Dans
le n°8 d’Invariance, il est affirmé que les thèses de
la gauche italienne et ceux d’autres courants seraient publiés à
l’avenir en
brochures séparées, « ceci parce que nous ne revendiquons pas
une
continuité organisationnelle avec un mouvement dont l’œuvre est terminé
et a
désormais un caractère historique. Le lien avec la gauche d’Italie est
théorique en ce sens que nous revendiquons l’apport de ce courant, mais
de
façon restrictive parce qu’il n’a pas restauré intégralement le
marxisme. Elle
fut une affirmation unilatérale de celui-ci » (p. 60).
Les
affirmations qui précèdent en liaison avec ce qui fut écrit dans le
n°5, p. 5
et dans le n°6 thèses I.5. « La gauche communiste d’Italie
après la
guerre », permettent déjà à n’importe quel lecteur tant soit
peu sérieux
de se rendre compte de la provenance des éléments qui produisent
Invariance.
Cette revue, en effet, n’a jamais eu un quelconque rapport avec Socialisme
ou Barbarie comme l’affirmaient Le Monde du 04.04.70 et Lutte
Ouvrière
de novembre de la même année. Dans ce dernier journal il est même
indiqué
qu’Invariance est une vieille revue. Or, elle n’existe que depuis 1968.
Afin de
dissiper toute équivoque, donnons quelques précisions.
En
1966, le processus de désintégration atteint son paroxysme dans le
parti
communiste international. Il avait commencé fin 1964 avec le retour
offensif de
la position purement léniniste qui voulait lever l’ambiguïté du
mouvement dont
nous avons parlé dans le n°5, en abandonnant les caractères et le mode
de vie
du petit parti et en appliquant les principes léninistes en matière
d’organisation avec, en particulier, la réaffirmation du centralisme
démocratique et la création de chefaillons à la tête de chaque section.
Contre
cette déviation, A. Bordiga s’éleva fermement en publiant les «Notes
pour
les thèses sur l’organisatio . Ce faisant, la
vieille ambiguïté était
réaffirmée. Il en fut de même à Naples en 1965 où avec les Thèses
sur la
tâche historique, l’action et la structure du parti communiste mondial,
selon
les positions qui depuis plus d’un demi-siècle forment le patrimoine
historique
de la gauche communiste , l’affirmation de
l’existence du petit parti
était assurée par l’intermédiaire de la continuité de la gauche
communiste. Ces
thèses opéraient tout de même un certain recul en ce sens qu’elles
opéraient
une allégeance plus soutenue vis-à-vis de la 3° Internationale. Dès
lors,
l’affirmation de l’ambiguïté devenait un travail de Sisyphe, parce
qu’en fait
elle n’était plus possible historiquement (cf. Invariance, n°5, p. 5).
Les
thèses supplémentaires de Milan tentaient encore une fois de lutter
contre la
réabsorption trotskyste, mais en vain. Dès lors, il ne pouvait plus y
avoir que
dissolution de ce mouvement en ses composants. Les éléments qui
sortirent en
1966 avaient, en réalité, peu de positions en commun. L’affirmation
fondamentale faite alors : la création du parti avait été
prématuré en
1943, on ne construit pas un parti à une longue distance historique de
la
révolution, avec son corollaire il faut situer historiquement ce parti,
c’est-à-dire étudier en quoi il se rattache à la grande tradition qui
part de
1848, et mettre en évidence ce sur quoi il a trébuché l’amenant à
disparaître
en tant que parti formel, n’était en fait acceptée que par une infime
minorité ? Ceci devait conduire à une nouvelle séparation en
1967 d’où
naquirent deux revues : Le fil du temps que
nous avons caractérisée
dans le n°8, p. 59, et Invariance. Une des
différences essentielles
entre les deux revues se trouve résumée justement dans la phrase citée
plus
haut.
Une
dernière remarque à propos des articles de Le Monde
et de Lutte
ouvrière : nous ne nous considérons aucunement comme
faisant partie
d’une extrême-gauche. S’il y a une gauche, c’est qu’il y a un centre et
une
droite. Or, comme nous l’avons indiqué dans le n°8, tous les
groupuscules – et,
vis-à-vis de la classe, même le PCF est un groupuscule – ne sont que
des
rackets politiques. Les éléments qui publient Invariance se relient au
vaste
mouvement international, qui se développe souterrainement et est donc
encore
peu perceptible aux agités de tous bords, de la nouvelle phase
révolutionnaire
dont le centre est aux Etats-Unis d’Amérique. C’est dire que nous nous
situons
en dehors de tous les courants structurés ou non du vieux mouvement
ouvrier
dont mai 1968 a parfaitement dévoilé la passéité.
Dire
que la gauche a terminé son œuvre implique de délimiter l’apport de ce
courant,
son originalité, sa spécificité ; ceci réclame dans un premier
temps d’en
faire connaître les textes ; c’est ce à quoi nous nous sommes
attachés
depuis le début. Ceci est d’autant plus nécessaire que la Gauche est
mal connue
en France. Cependant, à ce sujet, il faut préciser le petit livre
honnête,
sérieux, heureusement composé : Le marxisme après
Marx, de Pierre
Souyri, éd. Flammarion, qui expose correctement les positions de ce
qu’il
appelle les bordiguistes italiens (cf. pp. 79-81). D’autre part la
brochure de
J. Barrot, Contribution à la critique de l’idéologie
ultra-gauche, (La
Vieille Taupe, 1 rue des Fossés Saint-Jacques, Paris 5°) indique aussi
quelques
caractères de la gauche italienne (cf. pp. 37-38).
Lorsqu’on
veut présenter le noyau positif de la gauche communiste d’Italie, son
apport,
on se heurte à une autre difficulté qui ne lui est pas
spécifique : le
caractère hétérogène du mouvement. A l’inverse des proclamations du PCI
il n’y
eut jamais une ligne homogène ayant l’assentiment de tous les
militants. En
fait très souvent la gauche fut le lieu de rencontre de diverses
positions,
tout en conservant la sienne propre. D’autre part il y a en Italie
trois
organisations qui se réclament de la gauche, deux en France.
Nous
n’aborderons pas dans sa totalité la question de la spécificité de la
Gauche,
nous nous limiterons à la période d’après 1945 et par là nous
préciserons ce
qui fut écrit dans les thèses I.5 du n°6 d’Invariance. Dans cette
période, il
s’agit de voir quel est le rapport entre la Gauche et le parti
communiste international.
Ceci est d’autant plus important qu’à l’heure actuelle celui-ci opère
une
véritable déification de celle-là. Nous donnerons pour exemple
l’introduction à
la brochure Communisme et fascisme qui en dehors
de la superficialité
qui caractérise le PCI, exalte la gauche par rapport à tous les autres
courants
et en particulier la gauche allemande définie « infantile,
syndicaliste,
ouvriériste et spontanéiste » (p. 20). C’est à ce moment-là
qu’est
mentionnée le KAPD qui, en fait, et nous le montrerons mieux dans un
prochain
travail, porta une critique virulente, sérieuse et cohérente à
l’IC ;
critique que A. Bordiga devait reprendre après 1923. D’autre part,
quelle
stupidité de reprendre l’adjectif d’infantile appliqué par Lénine à la
gauche
allemande et de l’escamoter à propos de la gauche italienne ;
sans oublier
que Lénine déclara plusieurs fois que Bordiga était un anarchiste.
