GLOSES
EN MARGE D'UNE REALITE – VIII
Une
prise de position au sujet des attentats du 11 septembre 2001, et à
propos des événements successifs jusqu’à
aujourd’hui,
nécessite une vaste investigation. Un exposé détaillé les
concernant n’est
pas immédiatement possible. En conséquence, je
présente quelques indications servant de points de repère.
Pour
les introduire je ferai une remarque. Nous insistons sur le fait
que l’espèce
tend à se retrouver en état de déréliction –
l’état
de nature, selon certains théoriciens de la
philosophie politique - et à revivre la menace. En ce qui concerne la
déréliction elle fut étudiée par S. Freud (il parla d’Hilflosigkeit),
par M. Heidegger qui théorisa la Geworfenheit, par E. de
Martino qui l’aborda
en traitant de la perdita della presenza
(la perte de la présence)[1],
mais aussi par H. Arendt qui l’exposa
en
explicitant la loneliness traduit en français par
désolation, ce qui me
semble insuffisant, car elle s’impose
quand l’individu est abandonné de tous.
La
loneliness-déréliction existe potentiellement au sein de la
société-communauté actuelle du fait d’une
menace qui est celle de l’élimination.
«Car il est
tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques
de la
politique, qu’un
beau jour une humanité hautement organisée et
mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire
à la majorité - que l’humanité
en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses
parties » [2],
L’épiphanie
pérenne de la menace est la superfluité:
des hommes et des femmes deviennent superflus et doivent disparaître.
Or, l’accroissement
énorme de la population active en quelque sorte la menace,
ce dont H. Arendt était bien consciente. Toutefois la surpopulation n’est
qu’un
support pour divers phénomènes cachés qui font
que l’espèce
rejoue le possible de l’extinction.
En effet hommes et femmes deviennent superflus même dans des
sociétés ne connaissant pas un excès de population.
Tous ces concepts parlent
donc
bien de déréliction et de menace; ceux de détournement et de situation
furent
utilisés dans une dynamique dont le but était la libération. Au cours
de la
période contestataire on peut dire que, schématiquement, la visée fut
de
détourner afin de créer une situation[3]
à partir de laquelle la libération serait inéluctable. C’était
en définitive, vouloir échapper au mécanisme infernal du
rejouement sans en avoir perçu son effectivité-opérationnalité
fondamentale
liée à la répression parentale et sociale. En conséquence de quoi l’espèce
rejoue inéluctablement, et la menace s’impose
toujours plus avec dans son sillage la déréliction. C’est
l’enfermement
toujours conjuré qui se réimpose
constamment, aussi bien lors des phases de libération, où il y a
tentative de
retourner à un état où la coupure ne s’est pas imposée – l’état
en vigueur étant considéré comme relevant de la folie - comme lors
de celles de répression où c’est
au contraire
la coupure qui est exaltée et où la terreur est nécessaire pour la
réactiver-réimposer. Au cours des phases où les tensions ne sont pas
exacerbées, l’hubris, la démesure, exprime la vaine tentative de sortir
de l’enfermement,
tandis que la dépression, la mélancolie sous ses multiples
formes, avec leurs corrélats: la nostalgie, la résignation et la
rêverie compensatrice
et lénifiante, révèlent l’impossibilité
d’y
échapper.
L’échec
de la libération a pour pendant celui d’échapper
à l’enfermement
et à la
pesanteur[4]
du mécanisme infernal en conquérant l’espace.
L’impossibilité
de cette conquête fait partie des causes de tout ce qui
advient depuis le 11 septembre 2001. (Septembre 2003)
En
fonction de la dissolution de la société-communauté en place, de la
nécessité de quitter de monde et de la mise en évidence du phénomène
spéciose-ontose en rapport à la répression parentale et sociale, voici
ce qui s’impose
au sujet des événements du 11 septembre 2001 à New-York et
Washington.
On
ne doit pas condamner ni crier vengeance, pardonner ou disculper, ni
crier victoire, sinon on pérennise un infernal mécanisme. Il est
nécessaire de
mettre en évidence celui-ci qui fait qu’hommes
et femmes depuis des millénaires rejouent les mêmes horreurs.
Percevoir ce mécanisme, c’est
percevoir comment des groupements humains sont tour à tour bourreaux
puis victimes; ce qui nécessite aussi de le percevoir au niveau
individuel. Il
en découle qu’on
doit rejeter les rôles de victime, de bourreau, d’allié,
d’ami,
d’ennemi,
mais aussi ceux de père et de mère en tant que personnages de la
répression le plus souvent inconsciente exercée sur les enfants, et ce
en
rapport avec la coupure d’avec
le reste de la nature. Il faut cesser de se lamenter et percevoir
pour ne plus rejouer.
Ce
qui est en train de se produire, c’est
la mise en place d’une
immense faille qui se manifestera dans un laps de très peu d’années.
La discontinuité qu’elle
recèlera ce sera justement qu’hommes
et femmes ne lutteront plus contre un système mais essaieront de
mettre en pleine évidence cet infernal mécanisme pour enfin se
percevoir dans
une naturalité et entreprendre une autre dynamique de vie.
Ce
qui s’est
passé le 11 septembre 2001 révèle pleinement la spéciose-ontose et
le fait que l’humanité
vit constamment sous une menace inconsciente et
rejoue
le risque de l’extinction.
Une investigation approfondie est nécessaire car il témoigne
pleinement de l’échec
de la sortie de la nature. Elle ne peut pas s’effectuer
dans la précipitation car elle réclame une « écoute »
puissante et multiple. (23 septembre 2001)
***
"J’ai
reçu aujourd’hui
ton avis de positionnement: l’infernal
mécanisme. Et bien, pour moi, l’emploi
que tu fais des deux termes est déjà significatif. D’un
côté il y a l’infernal,
au sens de ce qui s’origine
et émerge des enfers, c’est-à-dire
du topos souterrain, règne de l’obscurité,
du mal, de la peur, de la mort, donc de l’intériorité
méconnue, engloutie en chaque homme, chaque femme et, désormais, dans
toute l’espèce,
qui vient à jouer le même rôle que le travail mort
sur le
travail vivant de Marx, c’est-à-dire
qu’elle
ne peut exister qu’en
vampirisant la vie vivante du cosmos.
L’enfer,
source première de la douleur et de l’impossibilité
de vivre, est une métaphore, un symbole qui toutefois dit
réellement à quel point notre présence terrestre est évanescente et
fictive si
on considère sa dynamique d’ontose-spéciose.
Il décrit donc ce qui existe (l’irréalité)
non ce qui est (c’est
pourquoi il est symbole).
D’autre
part il y a le mécanisme terme qui évoque l’impossibilité
de déroger, la nécessité contraignante, l’automaticité
d’un
advenu involontaire et, en même temps, une processualité mise
en acte pour agir en vue d’une
fin qui se révèle ensuite contraire aux attentes, entérinant une
menace (souffrance) qu’une
telle initiation de processus tendait, dans l’intention,
justement à exorciser.
Le
mécanisme infernal me paraît
alors ce ça, comme tu dis, qui désormais s’impose
de manière auto évidente en prenant le dessus et en mettant en
pièces tous les « verrous »
(les défenses) comme: raison, frontière, équilibre, tolérance,
sécurité, etc. c’est-à-dire
toutes ces constructions infinies, psychiques et sociales,
qui constituent les modalités du conjurement, jusqu’à
montrer par son simple fonctionnement l’horreur
primordiale nue et crue, mieux à la remontrer, étant donné qu’elle
est un déjà vu , inconscient mais déjà
vu/vécu
(conséquence de la coupure ?)
On
nous dit que la première
guerre du XXI° siècle est commencée. Drôle de guerre,
je dirai, qui
commence à avoir ses effets meurtriers avant même de se déployer
effectivement
(des millions de réfugiés sont déjà en marche vers aucun lieu). C’est
le résultat de la simple menace de ce que les experts ont défini « guerre
asymétrique »:
d’un
côté il y aurait le visible, un État, un appareil militaire, un
territoire, une juridiction, un peuple uni, et bla bla, qui devrait s’affronter
à l’invisible.
