GLOSES
EN MARGE D' UNE RÉALITÉ
IV
Les
évènements de décembre 1986 ayant brutalement
perturbé l'ordre social, d'aucuns ont pensé qu'on assistait au retour
de la
révolution, à son émergence, etc., d'où, inévitablement, une
comparaison avec Mai-juin
1968. Or, il n'en est rien. Le procès révolution
est bel et bien fini, et l'on peut considérer qu'il s'est épuisé lors
de ce dernier
mouvement qui, par là même posait un devenir tout à fait différent.
Celui de
1986 n'infirme en rien cette affirmation, au contraire il vient
renforcer notre
appréhension que quelque chose de nouveau se prépare, sans parvenir à
-une discontinuité. Ce qui
nous conduit à penser
qu'il est un moment de
maturation, plus exactement l'extériorisation de cette dernière qui
s'effectue
en profondeur. Dés lors. affirmer
qu'il n'a aucun
rapport avec la révolution implique nullement un dénigrement quelconque
mais exige
de situer de façon la plus rigoureuse possible son rapport à l'advenir
proche.
Du
point de vue superficiel, phénoménologique immédiat, on doit noter que
le mouvement eut une certaine dimension internationale, ce qui dénote
l'importance de ce qui est en train de mûrir
mais elle n'eut pas
l'ampleur de Mai-juin
1968, en outre on eut également
un certain relais par des mouvements ouvriers qui furent extrêmement
limités
dans l'espace et surtout dans leurs revendications.
Autrement
dit là pulsion affectant le corpus social a redonné momentanément un
peu de
vitalité, alors que 18 ans auparavant l'importance de la manifestation
prolétarienne consécutive à la révolte des étudiants avait pu conduire
à
penser, tout au moins dans un premier temps, à une émergence
révolutionnaire.
De ce point de vue 86 est, comme un spasme de 68, signifiant la fin
définitive
du mouvement~prolétarien. Et ceci concorde avec le devenir jusqu'ici
constaté:
rien ne disparaît d'un seul coup et rien ne parvient à s'établir, se
structurer
d'un seul bloc, éliminant en une seule fois toutes les tares du passé.
En fait
ce qui tend à émerger, par suite de ses faiblesses qui ne permettent
pas qu'il
soit reconnu et accepté, redonne force aux groupements, mouvements
antérieurs.
Ce
mouvement de 1986 permit de mieux saisir ce que fut Mai-juin
1968. Le premier est dans la dynamique impulsée par le second, sans
être encore
à même – répétons-le –
d'affirmer la discontinuité.
Plus précisément Mai-juin
68 a fini un cycle et opéré
un dévoilement. Le mouvement de 1986 met en évidence la nécessité
d'extérioriser une discontinuité qui est vécue dans l'immédiat au
sein de ceux qui n'ont pas été
intégrés, détournés, publicisés de différentes manières, informatisés,
joués
dans tous les sens du terme...
La
discontinuité
s'est toutefois en partie affirmée sous la forme de l'impossibilité à
poursuivre un procès ou à rompre avec lui. Par là il s'est
implicitement posé la question: peut-on faire autrement? Elle n'a
peut-être
affleuré réellement que chez quelques individus, mais tous y ont été
sensibilisés.
Le
mouvement de 1986 a manifesté une
oscillation communautaire (comme il y en eut tant au cours de
l'histoire),
après le délire individualiste des années finales de la décennie 70,
lui-même
réaction à l'affirmation communautaire de Mai-juin
1968. En conséquence, à ce niveau, il ne manifeste rien de particulier,
étant
strictement déterminé par des données historiques, ambiantales
immédiates.
Il
y a eu affirmation de la communauté
en tant que racket en tant que ghetto. Mais ici le ghetto n'est pas
seulement
imposé par l'autre, par le pouvoir en place, sous toutes ses formes,
mais par
les jeunes parce qu'ils refusent les perspectives de ce monde ou, s'ils
les
acceptent, c'est en tant que survie et non en tant que vie, parce qu'on
ne peut
pas faire autrement. C'est la communauté repliée sur la défensive, se
sentant
menacée, inapte à une affirmation fondamentale, sinon à une exaltation
de la
solidarité, comme l'a bien indiqué W. Pfaff:
Au
sein de l'hiver français du mécontentement un appel à la solidarité.