D’autre
part, il n’est pas vrai que la Gauche affronta sur ses bases propres
l’ennemi
de classe, sur le terrain du communisme puisqu’elle avait accepté la
position
léniniste révolutionnaire de la participation aux élections (cf.
« Elections : Manifeste électoral du Parti communiste
d’Italie,
1921 » in La question parlementaire dans
l’Internationale communiste, éd.
Programme communiste).
L’escamotage
de la période 1916-21, celle où s’individualisèrent les différents
courants de
la gauche allemande, leur unification et leur défaite devant l’IC
permet aux
rédacteurs de la brochure de montrer un mouvement ouvrier allemand
uniquement
aux ordres de Moscou, toujours en avance dans l’application des
décisions du
centre moscovite.
Toute
apologétique est escamotage, camouflage de quelque chose :
elle est fondée
sur la volonté avouée ou non de masquer les différences ; elle
conduit au
monolithisme à posteriori. En ce qui concerne le sujet qui nous
intéresse cela
touche les origines du PCI. Dans le n°6 de cette revue, nous avons
simplement
affirmé qu’il y avait différents courants à l’origine de ce parti. Il
nous faut
préciser de façon plus détaillée la nature de ces derniers.
Durant
la guerre de 39-45, des groupes restés sur la base de la position de la
gauche
italienne écrivent et œuvrent contre celle-ci ; ce sont eux
qui fonderont
en 1943 le parti communiste internationaliste qui changera de nom en
1964 et
s’appellera parti communiste international. Il regroupera rapidement un
nombre
important de militants. Cette croissance fut due en grande partie à la
position
du parti communiste italien – alors dans le bloc anti-fasciste – et au
fait que
beaucoup de militants s’illusionnaient, comme ce fut aussi le cas en
France,
sur une possibilité de porter, à la fin du conflit, les armes contre la
bourgeoisie. Cette position ne rompait pas avec celle de la fraction
qui avait
toujours affirmé que la guerre mondiale engendrerait l
a révolution.
En
1945, à la conférence de Turin, c’est l’enthousiasme et les différentes
positions ne peuvent pas émerger dans leur spécificité. Il n’en est pas
de même
au premier congrès de Florence en mai 1948.
Ce
congrès de Florence fut en fait celui du désarroi. A la suite du
passage des
staliniens dans l’opposition les rangs du parti se vidèrent
littéralement. La
perspective de la révolution à la fin de la guerre s’était donc avérée
fausse.
Un
des plus chauds partisans de la permanence du parti, O. Damen,
reconnaît la
défaite du prolétariat et affirme que l’on se trouve dans un nouveau
cycle
d’accumulation qui doit conduire à une autre guerre :
« En un mot, la
consolidation du régime capitaliste a été rendue possible par
l’asservissement
du prolétariat et c’est sur ces présuppositions que repose le problème
d’un
nouveau cycle de l’accumulation capitaliste, d’où découle la nécessité
historique de la nouvelle guerre pour la domination dans un sens
unitaire et totalitaire
du monde ». Mais l’hypothèse d’une nouvelle période
d’accumulation ouvre
« la perspective d’un rallumage des luttes sociales auxquelles
les masses
ouvrières seront poussées à cause de la détérioration de leurs
conditions de
vie… ». Ceci l’amène à considérer que les positions de la
conférence de
Turin étaient justes et que l’existence du parti était
justifiée :
« Il y a une tendance chez quelque camarade qui tend à en
restreindre les
tâches si ce n’est à nier la légitimité historique de son
existence ». Il
refuse la thèse selon laquelle « le parti devrait réapparaître
après le
renversement du cours réactionnaire actuel ».
« Nous
affirmons que, dans la mesure où il y a le parti et où il dure dans une
phase
où apparaissent de façon de plus en plus patente la défaite du
prolétariat et
la consolidation du capitalisme et la mise au point de l’alignement des
forces
pour la guerre, cela est dû au fait que le parti exprime une exigence
concrète
de la continuité historique du mouvement prolétarien ». C’est
le genre de
démonstration de la nécessité de l’existence par la preuve de
l’existence.
« Du
reste du point de vue du conflit de classe, que la toute puissance de
la
victoire capitaliste peut à la limite atténuer mais non éliminer
historiquement, le parti est le seul épisode saillant de cet
après-guerre et
représente dialectiquement la preuve de la possibilité d’une
renaissance de
classe ».
« Le
parti a surgi quand la fraction avait accompli les motifs pour lesquels
elle
était issue de l’ambiance de l’expérience centriste ». Puis il
affirme,
qu’étant donné que « le parti communiste italien est devenu
parti de la
guerre démocratique et le plus valide défenseur de la propriété
capitaliste et
de ses organes de défense traditionnels […] la tâche de la fraction
était
finie, et le problème de la construction du parti de classe était posé
par
l’histoire ».
C’était
donc la fin d’un entrisme de type luxembourgiste. D’autre part il y a
chez
Damen une vision du parti qui rappelle celle des kapédistes pour qui le
parti
était éducateur et conscience (cerveau social) et l’élément qui
parachève
l’union du prolétariat.
« …
le prolétariat doit être aidé pour se retrouver lui-même, comme force
révolutionnaire ; il doit être aidé pour individualiser ses
ennemis et
pour se libérer de l’influence des partis ouvriers passés à la
contre-révolution. Il incombe au parti de créer dans la lutte le
potentiel
humain de classe pour la révolution, solution révolutionnaire de cette
crise
qui, sinon, ira vers la guerre. Sous cet aspect le parti se révèle
comme la
présupposition théorique critique et organisationnelle de cette
solution
révolutionnaire : révolution plutôt que la guerre ».
Il
considère la formation de fractions syndicales comme une tâche
importante du
parti. La fraction syndicale, dit-il, n’est pas un « doublet
du parti dans
la mesure où elle regroupe aussi des sympathisants et des éléments
d’autres
formations politiques », d’autre part il propose la
participation aux
élections. En conclusion une petite note trotskyste :
« les chances à
venir de notre parti sont liées à notre capacité de nous donner un
centre de
direction en lequel prévale non la personnalité, mais l’effort
unitaire,
tenace, inflexible, pour l’élaboration de la théorie
révolutionnaire ».
Fondamentalement le parti doit intervenir dans l’action.