L’ennemi
est inconnu et délocalisé, il n’a
pas de règles de conduite, mais est une pure menace d’attaque,
terreur transversale, totale. Il n’est
pas plus dehors qu’il
n’est
dedans, interne, intérieur...Il en découle l’impossibilité
de se sentir en sécurité, protégé, et donc on vit dans la
vulnérabilité maximale, dans l’état
de transe, dans l’incapacité
de sentir le présent tandis qu’on
est prisonnier d’une
mémoire de douleur (comme dit Chesneaux) insaisissable, mais qui a
précipité et s’est
coagulée sous le choc de cette dernière catastrophe
humanitairo-médiatique.
Image
et réalité ont pu parvenir
à coïncider grâce à la médiation du vécu de terreur de chacun.
Je
suis d’accord
que l’investigation
sur ce qui est arrivé doit être développée d’une
manière approfondie sans régresser nous-mêmes dans l’analyse
(ex: soutenir qu’on
est retourné au tribalisme et qu’il
s’agit
presque d’une
guerre pré-coloniale sinon pré-capitaliste) mais en insérant tous
les apports théoriques précédents en une explication multiple et
globale du
cheminement de l’espèce
humaine". (Lettre de Cristina Callegaro. 28 septembre 2001)
***
Dans
le n° du 10 mars du journal Libération, il y a un
article de
J. Baudrillard: Le masque de la guerre, où est
exposée, clairement et,
surtout, de façon plus complète, sa position. Cela n’empêche pas que
celle-ci
renferme une grande confusion. «Or cette guerre est un non-événement,
et il est
absurde de se prononcer sur un non-événement {que fait-il avec son
article?}.
Il faut d’abord savoir ce qu’elle
masque, ce dont elle tient lieu, ce qu’elle
sert à exorciser. Et il n’y
a pas besoin de chercher bien longtemps: l’événement
à quoi s’oppose
le non-événement de la guerre c’est
le 11 septembre. L’analyse
doit partir de cette volonté d’annulation,
de blanchissement de l’événement
originel...». Ici il y a un glissement de annulation à
blanchissement. On passe de l’idée
de détruire à celle de modifier. Le dernier terme est beaucoup
employé sur le plan financier... En outre, il y a un immense
escamotage: le 11
septembre est le moment fondateur d’une
nouvelle dynamique, celle qui devrait fonder une nouvelle histoire
comme on l’a
fait avec la Shoah, mais aussi de façon quelque peu contradictoire
amener la fin de l’histoire.
Autrement dit le phénomène sert en tant que support de
justification qu’il
faut éliminer, pour fonder une autonomisation assurant l’aséité,
la non-dépendance totale. Dés lors il est également important de
noter que les étasuniens vont porter le conflit là où se sont imposées
les
présuppositions au devenir de l’Occident,
au développement de la valeur, puis du capital. Et ce tant sur
le plan, disons matériel, économique, que spirituel, puisque les
étasuniens
visent à dominer non seulement l’Irak,
antique Mésopotamie, mais l’Iran,
l’antique
Perse où se développa la théorie de la lutte du bien contre le
mal à laquelle se réfère constamment G.W. Bush.
J.
Baudrillard poursuit: «ce qui rend cette guerre fantomatique,
inimaginable en quelque sorte puisqu’elle
n’a
pas de finalité {ici s’impose
une contradiction puisque précédemment il a parlé de «volonté d’annulation»,
à moins de poser que «cette volonté» n’implique
aucune finalité[5]}.
Un peu plus loin il précise: « elle n’a
que la forme d’une
conjuration, celle d’un
événement qu’il
est justement impossible d’effacer».
Mais la conjuration implique une finalité, comme il l’indique
implicitement lui-même. Cependant il tend à escamoter en faisant
intervenir la forme. «Ce qui fait qu’elle
est d’ores
et déjà interminable, avant même d’avoir
commencé. En fait, elle a déjà eu lieu et le suspense lui-même
fait partie de l’imposture.»
Cette guerre est et n’est
pas. Ce qui est certain c’est
qu’il
y a quelque chose qui provoque une forte remontée car pourquoi parler
d’imposture,
en quoi consiste-t-elle? A moins que ce soit en rapport à: «
Elle ouvre sur une guerre infinie qui n’aura
jamais lieu. Et c’est
ce suspense qui nous attend dans le futur, cette actualité diffuse
du chantage et de la terreur sous forme du principe universel de
prévention». L’imposture
serait le suspense. Et le suspense est une expression de l’ontose-spéciose.
«C’est
exactement le scénario de la guerre d’Irak
{une telle affirmation implique qu’elle
existe, qu’elle
a lieu, alors qu’il
a affirmé qu’elle
n’aura
jamais lieu}: éliminer le futur acte criminel dans l’oeuf (l’usage
par Saddam d’armes
de destruction massive). La question qui se pose irrésistiblement,
c’est:
le crime présumé aurait-il eu lieu? {Elle a une réponse: tu es
coupable puisque tu existes.} (...) Ablation du «Mal» {ceci m’évoque
«volonté d’annulation»}
sous toutes ses formes, ablation de l’ennemi
qui n’existe
plus en tant que tel (on l’extermine
tout simplement) {en effet on pourrait concevoir l’ablation
de ce qui dans les hommes les rend ennemis, mais si on enlève
tout et non une partie, alors, effectivement c’est
une extermination; mais pourquoi ne pas dire simplement tuer;
exterminer porte une remontée}, ablation de la mort: «Zéro mort»
devient le
leitmotiv de la sécurité universelle {il y a un glissement: on passe du
cas
particulier des étasuniens à la totalité des hommes et des femmes; zéro
mort peut
vouloir dire que personne ne désire mourir}. Véritable principe de
contraception {s’il
en est ainsi quelle est la conception et que fut-il conçu?}, de deterrence
(dissuasion), mais sans l’équilibre[6]
de
la terreur. Cette dissuasion sans
guerre froide, cette terreur sans équilibre, cette prévention
implacable sous
le signe de la sécurité va devenir une stratégie planétaire». Arrivé à
ce stade
du développement théorique on peut se dire: la guerre, qui est un
non-événement, masque l’«ablation
du mal». Or, tout de suite après, J. Baudrillard nous dit: «Le
«Mal» est ce qui arrive sans prévenir, donc sans prévision possible».
Cela
confirme bien ce que je te disais dans ma précédente lettre: le mal c’est
l’imprévu
et, si nous allons au fond de la chose, c’est
la spontanéité, parce que la manifestation de l’imprévu,
qui implique la spontanéité, active l’empreinte
de la menace. Donc pour faire l’ablation
du mal il faut empêcher qu’un
quelconque imprévu se manifeste, il faut inhiber toute spontanéité. C’est
ce que hommes et femmes ontosés-es tendent à réaliser depuis des
millénaires. Ce qui est nouveau c’est
que cela se révèle mais à travers la confusion. «C’est
bien sûr le cas du 11 septembre – c’est
en cela qu’il
fait événement {l’événement
a la dimension de l’imprévu,
de l’imprévu
qui traumatise à cause même de son imprévisibilité qui active l’empreinte
de la menace et par là détermine toutes sortes de réactions
fondant une réalité} et s’oppose
radicalement au non-événement de la guerre {qui existe et n’existe
pas}. Le 11 septembre est un événement impossible {là il y a
confusion: s’il
a eu lieu, c’est
qu’il
était possible; en revanche il ne fut pas prévisible, plus exactement
pas prévu}, inimaginable». En fait, il devrait dire qui ne pouvait pas
être
imaginé car, maintenant qu’il
s’est
produit, on peut l’imaginer.
