ÉVANESCENCE
DU MYTHE ANTI-FASCISTE
«Le
capital offre
tous les milliards des quatre siècles d'accumulation pour le scalp de
son grand
ennemi : l'Homme. »
BORDIGA
Notre
époque ne retient de l'histoire que des éléments fondateurs de rites.
Elle a une
conception – si tant est qu'elle en assume une – bornée de
l'investigation du
passé. Les hommes et les femmes ne vivent pas en rapport avec
l'intégralité de
celui-ci, mais en dépendance de points singuliers, fondateurs de ses
mythes, de
ses rites. Et, tout particulièrement, en cohérence avec la pensée
binaire qui
appréhende le donné historique qui devrait être l'ensemble des faits
constituant le support d'une réflexion historique, il y a élimination
de tous
le divers des actions humaines, ce qui aboutit plus ou moins fortement
à
l'affirmation de l'inutilité de la vie d'une foule d'être humains,
fondant
simultanément l'inutilité de l'existence présente d'une foule d'autres.
C'est
ainsi que lorsqu'il est question de Rassinier, on ne traite le plus
souvent que
de la question de la réalité ou non du génocide des juifs opéré par les
nazis
et de celle connexe de l'existence ou non des chambres à gaz. Or la
position de
Rassinier ne peut se comprendre qu'en liaison avec l'histoire du
mouvement
prolétarien. C'est pourquoi je rappellerai brièvement les
caractéristiques de
celui-ci à l'échelle mondiale1.
Lors
de la domination formelle du capital sur la société, que l'on peut
situer de la
naissance du capitalisme industriel à la fin du XVIII° siècle jusqu'à
1914, on
a une phase d'union du prolétariat exprimée au travers de divers
courants :
blanquistes, anarchistes, marxistes, etc. En tendant à se constituer en
classe,
le prolétariat tendait aussi à former une communauté nouvelle qui ne
pourrait
être pleinement effective qu'à la suite de la destruction du mode de
production
capitaliste et de sa propre négation : le communisme. C'est pourquoi
dans les
périodes les plus révolutionnaires rejeta-t-il totalement la démocratie
qui est
la forme escamoteuse des divergences de classes et fondatrice d'une
communauté
illusoire, tandis que dans les périodes de recul glissa-t-il sur le
terrain
démocratique afin d'arracher des avantages : réformisme plus ou moins
révolutionnaire. Finalement en 1914, en même temps que la destruction
de la
vieille société bourgeoise, on a la défaite du prolétariat qui accepte
de
lutter pour la démocratie et renie pour cela tout internationalisme et
tout
objectif de classe propre.
A
partir de cette date jusqu'en 1945 nous avons la phase de réalisation
de la
domination réelle du capital sur la société où celui-ci parvient à
réaliser sa
communauté tandis que le prolétariat est en quelque sorte piégé,
mystifié par
cette réalisation ; simultanément sa puissance numérique et son
importance dans
le procès de production total diminuent, ce qui facilite sa
domestication et,
par là, celle de l'ensemble des hommes et des femmes.
Au
cours de cette phase se posait objectivement la question de la
suppression du
prolétariat et non celle de son exaltation comme c'était le cas dans la
phase
précédente où l'objectif révolutionnaire était que le prolétariat
prenne la
place du capital dans la direction du développement du procès de
production.
Elle se réalisa en quelque sorte de façon négative par la disparition
de
l'unité de classe, celle de l'objectif fondamental : la révolution
internationale, ainsi qu'au travers de sa réduction numérique déjà
signalée.
La
phase post-1945 est celle de la domination réelle du capital sur la
société et
ce, à l'échelle mondiale, même si dans certaines zones de la planète le
stade
du développement en est à un niveau moins évolué. Dans cette phase où
les
classes disparaissent en tant que sujets de l'histoire, il n'est plus
possible
de parler d'une classe prolétarienne. On a une masse d'hommes et de
femmes
organisés par les structures-institutions englobée dans la communauté
capital.
C'est le règne de la domestication achevée, grâce aux mass-media.
Paul
Rassinier (1908-1967) a mûri durant la phase de réalisation de la
communauté
capital qu'il n'a pas comprise, ce qui n'implique pas que ses prises de
position soient obligatoirement sans fondement2.
Tout
d'abord il convient de noter un aspect essentiel de son comportement :
sa
fidélité à sa prise de position par rapport à la guerre de 1914-18 : le
pacifisme qui représente la réaction la plus importante à la défaite
prolétarienne de 1914, même si ce ne fut pas la position la plus
révolutionnaire, radicale possible.
On
a trop tendance à oublier que les moments les plus critiques pour la
société
capitaliste depuis le début de ce siècle furent ceux où la
revendication
pacifiste (souvent en grande partie conduite par les femmes) prit une
ampleur
considérable, comme en 1917 en Italie, en Allemagne, en France. Le
mouvement
pacifiste fut la seule force contestataire de grande amplitude apte à
poser une
autre voie en même temps qu'il aurait pu être le point de départ d'un
procès
révolutionnaire3. C'est
ce qu'avait bien
compris Lénine qui misa en 1917 sur la volonté et le désir de paix des
masses
occidentales et le conduisit à accepter le traité de Brest-Litovsk.
Imposer la
paix à tout prix était le seul moyen d'enrayer la mécanique belliciste
et de
permettre, à partir de là, une transcroissance révolutionnaire.
Malheureusement
le mouvement de 1917 fut battu ; il y eut une répression féroce,
particulièrement en France, et la possibilité de jonction du procès
révolutionnaire occidental avec le slave fut abolie. Les poussées
révolutionnaires ultérieures furent incapables de surmonter cet
handicap.
Après
la première guerre mondiale s'imposa la nécessité de surmonter
l'immense
défaite en en comprenant les raisons profondes. Ceci ne fut abordé que
par de
faibles minorités prolétariennes, surtout à la suite du reflux de la
révolution
russe (1921). Le mouvement pacifiste était loin de réaliser un tel
objectif
mais il maintint un certain refus et, par là, il constitua un obstacle
à la
prédestination de l'union sacrée et à l'homogénéisation de classe,
c'est-à-dire
à la disparition de toute séparation entre les classes antagonistes.
C'est
le refus qui caractérise d'ailleurs la plupart des mouvements de
l'entre
deux-guerres (ce qui en situe la limitation profonde), tel 1936 en
France :
volonté de se mettre hors de la dynamique du système générateur de
crise et de
guerre, volonté de vivre ; retour à la nature (qui sera compris par le
pétainisme) sans être à même de fonder une critique positive de l'ordre
en
place ni de créer une positivité.
Ce
refus et ce pacifisme se retrouvent à peu près chez toutes les nations
occidentales. Ce n'est que dans celles où le nazisme et le fascisme
avaient
triomphé qu'un consensus put être réalisé et la perspective d'une
nouvelle
guerre acceptée ; guerre inévitable, inscrite dans les traités de paix
de la
précédente, due aux oppositions entre groupes capitalistes, mais aussi
et
surtout à une nécessité profonde d'éliminer définitivement la menace
révolutionnaire et de domestiquer hommes et femmes.
Pour
pouvoir réaliser un tel consensus les étasuniens acceptèrent
Pearl-Harbourg
tandis que Staline et consorts n'utilisèrent pas les renseignements
qu'on leur
avait fournis au sujet d'une attaque imminente d'Hitler. Il fallait que
tout le
monde se sentisse agressé afin de pouvoir réaliser une réaction unanime
et donc
éliminer les différences profondes, les oppositions internes, etc.
La
plus grande faiblesse du mouvement pacifiste, comme celle de tout le mouvement ouvrier, fut
l'incapacité de
comprendre le phénomène fasciste et sa tendance à accepter
l'antifascisme, la
lutte pour la défense de la démocratie considérée, dans tous les cas,
comme la
moins mauvaise forme de gouvernement.
C'est
par ce biais que finalement le mouvement pacifiste, comme le mouvement
prolétarien fut intégré et, ce qui avait été imparfaitement réalisé
durant
la période de
14-18, l'Union Sacrée, le
fut de façon stable à partir de la guerre de 39-45. La guerre froide ne
pouvait
pas la remettre en cause puisque l'opposition se fit entre blocs
nationaux et
non entre classes ; la dynamique révolutionnaire était enrayée et ce ne
sont
pas les explosions de Berlin-Est en 1953, ni de Poznan en 1956, etc.,
qui
purent la remettre en marche. La bipolarité antagonique URSS-USA ne
peut vivre
qu'aux dépens du tiers exclu : l'Allemagne.
