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LE KAPD ET LE MOUVEMENT PROLÉTARIEN

 

 

 

AVANT – PROPOS  1987

 

 

 

 

La republication des textes extraits d’Invariance série II, n° 1, en ce qui concerne Le KAPD et le mouvement prolétarien, et d’Invariance série I, n° 7 et 8, en ce qui concerne les autres, ne vise pas uniquement un but immédiat : les rendre disponibles aux lecteurs intéressés, mais un but plus lointain : servir de matériaux pour une mise au point au sujet du vaste procès révolution, que nous ferons ultérieurement. En effet, en 1989, ce sera le bicentenaire de la révolution française ainsi que le centenaire d’hommes comme Bordiga, Hitler ou Wittgenstein. Il y aura alors quarante ans que les communistes seront arrivés au pouvoir en Chine. Ce n’est pas que nous voulons exalter le temps en nous préoccupant de ces anniversaires ; nous voulons  nous en servir comme points de repères pour fonder notre affirmation que le procès révolution est définitivement fini. 

 

Les autres études concernant le mouvement prolétarien sont :

 

-         Les caractères du mouvement ouvrier, Série I, n° 10

-         Bref historique du  mouvement de la classe prolétarienne dans l’aire euro-nordaméricaine des origines à nos jours, Série I, n° 6

-         Le mouvement prolétarien dans les autres aires: les révolutions coloniales, Série I, n° 6

-         La gauche communiste d’Italie et le parti communiste international, Série I, n° 9

-         Prolétariat et révolution, Série II, n° 6

-         Prolétariat et Gemeinwesen, Série III, n° 5-6

-         À propos de la dictature du prolétariat, Supplément 1978.

 

 

 

 

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GLOSSAIRE

 

AAU = Allgemeine Arbeiter-Union = Union générale des travailleurs.

AAUT = Allgemeine Arbeiter-Union Deutschlands = Union générale des travailleurs d’Allemagne. Fondée en février 1920.

B.O. = Betriebs-Organisation = Organisation d’entreprise.

G.I.C. = Groep van Internationale Communisten = Groupe des communistes internationaux. Des indications intéressantes au sujet de ce groupe hollandais sont fournies par S. Bricianer, dans son livre Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI (voir p. 259 et suivantes).

I.C. = Internationale Communiste. Fondée en 1919.

I.K.D. = Internationale Kommunisten Deutschlands = Communistes internationaux d’Allemagne. Groupe fondé fin 1918. (= Internationale Sozialisten Deutschlands = Socialistes internationaux d’Allemagne), comprenant les militants du groupe de Brême publiant l’Arbeiter Politik (Politique ouvrière) – qui fut la première organisation à rompre avec le SPD, ce qui entraîna le départ du groupe de Berlin publiant Lichtstrahlen (Rayons de lumière) qui rompit aussi avec le SPD. Ces groupes ne partagèrent pas l’attitude du Spartakusbund qui adhéra à l’USPD.

L’Arbeiter politik reprenait les positions de Pannekoek et fut le premier à mettre en avant l’idée de créer une organisation unitaire (juin 1917).Le groupe de Hambourg était très influencé par les I.W.W. (Industrial Workers of the World) des E.U.

I.S. = Internationale Situationniste.

KAI = Kommunistischen Arbeiter-Internationale = Internationale Communiste Ouvrière. Fondée en 1922.

KAPD = Kommunistischen Arbeiter-Partei Deutschlands = Parti communiste ouvrier d’Allemagne. Fondé en avril 1920.

KPD = Kommunistischen Partei Deutschlands = Parti communiste d’Allemagne. Fondé en décembre 1918.

P.O. = Potere Operaio = Pouvoir ouvrier. Mouvement italien né à la fin des années 1960.

SDS = Sozialistische Deutsche Studentenbund = Fédération des étudiants socialistes allemands. Fondée en 1946. Dissoute en 1970.

SPD = Sozialdemokratische Partei Deutschlands = Parti social-démocrate d’Allemagne. Fondé en 1875.

USPD = Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands = Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne. Fondé en avril 1917.

VKPD = Vereinigte Kommunistische Partei Deutschlands = Parti communiste unifié d’Allemagne. Fondé en décembre 1920.

 

 

 

 

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Le mouvement ouvrier allemand du XXe siècle – mis à part le parti communiste officiel pro-soviétique – a la particularité d’être calomnié sans être connu, encensé en étant souvent méconnu[1]. Sa connaissance et sa juste appréciation  sont pourtant essentielles pour comprendre l’histoire de ce siècle et être à même d’individualiser les caractères fondamentaux  du mouvement prolétarien international qui commence à se manifester ces dernières années.

 

Le parti communiste d’Allemagne (KAPD) est un des courants du mouvement ouvrier allemand qui présente le plus d’intérêt. Il est le point d’aboutissement d’un procès de rupture du prolétariat avec la social-démocratie, opérant depuis la fin du XIXe siècle et qui s’amplifia sous l’action de la guerre et de la révolution russe. Celle-ci avait vu la généralisation d’une forme politique nouvelle, apparue en 1905, le soviet (ou conseil). De même le mouvement révolutionnaire allemand se manifesta à travers la constitution de conseils de marins et soldats, à Kiel d’abord, puis dans toute l’Allemagne. Mais la généralisation d’une forme  d’organisation plus ou moins superficielle, le conseil, contribua dans un premier temps à occulter  le phénomène profond : la tentative de trouver un comportement qui fut réellement  prolétarien et communiste et qui aille au-delà des vieilles formes léguées par un stade où le prolétariat était peu développé[2].

 

Cependant ce qui allait demeurer dans l’apparence, c’est le phénomène superficiel : la revendication des conseils qui put s’imposer ultérieurement avec celle du parti. Finalement ce qui demeure c’est l’image d’un parti communiste allemand avec toutes ses faiblesses, ses incertitudes, ses turpitudes, tandis que le phénomène profond aura été masqué, enseveli ; annihilé presque. Il en est ainsi chaque fois que la victoire ne peut être acquise ; toute rupture (brèche) momentanée dans le cycle des luttes de classes est colmaté. C’est pourquoi faut-il avant de présenter les positions du KAPD en liaison avec le mouvement prolétarien actuel, faire un petit historique.

 

       Lors de la fondation du parti communiste allemand (KPD) on a unification de différents courants de gauche du prolétariat allemand : Spartakusbund, IKD (communistes internationalistes d’Allemagne), groupant surtout des militants de Brême, Berlin, le groupe de Hambourg. Si les syndicalistes sont en dehors, ils sont tout de même en liaison avec ces courants et non réellement exclus[3]. Au congrès de fondation du KPD, le mouvement semble surmonter le passé et poser les données réelles du moment présent.

      

       1° - Coupure avec la pratique du parlementarisme que l’on retrouve un peu partout en Europe et donc la négation de la démocratie bourgeoise, phénomène en acte, mais avec une ampleur variable, dans les principaux pays d’Europe et aux E.U. Les révolutionnaires se rendant compte qu’il est nécessaire que le mouvement ouvrier lutte avec ses propres armes et qu’il ne s’enlise pas au parlement, domaine des sables mouvants où tout semble possible mais où toute volonté révolutionnaire est happée dans la mouvance du capital.

 

                   2° - Le rejet de l’utilisation des syndicats est plus spécifiquement allemand, surtout à cause de son acuité. Cela est dû au phénomène d’intégration extraordinaire du syndicat qui, à l’exclusion des syndicalistes révolutionnaires FAUD avait purement et simplement signé un traité de paix avec le patronat. La condition préalable à toute action révolutionnaire devenait l’abandon du syndicat. D’où le vaste mouvement spontané des travailleurs sortant des syndicats, qui trouva une structuration, une affirmation positive grâce à la révolution russe où les soviets étaient apparus. Le mouvement allemand lui emprunta la forme, même si cela ne correspondait pas à la réalité allemande.

 

                   Quoiqu’il en soit, la fin de l’année 1918 (au Congrès du parti communiste d’Allemagne (KPD)) voyait la victoire de la gauche et le mouvement de radicalisation qui parcourait la classe ouvrière, bien que ralenti à cause de la puissance du SPD et de l’USPD, pouvait laisser présager un renforcement du courant communiste avec une prise de conscience plus nette du moment historique précis que vivait le mouvement ouvrier mondial au lieu où le capital se présentait en sa forme la plus achevée, l’Allemagne. Cependant, dès 1919, au Congrès du KPD à Heidelberg, le mouvement communiste  subissait un premier échec : l’expulsion du KPD de tous ceux qui rejetaient le parlementarisme et les syndicats. Ceux-ci se retrouvaient en dehors du parti qu’ils avaient créé. Cela voulait dire qu’ils n’étaient pas l’élément déterminant, dirigeant ; ils n’avaient plus l’avantage. Un arrêt s’était produit dans le procès d’unification des révolutionnaires ; il fallait repartir sur une base.

        

                   L’échec d’Heidelberg n’est que l’écho de celui de janvier 1919 (mort de R. Luxembourg, Liebknecht et d’une foule d’ouvriers, les meilleurs éléments du moment) et des journées de mars 1919. Dès lors la position modérée consistant en l’affirmation que la révolution est désormais battue et qu’il est nécessaire de revenir aux anciennes méthodes afin de recomposer le prolétariat, l’emporte. Ce sont les positions de Lévi – lequel voyait la crise pour 1926 – soutenues en totalité par Radek porte-parole officiel, en Allemagne du courant russe, de l’I.C. La Russie a besoin d’aide pour desserrer l’étau qui l’enserre ; une Allemagne lancée contre le traité de Versailles est une alliée objective et, d’autre part, une reconstruction de l’Allemagne, de son industrie, devrait amener un renforcement de son prolétariat, créant par là des conditions meilleures pour un assaut ultérieur. Ce qui compte puisqu’on ne peut pas prendre le pouvoir c’est de renforcer un courant favorable à l’Union soviétique faisant pression sur le gouvernement allemand afin de lancer l’Allemagne contre l’Entente. Il faut en quelque sorte une « union sacrée » de tout le prolétariat – en vue évidemment d’un soutien à l’Etat socialiste de Russie – d’où, dès la fin 1919, la pratique de la « lettre ouverte » (du KPD) à toutes les « organisations ouvrières » pour lutter ensemble contre le capitalisme – première manifestation de la tactique du « Front unique ».

        

                   Déjà à Heidelberg, il y a union de la vieille social-démocratie se survivant au travers d’une théorie de la pause (nécessaire pour régénérer l’Allemagne où les sociaux-démocrates ont pris le pouvoir afin de faire des réformes) et le bolchevisme essoufflé cherchant un appui. Cela trouvera son parachèvement à Halle (octobre 1920), avec la formation du V.K.P.D.

 

                   Cependant étant donné l’importance du KAPD, à ses débuts, celle de l’AAUD (Union Générale des Travailleurs d’Allemagne), de la FAUD (Union libre des Syndicats Allemands), il n’est pas encore dit que l’exclusion du courant de gauche du KPD apparaisse comme premier échec et être par là l’élimination de la gauche, l’enrayement de la constitution du prolétariat en classe sur la base du développement atteint par le capital dans l’Allemagne du début de ce siècle.

 

                   Le Congrès de fondation du KAPD a lieu en avril 1920, après celui de l’AAU (février 1920) au moment où en Russie les troupes révolutionnaires prennent l’offensive, après avoir battu les différentes coalitions réactionnaires ; elles vont aller hors de Russie et s’approcher de Varsovie. Mais l’arrêt des troupes soviétiques devant cette ville va inhiber le phénomène révolutionnaire international et structurer la position de repli de l’internationale communiste en Allemagne.

 

                   1920 voit la parution de La maladie infantile de Lénine, qui est témoignage et prise d’acte de l’impossibilité pour la révolution de se généraliser, de devenir purement communiste, en s’enracinant en occident. La révolution russe va devenir terme de référence et le parti bolchevik modèle de parti : première bolchevisation réelle. Autrement dit, par leurs propres forces, les prolétaires occidentaux ne sont pas parvenus à faire la révolution ; d’autre part, ils manifestent des positions allant à l’encontre de celles affirmées par le parti bolchevik qui lui ont permis d’arracher la victoire ; conclusion : il est nécessaire d’aider les prolétaires occidentaux en leur offrant un paradigme sûr. Ils devront puiser conscience dans la révolution russe.

 

                   La Russie pays modèle de la révolution triomphante, ce fut un précédent théorique pour la théorie du socialisme en un seul pays. La maladie infantile de Lénine est l’expression de la non-confluence du phénomène révolutionnaire de l’aire slave avec celui de l’aire occidentale ; c’est en même temps le rejet de celui-ci qui, pourtant, rompait enfin avec la social-démocratie et se trouvait donc plus adéquat au communisme. L’ensemble des positions des communistes occidentaux est dénoncé comme étant anarchiste, infantile, etc., qu’il s’agisse des positions du KAPD, de celles de la fraction abstentionniste italienne, des tribunistes hollandais, de S. Pankhurst, etc. Simultanément, l’I.C. intervient pour inhiber le développement théorique qui se posait comme but de penser réellement la révolution en occident : le bureau d’Amsterdam est fermé, celui de Vienne voit son activité ralentie tandis que Kommunismus qui exposait les thèses des gauches, du moins en partie, cessera de paraître en 1922. Dès lors, le KAD est refoulé sur une position défensive ayant contre lui le SPD, l’USPD et le KPD. Le poids de la révolution russe, le non-soutien de l’I.C. et surtout l’absence de mouvement d’envergure, en un pays quelconque, pouvant invertir le reflux, c’est-à-dire la consolidation de la double révolution russe en révolution bourgeoise, tout cela va isoler le KAPD, le réduire à une secte.

 

                   Devant les premiers affermissements de la contre-révolution, le KAD n’abandonne pas. Il tente de faire connaître ses positions et de les faire triompher en portant une vive critique aux autres mouvements à l’intérieur de l’I.C. Cela conduira à la rupture avec celle-ci, à la différence d’avec les autres mouvements (sauf les hollandais et de petits groupes comme celui des bulgares). Celui-ci, soit capitulent rapidement en acceptant en totalité la position de Lénine, soit prennent une position de repli, sans abandonner leur position critique (opposition en théorie, acceptation en pratique). Il en est ainsi pour la gauche italienne (Bordiga s’opposa aux thèses de Lénine sur le parlementarisme mais accepta de participer aux élections ; mieux, en 1922, il fut le représentant de l’I.C. au Congrès du PCF à Marseille ; cf. son discours à ce Congrès in Rassegna Comunista n° 24-25).

 

                   En 1921, le 3° congrès structurait l’opposition irrémédiable entre les communistes occidentaux comme les kapédistes et les positions des bolcheviks. Le KAPD est rejeté et, la même année, c’est le triomphe de la théorie du front unique. Dès lors, le devenir stalinien de l’I.C. est possible. Elle devenait réellement russe, soumise aux ordres du PCR et les appréhensions de R. Luxembourg se vérifiaient trop bien. Le KAPD aurait voulu constituer une opposition au sein de l’I.C. (faire un entrisme de type luxembourgiste), mais ce fut impossible. Par là s’estompait toute discontinuité dont le KAPD était la personnification en Allemagne, la fraction abstentionniste en Italie. L’unification à Halle de la gauche de l’USPD avec le KPD, tandis qu’en Italie était lancée l’offensive pour l’unification entre PCI et gauche socialiste (les terzinternazionalisti), traduisait la réabsorption du mouvement communiste dans le vieux courant social-démocrate.

 

                   La rupture du KAPD avec l’I.C. posait implicitement pour certains éléments la nécessité de faire une autre organisation révolutionnaire. La KAI (Internationale Communiste Ouvrière) sera fondée en 1922 mais au prix d’une division (la même année) du KAPD en deux courants. C’est en fait au congrès de septembre 1921 à la suite de l’échec de l’ « action de mars » (qui semble jouer pour le mouvement ouvrier allemand le même rôle que l’insurrection de Cronstadt pour le mouvement ouvrier russe[4]), donc de l’éloignement de la révolution (s’accompagnant de la remise en cause de la théorie de la crise mortelle du capitalisme) que s’individualise une fraction qui voulait la création le plus rapidement possible d’une nouvelle internationale et le refus de la participation de l’AAU aux luttes salariales. Cette fraction donna naissance à la direction de Essen du KAPD qui se consacra essentiellement au travail d’organisation de la KAI. Cependant au sein même de cette « direction » un groupe devait, en novembre 1923, se détacher : Kommunistischer Rätebund (Ligue des conseils communistes) ayant une position anti-intellectuelle, contre le « pouvoir exécutif » du KAD sur l’AAU, ce qui rapprocha ce groupe de l’AAUE fondée en octobre 1921 (où d’ailleurs la plupart des militants de la Ligue entrèrent après la dissolution de cette dernière).

 

                   La direction d’Essen constata avec Gorter à quel point le prolétariat allemand était réformiste, que la plupart des prolétaires luttaient uniquement pour des réformes et la reconstruction (Aufbau) d’où la nécessité qu’au moins un groupe maintienne fermement les principes de l’auto-conscience du prolétariat, pour pouvoir construire lors de la nouvelle actualisation de la révolution le noyau du mouvement d’émancipation prolétarien[5].

 

                   Une partie importante des membres du KAPD (Essen) rejoignit dès 1925 le SPD et forma en son sein un cercle révolutionnaire, en 1929, Roten Kämpfer (les combattants rouges) qui poursuivit son activité jusque sous le fascisme. Les autres se retirèrent de l’activité politique.
        

En ce qui concerne la direction de Berlin, se présentant comme la continuation authentique de la tradition du parti, elle exposa à son congrès du 9/11 – 09 – 1923 un 2° programme, se confina dans une critique du KPD et n’effectua aucune activité notable. En 1927 s’opéra une scission due au fait que la direction de Berlin s’était rapprochée du groupe publiant Entschiedne Linke (Gauche résolue) formée par les exclus du KPD, E. Schwartz et Korsch. La position tactique de cette fraction devenait plus « élastique » du fait qu’elle utilisait la possibilité d’intervention au Reichstag qu’elle devait à Schwartz député en cette assemblée. Le groupe oppositionnel publia un journal où il reprit la question de l’anti-parlementarisme. A la suite de cela l’importance du KAPD direction de Berlin diminua encore. Cependant, quelques groupes survécurent à la prise du pouvoir par les nazis[6].

 

                   Le mouvement de l’AAU dont nous avons signalé la fondation antérieure à celle du KAPD est inséparablement lié à ce parti. Il connut aussi des scissions ; la plus importante est celle qui donna naissance à l’AAUE (organisation unitaire) en 1921 et qui eut pour cause la question du rapport entre l’AAU et le KAPD. Les éléments qui créèrent l’AAUE – en particulier O. Rühle – rejetaient tout parti, car ce dernier quel qu’il soit engendrerait une bureaucratie et entretiendrait un opportunisme dans les masses, opportunisme lié à l’existence des chefs. Certains éléments refusaient aussi la lutte pour les salaires (comme ce fut le cas pour le groupe scissionniste indiqué plus haut). L’AAUE eut aussi ses scissions et, ce qui resta, s’unifia avec les éléments de l’AAU en 1931.  

 

 

 

*   *  *

 

 

 

       Nous pouvons résumer les positions du KAPD de la façon suivante : la crise que traverse le système capitaliste est sa crise mortelle ; il peut y avoir de petits rétablissements mains ce ne peut être que momentané ; on s’achemine inexorablement vers la fin de la société capitaliste. Il y a donc possibilité de révolution ; celle-ci n’est pas morte lors des défaites de janvier-mars 1919. Sa permanence est liée au fait que les conditions objectives de la lutte pour la révolution sont réunies. Les conditions subjectives font défaut ; le prolétariat est divisé, incrétinisé par la démocratie bourgeoise, abruti par la dictature militaire. Il n’a adopté les soviets (conseils) que de façon superficielle et assez inconsciente. Il faut, pour reconstituer la force révolutionnaire, des organisations nouvelles qui tendent à dépasser immédiatement la contradiction du vieux mouvement entre organisation politique et économique. Dans ce but, les organisations d’entreprise doivent remplacer les syndicats, principaux bastions du capital, que les ouvriers, d’ailleurs, désertent. Il faut un parti de type nouveau, non centralisé, non dirigeant à la façon léniniste, qui soit le centre de réception des différents courants de pensée et de lutte qui traversent la classe ; qu’il soit en quelque sorte son cerveau, l’organe qui puisse lui proposer la voie juste. Il faut avant tout organiser le prolétariat sur le lieu de production, l’entreprise, afin de lutter contre le nouvel opportunisme qui consiste à utiliser les institutions économiques dans le cadre du capitalisme. Au lieu de se laisser absorber par la démocratie bourgeoise, on doit plutôt tendre à produire des actions exemplaires qui puissent être le point de départ de la reformation de la conscience de classe, car le problème essentiel de la révolution en Allemagne, c’est le développement de la conscience de classe du prolétariat (d’om l’appui donné à « l’action de mars »). L’action directe qui est préconisée, et qui, par certains aspects, peut rappeler l’anarchisme, montre simplement que la position des anarchistes était prématurée (il leur manquait l’idée d’organisation). Une telle activité est d’autant plus nécessaire qu’en Allemagne le prolétariat est seul, aucune classe ne peut être son allié.

 

Sur le plan international les points essentiels sont : l’Allemagne vue comme foyer de la révolution et élément déterminant pour la réalisation du communisme à l’échelle mondiale. L’autre élément, c’est la Russie, où, dans un premier temps, la révolution qui l’a bouleversée est saluée comme une révolution socialiste, puis comme une double révolution pour finalement être caractérisée comme révolution bourgeoise. Le KAPD affirme qu’en URSS se développe le capitalisme ce qui corrélativement l’amène à s’opposer vivement à l’I.C. considérée comme un instrument de cette révolution bourgeoise.

