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8.4. PHENOMENES INTERVENANT DANS LA MATURATION DU DEVENIR HORS-NATURE

 

 

 

 

 

 

L'instauration de l'agriculture induisit – même si le processus fut parfois assez long – une radiation technique, c'est à dire une développement d'une grande variété de techniques dans un  nombre important de domaines: poterie, tissage, filage, polissage de pierres et, surtout, l'invention de la métallurgie et de l'écriture. Il y eut de même une amélioration des moyens de transport (vaisseau à voile par exemple) qui permit le transfert de produits sur de grandes distances. Ce fut le cas pour l'obsidienne qui, dès la fin paléolithique, si ce n'est avant, fut importée sur des centaines de kilomètres. Il y a en quelque sorte une augmentation de la dimension Faber qui nécessita, en contre partie, l'incrémentation de la représentation, une activation de l'activité symbolique.

 

 

Nous envisagerons surtout la métallurgie et l'écriture qui, si elles ne furent pas fomenteuses de traumatismes pour l'espèce, apportèrent tout de même des bouleversements dans la vie immédiate et dans la représentation. Elles supposent toutes deux un long cumul de connaissances. Enfin elles contribuèrent fortement à la réalisation de l'État, la métallurgie permettant de protéger et de commander, l'écriture permettant de commander, d'enregistrer, de justifier.

 

 

 

8.4.1. La métallurgie doit être située par rapport à l'activité globale de production d'outils qui lui est antérieure: recherche de matériaux pour leur fabrication, et confection de ceux-ci ; phases qui ont entre elles, non seulement un rapport d'ordre chronologique, mais des relations plus complexes, comme nous le montre le développement du microlithisme. Il y a dix mille ans se fit sentir une pénurie de silex. Or, Louis René Nougier nous indique (“Naissance de la civilisation”, page 310) : «La quête du matériau s'est révolue vers 10 000 par le développement de techniques nouvelles de taille et d'utilisation du silex. A se demander si le microlithisme, l'énorme progrès vers l'efficience, ne fut pas aussi l'intelligente réponse aux besoins ressentis, déjà, d'économiser le silex ! » [1]

 

 

La recherche du silex allait imposer à Homo sapiens le passage d'une activité de cueillette, le ramassage à la surface de la terre, à une activité de prospection souterraine (passage en profondeur qui fait dire à L.R Nougier qu'il y a, par là, acquisition de la troisième dimension !), d'où le développement de vraies mines vers le Vème millénaire (cf. le même ouvrage).

 

S'il n'y a pas continuité entre l'industrie du silex et celle du métal, la première a apporté les éléments fondamentaux pour le développement de la seconde. En effet, les métaux eux aussi furent d'abord ramassés. C'est vrai surtout pour l'or qui a l'avantage de se trouver à l'état natif, du cuivre et du fer météorite. Ensuite, Homo sapiens dut s'enfoncer dans les profondeurs de l'écorce terrestre pour les rechercher. A ce moment là l'acquis technique ainsi que la représentation qui lui était liée ont pu servir à la nouvelle prospection.

 

 

Il n'y a pas de continuité également dans la mesure où le métal fut recherché à l'origine, non en vue d'une utilisation dans ce que nous pouvons définir la sphère productive, mais pour orner, parer, etc.. Cela veut dire que ce sont surtout des qualités esthétiques qui intervinrent originellement dans leur recherche, ainsi que des qualités d'ordre représentationnel, par exemple du sacré. Ainsi pour l'or qui pouvait symboliser la vie, puis l'immortalité.

 

Enfin l'essor de la métallurgie ne fut possible qu'à la suite d'une maîtrise plus grande du feu. Or, celle ci s'est effectuée grâce à la pratique de la cuisson pour la poterie, et probablement, mais dans une moins grande mesure, à celle pour la cuisine. Cela permit de pouvoir confectionner des foyers, des fours conservant bien la chaleur, et permettant également de protéger l'opérateur.

 

 

Ici encore, la continuité entre pratique du potier et pratique du métallurgiste peut difficilement être affirmée, mais il est certain que la première a contribué au développement de la seconde.

 

 

En ce qui concerne la poterie, il convient de noter qu'il y a également intervention d'un nouveau matériau : l'argile, dont l'importance va devenir considérable étant donné qu'elle va servir à élaborer des matériaux de construction, et en Mésopotamie, confectionner un support pour l'écriture (tablettes), et évidemment à fabriquer toutes sortes de récipients. [2]

 

 

 

8.4.2. L'invention de la métallurgie eut des conséquences dans divers domaines : défrichage de la forêt, travail de la terre, mais aussi la mise en esclavage pour exploiter les mines. C'est là que naît le travail, dans la mesure où il acquiert son caractère le plus contraignant, qu'il ait été effectué par des hommes libres ou des esclaves.

 

 

« En réalité, ce fut le travail de la mine, la mécanisation, le militarisme et les occupations dérivées qui ôtèrent la joie du travail quotidien, et le transformèrent en un système implacable, abêtissant de corvée. » (L. Mumford, “Le mythe de la machine”, Ed. Fayard, t.1, p.318) [3]

 

 

Tout ceci n'est pas valable, toutefois qu'en précisant bien que le travail est justement cette activité qui est devenue contraignante.

 

 

Alors que l'utilisation de l'argile, grâce à la poterie, permit de confectionner des instruments de conservation – récipients pour conserver la nourriture – ou, grâce à d'autres techniques, la fabrication de briques pour édifier des maisons et les tablettes pour écrire, met en continuité, l'utilisation des métaux, elle, porte à son apogée la discontinuité: la séparation qu'on trouvait déjà à l'oeuvre avec la fabrication des outils en pierre. Les couteaux, les haches, les épées, les rapières, les hallebardes, et même les socs, ont pour fonction de séparer, tailler, inciser, couper. Ils opèrent dans la séparation. Or, la poterie est une invention féminine, et la métallurgie est due aux hommes. Toutefois on ne peut pas faire d'opposition absolue, et c'est pourquoi nous parlons de polarité, afin de noter qu'un élément prédomine chez un sexe et réciproquement. En effet, une maison est un objet qui relève du continu, du stable etc.. Or la construction n'est pas l'apanage des femmes. [4]

 

 

Ce sont les données relevant des relations entre les membres de la communauté qui vont conditionner la prédominance du pôle continu-femme, ou du pôle discontinu-homme. Ainsi c'est l'autonomisation du pouvoir, la formation de l'état, qui détermineront le phénomène guerre, triomphe de la discontinuité, et par là aussi, l'ascension hégémonique des hommes.

 

 

 

8.4.3. Au stade de la cueillette-chasse, l'homme prenait à la surface de la terre ; avec l'agriculture, il la fend pour y déposer des semences ; pour atteindre les métaux, il faut qu'il s'enfonce profondément en elle ; il doit alors encore plus la violenter. On a donc la violation d'un interdit d'autant plus qu'il y a arrachage de substance de la terre-mère. En outre: “ ... la coulée de métal en fusion, par sa couleur, sa chaleur, et le danger qui s'en dégage, est associée à un écoulement sanglant. “ (L.L. Makarius, “Le sacré et la violation des interdits”, p.110)

 

 

On a donc une double violation d'interdits. Il faudra en compensation exécuter un sacrifice qui consiste en une autre violation.

 

 

Il en découle que les forgerons sont des êtres impurs ; ils forment une corporation qui est mise hors communauté.

 

 

La métallurgie est incompatible avec les femmes, ce qui ne fut pas le cas pour la poterie qui fut leur invention et pour laquelle il faut également une haute maîtrise du feu.

 

 

L.L.Makarius donne une autre explication de la nécessité de faire couler le sang : “une association entre le sang et le fer semble s'établir sur le thème suivant : le fer sert à forger les armes, les armes ont le but de faire couler le sang, donc l'emploi du sang dans la facture des armes rendra celles-ci plus efficaces” (idem, p.110). Toutefois, cela pose la question pour les outils en silex qui servaient à dépecer, pour les pointes de flèches, etc... Mais on peut penser à une autre association : le sang donne vie, donc son écoulement sur le fer qu'on forge va lui donner vie, donc solidité etc. D'où l'horrible pratique de plonger une épée toute rouge dans le corps d'un homme ou d'une femme. Or, ce qui conduisit à son maintien, fut l'amélioration de la qualité de l'acier, après la réduction opérée par la matière organique elle-même. Ce dont les forgerons se rendirent compte. On voit là à quel point la représentation est relayée par des faits concrets, aptes à piéger Homo sapiens dans des pratiques inacceptables.

 

 

Quoi qu'il en soit, demeure la question : pourquoi ces pratiques liées à la métallurgie et

non à l'industrie du silex ? On ne peut y répondre qu'en tenant compte, non seulement de la violation de l'interdit en rapport à la
terre-mère, mais à l'existence de nouvelles relations entre hommes et femmes.

 

 

Cette mise hors communauté, cette sorte de mésestimation - bien qu'ils fussent essentiels et le devinrent encore plus lorsque État et société s'édifièrent - conduisirent les forgerons à élaborer des représentations où il y avait compensation entre des effets destructeurs et d'autres générateurs de biens. Ainsi les héros qui apportèrent la métallurgie sont souvent présentés comme étant simultanément les dispensateurs, par exemple, de l'agriculture.

 

 

On a là un exemple typique de justification avec intégration (une sorte de détournement) des mythes anciens dans le nouveau.

 

 

Plus en profondeur, on constate que le pouvoir dont l'autonomisation est accélérée grâce à la métallurgie, se justifie en se présentant comme dispensateur de richesses, de bien-être. Or le mythe de Prométhée, qui apporte aux hommes divers bienfaits, dont le feu sans qui la métallurgie est impossible, est un mythe concernant le pourvoir. [5]

 

 

 

8.4.4. La dynamique agricole agissant comme opérateur de connaissance suggéra que les minéraux, étant donné qu'ils sont pris dans la terre, sont comme des graines, des semences, des embryons. Normalement ils poussent dans le sein de la terre et donc, comme les plantes, ils sont nourris par elle. L'homme, en les arrachant, se substitue à elle pour les faire parvenir à maturité. M.Eliade, après avoir mis en évidence les faits rapportés ci-dessus, fait cette remarque: “En assurant la responsabilité de changer la nature, l'homme se substitue au temps.” (“Histoire des croyances et des idées religieuses”, t.1, p.66)

 

En réalité, il se substitue à un cycle donné. Ensuite il y aura brisure totale de celui-ci, sa fragmentation qui permettront une linéarisation qui trouve son apogée à l'heure actuelle où triomphe le périssable. Le temps aura été abstraïsé au cours de tous ces phénomènes et l'affirmation de M.Eliade sera dès lors valable, jusqu'à nos jours où l'espèce tend à l'abolir.

 

 

Ceci étant précisé, on peut accepter la remarque de ce dernier: “Cette lutte pour se substituer au temps, qui caractérise l'homme des sociétés technologiques, était déjà engagée à l'âge de fer.” (idem, p.67)  [6]

 

 

 

8.4.5. La pratique du métallurgiste va permettre d'exprimer au mieux la séparation, à l'aide du mythe de la création et du démiurge qui l'opère, et ceci en concurrence avec le potier, même si toutefois, le premier revêt un caractère plus complet et complexe. En ce qui concerne le rapport au potier, le démiurge opère à partir de l'argile [7]. On doit penser que ceci se fonde quand les femmes n'ont plus le monopole de la fabrication des poteries. Il faut qu'elles en soient dépossédées pour que cette activité puisse être élevée au statut de mythe. En effet, il est certain que dans tous les cas, le fait de donner une forme à ce qui n'en avait pas a pu frapper l'imagination. Mais pourquoi la femme n'apparaît-elle pas comme démiurge, à l'instar de l'homme ? Parce que l'activité d'engendrer est totalement compatible avec ses capacités purement biologiques. Elle n'a pas besoin de médiations.

 

 

Dans le cas de la métallurgie, il y a usurpation de la capacité à engendrer, ce qui pose plus nettement le démiurge. Ceci doit être mis en relation avec le fait que la métallurgie apparaît postérieurement à la poterie, à un moment où le heurt entre les sexes s'est accusé.

 

 

 

8.4.6. Le développement de l'activité métallurgique s'est fait en même temps que les conflits entre communautés, et à l'intérieur de celles-ci, acquirent une grande importance; cela conduisit les hommes et les femmes à la perception d'une rupture dans le comportement de l'espèce, ce qui transparaît dans la représentation du mythe des trois âges: or, bronze, fer, corrélative du surgissement d'une vision historique, puisqu'il faut un ou des actes fondateurs pour passer de l'âge originel, l'âge d'or, conçu comme un paradis, aux autres âges où les conditions de vie sont de plus en plus difficiles.