La
guerre était inacceptable et inacceptée. La confluence Est-Ouest sur la
base de
la reconnaissance de la monstruosité nazie fit qu'un certain nombre
d'hommes et
femmes acceptèrent de la faire tout en étant civils ; ce fut la
résistance dans
le programme de laquelle était incluse la promesse de lendemains qui
chantent.
Le
pacifisme de Rassinier réaffirmé après la seconde guerre impliquait
qu'il ne
pouvait pas expliquer les causes de cette dernière selon la théorie
officielle
qui faisait de l'Allemagne nazie la grande et unique responsable du
déclenchement du conflit. En cela il avait la même attitude que le
divers
courants de gauche qui surgirent après 1914 pour lutter contre la
trahison,
l'union sacrée, et, simultanément il était en grande contradiction avec
lui-même
qui avait accepté l'union sacrée de la résistance. Son mérite est
d'autant plus
grand d'avoir maintenu ses thèses.
Il
est un point où Rassinier, dans sa volonté de diminuer la culpabilité
assignée
à l'Allemagne par les alliés, pèche par grande faiblesse, c'est celui
concernant la « question juive », ce qui n'en fait
pas un antisémite
comme d'aucuns veulent le présenter. A ce propos il est clair qu'à
l'heure
actuelle dès que quelqu'un s'avise de critiquer l'État juif, les juifs,
etc.,
il se voit taxé d'antisémite, puis de raciste... Ainsi Marx est
catalogué
d'antisémite de gauche. Or, on oublie très facilement qu'une des
caractéristiques d'un révolutionnaire était d'être anti-patriote,
anti-national. En outre, en ce qui concerne Marx, on pourrait très bien
montrer
qu'il fut aussi anti-allemand, anti-russe, anti-français, etc. Mais
revenons à
Rassinier où la faiblesse d'investigation du problème juif est lié à
l'incapacité à comprendre vraiment le capital, le rôle de l'État et des
divers
groupes sociaux au sein de la dynamique sociale.
Dans
Le drame des juifs européens comme dans Le
parlement aux mains des
banques perce très nettement l'idée que le mal est le capital
financier,
thèse qui fut largement répandue dans le mouvement ouvrier et qui
aboutit en
Allemagne, par exemple, à ce qui des communistes dénoncent un
capitalisme juif
international ! Rassinier n'est pas loin d'une telle affirmation
lorsqu'il
essaie de lier exclusivement le sort de juifs à l'argent.
En
outre, la faiblesse est de ne pas avoir compris l'importance de la
détermination de la communauté dans l'histoire des juifs depuis leur
apparition
dans l'histoire jusqu'à nos jours et de ne pas avoir mis en évidence
que la
grande défaite de ceux-ci dérivait du triomphe de l'État sur la
communauté.
Un
des rares points positifs de l'étude de Rassinier sur les juifs est
celui où il
dénonce le rôle de l'État juif dans le grossissement des crimes nazis
afin d'en
tirer profit (chantage au cadavre), ainsi que la mise en évidence de la
culpabilité des autres puissances dans le massacre des juifs. Cette
dénonciation, en mettant en évidence le jeu du phénomène étatique, est
importante car elle vise à prévenir l'apparition d'un nouvel
antisémitisme plus
virulent que ceux du passé.
Un
autre moment fort de sa plaidoirie en faveur de l'Allemagne est sa
démonstration de la généralité du phénomène concentrationnaire et le caractère
ignoble de la guerre de 1939-45, en grande partie imposée aux
allemands.
Cette
plaidoirie a deux effets. Le premier est dans certains cas accepté
puisqu'il
consiste en la possibilité de destruction de la virginisation dont
s'était
affublée (et tendent toujours à la faire) les staliniens et leurs
successeurs ;
le second l'est beaucoup moins puisqu'il aboutit à la remise en cause
totale de
la justification de la deuxième guerre mondiale, fondée sur la
nécessité
d'anéantir un système concentrant en lui toutes les horreurs, chose que
ne peut
en aucun cas accepter l'anti-fascisme.
Rassinier
est bien en rapport avec mouvement prolétarien. Il en exprime les
faiblesses et
les tentatives pour les surmonter. On comprend qu'à la suite de la
reparution
de ses travaux, puis de la publication de ceux de Faurrisson et enfin
de la
prise de position en faveur de ce dernier – à différents niveaux – de
la part
des éléments de « La Vieille Taupe », de
« La Guerre
Sociale », etc., considérés comme ultra-gauches et de celle de
Chomsky,
libertaire, que les démocrates aient vivement réagi, d'abord en
essayant de
démonter les arguments, puis de les ridiculiser, sans parler des procès
et des
menaces..., enfin à essayer de justifier historiquement leurs propres
affirmations en posant celles de leurs adversaires comme découlant d'un
trouble
lié à la régression du mouvement révolutionnaire, à l'évanescence du
marxisme,
etc., ce faisant ils procèdent comme si cette position de doute sur la
réalité
de la « perversité absolue » des nazis, fondatrice
d'un équivalent
général de l'horreur, était tout à fait récente4.
Tout
d'abord il est bon de rappeler que l'ensemble du courant de gauche qui
refusa
l'union sacrée de 1914 n'accepta jamais les boniments débités sur la
perversité
intrinsèque de l'Allemagne. D'autre part, il est un courant du
mouvement
révolutionnaire qui refusa toujours l'antifascisme : la gauche
communiste
d'Italie, comme on peut le constater tout particulièrement dans l'œuvre
de
Bordiga. Pour lui, l'ennemi essentiel du prolétariat n'est pas le
fascisme mais
l'antifascisme. Le triomphe de ce dernier correspond à la perte de tout
caractère
de classe du mouvement prolétarien qui devient une simple composante de
la
communauté capital ; que le premier n'était qu'une variante de la
démocratie,
en réalité, une démocratie sociale ; que le fascisme a gagné la seconde
guerre
mondiale (donc quelle ânerie claironnée de divers côtés quand on essaie
de nous
faire peur en pronostiquant un retour du fascisme ! Ânerie qui veut
masquer le
fait que la démocratie n'est pas exempte de violence). On peut ajouter
que ceci
avait eu déjà une vérification a priori puisque c'est la
sociale-démocratie qui
a brisé l'élan de la classe prolétarienne dans les années 205.
Il
accompagnait ceci de considérations stratégiques où il mettait en
évidence
qu'il eût mieux valu que l'Allemagne gagnât lors des deux derniers
conflits
mondiaux car cela eût pu engendrer une situation plus favorable à une
reprise
révolutionnaire et à un assaut prolétarien, affirmation qui intégrait
le
devenir des peuples alors coloniaux qui, au cours de leurs révoltes,
furent
accusés de favoriser le nazisme6.
J'ai
à dessein mis en relief l'apport de Bordiga, mais je tiens en même
temps à
rappeler qu'au sujet de la question fondamentale du rejet du soutien de
sa
propre nation (rejet de l'union sacrée) il y avait accord de tout le
courant de
gauche du mouvement ouvrier : les membres du communisme de conseil, les
anarchistes, les kapedistes, etc., ainsi qu'avec tout le courant
révolutionnaire antérieur qu'ils soit marxiste ou anarchiste (en tenant
compte
évidemment des déterminations différentes dues aux époques diverses).
Il
est certain que c'est ce refus de l'antifascisme et de la démocratie
qui met
Bordiga hors circuit, qui fonde sa non-récupération.
Toutefois
reprendre, maintenant, purement et simplement, sa position est une
tâche
insuffisante car on doit tenir compte :
1°
de la réalisation de la communauté capital grâce en partie au fascisme7;
2°
de l'élimination de l'Allemagne en tant que nation, réduite à un espace
où
s'épanouissent des quanta de capital8;
3°
de l'élimination de l'Obchtchina et de la communauté juive (le capital
intègre
de plus en plus ce qu'il en reste et mine par là-même, en profondeur,
l'antisémitisme) ;
4°
de l'indépendance des nations précédemment colonisées avec perte de
toute
possibilité de sauter le mode de production capitaliste ;
5°
de la diminution de l'importance de l'Occident avec le transfert du
centre de
gravité de la communauté capital dans les pays bordant le Pacifique ;
6°
de l'impossibilité que l'histoire soit toujours écrite par les
vainqueurs (ou
que les vaincus acceptent purement et simplement leurs positions) qui
est liée
à celle de maintenir un bluff sur une longue distance historique car la
cohérence du devenir impose tôt ou tard qu'il y ait des rectifications
; ce qui
ne s'effectue pas sans contradictions et aux prix de déformations10.
