours ; d’autre part celle-ci est
encore liée à la valeur, mais centrée sur le principe d’utilité et non de
productivité ; liée à la domination directe des hommes, elle est
inséparable de la propriété privée.
Le
communisme n’est pas un nouveau mode de production[9] ;
il est l’affirmation d’une nouvelle communauté. C’est donc une question d’être,
de vie, ne serait-ce que parce qu’il y a déplacement fondamental : de
l’activité engendrée à l’être vivant qui l’a produite ; jusqu’à maintenant
les hommes et les femmes ont été aliénés à cette production. Ils vont, non pas
devenir maîtres de celle-ci, mais ils vont créer de nouveaux rapports entre
eux, qui détermineront une toute autre activité.
Le
communisme n’est pas non plus une nouvelle société[10].
Celle-ci naît avec le phénomène d’assujettissement de certaines ethnies par
d’autres ou avec la formation des classes. La société c’est l’ensemble des
rapports sociaux. Ceux-ci s’érigent vite d’intermédiaires au rang de despote.
L’homme en société est l’homme esclave de la société.
Avec le
communisme, finie la division du travail sur laquelle a pu se greffer le
mouvement de la valeur (qu’il impulse et exalte à son tour), l’édification des
castes ou des classes ; le communisme est avant tout union. Il n’est pas
domination de la nature mais réconciliation avec elle, ce qui suppose aussi
qu’elle soit régénérée. Les êtres humains ne peuvent plus la considérer
simplement comme un objet pour leur développement, une chose utile, mais comme
un sujet (pas au sens philosophique) non séparé d’eux ne serait-ce que parce
qu’elle est en eux ; il y a réalisation de la naturalisation de l’homme et
de l’humanisation de la nature (Marx) et fin de la dialectique du sujet et de
l’objet.
Il en
découle une destruction de l’urbanisation et formation de multiples communautés
réparties sur la terre, ce qui implique suppression de la monoculture, autre
forme de la division du travail, et une transformation complète du système de
communications : les transports seront considérablement diminués. Le mode
de vie communautaire est le seul qui puisse permettre à l’homme de dominer sa
reproduction, de limiter l’augmentation (actuellement démentielle) de la
population, sans recourir à des pratiques ignobles : détruire les hommes
et les femmes.
La
domination d’un groupe humain sur un autre, la société de classes, ont leur
origine dans la sédentarisation de l’homme. Nous vivons toujours avec les
mythes engendrés lors de cette fixation en un milieu quelconque de notre terre
– mère : ainsi les mythes du pays natal, de l’étranger, mythes qui bornent
la vision du monde, qui mutilent. Il est évident qu’il ne s’agira pas, en
réaction, de revenir à un nomadisme tel qu’il pouvait être pratiqué par nos
lointains ancêtres cueilleurs ; les hommes et les femmes acquerront un
autre mode d’être au-delà du nomadisme et de la sédentarité. Cette dernière,
conjuguée avec l’inactivité corporelle, est la source primordiale de la
quasi-totalité des maladies somatiques et psychologiques des êtres humains
actuels ; une vie active et non fixée résoudra sans médecine ni
psychiatrie toutes les difficultés.
Le passage
au communisme implique une transformation de la technique. Celle-ci n’est pas
chose neutre ; elle est déterminée par le mode de production. En occident,
en particulier, les divers modes de production ont séparé toujours plus les
hommes de la technique ; à l’origine celle-ci n’est qu’une modalité d’être
des hommes. Revendiquer une technologie douce c’est revendiquer une technologie
qui soit à nouveau dans le prolongement de l’humain et non plus autonomisé au
service d’un être oppresseur[11].
Dans le
communisme les êtres humains ne peuvent pas non plus être définis comme simple
usagers ; ce serait le communisme conçu comme un paradis terrestre où l’on
dispose de ce qui est dans une immédiateté telle que l’homme ne se
distinguerait en rien de la nature (l’homme, comme le fit remarquer à ce propos
Hegel, serait un animal) ; ils sont créateurs, producteurs, usagers ;
le procès total est reconstitué à un niveau supérieur et ceci vaut pour tout
être individuel. De même dans les relations interindividuelle, l’autre n’est
pas considéré selon une utilité : plus de comportement d’utilisation. Il y
a réconciliation des sexes, toutefois, tout en étant séparés, ceux-ci perdront
de fleurs différences et de leurs oppositions rigides produites par des
millénaires d’antagonisme.
Ces
quelques caractéristiques suffisent pour qu’on comprenne comment on peut
concevoir le mouvement d’accession à la communauté humaine.