S’affirme
ici le refus de ce qui s’est
passé, le désir de conjurer. La question de l’imagination
rejoint ici celle de l’anticipation
qui a une forte dimension ontosique : on imagine afin de
pouvoir anticiper ce qui va advenir, afin de se prémunir contre une
menace. En
conséquence on nie toute spontanéité afin de se mettre en sécurité.
Donc dans l’affirmation
de J. Baudrillard pointe la déréliction: l’impossibilité
de se mettre hors danger, d’échapper
à une impuissance. «Il se réalise avant d’être
possible {c’est
sa réalisation qui révèle sa possibilité, ce qui implique qu’il
n’a
pas été prévu; la prévision aurait dévoilé son possible} (même les
films-catastrophes ne l’ont
pas anticipé, ils en ont au contraire épuisé l’imagination).»
Cette affirmation va à l’encontre
de toutes celles émises après les événements qui mettaient en
évidence l’extraordinaire
parenté entre ce qui avait eu lieu et ce qui avait été
imaginé[7]
. Mais J. Baudrillard doit dire le contraire pour pouvoir fonder sa
thèse et pouvoir affirmer l’épuisement
de l’imagination.
Mais par là il méconnaît totalement le phénomène de la
spéciose. Hommes et femmes passent leur temps à imaginer des scenarii
afin de
conjurer. Ils anticipent constamment et ce d’autant
plus que l’empreinte
de la menace s’impose
plus du fait que tous les recouvrements n’ont
pas été opérationnels, que les conjurations ont été inutiles. C’est
parce qu’ils
sont hantés par l’imprévu
- épiphanie de la menace – qu’ils
sont constamment en train de le représenter afin de le conjurer. Le
développement énorme de la science-fiction parallèle au développement
de la
science, qui devait permettre d’apporter
la sécurité, devient encore plus important justement quand il
se révèle qu’en
dépit de celui-ci la menace persiste. «Il est de l’ordre
de l’imprévisible
radical (où on retrouve le paradoxe selon lequel les choses
ne deviennent possibles qu’après
avoir eu lieu)». Quand on parle de quelque chose d’imprévisible,
il faut tenir compte de 1° il a lieu. Alors était-ce
vraiment imprévisible? 2° il n’a
pas eu lieu. il s’agit
alors de statuer sur l’éventualité
de l’advenu
d’un quelque chose. On peut imaginer un événement et dire qu’on
ne peut pas prévoir quant il peut se produire. Le paradoxe dont il
parle exprime le refus de la spontanéité et l’impossibilité
de l’éliminer.
Dans le cas de la destruction des tours de Manhattan l’événement
était imaginable, et il fut imaginé. Une italienne a fait le
rapprochement avec une arcane du tarot où l’on
voit la destruction d’une
tour. On peut même faire intervenir la destruction de la tour de
Babel. La tour a représenté l’abri,
la mise en sécurité, parce qu’elle
permet de dominer et donc de prévoir et par là de se mettre à l’abri
de toute menace. C. G. Jung y aurait vu la représentation d’un
archétype. J. Baudrillard nous parle de son refus d’être
détruit, aboli. Il refuse la déréliction que G. de Nerval exposait
ainsi (je cite de mémoire):
Je suis
le ténébreux, le veuf, l’inconsolé
Le prince
d’Aquitaine à la
tour abolie,
Ma seule
étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil
noir de la mélancolie.
S’ouvre
un domaine d’investigation
important: comment dans les diverses aires géo-sociales,
hommes et femmes ont abordé l’imprévu?
Comment ont-ils tenté d’éviter
la mise en déréliction? Ainsi dans le cas de la situation
actuelle, dans le monde musulman, par exemple, pour l’éviter,
il faut enrayer la dissolution de l’Umma.
Depuis
des milliers d’années
hommes et femmes sont hantés par la catastrophe et, je me répète,
ils anticipent afin de conjurer. La recherche d’un
déterminisme universel, implacable et que l’espèce
pourrait contrôler, manipuler, s’origine
dans la volonté inconsciente d’éliminer
la menace. En compensation le hasard devient un principe pour
expliquer lorsqu’on
a été surpris, lorsque notre déterminisme n’est
plus opérant. J’insiste,
la peur de l’imprévu
est liée à ce qu’originellement
l’espèce
fut menacée d’extinction,
phénomène imprévisible, inimaginable[8].
Depuis lors elle se meut dans le refus de l’advenu,
de la spontanéité. La séparation d’avec
le reste de la nature (pour fuir la menace) a induit le refus de la
naturalité et donc de la spontanéité de l’enfant.
Voilà pourquoi j’affirme
que si nous nous libérons de l’empreinte
de la menace, nous pouvons advenir à une autre dynamique de
vie où notre procès de connaissance sera totalement différent du fait
de l’ouverture
à la spontanéité liée à la certitude d’être
à même de la vivre. Ainsi l’espèce
ne passera plus son temps à nier les autres. En effet vouloir
imposer son déterminisme (ou la fatalité) c’est
nier la manifestation des autres. Affirmer le hasard revient au
même, puisque pour expliquer la manifestation de l’autre
(quel qu’il
soit, de l'ordre
ou non du vivant) je fais appel à un principe extérieur à lui, non
à sa spontanéité. Le hasard rassure alors, surtout si l’autre
a fait quelque chose qui me nuit. En fait il ne me voulait pas de
mal, c’est
le hasard. Cela n’implique
nullement le rejet de la prévision. Toutefois il faut bien se
rendre compte que la nécessité de celle-ci s’impose
quand nous sommes dans des situations difficiles qui peuvent
apparaître presque comme des impasses dont il faut sortir. Il est clair
que
dans ce cas l’empreinte de la menace peut être réactivée. L’exaltation
de la prévision de la part de la Gauche, particulièrement
chez A. Bordiga, avait une dimension spéciosique.
Je
reprends le texte. «La différence est totale avec la guerre, qui,
elle, aura été tellement prévue, programmée, anticipée, qu’elle
n’a
même plus besoin d’être»
Ceci amène un autre élément de confusion. Est-ce pour cela qu’elle
n’aura
jamais lieu? Mais je sens qu’on
doit faire intervenir autre chose. Le fait que les USA ne se soient
pas immédiatement décidés à faire la guerre comme c’était
leur désir et qu’on
ait toutes les tractations diplomatiques qui semblent parvenir à leur
fin, est peut-être en liaison avec la peur d’un
imprévu qui peut surgir de leur intervention belliqueuse. Je suis
stupéfait
par la disproportion des forces en présence: celles de l’Irak
et celles des USA. Donc ceux-ci veulent se donner des garanties
totales en faisant intervenir tout le monde. La recherche des garanties
résulte
de la peur de l’imprévu.
A ce propos on peut considérer qu’avec
la spéculation capitaliste il y a le rejouement de se retrouver
dans une situation à risques. En compensation on a le développement
énorme des
assurances. En paraphrasant Lénine on pourrait dire: l’assurance
généralisée, phase suprême du capitalisme. «Et même si elle a
lieu «réellement», elle a déjà eu lieu virtuellement - ce ne sera pas
un
événement {un événement ne peut être que réel}. Le réel est ici à l’horizon
du virtuel. Cette emprise du virtuel est encore renforcée par le
fait que la guerre annoncée est comme le double, le clone de celle du
Golfe».
Là encore la métaphore permet un glissement. Qu’est-ce
qui a été pris de cette dernière pour produire le clone? «Ce sont
deux événements clones qui encadrent de part et d’autre
l’événement
crucial». Si on suit sa logique: la guerre du Golfe aurait
servi à conjurer un événement à venir, celui du 11 septembre, ce qui
implique
qu’au
moins inconsciemment il fut prévu, voire désiré, pour ensuite l’éliminer.