Ici
une remarque est nécessaire : en dehors de la question des
élections, on
peut dire qu’ultérieurement la position de Damen devait être acceptée
par
beaucoup d’éléments qui s’étaient séparés de lui après 1952. En effet,
le parti
communiste internationaliste, puis international, remit à la mode, à
partir des
années 60, la question des fractions syndicales, affirma que
l’existence du
parti (dans son acception formelle) est continue et, qu’au cours de la
lutte de
classes, il ne disparaît jamais. Aussi le jugement suivant de Damen,
n’est-il
pas sans fondement : « Il est advenu ensuite que le
groupe
bordiguiste a commencé à faire siennes, avec l’habituelle effronterie
politique, toutes les positions du parti, contre lesquelles il avait
lancé tant
d’anathèmes, depuis la nécessité de la permanence du parti jusqu’au
travail
syndical, la conquête de l’intérieur et, donc, démocratique, des
syndicats, en
poussant extrêmement à droite comme il avait été poussé extrêmement à
gauche
auparavant, à tel point qu’il est légitime de se demander quelles
étaient les
raisons véritables et non avouées de la scission ».
Tout
à fait différente est la position de Vercesi (pseudonyme de O. Perrone,
militant de la gauche italienne émigré dans les années 20 en France
puis en
Belgique et ayant contribué de façon substantielle à la rédaction de la
revue
Bilan ; il est mort en 1957) qui déclare :
« Le
point de référence de nos travaux est la conférence de Turin. Je dois
déclarer
avoir commis une grave erreur dans l’appréciation des développements de
la
situation consécutive à une perspective que je nommerai messianisme
historique,
je postulai alors la délimitation d’une série de situations du type de
celle
qui conduisit à la victoire de l’Octobre russe et l’ouverture d’une
situation
révolutionnaire mondiale. Cette erreur (à ce sujet qu’on voie mon
article sur
la commémoration de la révolution russe in Battaglia comunista)
ne me
paraît pas fatale ; […] mais une autre erreur fut commise à
Turin et elle
est tellement plus grave du fait qu’on
y
persiste aujourd’hui. Les camarades qui affirment ouvertement
l’insertion d’une
perspective réactionnaire retinrent que celle-ci n’excluait pas mais
comportait
la possibilité d’une affirmation de la classe prolétarienne et par là
du parti
de classe ».
« En
un mot, le parti a appliqué avec une désinvolture qu’on ne peut
approuver au
cycle capitaliste actuel, le schéma valable pour le cycle
précédent ».
« Je
pense fermement que le parti faillira complètement et définitivement à
sa
fonction s’il ne renverse pars l’orientation actuelle… ».
« Le
capitalisme donne une liberté totale aux fanfarons qui font croire aux
travailleurs qu’ils peuvent faire des grèves, les étendre, les
intensifier et
que ceci est la preuve qu’il y a, ou qu’on s’achemine au socialisme. En
dehors
du fait qu’il est fort probable qu’on parlera de moins en moins de
grève, nous
devons dire ouvertement que, pour nous limiter au passé, si les grèves
on été
possibles, ceci est advenu parce que le comparse stalinien était là
pour les
diriger et les porter à leur défaite certaine… ».
Après
avoir expliqué pourquoi il avait affublé le parti de l’adjectif de
stalinien de
gauche, il expose la position qui sera la sienne jusqu’à sa
mort :
« A mon avis la position qui peut nous ramener au processus de
la lutte
révolutionnaire est celle qui, dévoilant la fonction capitaliste des
deux
complices, pose aussi le problème de la lutte violente contre l’un et
l’autre,
contre celui qui s’oppose à la grève comme contre celui qui la dirige.
En
résulte-t-il que nous soyons actuellement immobilisés dans une
situation
uniquement critique et destructive ? Et bien s’il en est
ainsi, et j’en
suis convaincu, l’unique voie qui puisse nous conduire à la formation
du parti de
classe, est celle qui mûrit chez les quelques prolétaires qui nous
suivent avec
la seule conviction qu’il est nécessaire de comprendre la nature de
cette
évolution pour pouvoir être à même de personnifier la classe qui sera
en mesure
de bouleverser cette évolution quand les conditions historiques auront
produit
l’antagonisme sur laquelle elle est posée ».
« J’ai
dit explicitement ne pas être en mesure de conduire à terme une analyse
de
cette espèce. […] J’affirme de façon catégorique que ceci n’a été fait
par
personne, parce que personne – même si nos maîtres étaient parmi nous –
est en
mesure de le faire ; pour y arriver il faut que, avec le cours
de la
maturation de l’antagonisme de classe, l’histoire pose les conditions
pour sa
compréhension ».
Ultérieurement,
Vercesi considéra que seul
A.
Bordiga était en mesure d’entreprendre une telle tâche et
que, de ce fait, mieux valait taire les divergences immédiates, dans
l’attente
de la clarification nécessaire.
Les
autres interventions sont polarisées autour des deux précédentes et
n’apportent
aucune affirmation essentielle, si ce n’est celle de Daniélis indiquant
qu’il y
a déjà une fraction dans le parti. L’intervention de B. Maffi enfin est
celle
de la conciliation : « Il se lamente que ni le
rapporteur (O. Damen)
ni le contre-rapporteur (Vercesi) ne se soient préoccupés de développer
l’analyse sur la base des documents présentés par l’exécutif ;
que l’un
soit monté sur le cheval blanc d’un patriotisme de parti, que l’autre
ait lancé
la bombe atomique des problèmes non discutés avant le congrès et pour
lesquels
celui-ci n’était pas préparé ». Cependant il reprend la preuve
de la
nécessité de l’existence du parti par l’affirmation de son existence
même.
« La fracture s’exprime dans l’existence du parti,
c’est-à-dire par la
présence des forces prolétariennes qui échappent à la pression du
rouleau
compresseur de la bourgeoisie ». Il évite de traiter des
problèmes
fondamentaux si ce n’est pour affirmer que la participation aux
élections est
nocive. C’est d’ailleurs sur une motion fermement soutenue par lui et
La Camara
que se fera l’unification. « Dans l’attente des conclusions
auxquelles
parviendra la discussion qui doit se dérouler au sein du parti sur la
question
du participationnisme ou de l’abstentionnisme, le congrès décide que le
parti
ne participera à aucune élection ».
C’est
ainsi que se termina d’ailleurs sur un compromis en éludant les
questions, les
escamotant…, le congrès de Florence.
Pour
avoir une idée plus exacte sur ce que pouvait être la gauche après la
guerre,
au moment de la formation du PCI, il convient de considérer la position
des
camarades d’autres pays que l’Italie. Les idées de Vercesi, qui vivait
à
Bruxelles, étaient plus ou moins complètement partagées par les belges.
Quant
aux français ils étaient partisans inconditionnels de la création du
parti.
Voici ce qu’écrivait d’ailleurs un membre de la fraction française de
la gauche
communiste (F.F.G.C.)[1]
dans
l’Internationaliste n°2 : « Nous avons appelé les
ouvriers les plus
conscients à former le parti de classe. Et cet appel nous l’avons
renouvelé
dans ce journal et dans chaque réunion où il nous a été possible de
nous
exprimer. Parfaitement. Nous ajoutons même que notre organisation va
travailler
de toutes ses forces à cette formation du parti ». Et, pour
fonder son
affirmation de la possibilité de la formation du parti maintenant alors
que
cela était impossible auparavant, il écrit : « Une
cassure s’est
amorcée entre les dirigeants politiques syndicaux, staliniens et
socialistes réformistes
et une partie des travailleurs » (Chazé, La
formation du parti de
classe, hier non, aujourd’hui oui).