Nous
sommes tous esclaves du capital. On commence à se libérer à partir du moment où
l’on refuse de se percevoir selon les catégories de ce dernier, c’est à dire en
tant que prolétaire, homme des nouvelles classes moyennes, capitaliste, etc.,
car cela entraîne que nous percevions l’autre – dans son mouvement de
libération – non plus selon ces mêmes catégories. Dès lors le mouvement de
reconnaissance des êtres humains peut commencer. Ce n’est évidemment que le
début, toujours menacé de faillite, du mouvement de libération. Ne pas s’en
rendre compte serait nier la force du capital. C’est une dynamique qu’il faut
percevoir. Nous sommes tous esclaves ; notre but n’est pas de devenir
maîtres, même sans esclaves, mais d’abolir toute dialectique du maître et de
l’esclave. On ne peut réaliser cet objectif ni en constituant des communautés
qui, toujours isolées, ne font jamais obstacle au capital – celui-ci peut même
facilement les englober en tant que possibles, en tant que moment déviant par
rapport à sa normalité, ce qui permet de la reconnaître en tant que telle – ni
en cultivant son être individuel en lequel on trouverait finalement le vrai
homme. En réalité ces modalités doivent être liées : se percevoir en tant
qu’être humain sans s’affubler d’une quelconque détermination c’est déjà lever
le carcan des sociétés de classes ; tendre à la communauté est absolument
nécessaire ; réaffirmer l’individualité (surtout dans sa modalité
temporelle) c’est refuser la domestication. Même en tant que premier moment de
rébellion ceci est encore insuffisant car l’être humain est individualité et Gemeinwesen. Il n’a pu être réduit à l’état inexpressif
actuel qu’à la suite du dépouillement de sa Gemeinwesen,
possibilité qu’a chaque homme d’englober en lui l’universel, l’ensemble des
relations humaines et ce dans le temps total. Les différentes religions,
philosophies, théories ne sont que des ersatz de cette composante essentielle
de l’homme. Le communisme étant la mort de l’identique, de la répétition du même,
tous les êtres se manifesteront dans leur identité ; ils affirmeront
chacun leur Gemeinwesen. Cela implique que dès
maintenant on refuse le despotisme d’une religion, d’une philosophie, d’une
théorie.
Refuser la
mainmise sur soi d’une théorie ne revient pas à rejeter toute réflexion
théorique. Au contraire, mais cela postule que l’acte théorique n’est pas
suffisant. La théorie peut revendiquer la réconciliation sens – cerveau mais
elle reste dans les limites de cette séparation ; c’est la vie totale c’est
à dire l’ensemble des manifestations, c’est l’être total unifié qu’on doit
tendre à affirmer. Certes, il est toujours nécessaire d’opérer à l’aide des
apports de Marx, par exemple, mais il devient de plus en plus crétin de se
proclamer marxiste. En outre, et ceci nous amène à ce que nous avons dit au
sujet de la conscience répressive, la théorie peut devenir simple alibi
d’inaction. Au départ, le refus de l’action peut être amplement justifié ;
toutefois la séparation d’avec la réalité conduit souvent à en plus percevoir
ensuite les phénomènes nouveaux qui la travaillent. A ce moment là la théorie
au lieu de permettre une reprise de contact effective avec la réalité, est un
facteur de séparation, d’éloignement qui se traduit finalement par un porte à faux,
une mise hors du monde. Attendre est difficile surtout lorsqu’on ne veut pas
reconnaître que les autres peuvent parvenir à la théorie sans notre
intermédiaire personnel, celui de notre groupe, ou de notre parti. Car il faut
y insister, la théorie, comme la conscience, a besoin d’une objectivation, de
telle sorte que, même si c’est uniquement au niveau individuel (à partir du
moment où l’on a dénoncé les rackets), il peut se produire que ce soit la
théorie qui soit érigée au rang de racket. Elle est conçue, au niveau du sujet
se posant révolutionnaire, comme un despotisme : tout le monde doit le
reconnaître.
Par suite
de la domination depuis plus de deux millénaires du corps par l’esprit, il est
évident que la théorie est encore manifestation de cette domination.
