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ÉVANESCENCE DU MYTHE ANTI-FASCISTE

 

 


«Le capital offre tous les milliards des quatre siècles d'accumulation pour le scalp de son grand ennemi : l'Homme. »

BORDIGA

 

 

 

 

                   Notre époque ne retient de l'histoire que des éléments fondateurs de rites. Elle a une conception – si tant est qu'elle en assume une – bornée de l'investigation du passé. Les hommes et les femmes ne vivent pas en rapport avec l'intégralité de celui-ci, mais en dépendance de points singuliers, fondateurs de ses mythes, de ses rites. Et, tout particulièrement, en cohérence avec la pensée binaire qui appréhende le donné historique qui devrait être l'ensemble des faits constituant le support d'une réflexion historique, il y a élimination de tous le divers des actions humaines, ce qui aboutit plus ou moins fortement à l'affirmation de l'inutilité de la vie d'une foule d'être humains, fondant simultanément l'inutilité de l'existence présente d'une foule d'autres.

 

                   C'est ainsi que lorsqu'il est question de Rassinier, on ne traite le plus souvent que de la question de la réalité ou non du génocide des juifs opéré par les nazis et de celle connexe de l'existence ou non des chambres à gaz. Or la position de Rassinier ne peut se comprendre qu'en liaison avec l'histoire du mouvement prolétarien. C'est pourquoi je rappellerai brièvement les caractéristiques de celui-ci à l'échelle mondiale1.

 

                   Lors de la domination formelle du capital sur la société, que l'on peut situer de la naissance du capitalisme industriel à la fin du XVIII° siècle jusqu'à 1914, on a une phase d'union du prolétariat exprimée au travers de divers courants : blanquistes, anarchistes, marxistes, etc. En tendant à se constituer en classe, le prolétariat tendait aussi à former une communauté nouvelle qui ne pourrait être pleinement effective qu'à la suite de la destruction du mode de production capitaliste et de sa propre négation : le communisme. C'est pourquoi dans les périodes les plus révolutionnaires rejeta-t-il totalement la démocratie qui est la forme escamoteuse des divergences de classes et fondatrice d'une communauté illusoire, tandis que dans les périodes de recul glissa-t-il sur le terrain démocratique afin d'arracher des avantages : réformisme plus ou moins révolutionnaire. Finalement en 1914, en même temps que la destruction de la vieille société bourgeoise, on a la défaite du prolétariat qui accepte de lutter pour la démocratie et renie pour cela tout internationalisme et tout objectif de classe propre.

 

                   A partir de cette date jusqu'en 1945 nous avons la phase de réalisation de la domination réelle du capital sur la société où celui-ci parvient à réaliser sa communauté tandis que le prolétariat est en quelque sorte piégé, mystifié par cette réalisation ; simultanément sa puissance numérique et son importance dans le procès de production total diminuent, ce qui facilite sa domestication et, par là, celle de l'ensemble des hommes et des femmes.

 

                   Au cours de cette phase se posait objectivement la question de la suppression du prolétariat et non celle de son exaltation comme c'était le cas dans la phase précédente où l'objectif révolutionnaire était que le prolétariat prenne la place du capital dans la direction du développement du procès de production. Elle se réalisa en quelque sorte de façon négative par la disparition de l'unité de classe, celle de l'objectif fondamental : la révolution internationale, ainsi qu'au travers de sa réduction numérique déjà signalée.

 

                   La phase post-1945 est celle de la domination réelle du capital sur la société et ce, à l'échelle mondiale, même si dans certaines zones de la planète le stade du développement en est à un niveau moins évolué. Dans cette phase où les classes disparaissent en tant que sujets de l'histoire, il n'est plus possible de parler d'une classe prolétarienne. On a une masse d'hommes et de femmes organisés par les structures-institutions englobée dans la communauté capital. C'est le règne de la domestication achevée, grâce aux mass-media.

 

                   Paul Rassinier (1908-1967) a mûri durant la phase de réalisation de la communauté capital qu'il n'a pas comprise, ce qui n'implique pas que ses prises de position soient obligatoirement sans fondement2.

 

                   Tout d'abord il convient de noter un aspect essentiel de son comportement : sa fidélité à sa prise de position par rapport à la guerre de 1914-18 : le pacifisme qui représente la réaction la plus importante à la défaite prolétarienne de 1914, même si ce ne fut pas la position la plus révolutionnaire, radicale possible.

 

                   On a trop tendance à oublier que les moments les plus critiques pour la société capitaliste depuis le début de ce siècle furent ceux où la revendication pacifiste (souvent en grande partie conduite par les femmes) prit une ampleur considérable, comme en 1917 en Italie, en Allemagne, en France. Le mouvement pacifiste fut la seule force contestataire de grande amplitude apte à poser une autre voie en même temps qu'il aurait pu être le point de départ d'un procès révolutionnaire3. C'est ce qu'avait bien compris Lénine qui misa en 1917 sur la volonté et le désir de paix des masses occidentales et le conduisit à accepter le traité de Brest-Litovsk. Imposer la paix à tout prix était le seul moyen d'enrayer la mécanique belliciste et de permettre, à partir de là, une transcroissance révolutionnaire. Malheureusement le mouvement de 1917 fut battu ; il y eut une répression féroce, particulièrement en France, et la possibilité de jonction du procès révolutionnaire occidental avec le slave fut abolie. Les poussées révolutionnaires ultérieures furent incapables de surmonter cet handicap.

 

                   Après la première guerre mondiale s'imposa la nécessité de surmonter l'immense défaite en en comprenant les raisons profondes. Ceci ne fut abordé que par de faibles minorités prolétariennes, surtout à la suite du reflux de la révolution russe (1921). Le mouvement pacifiste était loin de réaliser un tel objectif mais il maintint un certain refus et, par là, il constitua un obstacle à la prédestination de l'union sacrée et à l'homogénéisation de classe, c'est-à-dire à la disparition de toute séparation entre les classes antagonistes.

 

                   C'est le refus qui caractérise d'ailleurs la plupart des mouvements de l'entre deux-guerres (ce qui en situe la limitation profonde), tel 1936 en France : volonté de se mettre hors de la dynamique du système générateur de crise et de guerre, volonté de vivre ; retour à la nature (qui sera compris par le pétainisme) sans être à même de fonder une critique positive de l'ordre en place ni de créer une positivité.

 

                   Ce refus et ce pacifisme se retrouvent à peu près chez toutes les nations occidentales. Ce n'est que dans celles où le nazisme et le fascisme avaient triomphé qu'un consensus put être réalisé et la perspective d'une nouvelle guerre acceptée ; guerre inévitable, inscrite dans les traités de paix de la précédente, due aux oppositions entre groupes capitalistes, mais aussi et surtout à une nécessité profonde d'éliminer définitivement la menace révolutionnaire et de domestiquer hommes et femmes.

 

                   Pour pouvoir réaliser un tel consensus les étasuniens acceptèrent Pearl-Harbourg tandis que Staline et consorts n'utilisèrent pas les renseignements qu'on leur avait fournis au sujet d'une attaque imminente d'Hitler. Il fallait que tout le monde se sentisse agressé afin de pouvoir réaliser une réaction unanime et donc éliminer les différences profondes, les oppositions internes, etc.

 

                   La plus grande faiblesse du mouvement pacifiste, comme celle de tout le  mouvement ouvrier, fut l'incapacité de comprendre le phénomène fasciste et sa tendance à accepter l'antifascisme, la lutte pour la défense de la démocratie considérée, dans tous les cas, comme la moins mauvaise forme de gouvernement.

 

                   C'est par ce biais que finalement le mouvement pacifiste, comme le mouvement prolétarien fut intégré et, ce qui avait été imparfaitement réalisé durant la  période de 14-18, l'Union Sacrée, le fut de façon stable à partir de la guerre de 39-45. La guerre froide ne pouvait pas la remettre en cause puisque l'opposition se fit entre blocs nationaux et non entre classes ; la dynamique révolutionnaire était enrayée et ce ne sont pas les explosions de Berlin-Est en 1953, ni de Poznan en 1956, etc., qui purent la remettre en marche. La bipolarité antagonique URSS-USA ne peut vivre qu'aux dépens du tiers exclu : l'Allemagne.

