LE
KAPD ET LE MOUVEMENT PROLÉTARIEN
AVANT
– PROPOS
1987
La
republication des textes extraits d’Invariance
série II, n° 1, en ce qui
concerne Le KAPD et le mouvement
prolétarien, et d’Invariance série
I, n° 7 et 8, en ce qui concerne les autres, ne vise pas uniquement un
but
immédiat : les rendre disponibles aux lecteurs intéressés,
mais un but
plus lointain : servir de matériaux pour une mise au point au
sujet du
vaste procès révolution, que nous ferons ultérieurement. En effet, en
1989, ce
sera le bicentenaire de la révolution française ainsi que le centenaire
d’hommes comme Bordiga, Hitler ou Wittgenstein. Il y aura alors
quarante ans
que les communistes seront arrivés au pouvoir en Chine. Ce n’est pas
que nous
voulons exalter le temps en nous préoccupant de ces
anniversaires ; nous
voulons nous en
servir comme points de
repères pour fonder notre affirmation que le procès révolution est
définitivement fini.
Les
autres études concernant le mouvement prolétarien
sont :
-
Les
caractères du mouvement ouvrier,
Série I, n° 10
-
Bref
historique du
mouvement de la classe prolétarienne dans l’aire
euro-nordaméricaine des
origines à nos jours, Série
I, n° 6
-
Le
mouvement prolétarien dans les autres aires: les
révolutions coloniales, Série
I, n° 6
-
La
gauche communiste d’Italie et le parti communiste
international, Série
I, n° 9
-
Prolétariat
et révolution, Série
II, n° 6
-
Prolétariat
et Gemeinwesen, Série
III, n° 5-6
-
À
propos de la dictature du prolétariat, Supplément
1978.
*
* *
GLOSSAIRE
AAU
= Allgemeine Arbeiter-Union = Union générale des
travailleurs.
AAUT
= Allgemeine Arbeiter-Union Deutschlands = Union
générale des travailleurs d’Allemagne. Fondée en février 1920.
B.O.
= Betriebs-Organisation = Organisation d’entreprise.
G.I.C.
= Groep van Internationale Communisten = Groupe
des communistes internationaux. Des indications intéressantes au sujet
de ce
groupe hollandais sont fournies par S. Bricianer, dans son livre Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI
(voir p. 259 et suivantes).
I.C.
= Internationale Communiste. Fondée en 1919.
I.K.D.
= Internationale Kommunisten Deutschlands =
Communistes internationaux d’Allemagne. Groupe fondé fin 1918. (=
Internationale Sozialisten Deutschlands = Socialistes internationaux
d’Allemagne), comprenant les militants du groupe de Brême publiant l’Arbeiter Politik (Politique
ouvrière) – qui fut la première organisation à rompre
avec le SPD, ce qui entraîna le départ du groupe de Berlin publiant Lichtstrahlen (Rayons
de lumière) qui rompit aussi avec le SPD. Ces groupes ne
partagèrent pas l’attitude du Spartakusbund qui adhéra à l’USPD.
L’Arbeiter politik reprenait
les positions de Pannekoek et fut le premier à mettre en avant l’idée
de créer
une organisation unitaire (juin 1917).Le groupe de Hambourg était très
influencé
par les I.W.W. (Industrial Workers of the World) des E.U.
I.S.
= Internationale Situationniste.
KAI
= Kommunistischen Arbeiter-Internationale =
Internationale Communiste Ouvrière. Fondée en 1922.
KAPD
= Kommunistischen Arbeiter-Partei Deutschlands =
Parti communiste ouvrier d’Allemagne. Fondé en avril 1920.
KPD
= Kommunistischen Partei Deutschlands = Parti
communiste d’Allemagne. Fondé en décembre 1918.
P.O.
= Potere Operaio = Pouvoir ouvrier. Mouvement
italien né à la fin des années 1960.
SDS
= Sozialistische Deutsche Studentenbund = Fédération
des étudiants socialistes allemands. Fondée en 1946. Dissoute en 1970.
SPD
= Sozialdemokratische Partei Deutschlands = Parti
social-démocrate d’Allemagne. Fondé en 1875.
USPD
= Unabhängige Sozialdemokratische Partei
Deutschlands = Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne. Fondé en
avril
1917.
VKPD
= Vereinigte Kommunistische Partei Deutschlands =
Parti communiste unifié d’Allemagne. Fondé en décembre 1920.
*
* *
Le
mouvement ouvrier allemand du XXe siècle –
mis à part le parti communiste officiel pro-soviétique – a la
particularité
d’être calomnié sans être connu, encensé en étant souvent méconnu[1].
Sa connaissance et sa juste appréciation
sont pourtant essentielles pour comprendre l’histoire de
ce siècle et
être à même d’individualiser les caractères fondamentaux du mouvement prolétarien
international qui
commence à se manifester ces dernières années.
Le
parti communiste d’Allemagne (KAPD) est un des
courants du mouvement ouvrier allemand qui présente le plus d’intérêt.
Il est
le point d’aboutissement d’un procès de rupture du prolétariat avec la
social-démocratie, opérant depuis la fin du XIXe siècle
et qui
s’amplifia sous l’action de la guerre et de la révolution russe.
Celle-ci avait
vu la généralisation d’une forme politique nouvelle, apparue en 1905,
le soviet
(ou conseil). De même le mouvement révolutionnaire allemand se
manifesta à
travers la constitution de conseils de marins et soldats, à Kiel
d’abord, puis
dans toute l’Allemagne. Mais la généralisation d’une forme d’organisation plus ou
moins superficielle,
le conseil, contribua dans un premier temps à occulter
le phénomène profond : la tentative de trouver
un comportement qui fut réellement
prolétarien et communiste et qui aille au-delà des
vieilles formes
léguées par un stade où le prolétariat était peu développé[2].
Cependant
ce qui allait demeurer dans l’apparence, c’est
le phénomène superficiel : la revendication des conseils qui
put s’imposer
ultérieurement avec celle du parti. Finalement ce qui demeure c’est
l’image
d’un parti communiste allemand avec toutes ses faiblesses, ses
incertitudes,
ses turpitudes, tandis que le phénomène profond aura été masqué,
enseveli ; annihilé presque. Il en est ainsi chaque fois que
la victoire
ne peut être acquise ; toute rupture (brèche) momentanée dans
le cycle des
luttes de classes est colmaté. C’est pourquoi faut-il avant de
présenter les
positions du KAPD en liaison avec le mouvement prolétarien actuel,
faire un
petit historique.
Lors de la
fondation du parti communiste allemand (KPD) on a unification de
différents
courants de gauche du prolétariat allemand : Spartakusbund,
IKD
(communistes internationalistes d’Allemagne), groupant surtout des
militants de
Brême, Berlin, le groupe de Hambourg. Si les syndicalistes sont en
dehors, ils
sont tout de même en liaison avec ces courants et non réellement exclus[3].
Au congrès de fondation du KPD, le mouvement semble surmonter le passé
et poser
les données réelles du moment présent.
1° - Coupure
avec la pratique du parlementarisme que l’on retrouve un peu partout en
Europe
et donc la négation de la démocratie bourgeoise, phénomène en acte,
mais avec
une ampleur variable, dans les principaux pays d’Europe et aux E.U. Les
révolutionnaires se rendant compte qu’il est nécessaire que le
mouvement
ouvrier lutte avec ses propres armes et qu’il ne s’enlise pas au
parlement,
domaine des sables mouvants où tout semble possible mais où toute
volonté
révolutionnaire est happée dans la mouvance du capital.
2° - Le rejet de
l’utilisation des syndicats est plus spécifiquement allemand, surtout à
cause
de son acuité. Cela est dû au phénomène d’intégration extraordinaire du
syndicat qui, à l’exclusion des syndicalistes révolutionnaires FAUD
avait
purement et simplement signé un traité de paix avec le patronat. La
condition
préalable à toute action révolutionnaire devenait l’abandon du
syndicat. D’où
le vaste mouvement spontané des travailleurs sortant des syndicats, qui
trouva
une structuration, une affirmation positive grâce à la révolution russe
où les
soviets étaient apparus. Le mouvement allemand lui emprunta la forme,
même si
cela ne correspondait pas à la réalité allemande.
Quoiqu’il en soit,
la fin de l’année 1918 (au Congrès du parti communiste d’Allemagne
(KPD))
voyait la victoire de la gauche et le mouvement de radicalisation qui
parcourait la classe ouvrière, bien que ralenti à cause de la puissance
du SPD
et de l’USPD, pouvait laisser présager un renforcement du courant
communiste
avec une prise de conscience plus nette du moment historique précis que
vivait
le mouvement ouvrier mondial au lieu où le capital se présentait en sa
forme la
plus achevée, l’Allemagne. Cependant, dès 1919, au Congrès du KPD à
Heidelberg,
le mouvement communiste subissait
un
premier échec : l’expulsion du KPD de tous ceux qui rejetaient
le
parlementarisme et les syndicats. Ceux-ci se retrouvaient en dehors du
parti
qu’ils avaient créé. Cela voulait dire qu’ils n’étaient pas l’élément
déterminant, dirigeant ; ils n’avaient plus l’avantage. Un
arrêt s’était
produit dans le procès d’unification des révolutionnaires ; il
fallait
repartir sur une base.
L’échec
d’Heidelberg n’est que l’écho de celui de janvier 1919 (mort de R.
Luxembourg,
Liebknecht et d’une foule d’ouvriers, les meilleurs éléments du moment)
et des
journées de mars 1919. Dès lors la position modérée consistant en
l’affirmation
que la révolution est désormais battue et qu’il est nécessaire de
revenir aux
anciennes méthodes afin de recomposer le prolétariat, l’emporte. Ce
sont les
positions de Lévi – lequel voyait la crise pour 1926 – soutenues en
totalité
par Radek porte-parole officiel, en Allemagne du courant russe, de
l’I.C. La
Russie a besoin d’aide pour desserrer l’étau qui l’enserre ;
une Allemagne
lancée contre le traité de Versailles est une alliée objective et,
d’autre
part, une reconstruction de l’Allemagne, de son industrie, devrait
amener un
renforcement de son prolétariat, créant par là des conditions
meilleures pour
un assaut ultérieur. Ce qui compte puisqu’on ne peut pas prendre le
pouvoir
c’est de renforcer un courant favorable à l’Union soviétique faisant
pression
sur le gouvernement allemand afin de lancer l’Allemagne contre
l’Entente. Il
faut en quelque sorte une « union sacrée » de tout le
prolétariat –
en vue évidemment d’un soutien à l’Etat socialiste de Russie – d’où,
dès la fin
1919, la pratique de la « lettre ouverte » (du KPD) à
toutes les
« organisations ouvrières » pour lutter ensemble
contre le
capitalisme – première manifestation de la tactique du « Front
unique ».
Déjà à Heidelberg,
il y a union de la vieille social-démocratie se survivant au travers
d’une
théorie de la pause (nécessaire pour régénérer l’Allemagne où les
sociaux-démocrates ont pris le pouvoir afin de faire des réformes) et
le bolchevisme
essoufflé cherchant un appui. Cela trouvera son parachèvement à Halle
(octobre
1920), avec la formation du V.K.P.D.
Cependant étant
donné l’importance du KAPD, à ses débuts, celle de l’AAUD (Union
Générale des
Travailleurs d’Allemagne), de la FAUD (Union libre des Syndicats
Allemands), il
n’est pas encore dit que l’exclusion du courant de gauche du KPD
apparaisse
comme premier échec et être par là l’élimination de la gauche,
l’enrayement de
la constitution du prolétariat en classe sur la base du développement
atteint
par le capital dans l’Allemagne du début de ce siècle.
Le Congrès de
fondation du KAPD a lieu en avril 1920, après celui de l’AAU (février
1920) au
moment où en Russie les troupes révolutionnaires prennent l’offensive,
après
avoir battu les différentes coalitions réactionnaires ; elles
vont aller
hors de Russie et s’approcher de Varsovie. Mais l’arrêt des troupes
soviétiques
devant cette ville va inhiber le phénomène révolutionnaire
international et
structurer la position de repli de l’internationale communiste en
Allemagne.
1920 voit la
parution de La maladie infantile de
Lénine, qui est témoignage et prise d’acte de l’impossibilité pour la
révolution de se généraliser, de devenir purement communiste,
en s’enracinant
en occident. La révolution russe va devenir terme de référence et le
parti
bolchevik modèle de parti : première bolchevisation réelle.
Autrement dit,
par leurs propres forces, les prolétaires occidentaux ne sont pas
parvenus à
faire la révolution ; d’autre part, ils manifestent des
positions allant à
l’encontre de celles affirmées par le parti bolchevik qui lui ont
permis
d’arracher la victoire ; conclusion : il est
nécessaire d’aider les
prolétaires occidentaux en leur offrant un paradigme sûr. Ils devront
puiser
conscience dans la révolution russe.
La Russie pays
modèle de la révolution triomphante, ce fut un précédent théorique pour
la
théorie du socialisme en un seul pays. La
maladie infantile de Lénine est l’expression de la
non-confluence du
phénomène révolutionnaire de l’aire slave avec celui de l’aire
occidentale ; c’est en même temps le rejet de celui-ci qui,
pourtant,
rompait enfin avec la social-démocratie et se trouvait donc plus
adéquat au
communisme. L’ensemble des positions des communistes occidentaux est
dénoncé
comme étant anarchiste, infantile, etc., qu’il s’agisse des positions
du KAPD,
de celles de la fraction abstentionniste italienne, des tribunistes
hollandais,
de S. Pankhurst, etc. Simultanément, l’I.C. intervient pour inhiber le
développement théorique qui se posait comme but de penser réellement la
révolution en occident : le bureau d’Amsterdam est fermé,
celui de Vienne
voit son activité ralentie tandis que Kommunismus
qui exposait les thèses des gauches, du moins en partie,
cessera de
paraître en 1922. Dès lors, le KAD est refoulé sur une position
défensive ayant
contre lui le SPD, l’USPD et le KPD. Le poids de la révolution russe,
le
non-soutien de l’I.C. et surtout l’absence de mouvement d’envergure, en
un pays
quelconque, pouvant invertir le reflux, c’est-à-dire la consolidation
de la
double révolution russe en révolution bourgeoise, tout cela va isoler
le KAPD,
le réduire à une secte.
Devant les premiers
affermissements de la contre-révolution, le KAD n’abandonne pas. Il
tente de
faire connaître ses positions et de les faire triompher en portant une
vive
critique aux autres mouvements à l’intérieur de l’I.C. Cela conduira à
la
rupture avec celle-ci, à la différence d’avec les autres mouvements
(sauf les
hollandais et de petits groupes comme celui des bulgares). Celui-ci,
soit
capitulent rapidement en acceptant en totalité la position de Lénine,
soit
prennent une position de repli, sans abandonner leur position critique
(opposition en théorie, acceptation en pratique). Il en est ainsi pour
la
gauche italienne (Bordiga s’opposa aux thèses de Lénine sur le
parlementarisme
mais accepta de participer aux élections ; mieux, en 1922, il
fut le
représentant de l’I.C. au Congrès du PCF à Marseille ; cf. son
discours à
ce Congrès in Rassegna Comunista n°
24-25).
En 1921, le 3°
congrès structurait l’opposition irrémédiable entre les communistes
occidentaux
comme les kapédistes et les positions des bolcheviks. Le KAPD est
rejeté et, la
même année, c’est le triomphe de la théorie du front unique. Dès lors,
le
devenir stalinien de l’I.C. est possible. Elle devenait réellement
russe,
soumise aux ordres du PCR et les appréhensions de R. Luxembourg se
vérifiaient
trop bien. Le KAPD aurait voulu constituer une opposition au sein de
l’I.C.
(faire un entrisme de type luxembourgiste), mais ce fut impossible. Par
là
s’estompait toute discontinuité dont le KAPD était la personnification
en
Allemagne, la fraction abstentionniste en Italie. L’unification à Halle
de la
gauche de l’USPD avec le KPD, tandis qu’en Italie était lancée
l’offensive pour
l’unification entre PCI et gauche socialiste (les
terzinternazionalisti),
traduisait la réabsorption du mouvement communiste dans le vieux
courant
social-démocrate.
La rupture du KAPD
avec l’I.C. posait implicitement pour certains éléments la nécessité de
faire
une autre organisation révolutionnaire. La KAI (Internationale
Communiste
Ouvrière) sera fondée en 1922 mais au prix d’une division (la même
année) du
KAPD en deux courants. C’est en fait au congrès de septembre 1921 à la
suite de
l’échec de l’ « action de mars » (qui semble jouer
pour le mouvement
ouvrier allemand le même rôle que l’insurrection de Cronstadt pour le
mouvement
ouvrier russe[4]),
donc de l’éloignement de la révolution (s’accompagnant de la remise en
cause de
la théorie de la crise mortelle du capitalisme) que s’individualise une
fraction qui voulait la création le plus rapidement possible d’une
nouvelle
internationale et le refus de la participation de l’AAU aux luttes
salariales. Cette
fraction donna naissance à la direction de Essen du KAPD qui se
consacra
essentiellement au travail d’organisation de la KAI. Cependant au sein
même de
cette « direction » un groupe devait, en novembre
1923, se
détacher : Kommunistischer Rätebund (Ligue
des conseils communistes) ayant une position anti-intellectuelle,
contre le
« pouvoir exécutif » du KAD sur l’AAU, ce qui
rapprocha ce groupe de
l’AAUE fondée en octobre 1921 (où d’ailleurs la plupart des militants
de la
Ligue entrèrent après la dissolution de cette dernière).
La direction
d’Essen constata avec Gorter à quel point le prolétariat allemand était
réformiste, que la plupart des prolétaires luttaient uniquement pour
des
réformes et la reconstruction (Aufbau) d’où la nécessité qu’au moins un
groupe
maintienne fermement les principes de l’auto-conscience du prolétariat,
pour
pouvoir construire lors de la nouvelle actualisation de la révolution
le noyau
du mouvement d’émancipation prolétarien[5].
Une partie
importante des membres du KAPD (Essen) rejoignit dès 1925 le SPD et
forma en
son sein un cercle révolutionnaire, en 1929, Roten
Kämpfer (les combattants rouges) qui poursuivit son activité
jusque sous le fascisme. Les autres se retirèrent de l’activité
politique.
En
ce qui concerne la direction de Berlin, se présentant
comme la continuation authentique de la tradition du parti, elle exposa
à son
congrès du 9/11 – 09 – 1923 un 2° programme, se confina dans une
critique du
KPD et n’effectua aucune activité notable. En 1927 s’opéra une scission
due au
fait que la direction de Berlin s’était rapprochée du groupe publiant Entschiedne Linke (Gauche résolue)
formée par les exclus du KPD, E. Schwartz et Korsch. La position
tactique de
cette fraction devenait plus « élastique » du fait
qu’elle utilisait
la possibilité d’intervention au Reichstag qu’elle devait à Schwartz
député en
cette assemblée. Le groupe oppositionnel publia un journal où il reprit
la
question de l’anti-parlementarisme. A la suite de cela l’importance du
KAPD
direction de Berlin diminua encore. Cependant, quelques groupes
survécurent à
la prise du pouvoir par les nazis[6].