C’est la
totalité de la vie qui devient déterminante. Les diverses productions
antérieures sont parcellaires : art, philosophie, science. Elles indiquent
en définitive les moments du vaste dépouillement des êtres humains en même
temps que la tentative d’y remédier. Il ne s’agit plus de réaliser l’art ou la
philosophie ; le capital l’a déjà fait à sa façon, mais de conquérir un
autre monde, de le créer ; un monde où enfin toutes les potentialités
biologiques de l’espèce pourront s’épanouir. Dans ce vaste mouvement, il est
vain de vouloir se présenter en tant que détenteur de vérité. Tout d’abord
parce que la vérité comme la valeur nécessite une mesure, un étalon, un
équivalent général, une normalité, donc un Etat. D’autre part, la vérité
n’est jamais qu’une vérité. L’inflation historique de ce concept est parallèle
à la destruction de plus en plus grande des êtres humains. On ne peut proposer
qu’une autre vie où le geste, la parole, l’imagination, toute la sensibilité
des êtres humains ne seront plus enchaînés, où il y aura union cerveau-sens, la seule qui puisse éliminer toute fixation
de folie. Il est évident que cela ne peut se conquérir qu’avec la destruction
du MPC. C’est l’humanité entière perçue dans le temps qui est antagonique au
capital. Elle doit subir un profond révolutionnement
pour être apte à s’opposer à lui ; ce mouvement est acte avec la
production des révolutionnaires.
Le
surgissement de la révolution dans tous les domaines de notre vie conduit
souvent certaines personnes à privilégier le lieu d’où elles l’on sentie
émerger.
La
révolution ne part pas d’un point quelconque de notre être, ni du corps, ni de
l’espace, ni du temps ; car notre révolution en tant que visant la
reformation d’une communauté est nécessaire à partir du moment où les antiques
communautés ont été détruites. La réduction la plus pernicieuse fut justement
celle de ramener la révolution communiste à un bouleversement devant résoudre
uniquement les contradictions posées par le MPC. Elle doit en fait solutionner
toutes les vieilles contradictions des sociétés de classes englobées dans le
capital, toutes les contradictions surgies entre communautés plus ou moins
primitives et mouvement de la valeur d’échange englobées à l’heure actuelle
dans le mouvement du capital (Asie et surtout Afrique) ; au-delà le
mouvement révolutionnaire est révolution de la nature, accession à la pensée, à
la maîtrise de l’être avec la possibilité d’utilisation des centres pré-frontaux[12]
qu’on s’accorde à reconnaître comme supports de l’imagination. La révolution a
une dimension biologique et donc cosmique, en considérant notre univers limité
(système solaire) ; cosmique aussi dans le sens des anciens philosophes et
des mystiques. Cela veut dire que cette révolution n’est pas seulement objet de
la passion de notre époque, mais aussi celle de millions d’hommes, depuis nos
lointains ancêtres se rebellant contre le mouvement de la valeur d’échange
qu’ils concevaient comme une fatalité, en passant par Marx, par Bordiga qui, dans leurs dimensions de prophète,
témoignèrent de cette passion inexpugnable de fonder une nouvelle communauté,
une communauté humaine. Vouloir situer la révolution c’est comme vouloir lui
fixer une hauteur. Saint-Just déclarait qu’elle ne pourrait s’arrêter qu’au
bonheur, montrant par là qu’il est faux de vouloir juger les hommes d’après les
données purement historico-matérielles d’une époque
donnée. L’homme n’est jamais un pur être-là. Il ne peut être que dans un
dépassement et non pas être simplement ce qui doit se dépasser (Nietzsche).
Structurellement, biologiquement parlant, il est dépassement car c’est un être
surpuissant. Dit autrement, les êtres humains sont des explorateurs de
possibles, qui ne se contentent pas de celui immédiatement réalisable, surtout
lorsqu’il leur est imposé. Ils perdent cette passion, cette soif de création –
car inventorier des possibles, qu’est ce sinon inventer ? – lorsqu’ils
sont avilis, extranéisés, coupés de leur Gemeinwesen, donc mutilés, réduits à de simples
individus. Ce n’est vraiment qu’avec la domination réelle du MPC que l’homme
est évacué.
Toutes les
révolutions de l’espèce (Bordiga) sont des
révolutions qui tendent à aller au-delà du moment présent ; au-delà de ce
que peut consentir le développement des forces productives. Cet au-delà des
possibles fait la vraie continuité entre les générations humaines ; de
même c’est la perspective du communisme conçu comme destruction des classes, de
l’échange, de la valeur qui fait continuité entre les divers
révolutionnaires ; c’est ce que nous avons appelé, à la suite de Marx, le
parti historique[13].