Cette
élaboration théorique du plus pur style trotskyste fut critiquée par
d’autres
camarades de la gauche, anciens militants qui avaient fait partie de la
fraction avant la guerre mais qui n’avaient pas été reconnus par le
« centre » du parti (ils formèrent un groupe
indépendant : la
gauche communiste de France – GCF) parce que justement ils critiquaient
son
activisme organisationnel.
« La
FFGC est la cristallisation, en France, de la mystification du parti,
en
Italie. Nous n’avons jamais scissionné d’avec ces camarades pour la
simple et
bonne raison que les camarades qui en font partie n’étaient pas membres
de la
Gauche communiste internationale (GCI) avant que l’existence du PCI
n’ait été
révélé en France » Internationalisme n°27,
15 octobre 1947, p.20.
Ici une précision s’impose : la gauche communiste
internationale groupait
les fractions italiennes, qui publiait avant guerre Bilan,
belge,
publiant Communisme ; en France, il y eut
formation d’un noyau
français de la gauche communiste pendant la guerre et, à la fin de
celle-ci, se
forma la FFGC qui publia L’Etincelle et L’internationaliste.
Elle
fut renforcée en 1946 par l’acquisition d’un groupe trotskyste, ce qui
explique
l’article précédent.
La
gauche communiste de France affirmait que la création du PCI était
prématurée,
rappelait les positions de la fraction durant l’entre-deux guerres,
déclarait
en être l’ultime défenseur, faisait la critique suivante :
« Non
seulement on laissait de côté le travail positif que la fraction
italienne
avait fait durant cette longue période entre 1927-1944, mais sur bien
des
points la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la fraction
abstentionniste de A. Bordiga en 1921. Notamment dans le front unique
politique
où certaines manifestations locales de proposition de front unique
furent
faites au parti stalinien, notamment sur la participation aux élections
municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de
l’abstentionnisme, notamment sur l’antifascisme où les portes du parti
furent
largement ouvertes aux éléments de la Résistance, sans parler que sur
la
question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position
léniniste
de l’IC en allant même plus loin dans cette voie, pour la formation des
minorités syndicales […] En un mot, sous le nom du parti de la gauche
communiste internationale, nous avons une formation italienne de type
trotskyste classique avec la défense de l’URSS en moins. Même
proclamation du
parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique
opportuniste, même activisme agitateur stérile des masses, même mépris
pour la
discussion théorique et la confrontation d’idées, aussi bien dans le
parti qu’à
l’extérieur avec les autres groupes révolutionnaires » (n°23,
15.06.47, p.
27).
En
opposition à cette création du parti, les éléments de la gauche
communiste de
France tentent de présenter une théorie du parti dont nous extrayons
les
passages suivants :
« 11.
– La tendance à la constitution du parti du prolétariat se fait dès la
naissance de la société capitaliste. Mais tant que les conditions
historiques
pour le socialisme ne sont pas suffisamment développées l’idéologie du
prolétariat comme la constitution du parti ne peuvent que rester au
stade
embryonnaire. Ce n’est qu’avec la « Ligue des
Communistes »
qu’apparaît pour la première fois, un type achevé d’organisation
politique du
prolétariat.
Quand on
examine de près le développement de constitution des partis de classe,
il
apparaît immédiatement le fait que l’organisation en parti ne suit pas
une
progression constante, mais au contraire enregistre des périodes de
grand
développement alternant avec d’autres pendant lesquelles le parti
disparaît.
Ainsi l’existence organique du parti ne semble pas dépendre uniquement
de la
volonté des individus qui le composent. Ce sont les conditions
objectives qui
conditionnent son existence. Le parti étant essentiellement un
organisme
d’action révolutionnaire de la classe ne peut exister que dans des
situations
où l’action de la classe ouvrière se fait jour. En l’absence de
conditions
d’action de classe des ouvriers (stabilité économique et politique du
capitalisme, ou à la suite des défaites profondes des luttes ouvrières)
le
parti ne peut subsister. Il se disloque organiquement ou bien il est
obligé
pour subsister, c’est-à-dire pour exercer une influence, de s’adapter
aux
conditions nouvelles qui nient l’action révolutionnaire, et alors le
parti
inévitablement se remplit d’un contenu nouveau. Il devient conformiste
c’est-à-dire qu’il cesse d’être le parti de la révolution.
Marx
mieux que tout autre a compris le conditionnement de l’existence du
parti. A
deux reprises il se fait l’artisan de la dissolution de la grande
organisation,
en 1851 au lendemain de la défaite de la révolution et du triomphe de
la
réaction en Europe, une seconde fois en 1873 après la défaite de la
Commune de
Paris, il se prononce pour la dissolution. La première fois de la Ligue
des
Communistes, et la seconde fois de la première Internationale.
13.
– Pour ces raisons la constitution de parti, d’une internationale pour
les
trotskystes depuis 1935 et la constitution récente d’un parti
communiste
internationaliste en Italie, tout en étant des formations
artificielles, ne
peuvent être que des entreprises de confusion et d’opportunisme. Au
lieu d’être
des moments de la constitution du futur parti de classe, ces formations
sont
des obstacles, et le discréditent par la caricature qu’elles
présentent.
Ainsi
toutes ces organisations sont non seulement happées dans leur
positivité par
leur activisme immédiat dans l’engrenage de leur opportunisme mais
encore
produisent dans leur négativité un esprit borné propre à des sectes, un
patriotisme de clocher, un attachement craintif et superstitieux à ses
« chefs », à la reproduction caricaturale du jeu des
grandes
organisations, à la déification de règles d’organisation et à la
soumission à
une discipline « librement consentie » d’autant plus
tyrannique et
plus intolérable qu’elle est en proportion inverse du nombre.
Ces
exemples nous enseignent, non pas l’inanité du parti comme le prétend
une
analyse superficielle et fataliste… « (Sur la nature
et la fonction du
parti politique du prolétariat in Internationalisme, n°38,
Octobre 1948)
Ces
longues citations permettent de se rendre compte que la GCF[2]
critiqua, avant Vercesi, la création prématurée du parti. D’autre part
elles
sont nécessaires pour prouver que l’affirmation de 1966 sur le
caractère
prématuré du parti était totalement insuffisante. En fait sa création
fut une
absurdité. Il devait inévitablement devenir, comme tous les autres
groupuscules, un racket politique. Les remarques critiques fort justes
de
l’article que nous reproduisons s’accompagnent de considérations
fausses sur le
rapport parti classe parce que les auteurs ne parviennent pas à
reprendre la
position fondamentale de K. Marx sur le parti qui n’est autre que la
classe en
tant que classe. Ils ne font que raisonner sur la dissociation et
l’autonomisation provoquée par la défaite. D’autre part, tout ceci est
englobé
dans des perspectives absolument erronées sur l’imminence d’un
troisième
conflit mondial, sur le capitalisme d’État russe, sur la démocratie
ouvrière,
etc. Tout ce qu’il fallait noter ici c’est une prise de position juste
une fois
qu’on a précisé ses limites. Enfin, il était important de reporter ces
citations parce que dans une certaine mesure elles témoignent une
certaine
convergence avec les positions de A. Bordiga, en particulier le refus
de
l’activisme.