 

 

Ce mythe témoigne d'une révolte et la thématique d'une espérance : un retour à l'âge d'or, où il n'y aurait plus de travail, et où régnerait l'abondance pour tous.

 

 

 

8.4.7. La métallurgie va activer la problématique de la purification, ceci à cause même du statut des forgerons - êtres impurs - et à la nécessité d'opérer une purification des minéraux pour pouvoir obtenir des outils solides. C'est ce que voudra également réaliser l'alchimie afin de parvenir à l'immortalité; parvenir à un état stable, non corruptible, où le temps n'aurait plus d'opérationnalité parfaitement représentée par l'or. D'où le désir d'en produire.  [8]

 

 

Il est remarquable de noter qu'il n'y a pas de solution de continuité (en Chine par exemple) entre les pratiques des forgerons et celles des alchimistes, car le taoïsme, comme l'indique M.Eliade, a recueilli les vieilles représentations et pratiques et les a englobées dans sa représentation où la recherche de l'immortalité occupe la place centrale.

 

 

Avec l'alchimie on a la représentation d'un devenir hors-nature, avec la volonté simultanée de conjurer la coupure qui la fonde; l'approfondissement de l'oeuvre aboutira à produire des éléments pour l'édification d'un cheminement hors nature, contribuant à fonder le capital. Ne serait-ce que parce qu'elle est la justification de l'intervention. Elle inclut également la dimension d'une volonté de recommencement, parce que le devenir jusqu'alors a été négatif, ainsi que celle de sauver (une sotériologie), et cela grâce à une oeuvre donnée, ce qui est un fondement du protestantisme.

 

 

 

8.4.8. La représentation de la pratique métallurgique comme étant apte à se substituer à une action normale de la nature, est présupposition au discours sur la technique en tant qu'activité permettant une appropriation des choses, ainsi que leur transformation ou leur amélioration. L'outil n'est plus conçu dans son immédiateté naturelle, mais en tant que moyen pour réaliser une substitution. Et par là on comprend la conception aristotélicienne de la physique: elle doit parachever ce que la nature est dans l'impossibilité d'élaborer jusqu'au bout. En même temps est posé le fondement essentiel de la thérapeutique : intervenir pour se substituer à un procès naturel; c'est en germe l'idée de prothèse.

 

 

         La continuité s'affirme à travers la problématique de l'intervention, mais la discontinuité s'impose toujours plus parce que l'espèce opère en se distanciant de la nature.

 

 

 

8.4.9. La métallurgie s'est généralisée à l'échelle de la planète. Les communautés qui ne la pratiquèrent pas subirent tout de même son influence parce qu'elles en adoptèrent souvent les produits. Toutefois les armes métalliques ne s'imposèrent pas de façon brutale, puisqu'en 1066 encore, à la bataille d'Hastings, des haches de pierre furent utilisées.

 

 

L'essor de la guerre semble être en liaison avec l'apparition des armes métalliques. Réciproquement, elle impulsa la prospection de minerais et la production de métaux. Ce phénomène s'est poursuivi jusqu'à nos jours : la guerre est un énorme accélérateur de progrès.

 

Nous avons une première phase qui va jusqu'à l'essor du capital industriel (la révolution industrielle) à la fin du XVIIIème siècle; une seconde phase commence alors et se finit de nos jours. Au cours de cette dernière s'est posée la question de l'énergie afin de fabriquer de l'acier, de le travailler, ou de produire d'autres métaux comme l'aluminium. Ce n'est pas pour rien que la thermodynamique se développe au XIXème siècle. Actuellement, nous vivons une phase qui part certains aspects ressemble à celle qui s'est déroulée durant ce qu'on nomme le néolithique. Au cours de cette période, Homo sapiens fit appel à des matériaux nouveaux, argile, métaux, et mit au point diverses techniques; au même moment, on passe de la communauté issue de la communauté immédiate, à la communauté despotique, ce qui structure un devenir hors-nature. De nos jours on assiste à la recherche de matériaux nouveaux (fibres de carbone, fibres de verre, polymères divers), à celle de modifier les qualités de certains corps engendrant, là encore, un matériau nouveau (production de supra-conducteurs par exemple). Homo sapiens non seulement accélère et améliore les procès de la nature, mais il peut opérer sans elle, comme cela advient avec la culture in vitro pour les plantes et les animaux. On a donc le parachèvement d'un phénomène qui débuta il y a environ 12 000 ans. Ceci peut être la présupposition fondamentale pour une réimmersion dans la nature et la mise en évidence et en oeuvre d'un autre mode d'intervention.

 

 

L'ère des métaux se finit de nos jours et nous sommes entrés dans celle du plastique, produit fondamental de substitution. Cette dernière ne se limite pas là, puisque nous l'avons signalé, une foule de nouveaux matériaux tendent à être mis au point. C'est la fin de l'importance prépondérante de l'industrie extractive, comme de celle de la production strictement agricole (c'est à dire qu'il s'agit de produits non modifiés après la récolte), toutes deux composantes du secteur primaire en économie - la section I de Marx. C'est un autre élément d'un bouleversement comparable à celui qui é présidé à la formation de la communauté médiatisée posant le surgissement de l'État. Il est analogue en importance, mais il aura certainement un impact plus puissant parce qu'il opère en un laps de temps beaucoup plus court. En outre, comme on le dit de façon elliptique et métaphorique, tout s'accélère...

 

 

         Cette fin d'ère est apparente également avec la démonétisation de l'or, qui pendant des millénaires avait, en tant qu'équivalent général, dominé la vie sociale. Il sert encore – avec d'autres métaux - de valeur-refuge; mais c'est un archaïsme qui s'estompe... En outre, le luxe, et donc la base de tout ce qui tient à l'ostentation, tend de plus en plus à opérer dans une sphère immatérielle, celle de la simulation, où la matérialité des métaux, même les plus précieux, n'a pas de place.

 

 

 

8.4.10. Quoiqu'il en soit ce sont les relations inter-hommes-femmes qui sont déterminantes. Ainsi ce qui est essentiel, c'est qu'avec l'agriculture et la métallurgie, et les autres activités artisanales, s'instaure une sphère productive qui permit l'existence de producteurs et de guerriers. Au sommet de la société s'est constitué la sphère du pouvoir dont dépendent l'unité supérieure et les prêtres. Le pouvoir sacré et le pouvoir profane sont d'abord intimement unis puis plus ou moins séparés, selon les formes de société. Dans tous les cas, les guerriers forment la couche sociale directement liée à cette sphère. Et nous avons alors, du moins dans la représentation, la tripartition des indo-européens inventoriée par G.Dumézil. En Extrême-Orient, en revanche, nous avons plutôt une espèce de bipartition : l'unité supérieure d'un côté et l'ensemble des membres de la société de l'autre (c'est l'esclavage généralisé dont parlait Marx).

 

 

L'histoire est remplie du heurt entre ces deux sphères fondamentales de la production et du pouvoir. Mais ceci sera médiatisé au travers des castes (en Inde) ou au travers des classes (en Occident), et ce, jusqu'à nos jours où, en Occident, le triomphe du capital a amené l'évanescence des classes puis celle de la production, ce qui met fin à toute la dynamique précédente comme nous le verrons ultérieurement.

 

 

 

8.4.11. Lors du surgissement de l'écriture, Homo sapiens est parvenu à son épanouissement biologique. Sa dimension culturelle est désormais prépondérante. En conséquence, le phénomène de rééquilibration au sein de l'espèce, dont nous avons déjà parlé à la suite de Leroi-Gourhan, résulte inévitablement d'une interaction entre le biologique et le culturel (nous ne disons pas le social parce qu'au moment où le phénomène se déroule, la société n'existe pas).

 

 

Voici d'abord la théorie de Leroi-Gourhan :

 

 

“Chez les anthropiens primitifs, la main et la face divorcent en quelque sorte, concourant l'une par l'outil et la gesticulation, l'autre par la phonation, à la recherche d'un nouvel équilibre. Lorsque la figuration apparaît, le parallélisme est rétabli, la main a son langage dont l'expression se rapporte à la vision, la face possède le sien lié à l'audition, entre les deux règne ce halo qui confère un caractère propre à la pensée antérieure à l'écriture proprement dite : le geste interprète la parole, celle ci commente le graphisme.” (“Le geste et la parole”, t.1, “Technique et langage”, p.290-291)

 

 

Avant de parvenir à cette conclusion, l'auteur avait fait les notations-explications suivantes :

 

 

“S'il est un point sur lequel nous ayons maintenant toute certitude c'est que le graphisme débute non pas dans la représentation naïve du réel mais dans l'abstrait.” (p.263)Desideravo anche che circolasse un testo che desse ai lettori l'idea del tuo essere presente ora, insomma che non sei un autore del passato.

 

 

“Ce qui est particulièrement intéressant pour le présent propos, c'est que le graphisme ne débute pas dans l'expression en quelque sorte servile et photographique du réel, mais qu'on le voit s'organiser en une dizaine de mille ans à partir de signes qui semblent avoir exprimé d'abord des rythmes et non des formes. C'est en effet aux environs de 30 000 ans que les premières
formes apparaissent, limitées d'ailleurs à des formes stéréotypées où seuls quelques détails conventionnels permettent d'accrocher l'identification d'un animal. Ces considérations sont propres à faire ressortir que l'art figuratif est, à son origine, directement lié au langage et beaucoup plus près de l'écriture au sens le plus large que de l'oeuvre d'art. (p.265-266)

 

 

“Sur les deux pôles du champ opératoire se constituent, à partir des mêmes sources, deux langages, celui de l'audition qui est lié à l'évolution des territoires coordinateurs des sons, et celui de la vision qui est lié à l'évolution des territoires des gestes traduits en symboles matérialisés graphiquement. Ceci expliquerait que les plus vieux graphismes connus soient l'expression nue de valeurs rythmiques.” (p.270)

 

 

“Mythologie et graphisme multidimensionnel sont d'ailleurs normalement coïncidents dans les sociétés primitives; et si j'osais user du strict contenu des mots, je serai tenté d'équilibrer la “mythologie” qui est une construction pluridimensionnelle reposant sur le verbal, par une “mythographie” qui en est le strict correspondant manuel.” (p.272)

 

 

“... que l'écriture est née du complément de deux systèmes : celui des “mythogrammes” et celui de la linéarisation phonétique.” (p.283)

 

 

Dit autrement, et c'est ce qu'affirme A.Leroi-Gourhan, en passant du mythogramme à l'écriture proprement dite, on passe de la pensée rayonnante à la pensée linéaire.

 

 

 

8.4.12. L'intérêt de l'explication de Leroi-Gourhan est d'apporter un enracinement biologique au phénomène, mais elle escamote toute la dimension culturelle et tend à faire des hommes et des femmes des êtres passifs; de même qu'elle laisse dans l'ombre la volonté d'intervenir dans l'environnement, qui est cause aussi bien du “divorce” que du nouvel “équilibre”.

 

 

Ce dernier s'effectue très tôt donc avec le “graphisme” qui permet une représentation, sur divers supports, de l'espèce dans la nature, consistant à indiquer la modalité de son appartenance à cette dernière, manifestant sa jouissance d'être dans le monde. Elle englobe rythmes et formes parce que toute manifestation vitale les contient. En conséquence l'équilibre dont il s'agit se réalisait au travers d'un appréhension totale, où voir et entendre, figurer et dire, n'étaient pas séparés, en même temps qu'il y avait intégration du langage gestuel.

 

 

Le devenir à l'écriture implique que s'opère une séparation entre rythme et forme [9], ce qui pose également le surgissement de l'art en tant que manipulation de ces derniers.

 

Le langage verbal de même que le graphisme manifeste la volonté de l'espèce d'opérer une jonction, un contact efficace entre ses membres, de même qu'entre elle et son environnement. Ce sont deux modalités du comportement de l'espèce affirmant sa réflexivité qui sont complémentaires. Voilà pourquoi tout peut se transcrire, voire se traduire en paroles et en graphes dans un plan (dessin, peinture, écriture), dans l'espace (sculpture, architecture). La différence n'est pas dans le fait de l'utilisation d'un support pris dans l'environnement, puisque parler implique une modification de ce dernier, absorbé par les hommes ou les femmes. L'air peut aussi être considéré comme le support des mots que nous émettons [10]. Elle réside encore une fois dans la partie du corps intervenant : la bouche ou la main.