La lutte
contre cette réduction de l’ampleur de la révolution est déjà une lutte
révolutionnaire. Le lecteur ne devra pas s’étonner si pour la soutenir nous
faisons aussi appel à des auteurs classiquement étiquetés religieux, mystiques,
etc. Ce qui nous importe c’est la réappropriation d’une Gemeinwesen
(et les êtres passés en font partie) qui ne peut s’effectuer vraiment qu’à la
suite de l’unification de l’espèce et celle-ci ne peut se concevoir qu’en
saisissant au cours du temps, l’aspiration, le désir, la passion, la volonté de
communauté. L’être humain ne peut être simultanément Gemeinwesen
que si l’humanité vit en communauté. Dès qu’il y eut fragmentation naquit la
nécessité de recomposer une unité. En occident cela se fit de façon médiate et
coercitive : l’individu fut défini par l’Etat ; le savoir fut moyen
de hiérarchisation et de justification de l’ordre établi ; on rentrait
dans le cercle vicieux pratique-théorie.
La
révolution communiste est une révolution totale. Révolution biologique,
sexuelle, sociale, économique ne sont que des déterminations
particulières ; en privilégier une, c’est mutiler la révolution qui ne
peut être qu’en étant tout.
On ne peut
percevoir la révolution communiste qu’en la saisissant au travers de l’histoire
des hommes et de leur paléontologie ainsi que de celle de tous les êtres
vivants. Ce faisant on se rend compte que si cette révolution est depuis
longtemps nécessaire, elle n’est actualisable que de nos jours. Avant elle
était possible mais non inéluctable. Il y avait encore d’autres voies
« humaines » en ce sens qu’elles consentaient encore un développement
humain, en particulier elles permettaient l’extériorisation des forces
humaines. Maintenant que tout a été extériorisé et ravi par le capital
dessinant bien l’autre voie, en dehors de la révolution communiste : la
négation totale des êtres humains. Il faut donc comprendre notre monde actuel,
ce qu’est le despotisme du capital et le mouvement de rébellion qui s’est
déclenché contre lui. Cet acte de compréhension qui s’opère non seulement de
façon intellectuelle mais sensorielle (la rébellion est en grande partie
rébellion des corps) ne peut s’accomplir qu’en rejetant l’errance et la
conscience répressive.
Remarques à propos d’un cheminement.
Dès le
début nous avons insisté sur la donnée aclassiste,
communautaire de la révolution communiste et du mouvement qui y tend ;
nous avons essayé de dépasser le cadre restreint d’une théorie classiste.
Par la gauche communiste d’Italie, le parti
ne fut pas conçu comme un groupement immédiat limité dans l’espace et le temps,
ni surtout fermé aux divers courants présents au sein du prolétariat depuis son
surgissement dans l’histoire ; c’était une conception non racketiste, même si elle devait inévitablement en subir le
poids et y succomber. Voilà pourquoi en concordance avec Bordiga
– pour signaler que la théorie ne devait pas être attribuée à un quelconque
individu, pour situer de façon rigoureuse une impersonnalité conçue, en fait,
comme une somme de personnalités, et donc dérivant d’apports individuels, pour
être compatible avec la révolution anonyme, conduite par aucun grand homme ou
messie – nous avons parlé de la théorie du prolétariat, dernière classe de
l’histoire.
Toutefois
sentant la contradiction classiste- aclassiste, nous avions affirmé dès 196113 que le parti devait être le parti
– communauté (Gemeinwesen). Cette question
centrale de la communauté fut d’ailleurs reprise lors de l’étude du mouvement
ouvrier français14. Dans Le
VI°chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Marx15, nous montrions la dimension, à
notre avis, plus totale et totalisante de l’œuvre de Marx une fois qu’on
l’aborde à la lumière de la question de la communauté et du mouvement de la
valeur. Le Capital apparaît comme une partie elle-même inachevée d’une
œuvre encore plus vaste dont il est possible, à partir des manuscrits publiés
depuis quelques années, de reconstruire le projet total. Ce faisant on constate
qu’il n’est pas possible de comprendre le capital dans ses déterminations
historiques si on se limite aux deux ou trois siècles qui nous précèdent.
Le Livre I du Capital fournit une étude de l’origine, en
occident, de ce mode de production ainsi que des indications fondamentales sur
son accession à la domination, réelle dans le procès de production, formelle
sur la société, ainsi que des indications sur son devenir. Le mouvement de
mystification inhérent au devenir de la valeur d’échange commence bien avant le
MPC et son achèvement n’est pas décrit par Marx bien qu’il l’ait esquissé.