(International
Herald Tribune,
17-18/01/87
C'est
ce qui a donné la force au
mouvement mais a causé aussi des malentendus au sujet du rejet de la
politique,
des syndicats etc. Il rejeta toutes les idéologies, les représentations
dominantes de ce monde et ne se fia qu'à ses forces, mais pour quoi
faire? Son
incapacité à fonder une discontinuité réelle le conduisit à reprendre
des principes
de la vieille représentation bourgeoise, humaniste: égalité,
fraternité,
équité, etc., pour tendre à affirmer des rapports humains.
De
là, une
dimension éthique et esthétique du mouvement, une "dignité" même,
dans la mesure où il fut cohérent. Toutefois, il perdit de la force
quand il se
résigna à un appel à l'aide aux syndicats. Mais, étant donné que la
victoire
vint immédiatement, il put se sauver,car
sa direction
accepta de disparaître...
Les
quelques manifestations ouvrières, particulièrement en France, furent
des
caricatures de celles des étudiants et exacerbèrent leurs aspects
négatifs.
Ainsi lors de la grève de la SNCF, le phénomène de ghettisation
fut porté, à son comble avec une affirmation de
revendications
strictement catégorielles et un refus de généraliser le mouvement, ce
qui est
une rupture totale avec la pratique du mouvement prolétarien ( rejet de
la
solidarité).
La
dynamique
d'excrétion dont nous avons parlé à propos de l'arrivée des socialistes
français au pouvoir en 1981, s'est à nouveau manifestée.
L'incapacité
à
affirmer et à s'affirmer s'est accompagnée d'une angoisse diffuse, non
exprimée
clairement parce qu'elle était conjurée par la dimension communautaire;
angoisse devant l'avenir, devant l'impasse, devant un monde
incompréhensible,
insécurisant, inhumain.
Ce
mouvement
affrontait sans le reconnaître clairement le problème de devoir
participer à un
monde en ne l'acceptant pas et, surtout,celui
encore
plus difficile (pour ceux qui sont allés plus loin dans la remise en
cause) de
ne pas y participer et de lui être irréductible tout en fondant un
autre où la
dynamique de vie doit être absolument différente. C'est l'émergence de
cette
problématique, à l'insu même de ses participants, qui a conféré un
caractère
énigmatique à ce mouvement, comme le soulignait de façon superficielle P.
Gaussen dans Le
Monde du 05 décembre 1986: Un objet social non
identifié. Dans la
mesure où il a fait affleurer cette énigme~.inscrite dans la réalité
même du
devenir actuel, i1 a fait oeuvre positive.
On
ne doit pas
uniquement le comparer au mouvement de Mai-juin
1968
mais il doit être intégré dans celui de la révolte de la jeunesse
depuis le
milieu des années 50, en tenant compte particulièrement de son
expression
musicale extrêmement puissante jusqu'à la fin des années 70. Plus
globalement,on devra
confronter ce dernier à celui qui opéra à l'aube
de l'affirmation du capital en sa domination formelle sur la société,
c'est-à-dire au Sturm und
Drang
et au romantisme. On pourra se rendre compte de l'affirmation d'un
certain
nombre d'invariants: refus du procès d'intégration-domestication,
de l'abstraction-mécanisation; revendication d'une immédiateté, de
l'amour, du
rythme (d'où importance de la musique), etc. On notera que de nos jours
le
refus du procès de connaissance définissant Homo sapiens, se manifeste
de façon
plus percutante, ce qui pose la dissolution de cette espèce.
Une
autre
particularité du mouvement de 1986 a été relevée par un sociologue (P. Yonnet dans L'Express
du 12 au 18 décembre 1986,
p.25): l'importance des jeunes filles et le rapport avec l'affirmation
d'une
pratique non violente (émergence d'une dimension féminine?). On peut
ajouter le
fait que, encore plus qu'en 1968 (
mais comme en 1973)
ce sont les plus jeunes, les lycéens, qui ont donné la plus forte
impulsion. Ce
qui traduit encore mieux la rupture qui s'opère dans le,
procès de
transmission
d'une génération à l'autre de ce qu'est l'espèce (phénomène de
dissolution).
Ceci indique simultanément que le phénomène d'intégration est tellement
puissant que très tôt hommes et femmes
sont accaparés par la communauté en place.
