COMPORTEMENT
GAUCHISTE
Impuissance à affronter le débat réel. Le mouvement de Mai ’68 a montré qu’en définitive la grande difficulté se situait au niveau des rapports affectifs; ceci est parallèle à la prise de conscience qu’il doit y avoir fin des rôles: révolutionnaire, contre-révolutionnaire avec toutes leurs gradations. Donc l’impuissance à comprendre conduit à conserver le rôle en tant que forme et à ne pas tenir compte du contenu, cela permet un repérage des autres mais non une connaissance. Ce repérage est proche de la mise en fiche flicarde[1].
Cette impuissance se manifeste encore plus quand le sujet qui se pose révolutionnaire est dans une situation bloquée, d’impasse, par exemple enseigner à des enfants. La question finalement n’est pas ce qu’on enseigne, surtout pas la révolution, mais c’est celle de l’affirmation d’un être. Il faut que les enfants puissent sentir qu’il y a de l’humain. On ne peut pas en rester là; il faut essayer de faire comprendre que cet humain est possible en dépit de l’ordre social et non pas à cause de cet ordre.
En revanche en s’affirmant dans son rôle révolutionnaire et en communiquant avec personne, par prise de position en fonction du rôle, cela permet de justifier son propre caractère révolutionnaire. On ne peut pas communiquer parce qu’on est autre et l’altérité est le caractère révolutionnaire.
Cela permet de justifier aussi le fait de faire un compromis: travailler et ne pas soi-disant en être victime: on se distancie, on se démarque. Ce faisant on ne vit pas:
-
par absence de contacts avec les
êtres de ce monde avec qui on pourrait amorcer une «critique, une
remise en
cause» de la dynamique de vie;
- par absence d’essai de vie «alternative», de vie autre.
De là aussi l’hypocrisie car en maintenant ce rôle, avec les contraintes qu’il implique et qui permettent la justification, il y a masquage de ce qui est. On fait l’économie de sa propre remise en question, ce qui devrait se produire puisqu’objectivement on est amené à faire comme les autres, alors pourquoi se justifier révolutionnaire et étiqueter les autres réactionnaires? Pourquoi un même comportement donnerait deux étiquettes différentes? Voilà pourquoi il faut être agressif vis-à-vis de l’autre parce qu’on fait comme lui. L’unique différence ce sera l’insulte. C’est un distinguo en même temps que cela traduit la panique devant le caractère tragique de la vie qui nous impose des compromis où l’on est terriblement mal. L’insulte est un délestage d’angoisse.
Quelle générosité traduit un tel comportement? Or la révolution ne peut être que généreuse. Une telle attitude veut dire que si ces gens parviennent au pouvoir ils deviendront à leur tour des bourreaux d’autant plus ignobles qu’ils auront à leur disposition un arsenal énorme de justifications.
L’angoisse dérive du fait qu’il y a crise, que les différents référentiels fondamentaux se sont évanouis (prolétariat sujet révolutionnaire) et qu’il y a de ce fait crise du militantisme. Il y a donc un vide qui aspire l’angoisse. Ils la conjurent en recourant à des attitudes spectaculaires et à l’insulte; ce faisant ils se trompent totalement d’adversaires et se placent dans la méprise généralisée.
Au fond se manifeste la peur de la vie qui pose des difficultés objectives; de la vie encore enserrée dans ce monde, et de la vie telle qu’elle peut se déployer hors de ce monde.
Manque d’énergie. En effet il en faut pour penser en dehors des schémas rackettistes, pour affronter le vide qui s’est produit.
Ils sont donc la manifestation de la désubstantialisation des hommes et des femmes qu’opère le capital.
Le comportement gauchiste est la pathologie de celui du militant classique et il est en même temps le meilleur comportement pour réinsérer dans la logique de la domination tous ceux qui ont des velléités de s’opposer au système. D’autant plus que la plupart de ces gauchistes posent les données en terme de valorisation: ils sont contre parce qu’en définitive ils ne sont pas reconnus pour ce qu’ils sont. Avec cela ils veulent l’être au moindre prix (ceci est lié à la perte de volonté et à celle de l’effort nécessaire pour atteindre un but). La plupart du temps la vision de ces gens ne se hausse pas à une vision humaine où il ne s’agit pas seulement de la question du travail, de la rémunération, du temps disponible etc. mais des relations interhumaines. Ce sont celles-ci qui sont primordiales; tout le reste en découle. Pour avoir de vraies relations humaines, il faut un type donné d’activité, c’est évident; donc ce qui est nommé politique économie, etc. ne peut être que subalterne, secondaire.
Ils
sont l’expression d’un malaise et
non celle d’une rébellion. Dans ce second cas, on ne peut pas se
contenter
d’affirmer son «être-mal», on cherche les véritables tenants et
aboutissants
d’une situation qui nous place dans une condition intolérable. Elle ne
s’arrête
jamais aux êtres humains, mais affronte la dynamique qui fait des êtres
humains
des adversaires ou des amis.
[1] Ce texte a été écrit le 2 janvier 1978 et envoyé à quelques camarades. Le ils renvoie aux gauchistes qui, curieusement, ne sont pas nommés, tout au moins au début du texte. Ils étaient évidents dans mon interpellation de toutes sortes de personnes non présentes, ici et maintenant, au moment où j’écrivais ce que je ressentais en présence du comportement gauchiste. [Note de 2001]