 

Si l’on compare les diverses positions rapportée ci-dessus à celles des autres courants du mouvement ouvrier de la même époque et à ce qui en reste aujourd’hui, on se rend compte à quel point le KAPD mit en avant les questions essentielles du mouvement ouvrier occidental ; questions qu’il ne fut pas à même de résoudre théoriquement et pratiquement. D’autre part, ces questions sont encore soulevées à l’heure actuelle et l’on constate le retard de la pensée révolutionnaire au fait même qu’elle n’a pas dépassé ce stade. En particulier, la majorité du courant conseilliste qui ne prend dans le KAPD que ce qui lui permet de s’opposer au léninisme, ne parvient pas à saisir la spécificité de ce mouvement ; il est tout au plus capable de répéter, en essayant de le réactualiser magiquement, le système des soviets, alors qu’il s’agit de comprendre que tout ceci est lié à une phase bien déterminée du mouvement ouvrier mondial. Pour asseoir cette dernière affirmation nous allons confronter quelques positions que nous avons présentées ici sous forme de résumé, avec celles de certains groupuscules actuels*. [*On notera bien ici que tout ce travail est une étude des thèmes théoriques du KAPD en liaison avec le mouvement prolétarien. Il manque une analyse détaillée de l’évolution de la société capitaliste et des classes en Allemagne et dans le monde au début de ce siècle.][7]

 

Presque tous les révolutionnaires ont partagé l’idée que la crise que la société capitaliste traversa dans les années de 17 à 20 était la crise finale. La différence entre les kapédistes et les autres éléments du mouvement révolutionnaires c’est qu’ils maintinrent cette caractérisation beaucoup plus longtemps que les autres et d’autre part elle était le fondement même de leur praxis et de leur théorie. Le second programme du KAPD sera dédié en 1924 en grande partie à cette question ; beaucoup de kapédistes pensaient que le capitalisme était incapable de se régénérer[8]. Cette position était à la fois juste et fausse : juste parce qu’effectivement il fallut attendre la victoire du capital en 1945 pour qu’il surmonte enfin sa crise (25 ans après nous avons seulement les symptômes de la prochaine grande crise révolutionnaire), fausse parce que la capitalisme s’est régénéré. Il ne s’agissait donc pas de la crise finale. D’autre part, le mouvement ouvrier lui-même était en crise, incapable de porter l’attaque décisive à son ennemi mortel. O. Rühle qui s’était, dès 1920, séparé du KAD, fut un des rares à se rendre compte du drame historique, de l’incapacité du prolétariat, et, en 1924, il écrivait :

 

« En Allemagne, la révolution est perdue pour longtemps pour le prolétariat allemand » (De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne – Von burgerlichen Revolution zur proletarischen Revolution).

 

Après avoir théorisé les périodes ascendantes, de prospérité, de crise, de stagnation, etc., Trotsky en arriva à faire la découverte sensationnelle (dans Le programme de transition – programme de la IV° Internationale – 1938) que les forces productives avaient cessé de croître, ce qui était encore un credo de la crise finale et permettait de sauver sa « théorie de la révolution permanente ». Ceci a été repris par une grande portion du mouvement trotskyste et, d’autre part, combien de fois n’a-t-on pas vu s’étaler dans les divers journaux groupusculaires : la crise finale du capitalisme dépeint en son agonie mortelle !

 

Ce qu’il y a d’essentiel dans l’analyse économique des kapédistes c’est leur insistance à placer le heurt prolétariat-capital comme étant fondamental pour comprendre le mouvement économique, alors que pour Trotsky, par exemple, au 3° congrès de l’I.C., l’analyse s’enlise facilement dans une phénoménologie superficielle. Ainsi de la caractérisation du chômage ; pour les kapédistes, celui-ci n’est pas simplement le chômage structurel, habituel, c’est un chômage voulu par le bourgeoisie, c’est une arme de la classe dominante pour affamer les prolétaires et donc briser leur résistance ; l’économie est vue comme l’arme de classe fondamentale dans le combat prolétariat-capital. De là découle, selon les kapédistes, un nouvel antagonisme qui s’opère maintenant à l’intérieur de la classe entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas. Il est évident que la classe dominante trouve dans cet antagonisme une aide efficace. Ultérieurement, lorsque le prolétariat sera pleinement battu, assurer le travail à tous (donc résurgence sous une autre forme du droit au travail), fonder la société ou la république du travail sera la solution pour l’englobement du prolétariat réduit à sa fonction de capital variable : le fascisme.

 

Sur ces points il est indéniable que le KAPD voyait juste et l’antagonisme sus-indiqué s’est à nouveau affirmé par la suite. De là aussi sa volonté, celle de l’AAU puis celle de l’AAUE, d’unifier tous les prolétaires au niveau des B.O (Betriebs-Organisation). A partir de là se dévoile encore plus clairement le caractère réactionnaire de la proposition de front unique faite par l’I.C. Elle revenait finalement à accepter de se mettre à la remorque du prolétariat n’ayant pas un intérêt immédiat dans la révolution. Le front unique enlisa le prolétariat et le mit sous le joug du fascisme ; corrélativement, toute apologie, toute déification du prolétariat est le plus gros obstacle au surgissement d’une classe révolutionnaire.

 

Les kapédistes reconnaissaient au capital une autre solution, même s’ils la considéraient comme momentanée : la Russie soupape de sécurité pour le capital, comme ils le déclarèrent au 3° congrès de l’I.C. A cette occasion ils firent ressortir les dangers de la construction du capitalisme en Russie. Les kapédistes reconnaissaient que les bolcheviks étaient dans une impasse mais ils ne pensaient pas qu’il fut possible de trouver une solution révolutionnaire dans les limites de la seule Russie ; ils ne mettaient pas en doute les mesures appliquées par les bolcheviks. Ce n’est qu’après le rapport de Kollontaï[9] qu’ils changèrent d’opinion. Dès lors, leur évolution fut rapide. Elle les amena à définir la révolution russe comme double révolution, puis comme révolution bourgeoise.

 

Aux remarques des kapédistes, Trotsky n’oppose aucun argument sérieux. Plus tard, au IV° Congrès de l’I.C. (1922), il mettra en avant l’argument du monopole du commerce extérieur[10]. Le développement économique à l’échelle mondiale fut plus fort que toutes les garanties dont parlait Trotsky et l’Angleterre profita effectivement de la soupape russe. A ce sujet, il est bon de rappeler toute l’incohérence des révolutionnaires du début du siècle et leur rupture avec la perspective de Marx. Celui-ci dénonçait l’alliance maléfique anglo-russe efficace dès avant la révolution française et avait envisagé la révolution russe comme prologue à la révolution en Europe. Quand la Russie tsariste fut détruite, ce fut un affaiblissement considérable pour l’Angleterre elle-même et, étant donnés les mouvements révolutionnaires à l’échelle du continent européen, on pouvait prévoir un effet de rupture au sein de la vieille Albion. Le rapport ne fut pas envisagé et, contraints par les événements, les bolcheviks renforcèrent l’ennemi. La preuve que ce rapport n’avait pas été clairement perçu réside dans la politique absurde de l’I.C. vis-à-vis du mouvement ouvrier anglais. Lénine voulut l’entrée du P.C anglais dans le labor-party, afin d’avoir une plus grande audience, d’aller aux masses. Faire cela impliquait avoir une vision immédiate des rapports sociaux et ne pas avoir de perspectives au sujet d’un bouleversement en Angleterre. En faisant ainsi, Lénine, l’I.C. noyèrent la force révolutionnaire en train de s’individualiser, de s’autonomiser, par rapport aux conditions démocratiques abêtissantes, incrétinisantes (comme le notait plus ou moins S. Pankhurst[11]), dans le mouvement réformiste. La secousse révolutionnaire qui ébranla enfin l’Angleterre, au moment où la révolution prolétarienne avait été enrayée en URSS et en Europe continentale, aurait pu relancer cette dernière. Mais le comité anglo-russe[12], couronnement de toute la politique de l’I.C. vis-à-vis de l’Angleterre sauva celle-ci de la crise révolutionnaire.

 

Si le KAPD avait raison de définir la révolution russe comme il le fit, il avait tort de la figer trop tôt, de nier les potentialités non encore épuisées. En effet, jusqu’à la deuxième guerre mondiale la société russe est instable et sa voir n’est absolument pas définitive. Non que Staline aurait pu choisir, à tout moment, entre aller au socialisme ou aller au capitalisme. Mais les paysans, les prolétaires n’étaient pas encore complètement assujettis, de telle sorte qu’une impulsion venant de l’ouest, une crise affectant la société occidentale, aurait pu redonner l’impulsion à un mouvement révolutionnaire prolétarien en l’aire slave. Telle fut la position de Bordiga lorsqu’il analysa l’expérience russe après 1921[13].

 

         Avec la deuxième guerre mondiale et le massacre de 22 millions de russes, le capital obtenait enfin sa grande victoire sur le prolétariat et les paysans russes. Dès lors la société russe ne renferme plus de possibilités de changer son cours capitaliste. Un cycle est terminé. C’est du développement même du capital que les conditions révolutionnaires doivent naître maintenant.

 

         Les kapédistes obnubilés par leur théorie de la crise mortelle du capital ne tirèrent pas toutes les conclusions implicites dans leur détermination du rôle de la Russie dans le système capitaliste. Dans d’autres domaines elle devait être féconde. Ainsi de leur anti-parlementarisme, de leur rejet de la démocratie bourgeoise. C’est parce que maintenant les conditions sont mûres pour la révolution qu’il n’est plus possible d’employer les anciennes méthodes du mouvement ouvrier. Mais ceci ne découle pas d’une analyse de la démocratie, du parlementarisme. Le KAPD ne retrouve donc pas la position de Marx, du communisme comme solution positive ; c’est pourquoi revendiquera-t-il lui aussi une démocratie prolétarienne.

 

         La position des kapédistes s’apparente à celle de Lukács, à celle des communistes belges, suisses[14], pour qui on doit abandonner le parlement à partir du moment où les soviets surgissent. Le KAPD constate le remplacement des vieilles formes de lutte par des nouvelles et justifia ces dernières par le fait qu’elles évitent la dictature des chefs, la délégation des pouvoirs, la corruption. Cela permet d’avoir une affirmation plus prolétarienne, d’où l’ajout du qualificatif ouvrier au mot parti, cause d’une accusation, souvent répétée d’ouvriérisme, sans la préoccupation parallèle de bien saisir le pourquoi de cet adjectif. Il est vrai, l’ajout de ce dernier pouvait conduire à penser que la révolution était un processus qui concernerait uniquement le prolétariat et que le parti devait être seulement ouvrier, etc. Mais la position des kapédistes n’était en rien une simple résurgence de la position ouvriériste, des « mains calleuses ». Cependant, l’ironie veut que ce soit souvent ceux qui s’adonnent le plus à l’idôlatrie du prolétariat qui portent ces critiques.

 

         La rupture avec le parlementarisme s’accompagne de la rupture avec les syndicats. La critique faite par le KAPD, Pannekoek, O. Rühle, etc., est la plus décisive[15]. Elle met en évidence à quel point les syndicats sont devenus des organes intégrés dans le capitalisme, des organes de son Etat. Manquait seulement la démonstration rigoureuse (bien que tentée) de l’inévitabilité d’un tel processus, étant donné que, par essence, le syndicat est organe de la démocratie sociale, car il intervient dans la détermination de la répartition de la plus-value. D’entrée, il est au cœur du système : pour discuter de la répartition de la plus-value, il fait d’abord que le prolétariat l’ait produite.

         Un certain nombre de courants poussèrent la critique jusqu’à refuser le combat pour le salaire, position dangereuse si elle est le fait d’un petit courant parce qu’elle offre prise à la démagogie des appareils en place visant à discréditer tous les mouvements radicaux en disant qu’ils ne recherchent, en fait, aucunement l’émancipation du prolétariat, ni se préoccupent d’améliorer ses conditions de vie. On a vu cette ignoble démagogie opérer en mai et juin 68, mise en acte par les dirigeants des organisations concentrationnaires que sont le PCF et la CGT. D’autre part, une telle réaction est typique de la classe dominante. Celle-ci peut d’autant plus porter que les groupes qui ont affirmé cela n’ont pas (ou l’ont fait de façon très peu substantielle) défini simultanément l’objectif essentiel actuel : la destruction du prolétariat. Ainsi, Tronti (théoricien de Potere Operaio) affirme qu’une nouvelle stratégie est nécessaire, qu’il faut refuser de « collaborer activement au développement capitaliste », refuser « positivement un programme de revendications ». Il faut refuser de porter des revendications au capital afin de ne pas développer celui-ci (Operaio e Capitale, pp. 247 et 250)[16]. Parallèlement, on doit « bloquer le mécanisme économique, le mettre dans l’impossibilité de fonctionner au moment décisif » (p. 251). Malheureusement, Potere Operaio comme Tronti ne surmontent pas la contradiction : exaltation du prolétariat – destruction du travail.

 

         Une telle appréhension de la question ne fait que reconnaître a posteriori, que ce fut le prolétariat l’élément moteur dans la dynamique du développement du capital (jusqu’à ce que la science lui conteste ce rôle par l’importance même qu’elle prend dans le procès de production comme dans celui de circulation), la causalité « structurale », l’efficace en quelque sorte. Par ses revendications, par sa lutte, le prolétariat obligea le capital à se développer jusqu’au moment où celui-ci parvenu à sa domination réelle n’a plus besoin de ce stimulant (point de non-retour) ; alors son effroyable épanouissement met en cause l’avenir même de l’espèce. Il faut donc purement et simplement détruire le capital et, pour ce faire, il ne s’agit plus de passer par le moyen terme des revendications de réformes ou autres fariboles de l’arsenal réformiste ; il fait la suppression du prolétariat, être réel réifié du capital. Une telle affirmation est incompatible avec la déification du prolétariat faite par Potere Operaio ou Lotta Continua, ou la Gauche prolétarienne.

 

         L’anti-parlementarisme et l’anti-syndicalisme du KAPD ont comme complémentaire l’unionisme. Le concept fondamental de la théorie de ce parti est l’union. Les kapédistes veulent unifier le prolétariat mais un prolétariat révolutionnaire, non infesté de démocratie, non abruti par le militarisme. Le lieu où le prolétariat peut être exempt de toute influence pernicieuse c’est le lieu de travail. Voilà pourquoi il faut créer des B.O. (Betriebs-Organisations), les unir ensuite en unités plus vastes. Si le KAD, l’AAU, l’AAUE privilégient le lieu de production, c’est parce qu’ils définissent le prolétariat par le moyen de l’usine. « Le travailleur est prolétaire au sens marxiste, seulement dans la production, dans son rôle de travailleur salarié », il acquiert sa conscience de classe dans l’usine. Mais à l’extérieur de celle-ci « il vit, habite, pense, agit et se sent comme un petit bourgeois » (O. Rühle, Schriften, Rowolht Verlag, p. 167. On trouve presque littéralement la même définition dans son écrit de 1924 : De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne).

 

         Nous sommes encore enfermés dans l’apologie de la production et du travail. Or l’ouvrier est prolétaire parce qu’il n’a pas de réserves, parce qu’il est privé de moyens de production, donc de toute possibilité d’accomplir une activité si ce n’est sous une forme réduite, c’est-à-dire privée d’une foule de déterminations : le travail salarié. L’entreprise est le lieu où s’effectue la possibilité de sa non-possession, de son dépouillement, de son extranéisation. Alors seulement il acquiert quelque chose, un salaire. C’est par là justement qu’il peut être intégré. Il est vrai que le milieu extérieur à l’entreprise est celui de la grande mystification de la démocratie. Cependant dans l’usine elle-même en dehors de la mystification du salaire lui-même, une autre se développe, qui découle du renforcement du capital : l’apport du prolétaire, celui de son travail est de plus en plus insaisissable à cause de l’importance considérable du travail mort, et à cause de la socialisation du travail[17]. C’est pourquoi la recherche de garanties contre le pourrissement créé par l’atmosphère capitaliste échoue même si on veut, comme certains le proposèrent, apporter la démocratie à l’usine. C’est là évidemment le point faible de la théorie du KAPD, ce qui le conduit à une idéologie de producteurs. C’est là aussi que se manifeste l’échec de la révolution allemande qui devait conduire rapidement à la négation du prolétariat et qui, au contraire, par suite du recul lié à la perte de la première bataille, importante il est vrai, de 1919, aboutit au repli de celui-ci sur l’usine.

 

         Le KAPD donne une définition du prolétaire en tant qu’ouvrier et l’exalte. Or, si le capital dans son procès de vie est cause de la séparation du travailleur de ses moyens de production, il devient ensuite l’élément qui permet l’unification, laquelle n’est plus entre travailleur individuel et outil parcellaire, mais entre ouvrier collectif et moyen de production socialisé. L’intermédiaire valeur-capital (Kapitalwert), comme tous les intermédiaires, devient ensuite prépondérant et détermine la nouvelle unité dans une autre mesure telle qu’au point d’arrivée du processus, le capital s’est anthropomorphisé et le travailleur capitalisé. Le salaire est l’élément essentiel de cette transformation mystificatrice. Il apparaît comme le certificat attestant l’unité retrouvé homme-moyen de production, puisqu’il apparaît comme paiement non de la force de travail, mais de la fonction exercée par l’ouvrier dans un procès de production déterminé.

 

         Tant que ce processus n’est pas parvenu à son effectivité, les ouvriers ont une action absolument révolutionnaire, même si inconsciemment leurs buts ne le sont pas, en ce sens que la lutte contre le despotisme du capital oblige celui-ci a toujours perfectionné sa domination et, pour se faire, il est conduit à se rendre indépendant de la force de travail donc à devenir le monstre automatisé dont parlait Bordiga en commentant le chapitre des Grundrisse sur le moyen de travail et la machinerie[18]. Voilà pourquoi les luttes syndicales ont eu une importance non seulement pour l’amélioration des conditions de vie de l’immense foule exploitée, mais aussi à cause de leurs conséquences indirectes.

 

         Maintenant pour l’aire euro-nord-américaine, le prolétariat ne peut plus être révolutionnaire d’un point de vue immédiat, puisqu’il n’y a plus à développer le capital et, paradoxalement, une augmentation générale des salaires, si elle est favorable à la classe dans cette zone, a des conséquences néfastes dans les pays à composition organique du capital plus faible (ce que l’on appelle le tiers-monde)[19].

 

         C’est ici le lieu de préciser ce que disait Marx à propos du prolétariat. Il n’a pas affirmé in abstracto la nature révolutionnaire de celui-ci ; il a déclaré que le prolétariat était révolutionnaire ou il n’était rien. On  peut encore préciser : pendant toute une période, le prolétariat fut la classe nécessaire ; maintenant la persistance de cette classe – synonyme de persistance du capital – est obstacle au devenir de l’espèce. La nécessité de cette classe n’est vraie que si l’on envisage la destruction des classes car celles-ci ne peuvent disparaître que par l’autosuppression du prolétariat ; la révolution communiste est encore une révolution classiste.

 

         La glorification du prolétariat dans sa réalité immédiate a été faite en quelque sorte par Potere Operaio qui considère qu’on doit passer du prolétaire à l’ouvrier car : « Ainsi le saut du prolétaire à l’ouvrier comporte sur le plan de la violence sociale le passage de la révolte à la lutte de classes » (P. O. n° 1 ?). Ce qu’il y a d’important, toutefois, dans P.O. c’est la reconnaissance que le prolétariat doit lutter contre le travail, contre lui-même.

 

         Le côté dangereux dans cette apologie de l’ouvrier et de son lieu de travail, l’usine (ceci se produit déjà lorsqu’on pense nécessaire d’accoler l’adjectif ouvrier au mot parti ou au mot pouvoir), c’est de contenir le germe de la glorification du travail et finalement le point de départ pour une réécriture de l’histoire afin de conjurer en quelque sorte ce qui s’est produit et, magiquement, se justifier. Le capitalisme n’existe que parce qu’il y a deux éléments complémentaires capital et travail salarié. Jusqu’à maintenant on a mis au premier plan le capital, lequel semble l’élément déterminant (et on le fait encore lorsque l’on affirme de façon métaphysique : l’économie est seule déterminante). Or, c’est le prolétariat qui produit la plus-value qui sera capitalisée et donc deviendra capital. A partir de là, on est passé à une affirmation symétrique : il faut mettre le travail au premier plan, le prolétaire (cf. Tronti).  C’est déjà ce que pensait Chaulieu lorsqu’il disait que Marx avait oublié de mentionner la lutte de classe dans son ouvrage Le Capital[20]. Finalement cette position n’est qu’un retour aux socialistes ricardiens tels que Gray, Bray ou Hodgskin que Marx critiqua en particulier dans Misère de la philosophie. Ce n’est pas une simple réactualisation. Chez Tronti on trouve la compréhension a posteriori de l’importance de la classe ouvrière, son intervention politique[21]. D’autre part, les socialistes ricardiens théorisaient un devenir qu’ils souhaitaient : un développement des forces productives polarisées autour du travail ; Tronti veut réécrire l’histoire pour donner à ce souhait sa réalisation.

 

         Il ne s’agit plus de prendre partie pour l’un ou l’autre des deux pôles, aspects du capital ; il s’agit de les détruire tous les deux. En ce sens l’autonomisation de la classe ouvrière est une revendication vide si elle n’est pas posée dans le devenir de la suppression de cette classe.