Tout
cela fonde l'épuisement de la puissance mobilisatrice du mythe
antifasciste et
en même temps la nécessité de le réactiver, car il crée un vide. Le
meilleur
moyen de lui redonner vie est encore la terreur directement produite ou
manipulée par l'État, comme à la rue Copernic ou en d'autres endroits
depuis
quelques années !
Ce
mythe antifasciste est tellement essentiel, fondamental au sens
littéral du
terme qu'il est impossible de pouvoir obtenir une preuve scientifique
irréfutable du nombre de juifs tués indiqué par les sionistes et leurs
alliés
ou fourni par Faurrisson ; de même en ce qui concerne l'existence ou
non de
chambres à gaz. Dans tous les cas, là n'est pas l'essentiel. Ce qui
l'est, en
revanche, c'est la nécessité toujours renouvelée de justifier la guerre
de
1939-45. A cause de cela, nous sommes amenés à penser que les
étasuniens ont
très bien pu mettre en scène des horreurs supplémentaires pour donner
assise à
la création du tribunal de Nuremberg qui servit également les intérêts
de
l'URSS. Cela nous étonnerait d'autant moins que ce sont eux qui ont
inventé la
politique spectacle (qui s'autonomise facilement) et qu'il y a une
foule de
faits qui constituent autant d'arguments a postériori pour étayer une
telle
appréhension du phénomène historique. En voici deux : leur provocation
en 1964
dans le golfe du Tonkin pour justifier leur intervention au Vietnam ;
la
faillite voulue de l'opération de sauvetage des otages en Iran11.
En
conséquence nous ne perdrons pas de temps à analyser les documents pour
ou
contre l'existence des chambres à gaz, pour ou contre la réalité du
génocide
des juif, ou à revenir une énième fois sur l'affirmation que
l'antifascisme
constitue un verrou bloquant la compréhension du devenir de l'ensemble
de
l'humanité au cours de ce siècle.
En
outre reprendre la position de la gauche communiste d'Italie tout
particulièrement celle de Bordiga au sujet de l'antifascisme et
défendre, ce
faisant, Rassinier ou Faurrisson sur le plan d'une « Vérité
historique » est une tentative de redonner vie à un mouvement
révolutionnaire désormais disparu ; ce qui ne diminue en rien son
aspect
sympathique.
On
ne peut pas rester prisonnier du passé. Il faut comprendre le stade du
développement
de la communauté capital actuellement atteint où antifascisme et
fascisme sont
des colifichets de ce que d'aucuns appellent le spectacle. Cela
n'implique en
aucune façon que l'œuvre de Rassinier n'ait aucun intérêt, mais ce
dernier se
situe dans un domaine qui a été peu ou pas mis en évidence : l'horreur
du
compromis.
En
effet, il ne se contente pas d'expliquer, comme d'autres l'ont fait,
que
c'étaient les condamnés eux-mêmes qui dirigeaient les camps et étaient
responsables de beaucoup de souffrances :
« Je
suis, pour ma part, persuadé que, dans les limites du fait de guerre,
rien
n'empêchait les détenus qui nous administraient, nous commandaient,
nous
surveillaient, nous encadraient, de faire de la vie dans un camp de
concentration quelque chose qui aurait ressemblé d'assez près au
tableau que
les allemands présentaient aux personnes interposées, aux familles qui
demandaient des renseignements. » (Paul Rassinier, Le
mensonge
d'Ulysse, éd. La vieille Taupe) ;
ni
de se lamenter sur la disparition de
l'entraide humaine ; il met au centre de sa dénonciation de l'horreur
du
phénomène concentrationnaire le mécanisme par lequel bourreaux et
victimes vont
être liés : le compromis qui n'est pas vécu de la même façon par tous
les
détenus.
Il
y a ceux qui le firent volontairement avec les S.S, ce qui les amena à
diriger
les camps. Ils survécurent au détriment de leurs camarades, en
exécutant
souvent des forfaits horribles. Ils se justifièrent par la nécessité de
conserver avant tout l'élite des révolutionnaires ; ce qui explique que
les
communistes soient les plus acharnés à affubler les allemands des pires
vices
et tares.
Ensuite,
il y a ceux qui firent le compromis à leur corps défendant non plus
avec les
S.S, mais avec les détenus détenteurs d'un pouvoir que ces derniers
leur
avaient octroyé ; mais ce fut contraints et forcés et ils en eurent
honte.
« C'est
à cela que je dois d'avoir la vie sauve, car les colis venus de France,
outre
l'appoint qu'ils apportaient à la nourriture du camp, étaient une
précieuse
monnaie d'échange avec laquelle on pouvait se procurer des exemptions
de
travail, des vêtements supplémentaires, des planques. Ils m'ont permis
à moi de
passer à l'infirmerie une huitaine de mois que d'autres, tout aussi
malades, ont
passé à une gymnastique dont ils sont morts... »
Et
c'est pourquoi :
« Si
je tentais d'en résumer les conséquences, il me suffisait de penser que
j'avais
un fils pour arriver non seulement à me demander s'il ne vaudrait pas
mieux que
personne ne revint, mais encore à espérer que les instances du III°
Reich
prendraient assez tôt conscience qu'elles ne pouvaient plus obtenir de
pardon
qu'en offrant, dans un immense et affreux holocauste, ce qui resterait
de la
population des camps, à la rédemption de tant de mal. Dans cette
disposition
d'esprit, j'avais décidé, si je revenais, de prêcher d'exemple ; et
juré de ne
jamais faire la moindre allusion à mon aventure. » (Idem,
p. 114).
Enfin,
il y a ceux qui n'ont pas fait de compromis et qui en sont morts ;
humainement
c'étaient les meilleurs.
En
conséquence, il est évident qu'un homme comme Rassinier, pacifiste,
humaniste
–humanitaire, socialiste dans le vieux sens du terme, pouvait
difficilement
supporter une telle infamie, de telle sorte que lorsqu'il dut
intervenir à
cause du discours délirant sur le phénomène concentrationnaire exhibé
après
1945, il lui fallut obligatoirement, pour vider la honte et dénoncer
les
supercheries de ceux qui avaient survécu volontairement aux dépens des
autres,
dénoncer le compromis.
Or,
la société du capital est l'image embellie du camp de concentration. On
pourrait le démontrer en long et en large et d'autres l'ont plus ou
moins fait12.
Ce qu'il importe c'est de constater
qu'en définitive nous faisons tous un compromis afin de survivre et que
le jeu
des justifications opère comme pour les gens qui dirigeaient les camps
ou qui
ont simplement survécu. A ce propos il est probable qu'une raison de
l'inimitié
des juifs vis-à-vis de Rassinier est d'avoir mis en avant ce phénomène
de
compromis, eux qui ne purent survivre par l'histoire qu'en se
compromettant. Ce
qu'on ne peut pas leur reprocher13.
Maintenant
que nous sommes parvenus au bout du phénomène capital, il est
nécessaire de
chercher s'il n'y a pas la possibilité d'emprunter une voie qui puisse
éliminer
le compromis. Ce ne peut plus être celle de la révolution dont la série
est
terminée, voie qui impliquait le compromis afin d'atteindre le moment
de son
explosion (ce que ne purent supporter divers révolutionnaires,
particulièrement
parmi les anarchistes, et qui le payèrent de leur vie) ; elle
impliquait
également la nécessité d'avoir « honte de ses
chaînes » (Marx), la
honte du compromis. La seule possibilité est de rompre avec la
dynamique
actuelle et de fuir ce monde.
Le
témoignage de Rassinier reste essentiel – même après la fin historique
du
mouvement prolétarien – parce qu'il est le refus de l'avilissement des
hommes
et des femmes et affirmation que nombre d'entre eux qui ne purent
supporter
l'horreur de ce monde ne sont pas morts en vain, non pas parce qu'ils
ont
permis la sauvegarde d'une quelconque direction révolutionnaire, mais
parce
qu'ils montrent par leur comportement qu'il y a une continuité, une
invariance
au sein de l'espèce dans sa lutte contre la domestication.