Nous
n’avons pas parlé de ce dernier en ce qui concerne la formation du PCI
et à
propos du I° congrès, pour la raison qu’indique O. Damen : il n’était
pas
inscrit au parti et était absent du congrès. Cependant celui-ci affirme
que
Vercesi était son porte-parole, ce qui n’est pas exact. Pour exposer la
position de A. Bordiga nous serons donc obligé de faire appel à des
articles
non signés ou bien signés d’un pseudonyme, Alfa ou Orso, aussi en ce
qui
concerne la période antérieure au congrès que pour celle qui lui est
contemporaine[3].
Nous serons donc conduits à l’extraire d’un anonymat voulu, nécessaire,
révolutionnaire. Il convient de lever l’anonymat afin de détruire une
mystification. Celle-ci s’opère aussi bien en exaltant le nom des
hommes et en
niant leur œuvre dans ses fondements qu’en taisant le nom et étant
formellement
fidèle à une œuvre dite commune. Cela permet d’escamoter les
« virages », de remanier les articles anciens afin de
leur faire dire
ce que l’on veut au moment voulu, c’est le paravent pour toutes les
banalités,
et cela permet d’acquérir à peu de frais un minimum de décence
théorique.
La
mort de A. Bordiga n’est en aucune façon le prétexte à ce lever
d’anonymat.
Seules des considérations théoriques sont en cause et il ne sera pas
possible
de les exposer toutes au sein de ces remarques sur la gauche. Disons
tout de
suite que nous rejetons comme stupides les considérations sur la
personne et
son rôle dans l’histoire que G. Galli a mises au début de Struttura economica e sociale della Russi d’oggi,
ed. Editoriale
Contra, 1966[4],
afin de justifier le fait d’avoir exhibé le nom : Amadeo
Bordiga.
D’autre
part il n’est en aucune façon question d’utiliser ce nom pour faire
recette,
pour en faire un « best-seller » ou dans un but de
prosélytisme.
Comme lui nous sommes contre tout activisme. Il en est en outre ainsi
parce que
nous considérons l’œuvre de A. Bordiga, malgré sa puissance et sa
grandeur,
comme dépassée au sens hégéliano-marxiste. Il a accompli une
restauration
partielle du marxisme. En tant que telle, à l’heure actuelle, son œuvre
acceptée en tant que totalité conduirait à un faux absolu. Le travail
ultérieur
consistera à présenter quels sont les points fondamentaux à partir
desquels on
peut progresser en vue d’une réappropriation de la théorie.
La
question de l’anonymat était liée à toutes les autres dont l’ensemble
formait
ce qu’il appelait le « corps de doctrine » ;
il est évident que
lever l’anonymat imposera l’analyse de toutes ces questions, en
particulier
celle du programme et celle de l’anti-enrichissement, une des causes de
la
sclérose du PCI.
Au point où
nous en sommes, dans la lutte des classes, l’anonymat est un faux
problème.
Celui-ci avait une très grande importance dans une période de
contre-révolution
totale. Ce fut un point absolument positif que la gauche n’ait pas
exhibé un
superhomme comme le fit le mouvement trotskyste. Dans une telle période
il
fallait absolument se garder d’un afflux d’éléments qui la plupart du
temps
sont déterminés dans leurs actes par des considérations superficielles.
Cependant si l’anonymat peut être efficace vis-à-vis de l’extérieur,
cela ne
l’est plus à l’intérieur où le culte du chef devient d’autant plus
répugnant
qu’il est hypocrite !
Le
contenu fondamental de la revendication de l’anonymat qui ne peut être
mis en
doute sans opérer un immense recul, c’est l’affirmation que la
révolution sera
anonyme ou ne sera point ; le prolétariat ne doit pas attendre
le salut
d’aucun messie, d’aucun superhomme, et le vaste mouvement
insurrectionnel qui
balayera enfin l’infâme société actuelle sera caractérisé par aucun
nom, même
celui d’un être aussi génial soit-il. Le mouvement ne pourra s’appeler
que
communiste en fonction du but qu’il tendra à atteindre, en fonction des
rapports sociaux émergeant en la société et poussant les hommes à
réaliser la
véritable Gemeinwesen humaine : l’être humain. Rester ferme
sur cette
position c’est mettre au premier plan l’affirmation de K.
Marx : le parti
c’est la classe constituée en tant que classe.
Tirer
A. Bordiga de l’anonymat revient à doubler l’étude du rapport entre
gauche
italienne et parti communiste international par celle du rapport de
celui-ci à
la gauche et au PCI. Il importe, pour la période 1945-1966, de
confronter ses
positions à celles de O. Damen qui sera à partir de 52 le principal
théoricien
de l’autre parti communiste internationaliste se réclamant de la
gauche, et à
celles des autres membres de son propre parti surtout pour la période
de la
deuxième partie des années 60.
Une
dernière remarque s’impose : différents camarades ont pensé
depuis
longtemps publier « les œuvres de A. Bordiga » mais
leurs motivations
furent très diverses ; il est inutile de les considérer sauf
en ce qui
concerne celles de certains éléments qui en 1967 voulaient le faire
afin de
montrer, déjà, la spécificité de son œuvre. Notre refus, à l’époque,
découlait
de la rupture incomplète avec la vieille pratique groupusculaire.
Comment
expliquer l’activité de A. Bordiga en faveur d’un parti dont il
n’acceptait pas
l’existence, ou du moins dont il n’approuvait pas – c’est le moins
qu’on puisse
dire – le mode d’être. C’est ici qu’il y a lieu de revenir sur
l’entrisme
luxembourgiste dont nous avons déjà parlé qui est totalement différent
de celui
trotskyste. Les trotskystes « entrent » dans une
organisation donnée
en cachant leurs positions et affectant celles de leur hôte en
attendant le
moment privilégié où ils pourront intervenir et se dévoiler. L’entrisme
luxembourgiste est lié à l’idée que le prolétariat dans son mouvement
révolutionnaire récupère son parti, son internationale. D’où la
permanence
dans, et la non rupture avec le parti ou l’internationale même si,
objectivement, il s’est avéré que ce parti, cette internationale ne
sont plus
sur les bases révolutionnaires. Une telle position implique le rejet
des
manœuvres et la poursuite d’un travail théorique intense afin de faire
prévaloir les thèses fondamentales. A la limite il est déclaré qu’il
faut
travailler ensemble car le développement du mouvement révolutionnaire
viendra
réconcilier les protagonistes de positions, au départ, divergentes,
peut-être à
cause d’une prise différente sur la réalité sans qu’il y ait pour
autant des
divergences de principes ; en effet les uns peuvent voir la
totalité, les
autres une partialité logée soit dans le futur, soit dans le moment
présent.