Toutes
ces
particularités ne posent pas une discontinuité. Pour en percevoir une
(plus ou
moins affirmée en Mai-juin
1968, ou par le mouvement
hippie), il nous faut faire appel à un adversaire, acharné, injurieux,
du
mouvement de 86, L. Pauwels, qui a écrit dans le Figaro-Magazine
du 06.12.86 un article scandale: Le monôme des zombis.
Il
met en évidence l'aspect communautaire-ghetto dont
nous avons parlé: "Rien ne leur paraît meilleur que d'
être rien, mais tous ensemble, pour n'aller nulle part. "
Effectivement,
ils n'ont plus rien puisqu'ils rejettent tout. En regard de la société
en place
ils ne sont effectivement rien puisqu'elle ne peut pas se reconnaître
en eux.
Commençant une autre dynamique, ils ne peuvent rien détenir; et leur
errance
est une expectative.
Pauwels
en déduit que "Leur rêve est un monde indifférencié où végéter
tièdement.
Ils sont ivres d'une générosité au degré zéro, qui ressemble à de
l'amour mais
se retourne contre tout exemple ou projet d'ordre."
Cette
déduction dévoile réellement ce qu'il leur reproche le refus de la société-communauté actuelle,
ainsi que sa hantise de la
dissolution: "L'ensemble des mesures que prend la société pour ne pas
achever de se dissoudre: sélection, promotion de l'effort personnel et
de la
responsabilité individuelle, code de la nationalité, lutte contre la
drogue,
etc.. les hérisse. "
D'où,
finalement,
son diagnostic:
"C'est
une jeunesse atteinte d'un
sida mental."
La
démarche
de L. Pauwels est tout a fait cohérente avec la pratique et la théorie
d'Homo
sapiens depuis 2 600 ans qu'on peut résumer et
caractériser par un
mot: la thérapeutique .Il cherche à repérer et à individualiser une
maladie
afin de pouvoir soigner. Mais dans ce cas, toute la thérapeutique fait
faillite, non pas parce que le sida ne sera jamais curable; toute
maladie l'est
plus ou moins, ce qui justement l'éternise; mais parce qu'en fait, d'une
façon qui
se veut calomnieuse, L. Pauwels a mis en évidence un phénomène de vaste
ampleur
qui rompt avec la pratique occidentale. En effet - comme nous l'avons
déjà
signalé ailleurs - jusqu'à ces dernières années, on considérait
l'homme, la
femme, sain, saine, si il ou elle avait des défenses (un système
immunitaire
puissant!!) parce qu'il fallait participer à une compétition, à une
lutte pour
la vie, pour la conquête du pouvoir, etc;.. Or, et A. Janov, en
particulier, l'a bien indiqué, la santé c'est de ne pas avoir de
défense, ce
qui implique une dynamique de vie et une représentation totalement
différentes.
Les
jeunes de 1986
étaient donc sans défense et sans volonté de compétition entre eux;
d'où le
tragique de leur mouvement parce qu'ils opéraient (et ils opèrent
) dans un monde implacable. Ils ont pour ainsi dire émergé
avec cette
nouvelle dimension dans ce monde de compétition, au sein d'un procès de
dissolution. Ils ne sont pas armés pour affronter une telle situation;
car
comment accéder à une réalité au sein de la dissolution? C'est là que
se
manifeste le plus cruellement l'absence de jonction entre les
générations qui
permettrait de donner des référentiels pour pouvoir affirmer une autre
dynamique en enracinant les jeunes dans un projet invariant depuis des
millénaires.
L'argument
de Pauwels se retourne encore
contre toute la représentation et l'ordre social qu'il défend. Afin
d'intégrer
au mieux hommes et femmes, le système en place tend à détruire leurs
défenses
qui inhiberaient la greffe en eux de l'être accepteur du devenir en
place. I1
n'est pas étonnant dés lors de risquer un vaste procès de dissolution
[1].
Se
limiter à ce dernier argument
signifierait que le mouvement de 1986 serait en définitive le produit
de la
manipulation par le système thérapeutique et reviendrait à demeurer sur
le
terrain de L. Pauwels pour qui les jeunes ont été manipulés. En, fait,
nous
pensons que le rejet des carapaces, des défenses est un point de départ
essentiel pour 1'effeetuation d'un procès de réintégration dans la
nature,dans la concrétude
immédiate, pour un rétablissement de la
continuité et mettre fin à un phénomène de division- séparation des
membres de
l'espèce au sein des communautés; car ce n'est qu'à partir de là qu'une
puissante réflexivité pourra se déployer.