Jacques
CAMATTE
Avril
1982
NOTES
1
Au sujet du
mouvement prolétarien, on peut consulter Invariance, série I :
n°1 Origine et fonction
de la forme parti ;
n°4 Mai-Juin 1968 :
théorie et action (reproduit dans le n°5-6, série III) ;
n°5 Perspectives
(reproduit dans le n°5-6, série III) ;
n°6 Bref aperçu
historique du mouvement de la classe prolétarienne dans l'aire
euro-nordaméricaine des origines à nos jours ;
Le mouvement prolétarien dans les autres
aires : les révolutions anti-coloniales ;
n°10 Les caractères du
mouvement ouvrier français.
Les articles de ces deux derniers
numéros vont être republiés prochainement.
Série II :
n°1 Le KAPD et le
mouvement prolétarien ;
n°6 Prolétariat et
révolution.
Série III :
La question du mouvement
prolétarien est abordé dans différentes lettres, reproduites dans les
n° de
cette série et dans : Supplément février 1978, A propos de la dictature
du
prolétariat.
Des travaux ont été entrepris sur
les divers aspects du mouvement prolétarien au sein des différents
phénomènes
qui permirent le passage à la domination réelle du capital : nazisme en
Allemagne, fascisme en Italie, franquisme en Espagne, salazarisme au
Portugal
(cf. quelques remarques dans Mai-Juin 1968 : le dévoilement,
p. 8, note
5), pétainisme et gaullisme en France, New-deal aux USA. En ce qui
concerne
l'Amérique latine, on a abordé le péronisme pour l'Argentine, les
différents
mouvements qui ont affectés le Brésil depuis 1964, etc.
Ces travaux n'ont pas été portés à
terme et on n'a pas pu effectuer une synthèse. Indiquons cependant
quelques
remarques :
1° Ce n'est pas que dans la zone la
plus avancée du mode de production capitaliste que la domination réelle
du
capital sur la société est réalisée en 1945 : USA, Angleterre,
Allemagne. Pour
d'autres pays, il faut attendre plus longtemps ; ex : la France où la
rupture
avec la vielle société paysanne ne s'accomplit réellement qu'avec le
règne de
De Gaulle. Cela veut dire qu'il peut y avoir durant un certain temps
coexistence des caractères des deux périodes, domination formelle et
domination
réelle ; les caractères de la seconde pouvant se manifester de façon
anticipée,
etc. Ceci détermine parfois un phénomène plus ou moins dilaté : en
Espagne ce
n'est qu'à la fin du règne de Franco que la domination réelle triomphe.
2° Le phénomène peut être interrompu
par des explosions populaires témoignant d'une phase plus avancée : la
révolution dite des œillets au Portugal qui a quelques caractères de
Mai-Juin
1968. Ceci est dû au fait qu'un bouleversement de grande amplitude
affectant le
monde entier peut, avec un retard plus ou moins grand, produire un
effet dans
des zones plus arriérées.
3° Comme on l'a maintes fois
signalé, il n'est pas dit que le capital parvienne à la domination
réelle sur
la société dans toutes les régions du globe. D'où notre étude
particulière au
sujet de l'URSS, de la Chine, de l'aire islamique (cf. Invariance,
série II,
n°4, la préface à Russie et révolution dans la théorie
marxiste, de
Bordiga, dont l'intitulé était La révolution russe et la
théorie du
prolétariat, diverses lettres sur la Chine, le supplément de
mars 1979 : La
séparation nécessaire et l'immense refus).
4° Dans tous les cas, on constate
que le prolétariat est un agent important de la réalisation de la
domination
réelle, parce que jamais il ne posa sa propre négation (sauf en ce qui
concerne
quelques courants extrêmement minoritaires). C'est un des moments de
son
intégration, en même temps que c'est la réalisation de la domination du
capital
par le pôle travail.
2
J'ai tenu
compte des ouvrages suivants de P. Rassinier :
Le mensonge d'Ulysse, 1948 ; Ulysse
trahi par les siens, 1950 ; tous deux réédités par La
Vieille Taupe, B.P.
9805 Paris Cedex 05 ; Le discours de la dernière chance, 1953,
éd. A
contre-courant ; Le véritable procès Eischmann ou les
vainqueurs
incorrigibles, 1962 ; Le drame des juifs
européens, 1964 ; tous deux
aux éditions Aux sept couleurs ; Les responsables de la
seconde guerre
mondiale, 1967, Nouvelles Éditions Latines.
3
Il n'est pas
question de revaloriser le pacifisme et, à ce sujet, je suis toujours
d'accord
avec ce qu'affirme Bordiga dans Pacifisme et Communisme (Battaglia
Comunista, n°13, 1949), surtout que cela s'applique bien au mouvement
pacifiste
actuel plus ou moins manipulé par Moscou. Avec cette nuance que ce
dernier
n'atteint même pas le caractère assez universel qu'il avait auparavant,
car il
se caractérise par un repli sur soi, sur ses intérêts personnels et la
recherche
d'un moindre mal.
4
Il n'est pas
possible de citer tous les articles et les livres des participants au
débat sur
Rassinier et les chambres à gaz et tout ce qui s'y rattache. Indiquons
seulement :
S. Thion, Vérité historique ou
vérité politique, éd. La Vieille Taupe. Très intéressant,
mais l'auteur se
place sur un terrain qui n'est pas celui de l'effectivité de notre
devenir.
R. Faurrisson, Mémoire en
défense, éd. La Vieille Taupe. Cet auteur ne s'est pas rendu
compte qu'en
s'attaquant à la question des chambres à gaz et au génocide des juifs,
il
s'attaquait au saint des saints : l'ensemble des éléments justifiant la
seconde
guerre mondiale. Il ne devrait pas s'étonner de ne pas pouvoir
rencontrer ses
adversaires sur un terrain scientifique (comme il pensait que cela fût
possible) puisqu'ils sont d'entrée sur celui de la justification
politique,
quand ce n'est pas – surtout en ce qui concerne les communistes et
divers
staliniens repentis – sur celui de la défense du racket. Par son œuvre
il remet
tout en cause ; rares sont ceux qui peuvent le lui pardonner.
Sur le plan informationnel, il a
fait œuvre extrêmement salubre.
N. Chomsky, Préface à l'ouvrage de
Faurrisson, ainsi que divers articles et lettres dont certains et
certaines ont
été uniquement diffusés par La Vieille Taupe.
En ce qui le concerne on comprend
que les inimitiés qu'il s'attire de la part des gens du camp
démocratique, tout
particulièrement parmi les adeptes de la résistance au capital, au
communisme
russe, parce qu'il s'est attaqué à l'autre équivalent général de
l'horreur
devant justifier à l'aval de l'histoire (comme l'autre le fait en
amont) la
démocratie occidentale : le communisme des khmers rouges. En effet, les
horreurs commises par ces derniers justifiaient a postériori
l'intervention des
étasuniens et, par récurrence, le rôle de la France, etc. Or, il est
certain
que les faits ont été démesurément grossis, comme Chomsky et, à sa
suite, S.
Thion le démontrent (cf. Le Cambodge, la presse et ses bêtes
noires, de
S. Thion dans le livre Khmers rouges, de S. Thion
et de B. Kiernan, éd.
J.E. Hallier – Albin Michel).
Au sujet de ce mouvement des khmers
rouges qui ne peut en aucun cas être virginisé, il faut tenir compte
d'un
phénomène d'exacerbation dû à la confluence d'un nationalisme plus ou
moins
chauvin et à la pathologie de tout le mouvement communiste d'origine
russe,
liée à la volonté d'intervenir à tout prix (ce qui était déjà bien
perceptible
dans le maoïsme), sans tenir compte des données réelles ; ce qui ne
pouvait qu'aboutir
à un despotisme ; car il n'est pas possible de vouloir la réalisation
d'une
forme communautaire sans tenir comte des communautés encore en place,
comme
c'était le cas au Cambodge. De telle sorte que le résultat de
l'intervention
des khmers rouges dans le procès de vie social des cambodgiens c'est
d'avoir
contribué, à leur tour, à la destruction des formes communautaires et
d'avoir
favorisé le développement de la communauté du capital qui, si elle
parvient
réellement à s'implanter, le fera, comme dans les autres secteurs de
l'Asie –
surtout orientale – par le pôle travail.