«On
comprend mieux à partir de là en quoi cette guerre est un événement
de substitution {dans ce cas il serait virtuel}, un ghost
event, un
événement fantoche à l’image
de Saddam {qui n’est
pas virtuel; en outre un événement fantoche n’est
pas un événement, de la même façon que les « sophistes »
chinois de la période des Royaumes combattants affirmaient qu’une
cheval blanc n’était
pas un cheval}. Une immense mystification - pour les Américains
eux-mêmes -: avec le 11 septembre s’est
ouvert en même temps qu’un
travail de deuil, un gigantesque travail de contraception: faire que
le 11 septembre n’ait
pas eu lieu {donc ce qui fut conçu c’est
cet évènement; quels en furent les concepteurs, les géniteurs? J.
Baudrillard se sert-il de ce support pour affirmer qu’il
n’aurait
pas voulu être conçu? Se pose aussi: comment une telle conception
fut-elle possible?}, le même principe de prévention {dissuasion}, mais
rétrospectif, entreprise sans espoir et sans fin».
«Mais
alors, quelle est la stratégie finale ou du moins le résultat
objectif de ce chantage préventif?» Exercer un chantage c’est
faire intervenir une menace. Autrement dit on a le rejouement
positif, c’est-à-dire
qu’au
lieu de subir il y a mise en action. «Mais alors, quelle est la
stratégie finale ou du moins le résultat objectif {veut-il dire un
résultat
dont les acteurs ne sont pas conscients? En ce cas il exprimerait le
mécanisme
infernal} de ce chantage préventif {cela implique que les acteurs
prévoient
quelque chose}. Ce n’est
pas de prévenir le crime, d’instaurer
le Bien, de corriger le cours irrationnel du monde. Même le
pétrole et les considérations géostratégiques directes {que vise-t-il?}
ne sont
la raison dernière». Mais alors pourquoi a-t-il parlé précédemment de «l’ablation
du mal» tel qu’il
s’est
révélé dans l’événement
du 11 septembre 2001? «La raison ultime, c’est
d’instaurer un ordre sécuritaire, une neutralisation généralisée des
populations sur la base d’un
non-événement définitif». Donc en ayant éliminé le mal puisqu’on
aura imposé quelque chose qui ne relève plus de l’imprévu.
Je rappelle: « Le « Mal »
est ce qui arrive sans prévenir, donc sans prévention possible». Par là
on réalise l’assurance
généralisée et on élimine les remontées qui ramènent l’insécurité,
etc... Ce qui suit est cohérent avec ce qu’il
vient d’affirmer.
«La fin de l’histoire
en quelque sorte, mais pas du tout sous le signe du libéralisme
triomphant de l’accomplissement
démocratique chez Fukuyama - sur la base d’une
terreur préventive mettant fin à tout événement possible». Mais s’il
y a terreur, l’empreinte
de la menace, non seulement n’est
pas éliminée mais elle activée en permanence. Donc l’humanité
rejouera, et c’est
le système lui-même qui sera support et opérateur de menace. J.
Baudrillard le sent bien: «La terreur distillée partout - le système
finissant
par se terroriser lui-même sous le signe de la sécurité; c’est
bien là la victoire du terrorisme». C’est
en fait la révélation que l’espèce
vit constamment dans la terreur. Elle ne peut plus le cacher, le “masquer”
en recouvrant. Il en est de même avec la catastrophe. Elle n’est
pas à venir mais elle va - et cela commence d’ailleurs
à se produire - se révéler. Cette catastrophe témoignera d’une
autre plus ancienne dont l’humanité
n’a
jamais été pleinement consciente, celle consécutive à la séparation d’avec
le reste de la nature. «Et si la guerre virtuelle {ici cela semble
signifier qui n’a
pas eu lieu, même pas simulée!} a déjà été gagnée sur le terrain par
la puissance mondiale {est-ce que cela désigne la puissance du monde ou
la
celle des USA apte à s’assurer
une puissance mondiale?}, c’est
le terrorisme qui l’a
gagnée sur le plan symbolique par l’avènement
de ce désordre généralisé». Je dirai que l’acte
terroriste a permis de révéler, comme je l’ai
déjà indiqué, le fait que l’humanité
vit sous terreur. J. Baudrillard n’a
pas indiqué ce qu’est
ce désordre ni ce qu’est
le plan symbolique; il n’a
pas signalé quels sont les symboles mis en jeu. Dois-je faire
intervenir ce qu’il
écrit un peu plus loin: «Le 11 septembre apparaît ainsi du point de
vue du pouvoir comme un gigantesque défi où la puissance mondiale {à
nouveau,
sans précision} a perdu la face»?
«C’est
d’ailleurs
l’attentat
du 11 septembre qui a parachevé le processus de mondialisation
- non pas celui du marché, des flux de capitaux, mais celui symbolique,
bien
plus fondamental, de la domination mondiale - en provoquant une
coalition de
tous les pouvoirs, démocratiques, libéraux, fascistes ou totalitaires,
spontanément complices et solidaires dans la défense de l’ordre
mondial». Ce qu’ils défendent c’est
l’ordre
du recouvrement, ce qui permet de ne pas être en contact avec la
souffrance, car ce qu’ont
révélé les attentats c’est
l’insécurité,
la hantise de la menace, l’artificialité
des rapports humano-féminins, la distance entre les
individus, la discontinuité qui semble ne pouvoir être abolie que par
un acte
de violence... «Tous les pouvoirs contre un seul alien. Et
toutes les
rationalisations déchaînées contre l’assertion
du Mal». La seconde phrase m’est
obscure car dans la première on perçoit tous les Etats - dans leur
diversité politique (démocratique, etc) vis-à-vis du terrorisme qui
serait l’autre,
comme si le terrorisme n’était
pas inclus dans ces divers Etats, et dans la seconde il semble que
toutes les rationalisations fassent allusion à une opposition des
divers pays à
la puissance des USA dont les dirigeants ont affirmé l’existence
du mal, d’un
axe du mal, etc.. Ce qu’il
écrit ensuite tend à me conforter dans cette perception. «Or c’est
contre cette puissance mondiale {qui n’est
pas clairement nommée, délimitée) que tout le monde se dresse, et c’est
contre elle que fait irruption la contre-puissance symbolique du
terrorisme (elle n’est
pas que symbolique et, en outre, cette dimension symbolique n’est
pas explicitée; elle est symbolique dans la mesure où elle s’affronte
aux symboles de la puissance étasunienne). Celui-ci aura fait
éclater l’arrogance
et la démesure de la puissance tenant le monde entier en
respect dans l’imminence
d’une
guerre incompréhensible». N’y
a-t-il pas, là, une explication de son : «Ni pour, ni contre la
guerre». La question de la guerre contre l’Irak
ne se posait pas encore de façon nette, précise lorsque les
attentats eurent lieu.
J.
Baudrillard indique ce qui se révèle être quelque chose d’effectif
depuis très longtemps. «C’est
l’hypothèse
implicite du pouvoir: les populations elles-mêmes sont une
menace terroriste pour lui». Il en fut toujours ainsi parce qu’il
ne peut pas éliminer les remontées. Il est parvenu à cette conclusion
en faisant un détour par Moscou où eut lieu la prise d’otages
par les tchétchènes et où le pouvoir russe intervint en
massacrant terroristes et otages. «Otages et terroristes confondus dans
le
massacre - donc virtuellement complices. C’est
le principe terroriste extrapolé à toute la population». Vient
ensuite la phrase citée précédemment. Ce qui me gène ici c’est
l’utilisation
du mot«virtuel». Pour moi cela implique que ce sont les gens
du pouvoir qui projettent dans les otages la dimension de terroriste.