Le mouvement de
l’AAU dont nous avons signalé la fondation antérieure à celle du KAPD
est
inséparablement lié à ce parti. Il connut aussi des
scissions ; la plus
importante est celle qui donna naissance à l’AAUE (organisation
unitaire) en
1921 et qui eut pour cause la question du rapport entre l’AAU et le
KAPD. Les
éléments qui créèrent l’AAUE – en particulier O. Rühle – rejetaient
tout parti,
car ce dernier quel qu’il soit engendrerait une bureaucratie et
entretiendrait
un opportunisme dans les masses, opportunisme lié à l’existence des
chefs.
Certains éléments refusaient aussi la lutte pour les salaires (comme ce
fut le
cas pour le groupe scissionniste indiqué plus haut). L’AAUE eut aussi
ses
scissions et, ce qui resta, s’unifia avec les éléments de l’AAU en
1931.
*
* *
Nous pouvons
résumer les positions du KAPD de la façon suivante : la crise
que traverse
le système capitaliste est sa crise mortelle ; il peut y avoir
de petits
rétablissements mains ce ne peut être que momentané ; on
s’achemine
inexorablement vers la fin de la société capitaliste. Il y a donc
possibilité
de révolution ; celle-ci n’est pas morte lors des défaites de
janvier-mars
1919. Sa permanence est liée au fait que les conditions objectives de
la lutte
pour la révolution sont réunies. Les conditions subjectives font
défaut ;
le prolétariat est divisé, incrétinisé par la démocratie bourgeoise,
abruti par
la dictature militaire. Il n’a adopté les soviets (conseils) que de
façon
superficielle et assez inconsciente. Il faut, pour reconstituer la
force
révolutionnaire, des organisations nouvelles qui tendent à dépasser
immédiatement la contradiction du vieux mouvement entre organisation
politique
et économique. Dans ce but, les organisations d’entreprise doivent
remplacer
les syndicats, principaux bastions du capital, que les ouvriers,
d’ailleurs,
désertent. Il faut un parti de type nouveau, non centralisé, non
dirigeant à la
façon léniniste, qui soit le centre de réception des différents
courants de
pensée et de lutte qui traversent la classe ; qu’il soit en
quelque sorte
son cerveau, l’organe qui puisse lui proposer la voie juste. Il faut
avant tout
organiser le prolétariat sur le lieu de production, l’entreprise, afin
de
lutter contre le nouvel opportunisme qui consiste à utiliser les
institutions
économiques dans le cadre du capitalisme. Au lieu de se laisser
absorber par la
démocratie bourgeoise, on doit plutôt tendre à produire des actions
exemplaires
qui puissent être le point de départ de la reformation de la conscience
de
classe, car le problème essentiel de la révolution en Allemagne, c’est
le
développement de la conscience de classe du prolétariat (d’om l’appui
donné à « l’action
de mars »). L’action directe qui est préconisée, et qui, par
certains
aspects, peut rappeler l’anarchisme, montre simplement que la position
des
anarchistes était prématurée (il leur manquait l’idée d’organisation).
Une
telle activité est d’autant plus nécessaire qu’en Allemagne le
prolétariat est
seul, aucune classe ne peut être son allié.
Sur
le plan international les points essentiels
sont : l’Allemagne vue comme foyer de la révolution et élément
déterminant
pour la réalisation du communisme à l’échelle mondiale. L’autre
élément, c’est
la Russie, où, dans un premier temps, la révolution qui l’a bouleversée
est
saluée comme une révolution socialiste, puis comme une double
révolution pour
finalement être caractérisée comme révolution bourgeoise. Le KAPD
affirme qu’en
URSS se développe le capitalisme ce qui corrélativement l’amène à
s’opposer
vivement à l’I.C. considérée comme un instrument de cette révolution
bourgeoise.
Si
l’on compare les diverses positions rapportée
ci-dessus à celles des autres courants du mouvement ouvrier de la même
époque
et à ce qui en reste aujourd’hui, on se rend compte à quel point le
KAPD mit en
avant les questions essentielles du mouvement ouvrier
occidental ;
questions qu’il ne fut pas à même de résoudre théoriquement et
pratiquement. D’autre
part, ces questions sont encore soulevées à l’heure actuelle et l’on
constate
le retard de la pensée révolutionnaire au fait même qu’elle n’a pas
dépassé ce
stade. En particulier, la majorité du courant conseilliste qui ne prend
dans le
KAPD que ce qui lui permet de s’opposer au léninisme, ne parvient pas à
saisir
la spécificité de ce mouvement ; il est tout au plus capable
de répéter,
en essayant de le réactualiser magiquement, le système des soviets,
alors qu’il
s’agit de comprendre que tout ceci est lié à une phase bien déterminée
du
mouvement ouvrier mondial. Pour asseoir cette dernière affirmation nous
allons
confronter quelques positions que nous avons présentées ici sous forme
de
résumé, avec celles de certains groupuscules actuels*. [*On notera bien
ici que
tout ce travail est une étude des thèmes théoriques du KAPD en liaison
avec le
mouvement prolétarien. Il manque une analyse détaillée de l’évolution
de la
société capitaliste et des classes en Allemagne et dans le monde au
début de ce
siècle.][7]
Presque
tous les révolutionnaires ont partagé l’idée que
la crise que la société capitaliste traversa dans les années de 17 à 20
était
la crise finale. La différence entre les kapédistes et les autres
éléments du
mouvement révolutionnaires c’est qu’ils maintinrent cette
caractérisation
beaucoup plus longtemps que les autres et d’autre part elle était le
fondement
même de leur praxis et de leur théorie. Le second programme du KAPD
sera dédié
en 1924 en grande partie à cette question ; beaucoup de
kapédistes
pensaient que le capitalisme était incapable de se régénérer[8].
Cette position était à la fois juste et fausse : juste parce
qu’effectivement il fallut attendre la victoire du capital en 1945 pour
qu’il
surmonte enfin sa crise (25 ans après nous avons seulement les
symptômes de la
prochaine grande crise révolutionnaire), fausse parce que la
capitalisme s’est
régénéré. Il ne s’agissait donc pas de la crise finale. D’autre part,
le
mouvement ouvrier lui-même était en crise, incapable de porter
l’attaque
décisive à son ennemi mortel. O. Rühle qui s’était, dès 1920, séparé du
KAD,
fut un des rares à se rendre compte du drame historique, de
l’incapacité du
prolétariat, et, en 1924, il écrivait :
« En
Allemagne, la révolution est perdue pour
longtemps pour le prolétariat allemand » (De
la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne – Von
burgerlichen Revolution zur proletarischen Revolution).
Après
avoir théorisé les périodes ascendantes, de
prospérité, de crise, de stagnation, etc., Trotsky en arriva à faire la
découverte sensationnelle (dans Le
programme de transition – programme de la IV° Internationale – 1938)
que
les forces productives avaient cessé de croître, ce qui était encore un
credo
de la crise finale et permettait de sauver sa « théorie de la
révolution
permanente ». Ceci a été repris par une grande portion du
mouvement
trotskyste et, d’autre part, combien de fois n’a-t-on pas vu s’étaler
dans les
divers journaux groupusculaires : la crise finale du
capitalisme dépeint
en son agonie mortelle !
Ce
qu’il y a d’essentiel dans l’analyse économique des
kapédistes c’est leur insistance à placer le heurt prolétariat-capital
comme
étant fondamental pour comprendre le mouvement économique, alors que
pour
Trotsky, par exemple, au 3° congrès de l’I.C., l’analyse s’enlise
facilement
dans une phénoménologie superficielle. Ainsi de la caractérisation du
chômage ; pour les kapédistes, celui-ci n’est pas simplement
le chômage
structurel, habituel, c’est un chômage voulu par le bourgeoisie, c’est
une arme
de la classe dominante pour affamer les prolétaires et donc briser leur
résistance ; l’économie est vue comme l’arme de classe
fondamentale dans
le combat prolétariat-capital. De là découle, selon les kapédistes, un
nouvel
antagonisme qui s’opère maintenant à l’intérieur de la classe entre
ceux qui
ont un travail et ceux qui n’en ont pas. Il est évident que la classe
dominante
trouve dans cet antagonisme une aide efficace. Ultérieurement, lorsque
le
prolétariat sera pleinement battu, assurer le travail à tous (donc
résurgence
sous une autre forme du droit au travail), fonder la société ou la
république
du travail sera la solution pour l’englobement du prolétariat réduit à
sa
fonction de capital variable : le fascisme.
Sur
ces points il est indéniable que le KAPD voyait juste
et l’antagonisme sus-indiqué s’est à nouveau affirmé par la suite. De
là aussi
sa volonté, celle de l’AAU puis celle de l’AAUE, d’unifier tous les
prolétaires
au niveau des B.O (Betriebs-Organisation). A partir de là se dévoile
encore
plus clairement le caractère réactionnaire de la proposition de front
unique
faite par l’I.C. Elle revenait finalement à accepter de se mettre à la
remorque
du prolétariat n’ayant pas un intérêt immédiat dans la révolution. Le
front
unique enlisa le prolétariat et le mit sous le joug du
fascisme ;
corrélativement, toute apologie, toute déification du prolétariat est
le plus
gros obstacle au surgissement d’une classe révolutionnaire.
Les
kapédistes reconnaissaient au capital une autre solution,
même s’ils la considéraient comme momentanée : la Russie
soupape de
sécurité pour le capital, comme ils le déclarèrent au 3° congrès de
l’I.C. A
cette occasion ils firent ressortir les dangers de la construction du
capitalisme en Russie. Les kapédistes reconnaissaient que les
bolcheviks
étaient dans une impasse mais ils ne pensaient pas qu’il fut possible
de
trouver une solution révolutionnaire dans les limites de la seule
Russie ;
ils ne mettaient pas en doute les mesures appliquées par les
bolcheviks. Ce
n’est qu’après le rapport de Kollontaï[9]
qu’ils changèrent d’opinion. Dès lors, leur évolution fut rapide. Elle
les
amena à définir la révolution russe comme double révolution, puis comme
révolution bourgeoise.
Aux
remarques des kapédistes, Trotsky n’oppose aucun
argument sérieux. Plus tard, au IV° Congrès de l’I.C. (1922), il mettra
en
avant l’argument du monopole du commerce extérieur[10].
Le développement économique à l’échelle mondiale fut plus fort que
toutes les
garanties dont parlait Trotsky et l’Angleterre profita effectivement de
la
soupape russe. A ce sujet, il est bon de rappeler toute l’incohérence
des
révolutionnaires du début du siècle et leur rupture avec la perspective
de
Marx. Celui-ci dénonçait l’alliance maléfique anglo-russe efficace dès
avant la
révolution française et avait envisagé la révolution russe comme
prologue à la
révolution en Europe. Quand la Russie tsariste fut détruite, ce fut un
affaiblissement considérable pour l’Angleterre elle-même et, étant
donnés les
mouvements révolutionnaires à l’échelle du continent européen, on
pouvait
prévoir un effet de rupture au sein de la vieille Albion. Le rapport ne
fut pas
envisagé et, contraints par les événements, les bolcheviks renforcèrent
l’ennemi. La preuve que ce rapport n’avait pas été clairement perçu
réside dans
la politique absurde de l’I.C. vis-à-vis du mouvement ouvrier anglais.
Lénine
voulut l’entrée du P.C anglais dans le labor-party, afin d’avoir une
plus
grande audience, d’aller aux masses. Faire cela impliquait avoir une
vision
immédiate des rapports sociaux et ne pas avoir de perspectives au sujet
d’un
bouleversement en Angleterre. En faisant ainsi, Lénine, l’I.C. noyèrent
la
force révolutionnaire en train de s’individualiser, de s’autonomiser,
par
rapport aux conditions démocratiques abêtissantes, incrétinisantes
(comme le
notait plus ou moins S. Pankhurst[11]),
dans le mouvement réformiste. La secousse révolutionnaire qui ébranla
enfin
l’Angleterre, au moment où la révolution prolétarienne avait été
enrayée en
URSS et en Europe continentale, aurait pu relancer cette dernière. Mais
le
comité anglo-russe[12],
couronnement de toute la politique de l’I.C. vis-à-vis de l’Angleterre
sauva
celle-ci de la crise révolutionnaire.
Si
le KAPD avait raison de définir la révolution russe comme
il le fit, il avait tort de la figer trop tôt, de nier les
potentialités non
encore épuisées. En effet, jusqu’à la deuxième guerre mondiale la
société russe
est instable et sa voir n’est absolument pas définitive. Non que
Staline aurait
pu choisir, à tout moment, entre aller au socialisme ou aller au
capitalisme.
Mais les paysans, les prolétaires n’étaient pas encore complètement
assujettis,
de telle sorte qu’une impulsion venant de l’ouest, une crise affectant
la
société occidentale, aurait pu redonner l’impulsion à un mouvement
révolutionnaire prolétarien en l’aire slave. Telle fut la position de
Bordiga
lorsqu’il analysa l’expérience russe après 1921[13].
Avec la deuxième guerre
mondiale et le massacre de 22 millions de russes, le capital obtenait
enfin sa
grande victoire sur le prolétariat et les paysans russes. Dès lors la
société
russe ne renferme plus de possibilités de changer son cours
capitaliste. Un
cycle est terminé. C’est du développement même du capital que les
conditions
révolutionnaires doivent naître maintenant.
Les kapédistes obnubilés par
leur théorie de la crise mortelle du capital ne tirèrent pas toutes les
conclusions implicites dans leur détermination du rôle de la Russie
dans le
système capitaliste. Dans d’autres domaines elle devait être féconde.
Ainsi de
leur anti-parlementarisme, de leur rejet de la démocratie bourgeoise.
C’est
parce que maintenant les conditions sont mûres pour la révolution qu’il
n’est
plus possible d’employer les anciennes méthodes du mouvement ouvrier.
Mais ceci
ne découle pas d’une analyse de la démocratie, du parlementarisme. Le
KAPD ne
retrouve donc pas la position de Marx, du communisme comme solution
positive ; c’est pourquoi revendiquera-t-il lui aussi une
démocratie
prolétarienne.
La position des kapédistes
s’apparente à celle de Lukács, à celle des communistes belges, suisses[14],
pour qui on doit abandonner le parlement à partir du moment où les
soviets
surgissent. Le KAPD constate le remplacement des vieilles formes de
lutte par
des nouvelles et justifia ces dernières par le fait qu’elles évitent la
dictature des chefs, la délégation des pouvoirs, la corruption. Cela
permet
d’avoir une affirmation plus prolétarienne, d’où l’ajout du
qualificatif
ouvrier au mot parti, cause d’une accusation, souvent répétée
d’ouvriérisme,
sans la préoccupation parallèle de bien saisir le pourquoi de cet
adjectif. Il
est vrai, l’ajout de ce dernier pouvait conduire à penser que la
révolution
était un processus qui concernerait uniquement le prolétariat et que le
parti
devait être seulement ouvrier, etc. Mais la position des kapédistes
n’était en
rien une simple résurgence de la position ouvriériste, des
« mains
calleuses ». Cependant, l’ironie veut que ce soit souvent ceux
qui
s’adonnent le plus à l’idôlatrie du prolétariat qui portent ces
critiques.
La rupture avec le
parlementarisme s’accompagne de la rupture avec les syndicats. La
critique
faite par le KAPD, Pannekoek, O. Rühle, etc., est la plus décisive[15].
Elle met en évidence à quel point les syndicats sont devenus des
organes
intégrés dans le capitalisme, des organes de son Etat. Manquait
seulement la
démonstration rigoureuse (bien que tentée) de l’inévitabilité d’un tel
processus, étant donné que, par essence, le syndicat est organe de la
démocratie sociale, car il intervient dans la détermination de la
répartition
de la plus-value. D’entrée, il est au cœur du système : pour
discuter de
la répartition de la plus-value, il fait d’abord que le prolétariat
l’ait
produite.
Un certain nombre de courants
poussèrent la critique jusqu’à refuser le combat pour le salaire,
position
dangereuse si elle est le fait d’un petit courant parce qu’elle offre
prise à
la démagogie des appareils en place visant à discréditer tous les
mouvements
radicaux en disant qu’ils ne recherchent, en fait, aucunement
l’émancipation du
prolétariat, ni se préoccupent d’améliorer ses conditions de vie. On a
vu cette
ignoble démagogie opérer en mai et juin 68, mise en acte par les
dirigeants des
organisations concentrationnaires que sont le PCF et la CGT. D’autre
part, une
telle réaction est typique de la classe dominante. Celle-ci peut
d’autant plus
porter que les groupes qui ont affirmé cela n’ont pas (ou l’ont fait de
façon
très peu substantielle) défini simultanément l’objectif essentiel
actuel :
la destruction du prolétariat. Ainsi, Tronti (théoricien de Potere
Operaio)
affirme qu’une nouvelle stratégie est nécessaire, qu’il faut refuser de
« collaborer activement au développement
capitaliste », refuser
« positivement un programme de revendications ». Il
faut refuser de
porter des revendications au capital afin de ne pas développer celui-ci
(Operaio e Capitale, pp. 247 et 250)[16].
Parallèlement, on doit « bloquer le mécanisme économique, le
mettre dans
l’impossibilité de fonctionner au moment décisif » (p. 251).
Malheureusement, Potere Operaio
comme
Tronti ne surmontent pas la contradiction : exaltation du
prolétariat –
destruction du travail.
Une telle appréhension de la
question ne fait que reconnaître a posteriori, que ce fut le
prolétariat
l’élément moteur dans la dynamique du développement du capital (jusqu’à
ce que
la science lui conteste ce rôle par l’importance même qu’elle prend
dans le
procès de production comme dans celui de circulation), la causalité
« structurale », l’efficace en quelque sorte. Par ses
revendications,
par sa lutte, le prolétariat obligea le capital à se développer
jusqu’au moment
où celui-ci parvenu à sa domination réelle n’a plus besoin de ce
stimulant
(point de non-retour) ; alors son effroyable épanouissement
met en cause
l’avenir même de l’espèce. Il faut donc purement et simplement détruire
le
capital et, pour ce faire, il ne s’agit plus de passer par le moyen
terme des
revendications de réformes ou autres fariboles de l’arsenal
réformiste ;
il fait la suppression du prolétariat, être réel réifié du capital. Une
telle
affirmation est incompatible avec la déification du prolétariat faite
par
Potere Operaio ou Lotta Continua, ou la Gauche prolétarienne.
L’anti-parlementarisme et
l’anti-syndicalisme du KAPD ont comme complémentaire l’unionisme. Le
concept
fondamental de la théorie de ce parti est l’union. Les kapédistes
veulent
unifier le prolétariat mais un prolétariat révolutionnaire, non infesté
de
démocratie, non abruti par le militarisme. Le lieu où le prolétariat
peut être
exempt de toute influence pernicieuse c’est le lieu de travail. Voilà
pourquoi
il faut créer des B.O. (Betriebs-Organisations), les unir ensuite en
unités
plus vastes. Si le KAD, l’AAU, l’AAUE privilégient le lieu de
production, c’est
parce qu’ils définissent le prolétariat par le moyen de l’usine.
« Le
travailleur est prolétaire au sens marxiste, seulement dans la
production, dans
son rôle de travailleur salarié », il acquiert sa conscience
de classe
dans l’usine. Mais à l’extérieur de celle-ci « il vit, habite,
pense, agit
et se sent comme un petit bourgeois » (O. Rühle, Schriften, Rowolht Verlag, p. 167. On
trouve presque littéralement
la même définition dans son écrit de 1924 : De
la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne).