 

         Les kapédistes tout comme R. Luxembourg ne s’illusionnaient pas sur l’état d’esprit des prolétaires (des masses, comme on dirait) ; il était contre-révolutionnaire et R. Luxembourg parlait de leur immaturité. Il n’y a pas de contradiction entre cette affirmation et celle afférente à leur nécessaire mise en mouvement pour parvenir à la révolution. Reconnaître leur esprit anti-révolutionnaire, c’est reconnaître le triomphe momentané du capital. A partir de ce diagnostique et, étant donné que les conditions objectives pour la révolution sont mûres selon l’avis du KAPD, ils en arrivaient à l’affirmation suivante : il faut développer la conscience[22] ; on ne peut tirer les ouvriers du crétinisme où les a plongés démocratie et militarisme que par des actes exemplaires ; d’où la théorie de l’offensive. A partir de prémisses légèrement différentes, Lukacs parvenait au même résultat :

 

         « Voilà ce que signifie l’offensive : tirer de leur léthargie les masses prolétariennes par l’action entreprise de façon indépendante par le parti, au moment correct, avec des mots d’ordre corrects ; les arracher à leur direction menchevique par l’action (organisationnelle, donc, et pas seulement culturelle), trancher avec le glaive de l’action le nœud de la crise idéologique du prolétariat » (Die Internationale, Mai 1921).

 

         Plus de 40 ans plus tard, R.Dutschke ; qui fait cette citation, reprend cette position[23]. Il ajoute même : « Révolutionner les révolutionnaires, telle est la condition nécessaire de la révolutionnarisation des masses »[24]. Cette position était partagée par la S.D.S ; elle l’est par les étudiants japonais, par le mouvement de gauche des E.U. et est théorisée par divers éléments, en pour ou en contre ; comment sortir de l’impasse à partir du moment où la classe ouvrière est bien intégrée. Car R. Dutschke analyse fort bien sur la base même de l’œuvre de Marx ce mouvement d’intégration. En tant que diagnostic, son point de vue est irréfutable. Il ne s’agit pas ici de discuter du devenir du phénomène mais d’établir à quel point les divers groupuscules surgis à partir des années 60 retrouvent théorie et praxis de la gauche allemande de 1920. D’ailleurs certains en sont conscients et affirment même la nécessité d’un retour plus au-delà : « Le sens de cette thèse : il faut que l’opposition extra-parlementaire et anti-autoritaire parte d’où il y a cent ans le mouvement des travailleurs était parti » (Bern Rabehl)[25].

 

         Réveiller le prolétariat, intervenir tout de suite, ne pas se préoccuper de la crise, telle est aussi la position de P.O. pour qui la théorie catastrophique est réactionnaire. Il propose l’intervention subjective qui suppose la mise au point d’une tactique correcte, ce qui le conduit à faire une divinisation de la politique.

 

         « L’unique voie pour bloquer le mécanisme économique, le mettre au moment décisif dans l’impossibilité de fonctionner, c’est le refus politique de la classe ouvrière de fonctionner comme articulation de la société capitaliste » (n° 11)[26].

 

         En France, le mouvement du 22 mars en reprenant une théorisation situationniste, défendit cette position.

 

         Dans cette prise de position il y a sous-estimation du rôle de l’idéologie et de celui de l’économie, actuellement totalement liées. L’idéologie est devenue un phénomène matériel, infrastructurel essentiel, base de tout le système ; dès qu’elle pénètre dans les masses, elle devient une force réactionnaire de premier ordre[27].

 

         Pour détruire cette force, ni l’émulation ni la propagande populiste ne seront suffisantes, ils faut une rupture dans la totalité capital : par exemple, lorsque l’absurdité du travail est vérifiée par un grand nombre d’hommes, lorsque l’irrationalité de tout le développement scientifique se fera sentir parce que la vie de chacun apparaîtra directement menacée, lorsque le capital fictif se sera totalement autonomisé par rapport à sa base et que la société-capital sera plongée dans une inextricable « confusion monétaire ». Cependant toutes les luttes actuelles contre le capital ne sont pas intégrables dans les schémas de divers groupuscules. Ceux-ci veulent simplement utiliser la force mise en mouvement en refusant ce qui l’a provoquée parce que non politique ou n’ayant pas droit de cité dans leur marxisme-léninisme.

 

         En définitive on peut dire que depuis 50 ans le discours à gauche se caractérise par une combinatoire verbale et écrite entre les facteurs objectifs révolutionnaires et facteurs subjectifs qui ne le sont pas : scolastique illusionniste qui doit conjurer la mort de l’ancien mouvement ouvrier[28].

 

         Le point saillant du discours kapédiste sur la conscience (comme de celui de P.O. ou de l’I.S.) est d’affronter une donnée essentielle. Plus que par le passé, le facteur conscience est prédominant dans le processus révolutionnaire, ne serait-ce que parce que la révolution prolétarienne est celle qui produit la conscience (des rapports sociaux et donc de tout le complexe de la production de la vie des hommes) et ne peut se dérouler que par une appropriation simultanée de celle-ci. Mais la façon dont ces courants ont envisagé la conscience implique qu’ils l’appréhendent en dehors de la classe et comme devant être portée au sein de celle-ci par exemple par l’intermédiaire d’actes exemplaires (KAPD), d’une tactique juste (P.O.) ou par des pratiques comme le détournement (I.S.). Mais la conscience ne peut être produite qu’au cours du processus lui-même : « La conscience ne peut pas être autre chose que l’être conscient et l’être conscient de l’homme est son procès de vie réel » (Marx-Engels). D’où il est impossible de se poser en dehors de la classe qui doit conquérir la conscience. Or, on se met en dehors de celle-ci dès qu’on théorise l’organisation nécessaire à la constitution de l’avant-garde[29].

 

         La dichotomie des conditions de la révolution impose pour le KAPD la nécessité du parti. Celui-ci est l’avant-garde qui doit « maintenir la boussole sûre » et, par son comportement, développer la conscience de classe, éduquer le prolétariat. Il serait faux cependant d’en déduire que le KAPD considérait que la révolution pouvait être le fait uniquement d’une minorité. Le KAPD devait être l’élément unificateur, l’opérateur d’unification des masses. Il est assez curieux qu’en 1919 Radek et Lévi s’opposèrent, au nom de l’avant-garde, aux conceptions de ceux qui devaient former le KAD. Lévi repousse la position de la gauche allemande car il pense qu’elle veut remplacer « le clair discernement de l’avant-garde de la classe ouvrière par la poussée chaotique des masses entrant en fermentation » et Radek d’ajouter : « le parti ne doit pas être la masse des communistes inconscients qui deviennent intelligents à la suite d’une raclée, mais il doit représenter la conscience du prolétariat ».

 

         En fait, ces oppositions, qui apparaîtront ensuite inversées, dérivent de la vision différente du processus complexe division-union (séparation-unification). Le KAPD demeurera sur sa position : il faut rompre avec le vieux mouvement ouvrier ; l’unification doit se faire à partir des nouvelles organisations que le prolétariat révolutionnaire s’est données, B.O., Union, Conseils. En revanche, l’I.C. veut rompre et opérer un processus de séparation à partir de considérations théoriques et politiques déterminées : les 21 conditions[30]. Cependant, elle constate qu’elle est minoritaire, que la révolution ne peut pas se faire sans les masses demeurées sous l’influence socialiste ; d’où retour au vieux mouvement auquel on adresse lettre ouverte, à qui on propose le front unique, etc., de telle sorte que la coupure socialisme-communisme va apparaître comme dérivant d’une divergence tactique et organisationnelle[31]. Chez le KAPD, au contraire, derrière la question d’organisation, il y a une question théorique.

 

         A partir de 1921, la théorie du parti de masse se développera dans l’I.C. Or, si on se réfère à Marx, l’expression du parti de masse est une contradiction dans les termes, puisque le parti c’est la classe en tant que classe, ce n’est donc plus un agglomérat d’individus, une masse. D’autre part, un parti de masse implique simultanément un parti de chefs, de dirigeants, car qui pourrait, sinon, encadrer ces masses ? Le parti c’est la classe devenue sujet historique, moment indispensable pour la suppression de la classe elle-même, car seule le dépassement de cet être peut poser la nouvelle communauté humaine : l’être humain. Le terme masse fait partir de la panoplie théorico-politique bourgeoise et capitaliste ; son utilisation par les léninistes montre à quel point la théorie est devenue chez eux une idiotie, au sens littérale et étymologique du terme. D’autre part, parler du parti de masse, de sa  nécessité, c’était reconnaître que le parti n’englobait pas les masses et que la situation était en fait une négation existentielle du parti. Les masses existent, c’est un fait ; mais c’est un moment de la révolution, celui où ces masses se constituent en communauté, non celui où finalement elles reçoivent un messie ou des chefs qui les laissent à leur état de masses dirigées.

 

         Ce que le KAPD met en avant de façon décidée et qu’il autonomise, c’est le concept d’avant-garde. Le parti est quelque chose de différencié vis-à-vis de l’ensemble des prolétaires puisqu’il doit les éduquer, les instruire (le contenu social-démocrate se survit, ici, transformé). Or, ce concept d’avant-garde devenu simple mot magique, passe-partout, remplit en fait tous les groupuscules, c’est le fin mot (et inversement) de leur justification. A ce propos renaît la vieille opposition entre ultra-gauche, gauche et I.C., de la façon suivante : d’un côté, ceux qui proclament l’avant-garde au sens strict, tels le P.C. international, certains conseillistes, les trotskystes, de l’autre des courants comme P.O., Lotta Continua, qui parlent de l’avant-garde de masse, ce qui n’est plus une contradiction dans les termes mais une bouffonnerie. Le discours le plus cohérent au sein de cette dernière c’est celui de P.O. où l’on retrouve tous les thèmes essentiels du système léniniste réactivés à la suite des luttes des années 60 : « Quand le capital attaquera à la fois de façon générale et particulière les avant-gardes de masse de la classe ouvrière, il faudra être capable de renverser dans le travail politique, sans crainte d’aucune espèce, tout le poids de la contestation, tous les noyaux d’organisation de la rupture du despotisme du système » (P.O., n° 1).

 

         On a chez P.O. la théorisation de l’avant-garde qui ne veut pas être que cela, c’est pourquoi il y a toujours adjonction du mot magique : masse. Comme l’I.C. l’accola au mot parti (avant-garde de masse et parti de masse expriment la dissolution de l’avant-garde et celle du parti), les gauches allemands, eux, adjoignirent le mot ouvrier. Au sein de la gauche italienne, après 1945, il a été de même théorisé (Bordiga) un parti qui ne peut pas être vraiment un parti car le vrai parti ne viendrait que dans un lointain avenir. Ces « diverses conduites théoriques » sont analogues à celles du KAPD. En revanche, avec O. Rühle et l’AAUE on a la vérité du KAPD, sa réalisation sous forme de dénouement de la contradiction : un parti qui ne soit pas un parti (ceci en référence à la théorie et à la praxis léninistes, comme à celles de la social-démocratie). Les termes de la contradiction étant personnifiés par l’existence simultanée du KAPD et de l’AAU. Avec Rühle, le parti est absorbé par la classe. C’est elle-même qui doit prendre en charge, sans médiations, sa propre mission, donc son émancipation. « Le prolétariat allemand doit finalement reconnaître que la révolution n’est pas une affaire de parti ou de syndicat mais une œuvre de la classe prolétarienne dans sa totalité » (De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne). Il ajoute que le prolétariat doit « se défaire de la direction des chefs et moyens selon sa propre initiative et sous sa propre direction ». Il est question ensuite des conseils, mais ceux-ci ne sont que l’expression de cette autonomisation du prolétariat, l’expression immédiate du prolétariat révolutionnaire. Par là, il semblerait que l’on revienne à la position de Marx : la classe qui devient classe pour elle-même lorsqu’elle se pose en tant que négation de la société, mais, chez Marx, ce moment-là était celui de la formation du parti ; car le prolétariat ne peut parvenir à cette négation consciente de l’ordre actuel qu’en retrouvant la théorie révolutionnaire ; ce qui n’implique en aucune façon que celle-ci doive être déversée de l’extérieur, mais que la classe se réapproprie sa propre théorie, au cours de luttes contre l’ordre existant et ainsi parvient à une activité révolutionnaire qui la constitue en sujet historique. La position de Rühle part de et aboutit à une perception de la classe dans son immédiateté. C’est de là d’ailleurs que partent tous les groupuscules conseillistes, tandis que les autres marxistes-léninistes aux diverses facettes, se posent comme médiateurs, comme éléments magiques qui feront exister la classe.

 

         La théorisation de Rühle ne manque pas de rectitude. Il est normal qu’à la fin du processus révolutionnaire, le parti qui a pu être la classe (moment le plus  évolutionnaire), puis un organe de celle-ci (il y a déjà le recul, parce que scission au sein de l’être de la classe) soit résorbé dans la classe, puisque désormais la lutte est perdue et le prolétariat va revenir sous la coupe du capital. Dès lors la question est de savoir quelles seront les conditions d’apparition d’un nouveau phénomène révolutionnaire permettant le surgissement d’un nouveau parti (défini selon Marx). Mais ici la question e complique parce que le prolétariat comme toutes les classes ne demeure pas tel quel au cours des ans ; il évolue et de ce fait il ne peut pas s’agir de refaire le passé. Rühle l’avait bien compris, mais il voyait la solution dans un mouvement immédiat, lié aux données immédiates du prolétariat et s’illusionna, comme tant d’autres sur la possibilité de la révolution à la fin de la seconde guerre mondiale. Le mouvement devait repartir à zéro, de la classe elle-même, dans sa donnée immédiate, dans sa composition, structure, déterminées par le développement du mode de production capitaliste atteint alors. C’est ce qu’exprima en Italie, de façon très limitée à l’origine, le mouvement qui publia d’abord La classe puis Potere Operaio. Quoi qu’il en soit, O. Rühle diagnostiqua la mort d’un certain parti formel. Il eut absolument raison.

 

         La nécessité du parti est liée pour les kapédistes à un phénomène de volonté : essayer d’accélérer le processus de formation de la conscience, afin de tendre à invertir le cours des événements. En effet, pour eux, si le prolétariat ne parvient pas à accomplir sa mission historique, l’humanité sombrera dans la barbarie. Ceci avait déjà été mis en avant par R. Luxembourg[32]. Il y a dans cette volonté de surmonter la mentalité sociale-démocrate la reconnaissance de l’état réel du prolétariat. Il ne s’agit pas d’autre part, de la barbarie telle que la décrivait Morgan et, à sa suite, Engels, ni même de la période des invasions barbares (bien qu’il y eut des affirmations concernant un retour possible à un stade de l’âge de pierre) mais barbarie dans le fait que le triomphe du capital signifierait un accroissement de l’oppression des hommes, leur destruction, une négation de plus en terrible de leur humanité. Le pouvoir du capital étant le pouvoir de l’inhumain. Cette alternative fut reprise par Trotsky, l’école de Francfort (Adorno consacra des pages magnifiques à cette question). En France la revue Socialisme ou Barbarie qui devait la mettre au centre de ses recherches théoriques et de l’action qu’elle prônait. La barbarie était précisée cette fois au travers de l’existence de la société concentrationnaire soviétique[33].

 

         Le KAPD avait entièrement raison de poser cette alternative (une fois bien précisé le contenu de barbarie, et, donc, affirmé l’inadéquation du concept de contenu qui lui fut donné) car les camps de concentration nazis ou staliniens, la 2° guerre mondiale, les diverses répressions effectuées sur les peuples insurgés contre les métropoles occidentales étaient bien la réalisation du contenu remplissant le concept de barbarie des kapédistes.

 

         La revue S. ou B. en 1949 avait le tort, en reprenant cette alternative, de théoriser une phase révolue. Depuis lors, s’ouvrait une phase, se manifestant pleinement à l’heure actuelle, celle ou l’alternative est plus angoissante et exaltante à la fois : communisme ou destruction de l’espèce humaine[34].

 

 

 

*   *  *

 

         Il est bon de rappeler quelques jugements portés sur le KAPF afin de mieux situer sa position. Dans La maladie infantile Lénine raille les gauches, essaie de les ridiculiser ; mais sa critique de l’anti-parlementarisme, par exemple, est d’une plate banalité, toute fondée sur la théorisation de la manœuvre. Il en est de même pour la question syndicale. Le point le plus important est celui du parti. Là, Lénine n’affronte que des aspects particuliers des positions des kapédistes. Ceux-ci théorisent l’avant-garde, il la veut lui-même. Ils sont absolument persuadés, en disciples de R. Luxembourg, que sans les masses une révolution est impossible. De cela, Lénine en est bien convaincu puisque son manoeuvrisme vise à conquérir les masses. La différence importante surgit surtout à ce niveau : pour Lénine le parti reste toujours plus ou moins extérieur aux masses même lorsqu’elles sont conquises, le parti jouant un rôle à l’intérieur de ce processus afin de le faciliter. Mais cette différence n’impliquerait pas les anathèmes léninistes si elle n’était pas organiquement en liaison avec la question parlementaire et syndicale.

 

         Directement lié à cela, les gauches allemands posaient l’alternative qui suscita la profonde irritation de Lénine : y aura-t-il dictature de la classe ou dictature du parti ? Dans sa défense de la dictature du parti transparaît nettement la conception dichotomique qui n’a rien à voir avec la conception de Marx. Cela n’est pas dit pour escamoter la question mais, d’une part, pour préciser à quel point Lénine, s’il fut un « restaurateur » du marxisme, il ne le fut que partiellement et, donc, de ce point de vue là, son œuvre est un échec ; d’autre part, cela permet de situer le débat. Le seul fait de devoir parler d’avant-garde implique une séparation parti-classe. Lénine n’envisage nullement la possibilité pour le parti de s’autonomiser par suite d’une phase de recul. Dans une autre éventualité – le parti absorbé par la société capitaliste – parler d’avant-garde revient à masquer le fait que le groupe avant-gardiste est en dehors de la réalité de la classe et que celle-ci a elle-même été intégrée. A partir de ce moment-là, si une lutte révolutionnaire se développe, elle doit obligatoirement se faire contre les partis du prolétariat. Lénine ne peut arriver à une telle conclusion étant donnée l’appréciation qu’il a, encore en 1920, de la social-démocratie allemande : « notre théorie n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, ont dit Marx et Engels ; et la plus grave erreur, le crime le plus grave des marxistes aussi « patentés » que K. Kautsky, Otto Bauer et d’autres, c’est qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’ils n’ont pas su appliquer cette vérité aux heures les plus décisives de la révolution prolétarienne […] »

 

         « Ils comprenaient [les individus en question, n.d.r.] ; ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait par eux dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste) mais au moment d’appliquer cette dialectique, ils commirent une erreur si grande, où se révélèrent pratiquement de tels non-dialecticiens, des hommes tellement incapables d’escompter les prompts changements de formes et la rapide entrée d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est guère plus enviable que celui Hyndman, de Guesde ou de Plékhanov » (La maladie infantile, in t. 31, pp. 67 et 99).

 

         C’est au 3° congrès de l’I.C., nous l’avons vu, que les attaques les plus violentes furent portées contre le KAPD. Lénine reprocha – et Zinoviev, Boukharine, Trotsky et Radek en firent autant – aux gauches allemands (ainsi qu’à Terracini, délégué du PCI, et, alors membre de la gauche) leur lutte contre la droite et le centre. Or cette remarque acquiert toute sa saveur quand d’une part les éléments de droite ou du centre étaient souvent membres de l’I.C. et que l’on sait qu’un an auparavant il y avait eu les 21 conditions qui visaient à éliminer les réformistes, les social-traîtres, etc., du 2° congrès où siégeait Serrati, le centre fait homme. Cette simple remarque constitue la preuve de la justesse de la position du KAPD qui rejetait les 21 conditions comme n’étant qu’un moyen illusoire de lutte contre le réformisme. Elles ne furent finalement que le minimum de décence pour faire de l’I.C. quelque chose d’autre, afin de pouvoir se lancer à la conquête du prolétariat. En revanche, Bordiga avait demandé que ces 21 conditions fussent appliquées avec vigueur, ce qui impliquait le refus de l’unification des P.C. avec l’aile gauche des partis sociaux-démocrates. Cependant ces 21 conditions pouvaient aussi être utilisées contre les courants de gauche et c’est ce que dénonça le KAPD. L’attitude de Lénine vis-à-vis du KAPD est toute manœuvrière, comme il le reconnaît lui-même dans sa fameuse lettre aux communistes allemands :

 

         « Ce qui fait le « nœud » de la situation dans le mouvement communiste international en été 1921, c’est que quelques unités de l’internationale communiste, parmi les meilleures et les plus influentes, n’ont pas très bien compris cette tâche, ont légèrement exagéré la « lutte contre le centrisme », ont légèrement dépassé la limite au-delà de laquelle cette lutte devient un sport, comme à compromettre le marxisme révolutionnaire » (t. 32, p. 554).

 

         « Les « gauches » ou les « K-a-pistes » ont reçu de nous assez d’avertissement dans l’arène internationale depuis le 2° congrès de l’Internationale Communiste. Tant que l’on n’a pas encore fondé, du moins dans les pays les plus importants, des partis communistes, suffisamment forts, expérimentés et influents, nous devons tolérer la présence d’éléments semi-anarchistes à nos congrès internationaux ; elle est même utile jusqu’à un certain point. Utile dans la mesure où ces éléments constituent « un exemple rebutant » concret pour les communistes dépourvus d’expérience et aussi dans la mesure où ces éléments eux-mêmes sont encore susceptibles de s’instruire » (Ibid., p. 547)[35].

 

         C’est peut-être par symétrie politique que Lénine pouvait accepter les réformistes et « social-traîtres » du type Cachin, cependant ceux-ci devaient s’incruster et devenir le repoussoir pour toues les révolutionnaires. Lénine, dans la mesure où il poursuivait l’unification, ne pouvait pas trop longtemps conserver les gauches. Et, il y en a qui, 50 après, reprennent le discours fameux, stupide et devenu ignoble sur l’infantilisme du KAPD, de Bordiga, de Pannekoek, etc.