En
réalité ils ne l’ont
pas. Dans ce cas là elle serait potentielle. En conséquence un acte
violent est nécessaire pour faire apparaître le virtuel et le lancer
dans le
réel. D’où
le massacre. «Le terrorisme dans son action cherche dans la solidarité
{complicité} des populations sans la trouver. Mais ici c’est
le pouvoir lui-même qui réalise brutalement cette complicité
{solidarité} involontaire. Curieusement cela me fait penser à la
culpabilité
métaphysique de K. Jaspers. «Il existe entre les hommes du fait qu’ils
sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se
trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le
monde,
et en particulier des crimes commis en sa présence, ou sans qu’il
les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je
suis complice. Si je n’ai
pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat
d’autres
hommes, si me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui
ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni
politiquement, ni
moralement. Que je vive encore, après que de telles choses se sont
passées,
pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable». La
culpabilité allemande,
p. 47 (en allemand le titre est Die Schuldfrage, La culpabilité). Etant
donné
le nombre de crimes, d’horreurs
commis de par le monde, nous avons tous une culpabilité
métaphysique énorme qui est inexpiable. Cette affirmation n’est
possible qu’en
mystifiant la dimension Gemeinwesen de tout homme, de toute femme. C’est
à cause d’elle
que nous serions liés aux horreurs commises. D’une
certaine façon c’est
donc la reconnaissance de la non-séparabilité, mais pour nous
condamner à expier du seul fait d’exister
en ce monde. En conséquence la dynamique de sortie de celui-ci
est fondamentale. Je ne participe plus à lui et ma dimension
Gemeinwesen ne
peut être en continuité qu’avec
l’être
naturel réprimé en chaque membre de l’espèce.
Donc,
d’une
certaine façon le pouvoir dont parle J. Baudrillard nous reconnaît tous
coupables. Or le pouvoir dans ce sens ressemble à l’unité
supérieure, à Dieu. Vis-à-vis de lui nous sommes tous coupables.
Si nous ne le savons pas, lui, le sait. Cette culpabilité est en
quelque sorte
virtuelle, puisqu’il
faut un procès déterminé de l’extérieur
de nous-mêmes pour la révéler. Et l’on
retrouve ce qu’a
avancé notre auteur. Mais là nous sommes en pleine spéciose-ontose. La
virtualité résulte de la projection des autres en nous du fait qu’ils
ne nous perçoivent pas dans notre naturalité et dans l’effectuation
de notre spontanéité.
Cette
idée d’une
culpabilité métaphysique a été affirmée dans un autre discours par
les anarchistes de la fin du XIX° siècle. Ils considéraient que du
moment qu’on
ne luttait pas contre la société capitaliste on était coupable. En
conséquence ils jetaient des bombes dans les cafés. C’est
implicite dans le mot d’ordre:
« qui n’est
pas avec moi est contre moi »
Ainsi
le thème de la culpabilité devient envahissant et traduit à quel
point elle est le fondement de l’ontose.
La tendance à la prépondérance du pouvoir judiciaire à l’heure
actuelle montre la nécessité de rejouer la culpabilité. La faute
devient le support de la menace. Il y a une faute cachée qu’il
s’agit
de déceler. Très curieusement la plupart des chefs d’État
sont minés du fait d’une
faute. Ainsi de G.W. Bush qui est un homme qui réussit
remarquablement jusqu’au
jour où la faute est révèle et risque de graves ennuis. Heureusement,
belle coïncidence, les attentats du 11 septembre. Tous ces hommes,
toutes ces
femmes qui ont été tués-es- ce jour-là étaient eux aussi des gens dans
la
réussite, et puis c’est
comme si une culpabilité les avaient rattrapés et les avaient
condamnés, annulés. G.W. Bush représente ce type d’hommes
et de femmes dont la réussite est compromise, qui vivent le
danger de cette compromission. Alors ils foncent avec lui pour détruire
un mal
qui les met en cause, les met dans l’insécurité.
Il faut qu’ils
recouvrent comme cela a été fait avec les bombardements en
Afghanistan, en Irak et que cela va reprendre en ce même pays.
H.
Arendt a écrit que A. Hitler était le raté au pouvoir et qu’il
a représenté tous les ratés. C’est
juste, et il est bon de voir comment le phénomène opère avec G.W.
Bush. Dans cette étude on doit tenir compte que la dynamique de l’instauration
d’une
unité supérieure qui sécurise, tend à se réimposer. C’est
la dynamique qui a besoin de dieu comme sauveur suprème.
«Nous sommes virtuellement
les
otages du pouvoir {c’est
son affaire, pas la mienne puisque j’ai
quitté ce monde, j’ai
dissous toute solidarité et je ne puis pas être piégé par une
culpabilité métaphysique; d’autant
plus que la virtualité engendre la violence afin que le phénomène
devienne réel au sens de tangible}, et nous avons affaire à une
coalition de
tous les pouvoirs contre toutes les populations - ceci est tout à fait
visible
aujourd’hui
dans l’imminence
de la guerre qui aura lieu de toute façon au mépris de l’opinion
mondiale». Si la guerre aura lieu cela veut dire qu’elle
aura une réalité et tout ce qu’il
a écrit précédemment lui a permis de ne pas prendre position à son
sujet. Est-ce qu’affirmer
le fait qu’elle
aura lieu implique de se prononcer à son sujet? D’autant
plus que la fin de la phrase implique tout de même une certaine
prise de position. La réalité de cette guerre s’impose
à lui puisqu’il
réaffirme: «(…)
puisque personne ne veut de la guerre, mais qu’elle
aura lieu quand même, avec l’assentiment
plus ou moins camouflé de tous les pouvoirs».
Qu’en
résulte-t-il? «On a affaire désormais à l’exercice
d’une
puissance à l’état
pur {qu’est-ce?},
d’un
pouvoir sans souveraineté. (…)
Et ce pouvoir-là qui n’a
plus de référence légitime, ni même d’ennemi
véritable (puisqu’il
le transforme en une sorte de fantôme criminel) se retourne sans
complexe contre ses propres populations». C’est
la dynamique du nazisme. H. Arendt affirme qu’A.
Hitler pensait devoir appliquer aux allemands ce qui avait été
infligé aux juifs. A ce propos on peut constater la même autonomisation
paranoïaque et mégalomane chez G.W. Bush...
Ensuite
s’impose,
selon moi, la confusion qui masque en fait tout ce qui peut y
avoir de juste dans le discours; comme si l’auteur
après avoir fait un effort de clarification retombait dans la
confusion dont il essayait d’émerger.
«Mais la réalité intégrale du pouvoir est aussi sa fin {cela m’évoque
le discours révolutionnaire qui postule qu’inévitablement
il y aura crise, que le capitalisme s’écroulera,
etc…}.
Un pouvoir intégral {complément à «une puissance à l’état
pur»} qui ne se fonde plus que sur la prévention, la dissuasion, la
sécurité et le contrôle, ce pouvoir-là est symboliquement vulnérable:
il ne
peut se mettre en jeu et finalement il se retourne contre lui-même».
Cela m’évoque
la théorie de la contradiction interne qui provoquera inévitablement
la destruction du système. Cela implique en outre que tout se joue
désormais au
niveau symbolique. Je veux bien, mais alors il faut être clair sur ce qu’est
ce domaine symbolique. Comment les pouvoirs non intégraux se
mettaient-ils en jeu? Est-ce que le jeu fait partie du domaine
symbolique? «C’est
cette faiblesse, cette défaillance interne de la puissance mondiale
que révèle le terrorisme à sa manière - tout comme une angoisse
inconsciente se
trahit par un acte manqué». Il révèle l’inefficacité
du recouvrement de l’angoisse,
de la hantise d’une
menace. «C’est
proprement là « l’enfer
du pouvoir »
{Cette métaphore ne clarifie rien: est-ce que l’enfer
traduit le tourment où se trouveraient les hommes exerçant ce
pouvoir? Ou est-ce que cela veut désigner la caractéristique d’un
enfer qui serait le pouvoir, comme il fut parlé d’une
malédiction du pouvoir?}. Le 11 septembre apparaît ainsi du point de
vue du pouvoir comme un gigantesque défi où la puissance mondiale a
perdu la
face». Pour moi cela veut dire: ce qui s’est
passé le 11 septembre est un acte manqué au cours duquel s’est
révélé l’existence
d’une
puissante angoisse. Une angoisse que le pouvoir devait recouvrir
conjurer. La complicité dont il a été question se révéle dés lors comme
résultant du fait que l’angoisse
est commune à tous: les hommes du pouvoir, les terroristes, les
victimes, et tous les survivants. Dire que c’est
un acte manqué signale la dimension de manipulation qui eut lieu:
des services en accord avec les dirigeants ont essayé de manipuler les
terroristes, et par là, de manipuler le mécanisme infernal. Mais ils
ont été
dépassés…En
outre dans la mesure où le terrorisme lance un gigantesque défi qui
peut apparaître comme une vaste mise en jeu, il tend à régénérer le
pouvoir.