Par
là, le mouvement de 1986 signale
l'émergence d'une discontinuité qu'il nous faut effectuer.
*
*
*
Dans
Gloses en marge d'une réalité I nous avons écrit:
''Nous vivons le temps
d'un grand schisme, celui d'avec le capital". Cette affirmation doit
être
précisée et il faut tenter d'en montrer la validité.
La
communauté capital s'est
imposée à l'échelle mondiale, même si la
greffe sur d'antiques communautés despotiques n'est peut-être pas
encore
totalement assurée. En même temps, dans les centres les plus
développés, nous
avons la mort potentielle, théorique du capital; ce qui n'empêche
aucunement
des phénomènes capitalistes de se développer amplement, ne serait-ce
qu'à cause
de l'inertie historique, liée en partie à la difficulté qu'ont les
hommes et
les femmes à mettre en place des structures nouvelles.
S'il
en est ainsi,
on doit pouvoir constater un certain procès de dissolution de
l'ensemble du
procès capital ainsi qu'une remise en cause de la part de ceux qui sont
les
plus proches de la Gemeinwesen
(communauté) en place,
comme disait K Marx qui visait le procès révolution. Or, c'est ce à
quoi nous
assistons lorsqu'on constate le refus du mécanisme monétaire, de la
valorisation mercantile chez ceux qui font fonction d'entrepreneurs, de
PDG;
tandis que divers éléments qui étaient intégrés au procès du capital,
tenden1à
s'autonomiser. Ceci est spectaculaire
en ce qui concerne la technique et c'est ce que théorise J.
Ellul en ne considérant que l'autonomisation. Autrement dit un
mouvement de
séparation vis-à-vis du capital s'est amorcé qui n'est`,pas
uniquement dû aux hippies et groupes similaires. Ce qui est dés lors
essentiel
c'est de comprendre quelle est la nouvelle unité-globalité
qui est en train de s'instaurer en dépit des désirs et des volontés des
hommes
et des femmes, et qu'elle est celle qu'ils visent à atteindre,
lorsqu'ils
parviennent à se poser un tel objectif. Le plus souvent le mouvement de
séparation est tel qu'hommes et femmes ne se préoccupent que de
survivre, terrassés
qu'ils sont par les phénomènes surgissant de cette mort du capital.
D'un
point de vue phénoménologique ce qui caractérise la fin d'un procès historico-social c'est qu'il y a
réapparition de
problématiques qui opérèrent au début. Et ceci est accusé de nos jours
du fait
du décalage entre différentes zones du globe. Ainsi on constate qu'en
Afrique
(Afrique du Sud, Angola, Zimbabwe, etc.) et même en Asie (rétrocession
de
Hong-Kong a la Chine à la fin de ce siècle) nous en sommes à la fin du
phénomène foncier commencé avec l'expansion du capitalisme sous sa
forme
mercantile au XV° siècle; ce qui réactive, sur le plan de la
représentation, la
thématique de l'autre qui fut fort en honneur, au XVI° siècle (comme le
prouve
l'oeuvre de M de Montaigne).
A
l'échelle mondiale divers phénomènes - moments différents du procès du
capital
dans sa dimension historique et donc dans son devenir à la communauté -
se
parachèvent, tandis qu'en Occident, particulièrement aux USA, celui-ci
n'est
plus la réalité déterminante du devenir actuel de la communauté qu'il a
engendrée. Ceci s'accompagne de l'évanescence des mythes essentiels à
l'instauration de la représentation du capital comme celui du progrès,
de la
conquête de la nature, soit parce qu'ils sont abandonnés par les hommes
et les
femmes, soit parce qu'ils ne sont plus opérationnels, même si ces
derniers
veulent encore les maintenir.