 

         Dans la question allemande, Lénine s’est totalement trompé, il a, dans un premier temps, surestimé la social-démocratie. Encore en 1920, il écrivait :

 

         « L’histoire, soit dit en passant, a confirmé aujourd’hui sur une vaste échelle, à l’échelle mondiale, l’opinion que nous avons toujours défendue, à savoir que la social-démocratie révolutionnaire d’Allemagne (remarquez que dès 1900-1903 Plékhanov réclama l’exclusion de Bernstein, et les bolcheviks, continuant toujours cette tradition, dénoncèrent en 1903 la bassesse, la lâcheté et la trahison de Legien), la social-démocratie d’Allemagne, dis-je, ressemblait le plus au parti dont le prolétariat révolutionnaire avait besoin pour vaincre » (La maladie infantile, t. 31, p. 28). 

 

         Lorsqu’on sait que Lénine découvrit la nature traître de Kautsky en 14, il est logique de se demander qu’est-ce qu’il entendait par social-démocratie révolutionnaire. D’autre part, s’il s’agit du groupe autour de R. Luxembourg, il est assez étrange qu’il puisse faire cette affirmation étant donné qu’il était en désaccord avec celle-ci sur les points fondamentaux.

 

         Nous avons parlé de surestimation. Ceci est effectivement un jugement qui n’est vrai que par référence à nous-mêmes, actuellement. Lénine ne pouvait pas le concevoir ainsi étant donné qu’il n’a jamais réellement compris la véritable nature de la social-démocratie. Il a considéré trop longtemps qu’elle incarnait la pensée « marxiste-orthodoxe » ; même après la catastrophe de 14, son explication de celle-ci ainsi que sa critique à ceux qui y participèrent ne va pas jusqu’à remettre en cause les positions théoriques social-démocrates. Il se bornera à parler d’une incapacité de passer de la théorie à la praxis. Comme si la théorie pouvait être une donnée en soi, produite « sui generis ». C’est une des manifestations les plus probantes de la faiblesse théorique de Lénine. Il était en adéquation avec la lutte sociale russe ; il était à la hauteur de la double révolution, une situation de type 1848, mais non celle de la révolution pure, communiste.

 

         Ultérieurement, il sous-estima tout le prolétariat allemand, car il ne comprenait absolument pas les positions du KAPD, de l’AAU ou de l’AAUE, il était porté à n’y voir que des résurgences de tares anciennes, un retour à l’anarchisme. Or, même s’il pouvait être question d’anarchisme, Lénine aurait pu penser qu’un phénomène ne peut réapparaître que dans la mesure où il est en rapport avec le devenir du mouvement, que s’il est porté par une donnée effective de la réalité. Cette donnée, c’était la révolution pure, celle où effectivement la classe en sa totalité doit s’ériger en parti, où, donc, la question des chefs est secondaire (base d’un soi-disant anarchisme). Ensuite il tomba dans l’illusion fatale de croire que la reformation du prolétariat d’Allemagne dériverait de la reconstruction du capitalisme de ce pays. En ce cas, encore, il retransposait ce qu’il avait théorisé pour la Russie :

 

         « D’autre part, si le capitalisme y trouve son compte, la production industrielle va augmenter et avec elle grandira le prolétariat » (t. 33, p. 59).

 

         Là est le point où va surgir l’autonomisation du parti. Lénine affirme qu’en Russie la classe ouvrière, c’est-à-dire celle organisée dans les usines, a disparu : « On appelle prolétariat la classe occupée à produire les biens matériels dans les entreprises de la grande industrie capitaliste. […] Les usines sont immobilisées, le prolétariat a disparu ».

 

         En dehors du fait que cette définition du prolétariat est extrêmement restrictive on a affaire ici comme le faisait remarquer ironiquement le Groupe ouvrier[36] à une dictature du prolétariat sans prolétariat. C’est le parti qui, autonomisé, devait assurer l’intérim, en attendant la reformation de la classe ouvrière. Pour faciliter cela il fallait construire du capitalisme. Lénine transpose cela en Allemagne, la reconstruction de l’industrie allemande régénérera le prolétariat. Pour cela il faut soutenir ce pays contre l’Entente, le faible prolétariat actuel doit appuyer son propre gouvernement dans la mesure où celui-ci suit une politique opposée à celle de l’Entente et dans la mesure où il relance la production industrielle. Ce soutien ira même jusqu’à appuyer les fascistes, puisqu’ils étaient adversaires résolus du traité de Versailles.

 

         La gauche italienne se maintint distante du KAPD tout en reconnaissant les « manœuvres » et l’élasticité tactique du KPD[37], mais son soutien à ce dernier parti n’était et ne pouvait pas être intégral. Progressivement, il y eut des divergences et dans la revue Rassegna comunista les prises de positions sont de plus en plus alignées sur celles de Moscou. Ceci n’empêche pas que le courant kapédiste eut une grande influence sur la gauche italienne. Ainsi en 1927 se produisit une scission au sein de cette dernière. Un certain nombre de camarades fondèrent un journal, Le réveil communiste, dont les positions se rapprochaient beaucoup de celles du KAPD ; l’influence se fit encore sentir, indirectement, par l’intermédiaire du groupe hollandais GIC (Groupe des Communistes Internationaux), sur la revue éditée en Belgique, BILAN.

 

         Cette influence se conçoit fort bien à cause même de la parenté de positions sur certaines questions essentielles. Ainsi la conception du parti chez Bordiga est assez voisine de celle du KAPD. Dans les deux cas, le parti est considéré comme un organe (cf. aussi Pannekoek : « Ainsi donc le parti forme à chaque étape de la lutte de classe un élément primordial, l’âme de la révolution en quelque sorte… »). Cependant chez Bordiga le parti est perçu comme un organe médiat, c’est pourquoi celui-ci doit réaliser l’union des prolétaires, il ne peut pas en être simplement le résultat ; en outre, il doit diriger tous les organismes de la lutte immédiate de la classe. Dans les deux cas, aussi, le parti ne peut pas être le parti de masse, réalisable que si l’on abandonne toute rigueur théorique, si on accepte n’importe quelle tactique.

 

         Rien n’est plus absurde que de taxer Bordiga de théoricien du parti secte ; il ne faisait que constater un état de fait : l’impossibilité de regrouper la grande majorité de la classe, à moins d’accepter les positions immédiatistes, c’est-à-dire de liquider toute position révolutionnaire. Si on a pu le faire c’est qu’on a chaque fois escamoté le vrai problème : comment doit s’effectuer l’unification de la classe ? Bordiga qui ne conçoit pas le parti comme devant être absolument extérieur aux divers mouvements immédiats de la classe, pense que le parti doit justement y participer sans abandonner ses « limites », ses contours. Ce n’est que dans cette lutte théorique et pratique que le parti peut être reconnu par la classe et la classe devenir parti. Ce qui fait que chez lui l’antique position de Marx n’est pas totalement occultée.

 

         La grande divergence entre les deux courants de la gauche italienne (surtout Bordiga) et de la gauche allemande (KAPD, AAU, AAUE) réside dans l’appréciation des organismes immédiats du prolétariat. En ce qui concerne le syndicat, par exemple, Bordiga maintiendra à peu près la position suivante : tant qu’il n’est pas intégré dans l’Etat, le syndicat est susceptible d’être conquis par le prolétariat et est donc apte à jouer un rôle révolutionnaire. Mais il ne précisera pas le point fondamental : y a-t-il ou non intégration des syndicats ? Il est évident que la différence de position est fortement influencée par la différence de milieu : Allemagne et Italie (bien qu’il faille reconnaître qu’après 1945, les choses étaient tout de même assez claires).

 

         Au sujet des autres organismes, tels conseils de fabrique de Turin, B.O. en Allemagne, Bordiga rejette l’idée de pouvoir constituer un double pouvoir à partir de la conquête des entreprises et, surtout, qu’à partir de là, on pourrait développer le socialisme. Sa position est totalement anti-gestionnaire. Il définit le socialisme comme la destruction des limites d’entreprise. Celle-ci est effectivement le lieu où s’effectue la rationalité du capital. S’il est vrai que le prolétariat ne peut pas prendre la machine de l’Etat et la faire fonctionner pour son propre compte, il en est de même de la machine économique. Tous les gestionnaires, en particulier tous les mystiques actuels de l’autogestion, n’ont pas encore compris qu’il y a discontinuité entre capitalisme et communisme. En fait, le mouvement d’occupation des usines, la théorisation des B.O. correspond à une phase de repli du prolétariat, une phase où il ne peut plus affronter directement la totalité du capital, représentée par l’Etat qui n’est pas simplement quelques individus situés dans une capitale. Le mouvement d’occupation des usines est un mouvement qui lie le prolétariat aux moyens de production, qui l’en rend dépendant. Les prolétaires ne peuvent plus être individuellement propriétaires des moyens de production, étant donnée la socialisation qui porte sur ceux-ci et sur eux-mêmes, la force de travail. En conséquence, la volonté de reconquérir l’outil se reporte sur l’usine. Ce faisant, le prolétariat n’échappe pas à la socialisation du capital qui fait de tous les hommes des êtres interdépendants mais à son service. Le prolétariat a battu en retraite sur les lieux de son existence immédiate et au lieu de considérer cela en tant que tel, divers théoriciens l’ont présenté comme une nouvelle forme de lutte, un nouveau moyen d’obtention d’une véritable conscience révolutionnaire. Or, une occupation des usines, sans porter la destruction du capital dans son être (la communauté capital) ne peut conduire qu’à une paralysie du capital ; mais la classe ouvrière est, elle aussi, paralysée, immobilisée, en restant pour ainsi dire à l’intérieur du capital. Si l’on fait fonctionner les usines (autogestion) c’est alors implicitement l’acceptation de la rationalité du capital, car c’est restaurer le capital sans le capitaliste et ses appendices répressifs : contre-maîtres, psychologues, etc. C’est approuver la division de la société en entreprises et donc accepter de faire fonctionner même des usine qui n’ont aucun intérêt pour l’humanité, ainsi les usines automobiles.

 

         Il est bien évident que le discours sur la destruction de l’État considérée comme simple acte anti-étatique ne fait que traduire l’immense statolâtrie qui s’est emparée de la plupart des hommes. D’une part parce que si la société engendre un Etat – la société c’est un ensemble de rapports sociaux – l’État tend à devenir la société et ceci est un corrélat inévitable de l’accession du capital à la communauté matérielle[38]. Le capital, dit Marx, développe un rapport de contrainte ; en conséquence, dans toutes les organisations dominées par celui-ci, il y a ce rapport et donc un élément de l’État acteur de la contrainte qui entre en action lorsque la contrainte économique, découlant de la rationalité propre d’un processus de production donné n’est plus suffisante. Cela veut dire, en reprenant la vieille terminologie, qu’il n’y a plus d’un côté la société civile et de l’autre l’État, mais que celui-ci s’est immiscé dans toutes les organisations de cette dernière.

 

         En reprenant ce que dit Marx au sujet de la nationalisation de la terre : la terre ne peut appartenir ni aux producteurs immédiats, ni à une génération donnée, mais à l’espèce, Bordiga remit en évidence que la révolution communiste ne pouvait pas profiter à une seule classe, si universelle soit-elle. Or, en parlant de producteurs on crée une telle classe. On reste alors au stade de la généralisation du prolétariat et on n’envisage pas sa suppression. Si on déclare, alors, tous les hommes sont devenus des producteurs, on mutile l’homme en même temps qu’on gaspille tout l’acquit historico-pratique ; l’homme n’a plus à intervenir directement, personnellement, pour produire ! En outre, une telle affirmation s’avère de jour en jour plus contradictoire. Par suite de l’énorme productivité du travail, l’acte de production ne peut plus définir l’homme ; seule l’activité humaine, le développement des forces humaines comme fin en soi peut être détermination fondamentale de l’humanité finalement libérée du capital.

 

         Cet aspect de la critique des gestionnaires et de l’idéologie des producteurs, du socialisme d’entreprise, est un des apports les plus essentiels de l’œuvre de Bordiga. Cependant ceci est entaché d’une glorification acritique des bolchéviks, ce qui fit régresser Bordiga en deçà des ses fameuses positions « gauchistes » qui étaient celles du KAPD – rupture avec le passé réformiste de la classe prolétarienne[39].

 

         Du côté des conseillistes on a, au contraire, une certaine exaltation du KAPD parce qu’il prôna les conseils ; mais il n’y a pas chez eux une analyse sérieuse des positions de ce parti. Ils préfèrent d’autre part se référer à Pannekoek et de plus en plus à O. Rühle chez qui on ne trouve plus de trace de la « problématique » parti. Ce que nous avons dit plus haut à propos de Rühle s’applique aussi à Pannekoek. On doit noter toutefois que la rupture de ce dernier avec la théorie du parti d’avant-garde dans le sens kapédiste est plus tardive que chez Rühle (cf. « Parti et classe ouvrière » in S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, éd. EDI, p. 260). D’autre part, en même temps qu’il y a ce refus logique, normal, du parti, tel qu’il apparaît au travers du prisme déformant de l’exposition léniniste, stalinienne ou trotskyste, se produit chez lui un recul théorique en ce sens qu’il retourne aux catégories éculées de liberté et d’égalité. « En revanche dans la nouvelle société, tous les producteurs sont libres et égaux » écrit-il dans Worker’s Councils. Cette idéologie du producteur nous fait régresser jusqu’aux socialistes ricardiens[40] et une critique approfondie de l’ouvrage mentionné montrerait clairement le bien-fondé de cette affirmation. Ici encore, le recul de la classe conduit certains à la saisir en tant que classe vis-à-vis du capital dans les lieux où elle est posée en tant que telle. La question essentielle de la suppression du prolétariat n’est même pas effleurée. L’analyse de Pannekoek comme celle des autres conseillistes est prémisse d’une restauration du prolétariat en tant que classe de la société du capital.

 

 

*   *  *

 

 

         La contre-révolution se place toujours sur le terrain de la révolution. Le mouvement prolétarien révolutionnaire s’était insurgé contre le parlementarisme et la démocratie bourgeoise, le fascisme exploitera cette attitude, ce sentiment, en prétendant éliminer les tares démocratiques et réaliser un gouvernement à bon marché, une communauté populaire (reprenant à une certaine distance historique la fameuse formule de l’État populaire des sociaux-démocrates). Le mouvement ouvrier représenté par le KAPD, l’AAU, l’AAUE, surtout, voulait diriger la production à partir des B.O. (sur ce point ils se rencontraient avec les syndicalistes révolutionnaires), ils voulaient une gestion ouvrière ; le fascisme proposa une participation, où, paradoxalement, l’antique corporatisme semblait ressusciter, mais c’était la fixation de l’ouvrier à son usine, la limitation de son champ de vie à celle-ci où l’on voulait introduire des relations personnelles, personnalisées, afin d’inhiber le mouvement négatif que recèle le prolétariat[41]. C’était, sous forme mystifiée, la réalisation de la théorie selon laquelle le travailleur n’est prolétaire que dans l’usine, que dans l’unité de production. Corrélativement, les fascistes affirmèrent qu’il n’y a pas de problème politique, mais simplement des questions de gestion. Ce qui se réalise pleinement à l’heure actuelle à tous les niveaux de la vie de la société. C’est à ce moment-là que les syndicats parachèvent leur intégration dans l’État.

 

         Cependant le fascisme n’est pas le seul à s’être nourri de l’immédiat révolutionnaire prolétarien ; le stalinisme – qui ne naît pas du néant – en fit autant. Le KAPD ; l’AAU ; l’AAUE ; voulaient l’union du prolétariat ; l’I.C. mit en avant le front unique et le parti de masse (après avoir critiqué par l’entremise de Lénine la conception du « parti des masses » dont parlaient les kapédistes ; cf. La maladie infantile, t. 31, p. 35). Le KAPD avait critiqué les syndicats considérés comme bastions du capital ; l’I.C. créa une internationale syndicaliste rouge (juillet 1921). Là encore l’I.C. n’allait pas au-delà des syndicalistes révolutionnaires allemands FAUD (qui rejetaient tout parti) qui fondèrent une association internationale des travailleurs en 1922 comprenant des représentants d’Allemagne, Argentine, Chili, Danemark, Hollande, Italie, Mexique, Norvège, Portugal, Suède[42]. Les courants de gauche allemands voulaient qu’on organise la lutte sur les lieux de production, l’I.C. reprendra cela à son compte et, en 1925, c’est la bolchévisation : mot d’ordre de créer des cellules d’entreprise et d’abandonner l’implantation territoriale soi-disant cause du réformisme de la social-démocratie. Tous les théoriciens qui furent soudainement convertis à cette nouvelle orientation qui tendait à former un parti de type nouveau, bolchévik, ne remarquèrent jamais que la question avait déjà été abordée par les camarades allemands et par les ordinovistes italiens.

 

         En conséquence, les deux composantes de la contre-révolution prolétarienne – fascisme et stalinisme – ont pillé les revendications immédiates du prolétariat et les ont réalisées de façon mystifiée de sorte qu’à l’heure actuelle nous avons aussi, selon la même modalité, la domination de classe du prolétariat (de son être immédiat), avec la mythologie de celui-ci et la glorification du travail, d’abord développées par le fascisme et le stalinisme, reprises maintenant par tous les dirigeants du capital dans le monde entier. De là l’incommensurable idiotie de tous les groupuscules qui tombent dans le piège de la mythologisation du prolétariat et pour certains dans celui de la divinisation du travail, d’un travail qu’il faudrait simplement libérer des infamies de la société capitaliste. La bêtise est aussi grande chez ceux qui sont amenés de par leur attitude mécaniste et à courte vue, à affirmer, en opposition aux « théoriciens » du capital, que tout est problème politique.

 

         Il était donc important d’indiquer les positions, les jugements de l’I.C. au sujet du KAPD, afin de mieux faire comprendre comment la tactique de celle-ci, son action, vint relayer celle de la social-démocratie au pouvoir pour enrayer le mouvement du prolétariat sur les bases vraiment révolutionnaires (non exemptes de faiblesses). Ceci fait mieux ressortir d’autre part toute l’erreur et la bouffonnerie de ceux qui veulent expliquer la victoire du fascisme en escamotant la phase essentielle de la lutte du prolétariat allemand (la même chose vaut pour le cas italien) dans les années 1918-1923, celle où il tenta de se constituer en classe et à nier la société en place[43]. Procéder ainsi présente évidemment l’avantage d’esquiver la question essentielle : comment l’action conjuguée du fascisme et du stalinisme a détruit pour toute une longue période historique le mouvement prolétarien.

 

         Le stalinisme reprit même ce qui fut au départ une tare importante du mouvement allemand : le bolchevisme national défendu par Wolfheim et Laufenberg[44] qui proposaient une alliance de l’Allemagne révolutionnaire avec la Russie pour abattre la puissance de l’Entente. Nous avons vu plus haut que cette position fut implicitement reprise du vivant de Lénine. La diplomatie stalinienne (conseillée par Radek) lui donna seulement une autre coloration. Cependant l’illusion s’y maintint vivante, à travers tous les zigs-zags qu’elle présenta, jusqu’au jour de la désillusion : l’invasion hitlérienne.

 

         La défaite du prolétariat allemand explique qu’il n’ait pas pu aller au-delà de la compréhension immédiate d’une certaine situation historique qui était d’autant plus difficile à saisir qu’elle était « impure », comprenant différents moments historiques (dischronie). En particulier, pour la première fois se posait au prolétariat la tâche de se supprimer de façon effective et immédiate. Le prolétariat allemand ne parvint pas à affronter cette situation de façon adéquate, d’où son emprunt de la forme des soviets (conseils) à l’autre révolution se déroulant dans une aire géo-sociale en retard. Cependant, la conquête des conseils par le SPD et l’USPD et les premières défaites (les deux phénomènes étant d’ailleurs liés) conduisirent le prolétariat à se lancer dans une voie plus « corporative » tout en conservant la revendication des conseils : les B.O. Par là, au lieu d’œuvrer effectivement à sa négation, il s’affirmait en tant que prolétariat classe liée au capital, ce qui était le premier temps pour qu’il devienne réellement un objet du capital.

 

 

 

*   *  *

 

         Il est manifestement impossible d’analyser les caractères du KAPD sans faire référence, comme nous l’avons fait, au mouvement international. Ces quelques remarques sont absolument non exhaustives ; elles sont plus un point de départ qu’une analyse (un point de départ pour une analyse ultérieure). D’autre part, même en accomplissant cela on pêcherait encore par l’immédiateté en ce sens qu’on ne placerait pas exactement l’histoire de ce mouvement avec ses déterminations dans le devenir de la classe et dans sa lutte contre le capital. En conséquence, il est important de caractériser le moment historique total dans lequel s’insère la période de l’histoire du mouvement ouvrier allemand qui nous intéresse ici ; sans pouvoir faire encore, dans ce cas, un travail en profondeur, mais seulement aborder les différents thèmes.

 

1. Lorsque l’on considère le stade initial, milieu du XIX° siècle et le stade final du mouvement ouvrier allemand, 1945, on constate que ce dont Marx avait le plus peur s’est finalement réalisé : la force russe a détruit le prolétariat allemand. Ce ne fut pas la force du féodalisme russe mais celle du jeune capitalisme, celui que par facilité on nomme stalinien (afin de le déterminer dans le temps). La défaite finale fut l’œuvre de la sainte alliance russo-américaine. Elle permit d’ailleurs de réaliser la division de l’Allemagne en cinq : les deux Allemagne, l’Autriche, une partie de la Pologne et une partie de l’URSS. Cette constatation historique implique nécessairement quelques remarques théorico-stratégiques[45].

 

– Il est nécessaire d’aborder l’étude en précisant quelle peut être l’issue de la situation actuelle, ceci afin de prévenir le chauvinisme anti-russe qui pourrait trouver dans les rangs prolétariens des racines profondes. Le plus grave étant qu’il n’aurait pas besoin de se justifier.