 

                   La guerre était inacceptable et inacceptée. La confluence Est-Ouest sur la base de la reconnaissance de la monstruosité nazie fit qu'un certain nombre d'hommes et femmes acceptèrent de la faire tout en étant civils ; ce fut la résistance dans le programme de laquelle était incluse la promesse de lendemains qui chantent.

 

                   Le pacifisme de Rassinier réaffirmé après la seconde guerre impliquait qu'il ne pouvait pas expliquer les causes de cette dernière selon la théorie officielle qui faisait de l'Allemagne nazie la grande et unique responsable du déclenchement du conflit. En cela il avait la même attitude que le divers courants de gauche qui surgirent après 1914 pour lutter contre la trahison, l'union sacrée, et, simultanément il était en grande contradiction avec lui-même qui avait accepté l'union sacrée de la résistance. Son mérite est d'autant plus grand d'avoir maintenu ses thèses.

 

                   Il est un point où Rassinier, dans sa volonté de diminuer la culpabilité assignée à l'Allemagne par les alliés, pèche par grande faiblesse, c'est celui concernant la « question juive », ce qui n'en fait pas un antisémite comme d'aucuns veulent le présenter. A ce propos il est clair qu'à l'heure actuelle dès que quelqu'un s'avise de critiquer l'État juif, les juifs, etc., il se voit taxé d'antisémite, puis de raciste... Ainsi Marx est catalogué d'antisémite de gauche. Or, on oublie très facilement qu'une des caractéristiques d'un révolutionnaire était d'être anti-patriote, anti-national. En outre, en ce qui concerne Marx, on pourrait très bien montrer qu'il fut aussi anti-allemand, anti-russe, anti-français, etc. Mais revenons à Rassinier où la faiblesse d'investigation du problème juif est lié à l'incapacité à comprendre vraiment le capital, le rôle de l'État et des divers groupes sociaux au sein de la dynamique sociale.

 

                   Dans Le drame des juifs européens comme dans Le parlement aux mains des banques perce très nettement l'idée que le mal est le capital financier, thèse qui fut largement répandue dans le mouvement ouvrier et qui aboutit en Allemagne, par exemple, à ce qui des communistes dénoncent un capitalisme juif international ! Rassinier n'est pas loin d'une telle affirmation lorsqu'il essaie de lier exclusivement le sort de juifs à l'argent.

 

                   En outre, la faiblesse est de ne pas avoir compris l'importance de la détermination de la communauté dans l'histoire des juifs depuis leur apparition dans l'histoire jusqu'à nos jours et de ne pas avoir mis en évidence que la grande défaite de ceux-ci dérivait du triomphe de l'État sur la communauté.

 

                   Un des rares points positifs de l'étude de Rassinier sur les juifs est celui où il dénonce le rôle de l'État juif dans le grossissement des crimes nazis afin d'en tirer profit (chantage au cadavre), ainsi que la mise en évidence de la culpabilité des autres puissances dans le massacre des juifs. Cette dénonciation, en mettant en évidence le jeu du phénomène étatique, est importante car elle vise à prévenir l'apparition d'un nouvel antisémitisme plus virulent que ceux du passé.

 

                   Un autre moment fort de sa plaidoirie en faveur de l'Allemagne est sa démonstration de la généralité du phénomène concentrationnaire et le caractère ignoble de la guerre de 1939-45, en grande partie imposée aux allemands.

 

                   Cette plaidoirie a deux effets. Le premier est dans certains cas accepté puisqu'il consiste en la possibilité de destruction de la virginisation dont s'était affublée (et tendent toujours à la faire) les staliniens et leurs successeurs ; le second l'est beaucoup moins puisqu'il aboutit à la remise en cause totale de la justification de la deuxième guerre mondiale, fondée sur la nécessité d'anéantir un système concentrant en lui toutes les horreurs, chose que ne peut en aucun cas accepter l'anti-fascisme.

 

                   Rassinier est bien en rapport avec mouvement prolétarien. Il en exprime les faiblesses et les tentatives pour les surmonter. On comprend qu'à la suite de la reparution de ses travaux, puis de la publication de ceux de Faurrisson et enfin de la prise de position en faveur de ce dernier – à différents niveaux – de la part des éléments de « La Vieille Taupe », de « La Guerre Sociale », etc., considérés comme ultra-gauches et de celle de Chomsky, libertaire, que les démocrates aient vivement réagi, d'abord en essayant de démonter les arguments, puis de les ridiculiser, sans parler des procès et des menaces..., enfin à essayer de justifier historiquement leurs propres affirmations en posant celles de leurs adversaires comme découlant d'un trouble lié à la régression du mouvement révolutionnaire, à l'évanescence du marxisme, etc., ce faisant ils procèdent comme si cette position de doute sur la réalité de la « perversité absolue » des nazis, fondatrice d'un équivalent général de l'horreur, était tout à fait récente4.

 

                   Tout d'abord il est bon de rappeler que l'ensemble du courant de gauche qui refusa l'union sacrée de 1914 n'accepta jamais les boniments débités sur la perversité intrinsèque de l'Allemagne. D'autre part, il est un courant du mouvement révolutionnaire qui refusa toujours l'antifascisme : la gauche communiste d'Italie, comme on peut le constater tout particulièrement dans l'œuvre de Bordiga. Pour lui, l'ennemi essentiel du prolétariat n'est pas le fascisme mais l'antifascisme. Le triomphe de ce dernier correspond à la perte de tout caractère de classe du mouvement prolétarien qui devient une simple composante de la communauté capital ; que le premier n'était qu'une variante de la démocratie, en réalité, une démocratie sociale ; que le fascisme a gagné la seconde guerre mondiale (donc quelle ânerie claironnée de divers côtés quand on essaie de nous faire peur en pronostiquant un retour du fascisme ! Ânerie qui veut masquer le fait que la démocratie n'est pas exempte de violence). On peut ajouter que ceci avait eu déjà une vérification a priori puisque c'est la sociale-démocratie qui a brisé l'élan de la classe prolétarienne dans les années 205.

 

                   Il accompagnait ceci de considérations stratégiques où il mettait en évidence qu'il eût mieux valu que l'Allemagne gagnât lors des deux derniers conflits mondiaux car cela eût pu engendrer une situation plus favorable à une reprise révolutionnaire et à un assaut prolétarien, affirmation qui intégrait le devenir des peuples alors coloniaux qui, au cours de leurs révoltes, furent accusés de favoriser le nazisme6.

 

                   J'ai à dessein mis en relief l'apport de Bordiga, mais je tiens en même temps à rappeler qu'au sujet de la question fondamentale du rejet du soutien de sa propre nation (rejet de l'union sacrée) il y avait accord de tout le courant de gauche du mouvement ouvrier : les membres du communisme de conseil, les anarchistes, les kapedistes, etc., ainsi qu'avec tout le courant révolutionnaire antérieur qu'ils soit marxiste ou anarchiste (en tenant compte évidemment des déterminations différentes dues aux époques diverses).

 

                   Il est certain que c'est ce refus de l'antifascisme et de la démocratie qui met Bordiga hors circuit, qui fonde sa non-récupération.

 

                   Toutefois reprendre, maintenant, purement et simplement, sa position est une tâche insuffisante car on doit tenir compte :

                   1° de la réalisation de la communauté capital grâce en partie au fascisme7;

                   2° de l'élimination de l'Allemagne en tant que nation, réduite à un espace où s'épanouissent des quanta de capital8;

                   3° de l'élimination de l'Obchtchina et de la communauté juive (le capital intègre de plus en plus ce qu'il en reste et mine par là-même, en profondeur, l'antisémitisme) ;

                   4° de l'indépendance des nations précédemment colonisées avec perte de toute possibilité de sauter le mode de production capitaliste ;

                   5° de la diminution de l'importance de l'Occident avec le transfert du centre de gravité de la communauté capital dans les pays bordant le Pacifique ;

                   6° de l'impossibilité que l'histoire soit toujours écrite par les vainqueurs (ou que les vaincus acceptent purement et simplement leurs positions) qui est liée à celle de maintenir un bluff sur une longue distance historique car la cohérence du devenir impose tôt ou tard qu'il y ait des rectifications ; ce qui ne s'effectue pas sans contradictions et aux prix de déformations10.