A ce phénomène de confluence s'est
ajouté la résurgence de contradictions englobées mais non résolues au
cours de
l'histoire du Cambodge, d'autant plus que ce pays a toujours été le
point de
contact des heurts des « voies » chinoise et hindoue,
sans parler des
heurts secondaires des cambodgiens avec les vietnamiens et les thaïs.
Le refus de la mystification opérée
au sujet de l'intervention des khmers rouges est en relation avec le
refus de
toute résistance à une éventuelle intervention russe en Europe
Occidentale,
dont veulent nous effrayer les démocrates de tous bords qui se
préparent à
taxer les soviétiques de toues les infamies possibles, comme ils le
firent pour
les allemands.
Sur l'éventualité d'une troisième
guerre mondiale proche et donc de l'imminence d'un déferlement
soviétique en
Europe Occidentale, je reviendrai ultérieurement en précisant tout de
suite que
la chose est fort peu probable.
Enfin en ce qui concerne les
partisans de la thèse officielle sur le nazisme et la responsabilité de
l'Allemagne (qui développent parfois des thèmes intéressants) il
convient
d'indiquer qu'il y a un petit virage qui s'amorce dans la mesure où
très
souvent le terme d'antifascisme est remplacé par celui
d'antitotalitarisme qui
englobe le premier. Ce faisant, on ne fait plus de l'Allemagne le bouc
émissaire de tous les maux, mais on prépare les gens à la remplacer par
l'URSS,
présenté comme le centre fondamental du totalitarisme actuel.
Dans une certaine mesure la position
à avoir vis-à-vis du fascisme est – toutes proportions gardées en ce
qui
concerne l'ampleur du phénomène – la même que celle par rapport à
l'affaire
Dreyfus. Effectivement cette dernière était un pur produit de la
société
bourgeoise et Guesde avait raison de ne pas lier l'action et la théorie
du
prolétariat à celles d'une fraction de la bourgeoisie, mais il avait
tort de ne
pas en profiter pour dénoncer la mystification démocratique qui a
soi-disant
émancipé les juifs, etc. En revanche, le résultat de l'action de Jaurès
fut
d'abolir la séparation de classe et de préparer ainsi le terrain pour
la
réalisation de l'Union Sacrée de 1914. Certes, momentanément,
l'entreprise
jauressienne a pu être considérée comme un succès parce que les rangs
du parti
s'accrurent d'un certain nombre de recrues, mais ce fut le triomphe de
l'immédiatisme. Il eut été possible de rester sur le terrain de classe
et
d'accroître l'influence du parti en dénonçant l'ensemble de la société
bourgeoise
comme cela avait été fait lors de l'affaire Panama.
Une infamie est toujours une
infamie. La question essentielle est de savoir comment abolir toute
société
productrice d'infamie. Or ce que proposaient les dreyfusards d'abord,
les
antifascistes ensuite, c'est un replâtrage de la société bourgeoise,
d'abord,
capitaliste, ensuite.
La position de la Gauche communiste
d'Italie – étant donnée l'absence de toute force prolétarienne autonome
suffisamment organisée – fut de se mettre hors du terrain du capital
afin de
pouvoir regrouper les forces et contribuer à la reconstitution du parti
qui
serait apte à imposer la lutte sur le terrain de classe.
De nos jours, il n'est plus question
de réformer des forces classe, de faire une révolution, etc. Il faut
donc
sortir totalement de ce monde et imposer une autre modalité de vie.
5
« C'est
encore une preuve que la méthode fasciste a triomphé en profondeur lors
de la
deuxième guerre mondiale ; la fin tragique de Mussolini et d'Hitler
n'étant
qu'un fait superficiel » Bordiga, Storia della
Sinistra.
Il est donc clair qu'il devait
dénoncer la mystification de la Résistance :
« Tout cela conduisit à la
situation défaitiste, du point de vue prolétarien, de la seconde guerre
mondiale. Tandis qu'après la première, tout l'effort du mouvement,
orienté vers
la victoire communiste en Russie, était porté à la formation d'un parti
de
classe international qui se levait menaçant contre la bourgeoisie de
tous les
pays, les stalinistes liquidèrent l'orientation classiste de ce parti
et, avec
cent partis petits-bourgeois déversèrent toutes les forces que,
malheureusement, ils contrôlaient, dans le mouvement de type
légionnaire.
Les militants révolutionnaires se muèrent en aventuriers
d'un type peu
différent de celui fasciste des premiers temps. Au lieu d'être des
hommes de
parti, gardiens de l'orientation marxiste et de l'organisation autonome
solide
des partis de l'Internationale, ils devinrent des caporaux, des
colonels ou des
généraux d'opérette. Ils ruinèrent l'orientation révolutionnaire du
prolétariat
en le faisant terriblement reculer d'au moins un siècle. Ils appelèrent
tout
cela progressisme. Ils convainquirent les ouvriers de France, d'Italie
et de
tous les autres pays que la lutte de classe – naturellement offensive
et ayant
un caractère d'initiative délibérée et déclarée – se concrétisait en
une
défense, en une résistance, en une inutile et
sanguinaire hémorragie
contre les forces capitalistes organisées qui ne furent expulsées que
par
d'autres forces non moins capitalistes et non moins régulières, tandis
que la
méthode adoptée empêchait absolument, dans le mouvement en cours, une
tentative
d'attaque autonome de la part des forces ouvrières. L'histoire
démontrera que
de telles tentatives ne manquèrent pas comme telles tentatives ne
manquèrent
pas comme celle de Varsovie durant laquelle les soviétiques attendirent
que
l'armée allemande rétablisse l'ordre classique. Mais ce furent des
tentatives
condamnées à cause du fourvoiement démocratique et partisan des orgies
de
classe. »
Bordiga, Marxisme et partisanat, Battaglia
Comunista, n°14, 1949, traduction dans Invariance, série I, n°9.
6
A ce propos
je reporterai encore une fois l'affirmation essentielle d'Aimé Césaire,
dont
peu de gens tiennent compte :
« Ce qu'il (le bourgeois
humaniste du XX° siècle, N.d.r) ne pardonne pas à
Hitler, ce n'est pas
le crime en soi, le crime contre l'homme blanc, c'est d'avoir appliqué
à
l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que
les arabes
d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique » (Discours
sur le colonialisme).
7
En
dissociant le nazisme du devenir du capital, donc en s'opposant à
l'affirmation
d'Horkheimer : « Qui ne dit du capitalisme consent au
fascisme », on
tend, d'une part, à laver le capitalisme du « crime
absolu » ce qui
justifie qu'on ait pu le renforcer en participant à la Résistance et,
d'autre
part, à banaliser son crime d'où, en contre-coup, la nécessité
impérative de
l'originaliser en affirmant son caractère unique lié à un peuple
donnée, peuple
élu de l'horreur : les allemands.
8
De
l'Allemagne.
8.1. La question allemande est
déterminante durant toute l'histoire moderne que l'on peut faire
débuter à la
Renaisssance. C'est avec la guerre des Paysans et celle de Trente ans
que toute
l'aire allemande est bloquée dans son développement, ce dont
profitèrent
diverses nations comme la France, l'Angleterre, la Hollande, etc. De là
naîtra
un certain ordre européen qui sera réellement remis en cause avec la
résurgence
de l'Allemagne au XIX° siècle. Le nouvel ordre que nous avons depuis
1945
semble revenir à la solution du XVI° siècle mais, entre temps, la
nation
allemande a perdu tout contenu.
8.2. Il y a un territoire défini
comme l'Allemagne et une aire allemande. L'expansionnisme allemand a
toujours
consisté à tenter de constituer une nation englobant cette dernière
(avec,
évidemment, des débordements).
8.3. Ce qui domine l'histoire de
l'Allemagne c'est le rapport entre communauté et individu. L'ère
moderne commence
avec la remise en cause de la place de l'être humain individuel dans le
complexe social : la Réforme. Toutefois l'individualisme ne se
développera pas
aussi fortement en Allemagne que dans les pays anglo-saxons parce qu'il
fut
limité par le besoin de communauté lié en particulier à la persistance
de
communautés de villages jusque dans l'Allemagne de l'époque de Marx.