Cependant ceci implique qu’il y ait un minimum de positions communes
entre les
diverses fractions ou regroupements informels de camarades au sein d’un
parti ;
cela suppose d’autre part la persistance de la possibilité
révolutionnaire ou
tout au moins la proximité de celle-ci. En anticipant sur tout le
mouvement, on
peut dire que A. Bordiga pratiqua un tel entrisme dans l’IC puis dans
le parti
communiste internationaliste, international ensuite.
Ceci
dit, le lecteur peut se rendre facilement compte à la lecture des
thèses à quel
point elles sont en discontinuité avec les affirmations théoriques des
participants au congrès de Florence, en particulier avec celles de O.
Damen. A.
Bordiga rejette tout activisme et son corollaire la mystique de
l’organisation.
Le parti ne doit pas construire « les conditions
intermédiaires »
(cf. ci-dessus, p. 117) ; il rejette en même temps la
bouffonnerie de tous
les rites de l’organisation, dont les congrès, qui ne sont, la plupart
du
temps, que de vulgaires mascarades à plus ou moins grand spectacle.
Sa
position fondamentale est : il faut « restaurer le
programme du parti
prolétarien mondial, puis tisser à nouveau le réseau de son
organisation dans
chaque pays »[5].
Cependant il est important de situer le moment même de la restauration,
qu’est-ce qui est restauré. C’est là qu’on voit que chez lui aussi, la
coupure
avec la troisième internationale n’est pas totalement effectuée. En
effet, dans
la « Plateforme politique du parti » - 1945 – la
possibilité
d’intervenir dans les élections est mentionnée. Or, même au cas où il
ne
l’aurait pas écrite lui-même il l’a, dans tous les cas, approuvée
puisqu’il la
cite plusieurs fois dans les thèses de la gauche. En ce qui concerne le
parti,
la revendication explicite du centralisme organique n’est pas
reprise ;
autrement dit la démocratie est rejetée, en particulier la fameuse
démocratie
interne (cf. la fin de « Force, violence, dictature
dans la lutte de
classe », texte publié avant le congrès de
Florence), mais il n’y a
pas d’affirmation positive.
Au
sujet des syndicats, A. Bordiga affirma leur intégration dans l’État
mais il ne
parle pas de la fameuse question des fractions syndicales, tant agitée
au 1ier
Congrès et qui le fut déjà à la conférence de Turin où un camarade
(Stefanini)
proposa même de ne plus participer aux syndicats pour s’orienter vers
la
création d’organismes de type soviets. Sur la Russie, la position
fondamentale
demeure : ce qui compte dans l’appréciation de la révolution
russe ce ne
sont pas les données économiques car, en Russie, il n’y eut jamais de
socialisme (si ce n’est dans le fait de l’existence même de
possibilités dues,
pour un moment, à l’existence d’un État prolétarien) ce sont dont les
données
politiques de l’État russe et de l’Internationale qui permettent de
situer
l’involution. Cependant cette position absolument juste ne s’accompagne
pas
d’une caractérisation extrêmement importante qui sera faite plus
tard : la
révolution russe fut une double révolution, bourgeoise et
prolétarienne, ce que
le KAPD affirma pourtant dès 1922. En outre, les Thèses n’apportent
aucune
précision essentielle à propos du capitalisme d’État : elles
reprennent
les explications de V. Lénine. Cependant, A. Bordiga repousse la
position de
ceux qui, comme Damen, voyaient dans le capitalisme d’État (plus tard, il s’agira
surtout du capitalisme
bureaucratique ; il y aura alors convergence entre O. Damen et
Chaulieu)
la réalisation de la domination du capitalisme, achèvement de sa
puissance et,
de ce fait, l’URSS serait l’ennemi n°1[6].
Ainsi
la restauration est celle des Thèses de 1926, thèses de repli, et non
celles
plus tranchées et plus pures du point de vue communiste de la fraction
abstentionniste, ce qui donne en partie raison à la gauche communiste
de France
(cf. les critiques de ce courant reportées plus haut).
On a
vu d’autre part que les positions de la GCF convergeaient avec celles
de A. Bordiga,
pourtant il n’y aura pas confluence réelle entre les deux. Cela est dû
au fait
que, en tant que continuateur de la fraction, qui avait voulu faire une
synthèse du mouvement italien, allemand et russe, la GCF charriait avec
elle
des positions luxembourgistes, kapédistes et même des positions de
diverses
oppositions au parti bolchevik. Or, étant fermement opposé à toutes ces
influences que l’on retrouve encore chez O. Damen dans sa conception du
parti
et du front unique : « Notre parti qui ne sous-estime
pas l’influence
des autres partis à tradition ouvrière et l’importance d’une telle
influence
sur les masses, se fait le défenseur di front unique, manifestation
organique
de l’unité ouvrière au-dessus des partis… » (Plate-forme de
1944)
(affirmation caractérisée faussement de trotskyste in Thèse 1.5.1.), A.
Bordiga
était amené à ignorer les critiques justes faites par ce courant. Et,
c’est
pour se démarquer des positions précédentes qu’il accusera son
allégeance au
léninisme.
Cependant
un retour à la fraction abstentionniste supposait de parachever la
rupture avec
l’IC, donc de revenir sur le repli adopté au 2° Congrès. Cette
non-rupture
s’extériorise dans son appréciation de l’opportunisme. Parler
d’opportunisme
pour avant 14 est valable mais après il s’agit uniquement de partis qui
sont
ouvertement intégrés au capital ; de même on peut parler
d’opportunisme
pour l’IC entre 1919 et 1921 (en 21, il y a la cassure) mais après le
V°
Congrès cela n’a plus de sens. Pour parler d’opportunisme il faut en
effet
qu’il y ait un mouvement ouvrier sur des bases plus ou moins autonomes
et non
un mouvement intégré au capital comme c’est le cas à l’heure actuelle.
Ceci
n’enlève rien à l’importance de l’affirmation que le stalinisme
réalisait le
contenu de la social-démocratie ; mais la social-démocratie
fut justement
une organisation qui détruisit l’autonomie[7]
du
prolétariat.
En
revanche il est un phénomène à propos duquel il y a une prise de
position
absolument rigoureuse et juste : le fascisme. Cela permettra
au petit
mouvement de la gauche de ne pas sombrer dans l’antifascisme, dans la
sphère de
la récupération capitaliste.
Il y
a en quelque sorte une délimitation immédiate, précise, nette, qui met
obstacle
à l’absorption intégrale de la part du capital ; cela permet
une
résistance à l’assaut du doute révisionniste, à toutes les pressions
des forces
sociales et idéologiques ambientales.
Bien
que le comportement théorique de Bordiga ait été d’intégrer les faits
particuliers dans l’arc historique total du mouvement de la classe ou
du développement
d’une forme sociale donnée, il y a un défaut d’immédiateté dans son
œuvre parce
qu’il n’a pas assez précisé le lieu historique des coupures, des
discontinuités. Voilà pourquoi si, en définitive, il effectua l’analyse
dont
parlait Vercesi, il ne la poussa pas à bout peut-être à cause de sa
position
anti-créativité, anti-enrichissement, à son affirmation parfois très
étroite de
l’invariance, à sa conception du programme. Le doute révisionniste ne
pouvait
pas être combattu simplement par une réaffirmation d’un
« corps de
doctrine » mais il fallait aussi extérioriser la théorie en
s’attaquant
aux faits dont il est question ci-dessus page 19[8].