 

                   Tout cela fonde l'épuisement de la puissance mobilisatrice du mythe antifasciste et en même temps la nécessité de le réactiver, car il crée un vide. Le meilleur moyen de lui redonner vie est encore la terreur directement produite ou manipulée par l'État, comme à la rue Copernic ou en d'autres endroits depuis quelques années !

 

                   Ce mythe antifasciste est tellement essentiel, fondamental au sens littéral du terme qu'il est impossible de pouvoir obtenir une preuve scientifique irréfutable du nombre de juifs tués indiqué par les sionistes et leurs alliés ou fourni par Faurrisson ; de même en ce qui concerne l'existence ou non de chambres à gaz. Dans tous les cas, là n'est pas l'essentiel. Ce qui l'est, en revanche, c'est la nécessité toujours renouvelée de justifier la guerre de 1939-45. A cause de cela, nous sommes amenés à penser que les étasuniens ont très bien pu mettre en scène des horreurs supplémentaires pour donner assise à la création du tribunal de Nuremberg qui servit également les intérêts de l'URSS. Cela nous étonnerait d'autant moins que ce sont eux qui ont inventé la politique spectacle (qui s'autonomise facilement) et qu'il y a une foule de faits qui constituent autant d'arguments a postériori pour étayer une telle appréhension du phénomène historique. En voici deux : leur provocation en 1964 dans le golfe du Tonkin pour justifier leur intervention au Vietnam ; la faillite voulue de l'opération de sauvetage des otages en Iran11.

 

                   En conséquence nous ne perdrons pas de temps à analyser les documents pour ou contre l'existence des chambres à gaz, pour ou contre la réalité du génocide des juif, ou à revenir une énième fois sur l'affirmation que l'antifascisme constitue un verrou bloquant la compréhension du devenir de l'ensemble de l'humanité au cours de ce siècle.

 

                   En outre reprendre la position de la gauche communiste d'Italie tout particulièrement celle de Bordiga au sujet de l'antifascisme et défendre, ce faisant, Rassinier ou Faurrisson sur le plan d'une « Vérité historique » est une tentative de redonner vie à un mouvement révolutionnaire désormais disparu ; ce qui ne diminue en rien son aspect sympathique.

 

                   On ne peut pas rester prisonnier du passé. Il faut comprendre le stade du développement de la communauté capital actuellement atteint où antifascisme et fascisme sont des colifichets de ce que d'aucuns appellent le spectacle. Cela n'implique en aucune façon que l'œuvre de Rassinier n'ait aucun intérêt, mais ce dernier se situe dans un domaine qui a été peu ou pas mis en évidence : l'horreur du compromis.

 

                   En effet, il ne se contente pas d'expliquer, comme d'autres l'ont fait, que c'étaient les condamnés eux-mêmes qui dirigeaient les camps et étaient responsables de beaucoup de souffrances :

 

                   « Je suis, pour ma part, persuadé que, dans les limites du fait de guerre, rien n'empêchait les détenus qui nous administraient, nous commandaient, nous surveillaient, nous encadraient, de faire de la vie dans un camp de concentration quelque chose qui aurait ressemblé d'assez près au tableau que les allemands présentaient aux personnes interposées, aux familles qui demandaient des renseignements. » (Paul Rassinier, Le mensonge d'Ulysse, éd. La vieille Taupe) ;

 

ni de se lamenter sur la disparition de l'entraide humaine ; il met au centre de sa dénonciation de l'horreur du phénomène concentrationnaire le mécanisme par lequel bourreaux et victimes vont être liés : le compromis qui n'est pas vécu de la même façon par tous les détenus.

 

                   Il y a ceux qui le firent volontairement avec les S.S, ce qui les amena à diriger les camps. Ils survécurent au détriment de leurs camarades, en exécutant souvent des forfaits horribles. Ils se justifièrent par la nécessité de conserver avant tout l'élite des révolutionnaires ; ce qui explique que les communistes soient les plus acharnés à affubler les allemands des pires vices et tares.

 

                   Ensuite, il y a ceux qui firent le compromis à leur corps défendant non plus avec les S.S, mais avec les détenus détenteurs d'un pouvoir que ces derniers leur avaient octroyé ; mais ce fut contraints et forcés et ils en eurent honte.

 

                   « C'est à cela que je dois d'avoir la vie sauve, car les colis venus de France, outre l'appoint qu'ils apportaient à la nourriture du camp, étaient une précieuse monnaie d'échange avec laquelle on pouvait se procurer des exemptions de travail, des vêtements supplémentaires, des planques. Ils m'ont permis à moi de passer à l'infirmerie une huitaine de mois que d'autres, tout aussi malades, ont passé à une gymnastique dont ils sont morts... »

 

                   Et c'est pourquoi :

 

                   « Si je tentais d'en résumer les conséquences, il me suffisait de penser que j'avais un fils pour arriver non seulement à me demander s'il ne vaudrait pas mieux que personne ne revint, mais encore à espérer que les instances du III° Reich prendraient assez tôt conscience qu'elles ne pouvaient plus obtenir de pardon qu'en offrant, dans un immense et affreux holocauste, ce qui resterait de la population des camps, à la rédemption de tant de mal. Dans cette disposition d'esprit, j'avais décidé, si je revenais, de prêcher d'exemple ; et juré de ne jamais faire la moindre allusion à mon aventure. » (Idem, p. 114).

 

                   Enfin, il y a ceux qui n'ont pas fait de compromis et qui en sont morts ; humainement c'étaient les meilleurs.

 

                   En conséquence, il est évident qu'un homme comme Rassinier, pacifiste, humaniste –humanitaire, socialiste dans le vieux sens du terme, pouvait difficilement supporter une telle infamie, de telle sorte que lorsqu'il dut intervenir à cause du discours délirant sur le phénomène concentrationnaire exhibé après 1945, il lui fallut obligatoirement, pour vider la honte et dénoncer les supercheries de ceux qui avaient survécu volontairement aux dépens des autres, dénoncer le compromis.

 

                   Or, la société du capital est l'image embellie du camp de concentration. On pourrait le démontrer en long et en large et d'autres l'ont plus ou moins fait12. Ce qu'il importe c'est de constater qu'en définitive nous faisons tous un compromis afin de survivre et que le jeu des justifications opère comme pour les gens qui dirigeaient les camps ou qui ont simplement survécu. A ce propos il est probable qu'une raison de l'inimitié des juifs vis-à-vis de Rassinier est d'avoir mis en avant ce phénomène de compromis, eux qui ne purent survivre par l'histoire qu'en se compromettant. Ce qu'on ne peut pas leur reprocher13.

 

                   Maintenant que nous sommes parvenus au bout du phénomène capital, il est nécessaire de chercher s'il n'y a pas la possibilité d'emprunter une voie qui puisse éliminer le compromis. Ce ne peut plus être celle de la révolution dont la série est terminée, voie qui impliquait le compromis afin d'atteindre le moment de son explosion (ce que ne purent supporter divers révolutionnaires, particulièrement parmi les anarchistes, et qui le payèrent de leur vie) ; elle impliquait également la nécessité d'avoir « honte de ses chaînes » (Marx), la honte du compromis. La seule possibilité est de rompre avec la dynamique actuelle et de fuir ce monde.

 

                   Le témoignage de Rassinier reste essentiel – même après la fin historique du mouvement prolétarien – parce qu'il est le refus de l'avilissement des hommes et des femmes et affirmation que nombre d'entre eux qui ne purent supporter l'horreur de ce monde ne sont pas morts en vain, non pas parce qu'ils ont permis la sauvegarde d'une quelconque direction révolutionnaire, mais parce qu'ils montrent par leur comportement qu'il y a une continuité, une invariance au sein de l'espèce dans sa lutte contre la domestication.