D’autre part on se rend compte qu’avec le crédit, avec le capital fictif, le
capital peut dominer la totalité de l’activité humaine ; que de ce fait ce
n’est plus uniquement le prolétariat ; c’est à dire la classe qui produit
la plus-value qui est essentielle pour lui, mais l’ensemble de
l’humanité ; d’où notre reprise de l’expression de Marx, la classe
universelle, pour désigner l’élargissement en question. Toutefois la rupture
posée, à l’heure actuelle, dans la revendication révolutionnaire qui s’exprime
par une plus grande radicalité – il ne s’agit pas d’améliorer la vie, de
profiter des apports du capital, mais de tout bouleverser – nous conduisit à
individualiser l’ambiguïté de Marx à la fois révolutionnaire radical dans ses
œuvres de « jeunesse » et inédites, et ce que nous avons appelé son
réformisme révolutionnaire. Enfin une réflexion toujours plus passionnée sur
les bases mêmes de la coupure radicale qui s’effectue et sur l’oppression
toujours plus intense du capital nous conduisit à délimiter la dimension
biologique de la révolution non pas simplement sur le plan marcusien, fort
important, en liaison avec la nécessité d’une nouvelle sensibilité, mais sur un
plan qui est paléontologique.
Dès lors
nous nous trouvions avoir développé une série de pensées, de positions de Marx
de façon plus ou moins autonome, mais nous perdions de plus en plus une
cohérence qui ne pouvait être sauvée qu’au prix d’un bricolage risquant vite
d’épuiser ses artifices. On pouvait donc développer certains aspects
particuliers mais il semblait qu’en tant que tout l’œuvre de Marx offrit une
résistance à une effectuation actuelle ; il fallait donc, toujours en
relation avec une analyse du monde moderne, faire à nouveau une investigation
sur notre propre cheminement, sur notre lutte.
Nous avons
en quelque sorte systématisé l’œuvre de Marx valable
en ce qui concerne la domination formelle du capital sur la société. Nous avons
mis en évidence tous les éléments permettant de définir la domination réelle,
toutefois nous sommes demeurés dans son ambiguïté, c’est à dire que nous avons
été incapables d’expliquer exhaustivement l’autonomisation du capital ; ce
qui explique pourquoi, dans Le VI° Chapitre inédit du Capital et l’œuvre
économique de Marx comme dans La révolution communiste, Thèses de
travail[14],
nous avons repris son réformisme révolutionnaire et développé une conception du
communisme qui n’était possible que sur la base de la domination formelle du
capital. D’où le porte à faux, le déséquilibre de notre position
théorique : une affirmation très radicale en ce qui concerne le capital
(constitution en communauté matérielle, disparition des classes) combinée à une
position conservatrice liée au maintient du schéma classique nous empêchant de
reconnaître pleinement l’échappement du capital et de saisir le communisme tel
qu’il s’offre à nous maintenant.
Mais qu’on
ne se méprenne pas. Cela ne veut pas dire que l’on doive abandonner ces
catégories (classe universelle, capital fictif) car elles sont explicatives de
moments historiques particuliers. Nous les abandonnons en tant que catégories
actuelles aptes à caractériser le devenir présent du capital. Le capital fictif
est insuffisant pour signifier le mode selon lequel le capital se manifeste
parce que le concept n’exprime pas l’autonomisation totale à laquelle celui-ci
est parvenu ; il ne permet pas non plus de tenir compte de son
immatérialité qui réordonne tout son être ancien. La classe universelle peut
expliquer un moment donné du mouvement objectif des hommes dominés par le
capital mais ne peut pas définir le mode selon lequel, aujourd’hui, les hommes
sont saisis par lui, ce qui conditionne leur impossibilité de se regrouper
sinon en constituant des rackets, de se percevoir dans des ensembles de vaste
amplitude, tels que pouvaient l’être les classes ; donc la perte de
déterminations et le dépouillement d’un univers de classe en lequel l’individu
pouvait encore se sécuriser. La déclassiation fut
perçue comme un malheur à la fois par ceux qui subirent le phénomène et par
ceux qui le constatèrent. Divers auteurs, Marcuse, Talheimer[15],
entre autres, dirent que le fascisme fut un mouvement de déclassés. En effet le
mouvement du capital au début de ce siècle abolissait les limites entre les
classes, détruisant leurs substrats matériels. Ne pouvant plus se reconnaître
dans la communauté limitée mais sécurisante de la classe, les individus se sont
lancés à corps perdus dans un mouvement qui leur promettait la formation d’une Volksgemeinschaft, d’une communauté populaire. La plupart
des auteurs se sont lamentés à ce sujet. Mais, au lieu de vouloir la
réaffirmation d’une classe révolutionnaire et au lieu de discuter sur l’illusion
d’une communauté au sein du capital, ils auraient dû prôner la complète
disparition des classes et la formation de la communauté humaine, grâce à la
destruction du MPC.