Nous sommes encore enfermés
dans l’apologie de la production et du travail. Or l’ouvrier est
prolétaire
parce qu’il n’a pas de réserves, parce qu’il est privé de moyens de
production,
donc de toute possibilité d’accomplir une activité si ce n’est sous une
forme réduite,
c’est-à-dire privée d’une foule de déterminations : le travail
salarié.
L’entreprise est le lieu où s’effectue la possibilité de sa
non-possession, de
son dépouillement, de son extranéisation. Alors seulement il acquiert
quelque
chose, un salaire. C’est par là justement qu’il peut être intégré. Il
est vrai
que le milieu extérieur à l’entreprise est celui de la grande
mystification de
la démocratie. Cependant dans l’usine elle-même en dehors de la
mystification
du salaire lui-même, une autre se développe, qui découle du
renforcement du
capital : l’apport du prolétaire, celui de son travail est de
plus en plus
insaisissable à cause de l’importance considérable du travail mort, et
à cause
de la socialisation du travail[17].
C’est pourquoi la recherche de garanties contre le pourrissement créé
par
l’atmosphère capitaliste échoue même si on veut, comme certains le
proposèrent,
apporter la démocratie à l’usine. C’est là évidemment le point faible
de la
théorie du KAPD, ce qui le conduit à une idéologie de producteurs.
C’est là
aussi que se manifeste l’échec de la révolution allemande qui devait
conduire
rapidement à la négation du prolétariat et qui, au contraire, par suite
du
recul lié à la perte de la première bataille, importante il est vrai,
de 1919,
aboutit au repli de celui-ci sur l’usine.
Le KAPD donne une définition
du prolétaire en tant qu’ouvrier et l’exalte. Or, si le capital dans
son procès
de vie est cause de la séparation du travailleur de ses moyens de
production,
il devient ensuite l’élément qui permet l’unification, laquelle n’est
plus
entre travailleur individuel et outil parcellaire, mais entre ouvrier
collectif
et moyen de production socialisé. L’intermédiaire valeur-capital
(Kapitalwert),
comme tous les intermédiaires, devient ensuite prépondérant et
détermine la
nouvelle unité dans une autre mesure telle qu’au point d’arrivée du
processus,
le capital s’est anthropomorphisé et le travailleur capitalisé. Le
salaire est
l’élément essentiel de cette transformation mystificatrice. Il apparaît
comme
le certificat attestant l’unité retrouvé homme-moyen de production,
puisqu’il
apparaît comme paiement non de la force de travail, mais de la fonction
exercée
par l’ouvrier dans un procès de production déterminé.
Tant que ce processus n’est
pas parvenu à son effectivité, les ouvriers ont une action absolument
révolutionnaire, même si inconsciemment leurs buts ne le sont pas, en
ce sens
que la lutte contre le despotisme du capital oblige celui-ci a toujours
perfectionné
sa domination et, pour se faire, il est conduit à se rendre indépendant
de la
force de travail donc à devenir le monstre automatisé dont parlait
Bordiga en
commentant le chapitre des Grundrisse sur
le moyen de travail et la machinerie[18].
Voilà pourquoi les luttes syndicales ont eu une importance non
seulement pour
l’amélioration des conditions de vie de l’immense foule exploitée, mais
aussi à
cause de leurs conséquences indirectes.
Maintenant pour l’aire
euro-nord-américaine, le prolétariat ne peut plus être révolutionnaire
d’un
point de vue immédiat, puisqu’il n’y a plus à développer le capital et,
paradoxalement, une augmentation générale des salaires, si elle est
favorable à
la classe dans cette zone, a des conséquences néfastes dans les pays à
composition organique du capital plus faible (ce que l’on appelle le
tiers-monde)[19].
C’est ici le lieu de préciser
ce que disait Marx à propos du prolétariat. Il n’a pas affirmé in
abstracto la
nature révolutionnaire de celui-ci ; il a déclaré que le
prolétariat était
révolutionnaire ou il n’était rien. On
peut encore préciser : pendant toute une période,
le prolétariat
fut la classe nécessaire ; maintenant la persistance de cette
classe –
synonyme de persistance du capital – est obstacle au devenir de
l’espèce. La
nécessité de cette classe n’est vraie que si l’on envisage la
destruction des
classes car celles-ci ne peuvent disparaître que par l’autosuppression
du
prolétariat ; la révolution communiste est encore une
révolution
classiste.
La glorification du
prolétariat dans sa réalité immédiate a été faite en quelque sorte par
Potere
Operaio qui considère qu’on doit passer du prolétaire à l’ouvrier
car :
« Ainsi le saut du prolétaire à l’ouvrier comporte sur le plan
de la
violence sociale le passage de la révolte à la lutte de
classes » (P. O. n°
1 ?). Ce qu’il y a
d’important, toutefois, dans P.O. c’est
la reconnaissance que le prolétariat doit lutter contre le travail,
contre
lui-même.
Le côté dangereux dans cette
apologie de l’ouvrier et de son lieu de travail, l’usine (ceci se
produit déjà
lorsqu’on pense nécessaire d’accoler l’adjectif ouvrier au mot parti ou
au mot
pouvoir), c’est de contenir le germe de la glorification du travail et
finalement le point de départ pour une réécriture de l’histoire afin de
conjurer en quelque sorte ce qui s’est produit et, magiquement, se
justifier.
Le capitalisme n’existe que parce qu’il y a deux éléments
complémentaires
capital et travail salarié. Jusqu’à maintenant on a mis au premier plan
le
capital, lequel semble l’élément déterminant (et on le fait encore
lorsque l’on
affirme de façon métaphysique : l’économie est seule
déterminante). Or,
c’est le prolétariat qui produit la plus-value qui sera capitalisée et
donc
deviendra capital. A partir de là, on est passé à une affirmation
symétrique :
il faut mettre le travail au premier plan, le prolétaire (cf. Tronti). C’est déjà ce que pensait
Chaulieu lorsqu’il
disait que Marx avait oublié de mentionner la lutte de classe dans son
ouvrage Le Capital[20].
Finalement cette position n’est qu’un retour aux socialistes ricardiens
tels
que Gray, Bray ou Hodgskin que Marx critiqua en particulier dans Misère de la philosophie. Ce n’est pas
une simple réactualisation. Chez Tronti on trouve la compréhension a
posteriori
de l’importance de la classe ouvrière, son intervention politique[21].
D’autre part, les socialistes ricardiens théorisaient un devenir qu’ils
souhaitaient : un développement des forces productives
polarisées autour
du travail ; Tronti veut réécrire l’histoire pour donner à ce
souhait sa
réalisation.
Il ne s’agit plus de prendre
partie pour l’un ou l’autre des deux pôles, aspects du
capital ; il s’agit
de les détruire tous les deux. En ce sens l’autonomisation de la classe
ouvrière est une revendication vide si elle n’est pas posée dans le
devenir de
la suppression de cette classe.
Les kapédistes tout comme R.
Luxembourg ne s’illusionnaient pas sur l’état d’esprit des prolétaires
(des
masses, comme on dirait) ; il était contre-révolutionnaire et
R.
Luxembourg parlait de leur immaturité. Il n’y a pas de contradiction
entre
cette affirmation et celle afférente à leur nécessaire mise en
mouvement pour
parvenir à la révolution. Reconnaître leur esprit anti-révolutionnaire,
c’est
reconnaître le triomphe momentané du capital. A partir de ce
diagnostique et, étant
donné que les conditions objectives pour la révolution sont mûres selon
l’avis
du KAPD, ils en arrivaient à l’affirmation suivante : il faut
développer
la conscience[22] ;
on ne peut tirer les ouvriers du crétinisme où les a plongés démocratie
et
militarisme que par des actes exemplaires ; d’où la théorie de
l’offensive. A partir de prémisses légèrement différentes, Lukacs
parvenait au
même résultat :
« Voilà ce que signifie
l’offensive : tirer de leur léthargie les masses
prolétariennes par
l’action entreprise de façon indépendante par le parti, au moment
correct, avec
des mots d’ordre corrects ; les arracher à leur direction
menchevique par
l’action (organisationnelle, donc, et pas seulement culturelle),
trancher avec
le glaive de l’action le nœud de la crise idéologique du
prolétariat » (Die Internationale, Mai
1921).
Plus de 40 ans plus tard,
R.Dutschke ; qui fait cette citation, reprend cette position[23].
Il ajoute même : « Révolutionner les
révolutionnaires, telle est la
condition nécessaire de la révolutionnarisation des masses »[24].
Cette position était partagée par la S.D.S ; elle l’est par
les étudiants
japonais, par le mouvement de gauche des E.U. et est théorisée par
divers
éléments, en pour ou en contre ; comment sortir de l’impasse à
partir du moment
où la classe ouvrière est bien intégrée. Car R. Dutschke analyse fort
bien sur
la base même de l’œuvre de Marx ce mouvement d’intégration. En tant que
diagnostic, son point de vue est irréfutable. Il ne s’agit pas ici de
discuter
du devenir du phénomène mais d’établir à quel point les divers
groupuscules
surgis à partir des années 60 retrouvent théorie et praxis de la gauche
allemande de 1920. D’ailleurs certains en sont conscients et affirment
même la
nécessité d’un retour plus au-delà : « Le sens de
cette thèse :
il faut que l’opposition extra-parlementaire et anti-autoritaire parte
d’où il
y a cent ans le mouvement des travailleurs était parti » (Bern
Rabehl)[25].
Réveiller le prolétariat,
intervenir tout de suite, ne pas se préoccuper de la crise, telle est
aussi la
position de P.O. pour qui la théorie catastrophique est réactionnaire.
Il
propose l’intervention subjective qui suppose la mise au point d’une
tactique
correcte, ce qui le conduit à faire une divinisation de la politique.
« L’unique voie pour
bloquer le mécanisme économique, le mettre au moment décisif dans
l’impossibilité de fonctionner, c’est le refus politique de la classe
ouvrière
de fonctionner comme articulation de la société capitaliste »
(n° 11)[26].
En France, le mouvement du 22
mars en reprenant une théorisation situationniste, défendit cette
position.
Dans cette prise de position
il y a sous-estimation du rôle de l’idéologie et de celui de
l’économie,
actuellement totalement liées. L’idéologie est devenue un phénomène
matériel,
infrastructurel essentiel, base de tout le système ; dès
qu’elle pénètre
dans les masses, elle devient une force réactionnaire de premier ordre[27].
Pour détruire cette force, ni
l’émulation ni la propagande populiste ne seront suffisantes, ils faut
une
rupture dans la totalité capital : par exemple, lorsque
l’absurdité du
travail est vérifiée par un grand nombre d’hommes, lorsque
l’irrationalité de
tout le développement scientifique se fera sentir parce que la vie de
chacun
apparaîtra directement menacée, lorsque le capital fictif se sera
totalement
autonomisé par rapport à sa base et que la société-capital sera plongée
dans
une inextricable « confusion monétaire ». Cependant
toutes les luttes
actuelles contre le capital ne sont pas intégrables dans les schémas de
divers
groupuscules. Ceux-ci veulent simplement utiliser la force mise en
mouvement en
refusant ce qui l’a provoquée parce que non politique ou n’ayant pas
droit de
cité dans leur marxisme-léninisme.
En définitive on peut dire
que depuis 50 ans le discours à gauche se caractérise par une
combinatoire
verbale et écrite entre les facteurs objectifs révolutionnaires et
facteurs
subjectifs qui ne le sont pas : scolastique illusionniste qui
doit
conjurer la mort de l’ancien mouvement ouvrier[28].
Le point saillant du discours
kapédiste sur la conscience (comme de celui de P.O. ou de l’I.S.) est
d’affronter une donnée essentielle. Plus que par le passé, le facteur
conscience est prédominant dans le processus révolutionnaire, ne
serait-ce que
parce que la révolution prolétarienne est celle qui produit la
conscience (des
rapports sociaux et donc de tout le complexe de la production de la vie
des
hommes) et ne peut se dérouler que par une appropriation simultanée de
celle-ci. Mais la façon dont ces courants ont envisagé la conscience
implique
qu’ils l’appréhendent en dehors de la classe et comme devant être
portée au
sein de celle-ci par exemple par l’intermédiaire d’actes exemplaires
(KAPD),
d’une tactique juste (P.O.) ou par des pratiques comme le détournement
(I.S.).
Mais la conscience ne peut être produite qu’au cours du processus
lui-même : « La conscience ne peut pas être autre
chose que l’être
conscient et l’être conscient de l’homme est son procès de vie
réel »
(Marx-Engels). D’où il est impossible de se poser en dehors de la
classe qui
doit conquérir la conscience. Or, on se met en dehors de celle-ci dès
qu’on
théorise l’organisation nécessaire à la constitution de l’avant-garde[29].
La dichotomie des conditions
de la révolution impose pour le KAPD la nécessité du parti. Celui-ci
est
l’avant-garde qui doit « maintenir la boussole sûre »
et, par son
comportement, développer la conscience de classe, éduquer le
prolétariat. Il
serait faux cependant d’en déduire que le KAPD considérait que la
révolution
pouvait être le fait uniquement d’une minorité. Le KAPD devait être
l’élément
unificateur, l’opérateur d’unification des masses. Il est assez curieux
qu’en
1919 Radek et Lévi s’opposèrent, au nom de l’avant-garde, aux
conceptions de
ceux qui devaient former le KAD. Lévi repousse la position de la gauche
allemande car il pense qu’elle veut remplacer « le clair
discernement de
l’avant-garde de la classe ouvrière par la poussée chaotique des masses
entrant
en fermentation » et Radek d’ajouter : « le
parti ne doit pas
être la masse des communistes inconscients qui deviennent intelligents
à la
suite d’une raclée, mais il doit représenter la conscience du
prolétariat ».
En fait, ces oppositions, qui
apparaîtront ensuite inversées, dérivent de la vision différente du
processus
complexe division-union (séparation-unification). Le KAPD demeurera sur
sa
position : il faut rompre avec le vieux mouvement
ouvrier ;
l’unification doit se faire à partir des nouvelles organisations que le
prolétariat révolutionnaire s’est données, B.O., Union, Conseils. En
revanche,
l’I.C. veut rompre et opérer un processus de séparation à partir de
considérations théoriques et politiques déterminées : les 21
conditions[30].
Cependant, elle constate qu’elle est minoritaire, que la révolution ne
peut pas
se faire sans les masses demeurées sous l’influence
socialiste ; d’où
retour au vieux mouvement auquel on adresse lettre ouverte, à qui on
propose le
front unique, etc., de telle sorte que la coupure socialisme-communisme
va
apparaître comme dérivant d’une divergence tactique et organisationnelle[31].
Chez le KAPD, au contraire, derrière la question d’organisation, il y a
une
question théorique.
A partir de 1921, la théorie
du parti de masse se développera dans l’I.C. Or, si on se réfère à
Marx,
l’expression du parti de masse est une contradiction dans les termes,
puisque
le parti c’est la classe en tant que classe, ce n’est donc plus un
agglomérat
d’individus, une masse. D’autre part, un parti de masse implique
simultanément
un parti de chefs, de dirigeants, car qui pourrait, sinon, encadrer ces
masses ? Le parti c’est la classe devenue sujet historique,
moment
indispensable pour la suppression de la classe elle-même, car seule le
dépassement de cet être peut poser la nouvelle communauté
humaine : l’être
humain. Le terme masse fait partir de la panoplie théorico-politique
bourgeoise
et capitaliste ; son utilisation par les léninistes montre à
quel point la
théorie est devenue chez eux une idiotie, au sens littérale et
étymologique du
terme. D’autre part, parler du parti de masse, de sa
nécessité, c’était reconnaître que le parti
n’englobait pas les masses et que la situation était en fait une
négation
existentielle du parti. Les masses existent, c’est un fait ;
mais c’est un
moment de la révolution, celui où ces masses se constituent en
communauté, non
celui où finalement elles reçoivent un messie ou des chefs qui les
laissent à
leur état de masses dirigées.
Ce que le KAPD met en avant
de façon décidée et qu’il autonomise, c’est le concept d’avant-garde.
Le parti
est quelque chose de différencié vis-à-vis de l’ensemble des
prolétaires
puisqu’il doit les éduquer, les instruire (le contenu social-démocrate
se
survit, ici, transformé). Or, ce concept d’avant-garde devenu simple
mot
magique, passe-partout, remplit en fait tous les groupuscules, c’est le
fin mot
(et inversement) de leur justification. A ce propos renaît la vieille
opposition entre ultra-gauche, gauche et I.C., de la façon
suivante : d’un
côté, ceux qui proclament l’avant-garde au sens strict, tels
le P.C.
international, certains conseillistes, les trotskystes, de l’autre des
courants
comme P.O., Lotta Continua, qui parlent de l’avant-garde de masse, ce
qui n’est
plus une contradiction dans les termes mais une bouffonnerie. Le
discours le
plus cohérent au sein de cette dernière c’est celui de P.O. où l’on
retrouve
tous les thèmes essentiels du système léniniste réactivés à la suite
des luttes
des années 60 : « Quand le capital attaquera à la
fois de façon
générale et particulière les avant-gardes de masse de la classe
ouvrière, il
faudra être capable de renverser dans le travail
politique, sans crainte d’aucune espèce, tout le poids de la
contestation,
tous les noyaux d’organisation de la rupture du despotisme du
système » (P.O., n° 1).
On a chez P.O. la
théorisation de l’avant-garde qui ne veut pas être que cela, c’est
pourquoi il
y a toujours adjonction du mot magique : masse. Comme l’I.C.
l’accola au
mot parti (avant-garde de masse et parti de masse expriment la
dissolution de l’avant-garde
et celle du parti), les gauches allemands, eux, adjoignirent le mot
ouvrier. Au
sein de la gauche italienne, après 1945, il a été de même théorisé
(Bordiga) un
parti qui ne peut pas être vraiment un parti car le vrai parti ne
viendrait que
dans un lointain avenir. Ces « diverses conduites
théoriques » sont
analogues à celles du KAPD. En revanche, avec O. Rühle et l’AAUE on a
la vérité
du KAPD, sa réalisation sous forme de dénouement de la
contradiction : un
parti qui ne soit pas un parti (ceci en référence à la théorie et à la
praxis
léninistes, comme à celles de la social-démocratie). Les termes de la
contradiction étant personnifiés par l’existence simultanée du KAPD et
de
l’AAU. Avec Rühle, le parti est absorbé par la classe. C’est elle-même
qui doit
prendre en charge, sans médiations, sa propre mission, donc son
émancipation.
« Le prolétariat allemand doit finalement reconnaître que la
révolution
n’est pas une affaire de parti ou de syndicat mais une œuvre de la
classe
prolétarienne dans sa totalité » (De
la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne). Il
ajoute que le
prolétariat doit « se défaire de la direction des chefs et
moyens selon sa
propre initiative et sous sa propre direction ». Il est
question ensuite
des conseils, mais ceux-ci ne sont que l’expression de cette
autonomisation du
prolétariat, l’expression immédiate du prolétariat révolutionnaire. Par
là, il
semblerait que l’on revienne à la position de Marx : la classe
qui devient
classe pour elle-même lorsqu’elle se pose en tant que négation de la
société,
mais, chez Marx, ce moment-là était celui de la formation du
parti ; car
le prolétariat ne peut parvenir à cette négation consciente de l’ordre
actuel
qu’en retrouvant la théorie révolutionnaire ; ce qui
n’implique en aucune façon
que celle-ci doive être déversée de l’extérieur, mais que la classe se
réapproprie sa propre théorie, au cours de luttes contre l’ordre
existant et
ainsi parvient à une activité révolutionnaire qui la constitue en sujet
historique. La position de Rühle part de et aboutit à une perception de
la
classe dans son immédiateté. C’est de là d’ailleurs que partent tous
les
groupuscules conseillistes, tandis que les autres marxistes-léninistes
aux
diverses facettes, se posent comme médiateurs, comme éléments magiques
qui
feront exister la classe.