 

 

 

Jacques CAMATTE

Avril 1982

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES



1           Au sujet du mouvement prolétarien, on peut consulter Invariance, série I :

                        n°1 Origine et fonction de la forme parti ;

                        n°4 Mai-Juin 1968 : théorie et action (reproduit dans le n°5-6, série III) ;

                        n°5 Perspectives (reproduit dans le n°5-6, série III) ;

                        n°6 Bref aperçu historique du mouvement de la classe prolétarienne dans l'aire euro-nordaméricaine des origines à nos jours ;

                               Le mouvement prolétarien dans les autres aires : les révolutions anti-coloniales ;

                        n°10 Les caractères du mouvement ouvrier français.

 

            Les articles de ces deux derniers numéros vont être republiés prochainement.

 

                        Série II :

                        n°1 Le KAPD et le mouvement prolétarien ;

                        n°6 Prolétariat et révolution.

 

                        Série III :

                        La question du mouvement prolétarien est abordé dans différentes lettres, reproduites dans les n° de cette série et dans : Supplément février 1978, A propos de la dictature du prolétariat.

 

            Des travaux ont été entrepris sur les divers aspects du mouvement prolétarien au sein des différents phénomènes qui permirent le passage à la domination réelle du capital : nazisme en Allemagne, fascisme en Italie, franquisme en Espagne, salazarisme au Portugal (cf. quelques remarques dans Mai-Juin 1968 : le dévoilement, p. 8, note 5), pétainisme et gaullisme en France, New-deal aux USA. En ce qui concerne l'Amérique latine, on a abordé le péronisme pour l'Argentine, les différents mouvements qui ont affectés le Brésil depuis 1964, etc.

 

            Ces travaux n'ont pas été portés à terme et on n'a pas pu effectuer une synthèse. Indiquons cependant quelques remarques :

 

            1° Ce n'est pas que dans la zone la plus avancée du mode de production capitaliste que la domination réelle du capital sur la société est réalisée en 1945 : USA, Angleterre, Allemagne. Pour d'autres pays, il faut attendre plus longtemps ; ex : la France où la rupture avec la vielle société paysanne ne s'accomplit réellement qu'avec le règne de De Gaulle. Cela veut dire qu'il peut y avoir durant un certain temps coexistence des caractères des deux périodes, domination formelle et domination réelle ; les caractères de la seconde pouvant se manifester de façon anticipée, etc. Ceci détermine parfois un phénomène plus ou moins dilaté : en Espagne ce n'est qu'à la fin du règne de Franco que la domination réelle triomphe.

 

            2° Le phénomène peut être interrompu par des explosions populaires témoignant d'une phase plus avancée : la révolution dite des œillets au Portugal qui a quelques caractères de Mai-Juin 1968. Ceci est dû au fait qu'un bouleversement de grande amplitude affectant le monde entier peut, avec un retard plus ou moins grand, produire un effet dans des zones plus arriérées.

 

            3° Comme on l'a maintes fois signalé, il n'est pas dit que le capital parvienne à la domination réelle sur la société dans toutes les régions du globe. D'où notre étude particulière au sujet de l'URSS, de la Chine, de l'aire islamique (cf. Invariance, série II, n°4, la préface à Russie et révolution dans la théorie marxiste, de Bordiga, dont l'intitulé était La révolution russe et la théorie du prolétariat, diverses lettres sur la Chine, le supplément de mars 1979 : La séparation nécessaire et l'immense refus).

 

            4° Dans tous les cas, on constate que le prolétariat est un agent important de la réalisation de la domination réelle, parce que jamais il ne posa sa propre négation (sauf en ce qui concerne quelques courants extrêmement minoritaires). C'est un des moments de son intégration, en même temps que c'est la réalisation de la domination du capital par le pôle travail.

 

 

2           J'ai tenu compte des ouvrages suivants de P. Rassinier :

           

            Le mensonge d'Ulysse, 1948 ; Ulysse trahi par les siens, 1950 ; tous deux réédités par La Vieille Taupe, B.P. 9805 Paris Cedex 05 ; Le discours de la dernière chance, 1953, éd. A contre-courant ; Le véritable procès Eischmann ou les vainqueurs incorrigibles, 1962 ; Le drame des juifs européens, 1964 ; tous deux aux éditions Aux sept couleurs ; Les responsables de la seconde guerre mondiale, 1967, Nouvelles Éditions Latines.

 

 

3           Il n'est pas question de revaloriser le pacifisme et, à ce sujet, je suis toujours d'accord avec ce qu'affirme Bordiga dans Pacifisme et Communisme (Battaglia Comunista, n°13, 1949), surtout que cela s'applique bien au mouvement pacifiste actuel plus ou moins manipulé par Moscou. Avec cette nuance que ce dernier n'atteint même pas le caractère assez universel qu'il avait auparavant, car il se caractérise par un repli sur soi, sur ses intérêts personnels et la recherche d'un moindre mal.

 

 

4           Il n'est pas possible de citer tous les articles et les livres des participants au débat sur Rassinier et les chambres à gaz et tout ce qui s'y rattache. Indiquons seulement :

 

            S. Thion, Vérité historique ou vérité politique, éd. La Vieille Taupe. Très intéressant, mais l'auteur se place sur un terrain qui n'est pas celui de l'effectivité de notre devenir.

 

            R. Faurrisson, Mémoire en défense, éd. La Vieille Taupe. Cet auteur ne s'est pas rendu compte qu'en s'attaquant à la question des chambres à gaz et au génocide des juifs, il s'attaquait au saint des saints : l'ensemble des éléments justifiant la seconde guerre mondiale. Il ne devrait pas s'étonner de ne pas pouvoir rencontrer ses adversaires sur un terrain scientifique (comme il pensait que cela fût possible) puisqu'ils sont d'entrée sur celui de la justification politique, quand ce n'est pas – surtout en ce qui concerne les communistes et divers staliniens repentis – sur celui de la défense du racket. Par son œuvre il remet tout en cause ; rares sont ceux qui peuvent le lui pardonner.

            Sur le plan informationnel, il a fait œuvre extrêmement salubre.

 

            N. Chomsky, Préface à l'ouvrage de Faurrisson, ainsi que divers articles et lettres dont certains et certaines ont été uniquement diffusés par La Vieille Taupe.

            En ce qui le concerne on comprend que les inimitiés qu'il s'attire de la part des gens du camp démocratique, tout particulièrement parmi les adeptes de la résistance au capital, au communisme russe, parce qu'il s'est attaqué à l'autre équivalent général de l'horreur devant justifier à l'aval de l'histoire (comme l'autre le fait en amont) la démocratie occidentale : le communisme des khmers rouges. En effet, les horreurs commises par ces derniers justifiaient a postériori l'intervention des étasuniens et, par récurrence, le rôle de la France, etc. Or, il est certain que les faits ont été démesurément grossis, comme Chomsky et, à sa suite, S. Thion le démontrent (cf. Le Cambodge, la presse et ses bêtes noires, de S. Thion dans le livre Khmers rouges, de S. Thion et de B. Kiernan, éd. J.E. Hallier – Albin Michel).

 

            Au sujet de ce mouvement des khmers rouges qui ne peut en aucun cas être virginisé, il faut tenir compte d'un phénomène d'exacerbation dû à la confluence d'un nationalisme plus ou moins chauvin et à la pathologie de tout le mouvement communiste d'origine russe, liée à la volonté d'intervenir à tout prix (ce qui était déjà bien perceptible dans le maoïsme), sans tenir compte des données réelles ; ce qui ne pouvait qu'aboutir à un despotisme ; car il n'est pas possible de vouloir la réalisation d'une forme communautaire sans tenir comte des communautés encore en place, comme c'était le cas au Cambodge. De telle sorte que le résultat de l'intervention des khmers rouges dans le procès de vie social des cambodgiens c'est d'avoir contribué, à leur tour, à la destruction des formes communautaires et d'avoir favorisé le développement de la communauté du capital qui, si elle parvient réellement à s'implanter, le fera, comme dans les autres secteurs de l'Asie – surtout orientale – par le pôle travail.