 

– On ne peut pas penser que, mécaniquement, la réunification de l’Allemagne pourrait « reformer » le prolétariat de ce pays. Affirmer cela risquerait tout simplement de nous faire retomber dans l’illusion de Lénine pensant que la restauration de la nation allemande après 1919 serait aussi celle du prolétariat.

 

 – Il y a lieu, en fonction du point qui précède, de revoir de façon critique l’attitude des différents révolutionnaires devant la montée de la révolution russe, puis vis-à-vis de la contre-révolution.

 

La question est d’importance ; nous dirons seulement ceci : en liaison avec la prévision de Marx sur la révolution russe comme prologue de la révolution en Europe, Kautsky reconnut le rôle révolutionnaire à venir de l’aire slave ; il n’en déduisit en rien le comportement que devait avoir la social-démocratie allemande ; les révolutionnaires russes s’enfermèrent dans l’affirmation unilatérale de la nécessité de détruire le tsarisme, sans revenir sur la modalité de la perspective de Marx : une guerre des germains contre les slaves. A ce sujet, même Engels ne se soucia pas assez des modifications intervenues depuis la date de la prévision de Marx. Les russes se reposèrent sur les allemands en ce qui concerne ces analyses et ce n’est qu’après la débâcle de 1914 qu’ils l’abordèrent.

 

2. – La révolution allemande s’est déroulée dans une phase particulière de la vie du capital, celle de son passage de la domination formelle à celle réelle à l’échelle sociale[46]. Au cours de la phase de domination formelle le prolétariat doit généraliser la condition de prolétaire, il doit s’ériger en classe dominante ; dans la phase de domination réelle, il doit au contraire immédiatement se supprimer.

 

Ceci est une aperception du phénomène en cours ; quand on l’analyse une fois réalisé, devenu effectif, on se rend compte que cette révolution elle-même permit le devenir sus-indiqué. Le fascisme se maintint sur le plan de l’immédiat révolutionnaire manifesté par le prolétariat et le réalisa en le mystifiant.

 

3. – Si en Russie le prolétariat n’a pas réussi à se constituer réellement en classe dominante comme le concevait Marx dans le Manifeste et Lénine avant la révolution de 17 – phénomène qui permit l’autonomisation du parti, sa conquête de l’intérieur par les tenants de la révolution strictement nationale, de la construction du socialisme en un seul pays – en Allemagne, le prolétariat ne parvint pas à se nier, ce qui aboutit à la mystification du prolétariat-classe dominante. Celle-ci se réalisa ultérieurement aussi en Russie mais d’une toute autre façon, en ayant un contenu différent, mais le développement du capitalisme tend à réaliser la convergence dans le contenu ainsi que dans la forme.

 

La période de 1918-23 (au maximum 1926) est celle où se clôt la phase politique, c’est-à-dire celle où l’on pouvait encore poser les questions sous l’angle politique. En même temps elle est celle où s’achève le débat qui eut pour point de départ : la classe dominante peut-elle accepter ou non la pleine réalisation du suffrage universel, accepter la démocratie : ne recourra-t-elle pas plutôt, du moins les éléments les plus à droite, à un coup d’Etat pour enrayer le phénomène de démocratisation ? Au cas où ceci adviendrait ne devrait-on pas faire appel aux masses afin d’enrayer, de stopper l’offensive de la droite, et peut-être à partir de là, enclencher le processus révolutionnaire conduisant à la destruction du système[47].

 

Aucune des possibilités ne s’effectua. Même pour la droite un putsch ne pouvait avoir une efficacité, s’il n’était pas sous-tendu par toute une situation favorable (il est difficile de forcer une situation). Dans le cas contraire alors il viendrait en fait parachever un processus préparé par des conditions échappant à la volonté des auteurs du putsch, en ce sens il perdrait le caractère qui en fait un putsch. Celui de Kapp illustre ce qui précède. Réciproquement, il montra qu’une simple réponse à une attaque ne peut pas créer directement une situation révolutionnaire s’il n’y a pas une stratégie et une tactique définies dès le départ qui puissent saisir le phénomène au moment de son surgissement (d’où la faillite de toutes les comparaisons avec la tentative de Kornilov de prendre le pouvoir).

 

Ce débat né à la fin du siècle dernier, activé lors des grandes grèves en Belgique et en Hollande, puis repris avec plus d’ampleur lors de l’étude des enseignements de la révolution de 1905, se conclut en définitive en Allemagne avec la fondation de l’AAUE qui marque l’impossibilité de réunifier le prolétariat, d’unir politique et économie. Il fallait reprendre la question d’une toute autre façon.

 

4. – C’est au sein du mouvement ouvrier allemand que naît ce que nous appelons la phase groupusculaire. Et il est à noter que les groupuscules non trotskystes ou léninistes reprennent consciemment ou non les positions des groupuscules d’alors ; mais les données ne sont pas aussi tranchées que l’exprime notre affirmation. Car même les groupuscules néo-léninistes comme P.O. reprennent certains éléments de la théorie kapédiste.

 

Cette phase indique que le prolétariat en tant que prolétariat ne peut plus avoir un rôle historique fondamental car il est intégré dans le capital et nié en tant que prolétariat révolutionnaire. Or, à l’heure actuelle on a une exaltation quasi mystique de son rôle, de son importance en tant que prolétariat et comme, historiquement, cela ne correspond à plus rien de réel, on a simplement des sectes, des chapelles, des groupuscules, finalement des rackets. Le prolétariat ne peut se manifester de façon révolutionnaire que si le mouvement qu’il anime est celui de son auto-négation ; il peut le faire déjà dans la mesure où s’est créée la vaste classe révolutionnaire universelle dont parlait Marx dans l’Idéologie allemande. Il y a à l’heure actuelle une diminution du prolétariat classique, celui producteur de la plus-value et une augmentation de la prolétarisation, un accroissement de la classe prolétarisée, l’ensemble de ceux qui n’ont pas de réserves (d’où l’absurdité de parler de déprolétarisation).Ceci implique que le cycle de la classe prolétarienne est entré dans sa phase finale et qu’il faut la penser en tant que telle, dans sa spécificité.

 

Cette phase groupusculaire porte à son acuité l’actualité de la critique à la théorie de la conscience venant de l’extérieur. Ce serait en important la conscience de classe qu’on parviendrait à surmonter la fragmentation actuelle. Cette théorie émise par Kautsky, codifiée par Lénine, est acceptée par presque tous les groupuscules même ceux anti-léninistes. En effet, il y a les groupuscules qui se posent directement en tant que base conscientielle d’où doivent partir les émanations de la conscience visant à transformer le prolétariat et les groupuscules qui reprennent sans le savoir la vieille marotte social-démocrate, elle-même fille de la conception bourgeoise, l’éduction. On va éduquer soit par la propagande écrite ou orale, soit par l’acte exemplaire. Or, de même qu’on a affirmé que la révolution n’est pas une question de forme d’organisation, on doit aussi proclamer qu’elle n’est pas une question de pédagogie même « moderne ».

 

D’autre part comme nous l’avons déjà signalé on ne peut pas séparer la conscience de l’être, ici la classe. Or, à l’heure actuelle qu’est-ce que la classe prolétarienne ? Un objet du capital. Comment peut-elle être perméable à une conscience révolutionnaire ? En outre, cet être évolue dans le temps et n’est pas dans toutes ses déterminations identique à l’être tel qu’il existait il y a 50 ans. Le prolétariat c’est potentiellement l’humanité prolétarisée. Ce n’est qu’au cours de la crise révolutionnaire que cette classe deviendra effective, la classe universelle, par unification de toutes les composantes aujourd’hui séparées voire opposées. C’est cet être là qui produira sa conscience et ne la recevra d’aucun groupuscule actuel.

 

On peut prévoir quel sera le contenu de cette conscience : nécessité de la négation du prolétariat, coexistante à celle de la destruction du mode de production capitaliste. Le prolétariat a besoin de la théorie qui contient en tant que possible ce moment de la conscience. C’est seulement si on tend à démontrer comment le mouvement réel va vers l’effectuation de ce possible qu’on peut lutter contre la destruction de la théorie du prolétariat, le communisme.

 

On peut défendre un acquit : la théorie surgie à un moment privilégié de l’histoire des luttes de classes. Ce faisant on risque que cela se transforme en un simple gardiennage, conservation d’un secret-recette. La défense de cet acquit n’est efficace que dans la mesure où elle n’est pas un obstacle à la perception du devenir moderne de la société. En l’occurrence on doit être à même actuellement de comprendre, saisir comment dans les conditions concrètes le prolétariat pourra se nier. De ce fait, au sein d’un groupe formel ou informel, au sein d’un individu, la conscience n’est qu’à l’état de possible et est, à chaque instant, susceptible d’être pervertie, anéantie par la réalité. Ce n’est qu’avec la mise en mouvement du prolétariat pour la lutte contre le mode de production capitaliste que la conscience est produite, devient effective, pour la classe comme pour les quelques éléments (non séparés d’elle) qui avaient reconnu et défendu la théorie dans son invariance. 

 

Si le groupe ou l’individu croit avoir la conscience effective, il se pose alors comme un démiurge qui n’arrive même pas à la hauteur de l’apprenti sorcier, car il ne met en mouvement que ses désirs bafoués.

 

C’est justement parce que la conscience suit l’action que l’être produit la conscience que toute création organisationnelle quelconque engendre un obstacle à l’unification de la classe universelle parce qu’avec sa coagulation conscientielle, elle tend à fixer, à pérenniser la groupusculisation de la classe prolétarienne.

 

5. – Au sein du mouvement ouvrier allemand s’est manifesté de la façon la plus nette, criarde, la coupure de l’être du prolétariat : dédoublement entre celui intégré qui travaillait, était dans les syndicats, cotait SPD ou USPD et le prolétariat négateur de la société en place, donc communiste, se trouvant en-dehors des syndicats, souvent sans-travail et militant dans l’AAU, l’AAUE ou la FAUD. Le problème fut alors de restaurer l’unité perdue. Or, étant donné ce qui précède, nous constatons que l’attitude du KAPD était plus correcte que celle de l’I.C. proclamant un front unique entre les fractions irréductiblement opposées.

 

Le KAPD parti d’avant-garde regroupait les prolétaires sans travail et ce que les anti-kapédistes appelaient le lumpenprolétariat. Ceci explique la puissance et comme la fascination qu’exerça sur ce parti la théorie de la crise mortelle du capitalisme ; la plupart de ses membres vivaient réellement la décomposition de la société d’alors.

 

L’origine sociologique des éléments constitutifs du KAPD explique d’autre part qu’il fut à même de mettre en évidence cette coupure dans l’être du prolétariat ; mais il ne sut pas clairement poser la solution : non l’union formelle ou réelle de tout le prolétariat, mais la suppression du prolétariat. Cependant, à cause même de la situation allemande, le KAPD anticipait, surtout en ce qui concerne la fameuse question du lumpenprolétariat. Aussi Lukacs reprochant aux « hollandais » et au « parti communiste ouvrier » […] « les espoirs utopiques et hypertendus dans l’anticipation de phases ultérieures de l’évolution » (Histoire et conscience de classe, éd. de Minuit, pp. 329-330), était absolument en porte-à-faux. C’était la réalité allemande elle-même qui anticipait et le mérite du KAPD fut d’en être l’expression.

 

         La plupart des théoriciens marxistes sont demeurés, en ce qui concerne le lumpenprolétariat, aux affirmations théoriques de Marx sans se rendre compte qu’il ne s’agit plus du tout à l’heure actuelle de la même chose. Marx appelait lumpenprolétariat une frange de la population ouvrière qui ne se soumettait pas au mécanisme productif capitaliste et qui, pour lui échapper et subsister, recourait au vol, et à divers trafics. En quelque sorte cette couche existe à l’aube du capitalisme (cf. ce que dit Marx au sujet des Lazzaroni (lumpenprolétariat) qui écrasèrent la révolution napolitaine) puis constitue une partie de l’armée de réserve. Durant cette période, le lumpenprolétariat peut être attiré soit par la classe dominante, soit par le prolétariat lui-même. Cependant, potentiellement, en échappant à l’unification de la classe, en faisant obstacle à la « généralisation du salariat » il constituait une couche réactionnaire. Dans tous les cas, il faut ajouter que les divers discours dirigés contre le lumpenprolétariat furent la plupart du temps inspirés par une morale du travail encore plus ignoble que l’existence même de cette population ; d’autant plus ignoble que la morale a pour présupposition l’oubli total des causes de l’ignominie humaine.

 

         À l’heure actuelle, la morale du travail a perdu ses fondements et parler du lumpenprolétariat n’a plus de sens. Les ouvriers sont menacés, tôt ou tard, d’être rejetés du procès de production et donc, étant donnée la domination du capital, de perdre toute possibilité de vie ; ils ne pourront survivre qu’en recourant à des expédients. Plus précisément, une fois expulsés du procès de production, ou , dans le cas des jeunes, étant donné souvent qu’ils ne peuvent même pas y entrer, deux attitudes leur sont possibles : revendiquer le plein emploi et le droit au travail donc réclamer le maintien du capital (depuis Keynes c’est là le rêve de tous les capitalistes gestionnaires qui ont remplacé les économistes, car il n’y a plus d’économie politique) ; rejeter la société en détruisant, en refusant le travail en tant que possibilité de survie. Cette seconde attitude n’est pas encore une affirmation du communisme ; mais elle est une négation immédiate du capital que celui-ci peut certes encore récupérer. Toutefois sa généralisation indique que se dissout la conscience du salarié, parce que le travail salarié, le travail tout court (tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !) est désormais l’obstacle du développement des forces humaines. Or, la dissolution d’une forme de conscience suffit à tuer une époque entière » (Marx).

 

         Le même phénomène est opérant chez les « nouvelles classes moyennes ». Autrement dit, la grande majorité de l’humanité prolétarisée sera acculée à cette situation délictueuse (par rapport au droit bourgeois capitaliste !) qui effarouche la plupart des gauchistes déificateurs du prolétaire-travailleur. Ils reprochent en particulier à ce nouveau prolétaire sa violence aveugle, de détruire sans avoir conscience. Mais si on se place sur un plan théorique, il nous faut alors envisager les théories des divers groupuscules. On se rend compte alors qu’elles se ramènent à une idéologie du travail, c’est-à-dire du capital. Les prolétaires qui luttent de façon directe permettent par leur destruction en soi-disant aveugle l’avènement de la conscience. Se contenter d’exalter ces luttes en tant que telles conduirait évidemment à une mythification de la violence et de la terreur. Il est indéniable que le communisme ne peut se développer sans la production simultanée de la conscience, cependant le nihilisme social qui s’empare de beaucoup de prolétaires indique, exprime, le vide existant dans la société, la disparition de l’ancienne classe ouvrière et les balbutiements de la classe universelle qui englobe les nouvelles classes moyennes.

 

         Le prolétariat réel est le représentant de la dissolution de la société. Théoriser le lumpenprolétariat reviendrait à nier le phénomène en tant que généralité et à le confiner à la périphérie de la société afin de pouvoir tranquillement exalter la figure du prolétaire-travailleur.

 

         La dissolution de la société est désormais en acte aux E.U. L’unité du prolétariat classe universelle ne peut s’y actualiser qu’à la suite d’une lutte tenace, décidée, sans compromis, contre le capital et dans une certaine mesure à travers une lutte au sein de la classe universelle elle-même. Il n’y a pas à revendiquer la reformation du prolétariat classique, ce qui équivaudrait à vouloir restaurer le passé comme l’on comprit certains révolutionnaires noirs américains (Boggs par exemple). L’universalisation du prolétariat par la généralisation de la forme salariale est le premier temps de la négation du prolétariat classique.

 

         La même chose vaut pour l’unification du prolétariat à l’échelle mondiale. La démarche qui conduit à vouloir créer une autre internationale était erronée. La création de la KAI, vraie 4° internationale (les trotskystes, comme leur grand homme, ont toujours eu au minimum une phase de retard) le prouve ; les tentatives faites par d’autres, comme Korsch, faillirent, enfin, la mascarade perpétuelle et toujours renouvelée de la IV° internationale trotskyste constitue l’argument bouffon montrant que l’internationale est superflue. Le mouvement du prolétariat n’a plus besoin de cette institution pour se reconnaître international. Dès le début, il est mondial[48]. A notre époque, l’œuvre des révolutionnaires doit être de faire en sorte que les conditions de formation de la conscience de la nécessité de la négation du prolétariat se clarifient le plus rapidement possible (dépassement du concept d’union). Cette conscience ne peut se manifester que si simultanément il y a perception du communisme. D’où l’importance de la théorie.

 

         6. – Après la défaite de la commune de Paris, Marx pronostiqua que le centre révolutionnaire se déplacerait en Allemagne et que, là, il s’agirait du triomphe de la théorie. Le déplacement se produisit effectivement ; le marxisme, ou théorie du prolétariat, rencontra un important succès, mais il ne triompha point. A la fin du siècle, il était nié. Les luttes de 1918 à 1923, au cours desquelles le prolétariat tenta de surmonter la défaite de 1914, furent, en même temps, manifestation de sa volonté de réappropriation de sa théorie. Lorsqu’en 1933 la défaite du prolétariat allemand est totalement consommée, un profond désarroi régna parmi les révolutionnaires. Le doute devint envahissant. Les trotskystes en profitèrent pour hausser d’un ton leur propagande pour la formation d’une nouvelle internationale ; les autres courants se survécurent peu ou prou. Dans tous les cas, il n’y eut aucune prévision sur le déplacement éventuel du centre révolutionnaire. C’était, à l’époque, une question délicate. De plus, la plupart des révolutionnaires étaient trop immergés dans la lutte immédiate ou dans le pessimisme pour parvenir à envisager un futur. Le mouvement révolutionnaire était enrayé en URSS mais l’instabilité même du régime montrait que tout n’était pas encore perdu. Les différentes procès et liquidations ultérieurs de révolutionnaires, le prouvèrent. Ailleurs, c’était bien vague.

 

         La clarification s’opéra après 1945 :

 

  impossibilité pour l’URSS de jouer un rôle révolutionnaire, dans l’immédiat ;

 

2° en Allemagne on a d’abord une période confuse ; les évènements de 1953 semblèrent prouver la validité de la thèse de l’Allemagne en tant que centre. C’était en fait une phase réplique de celle plus importante qui s’était déroulée au cours de l’entre-deux guerres ; un moment dans le réajustement lié à la partition du pays ;

 

3° la Chine, lancée dans sa révolution capitaliste, au nom du prolétariat, comme il se devait, ne pouvait en aucune façon être le centre révolutionnaire prolétarien. Depuis, elle est loin de l’être devenue.

 

         A partir du début des années 60, on constate que tout le mouvement d’opposition au sein de la société est d’émanation étasunienne et d’autre part le mouvement insurrectionnel du prolétariat noir des E.U. depuis 1963 a clairement défini le lieu où les contradictions du capital sont le plus explosives : les E.U. (en affirmant cela on tient compte de l’extraordinaire niveau y atteint par les forces productives). Dans cette aire géo-sociale de la domination du capital s’est dévoilé de façon irrécusable la tâche du mouvement prolétarien : la suppression du prolétariat. Ainsi se trouve amplement confirmée la théorie de Marx. Tout le charabia entassé sur la révolution surgie dans un pays arriéré (la révolution faite contre le Capital, Gramsci) ainsi que les litanies sur le maillon le plus faible, tout cela n’est que divagation théorique oubliant l’essentiel : pour Marx, comme pour les bolcheviks, à l’origine, la révolution russe, double révolution, ne pouvait être que le prologue de la révolution communiste. A force d’accoupler de différentes façons le mot révolution avec ce pays arriéré, maillon, etc., nos divers révolutionnaires se sont simplement accouplés avec la bêtise.

 

         La question laissée en suspend en 1933 a reçu sa réponse 30 ans plus tard. Dès lors, il n’est plus possible de chercher dans le mouvement passé des modèles pour la lutte à venir que ce soit chez les bolcheviks, chez le KAPD, l’AAU, l’AAUE, etc., car aucun de ces mouvements ne parvint à poser la véritable question dont la solution est actuellement en acte : la négation du prolétariat. Cependant, l’importance théorique du KAPD est d’avoir correctement mis en évidence les données de la situation de l’époque et d’être par là en liaison historique avec le mouvement réel actuel[49].

 

         7. – En 1871 Marx considère que la phase révolutionnaire de la bourgeoisie est terminée. Est-ce que cela voulait dire que les forces productives ne pouvaient plus se développer à l’échelle planétaire, qu’il n’y aurait plus de bouleversements révolutionnaires allant non vers le communisme mais vers le capitalisme ? Non. Toutefois ces bouleversements ne pouvant plus être dirigés par la classe bourgeoise, ils le seront par la classe antagoniste, le prolétariat. L’ère des révolutions anticapitalistes, dirigées, animées directement par le prolétariat, faites en son nom et au nom du socialisme – s’ouvre alors. Le développement du capital sera impulsé par le prolétariat qui devra remplacer la bourgeoisie déficiente, de même qu’il dut intervenir au cours de la révolution de 1789 pour pallier les faiblesses, lâchetés, hésitations turpides de la bourgeoisie. Dans les aires géo-sociales telles que l’aire slave, en Asie, les formes communautaires et le despotisme asiatique inhibèrent le développement de la bourgeoisie. C’est l’unité centrale, tsar ou empereur qui poussa à un développement des empires menacés par l’occident capitaliste. Il y eut placage d’éléments d’économie capitaliste sur ces formes. Le capital pouvait à la rigueur dominer dans les entreprises créées en ces pays, mais en aucun cas il ne parvenait à une domination formelle sur la société. D’autre part, à l’échelle mondiale, le capital freinait sa propre extension, limitant son mouvement qui précipite sa catastrophe. C’est donc le prolétariat né dans ces zones qui enleva l’obstacle au développement du capital. En Russie, il fit sauter le verrou posé par la contre-révolution, dès avant la révolution française, et que celle-ci avait momentanément levé. Aussi, après 1917, le mode de production capitaliste se développe finalement à l’est ; le contrecoup de cette action s’est à peine épuisé avec la fin des révolutions anti-coloniales. Au cours de cette phase, le prolétariat révolutionnaire d’occident est tout juste parvenu à soutenir (directement ou indirectement) celui de Russie afin qu’il mène à bout la tâche qui n’était pas spécifiquement sienne.