 

 

La parole et l'écriture opèrent de même. Cependant cette dernière devient de plus en plus le support de la première. Ce qui reste du graphisme devenant écriture est dominé par la parole, qui perd de plus en plus sa dimension rythmique. Dès lors, tout ce qui a été pour ainsi dire abandonné lors du phénomène de réduction tend tout de même à se manifester par d'autres voies, ce qui pose l'art, phénomène de compensation et de récupération (poésie et musique récupérant le rythme, peinture et architecture les formes).

 

 

Le remplacement du premier couple (parole - graphisme) par le second ( parole - écriture) est corrélatif d'une immense réduction, celle de la rayonnance à la linéarité. Cette dernière s'opère avec le passage de la communauté immédiate où tous les membres rayonnent la réalité de la Gemeinwesen, à la communauté despotique, hiérarchisée, verticalisée, donc subissant un ordre, où la Gemeinwesen est accaparée par l'unité supérieure fondant la première forme d'Etat.

 

 

L'écriture alphabétique implique un phénomène de séparation très poussé en relation avec le mouvement de la valeur
d'échange prenant de l'extension, ainsi qu'avec l'advenue de la seconde forme d'Etat fondé sur le devenir de cette dernière.

 

 

L'apparition de l'écriture présuppose une abstraïsation du temps et de l'espace à partir du continuum. Ce couple est lui-même appréhendé au travers de repères permettant des positionnements successifs (rythmes) et des formes différentes (espace). Or cette abstraïsation se produit quand il y a séparation des membres de la communauté, de leurs participations fondant être-avoir, sujet-objet, etc..., et en enclenchant la dynamique de la propriété privée.

 

 

Langage verbal, écriture, art, sont des manifestations de l'espèce à travers lesquelles s'exprime un nouvel équilibre entre le champ oral et le champ chiral. Toutefois c'est la dynamique du pouvoir qui va déterminer quelle est la manifestation qui prédominera ou non.

 

 

 

8.4.13. Pour parvenir à se faire l'idée la plus exacte possible de l'origine de l'écriture, il faut envisager simultanément Homo sapiens et son environnement, et tenir compte du double système de projection entre les deux, dont nous avons parlé précédemment. Or ce qui est projeté n'est pas la totalité, mais des signes, des repères signifiant celle-ci. Il nous faut donc étudier l'écriture en rapport avec la capacité de l'espèce à percevoir et à transmettre des signes. Pour cela, il faut réceptionner, assimiler (on doit se représenter quelque chose) l'élément ayant valeur de signe, puis transmettre et donc représenter quelque chose pour quelqu'un.  [11]

 

 

L'intervention peut être d'autant plus performante qu'on est mieux à même d'utiliser des signes. Ainsi, et pour en revenir à leur mode d'utilisation, il y a pour ainsi dire d'abord une lecture qui est l'action de recueillir (on pourrait même dire cueillir) certains éléments en tant qu'ils sont aptes à représenter la totalité. A ce sujet, il est important de signaler à quel point la métonymie est essentielle et à quel point son rôle sera renforcé par la pratique de l'écriture. D'ailleurs d'un point de vue général, il convient d'affronter simultanément une étude des signes et des tropes, ce qui peut faire une première approche d'une étude de la logique.

 

 

De même que l'écriture, la lecture est un phénomène plus général que celui auquel il se réduit, lorsqu'on l'oppose simplement à la première. Constater le sourire d'une personne c'est lire sur le visage de celle-ci un signe déterminé indiquant un mode d'être : heureux, satisfait, d'accueillance, d'ironie, etc.. Ce qui implique également que celui ou celle qui sourit écrit sur son visage ce même mode d'être, signalant un comportement donné.

 

 

Ici encore la métonymie est opérante, puisque c'est seulement une partie qui témoigne pour l'ensemble. Il est certain qu'à l'époque où la pensée participante était prépondérante, la dimension de la métonymie devait être moins déterminante en ce sens qu'il n'y avait pas de séparation nette entre partie et tout. Quoi qu'il en soit, lire apparaît comme une aptitude à intégrer un élément dans une totalité, ou à l'extraire de celle-ci. [12]

 

 

Ainsi l'écriture opère comme un troisième système de signalisation dans la mesure où elle est fixation du langage verbal, mais fixation pour une mise en circulation sur une échelle plus vaste. [13]

 

 

L'invention de l'écriture témoigne que l'espèce accède à un nouveau rapport à son environnement, ce qui s'exprime au mieux au travers de la linéarisation de la pensée. Celle-ci implique un déracinement, c'est à dire une rupture du procès de rayonnance qui fonde la problématique de l'origine et de la fin qui sont des abstractions pour l'espèce, mais non pour le pouvoir concentré en l'État. En effet, celui-ci s'est constitué à un moment donné (origine) et risque toujours d'être réabsorbé (fin).

 

 

 

8.4.14. Il y a de multiples présuppositions à l'écriture, ce qui implique qu'elle connut plusieurs naissances différentes dans diverses zones.

 

Il y a d'abord la représentation de l'activité de la communauté en un lieu donné (soit celui où elle l'exerce, soit en un lieu choisi pour ses caractères particuliers) et ses participations (ses rapports au cosmos), ainsi que la représentation de ses membres avec leurs participations. Il y a là un processus qui aboutit à la formation de signes symbolisant les différents éléments que nous venons d'exposer.

 

 

Grâce à cela, nous l'avons vu, une communauté peut en quelque sorte dialoguer avec elle-même et avec le cosmos, et représenter ce dont elle se sépare ou ce à quoi elle veut accéder.

 

 

La pratique divinatoire qui est recherche de signes aptes à indiquer un devenir donné est une autre présupposition de l'écriture, et il restera toujours un rapport entre les deux. Pour indiquer que quelque chose est inscrit dans une destinée quelconque, on dit encore : c'était écrit!

 

 

La contribution de la géomancie a dû être particulièrement importante puisqu'on peut penser qu'hommes et femmes écrivirent d'abord sur la terre afin de communiquer avec leur environnement sensible immédiatement ou non. [14]

 

 

On a dû voir le devenir suivant : représentation du mouvement de la communauté en rapport au cosmos, puis celle du mouvement d'une communauté à une autre, enfin celle du mouvement à l'intérieur de chaque communauté.

 

 

Ensuite s'impose la nécessité de représenter le dénombrement d'une communauté ainsi que ses activités en rapport avec le mouvement de la valeur. Il s'agit dès lors de permettre la représentation du différé, du séparé (séparation de l'acte d'achat et de vente), mais aussi l'unification.

 

 

Enfin la nécessité de définir, représenter et justifier le surgissement de la communauté abstraïsée, plus ou moins stable et menacée, afin de lui assurer pérennité. L'écriture est liée au surgissement de l'Etat.

 

 

Une présupposition au surgissement de l'écriture nous est suggérée par la lecture du livre de J.Bottéro : “Mésopotamie. L'écriture, la raison et les dieux”, ed. Gallimard (tout particulièrement Le système de l'écriture, pp.114 sqq) : l'écriture n'a pu s'épanouir qu'à partir du moment où le langage verbal est devenu analytique, c'est à dire quand les phrases se sont réellement décomposées en mots tels que nous les connaissons aujourd'hui, et que le verbe s'est séparé de l'agent et des supports de l'action.

 

 

Cette analycité du langage verbal n'a pu s'imposer qu'à la suite de la perte de participation des membres de la communauté, qui rendit possible l'instauration de relations plus ou moins autonomisées, segmentées en quelque sorte.

 

 

L'écriture est donc sous sa forme élaborée une synthèse qui a permis le développement de différents phénomènes tandis que leur devenir propre lui permet d'accéder à sa pleine réalisation. C'est parce qu'elle est le résultat de cette synthèse qu'elle apparut plusieurs fois et ce n'est que dans les zones où le processus étatique et celui de la valeur atteignirent leur plein développement, qu'elle parvint à s'affirmer. En effet, c'est chez les phéniciens, puis chez les grecs qu'on trouve l'écriture la plus perfectionnée, celle alphabétique.

 

 

 

8.4.15. Si l'on se limite à étudier l'écriture au moment de son surgissement en Mésopotamie ou en Egypte, on constate qu'elle dérive d'un phénomène de réduction et qu'elle vise à transcrire la parole.

 

 

“Le matériel trouvé à Uruk montre que c'est la forme la plus simple et la plus ancienne d'écriture : il s'agit de plaquettes d'argile, un genre d'étiquette avec des trous portant la trace du fil qui permettait de les attacher aux objets. Sur ces étiquettes on ne voit que l'empreinte d'un cylindre-sceau, c'est à dire le signe de propriété du vendeur. Ces signes avaient une fonction très limitée et pourtant les inconvénients étaient considérables, parce qu'une étiquette, une fois détachée, ne pouvait plus être référée à son objet. On améliora le système en traçant des signes pour représenter les objets et en substituant à l'usage des sceaux l'écriture proprement dite.” (J.Goody : La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Ed. De Minuit, p.151) [15]

 

 

Et ce qu'il y a de plus important, c'est que cette trans_c_r_i_p_tion vise à affirmer une appartenance de certains objets à un membre particulier de la communauté. Autrement dit, elle est liée à la manifestation du pouvoir, de la propriété et de la valeur. L'écriture est inséparable d'un mouvement de séparation, d'individualisation (même s'il ne s'effectue pas jusqu'au bout). En conséquence, c'est aussi un mouvement d'abstraction qui ne conserve que les déterminants essentiels afin de mettre en rapport des hommes et de femmes avec des choses.

 

 

“Dans les relations personnelles et directes, on n'a guère besoin de l'écriture.” (idem, p.55)

 

 

Elle va opérer pour mettre en relation des membres éloignés, et réunir ce qui est séparé. Elle fonde donc réellement la communication. En réalité, sa fonction va plus loin : elle sert à fonder un autre complexe de relations qui formeront la société. Plus elle devient abstraite, analytique, c'est à dire fondée d'unités simples ayant par elles-mêmes aucune fonction de désignation d'un existant quelconque (les lettres par exemple), plus elle va permettre l'installation d'une combinatoire rendant possible la représentation de n'importe quelle relation. Ainsi la communauté devenant plus conflictuelle, l'écriture va permettre de représenter la polémique, la critique, parce qu'effectuant la fixation, la confrontation, il est possible d'opérer la réduction à ce qui est essentiel, déterminant, et de forcer les membres de la communauté à adopter telle ou telle position où il n'y a pas de demi-mesure (le tiers est exclu !).

 

 

Le mouvement qui fonde l'écriture est isomorphe à celui qui fonde la valeur. Dans les deux cas il y a réduction (et ce, même si on ne parvient pas jusqu'au stade de l'apparition de l'équivalent général), puis à partir de celles-ci, une recomposition d'une totalité qui est différente obligatoirement de celle à partir de laquelle le mouvement a opéré. [16]

 

        

Afin de faire comprendre cette affirmation, il nous faut anticiper sur l'exposé que nous devons faire sur le phénomène de la valeur. Même à un stade peu évolué - celui du troc - où un certain quantum d'un produit donné s'échange contre un quantum d'un autre produit : x produit A & y produit B, il faut qu'il y ait une interprétation des signes. En effet, x produit A est, selon Marx, la forme relative de la valeur, et y produit B, la forme équivalente. Pour que la valeur se manifeste et se développe, il faut donc que le produit B, qui devient marchandise (de même pour le produit A), soit apte à signaler quelque chose d'autre que sa propre matérialité constatable de façon immédiate. Ce qui implique un procès d'abstraction au sens de ne pas tenir compte de (ici il s'agit de la valeur d'usage de B). Or ce procès opère également dans l'édification du système de l'écriture. En outre toute marchandise implique l'existence du monde des marchandises, de même que tout mot implique celle de tous les mots (le système total, la langue). On voit ici comment surgit et opère ce troisième système de signalisation (cf. 8.4.13) nécessaire pour représenter un monde produit par l'activité des hommes et des femmes.

 

 

La formation de l’écriture et celle de la valeur dérivent d’un même phénomène, la fragmentation de la communauté. Grâce à la comptabilité, l'écriture accompagnera toujours le développement de la valeur, assurant sa représentation efficace, et pourra presque se substituer à elle (déjà avec le papier monnaie), grâce aux jeux d'écriture décrivant un mouvement sans qu'il y ait apparition effective d'une tangibilité quelconque. Elle permet la représentation de la virtualité, élément fondamental de la valeur et plus encore du capital[17]. Lorsque ceci se réalise, on a le triomphe de la représentation autonomisée qui ne “vit” plus que par rapport à elle-même.