 

            A ce phénomène de confluence s'est ajouté la résurgence de contradictions englobées mais non résolues au cours de l'histoire du Cambodge, d'autant plus que ce pays a toujours été le point de contact des heurts des « voies » chinoise et hindoue, sans parler des heurts secondaires des cambodgiens avec les vietnamiens et les thaïs.

 

            Le refus de la mystification opérée au sujet de l'intervention des khmers rouges est en relation avec le refus de toute résistance à une éventuelle intervention russe en Europe Occidentale, dont veulent nous effrayer les démocrates de tous bords qui se préparent à taxer les soviétiques de toues les infamies possibles, comme ils le firent pour les allemands.

 

            Sur l'éventualité d'une troisième guerre mondiale proche et donc de l'imminence d'un déferlement soviétique en Europe Occidentale, je reviendrai ultérieurement en précisant tout de suite que la chose est fort peu probable.

 

            Enfin en ce qui concerne les partisans de la thèse officielle sur le nazisme et la responsabilité de l'Allemagne (qui développent parfois des thèmes intéressants) il convient d'indiquer qu'il y a un petit virage qui s'amorce dans la mesure où très souvent le terme d'antifascisme est remplacé par celui d'antitotalitarisme qui englobe le premier. Ce faisant, on ne fait plus de l'Allemagne le bouc émissaire de tous les maux, mais on prépare les gens à la remplacer par l'URSS, présenté comme le centre fondamental du totalitarisme actuel.

 

            Dans une certaine mesure la position à avoir vis-à-vis du fascisme est – toutes proportions gardées en ce qui concerne l'ampleur du phénomène – la même que celle par rapport à l'affaire Dreyfus. Effectivement cette dernière était un pur produit de la société bourgeoise et Guesde avait raison de ne pas lier l'action et la théorie du prolétariat à celles d'une fraction de la bourgeoisie, mais il avait tort de ne pas en profiter pour dénoncer la mystification démocratique qui a soi-disant émancipé les juifs, etc. En revanche, le résultat de l'action de Jaurès fut d'abolir la séparation de classe et de préparer ainsi le terrain pour la réalisation de l'Union Sacrée de 1914. Certes, momentanément, l'entreprise jauressienne a pu être considérée comme un succès parce que les rangs du parti s'accrurent d'un certain nombre de recrues, mais ce fut le triomphe de l'immédiatisme. Il eut été possible de rester sur le terrain de classe et d'accroître l'influence du parti en dénonçant l'ensemble de la société bourgeoise comme cela avait été fait lors de l'affaire Panama.

 

            Une infamie est toujours une infamie. La question essentielle est de savoir comment abolir toute société productrice d'infamie. Or ce que proposaient les dreyfusards d'abord, les antifascistes ensuite, c'est un replâtrage de la société bourgeoise, d'abord, capitaliste, ensuite.

 

            La position de la Gauche communiste d'Italie – étant donnée l'absence de toute force prolétarienne autonome suffisamment organisée – fut de se mettre hors du terrain du capital afin de pouvoir regrouper les forces et contribuer à la reconstitution du parti qui serait apte à imposer la lutte sur le terrain de classe.

 

            De nos jours, il n'est plus question de réformer des forces classe, de faire une révolution, etc. Il faut donc sortir totalement de ce monde et imposer une autre modalité de vie.

 

 

5           « C'est encore une preuve que la méthode fasciste a triomphé en profondeur lors de la deuxième guerre mondiale ; la fin tragique de Mussolini et d'Hitler n'étant qu'un fait superficiel » Bordiga, Storia della Sinistra.

 

            Il est donc clair qu'il devait dénoncer la mystification de la Résistance :

 

            « Tout cela conduisit à la situation défaitiste, du point de vue prolétarien, de la seconde guerre mondiale. Tandis qu'après la première, tout l'effort du mouvement, orienté vers la victoire communiste en Russie, était porté à la formation d'un parti de classe international qui se levait menaçant contre la bourgeoisie de tous les pays, les stalinistes liquidèrent l'orientation classiste de ce parti et, avec cent partis petits-bourgeois déversèrent toutes les forces que, malheureusement, ils contrôlaient, dans le mouvement de type légionnaire.

               Les militants révolutionnaires se muèrent en aventuriers d'un type peu différent de celui fasciste des premiers temps. Au lieu d'être des hommes de parti, gardiens de l'orientation marxiste et de l'organisation autonome solide des partis de l'Internationale, ils devinrent des caporaux, des colonels ou des généraux d'opérette. Ils ruinèrent l'orientation révolutionnaire du prolétariat en le faisant terriblement reculer d'au moins un siècle. Ils appelèrent tout cela progressisme. Ils convainquirent les ouvriers de France, d'Italie et de tous les autres pays que la lutte de classe – naturellement offensive et ayant un caractère d'initiative délibérée et déclarée – se concrétisait en une défense, en une résistance, en une inutile et sanguinaire hémorragie contre les forces capitalistes organisées qui ne furent expulsées que par d'autres forces non moins capitalistes et non moins régulières, tandis que la méthode adoptée empêchait absolument, dans le mouvement en cours, une tentative d'attaque autonome de la part des forces ouvrières. L'histoire démontrera que de telles tentatives ne manquèrent pas comme telles tentatives ne manquèrent pas comme celle de Varsovie durant laquelle les soviétiques attendirent que l'armée allemande rétablisse l'ordre classique. Mais ce furent des tentatives condamnées à cause du fourvoiement démocratique et partisan des orgies de classe. »

            Bordiga, Marxisme et partisanat, Battaglia Comunista, n°14, 1949, traduction dans Invariance, série I, n°9.

 

 

6           A ce propos je reporterai encore une fois l'affirmation essentielle d'Aimé Césaire, dont peu de gens tiennent compte :

 

            « Ce qu'il (le bourgeois humaniste du XX° siècle, N.d.r) ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme blanc, c'est d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique » (Discours sur le colonialisme).

 

 

7           En dissociant le nazisme du devenir du capital, donc en s'opposant à l'affirmation d'Horkheimer : « Qui ne dit du capitalisme consent au fascisme », on tend, d'une part, à laver le capitalisme du « crime absolu » ce qui justifie qu'on ait pu le renforcer en participant à la Résistance et, d'autre part, à banaliser son crime d'où, en contre-coup, la nécessité impérative de l'originaliser en affirmant son caractère unique lié à un peuple donnée, peuple élu de l'horreur : les allemands.

 

 

8           De l'Allemagne.

           

            8.1. La question allemande est déterminante durant toute l'histoire moderne que l'on peut faire débuter à la Renaisssance. C'est avec la guerre des Paysans et celle de Trente ans que toute l'aire allemande est bloquée dans son développement, ce dont profitèrent diverses nations comme la France, l'Angleterre, la Hollande, etc. De là naîtra un certain ordre européen qui sera réellement remis en cause avec la résurgence de l'Allemagne au XIX° siècle. Le nouvel ordre que nous avons depuis 1945 semble revenir à la solution du XVI° siècle mais, entre temps, la nation allemande a perdu tout contenu.

 

            8.2. Il y a un territoire défini comme l'Allemagne et une aire allemande. L'expansionnisme allemand a toujours consisté à tenter de constituer une nation englobant cette dernière (avec, évidemment, des débordements).

 

            8.3. Ce qui domine l'histoire de l'Allemagne c'est le rapport entre communauté et individu. L'ère moderne commence avec la remise en cause de la place de l'être humain individuel dans le complexe social : la Réforme. Toutefois l'individualisme ne se développera pas aussi fortement en Allemagne que dans les pays anglo-saxons parce qu'il fut limité par le besoin de communauté lié en particulier à la persistance de communautés de villages jusque dans l'Allemagne de l'époque de Marx. Mais ce besoin de communauté a pu conduire dans certaines périodes troubles jusqu'à la recherche de la communauté despotique : le nazisme.