C'est
en tenant compte de ces remarques que l'on peut comprendre le tournant
qui
s'est opéré en 1975
avec
la défaite des
USA au Vietnam et la fin de leur mythe Cette dernière est essentielle
en ce qui
concerne aussi bien le capital que le prolétariat. En effet, comme on
l'a plus
ou moins explicité ailleurs, les USA furent depuis le début le pays de
l'utopie, le lieu où l'on pourrait recommencer un devenir ne répétant
pas les
erreurs commises sur le vieux continent. Divers courants hérétiques,
puis ceux
du mouvement prolétarien tentèrent de réaliser des communautés plus
humaines,
régies par des principes tout à fait différents de ceux régnant en la
vieille
Europe. De même, sur le plan du développement du capital, les USA
apparurent
comme le pays où les lois de l'économie capitaliste pourraient
librement se
développer n'étant pas entravées par la rente foncière et les diverses
couches
sociales, reliquats du développement de modes de production antérieurs.
Tout
cela était sous-tendu par la vision du progrès et par la nécessité pour
l'espèce de se poser hors nature, d'accéder à la civilisation, en
rejetant
l'état sauvage,l'état de
nature, etc. Cette dernière
perspective était partagée par tout le monde en dehors de quelques
rares
exceptions.
Pour
apprécier le tournant de 1975,
nous
devons
analyser brièvement ce que fut la guerre du Vietnam. Dans un article du
Fifth
Estate , G. Bradford met bien en
évidence certains aspects de
cette dernière. Elle fut une réactualisation de celle qui fut conduite
contre
les amérindiens. Ainsi les étasuniens essayèrent de créer des réserves
au
Vietnam en opérant de vastes transferts de population, afin de
déraciner les
communautés. Ils présentèrent les vietnamiens comme des non humains
afin de
justifier leurs pratiques. Mais ceci fut insuffisant,car
il fallait détruire le support de ces communautés, l'état naturel en
quelque
sorte, qui leur permettait de vivre en équilibre avec le milieu et d'en
tirer
le meilleur parti pour résister à leurs envahisseurs. En conséquence la
guerre
fut menée contre le pays lui-même, contre la biosphère locale.
G.
Bradford s'appuie sur des publications officielles et diverses études
pour
affirmer que ressurgit alors la vieille lutte contre "the
wilderness", contre
l'état sauvage, c'est-à-dire
la nature et les rapports humains non pervertis par un développement
social
dominé par l'idée de progrès , de la maîtrise-domination
de la nature. Il reprend à ce propos les critiques de F.
Turner Beyond
Geography - The western spirit against the wilderness, Ed.
The Viking
press, et de F. Perlmann Against his-story, Ed. Black
and Red [2].
L'opposition
à la guerre du Vietnam provint des jeunes générations qui remirent en
cause le
devenir du capital aux USA et prirent partie pour "the
wilderness" contre la
civilisation, minant
totalement la croisade étasunienne et empêchant une intervention plus
importante des USA, ce qui conditionna ultérieurement le retrait des
troupes
étasuniennes du Vietnam. Ce fut une défaite non strictement militaire
(ce qui
en fait son extrême importance) qui marque la fin des USA en tant que
pays de
l'utopie du capital.
L'article
de G.
Bradford a donc un grand
intérêt toutefois nous
pensons que l'expression "against
wilderness" escamote la
concrétude et reste sur le
plan du projet du capital. En réalité, il s'agit de détruire la
communauté liée
à la nature. Ceci ne peut se réaliser qu'en opérant une séparation ces
hommes
et des femmes de leur terre et,dans
les moments de
conflits aigus, il s'agit de rendre la terre inhospitalière,
c'est-à-dire de
rompre réellement les liens organiques entre la communauté humano-féminine
et le reste de la communauté des êtres vivants. Au Vietnam comme en
d'autres
pays peu touchés par l'intervention humaine, il s'agissait donc de
détruire la
communauté forêt.
Pour
mieux
comprendre le tournant de 1975,
il
convient
de revenir un peu en arrière et de rappeler comment le conflit entre
les USA et
le Vietnam ( du nord à
l'époque) a éclaté. Ce fut à la
suite d'une provocation dans le golfe du Tonkin - comme le reconnaissent
actuellement les étasuniens - que
ceux-ci intervinrent en Indochine en 1964, On ne peut pas ne pas
souligner le
rapport qu' il y a avec la crise économique ayant lieu à l'époque, de
même
qu'on ne peut pas omettre que cette intervention visait également a une
limitation de la puissance de l'URSS et à faire pression sur la Chine
et
pouvoir devenir une sorte d'arbitre dans le conflit entre les deux
puissances
communistes. Enfin le phénomène de diversion(
détournement d'un conflit interne en un conflit externe) a également
opéré, car
il ne faut pas oublier qu'à cette date le mouvement de la jeunesse
remettant en
cause les valeurs occidentales était puissant aux USA.