«Et cette guerre {donc elle existe} loin de relever le défi, n’effacera
pas l’humiliation
du 11 septembre. Il y a quelque chose de terrifiant dans le
fait que cet ordre mondial virtuel {il affirme sans avoir mis en
évidence: en
quoi cet ordre mondial est virtuel} puisse faire son entrée dans le « réel »
avec une telle facilité». J’ai
l’impression
que ce qui terrifie c’est l’inconnu.
La fin de l’article
me le confirme. «L’événement
terroriste était étrange, d’une
insupportable étrangeté». En même temps elle semble être un aveu: ce
qui est advenu le 11 septembre m’est
incompréhensible, il m’est
étranger et me plonge dans la confusion. Tout ce que je désire c’est
de ne pas être entraîné dans une dynamique qui me fait peur…
la dernière phrase est encore plus claire. «La non-guerre {celle qui
aura quand même lieu?}, elle, inaugure l’inquiétante
familiarité de la terreur». Et là il dit pleinement ce qui
se passe en chacun, chacune, et ce depuis des siècles. Il fait
clairement
référence à l’essai
de S. Freud écrit après la première guerre mondiale, en 1919, mais
dont la gestation remonte au moins aux années 1912-1913. Il s’agit
de Das Unheimliche traduit en français par L‘inquiétante
étrangeté, qui est d’une
grande ambiguïté comme je l’ai
montré dans mon étude sur S. Freud. Il y a la hantise de quelque
chose qui apparaît étranger et qui pourtant provient de notre passé, de
quelque
chose qui nous fut familier. Il s’agit
de la hantise et de l’obsession.
Donc cela veut dire que se révèle pleinement que les hommes
et les femmes sont toujours hantés par quelque chose qui leur est à la
fois
étranger et familier: la terreur. Et le terrorisme apparaît en partie
comme
étant le procès qui rend visible ce qui nous hante, afin de s’en
libérer. Mais pour se libérer de la terreur, il ne s’agit
pas de la réactualiser, mais de ressentir à quel point elle nous
habite, et ce qui la fonde: la terreur de la mise en déréliction.
J.
Baudrillard recourt à deux films: Ni pour ni contre de
Cedric Klapisch
et Minoriy Report de Steven Spielberg pour
introduire l’essentiel
de son discours. Il recourt au symbolique, à la
représentation.
Que
peut-on déduire de cette analyse de l’article
ainsi que d’une
étude investigatrice au sujet de la situation mondiale? C’est
que la déréliction s’impose
à nouveau de façon profonde et diverse à l’espèce.
Le désarroi n’apparaît
pas seulement dans cet article, mais dans tout. Ensuite, du
fait du passage de la domination du capital sous sa forme autonomisée à
une
domination de la virtualité cela implique que ce qui tend à devenir
essentiel c’est
ce qui est introjecté en nous: le virtuel donc. Autrement dit la
réalisation de la domination, son maintien doit tenir compte de la
donnée
psychique. Cela implique bien que ce que K.Marx a exposé au sujet du
capital s’est
réalisé. Il n’y
a plus besoin d’une
analyse de celui-ci en tant qu’instance
déterminante en dernier recours. En conséquence, il est
important de montrer en quoi l’information
est déterminante; l’information
qui doit donner forme; l’information
qui virtualise. Tout l’appareil
informationnel apparaît comme un système général de projection
tendant à assurer une domination interne globale, un contrôle total.
Etre
dominé, c’est
être virtualisé et cela passe par l’information.
L’écroulement
du recouvrement, auquel le capital participait
fondamentalement, fait que le refoulé accumulé sur des milliers d’années
devient apparent et opérationnel du fait de l’impossibilité
à recouvrir. Tout ayant été capitalisé les autres facteurs
peuvent devenir déterminants. En conséquence tout ce qu’on
a dit au sujet des causes économiques, des causes religieuses,
culturelles est valable mais cela n’épuise
nullement la question. J’ai
écrit qu’on
avait la fin de la culture avec le mouvement de Mai-Juin 1968; dit en
termes de la théorisation de la spéciose-ontose cela veut dire la fin
du
recouvrement. Ainsi nous avons la faillite de masquer la mort
potentielle du
capital tentée avec les politiques de R. Reagan et M. Thatcher. Á ce
propos il
est remarquable que les deux gouvernements les plus acharnés pour
intervenir au
Moyen-orient (ce n’est
pas que l’Irak
qui est visé) sont les USA et la Grande-Bretagne.
Pour
aborder la question de ce qui se joue à propos du Moyen-Orient il
faut tenir compte qu’il
s’effectue
là une espèce de synthèse de tous les conflits du passé par
réactivation d’une
foule de contradictions: ainsi de l’opposition
entre la France et la Grande-Bretagne qui n’a
jamais été clairement liquidée comme semble l’avoir
été celle entre La France et l’Allemagne.
Nous voyons ressurgir la vieille opposition entre puissances
maritimes (Grande-Bretagne, USA, Espagne) et continentales (France,
Allemagne,
Russie). Il se rejoue à une échelle plus vaste et avec une intensité
accrue les
antagonismes qui se posèrent avec ce que l’on
appela à la fin du XIX° siècle la question des Balkans. Á ce propos,
il est important de noter que c’est
avec le conflit dans cette zone qui au début du XX° siècle prépare
les données de la première guerre mondiale, que tout commence, et que
donc c’est
aberrant de dire que ce siècle naît en fait avec 14 ans de retard.
Je persiste à penser que l’année
1905 est décisive et l’essentiel
de la perturbation qui va affecter l’Occident
s’élabore
dans les premières années du siècle: en physique, en peinture,
en psychologie, etc.. Or, et je ferme ma digression, la question des
Balkans se
règle à la fin du XX° qui ne finit pas avec 1989. Autrement dit quand
commence
le XXI° siècle en 2001 un cycle est achevé et, avec les attentats du 11
septembre, commence effectivement quelque chose d’autre,
ce qui n’empêche
pas comme je l’ai
dit qu’il
y a rejouement. Pour le prouver je reprends la question des Balkans:
là nous avions affrontement de l’Occident
anglo-latin, de l’Occident
orthodoxe et de l’Islam.
Or au Moyen-Orient ces aires géosociales s’affrontent
(avec la présence déterminante des USA dans la première aire)
mais avec en plus l’aire
hindoue, celle chinoise, et même, par le relais de l’Egypte-Soudan
via la Somalie, l’aire
africaine. Du fait de la disparition de leur aire propre les
amérindiens du nord comme ceux du sud, les descendants des incas et
ceux des
aztèques, sont affectés indirectement; il en est de même pour les
aborigènes d’Australie.
La
synthèse implique ce que j’ai
appelé l’intégration
des contradictions et des phénomènes non résolus. Ainsi de l’unité
supérieure en rapport avec la verticalité. Elle se réimpose avec
le fascisme et le nazisme et toutes leurs variantes. On la voit se
perpétuer
dans les mouvements d’extrème-droite
et à l’échelle
mondiale au travers de la dynamique des USA tendant à l’hégémonie
mondiale.
Le
rapport de la Russie vis-à-vis des USA rappelle celui qu’elle
eut à la puissance mongole. Il y a l’essai
d’utiliser
la dynamique libérale prônée par les USA pour parvenir à
échapper à sa domination. Par là il y a renforcement du mécanisme
infernal.