 

            8.4. L'existence de ces communautés à freiné le mouvement de la révolution bourgeoise de telle sorte qu'elle ne s'est jamais épanouie en Allemagne. Corrélativement il ne pouvait pas y avoir un grand développement de la démocratie.

 

            8.5. De là aussi le débat enclenché dès le développement de la révolution française et celui de la révolution industrielle anglaise sur la nécessité de trouver un autre voie. On peut dire que l'Allemagne est le pays qui refusa d'emprunter la voie capitaliste classique, d'où la difficulté de réalisation de la révolution bourgeoise déjà signalée (Cf. travaux de Mehring et d'Engels). En ce sens elle anticipa la « question russe ».Durant toute la moitié du XIX° siècle, les courants slavophiles, populistes, cherchant une solution pour éviter l'instauration du mode de production capitaliste en Russie, s'inspirèrent des penseurs allemands.

 

            8.6. Ceci explique que durant les périodes difficiles les allemands se soient rigidifiés et repliés sur eux-mêmes, essayant de trouver la solution dans les données ancestrales (dans une Volksgemeinschaft originelle, comme le firent les nazis). Ce n'est pas un accident si c'est en Allemagne que le Moyen-Age a surtout été remis à l'honneur ni que, surtout, le paganisme y ait été défendu contre le christianisme (la polémique actuelle en France au sujet du mono et du polythéisme n'en est qu'un écho lointain). Et ceci est en liaison avec la réflexion sur l'origine du droit et sur la situation de la femme dans la société. Car c'est en Allemagne avec Hegel, puis dans l'aire allemande (Suisse en particulier) avec Bachofen que fut reposée la question du passage du matriarcat au patriarcat qui avait tant hanté les grecs et que se posa la validité du droit fondant la domination de l'homme. Cette réflexion sur cette transition historique avait aussi pour but la recherche d'une autre voie que celle empruntée par l'Angleterre et la France.

 

            Les travaux de Bachofen furent repris par Marx, Engels, Bebel, Rosa Luxembourg et, plus récemment, par E. Borneman (Le patriarcat), mais aussi par tout un courant qu'on peut situer à droite et dont certains éléments sont proches du nazisme. Ainsi il y a continuité de préoccupation au sujet d'un thème qui réémerge dans une zone géographique autre que l'Allemagne.

 

            8.7. Il en est de même en ce qui concerne la réflexion sur la communauté (Gemeinwensen). Là encore on peut partir au moins de Hegel, sur le plan purement théorique, tandis que sur celui sociologique, des_c_r_i_p_tif, il est important de noter que c'est Haxthausen qui mit en évidence l'importance de l'Obchtchina en Russie, lançant ainsi le débat fondamental dont les protagonistes furent les slavophiles, les populistes, etc. Or, Haxthausen exaltait cette communauté comme étant un moyen d'enrayer le phénomène de prolétarisation, donc le phénomènes du capital. Ultérieurement, on constata que des phénomènes communautaires perduraient également en Allemagne (travaux de Mauer ; Engels et Marx s'en inspirèrent). En ce qui concerne ce dernier, cela lui a permis d'écrire son chapitre essentiel des Grundrisse Les formes qui précèdent la forme de production capitaliste. Et c'est à partir de tous ces faits et considérations, unies à ses conclusions strictement économiques, qu'il prendra position en faveur des populistes, étant d'accord avec eux sur la nécessité et la possibilité de sauter la phase capitaliste en Russie.

 

                   La question de la communauté fut par la suite reprise par des sociologues, indépendamment du courant marxiste : Tönnies, Weber, etc., et l'on sait quelle importance cela a eu sur la formation de la théorie nazie au sujet de la Volksgemeinschaft.

 

            8.8. Divers moments historiques

 

            8.8.1. Le courant romantique, en continuité avec le Sturm und Drang, exprima le refus de la révolution française et la volonté d'une libération. L'impossibilité de sa réalisation pratique conduisit à un développement fantastique de représentations dont l'ensemble fut considéré par Marx comme formant l'Idéologie allemande qu'il critiqua férocement.

 

                     C'est à l'époque romantique « qu'apparaissent avec le plus de netteté le mépris du « moi » et le désir d'anéantissement cosmique » (E. Morin, L'homme et la mort, éd. du Seuil, 1951). Il ajoute que déjà Boehme avait « dénoncé la moi-ité ». Or ceci est l'autre aspect de la réflexion sur le rapport individualité-communauté. Aux Indes où la communauté est despotique, le débat a connu son expression la plus extrême. Or, l'Allemagne connut elle aussi (avec de profondes variantes) une telle communauté qui fut finalement supplantée par celle du capital ; en tenant compte que ce dernier parvient à édifier une communauté despotique à partir du phénomène économique lui-même : mouvement de la valeur d'échange devenant autonome, réalisation de la communauté matérielle, etc. Alors que dans les zones où il n'est pas dominant, la communauté despotique s'édifie la plupart du temps contre le mouvement économique de la valeur d'échange devant en s'autonomisant aboutir au capital.

 

                    On doit noter en outre, ici aussi, l'importance de Hegel qui peut être considéré comme le « dépassement » du courant mystique allemand : Boehme, Maître Eckart, etc. Et comme sa philosophie est une des_c_r_i_p_tion du mouvement du capital (donnée sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), on comprend qu'il représente un moment difficilement escamotable de la réflexion humaine.

 

                    On ne doit pas oublier que c'est avec le romantisme que l'art (lui aussi devenu autonome à cause de la destruction de l'ancienne communauté) est posé comme devant avoir un impact social, d'où la volonté de certains romantiques de lutter contre la misère, pour l'émancipation nationale, etc. Les artistes ont cherché à se donner une assise fondamentale (qu'ils ont parfois crus trouver dans l'art lui-même : l'art pour l'art) ce qui les conduisit à un engagement social qui eut sa manifestation la plus puissante avec le dadaïsme ; ce sera également sa phase finale. Cet arc historique allant du romantisme au dadaïsme exprime parfaitement toutes les difficultés du rapport de la communauté qui fut l'État, une classe ou une communauté illusoire et, par delà ce rapport, il manifeste l'émersion de celui, beaucoup plus fondamental, des hommes et des femmes à leur dimension esthétique et donc à leur Gemeinwesen, rendant de plus en plus évident que l'art ne peut être la représentation de cette dernière.

 

                   Dada essaya de réaliser concrètement ce que Hegel avait posé en théorie : mort de l'art.

 

            8.8.2. Le débat des années 40 du siècle dernier – dont nous avons souvent parlé – où se fondent et s'affrontent les pensées de Marx, Engels, Stirner, Feuerbach, etc (sans oublier Kierkegaard, danois dans la mouvance allemande).

 

            8.8.3. La défaite de 1848 : la révolution inachevée.

 

            Nietzsche peut être considéré comme le produit de cette défaite et son refus ; d'où sa recherche d'une communauté différente et d'un autre homme, le surhomme (d'autant plus que l'illusion humaniste s'était fortement développée en Allemagne : Lessing, Goethe, etc.) mais aussi un Urmensch (homme originel), c'est-à-dire qu'il pense trouver la solution dans des données originelles, ancestrales. De là son instrumentalisation par les nazis.