 

         La contre-révolution se nourrit de la révolution. Elle doit donc réaliser, développer, ce que la révolution prolétarienne aurait voulu escamoter : la domination du capital dans les zones du globe où celui-ci n’était pas encore parvenu. Le développement historique de l’humanité a donc dû accomplir la tâche de la bourgeoisie, à son tour le capital est maintenant obligé de réaliser les tâches immédiates du prolétariat (c’est de cette façon qu’il dépasse ses limites).

 

         8. – La société du capital s’est développée grâce à la force prolétarienne. Est-ce que cela signifie démission du prolétariat de sa tâche historique ?

 

         « En effet, bien des traits de la « société future », apparus à travers la politique rationnelle du programme de transition sous les jours favorable de l’utopie, se sont trouvés réalisés de façon répugnante et terrible, et comme une mutilation de l’homme, sur le plan de la politique pratique, dans le monde de guerre et de police que nous connaissons. Mais le principal échec n’est peut-être pas là. Par « infidélité » du prolétariat à sa mission historique – souligné du sang des spartakistes – et par l’avènement du Quatrième Etat en germe dans la social-démocratie, la foi confessée dans les « pages éternelles » du Manifeste a été blessée à mort. Il ne servirait à rien de le taire. Et s’il est une question qui doit être posée, c’est bien celle-ci : « Que reste-t-il d’humainement valable, dans l’espoir humain qu’avec Liebknecht et Luxembourg nous avions placé dans la révolution prolétarienne ? » Et cette autre ne s’impose pas moins : « Quelle confiance peuvent encore conserve les ouvriers dans la responsabilité collective de leur propre classe ? » » (pp. 112-113).

 

         Ceci est extrait de « La tragédie de Spartakus » que A. Prudhommeaux a écrit en guise de conclusion à la brochure Spartacus et la commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus n° 15. Cette citation a le mérite de mettre en évidence le simple négatif de la domination du prolétariat et anticipe sur le discours qui fleurira plus tard au sujet de l’intégration de cette classe.

 

         Curieusement l’analyse théorique de Prudhommeaux débouche dans une reconstitution de la révolte de « Spartacus l’ancien » comme si le mouvement spartakiste avait sa vérité dans la révolte des esclaves conduite par Spartakus, révolte qui était d’entrée dans une impasse étant donnée l’immaturité du monde de l’époque, tant sur le plan économique et social que spirituel. La conclusion serait-elle que le mouvement spartakiste s’était lui aussi fourvoyé d’entrée dans une impasse par ce que le prolétariat s’était illusionné sur l’importance de son intervention dans le devenir des forces économico-sociales. C’est ainsi que conclut effectivement Prudhommeaux : « C’est peut-être rendre justice à Marx dans les termes même du marxisme que d’identifier l’épopée du prolétariat à la vapeur » (p. 117)[50].

 

         Nous avons reproduit ces affirmations parce que les positions fondamentales des spartakistes furent aussi celles du KAPD, de l’AAU, etc., et que les développements de Prudhommeaux constituent une des condamnations les plus catégoriques de la mission du prolétariat ; il met même en avant la question du messianisme qui sera maintes fois agitée par divers auteurs, tentative de détruire toute spécificité de la théorie du prolétariat noyée dans la vaste idéologie des opprimés se soulevant contre leurs oppresseurs.

 

         Il est possible d’affirmer que le prolétariat en tant que classe nécessaire à un certain développement des forces productives est devenu superflu. Si on limite a cela le rôle du prolétariat, alors sa mission historique est devenue une foutaise parce que l’accroissement des forces productives réalise simultanément l’esclavage généralisé des hommes. Ce qui implique que, d’après la théorie, il faille mettre en évidence un autre point : le prolétariat a développé les forces productives à l’intérieur du mode de production capitaliste, jusqu’à pousser celui-ci, comme le disait Marx, au-delà de ses limites ; maintenant une augmentation des forces productives ne peut être que la libération des hommes eux-mêmes, mis en jachère par le capital. Voilà pourquoi la révolution prolétarienne est une évolution à un titre humain, voilà pourquoi elle doit faire référence à l’homme, le réapproprier, tendre à l’obtention de la conscience, à rechercher en lui, dans tous les hommes, les forces spirituelles niées par la domination du capital et que, sous couvert de marxisme, on a étouffées. Se réapproprier l’être humain, ce n’est pas simplement prendre quelque chose qui aurait été abandonné, perdu ; car cet être humain existe dans toutes les « possibilités » produites par le développement des forces productives ; la réappropriation, c’est l’action de rendre effectives ces possibilités[51]. Elle se produira dès le début de la révolution communiste, quand le prolétariat – classe universelle – se constituera en parti communauté en dehors de la communauté du capital. 

 

         La grandeur du mouvement prolétarien allemand (KAPD, AAU, AAUE, etc.) apparaît justement dans sa tentative de reconquérir la conscience et de quitter le terrain capitaliste en retrouvant son être négateur du capital.

 

         Tous les courants dont nous avons rapidement rapporté les positions avaient un handicap énorme à surmonter. L’origine de celui-ci remonte à la formation de l’unité allemande. Celle-ci se fit par le haut et donc de façon mesquine sans bouleverser réellement de fond en comble le mode de vie des allemands (dans mode de vie, nous incluons aussi le mode de penser). Cette édification par le haut ne s’acheva qu’avec les deux étapes significatives pour le mouvement ouvrier, 1918 et la victoire de la social-démocratie, 1933 et celle du nazisme. Le mouvement ouvrier suivit une évolution parallèle avec « l’illusion de Lassalle croyant à l’intervention socialiste d’un gouvernement prussien » (Marx à Engels, 18-02-1865), ce qui conduisit à la situation décrite par Engels : « Mais on le voit Lassalle a donné au mouvement un caractère tory-chartiste qu’il sera difficile de détruire et à faire naître en Allemagne une tendance que les ouvriers ne connaissaient pas jusqu’ici. Partout l’on voit percer cet aplatissement ignoble devant la réaction. Cela nous donnera du fil à retordre » (Engels à Marx, 13-02-1865).

 

         L’influence de Lassalle ne fut pas éliminée. Au contraire, elle fut renforcée par Bernstein qui la réactualisa en quelque sorte. La confluence des deux éléments (lassallisme et révisionnisme) conduisit à la défaite du marxisme. Quand, ultérieurement, le phénomène révolutionnaire se développa, il dut jeter à bas toute la tradition de la social-démocratie qui avait même déformé la pensée de socialistes remarquables comme R. Luxembourg. Mais à peine tendait-il à réaliser sa tâche qu’il se heurta au léninisme puis au stalinisme. Il fut battu.

 

         Le mouvement prolétarien actuel doit de nouveau rompre avec la tradition. Il a une tâche immédiate à accomplir, différente de celle qu’il affronta dans les autres phases révolutionnaires : sa propre destruction. La négation du prolétariat est à l’ordre du jour aux E.U. Elle le devient de plus en plus, de façon apparente, dans nos pays européens aussi.

 

         Une dernière remarque s’impose à propos de la défaite du prolétariat allemand (et de façon encore plus ample au sujet de la soi-disant faillite de la mission historique du prolétariat) : a-t-elle une justification historique, ou plus précisément était-elle nécessaire pour qu’enfin la véritable solution puisse triompher (se produire) ? Il faut soulever cette question parce qu’on a trop souvent jonglé avec les nécessités historiques pour justifier les pires infamies. La théorie marxiste ne recourt à aucune justification car elle ne pose aucun problème de droit. Le prolétariat ne revendique pas le droit à la révolution, le droit de libérer du sein de cette société une autre que, par brièveté, nous appellerons humaine. La révolution dérive d’une nécessité interne au mode de production capitaliste et, si, dans la lutte pour faire triompher cette nécessité il y a défaite, il ne peut y avoir aucune justification. Seul l’argument suivant qu’on peut aller chercher dans la préface à la Contribution de l’économie politique pourrait en tenir lieu : « Une formation sociale ne peut jamais disparaître avant qu’elle ait développé toutes les forces productives qu’elle peut contenir (littéralement, pour laquelle elle est assez vaste, large) etc. »

 

         Quelles sont les forces productives que le mode de production capitaliste devait développer et qu’il était à même d’englober : les forces productives devant remplacer l’homme dans le procès de production, donc l’automatisation. Les forces productives que le capital ne peut englober ce sont celles des hommes. Au contraire, le communisme se définit comme le mode de production où le but de la production est l’homme lui-même.

 

         Mais alors la défaite n’était-elle pas inéluctable ? Le prolétariat n’a-t-il pas gaspillé son énergie dans des tentatives vouées d’entrée à l’échec ? Ne devait-il pas tout simplement attendre que les forces productives se développement pour enfin se manifester ?

 

         Nous avons déjà indiqué le rôle de la résistance du prolétariat à la domination du capital comme étant un stimulant essentiel pour que celui-ci fasse surgir les forces productives qui lui permettent de remplacer le simple procès de travail en procès de production du capital. Ce qui implique le passage de la coopération à la manufacture, à l’industrie qui trouve sa pleine réalisation dans l’automatisation. Le capital grâce à la science capture les forces naturelles afin de domestiquer les prolétaires et c’est ainsi que dans le mode de production capitaliste on a domination de la matière inerte sur l’homme.

 

         Cette intervention du prolétariat se produisit surtout dans sa situation d’objet du capital, mais il est une autre qui s’effectue lorsqu’il devient sujet et ne s’oppose donc pas de l’intérieur au capital, mais s’autonomise. Le prolétariat a tenté très tôt de contester au capital (représenté par la classe bourgeoise d’abord, capitaliste ensuite) la direction de ce mouvement de multiplication des forces productives. En 1848 par exemple, le prolétariat aurait pu, par sa victoire, détruire l’anarchie de la production, répartir l’effort productif sur tous les composants de la population (généralisation de la condition de prolétaire, du travail) et ainsi parvenir au même résultat que le capital mais sans toutes les douleurs et infamies que le mode de production capitaliste a prodiguées à l’humanité. Tel était bien le programme inclus dans le Manifeste du parti communiste, 1848. En 1871 il tenta d’arracher le pouvoir au capital afin de réaliser non l’émancipation sociale mais d’en créer les conditions. En 1917 le prolétariat essaya dans l’aire slave (et ceci aurait pu se généraliser à l’Asie et à l’Afrique) d’imposer la solution qui n’avait pu être réalisée en 1848, dans des conditions qui du point de vue des forces productives (à l’échelle mondiale) étaient plus favorables. En ce qui concerne le prolétariat allemand, il aurait pu – à la place du capital – rationaliser le développement des forces productives, pousser à son plein épanouissement l’automatisation, ce qui devait se réaliser avec la domination réelle du capital.

 

         Dans tous les cas, le prolétariat a été battu. La contre-révolution a réalisé ses revendications immédiates, mai sen le réduisant chaque fois à un objet du capital.

 

         Il n’y avait donc aucune fatalité qui pesât sur le prolétariat. La lutte fut chaque fois utile, nécessaire. De la défaite naissent résignation et fatalisme, naissent aussi les hommes qui tentent de trouver des justifications ou des solutions conciliatrices, telles celle de Lassalle voulant utiliser l’Etat prussien pour réaliser le socialisme, ou celle de Bernstein voulant confiner les ouvriers dans la lutte au sein du carnaval électoral, etc.

 

         Dit autrement, le développement des forces productives matérielles (distinctes des hommes) était absolument nécessaire, mais il n’était pas fatal que cela dût se faire sous l’égide du capital. Maintenant une telle nécessité n’existe plus. Affirmer le contraire c’est justifier l’éternisation du capital.

 

         Pas de fatalité, pas de justification, pas de pactisation avec les forces du capital, il n’y a pas non plus de présuppositions inéluctables à une défaite : le mode de production aurait encore des zones où il pourrait se développer ! Quand la crise surviendra, rupture, cassure dans la communauté capital, il y aura possibilité de détruire le mode de production capitaliste ; il faudra balayer tous les conciliateurs ouverts ou cachés, conscients ou inconscients, tels ceux qui rêvent encore de gérer le capital d’une autre façon (cette œuvre commence déjà sur le plan théorique) car ce sont ces conciliateurs temporisateurs qui en déviant ou en freinant les forces éruptives de la classe prolétarienne sont les géniteurs de la fatalité !

 

 

 

 

 

Jacques CAMATTE    Juin 1971

 

 

 

 

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« Au cours du développement de la production capitaliste il se forme une classe ouvrière qui, par suite de l’éducation, de la tradition, de l’habitude, admet les exigences de ce mode de production en tant que lois de la nature. L’organisation du procès de production capitaliste pleinement élaboré brise toute résistance ; la création constante d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et de la demande de travail, et donc le salaire, dans des limites conformes aux besoins de valorisation du capital ; la contrainte silencieuse des rapports économiques parachève la domination capitaliste sur le travailleur »

 

K. MARX, Le Capital, L. I, t. 3, p. 178

 

 

 

 

 

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[1]           Ceci est un chapitre du livre Le mouvement communiste en Allemagne qui doit paraître prochainement, édité par La Vieille Taupe. Il contiendra des textes du KAPD (entre autres ceux parus dans Invariance, n° 7 et 8), de H. Gorter, O. Rühle, ainsi que les thèses des principaux courants dont il est question dans ce chapitre.

            (Ce livre ne fut pas publié ; en revanche une brochure contenant des textes de la gauche allemande traduits par Denis Authier fut publiée dans une édition Invariance, La Veccchia Talpa. Note 2009)

 

[2]           Dès 1890, avec la révolte des jeunes (à la fin des lois anti-socialistes) se manifeste un courant anti-parlementaire dû au fait que la politique parlementariste envahissait de plus en plus le parti. La position de ce courant paraît ne pas être un simple « remake » d’une position anarchiste. Il nous semble à ce sujet qu’Engels n’a pas su individualiser l’élément nouveau, essentiel dans ce qu’il appelle la « nouvelle révolte littéraire et étudiante dans notre parti » (Réponse à la rédaction du « Sächsischen Arbeiter-Zeitung », in Werk, t. 22, p. 68). Cet élément nouveau c’est le refus du parlement au nom de la théorie du prolétariat, le marxisme, non en vertu d’un refus de l’organisation, de la lutte politique, etc., c’est le refus du parlement où naît l’opportunisme et qui mobilise le prolétariat uniquement pour un mouvement en faveur des réformes. Dès cette époque, deux thèmes importants apparaissent, au sein de la gauche : l’enlisement du parti dans le marais parlementaire, le dictature des chefs.

 

[3]           Nous voulons surtout parler des syndicalistes du mouvement Freien Vereinigung deutscher Gewerkschaften (union libre des syndicats allemands) d’où sortira en décembre 1919 la FAUD (S) : Freie Arbeiter Union Deutschlands (syndicalistes), courants qui rejetaient les bureaucraties syndicales et partisane ainsi que la dictature du prolétariat conçue comme dictature du parti. Le second de ces mouvements voulait reprendre l’œuvre de la I° Internationale. Citons d’autre part l’Union des Hand und Kopfarbeiter Deutschlands (Räte-organisation) (Union des travailleurs manuels et intellectuels d’Allemagne (organisation des conseils)) qui mettait au premier plan de son activité l’union du prolétariat et la création de conseils.

 

            Le rapprochement entre syndicalistes et communistes de gauche se fit sur les points suivants ; refus du parlementarisme et des syndicats protagonistes de la paix sociale ; acceptation plus ou moins générale de l’unionisme et recherche d’une organisation unitaire. Une certaine convergence se fit aussi avec les anarchistes (au cours de la guerre) qui reprenaient la critique de R. Michels sur le parti, lequel affirmait la nécessité de lutter « contre l’organisation devenue but en soi ».

 

[4]           C’est avec l’insurrection de Cronstadt que se termine la tentative du prolétariat russe de parvenir à être effectivement classe dominante avec la paysannerie. Les insurgés de Cronstadt voulaient en quelque sorte réaliser ce que proposa Lénine : la « Dictature démocratique des ouvriers et des paysans ».

 

            « Les ouvriers et les paysans ne veulent plus vivre par la grâce de décrets bolcheviks ; ils veulent contrôler leur sort » (La commune de Cronstadt, éd. Bélibaste, p. 8).

 

            « La république socialiste des soviets ne deviendra forte que lorsqu’elle sera administrée par les classes laborieuses à l’aide des syndicats rénovés » (Ibid., p. 51).

 

            Et enfin ce mot d’ordre : « A bas la devise trompeuse : « Dictature du prolétariat » » (Ibid., p. 55).

           

            D’autre part dans le n° 13 des Izvétsia, on trouve une critique qui rejoint celle d’O.Bauer et de Kautsky : les bolcheviks sont incapables d’organiser et d’administrer la Russie soviétique, ainsi qu’une attaque virulente contre Lénine et Trotsky qui avaient proposé au X° congrès du PCR de faire appel à l’aide étrangère. En revanche pour les insurgés de Cronstadt on aurait pu sauver la Russie et la Révolution grâce aux forces internes soviétiques à condition d’appliquer ce qu’on a appelé la dictature démocratique des ouvriers et des paysans. Cette position était largement partagée en URSS. Il n’y a donc rien de mystérieux dans le triomphe de la théorie du socialisme en un seul pays et, surtout, il n’est pas nécessaire pour l’expliquer de faire uniquement appel à la violence stalinienne. Staline reprochait à Trotsky non seulement de soi-disant sous-estimer la paysannerie mais de douter des capacités révolutionnaires du prolétariat russe à résoudre par lui-même les problèmes relatifs à l’ « édification du socialisme ». Démagogiquement, et dans un autre contexte, Staline reprenait contre Trotsky les revendications des insurgés de Cronstadt.

 

            L’action de Mars est la dernière action autonome du prolétariat allemand. A partir d’elle le mouvement spontané sera de moins en moins important tandis que le KPD sera de plus en plus contrôlé et soumis à l’I.C.

 

            Voilà pourquoi ces deux mouvements qui eurent lieu à peu près à la même époque jouent à notre avis un rôle similaire au sein des mouvements ouvriers allemand et russe. Après Cronstadt et après l’action de Mars, l’élan révolutionnaire est brisé. (Tout ce qui précède n’est qu’une première approximation).

 

[5]           Cette position est assez semblable à celle de la gauche italienne après 1945, surtout en ce qui concerne Bordiga. Elle se rapproche aussi de celle adoptée par les « groupes de travail » que préconisait Pannekoek. (Cf. aussi note 28).

 

[6]           Tous les renseignements historiques importants sont tirés du livre de Hans Manfred Bock, Syndicalismus und Linkskommunismus von 1918-1923, Verlag Anton Hein, Meisenheim am Glan, 1969, (Syndicalisme et communisme de gauche de 1918-1923). L’auteur rapportant des renseignements d’un ancien kapédiste, Alfred Weiland, indique que des groupes de résistance comme Les hommes de confiance révolutionnaires et le Groupe des socialistes internationaux se formèrent après 1933. Il indique de même que les kapédistes survivants après 1950 furent, en Allemagne de l’Est, emprisonnés.

 

[7]           On notera bien ici que tout ce travail est une étude des thèmes théoriques du KAPD en liaison avec le mouvement prolétarien. Il manque une analyse détaillée de l’évolution de la société capitaliste et des classes en Allemagne et dans le monde au début de ce siècle.

 

[8]           En revanche Pannekoek écrivit en 1917 : « La capitalisme est loin d’être à la dernière extrémité. Aux yeux de quiconque est persuadé du contraire, il suffit de persévérer un peu et, ensuite, se sera la victoire finale ; voilà qui est se dorer la pilule. Le plus ardu, presque tout, à vrai dire, se trouve encore devant nous ; nous ne sommes qu’au pied de la montagne » (« Principe et tactique », in Pannekoek et les conseils ouvriers, Serge Bricianer, éd. EDI, p. 229). Cependant un n’a aucune perspective et, dans la mesure où il se hasarde à en tracer une, il reprend un schéma totalement mécaniste du boom qui doit inévitablement amener la crise. « Et [ajoute-il] avec la crise réapparaîtra la révolution. L’ancienne révolution est terminée, nous avons à préparer la nouvelle ». Cette dernière affirmation suffit à montrer toute la différence qu’il y a entre lui et les trotskystes qui ne parvinrent jamais à comprendre que la révolution était terminée.

 

[9]           Kollontaï représentait le groupe de l’ « Opposition ouvrière ». Une traduction de son texte L’opposition ouvrière, fut publiée dans Socialisme ou Barbarie n° 35, 1964.

 

[10]         Discours de Trotsky au 4° congrès de l’I.C. (1922) : « La condition économique de la Russie des soviets en vue des tâches de la révolution socialiste » ; cf. surtout le chapitre V : « Les forces et les moyens dans les deux camps » (il s’agit du capitalisme et du socialisme). De larges extraits de ce discours parurent en 1966, avec des commentaires de Bordiga, dans il programma comunista n° 6, 7, 8, 9, 10, ainsi qu’un article de commentaires de Trotsky au sujet de son discours dans le n° 11 et, enfin, les « Thèses sur la situation économique de l’URSS du point de vue des tâches de la révolution socialiste », dans le n° 12.