Donc ce qui est essentiel à
mettre en évidence c’est
la fin du recouvrement, donc le dévoilement de la spéciose-ontose. D’un
point de vue global on peut dire qu’avec
la fin de la guerre en 1945 s’impose
une certaine sortie de la déréliction avec le développement de ce
qu’ils
ont appelé les «trente glorieuses». A partir de ce moment-là va se
remettre en place la dynamique de la déréliction. Il y a la phase de la
mort
potentielle du capital qui peut être conjurée et recouverte. C’est
en rapport à cela qu’il
faut situer la guerre de 1991 contre l’Irak
qui a marqué une discontinuité négative.
Tenir
compte du problème du contrôle total, abordé par les théoriciens
du totalitarisme. A noter que ce dernier terme renvoie à une forme et
de ce
fait on perd - tout au moins on en court le risque - tout le contenu,
la
substance. C’est
une forme de domination politique, donc qu’un
aspect d’un
phénomène.
La
dimension mystique et l’obstination
que manifeste G.W. Bush, sa fascination du bien, du mal, son
idée plus ou moins inconsciente d’élection. Á ce propos, il est essentiel de souligner que le peuple le
plus matérialiste, le plus adonné au capital est en même temps le
peuple le
plus mystique de l’aire
occidentale. La réalisation du capital, de ce qu’ils
nomment l’économie
libérale, est comme la réalisation d’un
destin, l’accomplissement
d’une
élection. Mais, en même temps la remise en cause de cette
réalisation à l’échelle
mondiale réactive l’empreinte
de la menace et celle de la culpabilité qui remet les
étasuniens en présence du numen ce qui terrifie et fascine.
Les
événements ont montré l’échec
de la sortie de la nature. Alors se pose quoi faire? Il semblait qu’on
avait tout résolu. Ainsi G.W. Bush (entravement de la réussite, ce
qui apparaît également chez J. Chirac, chez Berlusconi) représente bien
ce qui
se passe. Les attentats ont plongé dans l’infantilisation;
ils ont bloqué. Pour sortir de celui-ci lancement dans
un mouvement sans fin, inexorable qui devient fin en lui-même, un peu
ce qui s’est
passé avec le nazisme (cf. H. Arendt). Chercher en quoi la dimension
policière l’emporte
sur la dimension guerrière.
À propos de la culpabilité cachée de chaque individu cela semble être un
thème récurrent chez les étasuniens. Je mets cela en connivence avec l’importance
du pouvoir judiciaire aux USA. Chacun, chacune doit veiller à
ce qu’il
ne soit pas démontré-e coupable. Et cela se connecte évidemment avec
l’information: nul ne doit être informé de ma culpabilité. Le thème de
la
justice semble être déterminant dans la philosophie politique
étasunienne. Le
phénomène s’est
répandu en Europe (cf. Italie et "Mani
pulit"
avec leurs variantes en France, en Belgique, etc…).
le pouvoir judiciaire tend, conjoncturellement, partout à prévaloir.
Je
pense qu’il
est bon de montrer comment chacun revit la menace. Le Vatican se sent
menacé dans son existence (dans son fondement) avec la tendance des USA
à se
présenter comme les décideurs de ce qui est bien et mal et à intervenir
en
conséquence. Dans ce cas on rejoue l’antagonisme
papauté-empire (lettre à Nicola avril 2003).
***
J’en
viens
à l’article
de Clara Gallini que tu m’as
envoyé ce qui m’a
fait énormément plaisir.
Il constitue pour nous une confirmation de la dimension mystique du
comportement des dirigeants étasuniens et de ceux qui les soutiennent;
comportement mystique qui signale le rejouement de l’actualisation
du moment fondateur: le numen. Cela signifie que nous nous
rapprochons toujours plus de la discontinuité à venir qui consistera
dans le
fait qu’hommes
et femmes ne lutteront plus contre un
système mais essaieront de mettre en pleine évidence cet infernal
mécanisme
pour enfin se percevoir dans une naturalité et entreprendre une autre
dynamique
de vie, comme je l’écrivis
le 23 septembre
2001. Avant de considérer ce qu’elle
dit je veux
te signaler ceci. En 1977, Clara Gallini a écrit une introduction à La
fine
del mondo contributo all’analisi
delle
apocalissi culturali
qui est une œuvre
posthume et inachevée d’E.
De
Martino. En outre celui-ci publia en 1962 Furore, simbolo,
valore qui
contient un texte Mito, scienze religiose e civiltà moderna
où il est amplement
question du sacré ainsi qu’un
autre Furore
in Svezia où il essaie de donner une explication
ethnologique,
psychiatrique de ce qui s’est
passé le soir du jour de
l’an
1956 à Stockholm où environ 5 000 adolescents en
fureur envahirent l’artère
principale de cette
ville, cassèrent tout et attaquèrent des passants. Ce fut un des
premiers
moments de ce qui fut nommé la révolte des jeunes qui caractérise toute
la
seconde partie du XX° siècle qu’H.
Arendt
définit siècle de l’enfant.
Ceci est important
en ce qui concerne le phénomène de régression conduisant l’espèce
à revivre le moment traumatique qui l’induisit
à sortir de la nature. Au cours de ce demi-siècle tous les
recouvrements s’épuisent
et la terreur, la
déréliction de l’espèce
se dévoilent comme cela
apparaît avec les événements du 11 septembre qui vont opérer comme
constituants
d’un
mythe des origines (fin d’une
histoire et début d’une
autre ou,
même, fin de l’histoire).
Un tel mythe signale notre fragilité en
tant que créature, l’existence
du mal et la
puissance d’une
entité (dieu par exemple) qui peut vaincre le
mal. Il est bien la répétition de celui placé, selon M. Eliade, in illo
tempore. Et, à ce propos, j’ajoute
que pour
atteindre à l’essentialité,
et nous la faire atteindre, le mythe
doit être mythe des origines. Cela se vérifie pleinement au cours de l’histoire
des USA où les étasuniens sont constamment à la recherche de
leur mythe. Sur le plan individuel c’est
ce
que C. G. Jung a effectué durant sa vie.
Clara
Gallini a intitulé son article Shock
& Awe, potere e paura et elle explique tout de suite
que Shock &
Awe est le nom donné par le Pentagone à la guerre entreprise contre l’Irak
et traduit en italien par Colpire e terrorizzare.
Je ne
connais pas la traduction française. On pourrait traduire par Choque et
terrorise. Elle précise (je reporte de longs passages afin de pouvoir
au mieux
exposer ce que je pense): «Shock & Awe naît
en tant que concept
stratégique élaboré au cours des débats et recherches conduites
collectivement
à l’intérieur
de la NDU, la National Defense
University, pour se transformer ensuite en un livre publié en décembre
1996,
rendu public et accessible sur Internet (…)
Mis au
point par Harlan K. Ullman et James P. Wade avec la contritbution de
divers
auteurs, Shock and Awe porte le sous-titre suivant:
Achieving rapid
Dominance que je traduirai, sans en altérer le sens, par Metodo
rapido
per conquistare il dominio (Méthode rapide pour conquérir (atteindre)
la
domination)». Je reporte cela parce que pour elle la
question essentielle
est celle de la domination, alors que pour moi c’est
la mise en évidence du numen. Elle note que le plan de bataille:
«pointe sur la destruction psychologique de la volonté de l’ennemi
plutôt que sur la destruction physique des forces militaires». C’est
toujours ce qui a été recherché. La différence c’est
que maintenant c’est
réalisable.
Elle continue: «Je traduis toujours à partir d’Internet,
Cbs News, ,du 27 janvier dernier, qui continue ainsi: “Nous
voulons qu’ils
ne combattent pas, dit
Harlam Ullman, un des auteurs du concept Shock & Awe qui
se fonde
sur l’usage
d’un
grand
nombre d’armes
de précision téléguidées. De cette façon vous
obtiendrez un effet simultané, assez semblable à celui des armes
nucléaires
utilisées à Hiroshima et sans employer des jours ou des semaines, mais
en
quelques minutes». C’est
l’affirmation
de la guerre avec zéro mort, une guerre humaine, humanitaire
et ce pour les deux parties en présence, afin de justifier totalement l’intervention.