La théorisation de Rühle ne
manque pas de rectitude. Il est normal qu’à la fin du processus
révolutionnaire, le parti qui a pu être la classe (moment le plus évolutionnaire), puis un
organe de celle-ci
(il y a déjà le recul, parce que scission au sein de l’être de la
classe) soit
résorbé dans la classe, puisque désormais la lutte est perdue et le
prolétariat
va revenir sous la coupe du capital. Dès lors la question est de savoir
quelles
seront les conditions d’apparition d’un nouveau phénomène
révolutionnaire
permettant le surgissement d’un nouveau parti (défini selon Marx). Mais
ici la
question e complique parce que le prolétariat comme toutes les classes
ne
demeure pas tel quel au cours des ans ; il évolue et de ce
fait il ne peut
pas s’agir de refaire le passé. Rühle l’avait bien compris, mais il
voyait la
solution dans un mouvement immédiat, lié aux données immédiates du
prolétariat
et s’illusionna, comme tant d’autres sur la possibilité de la
révolution à la
fin de la seconde guerre mondiale. Le mouvement devait repartir à zéro,
de la
classe elle-même, dans sa donnée immédiate, dans sa composition,
structure,
déterminées par le développement du mode de production capitaliste
atteint
alors. C’est ce qu’exprima en Italie, de façon très limitée à
l’origine, le
mouvement qui publia d’abord La classe puis
Potere Operaio. Quoi qu’il en soit,
O. Rühle diagnostiqua la mort d’un certain parti formel. Il eut
absolument
raison.
La nécessité du parti est
liée pour les kapédistes à un phénomène de volonté : essayer
d’accélérer
le processus de formation de la conscience, afin de tendre à invertir
le cours
des événements. En effet, pour eux, si le prolétariat ne parvient pas à
accomplir sa mission historique, l’humanité sombrera dans la
barbarie.
Ceci avait déjà été mis en avant par R. Luxembourg[32].
Il y a dans cette volonté de surmonter la mentalité sociale-démocrate
la
reconnaissance de l’état réel du prolétariat. Il ne s’agit pas d’autre
part, de
la barbarie telle que la décrivait Morgan et, à sa suite, Engels, ni
même de la
période des invasions barbares (bien qu’il y eut des affirmations
concernant un
retour possible à un stade de l’âge de pierre) mais barbarie dans le
fait que
le triomphe du capital signifierait un accroissement de l’oppression
des
hommes, leur destruction, une négation de plus en terrible de leur
humanité. Le
pouvoir du capital étant le pouvoir de l’inhumain. Cette alternative
fut
reprise par Trotsky, l’école de Francfort (Adorno consacra des pages
magnifiques
à cette question). En France la revue Socialisme
ou Barbarie qui devait la mettre au centre de ses recherches
théoriques et
de l’action qu’elle prônait. La barbarie était précisée cette fois au
travers
de l’existence de la société concentrationnaire soviétique[33].
Le KAPD avait entièrement
raison de poser cette alternative (une fois bien précisé le contenu de
barbarie, et, donc, affirmé l’inadéquation du concept de contenu qui
lui fut
donné) car les camps de concentration nazis ou staliniens, la 2° guerre
mondiale, les diverses répressions effectuées sur les peuples insurgés
contre
les métropoles occidentales étaient bien la réalisation du contenu
remplissant
le concept de barbarie des kapédistes.
La revue S. ou B. en
1949 avait le tort, en reprenant cette alternative, de
théoriser une phase révolue. Depuis lors, s’ouvrait une phase, se
manifestant
pleinement à l’heure actuelle, celle ou l’alternative est plus
angoissante et
exaltante à la fois : communisme ou destruction de l’espèce
humaine[34].
*
* *
Il est bon de rappeler quelques
jugements portés sur le KAPF afin de mieux situer sa position. Dans La maladie infantile Lénine raille les
gauches, essaie de les ridiculiser ; mais sa critique de
l’anti-parlementarisme, par exemple, est d’une plate banalité, toute
fondée sur
la théorisation de la manœuvre. Il en est de même pour la question
syndicale.
Le point le plus important est celui du parti. Là, Lénine n’affronte
que des
aspects particuliers des positions des kapédistes. Ceux-ci théorisent
l’avant-garde,
il la veut lui-même. Ils sont absolument persuadés, en disciples de R.
Luxembourg, que sans les masses une révolution est impossible. De cela,
Lénine
en est bien convaincu puisque son manoeuvrisme vise à conquérir les
masses. La
différence importante surgit surtout à ce niveau : pour Lénine
le parti
reste toujours plus ou moins extérieur aux masses même lorsqu’elles
sont
conquises, le parti jouant un rôle à l’intérieur de ce processus afin
de le
faciliter. Mais cette différence n’impliquerait pas les anathèmes
léninistes si
elle n’était pas organiquement en liaison avec la question
parlementaire et
syndicale.
Directement lié à cela, les
gauches allemands posaient l’alternative qui suscita la profonde
irritation de
Lénine : y aura-t-il dictature de la classe ou dictature du
parti ?
Dans sa défense de la dictature du parti transparaît nettement la
conception
dichotomique qui n’a rien à voir avec la conception de Marx. Cela n’est
pas dit
pour escamoter la question mais, d’une part, pour préciser à quel point
Lénine,
s’il fut un « restaurateur » du marxisme, il ne le
fut que
partiellement et, donc, de ce point de vue là, son œuvre est un
échec ;
d’autre part, cela permet de situer le débat. Le seul fait de devoir
parler
d’avant-garde implique une séparation parti-classe. Lénine n’envisage
nullement
la possibilité pour le parti de s’autonomiser par suite d’une phase de
recul.
Dans une autre éventualité – le parti absorbé par la société
capitaliste –
parler d’avant-garde revient à masquer le fait que le groupe
avant-gardiste est
en dehors de la réalité de la classe et que celle-ci a elle-même été
intégrée.
A partir de ce moment-là, si une lutte révolutionnaire se développe,
elle doit
obligatoirement se faire contre les partis du prolétariat. Lénine ne
peut
arriver à une telle conclusion étant donnée l’appréciation qu’il a,
encore en
1920, de la social-démocratie allemande : « notre
théorie n’est pas
un dogme, mais un guide pour l’action,
ont dit Marx et Engels ; et la plus grave erreur, le crime le
plus grave
des marxistes aussi « patentés » que K. Kautsky, Otto
Bauer et
d’autres, c’est qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’ils n’ont pas su
appliquer
cette vérité aux heures les plus décisives de la révolution
prolétarienne […] »
« Ils comprenaient [les
individus en question, n.d.r.] ;
ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la
dialectique
marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait par eux dans ce domaine
restera à
jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste)
mais au
moment d’appliquer cette
dialectique,
ils commirent une erreur si grande, où se révélèrent pratiquement de
tels non-dialecticiens, des hommes
tellement
incapables d’escompter les prompts changements de formes et la rapide
entrée
d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est
guère plus
enviable que celui Hyndman, de Guesde ou de Plékhanov » (La maladie infantile, in t. 31, pp. 67
et 99).
C’est au 3° congrès de
l’I.C., nous l’avons vu, que les attaques les plus violentes furent
portées
contre le KAPD. Lénine reprocha – et Zinoviev, Boukharine, Trotsky et
Radek en
firent autant – aux gauches allemands (ainsi qu’à Terracini, délégué du
PCI,
et, alors membre de la gauche) leur lutte contre la droite et le
centre. Or
cette remarque acquiert toute sa saveur quand d’une part les éléments
de droite
ou du centre étaient souvent membres de l’I.C. et que l’on sait qu’un
an
auparavant il y avait eu les 21 conditions qui visaient à éliminer les
réformistes, les social-traîtres, etc., du 2° congrès où siégeait
Serrati, le
centre fait homme. Cette simple remarque constitue la preuve de la
justesse de
la position du KAPD qui rejetait les 21 conditions comme n’étant qu’un
moyen
illusoire de lutte contre le réformisme. Elles ne furent finalement que
le
minimum de décence pour faire de l’I.C. quelque chose d’autre, afin de
pouvoir
se lancer à la conquête du prolétariat. En revanche, Bordiga avait
demandé que
ces 21 conditions fussent appliquées avec vigueur, ce qui impliquait le
refus
de l’unification des P.C. avec l’aile gauche des partis
sociaux-démocrates.
Cependant ces 21 conditions pouvaient aussi être utilisées contre les
courants
de gauche et c’est ce que dénonça le KAPD. L’attitude de Lénine
vis-à-vis du
KAPD est toute manœuvrière, comme il le reconnaît lui-même dans sa
fameuse
lettre aux communistes allemands :
« Ce qui fait le
« nœud » de la situation dans le mouvement communiste
international
en été 1921, c’est que quelques unités de l’internationale communiste,
parmi
les meilleures et les plus influentes, n’ont pas très bien compris
cette tâche,
ont légèrement exagéré la
« lutte contre le centrisme », ont légèrement
dépassé la limite au-delà de laquelle cette lutte
devient un sport, comme à compromettre le marxisme
révolutionnaire » (t.
32, p. 554).
« Les
« gauches » ou les « K-a-pistes »
ont reçu de nous assez
d’avertissement dans l’arène internationale depuis le 2° congrès de
l’Internationale Communiste. Tant que l’on n’a pas encore fondé, du
moins dans
les pays les plus importants, des partis communistes, suffisamment
forts,
expérimentés et influents, nous devons tolérer la présence d’éléments
semi-anarchistes à nos congrès internationaux ; elle est même
utile
jusqu’à un certain point. Utile dans la mesure où ces éléments
constituent
« un exemple rebutant » concret pour les communistes
dépourvus
d’expérience et aussi dans la mesure où ces éléments eux-mêmes sont
encore
susceptibles de s’instruire » (Ibid.,
p. 547)[35].
C’est peut-être par symétrie
politique que Lénine pouvait accepter les réformistes et
« social-traîtres » du type Cachin, cependant ceux-ci
devaient
s’incruster et devenir le repoussoir pour toues les révolutionnaires.
Lénine,
dans la mesure où il poursuivait l’unification, ne pouvait pas trop
longtemps
conserver les gauches. Et, il y en a qui, 50 après, reprennent le
discours
fameux, stupide et devenu ignoble sur l’infantilisme du KAPD, de
Bordiga, de
Pannekoek, etc.
Dans la question allemande,
Lénine s’est totalement trompé, il a, dans un premier temps, surestimé
la
social-démocratie. Encore en 1920, il écrivait :
« L’histoire, soit dit
en passant, a confirmé aujourd’hui sur une vaste échelle, à l’échelle
mondiale,
l’opinion que nous avons toujours défendue, à savoir que la
social-démocratie révolutionnaire d’Allemagne
(remarquez
que dès 1900-1903 Plékhanov réclama l’exclusion de Bernstein, et les
bolcheviks, continuant toujours cette tradition, dénoncèrent en 1903 la
bassesse, la lâcheté et la trahison de Legien), la social-démocratie
d’Allemagne, dis-je, ressemblait le plus au
parti dont le prolétariat révolutionnaire avait besoin pour
vaincre » (La maladie infantile, t.
31, p.
28).
Lorsqu’on sait que Lénine
découvrit la nature traître de Kautsky en 14, il est logique de se
demander
qu’est-ce qu’il entendait par social-démocratie révolutionnaire.
D’autre part,
s’il s’agit du groupe autour de R. Luxembourg, il est assez étrange
qu’il
puisse faire cette affirmation étant donné qu’il était en désaccord
avec
celle-ci sur les points fondamentaux.
Nous avons parlé de surestimation.
Ceci est effectivement un jugement qui n’est vrai que par référence à
nous-mêmes,
actuellement. Lénine ne pouvait pas le concevoir ainsi étant donné
qu’il n’a
jamais réellement compris la véritable nature de la social-démocratie.
Il a
considéré trop longtemps qu’elle incarnait la pensée
« marxiste-orthodoxe » ; même après la
catastrophe de 14, son
explication de celle-ci ainsi que sa critique à ceux qui y
participèrent ne va
pas jusqu’à remettre en cause les positions théoriques
social-démocrates. Il se
bornera à parler d’une incapacité de passer de la théorie à la praxis.
Comme si
la théorie pouvait être une donnée en soi, produite « sui
generis ».
C’est une des manifestations les plus probantes de la faiblesse
théorique de
Lénine. Il était en adéquation avec la lutte sociale russe ;
il était à la
hauteur de la double révolution, une situation de type 1848, mais non
celle de
la révolution pure, communiste.
Ultérieurement, il
sous-estima tout le prolétariat allemand, car il ne comprenait
absolument pas
les positions du KAPD, de l’AAU ou de l’AAUE, il était porté à n’y voir
que des
résurgences de tares anciennes, un retour à l’anarchisme. Or, même s’il
pouvait
être question d’anarchisme, Lénine aurait pu penser qu’un phénomène ne
peut
réapparaître que dans la mesure où il est en rapport avec le devenir du
mouvement, que s’il est porté par une donnée effective de la réalité.
Cette
donnée, c’était la révolution pure, celle où effectivement la classe en
sa
totalité doit s’ériger en parti, où, donc, la question des chefs est
secondaire
(base d’un soi-disant anarchisme). Ensuite il tomba dans l’illusion
fatale de
croire que la reformation du prolétariat d’Allemagne dériverait de la
reconstruction du capitalisme de ce pays. En ce cas, encore, il
retransposait
ce qu’il avait théorisé pour la Russie :
« D’autre part, si le
capitalisme y trouve son compte, la production industrielle va
augmenter et
avec elle grandira le prolétariat » (t. 33, p. 59).
Là est le point où va surgir
l’autonomisation du parti. Lénine affirme qu’en Russie la classe
ouvrière,
c’est-à-dire celle organisée dans les usines, a disparu :
« On
appelle prolétariat la classe occupée à produire les biens matériels
dans les
entreprises de la grande industrie capitaliste. […] Les usines sont
immobilisées, le prolétariat a disparu ».
En dehors du fait que cette
définition du prolétariat est extrêmement restrictive on a affaire ici
comme le
faisait remarquer ironiquement le Groupe
ouvrier[36]
à une dictature du prolétariat sans prolétariat. C’est le
parti qui,
autonomisé, devait assurer l’intérim, en attendant la reformation de la
classe
ouvrière. Pour faciliter cela il fallait construire
du capitalisme. Lénine transpose cela en Allemagne, la
reconstruction de
l’industrie allemande régénérera le prolétariat. Pour cela il faut
soutenir ce
pays contre l’Entente, le faible prolétariat actuel doit appuyer son
propre
gouvernement dans la mesure où celui-ci suit une politique opposée à
celle de
l’Entente et dans la mesure où il relance la production industrielle.
Ce
soutien ira même jusqu’à appuyer les fascistes, puisqu’ils étaient
adversaires
résolus du traité de Versailles.
La gauche italienne se
maintint distante du KAPD tout en reconnaissant les
« manœuvres » et
l’élasticité tactique du KPD[37],
mais son soutien à ce dernier parti n’était et ne pouvait pas être
intégral.
Progressivement, il y eut des divergences et dans la revue Rassegna comunista les prises de
positions sont de plus en plus
alignées sur celles de Moscou. Ceci n’empêche pas que le courant
kapédiste eut
une grande influence sur la gauche italienne. Ainsi en 1927 se
produisit une
scission au sein de cette dernière. Un certain nombre de camarades
fondèrent un
journal, Le réveil communiste, dont
les positions se rapprochaient beaucoup de celles du KAPD ;
l’influence se
fit encore sentir, indirectement, par l’intermédiaire du groupe
hollandais GIC
(Groupe des Communistes Internationaux), sur la revue éditée en
Belgique, BILAN.
Cette influence se conçoit
fort bien à cause même de la parenté de positions sur certaines
questions
essentielles. Ainsi la conception du parti chez Bordiga est assez
voisine de
celle du KAPD. Dans les deux cas, le parti est considéré comme un
organe (cf.
aussi Pannekoek : « Ainsi donc le parti forme à
chaque étape de la
lutte de classe un élément primordial, l’âme de la révolution en
quelque
sorte… »). Cependant chez Bordiga le parti est perçu comme un
organe
médiat, c’est pourquoi celui-ci doit réaliser l’union des prolétaires,
il ne
peut pas en être simplement le résultat ; en outre, il doit
diriger tous
les organismes de la lutte immédiate de la classe. Dans les deux cas,
aussi, le
parti ne peut pas être le parti de masse, réalisable que si l’on
abandonne
toute rigueur théorique, si on accepte n’importe quelle tactique.
Rien n’est plus absurde que
de taxer Bordiga de théoricien du parti secte ; il ne faisait
que
constater un état de fait : l’impossibilité de regrouper la
grande
majorité de la classe, à moins d’accepter les positions immédiatistes,
c’est-à-dire de liquider toute position révolutionnaire. Si on a pu le
faire
c’est qu’on a chaque fois escamoté le vrai problème : comment
doit
s’effectuer l’unification de la classe ? Bordiga qui ne
conçoit pas le
parti comme devant être absolument extérieur aux divers mouvements
immédiats de
la classe, pense que le parti doit justement y participer sans
abandonner ses
« limites », ses contours. Ce n’est que dans cette
lutte théorique et
pratique que le parti peut être reconnu par la classe et la classe
devenir
parti. Ce qui fait que chez lui l’antique position de Marx n’est pas
totalement
occultée.
La grande divergence entre
les deux courants de la gauche italienne (surtout Bordiga) et de la
gauche
allemande (KAPD, AAU, AAUE) réside dans l’appréciation des organismes
immédiats
du prolétariat. En ce qui concerne le syndicat, par exemple, Bordiga
maintiendra à peu près la position suivante : tant qu’il n’est
pas intégré
dans l’Etat, le syndicat est susceptible d’être conquis par le
prolétariat et
est donc apte à jouer un rôle révolutionnaire. Mais il ne précisera pas
le
point fondamental : y a-t-il ou non intégration des
syndicats ? Il
est évident que la différence de position est fortement influencée par
la
différence de milieu : Allemagne et Italie (bien qu’il faille
reconnaître
qu’après 1945, les choses étaient tout de même assez claires).
Au sujet des autres
organismes, tels conseils de fabrique de Turin, B.O. en Allemagne,
Bordiga
rejette l’idée de pouvoir constituer un double pouvoir à partir de la
conquête
des entreprises et, surtout, qu’à partir de là, on pourrait développer
le
socialisme. Sa position est totalement anti-gestionnaire. Il définit le
socialisme comme la destruction des limites d’entreprise. Celle-ci est
effectivement le lieu où s’effectue la rationalité du capital. S’il est
vrai
que le prolétariat ne peut pas prendre la machine de l’Etat et la faire
fonctionner pour son propre compte, il en est de même de la machine
économique.