 

 

Reprenant le phénomène dans sa globalité, on peut dire que l'écriture est la pratique qui permet de représenter de la façon la plus adéquate la médiation. Elle lui permet de s'incarner et de devenir autonome (il y a une espèce d'Einverleibung), parce qu'elle est un système de liaison entre les signes et leur explication. L'écriture c'est la séparation.

 

 

Comme toute médiation elle tend à dominer les extrêmes. Elle impose donc à la pensée excitante - c'est à dire celle qui expose le procès de connaissance, une linéarité et une rigueur, et à la pensée investigatrice, c'est à dire celle qui est en train d'accomplir ce même procès, un cadre, un schème, qui exclut toute possibilité de rayonnance. Ainsi l'écriture opère indirectement dans la sphère de l'élaboration comme dans celle de la transmission, devenant le véhicule de la pensée. Elle organise l'acquis de la domestication.

 

 

Cela n'empêche pas qu'elle soit, au départ, immergée dans la vieille représentation de la participation. Car qu'est-ce qu'un inventaire - qui, pour être réalisé, a besoin des étiquettes dont parle J.Goody - sinon, comme on l'a déjà affirmé, la représentation d'une participation. Il y est, implicitement, répondu aux questions suivantes : Qui est-ce? Ici il s'agit de déterminer la nature de la substance à laquelle cela appartient. À qui est-ce? L'appartenance se pose de façon évidente ici et l'on comprend qu'on ne rompe pas encore avec les classifications antérieures, ce qui n'est pas le cas avec la troisième question : Combien? Qui est en rapport avec le devenir de la propriété privée et le mouvement de la valeur. L'autonomisation des hommes et des femmes et celle de leurs participations fait éclater l'ancienne représentation. Inévitablement cela ouvre la voie à une autre, plus adaptée à la nouvelle situation. L'écriture joue un rôle essentiel dans cette substitution tant comme support de la représentation que comme élément de celle-ci.

 

 

Ainsi l'appartenance s'exprime-t-elle par une désignation-attribution, une affectation. Il s'y ajoute un dénombrement, et le tout constitue un enregistrement qui prend l'aspect d'un recensement lorsqu'il s'agit d'hommes et de femmes qui ne s'appartiennent plus et n'appartiennent plus à la communauté, mais sont devenus des dépendances d'une unité supérieure, l'Ètat.

 

 

 

8.4.16. L'écriture fixe le sens et peut ainsi maintenir son message bien au-delà de la durée qui fut nécessaire pour l'émettre. Ce faisant, la possibilité de différer un acte volontaire se trouve amplifiée. La capacité cérébrale à poser différents moments éloignés dans le temps et l'espace selon une conception unitaire, augmente de façon considérable.

 

 

Il y a accroissement des capacités mémorielles et approfondissement de la réflexivité qui va permettre une abstraction plus performante, grosse d'une autonomisation.

 

 

Grâce à l'écriture dont les supports vont varier et se multiplier: pierre, argile, papyrus, papier, un immense système de projections va s'instaurer, accroissant en conséquence le territoire cérébral. La projection de l'espèce dans le cosmos peut se concrétiser sous un mode non figé comme cela advient avec la sculpture, la gravure, la peinture, etc., en ce sens que grâce à des symboles mobiles, il est possible de faire varier le contenu du discours rapporté. Il peut y avoir explication, variation, et renouvellement.

 

 

Ainsi ressort bien le fait que l'écriture n'est pas une simple représentation immédiate, mais une projection, une interprétation.

 

La pensée peut à nouveau opérer sur ces projections,et ce, à de multiples années d'intervalle, ce qui engendre une hérédité puissante et diversifiante, en ce sens que l'élément transmis peut l'être à divers membres de la communauté. Ce phénomène d'hérédité relaie celui biologique; il a une puissance supérieure permettant une énorme accumulation de connaissances.

 

 

 

8.4.17. La possibilité qu'a l'écriture de séparer se complète par celle de réunir. On retrouvera la même dynamique avec le mouvement de la valeur qui est à la fois un des phénomènes impulseurs du surgissement de l'écriture, et un phénomène ayant besoin d'elle pour s'épanouir.

 

 

Cette possibilité contient en elle un échappement possible, témoignant d'une affirmation de démesure présente également dans le mouvement de la valeur : faire en sorte que l'acte se déroule dans un temps fort éloigné, hors du domaine de vie de l'individualité active. Ce qui concrétise la séparation individu-espèce et l'opposition qui se crée entre les deux composants. Grâce à l'écriture, un individu déterminé peut fixer le procès de vie qu'il effectue ou qu'il désire effectuer, en opposition à celui de l'espèce. Il peut plus ou moins s'autonomiser. En même temps peut s'exprimer le déchirement profond dû à la séparation qui bouleverse l'individu, car l'espèce peut accomplir bien des années plus tard, ce que peut envisager, penser, rêver un de ses membres.

 

 

Par sa capacité d'autonomisation, elle rend l'anticipation possible. Ainsi certains phénomènes peuvent aller au-delà du simple stade immédiat, entrant en disharmonie avec lui. Ceci se vérifie surtout pour le phénomène de la valeur, entraînant des excroissances, ce qui fonde le discours sur l'existence du capitalisme en Mésopotamie il y a plus de 4000 ans.

 

 

 

8.4.18. “Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagné (l'écriture, n.d.r) est la formation des cités et des empires, c'est à dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tous cas, l'évolution à laquelle on assiste, depuis l'Egypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait son début : elle apparaît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l'architecture, que la relation directe envisagée tout à l'heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement.” (Cl. Lévi-Strauss: “Tristes Tropiques”, Ed. Plon, pp.343-344)  [18]

 

 

On peut radicaliser la position de Cl. Lévi-Strauss en disant que dès qu'il y a une communication qui n'est plus immédiate, il y a début d'un procès d'asservissement. Nous accentuerons également ce qu'il exprime au sujet l'architecture - en étant bien d'accord avec lui que celle-ci est intimement liée à l'écriture - en affirmant que l'architecture fut le substrat qui devait se substituer à la nature afin de pouvoir y inscrire les données de la séparation de l'espèce par rapport à la nature. Par analogie, on peut dire que les hommes lisaient dans la nature en interprétant des signes; maintenant ils élaborent des signes qu'ils fixent sur un support créé par eux, qu'ils veulent indestructible afin d'imposer une irrévocabilité. Par là ils affichent leur démesure, qui est la manifestation d'une particularisation - la formation des chefs - relevant d'une discontinuité apparue au sein de la communauté, tendant à se poser totalité, et à instaurer, à partir d'elle, le continu.

 

 

L'architecture permet de confectionner un monde hors nature tout en la copiant, c'est pourquoi à l'origine englobe-t-elle la peinture, la sculpture, qui s'autonomiseront ensuite sous l'action du procès de division du travail. Au cours de ce procès, l'écriture opère en tant que liant qui vient du procès lui-même, qui ne lui est pas extérieure. Il y a en conséquence une coupure radicale entre les représentations picturales du magdalénien,et celles de la fin du néolithique, lors du surgissement de l'État.

 

 

En revanche, la musique est une activité esthétique qui se réduit difficilement et n'a pas pu être totalement absorbée par l'État. Cela est dû au fait qu'elle est liée aux rythmes biologiques et cosmiques. Toutefois elle subit elle aussi une linéarisation - processus opérant depuis le moment de la coupure d'avec la nature - déjà en acte chez Pythagore qui voulait la fonder mathématiquement, la posant selon des références rigoureuses, et instaurant le concept d'harmonie, quasi isomorphe d'équilibre, qui est lié à l'État sous sa seconde forme. Ce procès atteint son plein épanouissement à l'heure actuelle avec la musique sérielle. Cependant la musique qui est réellement en rapport avec la vie des multitudes a conservé sa dimension biologique, cosmique.

 

 

 

8.4.19. Le développement de l'écriture est concomitant de la disparition du langage du corps. D'aucuns l'ont mis en relation avec l'importance prise par un habillement cachant la nudité corporelle et, ajouterai-je, diminuant la possibilité d'un toucher affectif efficace. Ils ont noté également qu'avec la montée de l'audiovisuel, il y a eu corrélativement une certaine dénudation, notamment à la fin des années 60. J'ajouterai ici encore une autre cause qui semble plus déterminante : l'immense rébellion de la jeunesse cherchant à établir une immédiateté, une concrétude.

 

 

Nous retrouverons la liaison à l'État car c'est lui qui impose la rigueur vestimentaire et prohibe le toucher. Comme il ne peut plus y avoir de participation, il faut fonder une communication; d'où la naissance des codes, non seulement celui de l'écriture, mais le code social, moral, etc. La prolifération des codes indique au mieux l'édification d'un monde hors nature. Ainsi l'habit lui aussi subit la dictature du code. Il servit et sert encore à déterminer la position de la femme, de l'homme, dans la société. Il y a un code de positionnement auquel sont liés les différents rôles que ces derniers doivent assumer. Chacun d'entre eux doit écrire ce qu'il est afin que l'autre puisse lire sa réalité et réciproquement. L'écriture perfectionne la séparation. Rien d'étonnant dès lors qu'au fur et à mesure que cette dernière s'accroît, lecture, écriture, codes, deviennent des opérateurs dominants dans le procès de connaissance (cf. par exemple le code génétique et les divers processus fondamentaux de la synthèse de substance biologiques conçus comme une série de lectures et d'écritures).

 

 

 

8.4.20. L'écriture permit d'enraciner la représentation d'un comportement, d'une volonté; elle permit d'installer l'irrévocable et, par là, de fonder une discontinuité; c'est ce qui est nécessaire à l'Êtat pour s'instituer, par exemple avec des décrets.  [19]

 


Si c'est écrit, c'est irrévocable, on ne peut rien y changer. Ainsi prend corps une théorie de la préformation qui est la meilleure justification de l'tat. De même pour les religions qui sont liées à l'écriture, et particulièrement le judaïsme, la religion du livre. Dans ce cas, l'importance qui lui est accordée traduit l'immense ambiguïté de la tendance à la formation de l'État et de celle de l'éviter.

 

 

Cela affirme la séparation d'avec la nature et permet de lui en substituer une autre totalement transcendante et qui s'est opérée à un moment donné, c'est-à-dire précis, mais qui, par le fait de son univocité, peut fonder le hasard. Si dieu n'avais pas reconnu son peuple!

 

 

Cela implique également qu'il y a eu transmission sans altération et, en conséquence, on ne doit rien modifier. Il y a seulement à commenter. Toutefois diverses interpolations ou erreurs, ont tout de même pu avoir lieu; une herméneutique en vient progressivement à s'imposer.

 

 

C'est ce qui se produit également pour l'État dont le livre est un code renfermant certaines pres_c_r_i_p_tions et surtout des interdictions (analogue à la Bible) qui déterminent le comportement des membres de la communauté. On ne peut que commenter; on ne peut pas, on ne doit pas enfreindre le code.

 

 

Dans tous les cas, il y a augmentation de la coercition, du contrôle, de l'enregimentation, donc de la puissance de la communauté despotique, et l'on retrouve le lien entre l'écriture et le pouvoir : tous deux sont régis par un code !

 

 

 

8.4.21. Nous avons vu que l'instauration de l'agriculture avait provoqué une radiation technique qui permit la création d'une foule d'activités dont l'ensemble forme l'artisanat. Cet accroissement d'activités au sein de la communauté réclama une nouvelle représentation, une nouvelle projection au sein de la communauté elle-même. Dans la mesure où ceci s'accompagna de la concentration du pouvoir à un pôle déterminé de la communauté qui, en s'autonomisant, allait la représenter, il y eut possibilité également qu'il devienne zone de projection de ces activités nouvelles. Dès lors aussi, l'ensemble des ces dernières unies aux anciennes peut se développer comme les activités plus ou moins séparées d'un même être communautaire représenté par un corps donné : l'Ètat, et ce, même quand les classe n'émergent pas.

 

 

Les représentations de toutes les activités au niveau de l'Ètat, cerveau communautaire, nécessitèrent un développement de l'écriture. Il en fut de même pour les ordres, les injonctions de ce même cerveau, qui parviennent aux divers membres de la communauté. Elle suscite en outre l'émergence d'un corpus spécialisé ressemblant à ce que l'on appelle actuellement la bureaucratie: les scribes chez les égyptiens, les lettrés chez les chinois, dont l'oeuvre globale est d'effectuer la représentation de la société.

 

 

Nous avons là, la formation d'un groupement social sur la base d'une médiation entre divers éléments de la communauté, ce qui est une grande différence avec la formation des artisans. Comme toute médiation tend à s'autonomiser, ce corpus, sous sa forme immédiate liée à l'Etat, cherche à exercer lui-même le pouvoir en se rendant autonome par rapport à ses extrêmes qu'il médiatise.