 

            8.8.4. L'échec de la révolution de 1918 (Cf. Le KAPD et le mouvement prolétarien, Invariance, série II, n°1).

 

            Il y eut une volonté de la part des révolutionnaires de parachever la révolution, alors qu'il s'agissait désormais d'un problème d'une plus vaste ampleur : la formation d'une autre communauté (en ce sens cela demeurait bien dans la thématique de l'aire allemande). Le mouvement communiste fut incapable d'entrevoir cette communauté, à plus forte de lutter pour elle. Le mouvement nazi, pâture de l'immédiat, perçut la nécessité de celle-ci et tenta de satisfaire le besoin de communauté nouvelle (Volksgemeinschaft). C'est pourquoi, au début, ils singèrent le mouvement prolétarien et en mystifièrent le contenu, tandis qu'ils se chargèrent de tous les éléments fondamentaux liés au devenir de l'aire allemande dont nous avons parlé précédemment (d'un certain point de vue nazisme et fascisme peuvent être considérés comme des mouvements de contre-réforme). Ils le firent souvent indirectement par l'intermédiaire de gens comme Keyserling, Rathenau, Spengler, Moeller Van der Bruck, Freed chez qui on trouve une exaltation du vitalisme (comme l'avait déjà fait Schelling) opposé à l'intellectualisme, de la nécessité d'une révolution contre la raison, etc. On peut également citer Klages et tant d'autres qui tous, en définitive, cherchaient à comprendre le moment singulier qu'ils vivaient. N'y parvenant pas, certains se réfugièrent dans l'étude d'un lointain passé pour y déceler une solution ! On comprend par là également la fascination que le nazisme a pu exercer, au moins au début, sur une foule d'intellectuels et sur les prolétaires.

 

            C'est le nazisme qui put enrayer l'extraordinaire mouvement des années 20 qui tendait à aller au-delà du capital ; ce qui ne fut pas compris. Ainsi nous voyons le rôle fondamental de l'Allemagne dans l'histoire de la réalisation de la communauté du capital : au cours de la phase de domination formelle sur la société, théorie de Marx et d'Engels ainsi que l'activité de la social-démocratie allemande ; au cours du passage à la domination réelle, le nazisme. 

 

            La politique des bolchéviks reprenant plus ou moins le national-bolchevisme de Laufenberg et Wolfheim fut une autre cause de l'enrayement de ce mouvement.

 

            8.8.5. L'antifascisme, la guerre de 1939-45 et la destruction de la nation allemande (cf. travaux de Bordiga).

 

            C'est ici qu'il faut rappeler la question de la perspective révolutionnaire de Marx et Bordiga, en passant par Lénine, où l'Allemagne est considérée comme devant être l'épicentre. D'où, pour Bordiga, l'importance de la réunification de ce pays qui ne pouvait advenir, selon lui, qu'au cours de la phase montante du nouveau procès révolutionnaire.

 

            En conséquence, le nazisme réalise bien une apocalypse : la fin de la nation allemande (le rapport entre le mouvement nazi et la musique de Wagner n'est pas fortuit), l'élimination d'une troisième voie de développement autre que le féodalisme et le capitalisme. Dans une telle période vécue comme « une fin du monde » les hommes et les femmes peuvent perdre toute notion de la réalité et sombrer dans la folie. C'est ce qu'il advint pour nombre de nazis ; de là également l'exacerbation des passions, de la cruauté, etc. Il est clair que le nazisme ne peut pas s'expliquer uniquement et étroitement en rapport avec le mouvement du capital.

 

            8.8.6. La période de la guerre froide achève l'œuvre de la phase antérieure : capitalisation de l'Allemagne.

 

            Le développement du terrorisme peur être mis en parallèle avec le vide créé par la destruction de la nation allemande ; l'intériorisation du capital ne pouvant pas être un phénomène instantané de même qu'il est en relation avec le vaste bouleversement des années 60, souvent perçu mais non compris.

 

            Ce bouleversement a fait resurgir – à l'échelle de l'Occident et de la zone occidentalisée – toute la thématique des années 20 qui, elle-même, était en partie une résurgence de thèmes posés dès l'époque romantique.

 

            Il est clair que maintenant, avec la mort potentielle du capital, tous les problèmes concernant l'aire allemande sont révolus et, dans la mesure où il est bien évident que le capitalisme ne peut plus être évité, c'est toute une problématique qui, à l'échelle mondiale, n'a plus de sens. Il faut donc abandonner ce monde.

 

            8.8.7. En ce qui concerne le mouvement réflexif, né en Allemagne, cf. Précisions après le temps passé, in Invariance, série III, n°5-6 « Mai-Juin 1968 : le dévoilement ».

           

            Enfin notons que ce n'est pas un hasard si les premiers théoriciens du sionisme sont nés dans l'aire allemande : M.Hess et Th. Herzl ; de même en ce qui concerne les liens entre le devenir des trois peuples où la question de la communauté est restée primordiale (avant le triomphe de celle du capital) : Allemagne, Russes, Juifs.

 

            8.8.8. Le verrou anti-fasciste empêche non seulement de comprendre l'histoire de ce siècle, mais inhibe toute possibilité de réflexion sur le devenir humain car si le nazisme est tout particulièrement un mouvement mystificateur ignoble, il n'a pu avoir une certaine effectivité qu'en essayant de résoudre des questions fondamentales, telles celles que nous avons précédemment évoquées.

 

            9. En ce qui concerne l'Obchtchina, cf. Invariance, série II, n°4. Dans un travail ultérieur nous reviendrons sur la disparition de cette forme communautaire.

 

            Le problème de la communauté juive a été abordé dans Invariance, série II, n°3,  Juifs, sionisme, Israël, 1973, par Saïd Voldman, article qui est en fait une préface à la brochure de G. Brûlé et S. Voldman, Israël, Palestine – la conception matérialiste de la question – postface à Abraham Léon, éd. de l'Avenir, 1970. Citons également Qui dirige Israël ? De Simon Ben David, éd. Dunod actualité, parce qu'il se situe dans la même problématique.

 

            9.1. J'ai toujours pensé que la question juive devait être traitée en rapport avec la question démocratique. C'est dans cette optique que j'ai publié en 1968 Pour la question juive, de K. Marx. C'était le point de départ d'une étude qui n'a pas encore abouti à quelque chose de systématisé, tant la recherche est vaste et parce que nous voulons également aborder la question de la façon suivante :

 

            « En conséquence le problème n'est pas simplement de savoir pourquoi les juifs ont pu maintenir (résister) leur identité à travers les siècles, mais pourquoi les divers peuples avec qui ils ont vécus de façon plus ou moins antagoniste avaient besoin de la communauté juive d'un référentiel négatif » (Le temps des lamentations, Supplément, Invariance, juillet 1979).

 

            9.2. A propos de la relation des juifs aux autres peuples, j'ai donc parlé, comme tant d'autres l'on fait et le font, d'identité. Or, on devrait plutôt utiliser le terme d'originalité. Je reviendrai ultérieurement plus longuement sur cela dans une étude sur la valeur et la représentation. Pour le moment seulement quelques remarques.

 

            L'identité est une abstraction soit mathématique, soit policière. On ne s'est jamais autant préoccupé d'identité, depuis qu'il y a des individus (leur surgissement fonde celui du concept d'identité), que depuis l'État (surtout sous sa forme absorbée en la communauté despotique) se renforce de plus en plus. En effet plus il accède à la puissance, plus il doit contrôler les particules qu'il gouverne et, pour cela, les identifier, donc leur donner une identité (phénomène accru encore par l'explosion démographique). Paradoxe : plus l'État est puissant, plus l'individu doit être individualisé (Adorno ne semble pas avoir abordé cet aspect de l'identité !). Nous n'existons que parce que nous avons une identité attestée dans des papiers, ce qui permet notre fichage, cataloguage, etc.

 

            Plus que tous les autres, les juifs, qui ont tant pâti de diverses polices, doivent se garder de toute identité, mais doivent poser leur originalité, leur diversité. Ici, encore, on doit éviter un écueil : il serait dangereux de parler de différence qui postule une idée de séparation. Or aborder la question juive dans toute son ampleur c'est affronter celle de la communauté englobant la totalité des hommes qui conserverait tout le divers humain. 

 

            9.3. Préserver une originalité, un divers a pu être en liaison avec la nécessité-volonté de sortir d'un monde. Pourquoi les juifs avec Abraham s'en allèrent-ils d'Ur en Chaldée ? Pourquoi firent-ils de même d'Égypte avec Moïse ?

 

            Le refus d'un monde se retrouvera dans la mystique juive et sera une des sources de la gnose.