Tous les gestionnaires, en particulier tous les mystiques actuels de
l’autogestion,
n’ont pas encore compris qu’il y a discontinuité entre capitalisme et
communisme. En fait, le mouvement d’occupation des usines, la
théorisation des
B.O. correspond à une phase de repli du prolétariat, une phase où il ne
peut
plus affronter directement la totalité du capital, représentée par
l’Etat qui
n’est pas simplement quelques individus situés dans une capitale. Le
mouvement
d’occupation des usines est un mouvement qui lie le prolétariat aux
moyens de
production, qui l’en rend dépendant. Les prolétaires ne peuvent plus
être
individuellement propriétaires des moyens de production, étant donnée
la
socialisation qui porte sur ceux-ci et sur eux-mêmes, la force de
travail. En
conséquence, la volonté de reconquérir l’outil se reporte sur l’usine.
Ce
faisant, le prolétariat n’échappe pas à la socialisation du capital qui
fait de
tous les hommes des êtres interdépendants mais à son service. Le
prolétariat a
battu en retraite sur les lieux de son existence immédiate et au lieu
de
considérer cela en tant que tel, divers théoriciens l’ont présenté
comme une
nouvelle forme de lutte, un nouveau moyen d’obtention d’une véritable
conscience révolutionnaire. Or, une occupation des usines, sans porter
la
destruction du capital dans son être (la communauté capital) ne peut
conduire
qu’à une paralysie du capital ; mais la classe ouvrière est,
elle aussi,
paralysée, immobilisée, en restant pour ainsi dire à l’intérieur du
capital. Si
l’on fait fonctionner les usines (autogestion) c’est alors
implicitement l’acceptation
de la rationalité du capital, car c’est restaurer le capital sans le
capitaliste et ses appendices répressifs : contre-maîtres,
psychologues,
etc. C’est approuver la division de la société en entreprises et donc
accepter
de faire fonctionner même des usine qui n’ont aucun intérêt pour
l’humanité,
ainsi les usines automobiles.
Il est bien évident que le discours
sur la destruction de l’État considérée comme simple acte anti-étatique
ne fait
que traduire l’immense statolâtrie qui s’est emparée de la plupart des
hommes.
D’une part parce que si la société engendre un Etat – la société c’est
un ensemble
de rapports sociaux – l’État tend à devenir la société et ceci est un
corrélat
inévitable de l’accession du capital à la communauté matérielle[38].
Le capital, dit Marx, développe un rapport de contrainte ; en
conséquence,
dans toutes les organisations dominées par celui-ci, il y a ce rapport
et donc
un élément de l’État acteur de la contrainte qui entre en action
lorsque la
contrainte économique, découlant de la rationalité propre d’un
processus de
production donné n’est plus suffisante. Cela veut dire, en reprenant la
vieille
terminologie, qu’il n’y a plus d’un côté la société civile et de
l’autre l’État,
mais que celui-ci s’est immiscé dans toutes les organisations de cette
dernière.
En reprenant ce que dit Marx
au sujet de la nationalisation de la terre : la terre ne peut
appartenir
ni aux producteurs immédiats, ni à une génération donnée, mais à
l’espèce,
Bordiga remit en évidence que la révolution communiste ne pouvait pas
profiter
à une seule classe, si universelle soit-elle. Or, en parlant de
producteurs on
crée une telle classe. On reste alors au stade de la généralisation du
prolétariat et on n’envisage pas sa suppression. Si on déclare, alors,
tous les
hommes sont devenus des producteurs, on mutile l’homme en même temps
qu’on
gaspille tout l’acquit historico-pratique ; l’homme n’a plus à
intervenir
directement, personnellement, pour produire ! En outre, une
telle
affirmation s’avère de jour en jour plus contradictoire. Par suite de
l’énorme
productivité du travail, l’acte de production ne peut plus définir
l’homme ; seule l’activité humaine, le développement des
forces humaines
comme fin en soi peut être détermination fondamentale de l’humanité
finalement
libérée du capital.
Cet aspect de la critique des
gestionnaires et de l’idéologie des producteurs, du socialisme
d’entreprise,
est un des apports les plus essentiels de l’œuvre de Bordiga. Cependant
ceci
est entaché d’une glorification acritique des bolchéviks, ce qui fit
régresser
Bordiga en deçà des ses fameuses positions
« gauchistes » qui étaient
celles du KAPD – rupture avec le passé réformiste de la classe
prolétarienne[39].
Du côté des conseillistes on
a, au contraire, une certaine exaltation du KAPD parce qu’il prôna les
conseils ; mais il n’y a pas chez eux une analyse sérieuse des
positions
de ce parti. Ils préfèrent d’autre part se référer à Pannekoek et de
plus en
plus à O. Rühle chez qui on ne trouve plus de trace de la
« problématique »
parti. Ce que nous avons dit plus haut à propos de Rühle s’applique
aussi à
Pannekoek. On doit noter toutefois que la rupture de ce dernier avec la
théorie
du parti d’avant-garde dans le sens kapédiste est plus tardive que chez
Rühle
(cf. « Parti et classe ouvrière » in S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, éd.
EDI, p. 260). D’autre part, en même temps qu’il y a ce refus logique,
normal,
du parti, tel qu’il apparaît au travers du prisme déformant de
l’exposition
léniniste, stalinienne ou trotskyste, se produit chez lui un recul
théorique en
ce sens qu’il retourne aux catégories éculées de liberté et d’égalité.
« En revanche dans la nouvelle société, tous les producteurs
sont libres
et égaux » écrit-il dans Worker’s
Councils. Cette idéologie du producteur nous fait régresser
jusqu’aux
socialistes ricardiens[40]
et une critique approfondie de l’ouvrage mentionné montrerait
clairement le
bien-fondé de cette affirmation. Ici encore, le recul de la classe
conduit
certains à la saisir en tant que classe vis-à-vis du capital dans les
lieux où
elle est posée en tant que telle. La question essentielle de la
suppression du
prolétariat n’est même pas effleurée. L’analyse de Pannekoek comme
celle des
autres conseillistes est prémisse d’une restauration du prolétariat en
tant que
classe de la société du capital.
*
* *
La
contre-révolution se place toujours sur le terrain de la révolution. Le
mouvement prolétarien révolutionnaire s’était insurgé contre le
parlementarisme
et la démocratie bourgeoise, le fascisme exploitera cette attitude, ce
sentiment, en prétendant éliminer les tares démocratiques et réaliser
un
gouvernement à bon marché, une communauté populaire (reprenant à une
certaine
distance historique la fameuse formule de l’État populaire des
sociaux-démocrates).
Le mouvement ouvrier représenté par le KAPD, l’AAU, l’AAUE, surtout,
voulait
diriger la production à partir des B.O. (sur ce point ils se
rencontraient avec
les syndicalistes révolutionnaires), ils voulaient une gestion
ouvrière ;
le fascisme proposa une participation, où, paradoxalement, l’antique
corporatisme semblait ressusciter, mais c’était la fixation de
l’ouvrier à son
usine, la limitation de son champ de vie à celle-ci où l’on voulait
introduire
des relations personnelles, personnalisées, afin d’inhiber le mouvement
négatif
que recèle le prolétariat[41].
C’était, sous forme mystifiée, la réalisation de la théorie selon
laquelle le
travailleur n’est prolétaire que dans l’usine, que dans l’unité de
production.
Corrélativement, les fascistes affirmèrent qu’il n’y a pas de problème
politique, mais simplement des questions de gestion. Ce qui se réalise
pleinement à l’heure actuelle à tous les niveaux de la vie de la
société. C’est
à ce moment-là que les syndicats parachèvent leur intégration dans
l’État.
Cependant le fascisme n’est
pas le seul à s’être nourri de l’immédiat révolutionnaire
prolétarien ; le
stalinisme – qui ne naît pas du néant – en fit autant. Le
KAPD ;
l’AAU ; l’AAUE ; voulaient l’union du
prolétariat ; l’I.C. mit
en avant le front unique et le parti de masse (après avoir critiqué par
l’entremise de Lénine la conception du « parti des
masses » dont
parlaient les kapédistes ; cf. La
maladie infantile, t. 31, p. 35). Le KAPD avait critiqué les
syndicats
considérés comme bastions du capital ; l’I.C. créa une
internationale
syndicaliste rouge (juillet 1921). Là encore l’I.C. n’allait pas
au-delà des
syndicalistes révolutionnaires allemands FAUD (qui rejetaient tout
parti) qui
fondèrent une association internationale des travailleurs en 1922
comprenant
des représentants d’Allemagne, Argentine, Chili, Danemark, Hollande,
Italie,
Mexique, Norvège, Portugal, Suède[42].
Les courants de gauche allemands voulaient qu’on organise la lutte sur
les
lieux de production, l’I.C. reprendra cela à son compte et, en 1925,
c’est la
bolchévisation : mot d’ordre de créer des cellules
d’entreprise et
d’abandonner l’implantation territoriale soi-disant cause du réformisme
de la
social-démocratie. Tous les théoriciens qui furent soudainement
convertis à cette
nouvelle orientation qui tendait à former un parti de type nouveau,
bolchévik,
ne remarquèrent jamais que la question avait déjà été abordée par les
camarades
allemands et par les ordinovistes italiens.
En conséquence, les deux
composantes de la contre-révolution prolétarienne – fascisme et
stalinisme –
ont pillé les revendications immédiates du prolétariat et les ont
réalisées de
façon mystifiée de sorte qu’à l’heure actuelle nous avons aussi, selon
la même
modalité, la domination de classe du prolétariat (de son être
immédiat), avec
la mythologie de celui-ci et la glorification du travail, d’abord
développées
par le fascisme et le stalinisme, reprises maintenant par tous les
dirigeants
du capital dans le monde entier. De là l’incommensurable idiotie de
tous les
groupuscules qui tombent dans le piège de la mythologisation du
prolétariat et
pour certains dans celui de la divinisation du travail, d’un travail
qu’il
faudrait simplement libérer des infamies de la société capitaliste. La
bêtise
est aussi grande chez ceux qui sont amenés de par leur attitude
mécaniste et à
courte vue, à affirmer, en opposition aux
« théoriciens » du capital,
que tout est problème politique.
Il était donc important
d’indiquer les positions, les jugements de l’I.C. au sujet du KAPD,
afin de
mieux faire comprendre comment la tactique de celle-ci, son action,
vint
relayer celle de la social-démocratie au pouvoir pour enrayer le
mouvement du
prolétariat sur les bases vraiment révolutionnaires (non exemptes de
faiblesses). Ceci fait mieux ressortir d’autre part toute l’erreur et
la
bouffonnerie de ceux qui veulent expliquer la victoire du fascisme en
escamotant la phase essentielle de la lutte du prolétariat allemand (la
même
chose vaut pour le cas italien) dans les années 1918-1923, celle où il
tenta de
se constituer en classe et à nier la société en place[43].
Procéder ainsi présente évidemment l’avantage d’esquiver la question
essentielle : comment l’action conjuguée du fascisme et du
stalinisme a
détruit pour toute une longue période historique le mouvement
prolétarien.
Le stalinisme reprit même ce
qui fut au départ une tare importante du mouvement allemand :
le bolchevisme
national défendu par Wolfheim et Laufenberg[44]
qui proposaient une alliance de l’Allemagne révolutionnaire avec la
Russie pour
abattre la puissance de l’Entente. Nous avons vu plus haut que cette
position
fut implicitement reprise du vivant de Lénine. La diplomatie
stalinienne
(conseillée par Radek) lui donna seulement une autre coloration.
Cependant
l’illusion s’y maintint vivante, à travers tous les zigs-zags qu’elle
présenta,
jusqu’au jour de la désillusion : l’invasion hitlérienne.
La défaite du prolétariat
allemand explique qu’il n’ait pas pu aller au-delà de la compréhension
immédiate d’une certaine situation historique qui était d’autant plus
difficile
à saisir qu’elle était « impure », comprenant
différents moments
historiques (dischronie). En particulier, pour la première fois se
posait au
prolétariat la tâche de se supprimer de façon effective et immédiate.
Le
prolétariat allemand ne parvint pas à affronter cette situation de
façon
adéquate, d’où son emprunt de la forme des soviets (conseils) à l’autre
révolution se déroulant dans une aire géo-sociale en retard. Cependant,
la
conquête des conseils par le SPD et l’USPD et les premières défaites
(les deux
phénomènes étant d’ailleurs liés) conduisirent le prolétariat à se
lancer dans
une voie plus « corporative » tout en conservant la
revendication des
conseils : les B.O. Par là, au lieu d’œuvrer effectivement à
sa négation,
il s’affirmait en tant que prolétariat classe liée au capital, ce qui
était le
premier temps pour qu’il devienne réellement un objet du capital.
*
* *
Il est manifestement
impossible d’analyser les caractères du KAPD sans faire référence,
comme nous
l’avons fait, au mouvement international. Ces quelques remarques sont
absolument non exhaustives ; elles sont plus un point de
départ qu’une
analyse (un point de départ pour une analyse ultérieure). D’autre part,
même en
accomplissant cela on pêcherait encore par l’immédiateté en ce sens
qu’on ne
placerait pas exactement l’histoire de ce mouvement avec ses
déterminations
dans le devenir de la classe et dans sa lutte contre le capital. En
conséquence, il est important de caractériser le moment historique
total dans
lequel s’insère la période de l’histoire du mouvement ouvrier allemand
qui nous
intéresse ici ; sans pouvoir faire encore, dans ce cas, un
travail en
profondeur, mais seulement aborder les différents thèmes.
1.
Lorsque l’on considère le stade initial, milieu
du XIX° siècle et le stade final du mouvement ouvrier allemand, 1945,
on
constate que ce dont Marx avait le plus peur s’est finalement
réalisé : la
force russe a détruit le prolétariat allemand. Ce ne fut pas la force
du féodalisme
russe mais celle du jeune capitalisme, celui que par facilité on nomme
stalinien (afin de le déterminer dans le temps). La défaite finale fut
l’œuvre
de la sainte alliance russo-américaine. Elle permit d’ailleurs de
réaliser la
division de l’Allemagne en cinq : les deux Allemagne,
l’Autriche, une
partie de la Pologne et une partie de l’URSS. Cette constatation
historique
implique nécessairement quelques remarques théorico-stratégiques[45].
–
Il est nécessaire d’aborder l’étude en précisant quelle
peut être l’issue de la situation actuelle, ceci afin de prévenir le
chauvinisme anti-russe qui pourrait trouver dans les rangs prolétariens
des
racines profondes. Le plus grave étant qu’il n’aurait pas besoin de se
justifier.
–
On ne peut pas penser que, mécaniquement, la
réunification de l’Allemagne pourrait « reformer » le
prolétariat de
ce pays. Affirmer cela risquerait tout simplement de nous faire
retomber dans
l’illusion de Lénine pensant que la restauration de la nation allemande
après 1919
serait aussi celle du prolétariat.
– Il y a lieu, en
fonction du point qui précède, de revoir de façon critique l’attitude
des
différents révolutionnaires devant la montée de la révolution russe,
puis
vis-à-vis de la contre-révolution.
La
question est d’importance ; nous dirons seulement
ceci : en liaison avec la prévision de Marx sur la révolution
russe comme
prologue de la révolution en Europe, Kautsky reconnut le rôle
révolutionnaire à
venir de l’aire slave ; il n’en déduisit en rien le
comportement que devait
avoir la social-démocratie allemande ; les révolutionnaires
russes
s’enfermèrent dans l’affirmation unilatérale de la nécessité de
détruire le
tsarisme, sans revenir sur la modalité de la perspective de
Marx : une
guerre des germains contre les slaves. A ce sujet, même Engels ne se
soucia pas
assez des modifications intervenues depuis la date de la prévision de
Marx. Les
russes se reposèrent sur les allemands en ce qui concerne ces analyses
et ce
n’est qu’après la débâcle de 1914 qu’ils l’abordèrent.
2.
– La révolution allemande s’est déroulée dans une
phase particulière de la vie du capital, celle de son passage de la
domination
formelle à celle réelle à l’échelle sociale[46].
Au cours de la phase de domination formelle le prolétariat doit
généraliser la
condition de prolétaire, il doit s’ériger en classe
dominante ; dans la
phase de domination réelle, il doit au contraire immédiatement se
supprimer.
Ceci
est une aperception du phénomène en cours ;
quand on l’analyse une fois réalisé, devenu effectif, on se rend compte
que
cette révolution elle-même permit le devenir sus-indiqué. Le fascisme
se
maintint sur le plan de l’immédiat révolutionnaire manifesté par le
prolétariat
et le réalisa en le mystifiant.
3.
– Si en Russie le prolétariat n’a pas réussi à se
constituer réellement en classe dominante comme le concevait Marx dans
le Manifeste et Lénine avant la
révolution
de 17 – phénomène qui permit l’autonomisation du parti, sa conquête de
l’intérieur par les tenants de la révolution strictement nationale, de
la
construction du socialisme en un seul pays – en Allemagne, le
prolétariat ne
parvint pas à se nier, ce qui aboutit à la mystification du
prolétariat-classe
dominante. Celle-ci se réalisa ultérieurement aussi en Russie mais
d’une toute
autre façon, en ayant un contenu différent, mais le développement du
capitalisme tend à réaliser la convergence dans le contenu ainsi que
dans la
forme.
La
période de 1918-23 (au maximum 1926) est celle où se
clôt la phase politique, c’est-à-dire celle où l’on pouvait encore
poser les
questions sous l’angle politique. En même temps elle est celle où
s’achève le
débat qui eut pour point de départ : la classe dominante
peut-elle
accepter ou non la pleine réalisation du suffrage universel, accepter
la
démocratie : ne recourra-t-elle pas plutôt, du moins les
éléments les plus
à droite, à un coup d’Etat pour enrayer le phénomène de
démocratisation ?
Au cas où ceci adviendrait ne devrait-on pas faire appel aux masses
afin
d’enrayer, de stopper l’offensive de la droite, et peut-être à partir
de là,
enclencher le processus révolutionnaire conduisant à la destruction du
système[47].
Aucune
des possibilités ne s’effectua. Même pour la
droite un putsch ne pouvait avoir une efficacité, s’il n’était pas
sous-tendu
par toute une situation favorable (il est difficile de forcer une
situation).
Dans le cas contraire alors il viendrait en fait parachever un
processus
préparé par des conditions échappant à la volonté des auteurs du
putsch, en ce
sens il perdrait le caractère qui en fait un putsch. Celui de Kapp
illustre ce
qui précède. Réciproquement, il montra qu’une simple réponse à une
attaque ne
peut pas créer directement une situation révolutionnaire s’il n’y a pas
une
stratégie et une tactique définies dès le départ qui puissent saisir le
phénomène au moment de son surgissement (d’où la faillite de toutes les
comparaisons avec la tentative de Kornilov de prendre le pouvoir).
Ce
débat né à la fin du siècle dernier, activé lors des
grandes grèves en Belgique et en Hollande, puis repris avec plus
d’ampleur lors
de l’étude des enseignements de la révolution de 1905, se conclut en
définitive
en Allemagne avec la fondation de l’AAUE qui marque l’impossibilité de
réunifier le prolétariat, d’unir politique et économie. Il fallait
reprendre la
question d’une toute autre façon.
4.
– C’est au sein du mouvement ouvrier allemand que naît
ce que nous appelons la phase groupusculaire. Et il est à noter que les
groupuscules non trotskystes ou léninistes reprennent consciemment ou
non les
positions des groupuscules d’alors ; mais les données ne sont
pas aussi
tranchées que l’exprime notre affirmation. Car même les groupuscules
néo-léninistes comme P.O. reprennent
certains éléments de la théorie kapédiste.