 

 

Sous sa forme non immédiate, non directement liée à l'État, nous pouvons considérer qu'il s'est formé un groupement d'hommes adonnés à un culte du procès de connaissance : les lettrés, les mandarins.

 

 

Produits d'une antique coupure, ils vivent la séparation totale et exaltent le compromis inscrit dans le procès de connaissance, qui permet justement à l'espèce de surmonter la coupure. En conséquence ils se posent comme ses meilleurs représentants et pensent devoir lui dicter ce qui doit être son devenir.

 

 

De là, on comprend, sans faire intervenir toutes les raisons dues aux exactions, exploitations diverses, pourquoi la “bureaucratie” rencontra une telle opposition, une telle haine, et qu'il en fut de même vis à vis des ntellectuels perçus comme des diaphragmes entre le pouvoir central et le peuple, en tant qu'éléments déformateurs... [20]

 

 

 

8.4.22. L'écriture ne provoque pas obligatoirement une rupture avec les anciennes représentations et pratiques. Elle peut même - tout en provoquant des déformations - leur donner une autre assise.

 

 

“Ecrire c'est pratiquer la magie, c'est un moyen de dominer la parole vivante.” (Van der Leeuw: “Fenomenologia della religione”, Ed. Boringhieri, p.339)

 

“Les hiéroglyphes égyptiens sont des entités magiques, comme toute écriture, ils furent des copies, des portraits qui incarnent l'essence de l'objet reproduit.” (idem)

 

 

C'est pourquoi en fonction d'une telle conception, on peut comprendre que l'écriture pourrait emprisonner une puissance, d'où la vogue des formules magiques, permettant de jeter le mauvais sort, ou bien des formules incantatoires, etc. L'écriture intègre le sacré.

 

 

“L'écriture sacrée a besoin avant tout d'une tradition qui chemine au même pas qu'elle.” (idem, p. 342)

 

 

“L'essentiel pour les symboles c'est d'être l'expression des choses sacrées communes et d'être reconnues comme telles. Ils prennent vie seulement dans le culte de la communauté et peuvent représenter des actes de confiance, de louange, d'adoration, comme par exemple le credo dans le culte chrétien.” (idem, p.344)

 

 

Même au sein du sacré, on retrouve les fonctions de l'écriture dont nous avons parlé, et sur lesquelles insiste J.Goody, par exemple en ce qui concerne la possibilité de confronter qui se manifeste dans la confession écrite. Dans ce cas il y a une pratique de purification qui implique une séparation. Une personne analyse son comportement et essaie d'éliminer tout ce qui peut être jugé impur.

 

 

Ce caractère sacré attribué à l'écriture dérive du fait que grâce à elle peuvent s'imposer les déterminations d'exhaustivité, d'indestructibilité, et donc de permanence par delà les générations.

 

 

Lorsque la nature, le cosmos, furent désacralisés, c'est avec la métaphore fondée sur l'écriture qui opéra dans le procès de connaissance. Galilé en particulier parla du grand livre de la nature qu'il faut déchiffrer.

 

 

La métaphore hypostasiée induira une approche cognitive mettant en évidence à quel point Homo sapiens se laisse prendre au piège de ses représentions.

 

 

 

8.4.23. La généralisation de l'écriture à diverses communautés est liée à une dynamique qui ne lui est pas interne, mais fondamentalement à celle de l'État qui a besoin de contrôler, et à celle du développement de forces productives car, à un certain stade de celui-ci, l'écriture en est également une, et son absence inhibe tout développement placé dans la dynamique de la valeur et du capital.

 

 

L'écriture profite de l'essor de la technique, par exemple avec l'invention de l'imprimerie et avec tous ses perfectionnements. La fin de la prépondérance de cette dernière ne signifie pas une régression de l'écriture. On peut facilement reproduire de diverses manières un texte manuscrit sans passer par une quelconque composition imprimée.

 

 

Avec la généralisation de l'écriture, il n'y a pas disparition de la tradition orale, mais celle de son unicité en tant que moyen de transmission des connaissances; la disparition ne se fait que lorsque les relations entre générations sont bouleversées par suite de la réduction absolue de la famille à sa dimension nucléaire, et que les grands-parents sont remplacés par la télévision.

 

 

Etant donné que l'écriture est en rapport avec le comportement d'une communauté, on ne peut pas penser qu'il puisse y avoir triomphe d'un seul type d'écriture, comme le rêvait W. Leibniz, qui pensait à cette fin d'utiliser l'écriture chinoise dont les caractères ont un même sens pour tous, mais qui pourraient se prononcer différemment en fonction des diverses langues. On ne peut pas non plus envisager une disparition totale de l'écriture sous prétexte d'un éventuel développement des capacités télépathiques, ce qui impliquerait en même temps une évanescence de la parole, dépendante à son tour de toute une réorganisation de l'organisme de l'espèce et de ses fonctions, tout particulièrement en ce qui concerne la jouissance.

 

 

On a fait l'élimination de pratiques intermédiaires. Ceci atteindra sa perfection lorsque l'on dictera un texte à une machine qui le reproduira sous une forme imprimée. Un nouveau pas dans l'élimination de l'élément humano-féminin sera fait. A noter qu'on eut d'abord l'enregistrement immédiat de la parole à l'aide du magnétophone, et que donc la phase ultérieure est bien celle de la trans_c_r_i_p_tion directe sur un support matériel.

 

 

L'écriture peut apparaître comme la technique par antonomase. Tout d'abord parce qu'elle relève aussi bien de l'élaboration que de la transmission, de la sphère de la production comme de la sphère de la circulation, ensuite parce qu'elle permet de transmettre toutes les techniques. Ce caractère métaphorique s'impose d'autant plus qu'elle a perdu sa dimension esthétique, surtout en ce qui concerne l'écriture manuscrite : la calligraphie.

 

 

          L'invention de l'ordinateur est le triomphe complet de l'écriture avec l'activation des formes archaïques de la liste, du tableau (cf. J.Goody, “La raison graphique”), en leur donnant une rigueur inégalée et la pleine utilisation du langage mathématique. Mais l'importance de cette invention va bien au-delà, dans la mesure où elle permet de réintroduire le graphisme. L'ordinateur peut composer des images ou construire des sons. Il est en fait l'instrument de toutes les trans_c_r_i_p_tions[21], d'où la possibilité de transformer les commandes manuelles par des commandes orales, perturbant tout l'équilibre actuel entre champ chiral et oral. L'ordinateur permet également de porter à la perfection la simulation (et par là de rendre tout virtuel), que nous avons vu se manifester dans le langage verbal et que l'écriture porta à une effectuation réflexive[22]. Il apparaît de ce fait comme la prothèse fondamentale, surtout si l'intelligence artificielle parvient à son plein développement.

 

 

Il n'est pas question ici d'affronter toutes les questions posées par cette invention. Nous voulons seulement faire noter que l'apparition de l'écriture a provoqué une réorganisation du rapport entre champ chiral et champ oral, ne serait-ce qu'à cause de la possibilité technique de l'élimination de l'espèce, comme il y a élimination du sol dans l'agriculture (triomphe de la substitution).

 

 

Mais il y a un autre possible, parce que dans la mesure où le phénomène qui a impulsé et réalisé la séparation de l'espèce d'avec la nature est parvenu à sa fin, une union avec cette dernière abolissant la distinction extériorité-intériorité déterminera une nouvelle organisation de tout le corps de l'espèce. Dès lors, l'ordinateur comme l'écriture pourront être ramenés au stade d'outils au même titre que le marteau ou le couteau.

 

 

 

8.4.24. L'opposition à l'écriture se retrouve au sein des communautés qui refusèrent l'agriculture ou qui empêchèrent l'autonomisation du pouvoir. Toutefois le lien à l'agriculture n'est pas strict en ce sens que certains peuples refusèrent l'écriture, tout en pratiquant une agriculture plus ou moins évoluée, comme les Celtes.

 

         L'écriture peut disparaître lorsque l'État est détruit, comme ce fut le cas pour Mycènes, Tirynthe, etc.. Destruction qui fut suivie par ce que l'on nomme les siècles obscurs. Dans ces régions, elle réapparut plus tard, quand le mouvement de la valeur qui avait repris de façon plus puissante en Asie Occidentale, s'y propagea également.

 

 

A ce propos, nous devons y insister - on constate un rapport très étroit entre le degré de développement de l'écriture et celui du mouvement de la valeur. En Mésopotamie, celui-ci s'impose très tôt sans s'autonomiser, ce qui n'est pas le cas en Égypte. Or l'écriture de la première est beaucoup plus évoluée que celle de la seconde, et c'est chez les héritiers des sumériens que naîtra l'écriture alphabétique : les phéniciens adonnés au commerce.

 

 

Dans toutes les zones où la valeur ne parvient pas à un certain essor, où il n'y a pas production d'individus, de classes, etc., le rapport de l'écriture au pouvoir va être amplifié, ce qui contribuera à l'investir de ce caractère sacré dont nous avons parlé plus haut : cas de l'Égypte, mais aussi d'autres zones de l'Afrique, comme celles habitées par les Dogons, les Bambaras, etc. (cf. “Histoire générale de l'Afrique”, Ed. Jeune Afrique, Stock, Unesco, t.1 p. 277 sqq)

 

 

Chez tous ces peuples la tradition transmet l'idée de la supériorité de la parole qu'il faut dompter (cf.8.4.15). Mais cela est vrai aussi chez les peuples ayant intégré l'écriture comme les juifs. En effet, pour eux le verbe est créateur; l'importance de l'écriture est de transcrire et de consigner la parole de dieu.

 

 

Tous ces éléments relevant de la représentation économique ou de la représentation religieuse expliquent la lente progression de l'écriture à l'échelle mondiale.

 

 

 

8.4.25. Le développement de l'écriture nécessita la formation de l'institution scolaire - avec le passage de l'initiation à l'apprentissage-dressage - qui est inséparable de l'instauration de l'Etat. Dès le début, l'école est le lieu où la tradition orale est de plus en plus remplacée par la transmission écrite, bien que l'oralité soit fondamentale dans la tâche d'enseignement. C'est au sein de l'école que sont apprises les diverses médiations qui permettront aux membres de la société s'édifiant de se positionner.

 

 

A l'heure actuelle, l'irruption de plus en violente de l'audiovisuel met en crise tout le système scolaire à cause de la contradiction entre le mouvement médiateur, qui a besoin de personnages pour être explicité, et le mouvement immédiateur audio-visuel qui tend à éliminer ces derniers.

 

 

Cette contradiction peut être explicitée d'une autre façon, en mettant en évidence que les opérateurs d'écriture et lecture qui permettaient jusqu'à maintenant de comprendre la réalité s'affrontent à un audiovisuel qui tend à les escamoter, imposant une espèce de participation intuitive.

 

 

 

8.4.26. Situer le devenir de l'écriture [23] nécessite tout d'abord de comprendre, de la manière la plus approfondie possible, en quoi consiste le passage de la chasse-cueillette à l'agriculture sous la forme développée, c'est à dire le passage de la communauté immédiate à la communauté médiatisée, abstraïsée, se posant État, telle que nous l'aborderons dans le chapitre suivant.

 

 

Avec l'agriculture, la métallurgie, l'écriture, il y a une rupture fondamentale avec le comportement antérieur qui consistait à prendre (prédation), à ramasser, cueillir (cueillette), ce qui était donné de façon immédiate par la nature. La représentation où la participation est fondamentale traduit en quelque sorte cette immédiateté et cette prise de ce qui s'offre. “Lire” et “écrire” ne sont pas séparés. En revanche, avec ces activités séparées prédomine un autre rapport, et sur le plan de la représentation, un autre paradigme. Plus rien n'est acquis de façon immédiate. Entre le membre de la communauté, son environnement, et ses semblables, s'interpose un procès de production.[24]

 

 

Le procès de connaissance lui-même, que nous avons vu devenir opérateur d'intégration de l'espèce dans le monde, va être totalement transformé, et globalement, il va être dominé par ce nouveau paradigme, jusqu'à notre époque où la production perd de son essentialité.

 

 

Les mythes sont très révélateurs au sujet du bouleversement : le paradis terrestre est le lieu de la cueillette et de la non-intervention. Lorsqu'il en est chassé, l'homme acquérait la connaissance et il doit intervenir (travailler) pour assurer sa vie. Tout en ayant été supplantée, la cueillette est demeurée un idéal, ne serait-ce que parce que les hommes n'arrivèrent que très lentement à maîtriser les phénomènes de production. Ceci est particulièrement net en ce qui concerne l'Etat sous sa première forme qui ne put apparaître qu'à la suite d'une production diversifiée et développée, pourtant il ne s'affirme pas en tant que facteur déterminant ou impulsant cette dernière mais comme un prédateur-cueilleur (un pilleur, un rançonneur), tout en ne se réduisant pas à cette détermination.