 

            9.4. Les juifs eurent souvent un rôle de médiateurs dans les sociétés précapitalistes ; ils furent commerçants, usuriers. En affirmant cela on veut souvent uniquement les diffamer. On oublie que l'or en tant que monnaie tendait à réaliser une communauté, comme l'a bien vu M. Hess.

 

            Plus que de peuple-classe dont parle Abraham Léon – ce qui est valable pour certaines périodes historiques – il est préférable de parler de peuple-communauté, tendant, comme toute communauté non immédiate, à englober les autres ; ce qui fut tenté par la religion et par la monnaie.

 

            Cette possibilité de médiation, de réalisation d'une communauté englobeuse d'une multitude d'hommes ne pouvait se vérifier avant que le capital ait lui-même réalisé sa propre communauté. C'est cette réalisation qui ruine la communauté juive.

 

            9.5. Toute l'histoire du peuple juif – comme on l'a dit plusieurs fois – est dominée par la lutte entre la communauté et l'État. Le grand malheur des juifs c'est le triomphe de ce dernier.

 

            Un auteur comme G. Steiner a très bien compris l'ampleur du désastre et l'horrible ironie du mouvement historique : les juifs doivent leur État à l'holocauste !

 

            « La Palestine serait devenue Israël, les juifs se seraient-ils installés sur ce misérable lopin de terre du Levant, les États-Unis et l'Union Soviétique, celle de Staline, vous auraient-ils reconnu et garanti la survie s'il n'y avait pas eu l'holocauste ? Ce fut l'holocauste qui vous donna le courage de l'injustice ; qui vous fit chasser l'arabe de chez lui, de son champ, parce qu'il était pouilleux et sans ressources, parce qu'il était l'obstacle sur le chemin tracé par votre Dieu.

 

            Ce fut l'holocauste qui vous aida à supporter en toute connaissance de cause que ceux que vous aviez chassez pourrissent dans des camps de réfugiés, à 10 kilomètres de là, enterrés vivants dans le désespoir et les rêves d'une folie vengeresse. » (Le transport de A.H., éd. Julliard-L'Age d'Homme).

 

            9.6. Dire : « Ce n'est pas du sionisme, idéologie politique que naît Israël, c'est du stalinisme et du fascisme » (Israël, Palestine..., p. 24) est, certes, important mais insuffisant. C'est l'ensemble du monde occidental plus la Russie-URSS qui ont forcé les juifs à édifier un État et à perdre ainsi leur originalité ; car la démocratie n'a jamais été exempte d'antisémitisme. On ne peut pas faire de ces mouvements, des boucs émissaires.

 

            Créer un État était, alors, leur solution de survie. Ce faisant ils tuaient leur communauté, d'autant plus que l'État d'Israël est né parfait, c'est-à-dire sous la forme la plus pure intégrant le prolétariat et réalisant une autre mystification : l'accession de ce dernier à classe dominante, sans parler de sa capacité à intégrer un phénomène apparemment antagonique : le kibboutz.

 

            Plus fondamentalement la création de l'État d'Israël est liée à la défaite du mouvement de lutte contre le capital, qui tendait à réaliser une communauté humaine, sur la base d'un certain développement des forces productives ; de même que l'antisémitisme s'est accru à la suite de l'échec de la solution humaniste proposée par le mouvement de l'Aufklärung (illuminisme) ce qui avait conduit beaucoup de juifs dans le mouvement révolutionnaire prolétarien (rappelons que le parti socialiste de Russie ne put se créer qu'avec l'aide du Bund, parti socialiste créé par les travailleurs juifs).

 

            Toujours à propos de l'antisémitisme, il est important de noter que dans le cas de la Russie, il s'est développé à partir du moment où il y a eu dissolution de l'Obchtchina. Les premiers pogroms datent du début des années 1880, presque 20 ans après les réformes qui visèrent à démanteler les communautés paysannes.

 

            En conséquence, les juifs comme les autres peuples, doivent chercher une solution en dehors de ce monde. Par là ils retrouveront une constante leur démarche à laquelle nous avons fait, antérieurement, allusion.

 

            9.7. La problématique d'empêcher l'instauration de l'État existe chez d'autres peuples, comme les indiens Guyaki, par exemple (cf. La société contre l'État, de P.Clastres). Plus exactement on sent chez eux la volonté d'empêcher l'autonomisation d'un pouvoir ce qui pourrait (mais c'est seulement nous qui pouvons dire cela, employer ces mots, ce qui implique que le titre de Clastres est inexact, ne serait-ce que parce qu'il n'y a pas de société sans État ; il aurait fallu dire : la communauté contre l'État) fonder la politique et l'État. 

 

            Il y a chez ces indiens un double mouvement : le surgissement de l'individu tendant à s'autonomiser, la tendance au despotisme de la communauté. Le premier mouvement remet en cause cette dernière qui, en réaction tend à devenir despotique.

 

 

10         Il est impossible d'attribuer à chaque génération d'allemands l'entière responsabilité de la guerre de 39-45. Il est inévitable que, tôt ou tard, naisse un mouvement de remise en cause qui pourra très bien être en liaison avec un mouvement de revendication de la réunification du pays qui ne sera pas – comme l'espérait Bordiga – un moment dans la reprise révolutionnaire parce qu'il serait l'opérateur de réunification d'un fort prolétariat. Car, en dehors même du fait de l'intégration de ce dernier, il y a celui de la transformation totalement capitaliste de la zone géographique dénommée Allemagne. Ce mouvement ne pourra être qu'une résurgence du passé ; son effectivité sera de contribuer à la déperdition de puissance du mythe antifasciste.

 

 

11         Je ne veux en aucune façon remplacer les allemands par les étasuniens en tant que peuple coupable, mais mettre en évidence la dynamique de la mystification démocratique. Il convient de noter que les étasuniens n'ont pas le monopole de telles activités comme on peut s'en rendre compte à la lecture de Guerre spéciale en Europe, R. Faligot, éd. Flammarion.

 

            Je reviendrai ultérieurement sur la question de l'autonomisation de l'activité des services secrets (à leur propos, on peut consulter aussi : Dossier secret sur Israël – Le terrorisme, V. Monteil, éd. Guy Authier).

 

 

12         Cf. De l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps, La Guerre Sociale, n°3, et surtout « Notre Royaume est une prison », tract rédigé et diffusé (avant et après l'attentat de la rue Copernic) par des éléments de La Guerre Sociale, Les amis du Potlatch, Le Frondeur, Groupe commune de Cronstadt, Groupe des travailleurs pour l'autonomie ouvrière, Pour une Intervention Communiste, et des révolutionnaires sans sigle. Ce tract aborde correctement la question du fascisme, mais reste sur le plan d'un vieux conflit. On n'a plus à dénoncer la similitude profonde entre fascisme et démocratie, dans la mesure où le premier est la réalisation de la seconde et parce que, surtout, la communauté capital intègre les deux. Les événements de juin 1980 ne furent qu'un essai de redonner vie à un mythe. Nous ne devons en aucun cas tomber dans le traquenard de participer à cette résurrection en nous mettant sur le terrain des fascistes et des antifascistes personnages vides en quête de substance.

 

            En outre, si « Notre Royaume est une prison », comment ne pas poser la nécessité de l'abandonner ? D'autant plus que ce que nous percevons et vivons comme prison est en fait vécu comme royaume par une foule d'êtres humains parce qu'ils ont été domestiqués, donc parqués dans les différents camps du capital : agglomérats urbains, campings souvent délimités par des fils de fer barbelés (symboles parfaits de notre époque), etc., livrés à métro, boulot, dodo, absorbés par la télévision, le tiercé, le loto...

 

             

13         On parle beaucoup de la culpabilité des juifs eux-mêmes en ce qui concerne le génocide de leur peuple. Un des faits les plus hallucinants à ce propos est celui reporté dans « L'autogénocide du ghetto de Lodz » (Le Monde, 17.08.1980) qui illustre bien le phénomène de la domestication et surtout ce qu'a d'horrible le compromis que l'auteur de l'article N. Baby définit, en quelque sorte, de la manière suivante : « Sacrifions une partie des nôtres, pour sauver la plupart ».

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