Nous avons
voulu opérer à l’intérieur de l’œuvre de Marx. En ce sens nous sommes d’accord
avec K. Axelos :
« Avant
d’entreprendre la critique de Marx et avant de tenter de le dépasser, il faut
comprendre ce qu’il dit. Le dialogue avec sa pensée et la confrontation de sa
pensée avec la réalité historique mondiale présupposent
une longue méditation à l’égard de tout ce qui est et se fait. Car la réalité
ne se laisse pas si aisément séparer de l’idée, ni la théorie de la
pratique ». (Marx penseur de la technique, Ed. de Minuit, p. 302).
En règle
générale nous indiquerons les divers auteurs qui ont abordé avant nous certains
problèmes que nous affronterons au cours de notre cheminement de dépassement,
non pour une récupération, ou pour une polémique, ni pour émettre un jugement
de valeur, mais pour témoigner d’une tentative multiple, d’un essai souvent
recommencé de percevoir le mouvement actuel dans sa dimension réelle.
En prenant
au sérieux cette entreprise et en évitant de tricher lorsque les difficultés
conduisent à douter brutalement de quelque chose qui semblait solidement assuré,
on est inévitablement conduit, sur la base même des éclaircissements théoriques
de Marx, à remettre en cause le schéma classique : la révolution ne peut
se produire que si le prolétariat se soulève contre la société du capital.
Dans les
numéros précédents d’Invariance, on a tenté de combler le retard théorique
conçu comme découlant d’une mauvaise compréhension de l’œuvre de Marx, d’une
utilisation parcellaire de celle-ci. La reprise de son comportement théorique
nous a permis de combler effectivement ce hiatus, mais cela ne nous a pas
consenti de nous hausser au niveau de notre époque. Pour cela il faut
comprendre les contradictions propres à celle-ci, ce qui revient aussi à
comprendre celles de Marx, envisagé dans sa totalité.
Jacques
Camatte
Mai 1973
[1] Il conviendrait mieux d'écrire pérennise le capital. De même, à la place d'éternisation il faut mettre pérennisation du capital. Celui-ci étant apparu à un moment historique donné ne peut en aucune façon devenir éternel (note 2007)
[2] Cf. le livre de D. Verres Le discours du capitalisme, Ed. de l’Herne. On trouve aussi des éléments intéressants dans les ouvrages de Baudrillard : Le système des objets et Pour une critique de l’économie politique du signe, Ed. Gallimard.
3 Nous avons abordé l’étude de l’autonomisation du capital dans Le VI° chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Marx (1966) en particulier dans les notes ajoutées en 1972.
Dans un prochain article nous reviendrons plus amplement sur ce sujet d’une part en nous appuyant sur Marx pour montrer que celui-ci avait posé le phénomène sans le reconnaître dans sa totalité et, d’autre part, en faisant une analyse du MPC actuel. Cela nous conduira aussi à revenir sur la définition du travail, son rôle et ce, dans le devenir de l’humanité. Ceci a déjà été abordé par G. Brulé dans l’article paru dans le numéro 2 série II d’Invariance : « Le travail, le travail productif et les mythes de la classes ouvrière et de la classe moyenne ».
Globalement on peut dire que le concept de travail est réductionnel ; il n’englobe qu’une partie de l’activité humaine, mais la revendication de son abolition revient à détruire ce reste d’activité, ce qui est exigence utopique du capital. La revendication communiste se place sur le plan de la vie humaine dont l’activité n’est encore qu’une modalité d’expression. L’amour, la méditation, le rêve-éveillé, le jeu et tant d’autres manifestations des êtres humains sont mis en dehors du champ de vie lorsqu’on se laisse enfermer dans le concept de travail. En outre, le définition de Marx selon laquelle le travail est une activité transformant la nature ou la matière à telle ou telle fin, montre que le concept de nature ne peut pas être, lui non plus, accepté tel quel. En période de domination du capital, l’homme n’est plus en contact avec la nature (surtout au cours de son travail) ; entre elle et lui, il y a le capital ; mieux, le capital devient nature.
Dans les œuvres dites « philosophiques », en revanche, Marx pose de façon nette l’activité totale de l’homme et affirme que le communisme ne peut pas se traduire tout simplement par la libération du travail. Cette position ne disparaîtra pas complètement dans le reste de l’œuvre et survivra à côté de celle « réformiste révolutionnaire » contenue dans Le Capital. Pour les marxistes, la question s’est ensuite simplifiée : ils exaltèrent purement et simplement le travail. Chez Trotsky par exemple il n’y a plus trace du discours complexe de Marx, mais étalage du discours de la domestication, celui du capital : « Toute l’histoire de l’humanité est histoire de l’organisation et de l’éducation de l’homme social pour le travail, en vue d’obtenir de lui une plus grande productivité ». Terrorisme et Communisme, p.218, 10/18, Paris, 1963.