 

 

“De même que l'on cueille des fruits d'un jardin à mesure seulement de leur maturité, de même le revenu sera collecté chaque fois qu'il aura mûri. Il faut toujours éviter de cueillir des fruits ou des revenus avant maturité : ce serait tarir leur source et causer de grandes difficultés. (Kautiliya, “L'Arthasastra”, ed.M.Rivière, p.96)

 

 

Le paradigme de la cueillette opère également sur un plan réflexif. Les grecs considéraient l'activité philosophique comme supérieure parce qu'elle n'avait pas besoin de médiateur externe, une technique. Le philosophe cueille en lui-même (réflexion) les idées essentielles qu'il expose ensuite à ses concitoyens !

 

 

Doit-on poser la nécessité de retourner à la cueillette, à une immédiateté intégrale ? Pour répondre, il nous faut tenir compte de deux objectifs. Tout d'abord, il nous faut intégrer l'exigence de régénérer la nature, ce qui implique une intervention et donc une réflexivité, car il faut pour en réaliser une qui ne soit pas source de nouvelles catastrophes, approfondir le fonctionnement de la biosphère (de Gaïa) et le rôle de l'espèce en son sein.

 

 

En second lieu, le rapport au cosmos ne peut être limité à une observation – autre modalité de la cueillette - mais devra faire intervenir une technique productive apte à nous mettre en relation avec d'autres mondes ou nous y conduire.

 

 

En conséquence, il n'est pas possible de revenir simplement à un comportement de cueillette, comme c'est réalisable en ce qui concerne l'approvisionnement nutritionnel en supprimant l'agriculture et en potentialisant la nature... Dans cette perspective l'écriture conservera encore un rôle, mais on n'aura plus besoin de sa métaphore pour percevoir la réalité.

 

 

En première approximation, on peut donc dire qu'il y aura une intégration de ces deux comportements avec une nouvelle organisation des différents champs constituant le corps de l'espèce et de l'individu.

 

 

 

 

 

 

 



[1]                      L.R.Nougier donne en même temps une claire explication de l’utilisation de ces microlithes. Ils servaient à confectionner divers outils, par exemple des sortes de faucilles, en étant emmanchés dans une rainure creusée dans un manchon en bois ou en os. Ainsi il était possible de construire de gros outils à partir d’unités plus simples, ce qui implique une connaissance approfondie de la technique.

 

 

[2]                       D’après L.R.Nougier, le Japon fut l’un des grands centres indépendant et très ancien de l’apparition de la poterie (o.c.pp 260 sqq)

 

 

[3]                       On pourrait à ce sujet rapporter des citations intéressantes de l’œuvre de K.Marx. Mais, comme dans les études antérieures, celui-ci a été abondamment mis à contribution, il n’est pas nécessaire de le faire. Dans le chapitre sur le capital, on reviendra toutefois sur ce thème.

 

            « …la méthode principale de fabrication d’outils néolithiques avait lieu par le meulage, forage, polissage. 

 

            Cette pratique du meulage commença à l’époque paléolithique, ainsi que Sollas le mit en lumière avec juste raison voilà un demi siècle ; mais la mise en forme grâce au meulage est une amélioration de la période néolithique. Par elle-même, elle exprime une caractéristique définie de toute cette civilisation. L’application patiente à une tâche unique, réduite à un seul et monotone groupe de mouvements, s’avançant lentement, presque imperceptiblement vers son achèvement… Mais le meulage des pierres tendres elles-mêmes constitue un processus fastidieux et laborieux… Notre mot même pour exprimer l’ennui, « boring », dérive de …boring (forer). C’était là de la répétition rituelle poussée presque au-delà de l’endurance. (…)

 

            Ce n’est pas trop solliciter les indices que de dire en gros que le fabriquant d’outils néolithiques inventa pour la première fois le travail « quotidien », au sens où toutes les civilisations postérieures devaient le pratiquer. (…)

 

            Une de nos expressions vulgaires pour désigner le travail, « the dailing grind » (le meulage quotidien, le train train quotidien)… » (Mumford, « Le mythe de la machine » t.1 « La technologie et le développement humain » ed.Fayard, pp.183-184)

 

            En fait il est fort probable qu’à l’époque antérieure ce sont les divers membres de la communauté qui devaient effectuer cette activité. Elle ne put assumer le caractère que lui attribue L.Mumford. D’ailleurs cela va à l’encontre de son affirmation que le polissage de la pierre fut effectué d’abord pour obtenir des objets non utilitaires. Ce n’est que lorsque apparaît une contrainte opérant uniquement sur un certain nombre de personnes, devant dès lors accomplir constamment la même tâche, que le caractère répétitif de celle-ci devient ennuyeux. Il ne peut y avoir de travail que s’il y a contrainte. Celui-ci dérive de la division de l’activité de la communauté.

 

            L.R.Nougier affirme également que le polissage ne fut pas déterminé par des besoins pratiques : « le polissage ne répond pas à une nécessité technique, ce n’est pas un progrès. » (o.c.p.148) Il serait lié selon lui, à une affirmation de prestige et donc à une consommation ostentatoire. Toutefois il fait  remarquer que si la hache de pierre polie était plus longue à produire, elle était plus efficace. Il y a donc tout de même une détermination technique qui en définitive fera adopter le polissage, même si au départ d’autres déterminations se sont avérées plus opérantes.

 

            « En partie grâce au travail de la pierre, l’homme primitif apprit à respecter le « principe de réalité » : la nécessité de la persévérance et d’un effort intense afin d’obtenir une récompense éloignée, par opposition au principe de plaisir, consistant à obéir à l’impulsion momentanée, et à attendre une immédiate réponse, sans grand effort. » (Mumford o.c.p.155)           

 

            C’est un peu exagéré de penser que le cueilleur-chasseur ne connaissait pas un principe de réalité, la chasse ne pouvant pas donner un résultat immédiat ; c'est vrai aussi pour une période antérieure, ne serait-ce que parce que la cueillette la plus simple implique une activité de surveillance afin de ne pas être victime d’un prédateur. De même il ne peut pas exister de principe de plaisir qui commanderait seul originellement.

 

            « Avec la culture des graines, la routine quotidienne reprit en charge une fonction que seul le rituel avait assumé auparavant : de fait, il serait peut être plus proche de la réalité de déclarer que la régularité et la répétition rituelles, grâce à quoi l’homme primitif avait appris dans une certaine mesure à dominer les débordements mauvais et souvent dangereux de son inconscient, se trouvèrent désormais transférés à la sphère de travail, et mise de façon plus directe à la vie, dans l’application aux tâches quotidiennes du jardin et du champ. » (idem,p.187)

 

            Autrement dit, le travail est un facteur d’  « humanisation », de domestication de l’espèce. Il est justifié et on retrouve la notion de progrès. Mais comment peut-on poser un inconscient chez un être immédiat ?

 

            Nous reviendrons sur cette question du travail. Toutefois encore, deux remarques :

 

            « Même sur le plan ethnologique, le travail fonctionne  - parfois de façon consciente -  comme un instrument de rédemption de l’angoisse, comme unique remède solide aux situations les plus critiques. » (Lanternari, « La grande festa », ed.Dedalo, p.63)

 

            Les indigènes de Bornéo et de Sumatra considèrent l’orang-outang, et les noirs d’Afrique le gorille, comme étant aptes à parler, mais se refusant à le faire de peur d’être obligé de travailler. (cf. Heuvelmans, « Les bêtes humaines d’Afrique », ed.Plon)

 

 

[4]           « En tant que créatrice de la demeure, ménagère, surveillante du feu, modeleuse de poterie, jardinière, la femme était responsable de la vaste collection d’outils et de commodités qui marquent la technologie néolithique. : inventions tout aussi essentielles au développement d’une civilisation plus élevée qu’aucune des machines ultérieures. Et la femme laissa son empreinte sur tous les éléments de son environnement : si les grecs prétendaient que la première patère avait été moulée sur la poitrine d’Hélène, les femmes Zuni pour confirmer la fable, avaient coutume de donner à leurs cruches la véritable forme de la poitrine féminine. » (L.Mumford, o.c.p.189)

 

            « Protection , emmagasinement, clôture, accumulation, continuité  - ces contributions de la civilisation néolithique proviennent en grande partie de la femme et de ses vocations. » (idem, p.189)

 

            « Mais sans cet accent mis à l’origine sur les organes de la continuité, d’abord fournie par la pierre elle-même, puis par la vie domestique à l’époque néolithique, les fonctions les plus élevées de la civilisation n’auraient pu se développer. » (idem, p.189)

 

            Notre époque est bien celle de l’élimination de la femme, parce qu’elle connaît le triomphe du discontinu, de l’éphémère, du transitoire, du périssable. Tout ce qui est produit ne doit pas durer, sinon cela bloquerait le procès de production, amènerait le chômage, car, au delà de la capitalisation, ce qui est visé directement c’est la manipulation des hommes et des femmes. Il faut les occuper, les maintenir dans leur domestication. Produire quelque chose de stable risquerait de leur permettre de renouveler des référents et référentiels sur lesquels ils pourraient fonder une contestation.

 

            V.Gordon Childe qui n’attribue pas nommément l’invention de la poterie aux femmes, l’exalte : « Le façonnage d’un pot était l’exemple le plus souverain du pouvoir de création propre à l’homme. La motte de glaise était parfaitement malléable, parfaitement docile à la volonté du potier. Avec un outil de pierre ou d’os, la liberté du fabricant était limitée par les formes et dimensions du matériau ; il fallait procéder par une technique de taille, par soustraction de fragments. L’art du potier est affranchi de toute limitation de cet ordre… » (« Naissance de la civilisation », ed.Gonthier, p.91. Notons que le titre anglais est « Man makes himself », littéralement, « l’homme se fait lui-même ». Du point de vue de ce titre, l’ouvrage est plus intéressant que du point de vue du premier, toutefois, il pâtit d’un marxisme assez superficiel.)

 

           

[5]

                        « Les peuples qui nous ont conservé le souvenir de cette première période des sociétés modernes ont eu conscience du caractère ambigu de l’organisme naissant, et ce n’est pas sans motif que le mythe prométhéen reflète à la fois une victoire des dieux et un enchaînement, ni que la Bible, dans la Genèse, expose le meurtre d’Abel par l’agriculteur Caïn, bâtisseur de la première ville et ancêtre de son doublet Tubalcaïn, premier métallurgiste. » (Leroi-Gourhan, « Le geste et la parole », t.1 « technique et langage », ed. A. Michel, p.248)


 

[6]                      « Postérieure à la poterie et à l’agriculture, la métallurgie s’encadre dans un univers spirituel où le Dieu céleste, encore présent dans les phases ethnologiques de la cueillette et de la petite chasse, est définitivement évincé par le Dieu fort, le Mâle fécondateur, époux de la Grande Mère terrestre. Or l’on sait qu’à ce niveau religieux, l’idée de création opérée par un être suprême ouranien, est passée dans la pénombre, pour céder la place, à l’aide de la création celle de procréation. C’est l’une des raisons pour laquelle nous rencontrons, dans la mythologie métallurgique, les motifs d’union rituelle et de sacrifice sanglant. » (M.Eliade, « Forgerons et alchimistes », Ed. Flammarion, p.24)

 

            Cette citation nous fait bien percevoir la synthèse extraordinaire que Homo sapiens est amené à effectuer afin d’intégrer sa nouvelle activité au sein du procès de vie. Mais elle nous montre aussi à quel point l’auteur ne met en rapport que des éléments autonomisés, auxquels il ne donne aucun substrat dans la suite de son étude.