Mais
si ces faits n’étaient pas perçus dans toute leur spécificité, cela
revenait à
répéter, pour les expliquer, les éléments du vieux bagage
théorique ; si
on dévoilait pleinement leur spécificité on courait, alors, le risque
de voir
réapparaître la théorie du chef génial nécessaire pour résoudre les
nouvelles
énigmes de l’histoire. Cette possibilité inhiba en quelque sorte le
travail de
Bordiga qui resta à mi-chemin.
Nous
parlons ici d’immédiateté vis-à-vis de toute une phase historique et
non
d’immédiatisme dans le sens qu’il donnait à ce mot, en particulier dans
les
textes publiés dans le n°3 d’Invariance.
Anticipons
quelque peu : A. Bordiga
reconnut l’importance décisive de la défaite de 1914, qui n’a pas
encore été
surmontée, mais il n’expliqua jamais de façon claire, nette, que le
marxisme,
théorie du prolétariat, avait été en fait détruit avant cette date et
que la
révolution russe avait été incapable de le réimposer. Lui-même par
suite du
compromis de 1920 avec les bolchéviks n’effectua pas le travail
nécessaire.
Pourtant sa position n’était pas tributaire de celle de Moscou, elle
n’était
pas née brusquement en 17, comme il l’affirmait à G. Berti – alors
encore à la
fraction abstentionniste – en 1920, avant de partir pour la Russie,
afin
d’assister au 2° Congrès de l’IC :
« Nos
thèses découlent du marxisme, d’un marxisme rigoureux et non dilué
comme celui
qui domina durant de longues années dans la 2° internationale, et si
même, un
jour, la révolution russe disparaissait et si les soviets et les
bolchéviks
prouvaient qu’ils ne sont pas en mesure d’accomplir correctement leur
fonction,
nous ne changerions pas une virgule à notre programme… »
Affirmer
que le marxisme n’avait pas été restauré (les réflexions de G. Lukacs
en 22 et
de K. Korch en 23 sur la question philosophique le montraient déjà de
façon
percutante) aurait conduit A. Bordiga à remettre en cause la thèse
kautsko-léniniste
de la conscience venant de l’extérieur. Alors, en fonction de telles
présuppositions et en fonction de l’effroyable défaite du prolétariat
en 1945,
non seulement toute possibilité de formation du parti eût été
repoussée, ce
qu’il fit, mais, aussi, tout entrisme de type luxembourgiste eût été
abandonné.
En revanche, il eut l’illusion de pouvoir établir un pont
organisationnel entre
la contre-révolution et la révolution, d’où toutes les déclarations sur
l’importance de la continuité organisationnelle, tout en s’opposant à
l’agitation organisationnelle. Voilà pourquoi trouve-t-on si souvent
l’idée que
le vrai parti viendra demain. Cependant par son travail, il cautionnait
l’existence du PCI et permettait aux adeptes de l’organisation
immédiate de
prospérer dans son anonymat.
Cette
négativité de la position de A. Bordiga fournit la raison et explique
le porte
à faux des diverses polémiques dirigées contre lui par la gauche
communiste de
France (par personne interposée très souvent), par Vega dans Socialisme
ou
Barbarie, par exemple. Le parti pouvait continuer à vivre
tant que les
partisans à tout prix d’un vrai parti ne s’extériorisaient pas au point
de
mettre en cause tout le travail sérieux de réflexion théorique. C’est à
cette
négativité que le PCI doit la possibilité de le revendiquer, de
s’affirmer
comme étant son continuateur. Il pourrait au cas où quelqu’un
soulèverait une
polémique à ce sujet montrer qu’il est fidèle à son œuvre.
Si
nous mettons en évidence et publions cette dernière, ce n’est nullement
pour
conduire une telle polémique car la question du rapport actuel de A.
Bordiga au
PCI nous importe fort peu. Ce qui nous intéresse c’est de cerner son
œuvre dans
sa spécificité parce qu’elle a un caractère original (et par là-même
une
importance indéniable) lié à un moment bien défini de l’histoire du
prolétariat
et de la lutte du communisme contre le capitalisme. Il est le
représentant le
plus conséquent de l’ultime résistance contre l’accession du capital à
sa domination
réelle, sans arriver à la délimiter, à la décrire de façon
rigoureuse ;
l’œuvre de A. Bordiga tout en étant engluée dans la position théorique
corrélative à la révolution en domination formelle du capital, pose
déjà les
bases pour la formulation théorique correcte de ce que sera la
révolution en
domination réelle du capital, la révolution communiste pure, celle où
le
prolétariat peut immédiatement se nier. Ces bases sont dues à tout son
travail
pour réimposer la critique de l’économie politique conduite selon K
Marx. Il
reprit une à une toutes les catégories et montra en quoi le communisme
se
distinguait du capitalisme ainsi que des soi-disant socialismes. Toute
son
œuvre est déterminée par la vision du communisme.
Il
n’est pas question non plus pour nous d’opposer à certaines
affirmations que le
PCI puise chez A. Bordiga (par exemple ce qu’il a écrit dans
« Le texte de
Lénine sur La maladie infantile du
communisme (le gauchisme) » écrit en 1960 qui est son plus mauvais
ouvrage, comme le « texte » de V Lénine est son écrit
le plus
déplorable) des citations qui diraient le contraire. Il ne s’agit pas
de
choisir son A. Bordiga, mais de montrer que l’ambiguïté inscrite dans
la
totalité de l’œuvre est liée à la période historique qu’il vécut, toute
entière
dominée, depuis la catastrophe de 1914, par la question :
comment être un
parti quand les conditions historiques sont défavorables, comment être
séparé
de la gangrène qui ravage la classe et être pour l’unification de cette
classe ?
Il
ne s’agit pas d’autre part d’escamoter certaines affirmations au profit
d’autres considérées comme essentielles pour le point de vue où l’on se
place ; ainsi, on ne doit pas oublier que la critique
fondamentalement
juste de toute théorie gestionnaire dont celle du KAPD avec ses
Betriebsorganisation,
s’accompagne d’une apologie acritique du parti bolchévik, qui empêcha
toute
coupure non seulement avec le léninisme mais avec le trotskysme et dans
une
certaine mesure avec le stalinisme lui-même.
Ceci
dit, il est possible en complément des thèses I.5.1 à I.5.22 de définir
la
position de A.Bordiga dans l’histoire du mouvement prolétarien. Ce qui
est
fondamental, à ce propos, c’est son rapport à la conception
bolchévique, lequel
est déterminé par son souci de maintien de continuité révolutionnaire.