 

[11]         Communiste de gauche anglaise, contribua à la publication de Workers Dreadnought. Elle fut critiquée par Lénine dans La maladie infantile, cf. t. 31, p. 73 et suivantes. Un article de S. Pankhurst de 1919 a été publié dans Invariance n° 7 : « Pensée et action dans la 3° Internationale ».

 

[12]         Comité fondé en 1925 à la suite d’un accord entre les trade-unions britanniques et les syndicats russes, en vue de faire pression sur le gouvernement anglais pour limiter son hostilité vis-à-vis de l’URSS. Lors de la grande grève de 1926, saboté par les trade-unionistes, les soviétiques ne sortirent pas du comité, ce qui implicitement appuya le sabotage.

 

            Même après l’échec du vaste mouvement de grèves, Boukharine pensait qu’il était nécessaire de ne pas dissoudre le comité anglo-russe, dans l’intérêt diplomatique de l’Etat russe !

 

[13]         On peut lire à ce sujet la « Lettre de Bordiga à Korsch », de 1926, parue dans Invariance n° 10 ; dans une moindre mesure, les « Thèses de Lyon » - 1926 – parue dans Programme communiste n° 38, pp. 25 à 65 ; « Les thèses de la gauche » - 1945 – (in Invariance n°9).

 

[14]         Les thèses de ces communistes furent publiées dans Kommunismus, revue qui parut à Vienne en 1920 et 1921. Elles ont été traduites en français et publiées dans Invariance n° 7, à l’exception des thèses des communistes suisses.

 

[15]          En ce qui concerne Pannekoek (1873-1960) on pourra consulter l’ouvrage cité de Bricianer, ainsi que « Le développement de la révolution mondiale et la tactique communiste », in Invariance n° 7. Quant à O. Rühle (1874-1943), beaucoup de textes intéressants ne sont pas traduits en français, par exemple De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne, et ses derniers écrits publiés récemment en Allemagne (Schriften, Rowohlt Verlag, 1971). Après 1923, Rühle retourna dans le SPD. De 1936 à sa mort, il vécut au Mexique.

 

            On doit mentionner Pfemfert (1879-1954) très proche collaborateur de Rühle. Il critiqua avant la guerre de 1914 le SPD dans le sens des gauches radicaux. Dès avant la guerre de 1914, contribua à la rédaction d’un journal Die Aktion autour duquel se forma un cercle d’artistes, d’hommes de lettre (expressionnistes) et à partir duquel se constitua un « parti socialiste antinational » (1915). Sa fonction fut de critiquer la « paix sociale » du SPD. En novembre 1918, ce mouvement se rapprocha de la ligue spartakiste. Dans le KPD, Pfemfert appartint à la gauche avec Rühle et les éléments qui devaient former le KAD. A partir de 1920, Die Aktion défendit le programme de Rühle au sujet de l’organisation unitaire. Pfemfert resta fidèle à cette ligne après sa sortie du KAPD (début 1921). En 1926 il participa à la formation avec Ivan Katz (et son groupe d’opposition de gauche au KPD) à la constitution du Spartakusbund n°2 (Ligue sparatakiste n°2). A partir de 1927, Die Aktion défendra la plate-forme de gauche trotskyste. Après 1933, Pfemfert s’enfuit d’Allemagne et parvint finalement au Mexique où il mourut.

 

            A noter qu’en mai 1968 le journal qui représenta le mieux le mouvement immédiat d’alors s’appelait Action.

 

[16]          Dans ce qu’on nomme Potere Operaio entrent en fait différents courants dont les plus importants furent celui de Pise, de Porto-Maghera, de Turin, qui publia une intéressante brochure : Syndicats et comités de lutte ouvriers, 1969. Le journal Potere Operaio fait suite à La classe, succédant lui-même à La classe operaia publié à partir de 1964. Ces diverses publications sont en liaison avec l’agitation étudiante et les luttes ouvrières qui eurent lieu au début des années 60 en Italie.

 

            Toujours lié à ce courant, on peut citer la revue Contropiano. L’idée essentielle qui y est développée est qu’au plan du capital, la classe ouvrière doit opposer son propre plan.

 

            Le livre de Tronti Operai e capitale (Ouvriers et capital) parut en Italie en 1966 (Ed. Einaudi). Le livre de F. Berardi Contro il lavoro (Contre le travail), ed. della libreria, 1970, se situe encore dans ce courant.

 

[17]         Il faut signaler ici que pour Marx la valeur ne peut plus être définie de façon immédiate, lorsque le mode de production capitaliste atteint son plein développement (domination réelle). Marx écrit :

            « La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail total, passé et vivant, qu’elle absorbe. L’augmentation de la productivité du travail réside précisément en ceci que la part de travail vivant est réduite et que celle du travail passé augmente, mais de telle sorte que la somme totale de travail contenu dans la marchandise diminue ; autrement dit, le travail vivant diminue plus que n’augmente le travail passé » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 273, éd. Sociales).

 

            Cette question a été abordée dans Invariance n° 6, « Thèses sur le capitalisme ».

 

[18]         Cf. « Trajectoire et catastrophe de la forme capitaliste dans la classique et monolithique construction théorique du marxisme », Invariance n° 3, particulièrement p. 94.

 

            Dans le premier livre du Capital, chapitre 4, « La formule générale du Capital », on trouve l’expression « le sujet automate » (« automatisches Subjekt », cf. Werke, t. 23, p. 169). L’expression est absente dans l’édition française. 

 

[19]          Marx démontre en effet, ch. XI du Livre III, qu’une augmentation généralisée des salaires se traduit par une augmentation du prix de production des marchandises produites par les entreprises dont le capital a une composition organique inférieure à celle sociale, que les prix restent inchangés chez celles où la composition organique est égale à la composition moyenne sociale et, enfin, qu’ils diminuent dans les entreprises où cette composition est supérieure à celle sociale. Autrement dit, ces derniers récupèrent de la plus-value aux dépens des secteurs défavorisés. Une telle étude montre que la lutte syndicale, pour être efficace, lorsque le mode production capitaliste s’est diffusé à toute la planète, devrait être conduite à la même échelle.

 

            « Quand on parle de baisse ou de hausse du salaire, il ne faut jamais perdre de vue l’ensemble du marché mondial et la situation des ouvriers dans les différentes régions » Marx, Travail salarié et capital, 1849.

 

[20]         « Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant le développement du capitalisme d’où la lutte des classes est totalement absente » Socialisme ou Barbarie, n° 31, p. 79.

 

[21]         Marx et Engels ont toujours affirmé l’importance de l’intervention du prolétariat dans des situations qui n’étaient pas directement révolutionnaires mais où il pouvait accélérer, par son action, un développement économico-social qui lui serait par la suite favorable. Ainsi Marx exhorta les prolétaires français et anglais à faire pression sur leurs gouvernements respectifs, lors de la guerre de Crimée, afin qu’ils interviennent plus efficacement et sérieusement contre la Russie. Il en fut de même lors de la guerre de Sécession aux E.U. Marx considéra que la classe ouvrière devait appuyer le nord contre le sud, sans se faire d’illusion sur les positions d’un homme comme Lincoln. C’est pourquoi il n’est pas surprenant de lire ce qui suit dans la lettre de Marx à Engels du 25-02-65 : « J’ai fait répondre par notre conseil que la classe ouvrière a sa propre politique étrangère, qui n’a pas du tout à se demander ce que la bourgeoisie tient pour opportun ».

 

            La définition de la politique de la classe ouvrière ne peut être traitée qu’en la reliant à l’étude du parti historique et du parti formel. Dans tous les cas, ceci est une affaire du passé parce que 1° à l’heure actuelle la classe ouvrière est trop intégrée pour avoir sa propre politique, 2° le jour où elle sera à même de se mouvoir de façon autonome vis-à-vis du capital, ce sera pour la destruction du mode de production capitaliste. Aujourd’hui il ne peut s’agir, de la part des révolutionnaires, que d’analyses stratégiques : étudier quelle peut être l’issue la plus favorable pour une intervention du prolétariat lorsqu’il y a des conflits comparables à ceux que Marx analysa.

 

            La revue de la gauche de Brême, Arbeitpolitik, aborda cette question. Elle s’opposait aux compromis qu’accomplissaient le SPD (politique des chefs). « La politique des instances a connu son grand fiasco historique. L’époque de la politique ouvrière a commencé » (n° 1, 1916).

 

[22]         Trotsky abordait à sa manière cette question. Il s’agissait pour lui de sélectionner des cadres pour que, le moment venu, ils puissent constituer l’état-major de la révolution (cf. « Les leçons d’octobre » - 1923). C’est pourquoi la crise du mouvement révolutionnaire sera toujours pour lui celle de la direction : le manque de cadres.

 

 

[23]         Rudi Dutschke : « Les étudiants anti-autoritaires face aux contradictions présentes du capitalisme et face au tiers-monde » in La révolte des étudiants allemands, éd. Gallimard, coll. Idées. On trouve aussi dans ce recueil des textes de Uwe Bergman, Wolfgang Lefèvre, Bernd Rabehl.

 

[24]         Cette formulation est similaire à celle de Régis Debray : « Révolution dans la révolution ». Il y a loin pourtant entre la recherche de Dutschke centrée autour d’une réflexion sur Marx et les vues tiers-mondistes de R. Debray. Celui-ci effleure une réalité : la nécessité pour l’Amérique latine de se défaire de son passé, de se dégager des formules anciennes, d’où sa critique du trotskysme qui ne manque pas de rigueur ; mais il aborde à peine le chemin de la critique et reste pris au piège de l’idéologie dominante. Ainsi il écrit que l’histoire s’avance masquée. Il y a longtemps déjà Marx disait : l’histoire ne fait rien…

 

[25]         On trouve chez Lukacs (Entretiens avec Lukacs, Cahiers libres 160, Maspéro, 1969, pp. 48-49) une idée similaire :

 

            « Nous devons considérer que cette transformation du capitalisme en une domination de la plus-value relative [Lukacs fait allusion ici au VI° chapitre inédit du Capital, où Marx fait la distinction entre « soumission formelle et soumission réelle du travail au capital », cf. la note 39] crée une situation nouvelle dans laquelle le mouvement ouvrier, le mouvement révolutionnaire, est condamné à un nouveau commencement, où, sous des formes caricaturales et comiques, des idéologies apparemment disparues depuis longtemps, comme celle des briseurs de machines à la fin du XVIII° siècle, connaissent un renouveau. […] Nous devons nous rendre compte que nous avons affaire à un nouveau début ou, pour employer une comparaison, que nous ne sommes pas dans les années 20du XX° siècle, mais dans un certain sens au début du XIX° siècle, lorsque après la révolution française le mouvement ouvrier commença à se développer lentement ».

 

            Cette question est abordée de façon différente dans Invariance n° 6, thèse 4.6 – Le rajeunissement du capitalisme.

 

[26]          Il est curieux de constater à l’heure actuelle une revalorisation de la politique chez les intellectuels de gauche. Leur formule passe-partout est : l’économie devient politique. C’est la base même du néo-léninisme de Potere Operaio, Lotta Continua et de divers débris en France.

 

 

[27]         Au fur et à mesure du développement du capital, l’idéologie est remplacée par la science. Le capital ne peut pas se satisfaire de justifications et de simples représentations. Celles-ci impliquent que les présuppositions du capital pourraient encore être mises en doute. Il est donc nécessaire d’affirmer leur rationalité, leur apodicticité et, de ce fait, à partir de là, peut s’établir un discours non-idéologique, mais scientifique en lequel l’homme n’est plus qu’un résidu du passé. C’est grâce à la science (surtout la mathématique) que se réalise le totalitarisme du capital.

           

            Les affirmations qui précèdent exigent d’amples démonstrations et développement. Nous avons simplement voulu indiquer le « problème » en renvoyant à une étude ultérieure.

 

[28]         « La prétendue analyse d’après laquelle toutes les conditions révolutionnaires sont réunies, mais manque une direction révolutionnaire n’a alors aucun sens. Il est exact de dire que l’organe est indispensable, mais son surgissement dépend des conditions générales de la lutte, jamais du génie ou de la valeur d’un chef ou d’une avant-garde » Bordiga, « Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste », Invariance, série I, n° 4, p. 4.

 

[29]         Il est évident que la réfutation de la théorie de la conscience venant de l’extérieur réclamerait de longs développements. Nous y reviendrons ultérieurement. Notons toutefois que cette théorie

           

            a – soit implique que la conscience est une donnée figée ; l’être en est séparé. Celui-ci peut subir des modifications diverses mais, à un moment donné, grâce à un changement des conditions historiques, il retrouve sa conscience parce qu’il la reconnaît ;

 

            b – soit suppose une permanence de l’être. Le prolétariat est révolutionnaire par nature. Il ne subit que des déviations dues à des idéologies perverses, ou bien une partie de la classe a pu se faire acheter (l’aristocratie ouvrière) mais le devenir même de la société fait que le prolétariat redeviendra révolutionnaire. La conscience semble apparaître, dès lors, de façon plus ou moins spontanée, de même que les groupes qui sont chargés d’infuser cette conscience dans l’être-classe.

 

            Dans les deux cas, l’activité de l’être est de se retrouver ; la conscience est la vérité de cet être. D’où le travail de Sisyphe des divers groupuscules qui, se trouvant à la périphérie de l’être-classe veulent être les magiciens-médiateurs de la reconnaissance.

 

            Conséquences :

 

            a – La non-reconnaissance immédiate appelle la justification permanente : nous sommes les seuls qui…, nous avons prévu que… etc.

 

            b – Posée à l’extérieur, la conscience doit avoir une transmissibilité afin d’être inoculée dans l’être-classe. La conscience ne peut exister que sous forme organisée d’où le discours des groupuscules sur l’organisation de l’organisation : l’apologie de l’avant-garde.

 

[30]         « La force de résistance inattendue de la Russie des soviets contre les assauts révolutionnaires, obligeant l’Entente à traiter – c’est toujours ainsi qu’opère le succès – a exercé une nouvelle et puissante force d’attraction sur les partis ouvriers de l’Europe occidentale. La II° Internationale s’effondre et il s’établit vers Moscou un mouvement général de groupes intermédiaires poussés par l’orientation révolutionnaire grandissante des masses. Mais ces groupes, se donnant le nom de communistes, sans beaucoup transformer leurs conceptions traditionnelles fondamentales, transportent dans la nouvelle internationale les points de vue et les méthodes de l’ancienne social-démocratie. […] Par leur entrée dans la 3° Internationale, ou par la reconnaissance de ses principes (comme on l’a déjà vu pour les Indépendants allemands) la séparation rigoureuse entre communistes et sociaux-démocrates s’est à nouveau atténuée. […] Toute couche dominante agit ainsi : au lieu de se laisser évincer par les masses, elle devient même « révolutionnaire » pour affaiblir autant que possible, par son influence,  la révolution. Et de nombreux communistes sont disposés à y voir une augmentation de forces et non pas une augmentation de faiblesse » A. Pannekoek, « Le développement de la révolution mondiale et la tactique du communisme » in Invariance n° 7, pp. 52-53, traduction corrigée.

 

            Il semblerait donc que les 21 conditions eussent pu donner satisfaction à Pannekoek. Malheureusement, elles restèrent elles-mêmes au stade conditionnel car elles ne furent pas appliquées si ce n’est contre le KAPD.

 

[31]         « Aujourd’hui encore l’opposition si profonde entre communistes et social-démocrates n’est pas théorique, mais pratique. Pour cette raison, nous n’en parlerons, ici, pas plus longtemps. Cette opposition est une opposition tactique et d’organisation, et non pas l’opposition du marxisme et de l’anti-marxisme, mais au contraire celle de la démocratie et de la dictature. A ce sujet, nous pouvons, nous, social-démocrates, pleinement nous en référer à Marx, qui intervint dans les questions du parti et des syndicats en faveur de la démocratie la plus complète et dans celle de l’Etat en faveur de la république démocratique » Kautsky, Les trois sources du marxisme, Cahiers Spartacus, Mai 1969, n° 35 (Ce paragraphe fut ajouté par Kautsky lors de l’édition de 1933).

 

[32]          « Le socialisme est à cette heure le seul espoir de l’humanité. Au-dessus des murailles croulantes du monde capitaliste flamboient en lettres de feu les mots du Manifeste communiste : « Socialisme ou Barbarie ». R. Luxembourg, « Que veut Spartacus ? » in Spartacus et la commune de Berlin, 1918-1919. Or, dans le Manifeste du parti communiste Marx et Engels n’affirment nullement une telle alternative. R. Luxembourg cite certainement de mémoire. Il est bien question de barbarie en divers points du Manifeste, mais on ne la trouve jamais opposée à socialisme.

 

            Par la suite, d’autres auteurs ont aussi affirmé que Marx aurait explicitement parlé de socialisme ou barbarie, mais ils ne donnent jamais de référence qui permette de trouver dans l’œuvre de Marx ou d’Engels le lieu spatio-temporel de la fameuse alternative (cf. en particulier V. Fay, Altaver, J.M. Vincent, in En partant du capital, éd. Anthropos, 1968).

 

            Marx a plusieurs fois mis en évidence à quel point la société où domine le mode de production capitaliste était triviale, inférieure aux antiques sociétés où le but de la production était l’homme lui-même. Dans La guerre civile en France, il ironise sur le fait que la bourgeoisie se targue d’avoir dépassé la loi du talion en instaurant le droit, et il montre à quel point la répression qu’elle opère est similaire à l’antique « vendetta », démultipliée en force et en violence par les moyens modernes ; il parle de sauvagerie (Wildheit).

 

            Le concept de barbarie dans la mesure où il désigne une période de l’histoire humaine, est un concept étranger à la théorie marxiste. Engels eut certes raison de montrer l’importance de l’œuvre de Morgan, de mettre en évidence comment celui-ci, indépendamment de lui-même et de Marx, avait trouvé des principes fondamentaux du communisme ; il eut tort d’annexer le concept morganien de barbarie (de même pour celui de sauvage et de civilisation). Car, en plus des ambiguïtés déjà signalées, toute trace de mode de production et de forme de la communauté humaine y est escamotées. En revanche, les concepts utilisés par Marx pour la sériation-périodisation (qui n’implique en aucune façon un millénarisme) intègrent les données précédentes. On a : les communautés primitives (et non le communisme primitif, terme pas assez précis), les communautés asiatiques (formes asiatiques) et, ensuite, en ce qui concerne l’occident, l’esclavagisme de la société antique, le féodalisme, le mode de production capitaliste.

 

            Il semble donc assez improbable que Marx ait parlé de socialisme ou barbarie. Qu’il ait évoqué l’éventualité d’une régression, c’est fort possible. L’étude historique montrerait la validité d’une telle démarche. Indiquons brièvement deux exemples où il y eut régression à un « stade antérieur » : l’Italie à la fin du moyen-âge, après le déplacement des voies de communication, voit le mode de production capitaliste enrayé dans son développement, et subit un certain retour au féodalisme ; l’Allemagne après la guerre de Trente ans.

 

            Que Marx ait posé l’éventualité d’une régression prouve simplement – au niveau où nous abordons la question – qu’il n’était pas un illuministe, pour qui le progrès est cumulatif et continu (Cf. p. 54).

 

            Engels a évoqué  de façon nette non l’alternative socialisme ou barbarie mais socialisme ou destruction de la société :

 

            « En d’autres termes : cela vient du fait que les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr » Anti-Dühring, éd. Sociales, pp.188-189.

 

 

[33]         Dans sa réfutation des thèses de Socialisme ou Barbarie (S. ou B.), Bordiga fait remarquer – en stricte cohérence avec la périodisation Morgan-Engels – qu’il aurait fallu parler de l’alternative Socialisme ou civilisation au lieu de Socialisme ou Barbarie. A ce propos il reprenait la thèse essentielle de Marx-Engels : les barbares ont régénérés l’occident (cf. « Barbares en avant ! », Battaglia comunista, n° 2, 1951). Bordiga eut tort de ne pas prendre en considération le « contenu » de cette barbarie théorisée par S. ou B. et, d’autre part, de réaffirmer de façon exacerbée, au cours de sa polémique avec Chaulieu, la théorie de la conscience venant de l’extérieur. En revanche tout ce qui concerne la question du capitalisme d’Etat, la bureaucratie, le développement de la Russie est remarquable (cf. « La batrachomyomachie », « Croassement de la praxis », « Danse des fantôches », in Il programma comunista, n° 10, 11, 12, 1953). 

 

[34]          Nous parlons d’espèce humaine afin d’indiquer l’ensemble des hommes. Le concept d’espèce n’est valable que pour le moment actuel ; il est inadéquat pour le futur. L’utiliser, alors, conduirait à saisir l’humanité au travers d’un concept zoologique ; cela reviendrait à nier le dépassement de la nature. Seule la révolution communiste unifiera l’espèce qui deviendra communauté humaine. Parler d’espèce, c’est encore considérer l’homme comme un objet sensible ; c’est ce que fait la science qui est interprétation immédiate de la réalité : l’Homme objet du capital. Pour les communistes, l’Homme (unité de la Gemeinwesen et de l’homme social) est une activité sensible.

 

            Signalons, d’autre part, qu’en 1946 Pannekoek indiqua cette alternative uniquement en tant que moment particulier, moment final, pour ainsi dire, du capital : « En d’autres termes, la nécessité de la lutte révolutionnaire s’imposera dès que le système capitaliste englobera la plupart des hommes, dès qu’il se verra interdire toute expansion notable. A ce stade suprême du capitalisme, la menace d’une extermination massive fera de ce combat une nécessité pour toutes les classes de la société » (« L’échec de la classe ouvrière », in Pannekoek et les conseils ouvriers, p. 289).