 

            « La coïncidence de la première métallurgie avec les premières cités est plus qu’un fait de hasard ; c’est l’affirmation d’une formule techno-économique qui contient déjà toutes les conséquences de l’histoire des grandes civilisations. Prise par éléments séparés, la civilisation est incompréhensible ; La saisir par l’évolution d’une idéologie religieuse ou politique est proprement renverser le problème, y voir le seul jeu des contingences techno-économiques serait d’ailleurs aussi inexact car un cycle s’établit entre le sommet et la base : l’idéologie se coule en quelque sorte dans le moule techno-économique pour en orienter le développement, exactement comme dans les chapitres précédents on a vu que le système nerveux se moulait dans le moule corporel. Mais au niveau où se situe le présent chapitre, il semble bien que la base techno-économique soit l’élément fondamental. » (Leroi-Gourhan, o.c.t.1 pp.247-248)



 

                [7]           Certains veulent utiliser ce mythe pour justifier la véracité des religions qui l’ont intégré, c’est à dire démontrer la véracité de leur enseignement. Ils s’appuient sur le fait que beaucoup de savants pensent que c’est grâce à l’argile que la vie est apparue. On a mis tout d’abord en avant les propriétés adsorbantes des cristaux, ce qui facilite la catalyse, puis des propriétés d’auto reproduction qui sont normalement l’apanage des structures vivantes. (cf. « La surprenante complexité de l’argile », International Herald Tribune, 07/05/87)

 

            C’est une justification fort abusive, parce que dans le mythe, la vie est apportée par le logos, alors qu’elle réside dans l’argile elle-même. Si les hommes et les femmes avaient réellement pensé, à la façon dont le prétendent les défenseurs de la religion, ils auraient peut être eu une attitude différente vis à vis du sol, fondamentalement constitué par le complexe argilo-humique, qui est comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 1, la vie dans sa dimension continue, caractère amplement confirmé par les études récentes, et qui le sera encore plus ultérieurement.

 

 

[8]                      L’alchimie ne peut pas être réduite à cela, de même que la volonté de produire de l’or ne peut pas simplement être ramenée à une quête d’immortalité. Toutefois il nous semble que la problématique de la purification est déterminante parce qu’elle va fonder en quelque sorte celle de l’individualisation qui est essentielle dans l’alchimie, comme C.G.Jung l’a bien montré, et sur laquelle nous reviendrons.

 

            La possibilité de produire de l’or par transmutation, et même, ce qui est encore plus essentiel, de produire des matériaux nouveaux, n’ayant jamais eu un rapport avec un processus opérant dans la terre-mère, pose l’évanescence de l’alchimie, parce qu’il n’y a plus d’individualisation, et qu’il n’y a plus de terme-référenciel à un devenir, comme l’or en tint lieu. Le procès est totalement ouvert. Et si l’éventuel alchimiste voulait s’y abandonner, il risquerait tout simplement de s’évanouir dans la quête d’une réalisation toujours remise en cause par le surgissement d’un autre possible.

 

            Nous devrons revenir sur ce thème, de même que nous serons amenés à nous occuper encore de l’astrologie à propos de laquelle nous voudrions toutefois ajouter ceci : dans la mesure où l’espèce à venir devra de façon plus déterminante et concrète envisager son rapport au cosmos non limité au système solaire, il faudra qu’elle intègre le possible d’interactions entre ce dernier et l’ensemble de la galaxie. Cette espèce vivra alors réellement une dimension cosmique.


 

[9]                      Une étude approfondie de l’importance de l’écriture et de ses conséquences sur le mode de penser prendra place dans une recherche sur la logique.

 

            En outre, dans une étude ultérieure, il conviendra de synthétiser tout ce qui a été avancé concernant la forme. Rappelons uniquement pour la compréhension de ce qui suit le rapport que nous avons exposé entre la forme et l’interdit dans le chapitre sur la chasse.

 

            Enfin signalons l’importance que peut avoir une approche du phénomène de la forme en ce qui concerne l’étude de la vie. On a toujours tendance à parler de formes de vie et à circonscrire celle-ci dans un domaine particulier qu’on oppose à celui de la non vie (la matière inerte). Il faudrait affronter l’étude en tenant compte simultanément des rythmes de vie. Dès lors, il ne serait plus possible de maintenir la vieille dichotomie, et l’on percevrait et se représenterait mieux tout l’univers comme un immense être vivant, intégrale de divers rythmes-formes de vie.



]

 

                [10]         « La musique (la langue) ne change pas parce que l’instrument (l’air) se transforme. Loin de présenter partout les même caractéristiques, l’environnement aérien varie en fonction d’un grand nombre de facteurs, notamment climatiques. Appelons « impédance du lieu » l’ensemble de ces facteurs. (…) En milieu humide, par exemple dans les îles, les langues parlées sont affectées par l’impédance dans le sens d’une fluidité. » (Tomatis, « L’oreille et la vie », Ed. Laffont, p.125)




[11]

 

                [11]         Les traces d’animaux laissées dans la boue, dans la neige, leurs fèces, etc. constituaient sinon des signes, tout au moins des signaux !

 

            Le nombre de langages au sens de systèmes de communication entre membres d’une communauté est importante chez Homo sapiens. On doit indiquer tout particulièrement le langage gestuel avec les mains ne serait-ce qu’à cause de sa persistance encore de nos jours chez certains peuples, et parce qu’il est la base du langage des sourds.

 

            J. Van Ginneken affirme que le premier langage serait un langage par gestes de la main (cf. James G. Fevrier, « Histoire de l’écriture », éd. Payot, p. 13)

 

            En ce qui concerne les fonctions de l’écriture, J.Goody (« La logique de l’écriture  - aux origines des sociétés humaines », Ed. A. Colin) indique qu’elle favorise l’apparition des religions universelles : « seules les religions écrites peuvent être des religions de prosélytisme au sens strict du terme. » (p. 17), la séparation de la vie privée et de la vie publique (p. 53), la communication avec soi-même (p. 91)  - procès d’individualisation dont nous parlerons à plusieurs reprises -  le développement de la justice (production des œuvres, pp. 152-153), celui de la valeur (pp. 74,76,88,176-177,180).



[12]

                                                          

 

                [12]         On peut imaginer que c’est en grande partie grâce à la métaphore que l’espèce a édifié sa représentation au monde. A l’aide de la métonymie elle a pu l’analyser, la particulariser. Ces deux tropes ont des rapports étroits avec l’analogie. Voilà pourquoi convient-il que l’enfant les maîtrise afin de pouvoir accéder à la logique sans opérer de rupture.

 

            Dans la première phase de la vie de l’espèce, on peut considérer que la « lecture » l’emporte sur l’  « écriture ». Il en est de même au cours de la vie d’une femme, d’un homme. En conséquence, on ne doit pas forcer l’apprentissage de cette dernière. L’enfant doit pleinement réaliser ce que sont les signes (etDesideravo anche che circolasse un testo che desse ai lettori l'idea del tuo essere presente ora, insomma che non sei un autore del passato.
donc saisir les tropes), s’en imprégner, avant qu’on ne lui impose l’extraordinaire abstraction qu’est l’écriture alphabétique.

 

            A ce propos, l’œuvre de A. Tomatis est particulièrement éclairante.

 

            « Le signe n’est jamais, en soi, qu’un son à reproduire. N’est-il pas révélateur que le « legere » latin ait signifié, en même temps que lire au sens où nous l’entendons aujourd’hui, « recueillir par l’oreille » ? En grec, « lexis » signifie d’abord « dire, parler », et « duslectos », d’où nous vient « dyslexie », c’est la difficulté d’expression de parole. Songeons aussi qu’en anglais, à l’heure actuelle, « a lecture », c’est une conférence. Dans cette perspective, toute lettre appelle sa verbalisation à haute et intelligible voix. L’écriture est donc, d’une certaine manière, un enregistrement sonore, puisqu’elle vise à emmagasiner des sons. Elle constitue en fait la première bande magnétique dans l’histoire de l’humanité. » (idem, p. 139)

 

            « Autrement dit, le signe écrit est un son et ne recouvre pleinement sa valeur qu’à travers sa restitution sonore ; l’écriture ne prends son sens que dans la reproduction acoustique à laquelle elle invite. » (idem, p. 139)

 

            Citons également cette remarque qui montre bien en quoi le langage verbal, écriture et lecture sont indissolublement liés :

 

            « Mais nous engageons tout notre corps dans le verbe, que celui ci soit vocalisé ou non. C’est de cette manière que l’oreille se trouve impliquée dans la lecture improprement qualifiée de lecture avec les yeux. » (idem, p.141)

 

            Et la conclusion : « il ne fut pas très difficile d’en déduire que le dyslexique était celui qui n’avait pas incorporé le langage. » (idem, p.141)

 

            Pour en revenir à la période ancienne du développement de l’espèce, indiquons que certains auteurs, dont L.Mumford, affirment qu’elle connut une maladie du langage en rapport au trop grand développement du mythe et à la trop grande importance accordée au rêve. Cet auteur écrit : « la plus notable contribution de la technologie industrielle et agricole, à partir de phase néolithique, fut de sauver la pensée de son impuissante immersion dans le rêve et le mythe. » (« Le mythe et la machine », t.1 p.119)

 

            En réalité ce qui se produisit  - en admettant purement et simplement les affirmations susmentionnées, ce qui est impossible -  c’est que l’espèce a été piégée par ses propres représentations. C'est un phénomène qui n’est pas unique et exclusif à la fin du néolithique.




[13]

 

                [13]         Comme pour le langage verbal, on a mis en évidence un centre de projection encéphalique de l’écriture. Cela pose le problème de l’acquisition et de l’innéité, non seulement au niveau individuel, mais spécifique, c’est-à-dire qu’il s’agit de comprendre s’il y a eu mutation comme l’impliquerait la théorie synthétique de l’évolution, ou s’il y a eu une acquisition de type lamarckien, à la suite d’une pression de l’espèce tendant à réaliser une jonction donnée au monde et que celle-ci s’est ensuite transmise héréditairement.

 

            L’existence de ces centres qui ont été, d’une façon ou d’une autre acquis, met en évidence la plasticité du phylum Homo, ce qui est essentiel pour l’émergence de Homo Gemeinwesen.

 

            A l’époque où l’inconscient devint très à la mode (années 20 approximativement), certains rêvèrent d’une spontanéité s_c_r_i_p_turale ; d’où la recherche de l’écriture automatique.

 


 

[14]                     Certaines gravures qu’on trouve sur les parois rocheuses des montagnes ressemblent à des représentations géomantiques.

 

            En outre on peut se demander s’il n’y a pas une équivalence (une isofonctionnalité) entre ces montagnes gravées, les menhirs et les temples.





[15]

 

                [15]         « Voilà pourquoi et comment, dès son premier stade pictographique, l’écriture « cunéiforme » n’était et ne pouvait être qu’un aide mémoire. » (J.Bottéro : « Mésopotamie. L’écriture, la raison, et les dieux » éd. Gallimard, p. 103)

 

            Ceci est en adéquation avec l’exposé de J. Goody. Notons que J.Bottéro affirme que pour qu’il y ait écriture, « il faut qu’il y ait un système pour transmettre et fixer les messages ; autrement dit, il faut un corps organisé et réglementé de signes et de symboles, au moyen desquels leurs usagers puissent matérialiser et fixer clairement tout ce qu’ils ressentent, ou savent exprimer. » (idem, p. 97)

 

            Ici encore apparaît le rapport étroit entre écriture et valeur. Dans la période de circulation simple des marchandises, c’est à dire fondamentalement avant le surgissement du capital, toute marchandise peut être considérée comme étant constituée d’un support matériel, ce que K.Marx appelle la valeur d’usage, porteur d’un message, sa valeur d’échange.

 

 

 

[16]                     La réduction est un phénomène général sans lequel il semblerait que la connaissance n’aurait pas pu s’effectuer, parce qu’elle opère une sécurisation, par délimitation d’un champ d’opérationnalité, où l’errance ascendante ou descendante est éliminée, permettant le déploiement d’une linéarité. Dans une certaine mesure, Husserl indique bien ce à quoi nous faisons allusion : « … alors il en résulte la déduction suffisante et complète du principe gnoséologique : en toute recherche gnoséologique, qu’elle porte sur tel ou tel autre type de connaissance, il faut accomplir la réduction gnoséologique, c’est à dire marquer toute transcendance qui y entre en jeu, de l’indice de mise hors circuit, ou de l’indice d’indifférence, de nullité gnoséologique, d’un indice qui dit ceci : l’existence de toutes ces transcendances, que j’y crois ou non, ne me concerne ici en rien, ici il n’y a pas lieu de porter un jugement là dessus, cela reste entièrement hors jeu. »  (« L’idée de la phénoménologie », ed.Puf, pp.64-65)

 

 

 

[17]                     J.Goody insiste lourdement sur l’importance des moyens de communication.

 

            « Ensuite mon objectif plus éloigné est de déplacer en partie l’accent mis sur les moyens et les modes de production dans l’histoire occidentale, et à le reporter sur les moyens et modes de communication. » (« La logique de l’écriture », p.5). Il veut distinguer les divers groupements humains successifs entre ceux qui sont sans et ceux qui sont avec l’écriture, ce qui le conduit simultanément à lui faire nier le plus possible le caractère singulier de l’Occident.