C’est là
que surgit sa contradiction essentielle : d’un côté, il
affirme de façon
réitérée que théorie, principes, tactique, sont indissolublement liés
et,
d’autre part, lorsqu’il affronte la question de l’IC il parle des
erreurs tactiques
des bolchéviks tout en exaltant leur « restauration des
principes »
(cf. par exemple Le danger d’opportunisme et l’Internationale
-
1925 ; Nature, fonction, tactique du parti
révolutionnaire de la classe
ouvrière, Les Thèses de Naples –
1965). De même il affirme toujours que la révolution n’est pas un
problème de
formes d’organisation tout en se délimitant des bolchéviks uniquement
sur la
question de la tactique et de l’organisation, considérant que les
erreurs dans
ces deux domaines ont conduit à la défaite. Ici encore la contradiction
se
retrouve dans toute l’œuvre post-1923.
La
nécessité de la délimitation historique de l’œuvre de A. Bordiga – qui
requerrait
la publication d’un ouvrage plus conséquent que ces quelques notes –
découle
non seulement d’une réflexion théorique mais de la pratique même. Le
mouvement
de mai 68, en mettant un terme à la contre-révolution, en étant
émergence de la
révolution, était la critique active de l’ambiguïté ; en
faisant une
critique pratique de tous les groupuscules qu’il rejetait dans leur
exhibition
passéiste, il posait, évidemment encore de façon non positive, ce que
sera
mouvement futur du prolétariat qui ne peut se reconnaître dans aucun de
ces
rackets. De plus, les émeutes grandioses de Pologne 1970 viennent
rappeler que
la contre-révolution est finie et qu’inexorablement le nouveau cycle
est dans
son devenir. Pologne 1920 : arrêt de la révolution devant
Varsovie ;
Pologne 1970 : effectuation de la critique radicale que la
plupart des
groupuscules hésitent à envisager : la destruction du parti
communiste,
comme moment de la révolution, ainsi que, pour l’Occident, celle de
tous les
syndicats. Dès lors les éléments anticipateurs (en particulier
l’affirmation de
la révolution anonyme) de l’œuvre de A.Bordiga apparaissent
lumineusement, tant
il est vrai comme le dit K. Marx que ce n’est qu’à partir de la forme
supérieure que l’on peut comprendre celle inférieure. Ce qui, d’autre
part,
donne en partie raison à Vercesi disant qu’il fallait attendre la
maturation de
la situation pour en théoriser les fondements réels. Cela permet, en
outre,
d’accorder l’importance qu’elles méritent à toutes sortes de tentatives
théoriques comme celle de Socialisme ou Barbarie ou
de l’Internationale
Situationniste qui ont souvent individualisé les grandes
questions du
moment. Les producteurs de ces revues, comme P.J. Proudhon au siècle
dernier,
sont sensibles aux nouveautés que présentent la société de leur époque
mais,
comme ils n’ont pas fait leur le comportement théorique de K. Marx de
considérer tout immédiat comme produit de médiations, ils ne
parviennent à
intégrer ces faits dans le tout du développement historique. Ils sont
portés à
n’en voir que l’aspect extraordinaire, magique et presque scandaleux.
Tout
ceci implique que pour mener à bien cette tâche de délimitation il
faille en
intégrant l’œuvre de A. Bordiga accomplir le travail défini dans Transition (cf. Invariance, n°8). La
force matérielle de la contre-révolution et toute son idéologie a
englué le
mouvement prolétarien dans le passé ; la pensée qui se veut
révolutionnaire retarde énormément sur la réalité du développement
économico-social. Et, ceci, paradoxalement parce qu’elle a été séparée
de la
théorie, du fait de sa négation à la fin du siècle dernier. Dès le
début celle-ci
résolut le problème essentiel : la suppression du prolétariat.
Or, telle
est la tâche pratique actuelle du mouvement révolutionnaire.
Affirmer
l’invariance de la théorie c’est se la réapproprier. C’est de la
réappropriation par le mouvement prolétarien plutôt que de sa
restauration
qu’il s’agira dans les travaux ultérieurs[9].
***
« …
la critique socialiste […]
représente la méthode d’emploi la plus heureuse et la plus sûre de la
raison
humaine ; c’est seulement lorsqu’elle s’identifie à la cause
de ceux qui
n’ont rien et sont dominés, en dehors et contre les règnes du dogme et
de
l’autorité, qu’elle est libre de toutes les influences et de tous les
préjugés »
A.
BORDIGA, La révolution russe, 1917
[1]
A l’époque
il n’y avait de parti qu’en Italie. Ce n’est qu’en 1963 que
subrepticement
celui-ci apparaît en France ; avec le n°25, Programme
Communiste
devenait tout d’un coup la revue du parti communiste internationaliste
(programme communiste). Le changement de nom ultérieur du parti ne fut
pas dû
comme il est écrit dans le n°30 de la même revue, à la découverte
subite d’un
autre PCI en France, mais trotskyste, et donc de la peur tout aussi
soudaine de
la confusion entre les deux organisations, mais à un évènement en
Italie
même : la séparation d’un certain nombre de camarades qui
revendiquèrent
être le parti communiste internationaliste et publièrent Rivoluzione
comunista. C’est à partir de là que le parti s’appela parti
communiste
international ; il fallut en faire autant en France.
[2]
En ce qui
concerne les courants opposés aux positions de la gauche italienne, il
y avait
aussi, en France, un groupe publiant le journal « Le
prolétaire » qui
se définissait anti-bordiguiste !
[3]
Ce que fit
déjà A. Véga dans Socialisme ou barbarie n°11,
novembre-décembre 1952.
[4]
Structure économique et sociale
de la Russie
d’aujourd’hui. Ceci était paru sous forme anonyme dans le
journal « il
programma comunista » du n°10, 1955 au n°12, 1957, et a été
effectivement
écrit par Bordiga aidé par d’autres camarades surtout en ce qui
concerne la
documentation historique et statistique.
[5]
Ce travail
de restauration sera surtout accompli dans la série d’articles de la
rubrique
« Sul filo del tempo » (d’où la revue Le
fil du temps tire son nom). Ainsi les diverses questions
abordées dans les Eléments d’orientation et
dans les Thèses seront traitées de
façon séparée et détaillée, ainsi que diverses questions touchant de
plus près
l’actualité telle L’agression à l’Europe de
la part des USA.
[6]
Á ce sujet
il convient de rectifier l’erreur de caractérisation théorique
effectuée dans
la thèse 1.5.1. in n°6 d’Invariance : il ne s’agissait pas du
capitalisme
d’Etat conçu comme stade intermédiaire entre capitalisme et communisme.
[7]
Dans le sens
que nous nui donnons dans le n°8, cf. Transition.
[8] Il s’agit des événements : crise de l’Internationale, « manifestation en Italie et dans d’autres pays de nouvelles formes totalitaires et dictatoriales de domination bourgeoise », la seconde guerre mondiale et l’alignement des partis socialistes et communistes sur la propagande de guerre des démocraties capitalistes, le désastre militaires de l’État italien – Préambule à Les thèses de la Gauche 1945 (Note de 2009)
[9] En ce qui concerne l’ « Invariance historique du marxisme » article d’où a été tiré le nom de la présente revue, cf. Invariance, n°3, pp. 1-6.