Cette
phase indique que le prolétariat en tant que
prolétariat ne peut plus avoir un rôle historique fondamental car il
est
intégré dans le capital et nié en tant que prolétariat révolutionnaire.
Or, à
l’heure actuelle on a une exaltation quasi mystique de son rôle, de son
importance en tant que prolétariat et comme, historiquement, cela ne
correspond
à plus rien de réel, on a simplement des sectes, des chapelles, des
groupuscules, finalement des rackets. Le prolétariat ne peut se
manifester de
façon révolutionnaire que si le mouvement qu’il anime est celui de son
auto-négation ; il peut le faire déjà dans la mesure où s’est
créée la
vaste classe révolutionnaire universelle dont parlait Marx dans l’Idéologie allemande. Il y a à l’heure
actuelle une diminution du prolétariat classique, celui producteur de
la
plus-value et une augmentation de la prolétarisation, un accroissement
de la
classe prolétarisée, l’ensemble de ceux qui n’ont pas de réserves (d’où
l’absurdité de parler de déprolétarisation).Ceci implique que le cycle
de la
classe prolétarienne est entré dans sa phase finale et qu’il faut la
penser en
tant que telle, dans sa spécificité.
Cette
phase groupusculaire porte à son acuité l’actualité
de la critique à la théorie de la conscience venant de l’extérieur. Ce
serait
en important la conscience de classe qu’on parviendrait à surmonter la
fragmentation actuelle. Cette théorie émise par Kautsky, codifiée par
Lénine,
est acceptée par presque tous les groupuscules même ceux
anti-léninistes. En
effet, il y a les groupuscules qui se posent directement en tant que
base
conscientielle d’où doivent partir les émanations de la conscience
visant à
transformer le prolétariat et les groupuscules qui reprennent sans le
savoir la
vieille marotte social-démocrate, elle-même fille de la conception
bourgeoise,
l’éduction. On va éduquer soit par la propagande écrite ou orale, soit
par
l’acte exemplaire. Or, de même qu’on a affirmé que la révolution n’est
pas une
question de forme d’organisation, on doit aussi proclamer qu’elle n’est
pas une
question de pédagogie même « moderne ».
D’autre
part comme nous l’avons déjà signalé on ne peut
pas séparer la conscience de l’être, ici la classe. Or, à l’heure
actuelle
qu’est-ce que la classe prolétarienne ? Un objet du capital.
Comment
peut-elle être perméable à une conscience révolutionnaire ? En
outre, cet
être évolue dans le temps et n’est pas dans toutes ses déterminations
identique
à l’être tel qu’il existait il y a 50 ans. Le prolétariat c’est
potentiellement
l’humanité prolétarisée. Ce n’est qu’au cours de la crise
révolutionnaire que
cette classe deviendra effective, la classe universelle, par
unification de
toutes les composantes aujourd’hui séparées voire opposées. C’est cet
être là
qui produira sa conscience et ne la recevra d’aucun groupuscule actuel.
On
peut prévoir quel sera le contenu de cette
conscience : nécessité de la négation du prolétariat,
coexistante à celle
de la destruction du mode de production capitaliste. Le prolétariat a
besoin de
la théorie qui contient en tant que possible ce moment de la
conscience. C’est
seulement si on tend à démontrer comment le mouvement réel va vers
l’effectuation de ce possible qu’on peut lutter contre la destruction
de la
théorie du prolétariat, le communisme.
On
peut défendre un acquit : la théorie surgie à un
moment privilégié de l’histoire des luttes de classes. Ce faisant on
risque que
cela se transforme en un simple gardiennage, conservation d’un
secret-recette.
La défense de cet acquit n’est efficace que dans la mesure où elle
n’est pas un
obstacle à la perception du devenir moderne de la société. En
l’occurrence on
doit être à même actuellement de comprendre, saisir comment dans les
conditions
concrètes le prolétariat pourra se nier. De ce fait, au sein d’un
groupe formel
ou informel, au sein d’un individu, la conscience n’est qu’à l’état de
possible
et est, à chaque instant, susceptible d’être pervertie, anéantie par la
réalité. Ce n’est qu’avec la mise en mouvement du prolétariat pour la
lutte
contre le mode de production capitaliste que la conscience est
produite, devient
effective, pour la classe comme pour les quelques éléments (non séparés
d’elle)
qui avaient reconnu et défendu la théorie dans son invariance.
Si
le groupe ou l’individu croit avoir la conscience
effective, il se pose alors comme un démiurge qui n’arrive même pas à
la
hauteur de l’apprenti sorcier, car il ne met en mouvement que ses
désirs
bafoués.
C’est
justement parce que la conscience suit l’action que
l’être produit la conscience que toute création organisationnelle
quelconque
engendre un obstacle à l’unification de la classe universelle parce
qu’avec sa
coagulation conscientielle, elle tend à fixer, à pérenniser la
groupusculisation de la classe prolétarienne.
5.
– Au sein du mouvement ouvrier allemand s’est
manifesté de la façon la plus nette, criarde, la coupure de l’être du
prolétariat : dédoublement entre celui intégré qui
travaillait, était dans
les syndicats, cotait SPD ou USPD et le prolétariat négateur de la
société en
place, donc communiste, se trouvant en-dehors des syndicats, souvent
sans-travail et militant dans l’AAU, l’AAUE ou la FAUD. Le problème fut
alors
de restaurer l’unité perdue. Or, étant donné ce qui précède, nous
constatons
que l’attitude du KAPD était plus correcte que celle de l’I.C.
proclamant un
front unique entre les fractions irréductiblement opposées.
Le
KAPD parti d’avant-garde regroupait les prolétaires
sans travail et ce que les anti-kapédistes appelaient le
lumpenprolétariat.
Ceci explique la puissance et comme la fascination qu’exerça sur ce
parti la
théorie de la crise mortelle du capitalisme ; la plupart de
ses membres
vivaient réellement la décomposition de la société d’alors.
L’origine
sociologique des éléments constitutifs du KAPD
explique d’autre part qu’il fut à même de mettre en évidence cette
coupure dans
l’être du prolétariat ; mais il ne sut pas clairement poser la
solution : non l’union formelle ou réelle de tout le
prolétariat, mais la
suppression du prolétariat. Cependant, à cause même de la situation
allemande,
le KAPD anticipait, surtout en ce qui concerne la fameuse question du
lumpenprolétariat. Aussi Lukacs reprochant aux
« hollandais » et au
« parti communiste ouvrier » […] « les
espoirs utopiques et
hypertendus dans l’anticipation de phases ultérieures de
l’évolution » (Histoire et conscience
de classe, éd. de
Minuit, pp. 329-330), était absolument en porte-à-faux. C’était la
réalité
allemande elle-même qui anticipait et le mérite du KAPD fut d’en être
l’expression.
La plupart des théoriciens
marxistes sont demeurés, en ce qui concerne le lumpenprolétariat, aux
affirmations théoriques de Marx sans se rendre compte qu’il ne s’agit
plus du
tout à l’heure actuelle de la même chose. Marx appelait
lumpenprolétariat une
frange de la population ouvrière qui ne se soumettait pas au mécanisme
productif
capitaliste et qui, pour lui échapper et subsister, recourait au vol,
et à
divers trafics. En quelque sorte cette couche existe à l’aube du
capitalisme
(cf. ce que dit Marx au sujet des Lazzaroni (lumpenprolétariat) qui
écrasèrent
la révolution napolitaine) puis constitue une partie de l’armée de
réserve.
Durant cette période, le lumpenprolétariat peut être attiré soit par la
classe
dominante, soit par le prolétariat lui-même. Cependant,
potentiellement, en
échappant à l’unification de la classe, en faisant obstacle à la
« généralisation du salariat » il constituait une
couche
réactionnaire. Dans tous les cas, il faut ajouter que les divers
discours
dirigés contre le lumpenprolétariat furent la plupart du temps inspirés
par une
morale du travail encore plus ignoble que l’existence même de cette
population ; d’autant plus ignoble que la morale a pour
présupposition
l’oubli total des causes de l’ignominie humaine.
À l’heure actuelle, la morale
du travail a perdu ses fondements et parler du lumpenprolétariat n’a
plus de
sens. Les ouvriers sont menacés, tôt ou tard, d’être rejetés du procès
de
production et donc, étant donnée la domination du capital, de perdre
toute
possibilité de vie ; ils ne pourront survivre qu’en recourant
à des
expédients. Plus précisément, une fois expulsés du procès de
production, ou ,
dans le cas des jeunes, étant donné souvent qu’ils ne peuvent même pas
y
entrer, deux attitudes leur sont possibles : revendiquer le
plein emploi
et le droit au travail donc réclamer le maintien du capital (depuis
Keynes
c’est là le rêve de tous les capitalistes gestionnaires qui ont
remplacé les
économistes, car il n’y a plus d’économie politique) ; rejeter
la société
en détruisant, en refusant le travail en tant que possibilité de
survie. Cette
seconde attitude n’est pas encore une affirmation du
communisme ; mais
elle est une négation immédiate du capital que celui-ci peut certes
encore
récupérer. Toutefois sa généralisation indique que se dissout la
conscience du
salarié, parce que le travail salarié, le travail tout court (tu
gagneras ton
pain à la sueur de ton front !) est désormais l’obstacle du
développement
des forces humaines. Or, la dissolution d’une forme de conscience
suffit à tuer
une époque entière » (Marx).
Le même phénomène est opérant
chez les « nouvelles classes moyennes ». Autrement
dit, la grande
majorité de l’humanité prolétarisée sera acculée à cette situation
délictueuse
(par rapport au droit bourgeois capitaliste !) qui effarouche
la plupart
des gauchistes déificateurs du prolétaire-travailleur. Ils reprochent
en
particulier à ce nouveau prolétaire sa violence aveugle, de détruire
sans avoir
conscience. Mais si on se place sur un plan théorique, il nous faut
alors
envisager les théories des divers groupuscules. On se rend compte alors
qu’elles se ramènent à une idéologie du travail, c’est-à-dire du
capital. Les
prolétaires qui luttent de façon directe permettent par leur
destruction en
soi-disant aveugle l’avènement de la conscience. Se contenter d’exalter
ces
luttes en tant que telles conduirait évidemment à une mythification de
la
violence et de la terreur. Il est indéniable que le communisme ne peut
se
développer sans la production simultanée de la conscience, cependant le
nihilisme social qui s’empare de beaucoup de prolétaires indique,
exprime, le
vide existant dans la société, la disparition de l’ancienne classe
ouvrière et
les balbutiements de la classe universelle qui englobe les nouvelles
classes
moyennes.
Le prolétariat réel est le
représentant de la dissolution de la société. Théoriser le
lumpenprolétariat
reviendrait à nier le phénomène en tant que généralité et à le confiner
à la
périphérie de la société afin de pouvoir tranquillement exalter la
figure du
prolétaire-travailleur.
La dissolution de la société
est désormais en acte aux E.U. L’unité du prolétariat classe
universelle ne
peut s’y actualiser qu’à la suite d’une lutte tenace, décidée, sans
compromis,
contre le capital et dans une certaine mesure à travers une lutte au
sein de la
classe universelle elle-même. Il n’y a pas à revendiquer la reformation
du
prolétariat classique, ce qui équivaudrait à vouloir restaurer le passé
comme
l’on comprit certains révolutionnaires noirs américains (Boggs par
exemple).
L’universalisation du prolétariat par la généralisation de la forme
salariale
est le premier temps de la négation du prolétariat classique.
La même chose vaut pour
l’unification du prolétariat à l’échelle mondiale. La démarche qui
conduit à
vouloir créer une autre internationale était erronée. La création de la
KAI,
vraie 4° internationale (les trotskystes, comme leur grand homme, ont
toujours
eu au minimum une phase de retard) le prouve ; les tentatives
faites par
d’autres, comme Korsch, faillirent, enfin, la mascarade perpétuelle et
toujours
renouvelée de la IV° internationale trotskyste constitue l’argument
bouffon
montrant que l’internationale est superflue. Le mouvement du
prolétariat n’a
plus besoin de cette institution pour se reconnaître international. Dès
le
début, il est mondial[48].
A notre époque, l’œuvre des révolutionnaires doit être de faire en
sorte que
les conditions de formation de la conscience de la nécessité de la
négation du
prolétariat se clarifient le plus rapidement possible (dépassement du
concept
d’union). Cette conscience ne peut se manifester que si simultanément
il y a
perception du communisme. D’où l’importance de la théorie.
6. – Après la défaite de la
commune de Paris, Marx pronostiqua que le centre révolutionnaire se
déplacerait
en Allemagne et que, là, il s’agirait du triomphe de la théorie. Le
déplacement
se produisit effectivement ; le marxisme, ou théorie du
prolétariat,
rencontra un important succès, mais il ne triompha point. A la fin du
siècle,
il était nié. Les luttes de 1918 à 1923, au cours desquelles le
prolétariat
tenta de surmonter la défaite de 1914, furent, en même temps,
manifestation de
sa volonté de réappropriation de sa théorie. Lorsqu’en 1933 la défaite
du
prolétariat allemand est totalement consommée, un profond désarroi
régna parmi
les révolutionnaires. Le doute devint envahissant. Les trotskystes en
profitèrent pour hausser d’un ton leur propagande pour la formation
d’une
nouvelle internationale ; les autres courants se survécurent
peu ou prou.
Dans tous les cas, il n’y eut aucune prévision sur le déplacement
éventuel du
centre révolutionnaire. C’était, à l’époque, une question délicate. De
plus, la
plupart des révolutionnaires étaient trop immergés dans la lutte
immédiate ou
dans le pessimisme pour parvenir à envisager un futur. Le mouvement
révolutionnaire
était enrayé en URSS mais l’instabilité même du régime montrait que
tout
n’était pas encore perdu. Les différentes procès et liquidations
ultérieurs de
révolutionnaires, le prouvèrent. Ailleurs, c’était bien vague.
La clarification s’opéra
après 1945 :
1° impossibilité pour l’URSS
de
jouer un rôle révolutionnaire, dans l’immédiat ;
2°
en Allemagne on a d’abord une période confuse ; les évènements
de
1953 semblèrent prouver la validité de la thèse de l’Allemagne en tant
que
centre. C’était en fait une phase réplique de celle plus importante qui
s’était
déroulée au cours de l’entre-deux guerres ; un moment dans le
réajustement
lié à la partition du pays ;
3°
la Chine, lancée dans sa révolution capitaliste, au nom du prolétariat,
comme il se devait, ne pouvait en aucune façon être le centre
révolutionnaire
prolétarien. Depuis, elle est loin de l’être devenue.
A partir du début des années
60, on constate que tout le mouvement d’opposition au sein de la
société est
d’émanation étasunienne et d’autre part le mouvement insurrectionnel du
prolétariat noir des E.U. depuis 1963 a clairement défini le lieu où
les
contradictions du capital sont le plus explosives : les E.U.
(en affirmant
cela on tient compte de l’extraordinaire niveau y atteint par les
forces
productives). Dans cette aire géo-sociale de la domination du capital
s’est
dévoilé de façon irrécusable la tâche du mouvement
prolétarien : la
suppression du prolétariat. Ainsi se trouve amplement confirmée la
théorie de
Marx. Tout le charabia entassé sur la révolution surgie dans un pays
arriéré
(la révolution faite contre le Capital,
Gramsci) ainsi que les litanies sur le maillon le plus faible, tout
cela n’est
que divagation théorique oubliant l’essentiel : pour Marx,
comme pour les bolcheviks,
à l’origine, la révolution russe, double révolution, ne pouvait être
que le
prologue de la révolution communiste. A force d’accoupler de
différentes façons
le mot révolution avec ce pays arriéré, maillon, etc., nos divers
révolutionnaires se sont simplement accouplés avec la bêtise.
La question laissée en
suspend en 1933 a reçu sa réponse 30 ans plus tard. Dès lors, il n’est
plus
possible de chercher dans le mouvement passé des modèles pour la lutte
à venir
que ce soit chez les bolcheviks, chez le KAPD, l’AAU, l’AAUE, etc., car
aucun
de ces mouvements ne parvint à poser la véritable question dont la
solution est
actuellement en acte : la négation du prolétariat. Cependant,
l’importance
théorique du KAPD est d’avoir correctement mis en évidence les données
de la
situation de l’époque et d’être par là en liaison historique avec le
mouvement
réel actuel[49].
7. – En 1871 Marx considère
que la phase révolutionnaire de la bourgeoisie est terminée. Est-ce que
cela
voulait dire que les forces productives ne pouvaient plus se développer
à
l’échelle planétaire, qu’il n’y aurait plus de bouleversements
révolutionnaires
allant non vers le communisme mais vers le capitalisme ? Non.
Toutefois
ces bouleversements ne pouvant plus être dirigés par la classe
bourgeoise, ils
le seront par la classe antagoniste, le prolétariat. L’ère des
révolutions
anticapitalistes, dirigées, animées directement par le prolétariat,
faites en
son nom et au nom du socialisme – s’ouvre alors. Le développement du
capital
sera impulsé par le prolétariat qui devra remplacer la bourgeoisie
déficiente,
de même qu’il dut intervenir au cours de la révolution de 1789 pour
pallier les
faiblesses, lâchetés, hésitations turpides de la bourgeoisie. Dans les
aires
géo-sociales telles que l’aire slave, en Asie, les formes
communautaires et le
despotisme asiatique inhibèrent le développement de la bourgeoisie.
C’est
l’unité centrale, tsar ou empereur qui poussa à un développement des
empires
menacés par l’occident capitaliste. Il y eut placage d’éléments
d’économie capitaliste
sur ces formes. Le capital pouvait à la rigueur dominer dans les
entreprises
créées en ces pays, mais en aucun cas il ne parvenait à une domination
formelle
sur la société. D’autre part, à l’échelle mondiale, le capital freinait
sa
propre extension, limitant son mouvement qui précipite sa catastrophe.
C’est
donc le prolétariat né dans ces zones qui enleva l’obstacle au
développement du
capital. En Russie, il fit sauter le verrou posé par la
contre-révolution, dès
avant la révolution française, et que celle-ci avait momentanément
levé. Aussi,
après 1917, le mode de production capitaliste se développe finalement à
l’est ; le contrecoup de cette action s’est à peine épuisé
avec la fin des
révolutions anti-coloniales. Au cours de cette phase, le prolétariat
révolutionnaire d’occident est tout juste parvenu à soutenir
(directement ou
indirectement) celui de Russie afin qu’il mène à bout la tâche qui
n’était pas
spécifiquement sienne.
La contre-révolution se
nourrit de la révolution. Elle doit donc réaliser, développer, ce que
la
révolution prolétarienne aurait voulu escamoter : la
domination du capital
dans les zones du globe où celui-ci n’était pas encore parvenu. Le
développement historique de l’humanité a donc dû accomplir la tâche de
la bourgeoisie,
à son tour le capital est maintenant obligé de réaliser les tâches
immédiates
du prolétariat (c’est de cette façon qu’il dépasse ses limites).
8. – La société du capital
s’est développée grâce à la force prolétarienne. Est-ce que cela
signifie
démission du prolétariat de sa tâche historique ?
« En effet, bien des
traits de la « société future », apparus à travers la
politique rationnelle
du programme de transition sous les jours favorable de l’utopie, se
sont
trouvés réalisés de façon répugnante et terrible, et comme une
mutilation de
l’homme, sur le plan de la politique pratique, dans le monde de guerre
et de
police que nous connaissons. Mais le principal échec n’est peut-être
pas là.