Quoi
qu'il en soit
de ces causes et d'autres que nous passons sous silence, on a eu assez
vite un
phénomène d'autonomisation à cause de la résistance vietnamienne
atteignant une
efficacité - absolument non prévue par l'état-major étasunien - qui
mettait en
muse l'invincibilité de l'armée US et, au-delà, sapait le prestige de
tout
l'Occident dont les USA se faisaient le héraut.
En
conséquence la défaite finale prend une valeur emblématique. C'est la
fin du
dépassement de la frontière. Une limite s'est
imposée, une irréductibilité n'a pas pu être absorbée ou éliminée. I1
n'y a
plus d'Ouest à conquérir. Et cela concerne aussi bien les USA que
l'Europe,
parce que les premiers sont comme une excroissance de la seconde. Ils
sont le
produit d'un développement pur, non contrarié, qui a permis un
épanouissement
extrême de toutes les potentialités du mode de production capitaliste.
En ce
sens, ils n'apportent rien de nouveau et, par suite, de la fin du mythe
étasunien,
on peut envisager que les déterminants essentiels du devenir proche
surgiront
en Eurasie ou Asirope (comme
dit L.R. Nougier), par
la confrontation entre les
deux extrêmes de celle-ci, ce qui permettra également de poser une
unification
des diverses nations.
Le
retrait des USA
de la péninsule indochinoise en 1975
est un symbole de ce
que nous avons appelé la
mort potentielle du capital - que nous exposerons de façon détaillée
ultérieurement – et du déclin des USA qui s'aperçoit actuellement au
travers de
divers phénomènes dont le plus saillant et important est la crise
agraire. La
diminution de la part de la production étasunienne dans celle mondiale
qui
passe de 40%en
1950
à 22%
en 1980; la perte de la première place
en tant qu'exportateurs (remplacés par la RFA) signalent
d'autre part la perte de suprématie des USA.
Tout
cela sera
analysé prochainement. Pour le moment, nous revenons à la guère du
Vietnam et
nous voulons insister sur le fait que mettre en évidence l'action
destructrice
des étasuniens en ce pays est insuffisant. Il nous faut montrer à quel
point
Homo sapiens a une action négative sur la biosphère et que ce sont les
occidentaux qui portent le plus loin celle-ci. Cette affirmation est
particulièrement importante à une époque où l'on réactive la propagande
anti-nazie, afin de présenter le nazisme comme le mal absolu en
oubliant que ce
n'est qu'un cas particulier de ce que l'espèce commet, sur tout le
monde
vivant. Or, c'est l'intervention étasunienne au Vietnam qui donne toute
sa puissance
tandis que le départ des USA met en cause tout le devenir occidental.
On
ne peut plus juger les événements qui se déroulent sur notre planète du
seul
point de vue de Homo sapiens. Ils doivent être affrontés en fonction de
tout le
procès de vie; ce qui va à l'encontre de ce
que divers
auteurs appellent "the
western spirit". Le
monde ne doit plus être le théâtre de
divers westerns.
* * *
"Il est donc
particulièrement pertinent de relever que la crise abordée par la fin
du XX°
siècle est l'héritage logique de la civilisation technicienne
elle-même. Dés
lors qu'il a choisi la voie de la technique, l'homme doit, aidé par
elle,
essaimer à l'extérieur ou,
sinon péricliter."
"Une
désescalade
technique et culturelle est impossible au même titre qu'une dévolution
serait
inacceptable pour une espèce. De même que l'évolution biologique est un
processus antientropique,
tendant à des états de plus
en plus complexes d'organisation physique, de même la civilisation
technicienne
(sommet d'un million d'années d'évolution) exige la continuation du
processus
de complexification et d'expansion."