Mais ce
besoin de communauté a pu conduire dans certaines périodes troubles
jusqu'à la
recherche de la communauté despotique : le nazisme.
8.4. L'existence de ces communautés
à freiné le mouvement de la révolution bourgeoise de telle sorte
qu'elle ne
s'est jamais épanouie en Allemagne. Corrélativement il ne pouvait pas y
avoir
un grand développement de la démocratie.
8.5. De là aussi le débat enclenché
dès le développement de la révolution française et celui de la
révolution
industrielle anglaise sur la nécessité de trouver un autre voie. On
peut dire
que l'Allemagne est le pays qui refusa d'emprunter la voie capitaliste
classique, d'où la difficulté de réalisation de la révolution
bourgeoise déjà
signalée (Cf. travaux de Mehring et d'Engels). En ce sens elle anticipa
la
« question russe ».Durant toute la moitié du XIX°
siècle, les
courants slavophiles, populistes, cherchant une solution pour éviter
l'instauration du mode de production capitaliste en Russie,
s'inspirèrent des
penseurs allemands.
8.6. Ceci explique que durant les
périodes difficiles les allemands se soient rigidifiés et repliés sur
eux-mêmes, essayant de trouver la solution dans les données ancestrales
(dans
une Volksgemeinschaft originelle, comme le firent les nazis). Ce n'est
pas un
accident si c'est en Allemagne que le Moyen-Age a surtout été remis à
l'honneur
ni que, surtout, le paganisme y ait été défendu contre le christianisme
(la
polémique actuelle en France au sujet du mono et du polythéisme n'en
est qu'un
écho lointain). Et ceci est en liaison avec la réflexion sur l'origine
du droit
et sur la situation de la femme dans la société. Car c'est en Allemagne
avec Hegel,
puis dans l'aire allemande (Suisse en particulier) avec Bachofen que
fut
reposée la question du passage du matriarcat au patriarcat qui avait
tant hanté
les grecs et que se posa la validité du droit fondant la domination de
l'homme.
Cette réflexion sur cette transition historique avait aussi pour but la
recherche d'une autre voie que celle empruntée par l'Angleterre et la
France.
Les travaux de Bachofen furent
repris par Marx, Engels, Bebel, Rosa Luxembourg et, plus récemment, par
E.
Borneman (Le patriarcat), mais aussi par tout un
courant qu'on peut
situer à droite et dont certains éléments sont proches du nazisme.
Ainsi il y a
continuité de préoccupation au sujet d'un thème qui réémerge dans une
zone
géographique autre que l'Allemagne.
8.7. Il en est de même en ce qui
concerne la réflexion sur la communauté (Gemeinwensen). Là encore on
peut
partir au moins de Hegel, sur le plan purement théorique, tandis que
sur celui
sociologique, des_c_r_i_p_tif, il est important de noter que c'est
Haxthausen qui mit
en évidence l'importance de l'Obchtchina en Russie, lançant ainsi le
débat
fondamental dont les protagonistes furent les slavophiles, les
populistes, etc.
Or, Haxthausen exaltait cette communauté comme étant un moyen d'enrayer
le
phénomène de prolétarisation, donc le phénomènes du capital.
Ultérieurement, on
constata que des phénomènes communautaires perduraient également en
Allemagne
(travaux de Mauer ; Engels et Marx s'en inspirèrent). En ce qui
concerne ce
dernier, cela lui a permis d'écrire son chapitre essentiel des
Grundrisse Les
formes qui précèdent la forme de production capitaliste. Et
c'est à partir
de tous ces faits et considérations, unies à ses conclusions
strictement
économiques, qu'il prendra position en faveur des populistes, étant
d'accord avec
eux sur la nécessité et la possibilité de sauter la phase capitaliste
en
Russie.
La question de la communauté fut par la
suite reprise par des sociologues, indépendamment du courant marxiste :
Tönnies, Weber, etc., et l'on sait quelle importance cela a eu sur la
formation
de la théorie nazie au sujet de la Volksgemeinschaft.
8.8. Divers moments historiques
8.8.1. Le courant romantique, en
continuité avec le Sturm und Drang, exprima le refus de la révolution
française
et la volonté d'une libération. L'impossibilité de sa réalisation
pratique
conduisit à un développement fantastique de représentations dont
l'ensemble fut
considéré par Marx comme formant l'Idéologie allemande qu'il critiqua
férocement.
C'est à l'époque romantique « qu'apparaissent
avec le plus de netteté le mépris du « moi » et le
désir
d'anéantissement cosmique » (E. Morin, L'homme et la
mort, éd. du
Seuil, 1951). Il ajoute que déjà Boehme avait « dénoncé la
moi-ité ».
Or ceci est l'autre aspect de la réflexion sur le rapport
individualité-communauté. Aux Indes où la communauté est despotique, le
débat a
connu son expression la plus extrême. Or, l'Allemagne connut elle aussi
(avec
de profondes variantes) une telle communauté qui fut finalement
supplantée par
celle du capital ; en tenant compte que ce dernier parvient à édifier
une
communauté despotique à partir du phénomène économique lui-même :
mouvement de
la valeur d'échange devenant autonome, réalisation de la communauté
matérielle,
etc. Alors que dans les zones où il n'est pas dominant, la communauté
despotique s'édifie la plupart du temps contre le mouvement économique
de la
valeur d'échange devant en s'autonomisant aboutir au capital.
On doit noter en outre, ici aussi,
l'importance de Hegel qui peut être considéré comme le
« dépassement » du courant mystique allemand :
Boehme, Maître Eckart,
etc. Et comme sa philosophie est une des_c_r_i_p_tion du mouvement du
capital
(donnée sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), on comprend
qu'il représente
un moment difficilement escamotable de la réflexion humaine.
On ne doit pas oublier que c'est avec
le romantisme que l'art (lui aussi devenu autonome à cause de la
destruction de
l'ancienne communauté) est posé comme devant avoir un impact social,
d'où la
volonté de certains romantiques de lutter contre la misère, pour
l'émancipation
nationale, etc. Les artistes ont cherché à se donner une assise
fondamentale
(qu'ils ont parfois crus trouver dans l'art lui-même : l'art pour
l'art) ce qui
les conduisit à un engagement social qui eut sa manifestation la plus
puissante
avec le dadaïsme ; ce sera également sa phase finale. Cet arc
historique allant
du romantisme au dadaïsme exprime parfaitement toutes les difficultés
du
rapport de la communauté qui fut l'État, une classe ou une communauté
illusoire
et, par delà ce rapport, il manifeste l'émersion de celui, beaucoup
plus
fondamental, des hommes et des femmes à leur dimension esthétique et
donc à
leur Gemeinwesen, rendant de plus en plus évident que l'art ne peut
être la
représentation de cette dernière.
Dada essaya de réaliser concrètement ce
que Hegel avait posé en théorie : mort de l'art.
8.8.2. Le débat des années 40 du
siècle dernier – dont nous avons souvent parlé – où se fondent et
s'affrontent
les pensées de Marx, Engels, Stirner, Feuerbach, etc (sans oublier
Kierkegaard,
danois dans la mouvance allemande).
8.8.3. La défaite de 1848 : la
révolution inachevée.
Nietzsche peut être considéré comme
le produit de cette défaite et son refus ; d'où sa recherche d'une
communauté
différente et d'un autre homme, le surhomme (d'autant plus que
l'illusion
humaniste s'était fortement développée en Allemagne : Lessing, Goethe,
etc.)
mais aussi un Urmensch (homme originel), c'est-à-dire qu'il pense
trouver la
solution dans des données originelles, ancestrales. De là son
instrumentalisation par les nazis.
8.8.4. L'échec de la révolution de
1918 (Cf. Le KAPD et le mouvement prolétarien, Invariance,
série II,
n°1).