Par « infidélité » du prolétariat à sa mission
historique – souligné
du sang des spartakistes – et par l’avènement du Quatrième Etat en
germe dans
la social-démocratie, la foi confessée dans les « pages
éternelles »
du Manifeste a été blessée à mort.
Il
ne servirait à rien de le taire. Et s’il est une question qui doit être
posée,
c’est bien celle-ci : « Que reste-t-il d’humainement
valable, dans
l’espoir humain qu’avec Liebknecht et Luxembourg nous avions placé dans
la
révolution prolétarienne ? » Et cette autre ne
s’impose pas
moins : « Quelle confiance peuvent encore conserve
les ouvriers dans
la responsabilité collective de leur propre
classe ? » » (pp.
112-113).
Ceci est extrait de « La
tragédie de Spartakus » que A. Prudhommeaux a écrit en guise
de conclusion
à la brochure Spartacus et la commune de
Berlin, 1918-1919, Spartacus n° 15. Cette citation a le
mérite de mettre en
évidence le simple négatif de la domination du prolétariat et anticipe
sur le
discours qui fleurira plus tard au sujet de l’intégration de cette
classe.
Curieusement l’analyse
théorique de Prudhommeaux débouche dans une reconstitution de la
révolte de
« Spartacus l’ancien » comme si le mouvement
spartakiste avait sa
vérité dans la révolte des esclaves conduite par Spartakus, révolte qui
était
d’entrée dans une impasse étant donnée l’immaturité du monde de
l’époque, tant
sur le plan économique et social que spirituel. La conclusion
serait-elle que
le mouvement spartakiste s’était lui aussi fourvoyé d’entrée dans une
impasse
par ce que le prolétariat s’était illusionné sur l’importance de son
intervention
dans le devenir des forces économico-sociales. C’est ainsi que conclut
effectivement Prudhommeaux : « C’est peut-être rendre
justice à Marx
dans les termes même du marxisme que d’identifier l’épopée du
prolétariat à la
vapeur » (p. 117)[50].
Nous avons reproduit ces
affirmations parce que les positions fondamentales des spartakistes
furent
aussi celles du KAPD, de l’AAU, etc., et que les développements de
Prudhommeaux
constituent une des condamnations les plus catégoriques de la mission
du prolétariat ;
il met même en avant la question du messianisme qui sera maintes fois
agitée
par divers auteurs, tentative de détruire toute spécificité de la
théorie du
prolétariat noyée dans la vaste idéologie des opprimés se soulevant
contre
leurs oppresseurs.
Il est possible d’affirmer
que le prolétariat en tant que classe nécessaire à un certain
développement des
forces productives est devenu superflu. Si on limite a cela le rôle du
prolétariat, alors sa mission historique est devenue une foutaise parce
que l’accroissement
des forces productives réalise simultanément l’esclavage généralisé des
hommes.
Ce qui implique que, d’après la théorie, il faille mettre en évidence
un autre
point : le prolétariat a développé les forces productives à
l’intérieur du
mode de production capitaliste, jusqu’à pousser celui-ci, comme le
disait Marx,
au-delà de ses limites ; maintenant une augmentation des
forces
productives ne peut être que la libération des hommes eux-mêmes, mis en
jachère
par le capital. Voilà pourquoi la révolution prolétarienne est une
évolution à
un titre humain, voilà pourquoi elle doit faire référence à l’homme, le
réapproprier, tendre à l’obtention de la conscience, à rechercher en
lui, dans
tous les hommes, les forces spirituelles niées par la domination du
capital et
que, sous couvert de marxisme, on a étouffées. Se réapproprier l’être
humain,
ce n’est pas simplement prendre quelque chose qui aurait été abandonné,
perdu ; car cet être humain existe dans toutes les
« possibilités » produites par le développement des
forces
productives ; la réappropriation, c’est l’action de rendre
effectives ces
possibilités[51].
Elle se produira dès le début de la révolution communiste, quand le
prolétariat
– classe universelle – se constituera en parti communauté en dehors de
la
communauté du capital.
La grandeur du mouvement
prolétarien allemand (KAPD, AAU, AAUE, etc.) apparaît justement dans sa
tentative de reconquérir la conscience et de quitter le terrain
capitaliste en
retrouvant son être négateur du capital.
Tous les courants dont nous
avons rapidement rapporté les positions avaient un handicap énorme à
surmonter.
L’origine de celui-ci remonte à la formation de l’unité allemande.
Celle-ci se
fit par le haut et donc de façon mesquine sans bouleverser réellement
de fond
en comble le mode de vie des allemands (dans mode de vie, nous incluons
aussi
le mode de penser). Cette édification par le haut ne s’acheva qu’avec
les deux
étapes significatives pour le mouvement ouvrier, 1918 et la victoire de
la
social-démocratie, 1933 et celle du nazisme. Le mouvement ouvrier
suivit une
évolution parallèle avec « l’illusion de Lassalle croyant à
l’intervention
socialiste d’un gouvernement prussien » (Marx à Engels,
18-02-1865), ce
qui conduisit à la situation décrite par Engels :
« Mais on le voit
Lassalle a donné au mouvement un caractère tory-chartiste qu’il sera
difficile
de détruire et à faire naître en Allemagne une tendance que les
ouvriers ne
connaissaient pas jusqu’ici. Partout l’on voit percer cet aplatissement
ignoble
devant la réaction. Cela nous donnera du fil à retordre »
(Engels à Marx,
13-02-1865).
L’influence de Lassalle ne
fut pas éliminée. Au contraire, elle fut renforcée par Bernstein qui la
réactualisa en quelque sorte. La confluence des deux éléments
(lassallisme et
révisionnisme) conduisit à la défaite du marxisme. Quand,
ultérieurement, le
phénomène révolutionnaire se développa, il dut jeter à bas toute la
tradition
de la social-démocratie qui avait même déformé la pensée de socialistes
remarquables comme R. Luxembourg. Mais à peine tendait-il à réaliser sa
tâche
qu’il se heurta au léninisme puis au stalinisme. Il fut battu.
Le mouvement prolétarien
actuel doit de nouveau rompre avec la tradition. Il a une tâche
immédiate à
accomplir, différente de celle qu’il affronta dans les autres phases
révolutionnaires : sa propre destruction. La négation du
prolétariat est à
l’ordre du jour aux E.U. Elle le devient de plus en plus, de façon
apparente,
dans nos pays européens aussi.
Une dernière remarque
s’impose à propos de la défaite du prolétariat allemand (et de façon
encore
plus ample au sujet de la soi-disant faillite de la mission historique
du
prolétariat) : a-t-elle une justification historique, ou plus
précisément
était-elle nécessaire pour qu’enfin la véritable solution puisse
triompher (se
produire) ? Il faut soulever cette question parce qu’on a trop
souvent
jonglé avec les nécessités historiques pour justifier les pires
infamies. La
théorie marxiste ne recourt à aucune justification car elle ne pose
aucun
problème de droit. Le prolétariat ne revendique pas le droit à la
révolution,
le droit de libérer du sein de cette société une autre que, par
brièveté, nous appellerons
humaine. La révolution dérive d’une nécessité interne au mode de
production
capitaliste et, si, dans la lutte pour faire triompher cette nécessité
il y a
défaite, il ne peut y avoir aucune justification. Seul l’argument
suivant qu’on
peut aller chercher dans la préface à la Contribution
de l’économie politique pourrait en tenir lieu :
« Une formation
sociale ne peut jamais disparaître avant qu’elle ait développé toutes
les
forces productives qu’elle peut contenir (littéralement, pour laquelle
elle est
assez vaste, large) etc. »
Quelles sont les forces
productives que le mode de production capitaliste devait développer et
qu’il
était à même d’englober : les forces productives devant
remplacer l’homme
dans le procès de production, donc l’automatisation. Les forces
productives que
le capital ne peut englober ce sont celles des hommes. Au contraire, le
communisme se définit comme le mode de production où le but de la
production
est l’homme lui-même.
Mais alors la défaite
n’était-elle pas inéluctable ? Le prolétariat n’a-t-il pas
gaspillé son
énergie dans des tentatives vouées d’entrée à l’échec ? Ne
devait-il pas
tout simplement attendre que les forces productives se développement
pour enfin
se manifester ?
Nous avons déjà indiqué le
rôle de la résistance du prolétariat à la domination du capital comme
étant un
stimulant essentiel pour que celui-ci fasse surgir les forces
productives qui
lui permettent de remplacer le simple procès de travail en procès de
production
du capital. Ce qui implique le passage de la coopération à la
manufacture, à
l’industrie qui trouve sa pleine réalisation dans l’automatisation. Le
capital
grâce à la science capture les forces naturelles afin de domestiquer
les
prolétaires et c’est ainsi que dans le mode de production capitaliste
on a
domination de la matière inerte sur l’homme.
Cette intervention du
prolétariat se produisit surtout dans sa situation d’objet du capital,
mais il
est une autre qui s’effectue lorsqu’il devient sujet et ne s’oppose
donc pas de
l’intérieur au capital, mais s’autonomise. Le prolétariat a tenté très
tôt de
contester au capital (représenté par la classe bourgeoise d’abord,
capitaliste
ensuite) la direction de ce mouvement de multiplication des forces
productives.
En 1848 par exemple, le prolétariat aurait pu, par sa victoire,
détruire
l’anarchie de la production, répartir l’effort productif sur tous les
composants de la population (généralisation de la condition de
prolétaire, du
travail) et ainsi parvenir au même résultat que le capital mais sans
toutes les
douleurs et infamies que le mode de production capitaliste a prodiguées
à l’humanité.
Tel était bien le programme inclus dans le Manifeste
du parti communiste, 1848. En 1871 il tenta d’arracher le
pouvoir au
capital afin de réaliser non l’émancipation sociale mais d’en créer les
conditions. En 1917 le prolétariat essaya dans l’aire slave (et ceci
aurait pu
se généraliser à l’Asie et à l’Afrique) d’imposer la solution qui
n’avait pu
être réalisée en 1848, dans des conditions qui du point de vue des
forces
productives (à l’échelle mondiale) étaient plus favorables. En ce qui
concerne le
prolétariat allemand, il aurait pu – à la place du capital –
rationaliser le
développement des forces productives, pousser à son plein
épanouissement
l’automatisation, ce qui devait se réaliser avec la domination réelle
du
capital.
Dans tous les cas, le
prolétariat a été battu. La contre-révolution a réalisé ses
revendications
immédiates, mai sen le réduisant chaque fois à un objet du capital.
Il n’y avait donc aucune
fatalité qui pesât sur le prolétariat. La lutte fut chaque fois utile,
nécessaire. De la défaite naissent résignation et fatalisme, naissent
aussi les
hommes qui tentent de trouver des justifications ou des solutions
conciliatrices, telles celle de Lassalle voulant utiliser l’Etat
prussien pour
réaliser le socialisme, ou celle de Bernstein voulant confiner les
ouvriers
dans la lutte au sein du carnaval électoral, etc.
Dit autrement, le
développement des forces productives matérielles (distinctes des
hommes) était
absolument nécessaire, mais il n’était pas fatal que cela dût se faire
sous
l’égide du capital. Maintenant une telle nécessité n’existe plus.
Affirmer le
contraire c’est justifier l’éternisation du capital.
Pas de fatalité, pas de
justification, pas de pactisation avec les forces du capital, il n’y a
pas non
plus de présuppositions inéluctables à une défaite : le mode
de production
aurait encore des zones où il pourrait se développer ! Quand
la crise
surviendra, rupture, cassure dans la communauté capital, il y aura
possibilité
de détruire le mode de production capitaliste ; il faudra
balayer tous les
conciliateurs ouverts ou cachés, conscients ou inconscients, tels ceux
qui
rêvent encore de gérer le capital d’une autre façon (cette œuvre
commence déjà
sur le plan théorique) car ce sont ces conciliateurs temporisateurs qui
en déviant
ou en freinant les forces éruptives de la classe prolétarienne sont les
géniteurs de la fatalité !
Jacques
CAMATTE
– Juin
1971
***
« Au
cours du développement de la
production capitaliste il se forme une classe ouvrière qui, par suite
de
l’éducation, de la tradition, de l’habitude, admet les exigences de ce
mode de
production en tant que lois de la nature. L’organisation du procès de
production capitaliste pleinement élaboré brise toute
résistance ; la
création constante d’une surpopulation relative maintient la loi de
l’offre et
de la demande de travail, et donc le salaire, dans des limites
conformes aux
besoins de valorisation du capital ; la contrainte silencieuse
des
rapports économiques parachève la domination capitaliste sur le
travailleur »
K.
MARX, Le
Capital, L. I, t. 3, p. 178
***
[1]
Ceci
est un chapitre du livre Le mouvement communiste en Allemagne
qui doit
paraître prochainement, édité par La Vieille Taupe.
Il contiendra des
textes du KAPD (entre autres ceux parus dans Invariance, n°
7 et 8), de
H. Gorter, O. Rühle, ainsi que les thèses des principaux courants dont
il est
question dans ce chapitre.
(Ce livre
ne fut pas publié ;
en
revanche une brochure contenant des textes de la gauche allemande
traduits par
Denis Authier fut publiée dans une édition Invariance, La Veccchia
Talpa. Note
2009)
[2]
Dès 1890,
avec la révolte des jeunes (à la fin des lois anti-socialistes) se
manifeste un
courant anti-parlementaire dû au fait que la politique parlementariste
envahissait de plus en plus le parti. La position de ce courant paraît
ne pas
être un simple « remake » d’une position anarchiste.
Il nous semble à
ce sujet qu’Engels n’a pas su individualiser l’élément nouveau,
essentiel dans
ce qu’il appelle la « nouvelle révolte littéraire et étudiante
dans notre
parti » (Réponse à la rédaction du « Sächsischen
Arbeiter-Zeitung », in Werk, t.
22, p. 68). Cet élément nouveau c’est le refus du parlement au nom de
la
théorie du prolétariat, le marxisme, non en vertu d’un refus de
l’organisation,
de la lutte politique, etc., c’est le refus du parlement où naît
l’opportunisme
et qui mobilise le prolétariat uniquement pour un mouvement en faveur
des
réformes. Dès cette époque, deux thèmes importants apparaissent, au
sein de la
gauche : l’enlisement du parti dans le marais parlementaire,
le dictature
des chefs.
[3]
Nous voulons
surtout parler des syndicalistes du mouvement Freien
Vereinigung deutscher Gewerkschaften (union libre des
syndicats allemands) d’où sortira en décembre 1919 la FAUD
(S) : Freie Arbeiter Union
Deutschlands
(syndicalistes), courants qui rejetaient les bureaucraties
syndicales et
partisane ainsi que la dictature du prolétariat conçue comme dictature
du
parti. Le second de ces mouvements voulait reprendre l’œuvre de la I°
Internationale. Citons d’autre part l’Union
des Hand und Kopfarbeiter Deutschlands (Räte-organisation)
(Union des
travailleurs manuels et intellectuels d’Allemagne (organisation des
conseils))
qui mettait au premier plan de son activité l’union du prolétariat et
la
création de conseils.
Le
rapprochement entre syndicalistes et communistes de gauche se fit sur
les
points suivants ; refus du parlementarisme et des syndicats
protagonistes
de la paix sociale ; acceptation plus ou moins générale de
l’unionisme et
recherche d’une organisation unitaire. Une certaine convergence se fit
aussi
avec les anarchistes (au cours de la guerre) qui reprenaient la
critique de R.
Michels sur le parti, lequel affirmait la nécessité de lutter
« contre
l’organisation devenue but en soi ».
[4]
C’est avec
l’insurrection de Cronstadt que se termine la tentative du prolétariat
russe de
parvenir à être effectivement classe dominante avec la paysannerie. Les
insurgés de Cronstadt voulaient en quelque sorte réaliser ce que
proposa
Lénine : la « Dictature démocratique des ouvriers et
des
paysans ».
« Les
ouvriers et les paysans ne veulent plus vivre par la grâce de décrets
bolcheviks ; ils veulent contrôler leur sort » (La commune de Cronstadt, éd. Bélibaste,
p. 8).
« La
république socialiste des soviets ne deviendra forte que lorsqu’elle
sera
administrée par les classes laborieuses à l’aide des syndicats
rénovés » (Ibid., p. 51).
Et enfin ce
mot d’ordre : « A bas la devise trompeuse :
« Dictature du
prolétariat » » (Ibid., p.
55).
D’autre
part dans le n° 13 des Izvétsia, on trouve une critique qui rejoint
celle
d’O.Bauer et de Kautsky : les bolcheviks sont incapables
d’organiser et
d’administrer la Russie soviétique, ainsi qu’une attaque virulente
contre
Lénine et Trotsky qui avaient proposé au X° congrès du PCR de faire
appel à
l’aide étrangère. En revanche pour les insurgés de Cronstadt on aurait
pu
sauver la Russie et la Révolution grâce aux forces internes soviétiques
à
condition d’appliquer ce qu’on a appelé la dictature démocratique des
ouvriers
et des paysans. Cette position était largement partagée en URSS. Il n’y
a donc
rien de mystérieux dans le triomphe de la théorie du socialisme en un
seul pays
et, surtout, il n’est pas nécessaire pour l’expliquer de faire
uniquement appel
à la violence stalinienne. Staline reprochait à Trotsky non seulement
de
soi-disant sous-estimer la paysannerie mais de douter des capacités
révolutionnaires du prolétariat russe à résoudre par lui-même les
problèmes
relatifs à l’ « édification du socialisme ».
Démagogiquement, et dans
un autre contexte, Staline reprenait contre Trotsky les revendications
des
insurgés de Cronstadt.
L’action de
Mars est la dernière action autonome du prolétariat allemand. A partir
d’elle
le mouvement spontané sera de moins en moins important tandis que le
KPD sera
de plus en plus contrôlé et soumis à l’I.C.
Voilà
pourquoi ces deux mouvements qui eurent lieu à peu près à la même
époque jouent
à notre avis un rôle similaire au sein des mouvements ouvriers allemand
et
russe. Après Cronstadt et après l’action de Mars, l’élan
révolutionnaire est
brisé. (Tout ce qui précède n’est qu’une première approximation).
[5]
Cette
position est assez semblable à celle de la gauche italienne après 1945,
surtout
en ce qui concerne Bordiga. Elle se rapproche aussi de celle adoptée
par les
« groupes de travail » que préconisait Pannekoek.
(Cf. aussi note
28).
[6]
Tous les
renseignements historiques importants sont tirés du livre de Hans
Manfred Bock,
Syndicalismus und Linkskommunismus von
1918-1923, Verlag Anton Hein, Meisenheim am Glan, 1969,
(Syndicalisme et
communisme de gauche de 1918-1923). L’auteur rapportant des
renseignements d’un
ancien kapédiste, Alfred Weiland, indique que des groupes de résistance
comme Les hommes de confiance
révolutionnaires et
le Groupe des socialistes internationaux se
formèrent après 1933. Il indique de même que les kapédistes survivants
après
1950 furent, en Allemagne de l’Est, emprisonnés.
[7]
On notera bien ici que tout ce travail
est une étude des thèmes théoriques du KAPD en liaison avec le
mouvement
prolétarien. Il manque une analyse détaillée de l’évolution de la
société
capitaliste et des classes en Allemagne et dans le monde au début de ce
siècle.