 

            Pour démontrer la justesse de ses affirmations, il explique à quel point l’écriture a influencé la pensée elle-même, ce qu’on ne nie pas. Mais il arrive à l’autonomiser, comme le fit M.Mac-Luhan, qui eut le mérite d’exposer le premier peut être le rôle essentiel des médias.

 

            Goody affirme : « Les sociétés traditionnelles se distinguent, non pas tant par le manque de pensée réflexive que par le manque d’outils appropriés à cet exercice de rumination constructive. » (« La raison graphique », p. 97)

 

            Autrement dit, elles ne connaissent pas la logique symbolique, la philosophie ou l’algèbre parce qu’elles ne connaissent pas l’écriture. Une telle affirmation escamote tout. Le procès qui engendre l’écriture produit également la logique, etc., tous ces phénomènes sont inséparables parce qu’ils sont tous sous-tendus par le procès de la valeur que J.Goody escamote.

 

            Cet escamotage conditionne le caractère superficiel de son œuvre étoffée, il est vrai, par une grande érudition livreuse de documents intéressants. Il fait un reproche à K.Marx, de ne pas tenir compte des moyens et des modes de communication. Cependant il oublie totalement que pour K.Marx, le langage est une force productive (la langue aussi), et qu’en conséquence, il a une grande importance dans le procès total de production. Le mythe de la tour de Babel illustre bien la théorie marxiste, puisque sa construction fut interrompue dès que les hommes ne se comprirent plus, à cause de la confusion des langues. Ils ne formèrent plus une communauté productive.

 

            Il y a un phénomène de communication au sein de la production comme au sein de la circulation ou de la consommation. Dans les deux premiers cas, l’écriture peut opérer, et, dans la mesure où la circulation tend à devenir prépondérante engendrant le surgissement d’un système de rétrocontrôle, elle prend une importance envahissante avec l’utilisation des ordinateurs.

 

            J.Bottéro dans le livre déjà cité, envisage également le rapport entre mise en place de l’écriture et développement de la raison, en soulignant le rapport déterminant entre ce qu’il nomme « divination déductive », écriture et rationalité.

 

            « Il ne faut pas oublier le principe fondamental de l’écriture cunéiforme, inventée dans le pays et dont la découverte et le fonctionnement avait profondément marqué les esprits, c’était la pictographie originelle et toujours demeurée en vigueur plus tard  - autrement dit la possibilité de représenter les choses par d’autres choses : le dessin du pied évoquant aussi la marche, la station debout, le transport…(…) De là est née la conviction que l’écriture des dieux, c’était les propres choses qu’ils produisaient en faisant marcher le monde. Lorsqu’elles se trouvaient conformes à la routine, comme c’était le cas le plus fréquent et le plus régulier, leur message lui aussi était « normal » et atypique, c’est à dire qu’il annonçait une décision conforme au train-train. (…) Mais lorsque les dieux produisaient, soit un être non conforme à son modèle, soit un événement singulier, inopiné, excentrique, ils manifestaient par là une destinée également inhabituelle, et que l’on pouvait connaître, si on savait la déchiffrer à travers la présentation du phénomène a-normal en question -  comme l’on décryptait pictogrammes et idéogrammes de l’écriture. (o.c.pp.48-49)

 

            La question est reprise dans d’autres passages, particulièrement pages 165 sqq et 213, de même que dans le texte « Symptômes, signes, écritures en Mésopotamie ancienne » qui fait partie d’un recueil renfermant la contribution de plusieurs auteurs : « Divination et rationalité », Ed. Le Seuil. Nous reviendrons là-dessus lors de notre étude sur la science.

 

            Il n’en demeure pas moins que ce qui est déterminant ce n’est pas l’écriture, mais ce qui a poussé certaines communautés à l’inventer.

 

 

 

[18]                     Bien que cela anticipe sur la suite de notre étude, il convient de reproduire certaines remarques de Lévi-Strauss :

 

            « Il existe cependant des exceptions à la règle : l’Afrique indigène a possédé des empires groupant plusieurs centaines de milliers de sujets ; dans l’Amérique précolombienne, celui des Incas en réunissait des millions. Mais, dans les deux continents, ces tentatives se sont montrées précaires. » (o.c.p 344)

 

            « Regardons plus près de nous : l’action systématique des Etats européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXème siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi. » (idem, p.344)

 

            Dans le chapitre 8.5, nous examinerons le rapport entre école, écriture et pouvoir. Envisageons maintenant une variante sur ces thèmes telle que l’a formulée P.Clastres.

 

            « Et dans cette mesure, les sociétés primitives sont, en effet, des sociétés sans écriture, mais pour autant que l’écriture indique d’abord la loi séparée, lointaine despotique, la loi de l’Etat qu’écrivent sur leurs corps les co-détenus de Martchenko. Et précisément, on ne le soulignera jamais avec assez de force, c’est pour conjurer cette loi là, la loi fondatrice et garante de l’inégalité, c’est contre la loi de l’Etat que se pose la loi primitive. Les sociétés archaïques, sociétés de la marque, sont des sociétés sans Etat, des sociétés contre l’Etat. La marque sur le corps, égale sur tous les corps, énonce : tu n’auras pas le désir du pouvoir, tu n’auras pas le désir de soumission. Et cette loi non séparée ne peut trouver pour s’inscrire, qu’un espace non séparé : le corps lui-même. » (« La société contre l’État », Ed. de Minuit, pp.159-160)

 

            En effet Clastres ne décrit pas des sociétés primitives au sens où elles seraient au point de départ d’une série évolutive donnée, mais des sociétés ayant des caractères primitifs, chez lesquelles déjà le problème de l’autonomisation du pouvoir se pose. En effet il parle lui-même d’une loi primitive opposée à une loi de l’État. Celui-ci n’existe pas mais sa dynamique est enclenchée et c’est elle qui fait surgir les deux types de loi, parce qu’originellement, il ne peut y en avoir. égalité et inégalité ne se posent qu’au sein de la même dynamique et il peut y avoir une coercition aussi forte du pôle de l’égalité que de celui de l’inégalité. C’est un piège dans lequel tomberont bon nombre de communautés : pour empêcher la formation d’un État inégalitaire, elles fonderont un Etat égalitaire (cf. la fondation des État démocratiques). Enfin, certes le corps constitue un espace non séparé, mais par l’entremise de l’écriture dont parle P.Clastres, il accède à la séparation. Il doit représenter une relation humano-féminine qui n’est plus immédiate.

 

            Nous avons donc affaire à des communautés qui luttent contre l’autonomisation du pouvoir, contre la constitution d’un organisme qui deviendra l’État, et qui, pour ce faire, renforcent en réalité un mécanisme qui tend à l’instaurer.

 

            L’écriture dérive bien de la séparation (et permet de la représenter) de ce qui était uni à un point tel qu’il pouvait sembler impossible que surgisse une partition, par exemple au sein d’un homme ou d’un femme. Là encore la partition libère de l’énergie qui se concentre dans le pouvoir qui visera à rétablir - par une médiation - une unité, une certaine indivisibilité.

 

 


[19]                      Il y a un développement absolument cohérent, rigoureux, depuis le moment du déracinement indiqué plus haut qui engendre l’écriture, jusqu’à ce que celui ou celle-ci contribue à l’édification d’une autre totalité permettant à l’espèce d’opérer un autre enracinement. Cependant, dorénavant, entre elle et la nature, la réalité immédiate, il y a une vaste médiation. Notre étude ultérieure essaiera de l’expliciter.

 

 


[20]                     La littérature chinoise présente un grand nombre de personnages de mandarins qui refusent les charges, les fonctions de l’État, et veulent se consacrer à l’étude des classiques, à la poésie, etc.. On peut lire à ce sujet particulièrement le chapitre I de « Chroniques indiscrète des mandarins », de Woukin Tseu, Ed. Gallimard, Unesco. A signaler aussi : « En mouchant la chandelle », de Qu You et Li Zhen, Ed. Gallimard, et « Contes extraordinaires du pavillon de loisir » dans les deux éditions de Pékin et Gallimard-Unesco parce qu’elles se complètent.

 

            En ce qui concerne les intellectuels, ils ne sont pas liés directement à l’État, mais ils en sont dépendants.

 

 

[21]                     On a la même dynamique que lors de l’apparition de l’écriture. les pratiquants de cette dernière tendirent à transcrire toute réalité dès lors qu’il était possible de lui affecter une représentation manipulable. Il est curieux de noter qu’à l’origine, les scribes numérotaient les lignes des listes, comme on le fait pour les lignes d’un programme. Mais un programme n’est il pas une liste très évoluée (et n’y a-t-il pas le même rapport entre tableau et matrice), puisque dans les deux cas on a le résumé d’un procès (cf. certaines remarques dans « La raison graphique » de J.Goody, pp.179-180 et 194).

 

            Il conviendrait ici non seulement de mentionner, mais d’étudier l’information. Mais cela déborde du cadre de notre étude.

 

            Signalons simplement ceci : le concept d’information remplace celui de signe dans la représentation. Mais la première n’est-elle pas un signe non matériel et ce dernier support d’une information ? Autrement dit, en passant de l’écriture sur tablette d’argile à l’écriture sur ordinateur, on reste dans la même thématique, au sein du même paradigme… Mais pour clarifier, il faudrait tenir compte du rapport de l’information à l’incertitude, concept essentiel au sein d’un paradigme engendré avec les études de W.Heisenberg en ce qui concerne la physique.

 

 


[22]                     A ce point il conviendrait d’étudier le rapport entre la négation, la simulation et la substitution.

 

            Nier, dans certains cas, permet de poser une alternative, c’est à dire une autre réalité. Celle-ci peut être représentée, simulée; ensuite on peut l’imposer à la place de la précédente (substitution).

 

            Mais on peut avoir aussi une affirmation d’une réalité, mettons celle d’un agent, qu’on analyse afin de pouvoir la représenter pour faire accéder à une certaine autonomie et ainsi l’imposer.

 

            Ici gît, au cœur de ces phénomènes, un problème de logique sur lequel il conviendra de revenir…

 

 

 

[23]                     Nous laissons, à dessein, de côté la question du rapport de l’écriture à la littérature. Il est évident que si l’on pense que cette dernière doit poursuivre son développement, l’écriture conservera longtemps une utilité, mais si elle n’est qu’une manifestation transitoire, et qu’elle est donc vouée à disparaître (ce que nous sommes enclins à penser), il est clair que cela aura une influence réductrice sur l’écriture.

 

            Nous ne pourrons discuter de cela que lors d’une étude sur l’art. Cependant, il est important de reporter la question de R.Barthes, parce qu’elle anticipe sur le problème du pouvoir dont il a été plusieurs fois question et qu’on reprendra dans le chapitre suivant.

 

            « Mais à nous ; qui ne sommes ni des chevaliers de la foi, ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. » (« Leçon », Ed. du Seuil)

 

            Cette tricherie nous fait irrésistiblement penser au détournement des situationnistes. Dans tous les cas, il s’agit d’utiliser différemment un certain nombre de règles ; de changer les cibles, mais cela laisse le tout inchangé. Seulement celui qui a triché ou détourné croit être sauvé !

 

            Dans le cas de R.Barthes, il s’agit bien d’une croyance parce que même si l’on accepte que la tricherie puisse réellement atteindre son but, il n’en demeure pas moins que la littérature utilise l’écriture qui, elle aussi, traduit un pouvoir.

 

            Dans les années soixante de ce siècle s’est faite perceptible, sensible, la direction inacceptable qu’avait prise l’espèce humaine depuis des milliers d’années. Mais la perception qu’en eut le mouvement révolutionnaire de l’époque fut trop superficielle pour qu’il puisse parvenir à poser la nécessité d’abandonner le monde qui s’était édifié au cours de ces mêmes années. Il ne fit que biaiser, esquiver, pour ensuite se diluer. Beaucoup de ces éléments sont devenus des apologètes soit de l’établi, soit de l’impuissance.

 


 

[24]                     Dans la vie affective, il en est de même. L’amour peut être considéré comme le sentiment élaboré, produit, dès lors qu’il n’y a plus un flux de jonction des membres de la communauté entre eux ; flux certes polarisé mais qui implique que les différents participants de la communauté cueillent les uns des autres les affects entretenant leur procès de vie. L’amour n’est pas la pleine immédiateté.

 

            Notons également que le moment de la prédation est celui de l’union, du continu, tandis que la séparation, le discontinu, sont liés à la production. D’où, par compensation et rééquilibration, le désir d’union, celui de retrouver le continu, la communauté immédiate.





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