Il y eut une volonté de la part des
révolutionnaires de parachever la révolution, alors qu'il s'agissait
désormais
d'un problème d'une plus vaste ampleur : la formation d'une autre
communauté
(en ce sens cela demeurait bien dans la thématique de l'aire
allemande). Le
mouvement communiste fut incapable d'entrevoir cette communauté, à plus
forte
de lutter pour elle. Le mouvement nazi, pâture de l'immédiat, perçut la
nécessité de celle-ci et tenta de satisfaire le besoin de communauté
nouvelle
(Volksgemeinschaft). C'est pourquoi, au début, ils singèrent le
mouvement
prolétarien et en mystifièrent le contenu, tandis qu'ils se chargèrent
de tous
les éléments fondamentaux liés au devenir de l'aire allemande dont nous
avons
parlé précédemment (d'un certain point de vue nazisme et fascisme
peuvent être
considérés comme des mouvements de contre-réforme). Ils le firent
souvent
indirectement par l'intermédiaire de gens comme Keyserling, Rathenau,
Spengler,
Moeller Van der Bruck, Freed chez qui on trouve une exaltation du
vitalisme
(comme l'avait déjà fait Schelling) opposé à l'intellectualisme, de la
nécessité d'une révolution contre la raison, etc. On peut également
citer
Klages et tant d'autres qui tous, en définitive, cherchaient à
comprendre le
moment singulier qu'ils vivaient. N'y parvenant pas, certains se
réfugièrent
dans l'étude d'un lointain passé pour y déceler une solution ! On
comprend par
là également la fascination que le nazisme a pu exercer, au moins au
début, sur
une foule d'intellectuels et sur les prolétaires.
C'est le nazisme qui put enrayer
l'extraordinaire mouvement des années 20 qui tendait à aller au-delà du
capital
; ce qui ne fut pas compris. Ainsi nous voyons le rôle fondamental de
l'Allemagne dans l'histoire de la réalisation de la communauté du
capital : au
cours de la phase de domination formelle sur la société, théorie de
Marx et
d'Engels ainsi que l'activité de la social-démocratie allemande ; au
cours du
passage à la domination réelle, le nazisme.
La politique des bolchéviks
reprenant plus ou moins le national-bolchevisme de Laufenberg et
Wolfheim fut
une autre cause de l'enrayement de ce mouvement.
8.8.5. L'antifascisme, la guerre de
1939-45 et la destruction de la nation allemande (cf. travaux de
Bordiga).
C'est ici qu'il faut rappeler la
question de la perspective révolutionnaire de Marx et Bordiga, en
passant par
Lénine, où l'Allemagne est considérée comme devant être l'épicentre.
D'où, pour
Bordiga, l'importance de la réunification de ce pays qui ne pouvait
advenir,
selon lui, qu'au cours de la phase montante du nouveau procès
révolutionnaire.
En conséquence, le nazisme réalise
bien une apocalypse : la fin de la nation allemande (le rapport entre
le
mouvement nazi et la musique de Wagner n'est pas fortuit),
l'élimination d'une
troisième voie de développement autre que le féodalisme et le
capitalisme. Dans
une telle période vécue comme « une fin du monde »
les hommes et les
femmes peuvent perdre toute notion de la réalité et sombrer dans la
folie.
C'est ce qu'il advint pour nombre de nazis ; de là également
l'exacerbation des
passions, de la cruauté, etc. Il est clair que le nazisme ne peut pas
s'expliquer uniquement et étroitement en rapport avec le mouvement du
capital.
8.8.6. La période de la guerre
froide achève l'œuvre de la phase antérieure : capitalisation de
l'Allemagne.
Le développement du terrorisme peur
être mis en parallèle avec le vide créé par la destruction de la nation
allemande ; l'intériorisation du capital ne pouvant pas être un
phénomène
instantané de même qu'il est en relation avec le vaste bouleversement
des
années 60, souvent perçu mais non compris.
Ce bouleversement a fait resurgir –
à l'échelle de l'Occident et de la zone occidentalisée – toute la
thématique
des années 20 qui, elle-même, était en partie une résurgence de thèmes
posés
dès l'époque romantique.
Il est clair que maintenant, avec la
mort potentielle du capital, tous les problèmes concernant l'aire
allemande
sont révolus et, dans la mesure où il est bien évident que le
capitalisme ne
peut plus être évité, c'est toute une problématique qui, à l'échelle
mondiale,
n'a plus de sens. Il faut donc abandonner ce monde.
8.8.7. En ce qui concerne le
mouvement réflexif, né en Allemagne, cf. Précisions après le
temps passé, in
Invariance, série III, n°5-6 « Mai-Juin 1968 : le
dévoilement ».
Enfin notons que ce n'est pas un
hasard si les premiers théoriciens du sionisme sont nés dans l'aire
allemande :
M.Hess et Th. Herzl ; de même en ce qui concerne les liens entre le
devenir des
trois peuples où la question de la communauté est restée primordiale
(avant le
triomphe de celle du capital) : Allemagne, Russes, Juifs.
8.8.8. Le verrou anti-fasciste
empêche non seulement de comprendre l'histoire de ce siècle, mais
inhibe toute
possibilité de réflexion sur le devenir humain car si le nazisme est
tout
particulièrement un mouvement mystificateur ignoble, il n'a pu avoir
une
certaine effectivité qu'en essayant de résoudre des questions
fondamentales,
telles celles que nous avons précédemment évoquées.
9. En ce qui concerne l'Obchtchina,
cf. Invariance, série II, n°4. Dans un travail ultérieur nous
reviendrons sur
la disparition de cette forme communautaire.
Le problème de la communauté juive a
été abordé dans Invariance, série II, n°3,
Juifs, sionisme, Israël, 1973, par
Saïd Voldman, article qui est
en fait une préface à la brochure de G. Brûlé et S. Voldman, Israël,
Palestine – la conception matérialiste de la question – postface à Abraham
Léon, éd. de l'Avenir, 1970. Citons également Qui dirige
Israël ? De
Simon Ben David, éd. Dunod actualité, parce qu'il se situe dans la même
problématique.
9.1. J'ai toujours pensé que la
question juive devait être traitée en rapport avec la question
démocratique.
C'est dans cette optique que j'ai publié en 1968 Pour la
question juive, de
K. Marx. C'était le point de départ d'une étude qui n'a pas encore
abouti à
quelque chose de systématisé, tant la recherche est vaste et parce que
nous
voulons également aborder la question de la façon suivante :
« En conséquence le problème
n'est pas simplement de savoir pourquoi les juifs ont pu maintenir
(résister)
leur identité à travers les siècles, mais pourquoi les divers peuples
avec qui
ils ont vécus de façon plus ou moins antagoniste avaient besoin de la
communauté juive d'un référentiel négatif » (Le temps
des lamentations,
Supplément, Invariance, juillet 1979).
9.2. A propos de la relation des
juifs aux autres peuples, j'ai donc parlé, comme tant d'autres l'on
fait et le
font, d'identité. Or, on devrait plutôt utiliser le terme
d'originalité. Je
reviendrai ultérieurement plus longuement sur cela dans une étude sur
la valeur
et la représentation. Pour le moment seulement quelques remarques.
L'identité est une abstraction soit
mathématique, soit policière. On ne s'est jamais autant préoccupé
d'identité,
depuis qu'il y a des individus (leur surgissement fonde celui du
concept
d'identité), que depuis l'État (surtout sous sa forme absorbée en la
communauté
despotique) se renforce de plus en plus. En effet plus il accède à la
puissance, plus il doit contrôler les particules qu'il gouverne et,
pour cela,
les identifier, donc leur donner une identité (phénomène accru encore
par
l'explosion démographique). Paradoxe : plus l'État est puissant, plus
l'individu doit être individualisé (Adorno ne semble pas avoir abordé
cet
aspect de l'identité !). Nous n'existons que parce que nous avons une
identité
attestée dans des papiers, ce qui permet notre fichage, cataloguage,
etc.
Plus que tous les autres, les juifs,
qui ont tant pâti de diverses polices, doivent se garder de toute
identité,
mais doivent poser leur originalité, leur diversité. Ici, encore, on
doit
éviter un écueil : il serait dangereux de parler de différence qui
postule une
idée de séparation. Or aborder la question juive dans toute son ampleur
c'est
affronter celle de la communauté englobant la totalité des hommes qui
conserverait tout le divers humain.
9.3. Préserver une originalité, un
divers a pu être en liaison avec la nécessité-volonté de sortir d'un
monde.
Pourquoi les juifs avec Abraham s'en allèrent-ils d'Ur en Chaldée ?
Pourquoi
firent-ils de même d'Égypte avec Moïse ?
Le refus d'un monde se retrouvera
dans la mystique juive et sera une des sources de la gnose.