[4] Ce devenir est fort bien décrit, exalté dans Le choc du futur, de Alvin Toffler, Ed. Denoel-Gonthier.
[5] Ceci réclame une étude détaillée qui englobera d’ailleurs celle du travail indiquée dans la note 03. Dans l’article qui suit nous l’effleurons ; notre intention étant de donner dès maintenant les premières conclusions auxquelles nous sommes parvenus. Nous analyserons en particulier à quel moment se situe cette décadence de l’humanité, comment elle s’est exprimée, etc. … D’autre part nous montrerons le lien intime entre le mouvement de la valeur et la dialectique dont celle des forces productives de Marx. La fin du mouvement de la valeur et de celui du capital pose la fin d’un mode de représentation et détruit l’autonomisation de cette dernière. En particulier la dialectique marxienne sera totalement dépassée.
[6] Ce qui prouve qu’il était impossible de tenir un discours et un comportement classistes et de maintenir la thèse aclassiste de la négation nécessaire du prolétariat par lui-même.
[7] Cf. à ce sujet le livre de H. Mueller de 1892 Der KlassenKampf in der deutschen Sozialdemokratie, Verlagskooperative Heidelberg-Frankfurt-Hannover-Berlin, 1969 (La lutte des classes dans la social-démocratie allemande), qui nous montre bien la dualité-duplicité des hommes comme A. Bebel s'exprimant en droitier à la tribune parlementaire et en "gauchiste" lors de meetings ouvriers et qui, d'un côté, affirmait qu'il fallait attendre encore longtemps avant de pouvoir réaliser les principes du socialisme et, d'un autre côté, proclamait la venue prochaine
de ce même socialisme.
Ce livre est intéressant aussi parce qu'on y trouve des positions qui seront plus tard celles du KAPD (Parti communiste ouvrier allemand).
[8] Il n’y a pas dans l’histoire d’irréversibilité absolue. Des possibles qui se sont manifestés il y a des milliers d’années n’ont pas été pour toujours abolis. L’histoire n’est pas un Moloch avaleur de possibles condamnant le devenir humain à un dépouillement inévitable et irrémédiable. L’histoire ne serait alors que justification du devenu ce à quoi beaucoup veulent la réduire et en faire le pire des despotes
.
La philosophie de Hegel avec sa dialectique du
dépassement (Aufhebung), donc du mouvement qui en
même temps abolit et conserve, fut une tentative de sauver ce que les hommes
avaient produit aux époques antérieures. Hegel a été obnubilé par une
problématique de la perte de réalité, de la multiplicité de manifestations, de
possibles, etc., d’où l’importance chez lui du souvenir (cf. en particulier le
chapitre Le savoir absolu de La phénoménologie de l’esprit).
Le mouvement du capital en revanche abolit le souvenir de ses étapes antérieures (mystification et magie) comme celui des phases de l’humanité pour se poser, tel qu’il est, au niveau le plus évolué de son être, une « forme réifiée » (cf. le chapitre Les revenus et leurs sources. L’économie vulgaire du Livre IV du Capital, Marx-Engels, Werke, t. 26 (3)).
[9] Le concept de mode de production n’est vraiment valable que pour le mode de production capitaliste de même que celui de classe n’est vraiment opérant-opératoire que dans la société bourgeoise. Une étude plus précise de cette question sera faite en liaison avec celles indiquées dans les notes 5 et 4. Le concept de production est chez Marx plus ou moins riche en déterminations. Il s’appauvrit lorsqu’on passe des Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande à Le Capital. Il est en liaison étroite avec le concept de nature ainsi qu’avec une certaine conception de l’homme. C’est dire que nous avons affaire à une “donnée“ complexe d’autant plus qu’on ne peut l’examiner qu’en liaison avec l’existence des communautés communistes initiales et leur dissolution. La séparation de l’homme de sa Gemeinwesen est bien un dépouillement. L’homme travailleur est celui qui a perdu une foule de déterminations qui formaient un tout lorsqu’il était uni à sa communauté.