 

[35]         La pratique manœuvrière est une des caractéristiques essentielles du léninisme :

 

            « J’ai l’impression qu’ici on veut d’abord voir comment les choses se présentent, notre histoire n’était d’ailleurs pas la plus importante. Il y a la gauche allemande, la gauche italienne avec Bordiga, la grande affaire est d’empêcher leur jonction » (Lettre de Rosmer – alors à Moscou – à Monatte, 06-06-1924).

 

            « On a bolchevisé [il s’agit du V° congrès, n.d.r.] à tour de bras et dans toutes les langues. Le rapport de Zinoviev, c’est le discours que nous a servi Klein et rien de plus : même construction artificielle, même pauvreté de pensée, même formule. Le congrès a tout fait avant d’avoir commencé […]. Avec la gauche allemande, il y avait quelques difficultés, ses chefs ayant toujours été opposés à la tactique de haut en bas étant partisans de la sortie des syndicats réformistes. »

 

            « On arrangea les choses ainsi : en échange des textes opportunistes de Radek et de Brandler, les « gauches » déclareraient être pour le front unique, pour le travail dans les syndicats réformistes, sur tous les points d’accord avec la tactique et les conceptions fondamentales de l’I.C. Ils devenaient d’un coup des enfants bien sages et bien dociles. En outre on isolerait à leur gauche une « extrême-gauche » sur laquelle on cognerait sans ménagements… » (Lettre du 18-07-1924).

 

[36]         Après la condamnation de l’Opposition ouvrière en tant que fraction illégale, au congrès du PCR (27/3-2/4-1922), le groupe qui se forma fut illégal et eut une activité en dehors du parti, directement au sein de la classe ouvrière : « Le groupe ouvrier du parti communiste russe (bolchevik) ». Les représentants les plus connus furent Kusnetsov et Miasnikov. Celui-ci conduisit son activité dans l’Oural. Lénine lui envoya une lettre pour réfuter ses critiques (05-08-1921, cf. tome 32, p. 536). Dans cette lettre il s’attaque surtout à la revendication de la liberté de la presse, pour tous les groupements, avancée par Miasnikov, mais les questions vraiment importantes, tel le rapport du parti au prolétariat sont laissées de côté.

 

            Le groupe ouvrier publia un manifeste anonyme qui parut en occident en tant que contribution de la section russe de la IV° Internationale (KAI) dans le Journal ouvrier communiste, journal du KAPD, en 1923.

 

            Voici le passage du manifeste auquel nous faisons allusion :

 

            « La principale découverte que le camarade Lénine a faite c’est que nous n’avons pas de prolétariat. A ce sujet nous pouvons seulement le féliciter. Es-tu, camarade Lénine, le chef d’u prolétariat qui n’existe pas du tout ? Es-tu le chef du parti communiste, mais non celui du prolétariat ! »

 

[37]         On peut consulter à ce sujet les textes de Bordiga publiés dans Invariance, série I, n° 7 : « Le mouvement communiste international », « Les tendances de la III° Internationale », « La situation en Allemagne et le mouvement communiste », textes qui parurent en 1920 dans Il soviet. On trouve d’autre part un certain nombre d’articles sur le mouvement ouvrier allemand dans la revue Rassegna comunista parue en 1921 et 1922.

 

[38]         Cf. Invariance, série I, n° 2, 1968 (Le VI° chapitre inédit du capital et l’œuvre économique de Karl Marx), pp. 133-142.

 

[39]         Cf. « Le programme révolutionnaire communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des biens de production et des produits du travail » (Compte-rendu de la réunion de Turin – 1958 in Il programma comunista n° 16 et 17, 1958). Une mauvaise traduction est parue dans Le fil du temps n° 7. Cf. aussi : « Le contenu original du programme communiste est l’anéantissement de la personne singulière en tant que sujet économique, titulaire de droits et actrice de l’histoire humaine » (Troisième partie de la réunion de Parme – 1958, in Il programma comunista, n° 21-22, 1958). Une grande partie a été publiée dans Invariance, n° 5, pp. 77 à 83.

 

            En ce qui concerne l’apologie acritique des bolcheviks, on peut consulter le texte de Bordiga : Le texte de Lénine sur « la maladie infantile du communisme » (le gauchisme) : le texte le plus exploité et le plus falsifié depuis plus de quarante ans par toutes les charognes opportunistes et dont l’invocation impudente caractérise et définit la charogne, 1960.

            C’est avant tout un texte laudateur du texte de Lénine.

 

[40]         Les socialistes ricardiens sont ceux qui voulaient au fond la production capitaliste sans ses désavantages. D’accord avec Ricardo au sujet de la loi de la valeur, ils voulaient mettre en pratique la conséquence qui logiquement en dérive : puisque le travail est le facteur déterminant de la valeur, il doit être prépondérant dans la société. Marx a réfuté leurs positions dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il s’oppose à la communauté du travail (cf. p. 86 dans les Ed.Sociales), dans la Contribution à la critique de l’économie politique, le début des Grundrisse (Fondements…), mais c’est surtout dans Misère de la philosophie qu’il repousse cette conception qui avait été reprise avec certaines déformations par Proudhon. Dans la société capitaliste le travail ne peut être que le travail salarié ; or celui-ci n’est que l’autre face du capital. C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation de Rubel (in Préface au 2° tome de l’Economie, éd. Pléiade) : « La conclusion de ce 1° livre est la conclusion de toute l’économie dont Marx n’a pas dissimulé la « tendance subjective » : le triomphe du travail sur le capital », qui est d’inspiration socialiste ricardienne et non marxiste. Nous ne pouvons pas non plus accepter la conclusion que R. Dangeville met à sa présentation du VI° chapitre : « La faculté du travail humain de créer des quantités toujours plus grandes et des qualités nouvelles ne saurait être toujours contenue et stérilisées : le travail fera voler en éclats les chaînes qui l’enserrent » (Un chapitre inédit du Capital, éd. 10/18, p. 69). Or, à l’heure actuelle le travail humain c’est le travail salarié. On ne voit pas comment il pourrait détruire le capital sans se détruire lui-même puisqu’il en est la face complémentaire. Si l’on veut parler du travail en général, on met en avant une abstraction de l’entendement (Verständige Abstraktion) comme disait Marx. Celle-ci est indépendante des modes de production. On peut dès lors se demander pourquoi le travail n’aurait pas pu faire « voler en éclats », depuis longtemps, « les chaînes qui l’enserrent ».

 

[41]         Pour atteindre l’adaptation la plus poussée possible de l’individu à la « société industrielle » et à sa « technostructure », Gailbrath considère qu’il faut améliorer ou développer, selon les cas, l’identification de l’individu à l’organisation industrielle dans laquelle il se trouve :

 

            « Quatre autres conditions propices à l’identification, à savoir :

            1° que le prestige du groupe ou de l’organisation soit grand et largement perçu ;

            2° qu’il y ait interaction fréquente entre les individus qui font partie de l’organisation ;

            3° qu’un grand nombre des aspirations individuelles soient satisfaites dans le cadre de l’organisation ;

            4° que la compétition entre les membres de l’organisation soit réduite au minimum » (Le nouvel Etat industriel, éd. Gallimard, p. 161).

 

            Cette adaptation n’est que la phase la plus aiguë de la domestication de l’homme par le capital, phase commencée dès la fin du XV° siècle en Angleterre (cf. Marx, 1° Livre du Capital).

 

            Cette question a été abordée dans Invariance, n° 5, pp. 84-86.

 

[42]         Il s’agit de l’AAI : Internationale Arbeiter Association (Association Internationale des Travailleurs, AIT).

 

            « C’est à cette nouvelle AIT qu’incombe la tâche de conduire l’œuvre de la I° Internationale jusqu’au renversement de l’Etat et de la domination du salariat, et l’érection d’une société libre, sans Etat » (Der Syndicalist, n° 1, 1923).

 

            « C’est seulement dans les organisations économiques révolutionnaires du peuple travailleur que se trouve le levier de sa libération et la force créatrice pour la reconstruction de la société dans le sens du communisme libre «  (Point 10 de la « Déclaration de principes » de l’Association Internationale des Travailleurs).

 

            Cette AIT était contre la dictature du prolétariat, la centralisation, la participation au parlement et à toute activité dans les « corporations légales », mais était pour l’action directe.

 

            Après son congrès de fondation, affluèrent, en plus des éléments déjà indiqués, les Cercles syndicalistes fédéralistes belges, les groupes anarcho-syndicalistes bulgares, l’opposition syndicale anarcho-syndicaliste polonaise, des groupes de propagande de la FAU (Union ouvrière libre) en Autriche, la Ligue Syndicaliste du Japon et, en mai 1929, le groupe le plus important, celui de l’Association ouvrière continentale américaine, regroupant des éléments de l’Argentine, du Paraguay, de la Bolivie, du Mexique, du Guatemala, du Brésil, de l’Uruguay, du Pérou et du Chili.

 

[43]         Comme exemple récent de cette façon d’aborder la question du fascisme, nous citerons l’ouvrage de N. Poulantzas, Fascisme et dictature, éd. Maspéro. A l’intention de ce type d’auteurs, nous dédions la citation suivante :

 

            « Considérant qu’il serait impolitique, en dehors de la réalité, de ne pas tenir compte du mécontentement populaire, qui est une conséquence fatale de la guerre, ou de se fier à une vague formule comme « uniformiser l’action ultérieure du parti à l’action développée jusqu’à maintenant » ; considérant que le mécontentement populaire présent est en train d’être exploité comme planche de salut pour l’interventionnisme pseudo-démocratique et républicain dans le but de le diriger vers une action insurrectionnelle non socialiste, mieux anti-socialiste, qui conduirait l’Italie à une concrétisation de programmes essentiellement républicains bourgeois ; exprime des vœux pour que la direction du parti – en s’inspirant des événements de Russie et d’Amérique et de l’état d’esprit créé par la guerre – concrétise une ligne de conduite qui dirige, coordonne, unifie l’esprit et l’action du prolétariat italien ».

Motion de la fédération de la jeunesse socialiste italienne, 1917.

 

            Ce qu’on peut reprocher à la gauche italienne, comme d’ailleurs à presque tous ceux qui se sont occupés du fascisme, c’est de ne pas avoir mis en évidence un caractère découlant du mode de production capitaliste en tant que système mondial, caractère indiqué de façon fort suggestive par Césaire :

 

            « Ce qu’il [le bourgeois humaniste du XX° siècle, n.d.r.] ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme blanc, c’est d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique » (Discours sur le colonialisme).

 

            Plus récemment, Hosea Jaffe reprit le thème dans Le colonialisme aujourd’hui : économie et idéologie.

 

[44]         Wolfheim et Laufenberg qui fut président du conseil ouvrier de Hambourg du 11-11-1918 au 21-01-1919, sont les deux principaux représentants du national-bolchévisme, courant qui fut surtout important dans la région de Hambourg. Ils voulaient une alliance du peuple allemand armé avec l’Union soviétique pour conduire une guerre populaire contre les puissances de l’Entente. Ils considéraient ces dernières comme la personnification de la puissance du capital financier, l’ennemi essentiel à leur avis. C’est pourquoi ils étaient contre la révolution en Allemagne parce qu’elle pourrait trop l’affaiblir vis-à-vis de l’Entente. Anticipant sur les nazis, ils identifièrent juifs et capital financier et dénoncèrent dans une brochure intitulée Communisme contre spartakisme, Lévi comme « agent financier juif international ». L’autre composante de la position de Laufenberg et de Wolfheim fut l’unionisme. Ce sont eux qui firent connaître les I.W.W. (International Workers of the World) en Allemagne ; c’est ainsi que ce mouvement influença l’AAU et l’AAUE.

 

            Après leur exclusion du KAPD en août 1920, ils restèrent dans l’AAU et créèrent une « Ligue communiste ». Laufenberg refusa jusqu’à sa mort d’avoir des relations avec les nazis ; Wolfheim aurait appartenu à l’entourage de Strasser (gauche du parti nazi). Il mourut dans un camp de concentration.

 

            Le stalinisme en reprenant le national-bolchevisme de Wolfheim et Laufenberg accentuait sa convergence antagoniste avec le fascisme.

 

[45]         Au fond toute l’histoire de l’Europe fut déterminée par la question allemande. La balkanisation de l’Europe et de l’Allemagne dérive de la défaite de la grande vague révolutionnaire qui déferla sur tout le continent au début du XVI° siècle (défaite de 1525). Avec la guerre de Trente ans, l’Allemagne est divisée et régresse sur le plan des rapports sociaux. En perdant la Hollande, la nation allemande perdait la première grande chance d’un développement rapide du mode de production capitaliste ; ce qui ne pourra se produire qu’après 1870. Ainsi entre le début du XVI° siècle et l’époque actuelle se pose la question de l’unité allemande.

 

            Le ait qu’après la 2° guerre mondiale les « alliés » aient pensé qu’il était nécessaire non de détruire le militarisme allemand, puisque dès 1950 l’Allemagne fédérale était de nouveau armée, mais la puissance du prolétariat en le fragmentant dans les divers camps de concentration que sont les nations capitalistes, prouve que la classe capitaliste avait compris les leçons du passé. En 1953, la répression contre les mouvements insurrectionnels à Berlin-Est et à Poznan, puis en 1956 à Poznan et en Hongrie, enfin en 1970-71 ceux de Pologne (dans une moins grande mesure ceux de Tchécoslovaquie en 1968) prouve que le capital à l’échelle mondiale ne peut en aucune façon tolérer une quelconque reprise de lutte de classes violente dans ces pays. La dictature y sera toujours féroce. Seul le desserrement de l’étau maintenu par les E.U. et l’URSS pourra permettre une reprise mais celle-ci ne peut en aucun cas se décrire en prenant pour modèle la situation du premier après-guerre. 

 

[46]         C’est dans l’édition originale allemande du Capital (Dietz Verlag, t. 23, p. 533) que l’on trouve la distinction entre subordination formelle et subordination réelle au capital ; mais c’est surtout dans le VI° chapitre du Capital (« le résultat du procès de production immédiat »), chapitre non incorporé au Capital, que cette distinction-périodisation est explicitée de façon détaillée, mise au centre de la démonstration, car on la retrouve dans tout le Capital.

 

            Cette distinction concerne le Livre I et le ch. VI « le procès de production immédiat du capital, unité du procès de travail et de valorisation ». Dans le n° 2 d’Invariance, série I, nous avons étendu le domaine de validité de ces concepts à la société, considérant un premier moment où le capital ne domina que formellement la société et doit donc pactiser avec d’autres forces politico-sociales, et une domination réelle où le capital se constitue en communauté matérielle (cf. note 35).

 

            Il y a chez Lukacs une certaine imprécision (cf. note 23) : le capital ne domine pas la société par l’intermédiaire de la plus-value relative. Ceci s’opère dans le procès de production immédiat. Mais pour obtenir une plus-value, il faut une augmentation de la productivité du travail ce qui implique un développement du machinisme, donc de la science, etc. Autrement dit, pour dominer de plus en plus réellement dans le procès de production immédiat, le capital doit dominer le procès total, unité du procès de précédent et du procès de circulation. C’est alors que l’on passe de la valeur au prix de production, qu’on a un bouleversement des moyens de transport, des méthodes de gestion, la transformation de l’Etat en entreprise capitaliste, etc. Enfin, la production de la plus-value absolue n’est pas éliminée pour autant, mais elle se fait sur une nouvelle base.

 

            Nous préciserons, ailleurs, de façon détaillée, ces concepts et les différents niveaux où ils doivent intervenir.

 

[47]         Cf. Die Massenstreikdebatte (le débat sur la grève de masse), Contributions de Parvus, R. Luxembourg, K. Kautsky et A. Pannekoek, Europäische Verlagsanstalt, 1970. Remarquable, en particulier l’article de Parvus : « Coup d’Etat et grève de masse politique » (1895-1896), qui fut un des premiers à mettre en évidence le rôle important de la grève générale : « Et que signifie la grève générale politique qui tôt ou tard sera inévitablement la réponse au coup d’Etat ? Eh bien, elle signifie la prise du pouvoir politique par le prolétariat » (p. 95).

 

[48]         « L’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association Internationale des Travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d’un organe central ; tentative qui, par l’impulsion qu’elle a donné, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris ». Marx, Critique du programme de Gotha, 1875, éd. Sociales.

 

            On pourra consulter à ce sujet : Marx-Engels, Sur l’organisation, Spartacus.

 

[49]         En 1946, Pannekoek écrivait : « Et c’est de la classe ouvrière américaine que dépend, dorénavant, le sort de la révolution mondiale » (p. 289 du livre de Bricianer).

 

            Nous n’avons pas attendu l’essai qui se veut sensationnel, Ni Marx ni Jésus de Revel pour affirmer que la révolution avait son centre aux E.U. D’ailleurs ce livre n’a de sensationnel que la tentative de présenter la révolution sous les traits d’une forme qu’aurait pu excréter un radical à la J.J.S.S.

 

            Ce qui fait l’inévitabilité de la révolution aux E.U. c’est la fin de tout réformisme dont J. Kennedy et le pasteur L. King furent les principaux représentants et les « dignes » martyrs ! C’est aussi la fin de l’utopie. Les Etats-Unis furent au XIX° siècle l’espace où enfin l’utopie trouva son lieu ; un pays où il ne devait plus y avoir de différence de classes, où chaque individu pourrait librement se développer et atteindre le bonheur. Ce n’est qu’après la 2° guerre mondiale que le mythe a été réellement détruit à l’intérieur comme à l’extérieur ; c’est avec la guerre au Vietnam que les E.U. et le monde entier ont découvert que ce pays était aussi capable que l’Allemagne d’engendrer un « nazisme » (car, pour tous, le massacre des indiens n’avait été, en dernier ressort, qu’un problème de diffusion de civilisation !).

 

            C’est aux E.U. que se réalisèrent en se pervertissant la plupart des rêves utopiques des ouvriers chassés d’Europe par la famine et les persécutions politiques. C’est là-bas que la théorie trouvera son mouvement réel d’effectuation. 

 

[50]         22 ans après Prudhommeaux, M. Gallo dans son article « L’abus du mythe », Le Monde du 14-15-03-1971 (cf. aussi son livre Tombeau pour la Commune) reprend son thème : « le mythe du prolétariat » et la nécessité de le détruire. Prudhommeaux voyait la solution de la question sociale dans le « programme commun des socialistes libertaires pré-marxistes » dont le premier point indiqué par lui, est : « L’égalisation des classes fondées sur la division du travail… » (Ouvrage cité, p. 116). M. Gallo, lui, veut éviter un renouvellement d’une commune, « folie désespérée » à l’échelle planétaire qui pourrait être la conséquence de l’augmentation démesurée de la population humaine. Aussi voudrait-il que l’humanité réglât et contrôlât son développement, comme s’il n’y avait, à l’heure actuelle, une humanité qui ait un pouvoir quelconque. Le pouvoir est au capital.

 

            Lutter contre le mythe de la Commune, essayer de le détruire est une bonne chose (encore faudrait-il préciser en quoi il consiste ; découvrir le mythe chez Marx c’est déjà faire une lecture mythique de l’œuvre de celui-ci) mais à quoi cela conduit-il chez M. Gallo ? A revigorer les mythes de l’humanité, de la politique ; à oublier, dans toutes ses envolées polémiques, le capital. L’oublier dans ce cas, c’est déjà en faire l’apologie ! N’est-ce pas un mythe ténébreux que celui de la libération des hommes sans destruction du capital ?

 

            Dans un article de 1946, « L’échec de la classe ouvrière », Pannekoek aborda lui aussi cette question. Pour lui, l’échec est dû à la prédominance du socialisme d’Etat et à l’impossibilité du développement des conseils. Ceci est assez superficiel mais il ajoute cette remarque qui montre qu’il avait, sinon compris, du moins intuitionné la spécificité de notre époque : «Quand on parle d’échec de la classe ouvrière, on parle en réalité d’un échec lié à des buts trop restreints. La  lutte réelle pour l’émancipation n’a pas encore commencé ; vu sous cet angle, ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement ouvrier des cent dernières années n’a été qu’une succession d’escarmouches d’avant-postes. Les intellectuels, qui ont pour habitude de réduire la lutte sociale aux formules les plus abstraites et les plus simples, sont enclins à sous-estimer la formidable ampleur de la transformation à réaliser » (p. 286 du livre de S. Bricianer).

 

[51]         « Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de son propre dépassement (Aufhebung). Le résultat est : développement général – en vertu de sa tendance et de sa potentialité – des forces productives, de la richesse en général, en tant que base. La base en tant que possibilité du développement universel de l’individu et le développement effectif des individus à partir de cette base en tant que dépassement (Aufhebung) de leur barrière, qui est connue en tant que barrière et ne vaut pas en tant que limite sacrée. L’universalité de l’individu non en tant qu’universalité pensée ou imaginée, mais en tant qu’universalité de ses relations réelles et idéelles. Par là, aussi, conception de sa propre histoire en tant que procès et savoir (Wissen) de la nature (qui est aussi force pratique existant sur elle) en tant que son corps réel. Le procès de développement posé et connu comme présupposition de celui-ci. Mais, de ce fait, il est nécessaire avant tout que le développement complet des forces productives soit devenu condition de la production ; les conditions déterminées de la production ne sont plus posées en tant que limites pour le développement des forces productives ».

Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, t. II, p. 35. La traduction a été révisée (Grundrisse, p. 440, lignes 17 à 36). C’est grâce à la domination réelle du capital qui dépouille (entäussert) l’individu qui travaille qu’est créée la base même de son développement universel.

            Il est intéressant de rapprocher cette citation d’une autre extraite des Manuscrits de 1844 :

            « 4° ce n’est que par l’industrie développée, c’est-à-dire par la médiation de la propriété privée, que l’essence ontologique de la passion humaine atteint sa totalité et son humanité ; la science de l’homme est donc elle-même un produit de l’autoactivité pratique de l’homme » (éd. Sociales, p. 119).

 

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