9.4. Les juifs eurent souvent un
rôle de médiateurs dans les sociétés précapitalistes ; ils furent
commerçants,
usuriers. En affirmant cela on veut souvent uniquement les diffamer. On
oublie
que l'or en tant que monnaie tendait à réaliser une communauté, comme
l'a bien
vu M. Hess.
Plus que de peuple-classe dont parle
Abraham Léon – ce qui est valable pour certaines périodes historiques –
il est
préférable de parler de peuple-communauté, tendant, comme toute
communauté non
immédiate, à englober les autres ; ce qui fut tenté par la religion et
par la
monnaie.
Cette possibilité de médiation, de
réalisation d'une communauté englobeuse d'une multitude d'hommes ne
pouvait se
vérifier avant que le capital ait lui-même réalisé sa propre
communauté. C'est
cette réalisation qui ruine la communauté juive.
9.5. Toute l'histoire du peuple juif
– comme on l'a dit plusieurs fois – est dominée par la lutte entre la
communauté et l'État. Le grand malheur des juifs c'est le triomphe de
ce
dernier.
Un auteur comme G. Steiner a très
bien compris l'ampleur du désastre et l'horrible ironie du mouvement
historique
: les juifs doivent leur État à l'holocauste !
« La Palestine serait devenue
Israël, les juifs se seraient-ils installés sur ce misérable lopin de
terre du
Levant, les États-Unis et l'Union Soviétique, celle de Staline, vous
auraient-ils reconnu et garanti la survie s'il n'y avait pas eu
l'holocauste ?
Ce fut l'holocauste qui vous donna le courage de l'injustice ; qui vous
fit
chasser l'arabe de chez lui, de son champ, parce qu'il était pouilleux
et sans
ressources, parce qu'il était l'obstacle sur le chemin tracé par votre
Dieu.
Ce fut l'holocauste qui vous aida à
supporter en toute connaissance de cause que ceux que vous aviez
chassez
pourrissent dans des camps de réfugiés, à 10 kilomètres de là, enterrés
vivants
dans le désespoir et les rêves d'une folie vengeresse. » (Le
transport
de A.H., éd. Julliard-L'Age d'Homme).
9.6. Dire : « Ce n'est pas du
sionisme, idéologie politique que naît Israël, c'est du stalinisme et
du
fascisme » (Israël, Palestine..., p. 24)
est, certes, important
mais insuffisant. C'est l'ensemble du monde occidental plus la
Russie-URSS qui
ont forcé les juifs à édifier un État et à perdre ainsi leur
originalité ; car
la démocratie n'a jamais été exempte d'antisémitisme. On ne peut pas
faire de ces
mouvements, des boucs émissaires.
Créer un État était, alors, leur
solution de survie. Ce faisant ils tuaient leur communauté, d'autant
plus que
l'État d'Israël est né parfait, c'est-à-dire sous la forme la plus pure
intégrant le prolétariat et réalisant une autre mystification :
l'accession de
ce dernier à classe dominante, sans parler de sa capacité à intégrer un
phénomène apparemment antagonique : le kibboutz.
Plus fondamentalement la création de
l'État d'Israël est liée à la défaite du mouvement de lutte contre le
capital,
qui tendait à réaliser une communauté humaine, sur la base d'un certain
développement des forces productives ; de même que l'antisémitisme
s'est accru
à la suite de l'échec de la solution humaniste proposée par le
mouvement de l'Aufklärung
(illuminisme) ce qui avait conduit beaucoup de juifs dans le mouvement
révolutionnaire prolétarien (rappelons que le parti socialiste de
Russie ne put
se créer qu'avec l'aide du Bund, parti socialiste créé par les
travailleurs
juifs).
Toujours à propos de
l'antisémitisme, il est important de noter que dans le cas de la
Russie, il
s'est développé à partir du moment où il y a eu dissolution de
l'Obchtchina.
Les premiers pogroms datent du début des années 1880, presque 20 ans
après les
réformes qui visèrent à démanteler les communautés paysannes.
En conséquence, les juifs comme les
autres peuples, doivent chercher une solution en dehors de ce monde.
Par là ils
retrouveront une constante leur démarche à laquelle nous avons fait,
antérieurement, allusion.
9.7. La problématique d'empêcher
l'instauration de l'État existe chez d'autres peuples, comme les
indiens
Guyaki, par exemple (cf. La société contre l'État, de
P.Clastres). Plus
exactement on sent chez eux la volonté d'empêcher l'autonomisation d'un
pouvoir
ce qui pourrait (mais c'est seulement nous qui pouvons dire cela,
employer ces
mots, ce qui implique que le titre de Clastres est inexact, ne
serait-ce que
parce qu'il n'y a pas de société sans État ; il aurait fallu dire : la
communauté contre l'État) fonder la politique et l'État.
Il y a chez ces indiens un double
mouvement : le surgissement de l'individu tendant à s'autonomiser, la
tendance
au despotisme de la communauté. Le premier mouvement remet en cause
cette
dernière qui, en réaction tend à devenir despotique.
10
Il est
impossible d'attribuer à chaque génération d'allemands l'entière
responsabilité
de la guerre de 39-45. Il est inévitable que, tôt ou tard, naisse un
mouvement
de remise en cause qui pourra très bien être en liaison avec un
mouvement de
revendication de la réunification du pays qui ne sera pas – comme
l'espérait
Bordiga – un moment dans la reprise révolutionnaire parce qu'il serait
l'opérateur de réunification d'un fort prolétariat. Car, en dehors même
du fait
de l'intégration de ce dernier, il y a celui de la transformation
totalement
capitaliste de la zone géographique dénommée Allemagne. Ce mouvement ne
pourra
être qu'une résurgence du passé ; son effectivité sera de contribuer à
la
déperdition de puissance du mythe antifasciste.
11
Je ne veux en
aucune façon remplacer les allemands par les étasuniens en tant que
peuple
coupable, mais mettre en évidence la dynamique de la mystification
démocratique. Il convient de noter que les étasuniens n'ont pas le
monopole de
telles activités comme on peut s'en rendre compte à la lecture de Guerre
spéciale en Europe, R. Faligot, éd. Flammarion.
Je reviendrai ultérieurement sur la
question de l'autonomisation de l'activité des services secrets (à leur
propos,
on peut consulter aussi : Dossier secret sur Israël – Le
terrorisme, V.
Monteil, éd. Guy Authier).
12
Cf. De
l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps, La
Guerre
Sociale, n°3, et surtout « Notre Royaume est une
prison », tract
rédigé et diffusé (avant et après l'attentat de la rue Copernic) par
des
éléments de La Guerre Sociale, Les amis du Potlatch, Le Frondeur,
Groupe
commune de Cronstadt, Groupe des travailleurs pour l'autonomie
ouvrière, Pour
une Intervention Communiste, et des révolutionnaires sans sigle. Ce
tract
aborde correctement la question du fascisme, mais reste sur le plan
d'un vieux
conflit. On n'a plus à dénoncer la similitude profonde entre fascisme
et
démocratie, dans la mesure où le premier est la réalisation de la
seconde et
parce que, surtout, la communauté capital intègre les deux. Les
événements de
juin 1980 ne furent qu'un essai de redonner vie à un mythe. Nous ne
devons en
aucun cas tomber dans le traquenard de participer à cette résurrection
en nous
mettant sur le terrain des fascistes et des antifascistes personnages
vides en
quête de substance.
En outre, si « Notre Royaume
est une prison », comment ne pas poser la nécessité de
l'abandonner ?
D'autant plus que ce que nous percevons et vivons comme prison est en
fait vécu
comme royaume par une foule d'êtres humains parce qu'ils ont été
domestiqués,
donc parqués dans les différents camps du capital : agglomérats
urbains,
campings souvent délimités par des fils de fer barbelés (symboles
parfaits de
notre époque), etc., livrés à métro, boulot, dodo, absorbés par la
télévision,
le tiercé, le loto...
13
On parle
beaucoup de la culpabilité des juifs eux-mêmes en ce qui concerne le
génocide
de leur peuple. Un des faits les plus hallucinants à ce propos est
celui
reporté dans « L'autogénocide du ghetto de Lodz » (Le
Monde,
17.08.1980) qui illustre bien le phénomène de la domestication et
surtout ce
qu'a d'horrible le compromis que l'auteur de l'article N. Baby définit,
en
quelque sorte, de la manière suivante : « Sacrifions une
partie des
nôtres, pour sauver la plupart ».