Mais l’auteur
signale
indirectement ce qu’il
a ressenti lors des
événements du 11 septembre 2001: une inhibition profonde, une paralysie.
«Exhibition
de force à l’état
pur, le Shock implique donc tant l’attaque
que ses conséquences. Terrible et surhumain il ne peut produire
que des terreurs surhumaines. Awe signifie
justement ceci: non pas
épouvante, peur, crainte ou terreur dans leurs désignatons
psychologiques
respectives (…).
je fais plutôt allusion à d’autres
concepts et plus précisément à cette catégorie du « numineux »
(je mets
numineux et non lumineux comme c’est
indiqué dans le texte de Clara Gallini) à propos de laquelle Rudolph
Otto
écrivit, en son temps, des pages désormais classiques qui analysent « le
caractère douteux du sacré, dans ses dimensions correlées de fascinans
et de tremendum »
(R.
Otto, Le Sacré, Feltrinelli).
«Cela
vaut la peine de les reéxaminer, dans
la mesure où elles concernent notre cas. C’est
justement par un exemple belliqueux tiré de l’Ancien
testament qu’Otto
illustre la
signification de la locution: emat Jahveh, « la
terreur de Dieu »:
« Je
sèmerai devant toi la panique (en note il est indiqué: « ma
terreur »
comme dans le
texte en italien). Je jetterai la confusion chez tous les peuples où tu
pénètreras, et je ferai détaler tes ennemis »
(Exode, XXIII, 27).
« C’est
là
une frayeur (terreur en italien) pleine d’une
horreur interne qu’aucune
chose créée, même la
plus menaçante et la plus puissante, ne peut inspirer. Elle a quelque
chose de
spectral »».
Clara Gallini fait remarquer que la
traduction est difficile pour restituer le sens du terme, et cite à
nouveau R.
Otto: « l’anglais
a
le mot awe qui dans son sens profond et précis se
rapporte à peu prés à
notre sujet »
Ce
qui me semble le plus intéressant c’est
que l’espèce
tend à rejouer et à
actualiser le numen grâce à la guerre. On peut trouver des exemples
dans toutes
les aires géosociales et à toutes les époques. En ce qui concerne la
période
récente on peut considérer que les étasuniens, paniqués et choqués,
inhibés,
bloqués, sortent du blocage pour rejouer en semant la terreur
inhibitrice. En
fait cette terreur doit engendrer une crainte chez l’ennemi
afin qu’il
redoute celui qui l’a
mis dans cette situation, mais puisse tout de même opérer. C’est
le secret de la répression: maintenir - au moins de façon
inconsciente - la crainte des parents, la crainte de la société - afin
qu’il
y ait intériorisation des règles sociales, de la domestication, et
non remise en question. Il ne faut pas qu’il
y ait
peur, à plus forte raison terreur, sinon l’individu
ne peut pas agir. Cela veut dire qu’il
faut
une terreur initiale qui plonge tout individu dans la crainte, dans la
dépendance. Il semble bien que ce soit le rôle de tout mythe des
origines.
Ce
qui est fondamental dans le numen, c’est
qu’il
est à la fois proche et inaccessible. Donc les
étasuniens mobilisés par lui sont lancés dans un mouvement apparemment
sans fin
puisqu’ils
ne peuvent pas atteindre ce qu’ils
visent inconsciemment. Ils ne pourront pas s’arrêter
car il y aura toujours un support pour revivre la menace, pour à
nouveau être en présence du numen. Seule une perception profonde du
mécanisme
infernal opérant chez les étasuniens comme chez tous les hommes et les
femmes
permettra de commencer à enrayer. Car, il faut bien tenir compte que
les
étasuniens ne font qu’exprimer
de façon très
explicite ce qui se passe
pour tous et
pour toutes.
Clara
Gallini considère que la devise Shock
& Awe «désigne une méthode rapide
pour atteindre la domination
et une conception du pouvoir comme dominance». En fonction de ce que j’ai
affirmé précédemment, cela m’apparaît
comme escamotant l’essentiel.
Le pouvoir
autonomisé est toujours en rapport à l’exercice
d’une
force paralysante qui permet de mettre hommes et femmes en situation
de dépendance et, donc, réactualise l’action
du
numen. Autrement dit, plutôt que d’une
mystique du pouvoir, on doit parler de la dimension mystique du
pouvoir. Enfin
comme tu l’as
noté toi-même, il n’y
a pas besoin de transformer la violence en sacré puisque celui-ci (le
numen) la contient déjà. Cela implique que pour se libérer de la
violence il
faille dissoudre en quelque sorte
le
numen.
(...)
Je reviens à la mystique. Je pense que
les théoriciens de la physique quantique, des particules ont le même
problème que
les mystiques. Ceux-ci doivent retourner dans le monde apparent après
avoir
atteint la réalité numineuse, c’est-à-dire
fondée par le numen et, même parfois, celle au-delà du numen. Comment
donner
cohérence au monde phénoménal? J’irai
presque jusqu’à
dire: lui donner une réalité?
(Extrait
de lettre à Cristina du 03 avril 2003)
J’ajoute
(10.04.2003):
choquer, traumatiser pour mettre dans la dépendance et par là prouver qu’on
est du côté de Dieu, le défenseur du Bien, le pourfendeur du Mal. Si
on exerce un effet traumatisant, cela signifie qu’on
est du bon côté; on est élu de Dieu: plus de déréliction. Enfin en
tenant compte de la théorie actuelle au sujet de la faiblesse de Dieu,
il y a
possibilité d’interpréter
qu’à
cause d’elle,
les étasuniens doivent opérer à sa place. D’où
le gigantisme de l’intervention
et
l’irrationnel
qu’elle
véhicule.
[1]
«La
perte
de la présence en tant que crise radicale de la présence elle-même se
relie à
un moment critique de l’existence,
quand l’historicité
surgit avec une évidence particulière, et que la présence
est appelée à être-là avec un emploi prêt et adéquat de sa capacité de
choix et
de décision. Il s’agit de moments
en rapport à des crises organiques décisives, comme la
naissance ou la puberté, la maladie et la mort, ou à des instincts
vitaux comme
la faim ou la pulsion sexuelle, ou à des rapports économiques et
sociaux
particuliers (cueillette, chasse, élevage, cycles saisonniers, rapport
avec le
chef ou avec un étranger, guerre...) ou à la maladie, à la mort; mais
il s’agit
aussi de conflits moraux, d’inspiration
poétique, de doute logique». E. de Martino I fondamenti
di una teoria del sacro (Les fondements d’une théorie du
sacré) in Storia
e Metastoria (Histoire et Métahistoire), Ed.Argo, 1995
[2] H. Arendt Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Ed. Quarto Gallimard, Paris, 2002, p. 602.
[3]
Chez
J.P.
Sartre mais surtout chez les situationnistes et leurs adeptes.
Chez E. de
Martino, la situation
s’impose en
tant qu’ensemble
de conditions de vie auxquelles la présence doit faire face et au-delà
de
laquelle elle doit aller grâce à l’action
[4]
A
propos
d’échapper
à la pesanteur voir: Association des Astronautes Autonomes, Quitter
la
gravité, Ed. de L’Eclat,
Nimes,2001.
[5] Un peu plus
loin il remplacera finalité de la guerre par finalité du chantage.
[6]
Cette
allusion à l’équilibre
fait sentir le besoin de parvenir à recouvrir et à ne plus être soumis
à des
troubles, des oscillations.
[7]Cf.par exemple: Lo squalo e il grattacielo - miti e fantasmi dell’immaginario americano de Francesco Dragosei. Ed. Il mulino, Milano, 2002
[8]
Cette
peur de l’imprévu
conduit, tant sur le plan de l’espèce que sur
celui de l’individu, à
manipuler; car manipuler c’est viser
à rendre prévisible (note septembre 2003).