Il y a un réel procès d’expropriation des hommes. Ceux qui ne comprennent pas cela ne comprennent pas ce qu’est le capital. L’homme a été réduit à un être inexpressif par perte de ses sens et réduction de son activité à un travail quantifié. L’homme devenu abstrait est avide de musique ayant encore conservé la sensualité ancestrale, d’où la vogue du jazz et des musiques sud-américaines. L’homme réduit n’a plus qu’un élément de relation avec le monde extérieur, la sexualité qui tend à combler le vide des sens. D’où effectivement, une pan-sexualisation de l’être que Freud a interprété comme étant un caractère invariant des hommes, alors qu’elle n’est que le résultat de leur mutilation. Que peut représenter l’inconscient sinon la vie affective – sensorielle de l’homme réprimé par le capital ? Car l’homme doit être domestiqué, plié à une rationalité qu’il doit intérioriser ; cette rationalité est celle de procès de production du capital. Une fois ceci réalisé, l’homme est dépossédé de cette vie sensorielle réprimée qui devient objet de connaissance, savoir ; elle est capitalisable. L’inconscient devenu objet de commerce est débité en tranches sur le marché du savoir. L’inconscient n’a pas toujours existé ; il n’est déjà plus là, sinon en tant que composante du discours du capital ; il en de même des perversions humaines.
Réduit à l’inexpressivité la plus parfaite, l’homme tend à devenir en tout point comparable à la particule élémentaire étudiée par la physique nucléaire dans laquelle on peut trouver les fondements de la psychologie de l’homme capitalisé qui est mû par le champs du capital.
[10] Il est aberrant également de parler de société primitive. Nous le préciserons en abordant à nouveau les communautés primitives. A ce sujet, s’il est vrai que l’œuvre de Marx est insuffisante pour expliquer leur existence, leur développement, ainsi que leur dissolution. Il est faux de dire qu’elle pêche absolument par européocentrisme, voire par illuminisme, et qu’elle pâtit donc des mêmes erreurs que la théorie bourgeoise. La plupart de ceux qui affirment cela n’ont pas compris la question de la communauté chez Marx et réduisent son œuvre à un simple matérialisme historique.
Ce qui manque chez Marx c’est une étude détaillée sur la façon dont surgit “l’économie“ dans les communautés primitives et provoque leur dissolution.
Ajoutons, enfin, qu’il est de plus en plus inexact de parler de société capitaliste. Nous y reviendrons.
[11] Dans les communautés primitives les êtres humains dominaient la technique. En Occident, dans la société antique, celle-ci tend à s’autonomiser et c’est de cela que les anciens avaient peur. La technique impose à l’homme de copier la nature ; même si ensuite il peut trouver un procédé qui ne se trouve pas en elle, il est assujetti à un devoir-faire, à un savoir-faire, à un ordre naturel en quelque sorte. Il semble perdre toute capacité de création libre (cf. à ce sujet les remarques de J.P Vernant in Mythe et pensée chez les grecs, éd. Maspéro). Lorsque les hommes n’ont plus peur de la technique et acceptent de la développer, on assiste, en même temps, à leur réconciliation avec l’art qui avait été déprécié à la fin de la société esclavagiste. Ce fut l’époque de la Renaissance dont les philosophes définissaient l’homme : un être qui se fait (cf. Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance de Cassirer qui cite N. de Cues, Ch. de Bouelles, Pic de la Mirandole, M Ficino, etc.). Mais le développement de la technique n’a pas ramené l’homme à la nature ; il a abouti à son expropriation et à la destruction de cette dernière. L’homme perd de plus en plus la faculté de création. En ce sens, la peur des anciens ne fut pas vaine !
Ainsi à partir des philosophes de la Renaissance en passant par Descartes, Hegel, jusqu’à Marx, l’homme est défini au travers de la technique (l’homme est un fabricant d’outils : Franklin) et par la production. Dépasser Marx impose de réexaminer le « phénomène humain » depuis la dissolution des communautés primitives jusqu’à nos jours, et de repenser les œuvres des philosophes et des économistes d’Aristote à Marx afin de mieux comprendre comment, à une période où la valeur, puis le capital, domine, les hommes se sont perçus et comment de ce fait – étant, nous, parvenus au bout du phénomène valeur – nous pouvons concevoir l’humanité, donc le communisme.
[12] Dans une étude sur la dimension biologique de la révolution nous reviendrons sur cette question.
14 Invariance n°10, série I.
15 Invariance n°2, série I. Ce numéro, actuellement épuisé, paraîtra prochainement avec des notes écrites en 1972, en vue d’une édition italienne : Gemeinwesen et capitale (Dedalo, 1974).
[15] Cf Faschismus und Kapitalismus, Theorien über die soziale Urszrung und die Funktion des Faschismus ( fascisme et capitalisme. Théories concernant les origines sociales et la fonction du fascisme), Europaische Verlaganstalt, 1967.