"Cependant,
une phase critique apparaît dans ce processus de croissance. Phase au
cours de
la quelle se fait jour l'évidence "qu'il ne reste plus de mondes à
conquérir" et où les effets latéraux de la conquête du seul monde
possible
prennent toujours l'allure de bénéfices négatifs. Cette phase doit donc
être
dépassée par ce que nous appellerons la civilisation technicienne de
seconde
génération, c'est-à-dire une phase d'exploration et d'expansion
planétaire et
stellaire. Sinon s'ensuivrait à coup sûr un effondrement aussi
désastreux que
brutal.
C'est
à la lumière de cela que doit être considérée la désillusion
consécutive au
projet Apollo. L'homme a atteint la lune. Où aller, maintenant? La
réponse
semble être: partout où il serait irréaliste d'espérer aller.
"Les
attaques
de groupes d'opposition écologique qui, depuis une décennie n'ont
cessé de gagner en vigueur, impliquent un repli en deçà de ces
frontières
limitées qui n'irait pas sans conséquences profondément traumatisantes.
Il
mettrait un terme à la première phase sans déboucher sur la seconde. Il
n'en
résulterait qu'apathie et décadence à l'échelle de la planète.
Précisons qu'en
outre cela serait contraire à la conception proprement politique que
nous avons
de notre identité en tant que nation. (Voir publications de l'Hudson Institute HI 3812 P, Les
dangers de la stagnation HI 3
014 P, La fin de la
noosphère néolithique: ses conséquences et ses effets sur la politique
des
Etats-Unis)."
Ian Watson: L'enchâssement, Ed Presses Pocket,
pp.228-229•
Ce
texte, fort
intéressant comme tout le roman de science fiction dont il est extrait
mériterait
de multiples commentaires. La pertinence de ses affirmations est encore
plus
valable après le désastre de la navette spatiale.
Il
nous offre en
outre un échantillon remarquable de la pensée linéaire, expansionniste
et
immédiatiste qui ne peut rendre en compte
un procès d'intensification.
L'échec
du projet de conquête planétaire ou
stellaire est
bénéfique parce qu'il serait
catastrophique qu'une espèce à ce point anti-vie (ce qui n'est pas sans
rapport
avec la prédilection pour la technique) se propage dans la galaxie. Il
est une
autre manifestation de la fin des USA, mais aussi celle du projet
expansionniste du capital ne pouvant se réaliser que dans l'indéfini.
CAMATTE
Jacques
[1] Á
propos du sida, il convient de signaler - comme le fait Mosséri (hygiéniste) que la
prise des antibiotiques,
particulièrement par voie orale- destructrice des bactéries du tube
digestif,est un des causes de cette maladie. Parmi ces dernières on
doit aussi
ajouter la pratique des vaccinations. Certaines personnes ont fait un
rapprochement entre le développement du sida en Afrique et l'intense
campagne
de vaccination qui eut lieu sur ce continent dans la décennie 70-80.
Or, ce sont
les élites (comme le note l'International Herald
Tribune), c'est-à-dire les couches les plus occidentalisées. qui
sont le plus touchées.
[2]
Le
thème de 1a frontière
et celui de la lutte contre l'état de nature, l'état sauvage (Wilderness) sont au centre de
l'œuvre d'un grand nombre
d'écrivains importants des USA : Thoreau,Melville,
Emerson, Hawthorne, etc. À propos de ce dernier, F. Perlmann
a écrit un article intéressant The
machine against the garden
in Fifth
Estate
n°321, 1985.On peut lire également, parce que rempli de documents
intéressants:
Facing
west - The metaphysics
of the indian-hating and empire building,
R. Drinnon,
Ed. New american library.
Enfin citons un livre qui se trouve dans la lignée de ceux des auteurs
précédemment cités et en accord avec la position des hippies: Living
the good life - How to live sanely and
simply
in a troubled world,
de Helen
et Scott Nearing.
L'article
de G. Bradford est du printemps 85 (The
Fifth Estate, Box 02548,
Detroit Mi. 48202 USA). Il contient
également une bonne explication de l'instauration du pouvoir despotique
des
communistes vietnamiens. En effet la destruction - par déracinement -
de la
part des étasuniens de toutes les communautés a créé un vide et a
nécessité le
surgissement d'un opérateur d'union fort puissant qui peut dés lors
s'autonomiser. L'État
vietnamien peut
d'autant mieux le réaliser qu'il n'a pas en face de lui d'alternatives.
Le même
phénomène a prévalu au Laos et de façon exacerbée au Cambodge.