[8]
En revanche
Pannekoek écrivit en 1917 : « La capitalisme est loin
d’être à la
dernière extrémité. Aux yeux de quiconque est persuadé du contraire, il
suffit
de persévérer un peu et, ensuite, se sera la victoire finale ;
voilà qui
est se dorer la pilule. Le plus ardu, presque tout, à vrai dire, se
trouve
encore devant nous ; nous ne sommes qu’au pied de la
montagne »
(« Principe et tactique », in Pannekoek
et les conseils ouvriers, Serge Bricianer, éd. EDI, p. 229).
Cependant un
n’a aucune perspective et, dans la mesure où il se hasarde à en tracer
une, il
reprend un schéma totalement mécaniste du boom qui doit inévitablement
amener
la crise. « Et [ajoute-il] avec la crise réapparaîtra la
révolution.
L’ancienne révolution est terminée, nous avons à préparer la
nouvelle ».
Cette dernière affirmation suffit à montrer toute la différence qu’il y
a entre
lui et les trotskystes qui ne parvinrent jamais à comprendre que la
révolution
était terminée.
[9]
Kollontaï
représentait le groupe de l’ « Opposition ouvrière ».
Une traduction
de son texte L’opposition ouvrière, fut
publiée dans Socialisme ou Barbarie n°
35, 1964.
[10]
Discours de
Trotsky au 4° congrès de l’I.C. (1922) : « La
condition économique de
la Russie des soviets en vue des tâches de la révolution
socialiste » ; cf. surtout le chapitre V :
« Les forces et
les moyens dans les deux camps » (il s’agit du capitalisme et
du
socialisme). De larges extraits de ce discours parurent en 1966, avec
des
commentaires de Bordiga, dans il
programma comunista n° 6, 7, 8, 9, 10, ainsi qu’un article
de commentaires
de Trotsky au sujet de son discours dans le n° 11 et, enfin, les
« Thèses
sur la situation économique de l’URSS du point de vue des tâches de la
révolution socialiste », dans le n° 12.
[11]
Communiste de
gauche anglaise, contribua à la publication de Workers
Dreadnought. Elle fut critiquée par Lénine dans La maladie infantile, cf. t. 31, p. 73
et suivantes. Un article de S. Pankhurst de 1919 a été publié dans Invariance n° 7 :
« Pensée et
action dans la 3° Internationale ».
[12]
Comité fondé
en 1925 à la suite d’un accord entre les trade-unions britanniques et
les
syndicats russes, en vue de faire pression sur le gouvernement anglais
pour
limiter son hostilité vis-à-vis de l’URSS. Lors de la grande grève de
1926,
saboté par les trade-unionistes, les soviétiques ne sortirent pas du
comité, ce
qui implicitement appuya le sabotage.
Même après
l’échec du vaste mouvement de grèves, Boukharine pensait qu’il était
nécessaire
de ne pas dissoudre le comité anglo-russe, dans l’intérêt diplomatique
de
l’Etat russe !
[13]
On peut lire à
ce sujet la « Lettre de Bordiga à Korsch », de 1926,
parue dans Invariance n°
10 ; dans une moindre
mesure, les « Thèses de Lyon » - 1926 – parue dans Programme communiste n° 38, pp. 25 à
65 ; « Les thèses de la gauche » - 1945 –
(in Invariance n°9).
[14]
Les thèses de ces communistes furent
publiées dans Kommunismus, revue
qui
parut à Vienne en 1920 et 1921. Elles ont été traduites en français et
publiées
dans Invariance n° 7, à
l’exception
des thèses des communistes suisses.
[15]
En ce
qui concerne Pannekoek (1873-1960) on
pourra consulter l’ouvrage cité de Bricianer, ainsi que « Le
développement
de la révolution mondiale et la tactique communiste », in Invariance n° 7. Quant à O. Rühle
(1874-1943), beaucoup de textes intéressants ne sont pas traduits en
français,
par exemple De la révolution bourgeoise à
la révolution prolétarienne, et ses derniers écrits publiés
récemment en
Allemagne (Schriften, Rowohlt
Verlag,
1971). Après 1923, Rühle retourna dans le SPD. De 1936 à sa mort, il
vécut au
Mexique.
On doit
mentionner Pfemfert (1879-1954) très proche collaborateur de Rühle. Il
critiqua
avant la guerre de 1914 le SPD dans le sens des gauches radicaux. Dès
avant la
guerre de 1914, contribua à la rédaction d’un journal Die
Aktion
autour
duquel se
forma un cercle d’artistes, d’hommes de lettre (expressionnistes) et à
partir
duquel se constitua un « parti socialiste
antinational » (1915). Sa
fonction fut de critiquer la « paix sociale » du SPD.
En novembre
1918, ce mouvement se rapprocha de la ligue spartakiste. Dans le KPD,
Pfemfert
appartint à la gauche avec Rühle et les éléments qui devaient former le
KAD. A
partir de 1920, Die Aktion défendit
le programme de Rühle au sujet de l’organisation unitaire. Pfemfert
resta fidèle
à cette ligne après sa sortie du KAPD (début 1921). En 1926 il
participa à la
formation avec Ivan Katz (et son groupe d’opposition de gauche au KPD)
à la
constitution du Spartakusbund n°2 (Ligue sparatakiste n°2). A partir de
1927, Die Aktion défendra la
plate-forme de
gauche trotskyste. Après 1933, Pfemfert s’enfuit d’Allemagne et parvint
finalement au Mexique où il mourut.
A noter
qu’en mai 1968 le journal qui représenta le mieux le mouvement immédiat
d’alors
s’appelait Action.
[16]
Dans ce
qu’on nomme Potere Operaio entrent
en fait différents courants dont les plus
importants furent celui de Pise, de Porto-Maghera, de Turin, qui publia
une
intéressante brochure : Syndicats et
comités de lutte ouvriers, 1969. Le journal Potere
Operaio fait suite à La
classe, succédant lui-même à La
classe operaia publié à partir de 1964. Ces diverses
publications sont en
liaison avec l’agitation étudiante et les luttes ouvrières qui eurent
lieu au
début des années 60 en Italie.
Toujours
lié à ce courant, on peut citer la revue Contropiano.
L’idée essentielle qui y est développée est qu’au plan du capital, la
classe
ouvrière doit opposer son propre plan.
Le livre de
Tronti Operai e capitale (Ouvriers
et
capital) parut en Italie en 1966 (Ed. Einaudi). Le livre de F. Berardi Contro il lavoro (Contre le travail),
ed. della libreria, 1970, se situe encore dans ce courant.
[17]
Il faut
signaler ici que pour Marx la valeur ne peut plus être définie de façon
immédiate, lorsque le mode de production capitaliste atteint son plein
développement (domination réelle). Marx écrit :
« La
valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail total,
passé et
vivant, qu’elle absorbe. L’augmentation de la productivité du travail
réside
précisément en ceci que la part de travail vivant est réduite et que
celle du
travail passé augmente, mais de telle sorte que la somme totale de
travail
contenu dans la marchandise diminue ; autrement dit, le
travail vivant
diminue plus que n’augmente le travail passé » (Le
Capital, L. III, t. 6, p. 273, éd. Sociales).
Cette
question a été abordée dans Invariance n°
6, « Thèses sur le capitalisme ».
[18]
Cf.
« Trajectoire et catastrophe de la forme capitaliste dans la
classique et
monolithique construction théorique du marxisme », Invariance n° 3, particulièrement p. 94.
Dans le
premier livre du Capital, chapitre
4,
« La formule générale du Capital », on trouve
l’expression « le
sujet automate » (« automatisches Subjekt »,
cf. Werke, t. 23, p. 169).
L’expression est
absente dans l’édition française.
[19]
Marx
démontre en effet, ch. XI du Livre III,
qu’une augmentation généralisée des salaires se traduit par une
augmentation du
prix de production des marchandises produites par les entreprises dont
le
capital a une composition organique inférieure à celle sociale, que les
prix
restent inchangés chez celles où la composition organique est égale à
la
composition moyenne sociale et, enfin, qu’ils diminuent dans les
entreprises où
cette composition est supérieure à celle sociale. Autrement dit, ces
derniers
récupèrent de la plus-value aux dépens des secteurs défavorisés. Une
telle
étude montre que la lutte syndicale, pour être efficace, lorsque le
mode
production capitaliste s’est diffusé à toute la planète, devrait être
conduite
à la même échelle.
« Quand
on parle de baisse ou de hausse du salaire, il ne faut jamais perdre de
vue
l’ensemble du marché mondial et la situation des ouvriers dans les
différentes
régions » Marx, Travail salarié et
capital, 1849.
[20]
« Marx,
qui a
découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant
le
développement du capitalisme d’où la lutte des classes est totalement
absente » Socialisme ou Barbarie, n°
31, p. 79.
[21]
Marx et Engels ont toujours affirmé
l’importance de l’intervention du prolétariat dans des situations qui
n’étaient
pas directement révolutionnaires mais où il pouvait accélérer, par son
action,
un développement économico-social qui lui serait par la suite
favorable. Ainsi
Marx exhorta les prolétaires français et anglais à faire pression sur
leurs
gouvernements respectifs, lors de la guerre de Crimée, afin qu’ils
interviennent plus efficacement et sérieusement contre la Russie. Il en
fut de
même lors de la guerre de Sécession aux E.U. Marx considéra que la
classe
ouvrière devait appuyer le nord contre le sud, sans se faire d’illusion
sur les
positions d’un homme comme Lincoln. C’est pourquoi il n’est pas
surprenant de
lire ce qui suit dans la lettre de Marx à Engels du 25-02-65 :
« J’ai
fait répondre par notre conseil que la classe ouvrière a sa propre
politique
étrangère, qui n’a pas du tout à se demander ce que la bourgeoisie
tient pour
opportun ».
La définition de la politique de la
classe ouvrière ne peut être traitée qu’en la reliant à l’étude du
parti
historique et du parti formel. Dans tous les cas, ceci est une affaire
du passé
parce que 1° à l’heure actuelle la classe ouvrière est trop intégrée
pour avoir
sa propre politique, 2° le jour où elle sera à même de se mouvoir de
façon
autonome vis-à-vis du capital, ce sera pour la destruction du mode de
production capitaliste. Aujourd’hui il ne peut s’agir, de la part des
révolutionnaires, que d’analyses stratégiques : étudier quelle
peut être
l’issue la plus favorable pour une intervention du prolétariat
lorsqu’il y a
des conflits comparables à ceux que Marx analysa.
La revue de la gauche de Brême, Arbeitpolitik, aborda cette question. Elle s’opposait
aux compromis
qu’accomplissaient le SPD (politique des chefs). « La
politique des
instances a connu son grand fiasco historique. L’époque de la politique
ouvrière a commencé » (n° 1, 1916).
[22]
Trotsky abordait à sa manière cette
question. Il s’agissait pour lui de sélectionner des cadres pour que,
le moment
venu, ils puissent constituer l’état-major de la révolution (cf.
« Les
leçons d’octobre » - 1923). C’est pourquoi la crise du
mouvement
révolutionnaire sera toujours pour lui celle de la direction :
le manque
de cadres.
[23]
Rudi Dutschke : « Les
étudiants anti-autoritaires face aux contradictions présentes du
capitalisme et
face au tiers-monde » in La révolte
des étudiants allemands, éd. Gallimard, coll. Idées. On
trouve aussi dans
ce recueil des textes de Uwe Bergman, Wolfgang Lefèvre, Bernd Rabehl.
[24]
Cette formulation est similaire à celle
de Régis Debray : « Révolution dans la
révolution ». Il y a loin
pourtant entre la recherche de Dutschke centrée autour d’une réflexion
sur Marx
et les vues tiers-mondistes de R. Debray. Celui-ci effleure une
réalité :
la nécessité pour l’Amérique latine de se défaire de son passé, de se
dégager
des formules anciennes, d’où sa critique du trotskysme qui ne manque
pas de
rigueur ; mais il aborde à peine le chemin de la critique et
reste pris au
piège de l’idéologie dominante. Ainsi il écrit que l’histoire s’avance
masquée.
Il y a longtemps déjà Marx disait : l’histoire ne fait rien…
[25]
On trouve chez Lukacs (Entretiens
avec Lukacs, Cahiers libres
160, Maspéro, 1969, pp. 48-49) une idée similaire :
« Nous devons considérer que
cette transformation du capitalisme en une domination de la plus-value
relative
[Lukacs fait allusion ici au VI° chapitre inédit du Capital,
où Marx fait la distinction entre « soumission
formelle et soumission réelle du travail au capital », cf. la
note 39]
crée une situation nouvelle dans laquelle le mouvement ouvrier, le
mouvement
révolutionnaire, est condamné à un nouveau commencement, où, sous des
formes
caricaturales et comiques, des idéologies apparemment disparues depuis
longtemps, comme celle des briseurs de machines à la fin du XVIII°
siècle,
connaissent un renouveau. […] Nous devons nous rendre compte que nous
avons
affaire à un nouveau début ou, pour employer une comparaison, que nous
ne
sommes pas dans les années 20du XX° siècle, mais dans un certain sens
au début
du XIX° siècle, lorsque après la révolution française le mouvement
ouvrier
commença à se développer lentement ».
Cette question est abordée de façon
différente dans Invariance n° 6,
thèse 4.6 – Le rajeunissement du capitalisme.
[26]
Il est
curieux de constater à l’heure actuelle
une revalorisation de la politique chez les intellectuels de gauche.
Leur
formule passe-partout est : l’économie devient politique.
C’est la base
même du néo-léninisme de Potere Operaio, Lotta Continua et de divers
débris en
France.
[27]
Au fur et à mesure du développement du
capital, l’idéologie est remplacée par la science. Le capital ne peut
pas se
satisfaire de justifications et de simples représentations. Celles-ci
impliquent que les présuppositions du capital pourraient encore être
mises en
doute. Il est donc nécessaire d’affirmer leur rationalité, leur
apodicticité
et, de ce fait, à partir de là, peut s’établir un discours
non-idéologique,
mais scientifique en lequel l’homme n’est plus qu’un résidu du passé.
C’est
grâce à la science (surtout la mathématique) que se réalise le
totalitarisme du
capital.
Les affirmations qui précèdent
exigent d’amples démonstrations et développement. Nous avons simplement
voulu
indiquer le « problème » en renvoyant à une étude
ultérieure.
[28]
« La
prétendue analyse d’après laquelle toutes les conditions
révolutionnaires sont
réunies, mais manque une direction révolutionnaire
n’a alors aucun sens. Il est exact de dire que l’organe est
indispensable, mais
son surgissement dépend des conditions générales de la lutte, jamais du
génie
ou de la valeur d’un chef ou d’une avant-garde » Bordiga,
« Le
renversement de la praxis dans la théorie marxiste », Invariance, série I, n° 4, p. 4.
[29]
Il est évident que la réfutation de la
théorie de la conscience venant de l’extérieur réclamerait de longs
développements.
Nous y reviendrons ultérieurement. Notons toutefois que cette théorie
a – soit implique que la conscience
est une donnée figée ; l’être en est séparé. Celui-ci peut
subir des
modifications diverses mais, à un moment donné, grâce à un changement
des
conditions historiques, il retrouve sa conscience parce qu’il la
reconnaît ;
b – soit suppose une permanence de
l’être. Le prolétariat est révolutionnaire par nature. Il ne subit que
des
déviations dues à des idéologies perverses, ou bien une partie de la
classe a
pu se faire acheter (l’aristocratie ouvrière) mais le devenir même de
la
société fait que le prolétariat redeviendra révolutionnaire. La
conscience
semble apparaître, dès lors, de façon plus ou moins spontanée, de même
que les
groupes qui sont chargés d’infuser cette conscience dans l’être-classe.
Dans les deux cas, l’activité de
l’être est de se retrouver ; la conscience est la vérité de
cet être. D’où
le travail de Sisyphe des divers groupuscules qui, se trouvant à la
périphérie
de l’être-classe veulent être les magiciens-médiateurs de la
reconnaissance.
Conséquences :
a – La non-reconnaissance immédiate
appelle la justification permanente : nous sommes les seuls
qui…, nous
avons prévu que… etc.
b – Posée à l’extérieur, la conscience
doit avoir une transmissibilité afin d’être inoculée dans
l’être-classe. La
conscience ne peut exister que sous forme organisée d’où le discours
des
groupuscules sur l’organisation de l’organisation : l’apologie
de
l’avant-garde.
[30]
« La
force de résistance inattendue de la Russie des soviets contre les
assauts
révolutionnaires, obligeant l’Entente à traiter – c’est toujours ainsi
qu’opère
le succès – a exercé une nouvelle et puissante force d’attraction sur
les
partis ouvriers de l’Europe occidentale. La II° Internationale
s’effondre et il
s’établit vers Moscou un mouvement général de groupes intermédiaires
poussés
par l’orientation révolutionnaire grandissante des masses. Mais ces
groupes, se
donnant le nom de communistes, sans beaucoup transformer leurs
conceptions
traditionnelles fondamentales, transportent dans la nouvelle
internationale les
points de vue et les méthodes de l’ancienne social-démocratie. […] Par
leur
entrée dans la 3° Internationale, ou par la reconnaissance de ses
principes (comme
on l’a déjà vu pour les Indépendants allemands) la séparation
rigoureuse entre
communistes et sociaux-démocrates s’est à nouveau atténuée. […] Toute
couche
dominante agit ainsi : au lieu de se laisser évincer par les
masses, elle
devient même « révolutionnaire » pour affaiblir
autant que possible,
par son influence, la
révolution. Et de
nombreux communistes sont disposés à y voir une augmentation de forces
et non
pas une augmentation de faiblesse » A. Pannekoek,
« Le développement
de la révolution mondiale et la tactique du communisme » in Invariance n° 7, pp. 52-53, traduction
corrigée.
Il semblerait donc que les 21
conditions eussent pu donner satisfaction à Pannekoek. Malheureusement,
elles
restèrent elles-mêmes au stade conditionnel car elles ne furent pas
appliquées
si ce n’est contre le KAPD.
[31]
« Aujourd’hui encore l’opposition
si profonde entre communistes et social-démocrates n’est pas théorique,
mais
pratique. Pour cette raison, nous n’en parlerons, ici, pas plus
longtemps.
Cette opposition est une opposition tactique et d’organisation, et non
pas
l’opposition du marxisme et de l’anti-marxisme, mais au contraire celle
de la
démocratie et de la dictature. A ce sujet, nous pouvons, nous,
social-démocrates, pleinement nous en référer à Marx, qui intervint
dans les
questions du parti et des syndicats en faveur de la démocratie la plus
complète
et dans celle de l’Etat en faveur de la république
démocratique » Kautsky,
Les trois sources du marxisme, Cahiers
Spartacus, Mai 1969, n° 35 (Ce paragraphe fut ajouté par Kautsky lors
de
l’édition de 1933).
[32]
« Le
socialisme est à cette heure le seul
espoir de l’humanité. Au-dessus des murailles croulantes du monde
capitaliste
flamboient en lettres de feu les mots du Manifeste
communiste : « Socialisme
ou
Barbarie ». R. Luxembourg, « Que veut
Spartacus ? » in Spartacus
et la commune de Berlin, 1918-1919.
Or, dans le Manifeste du parti communiste
Marx et Engels n’affirment nullement une telle alternative.
R. Luxembourg
cite certainement de mémoire. Il est bien question de barbarie en
divers points
du Manifeste, mais on ne la trouve
jamais opposée à socialisme.
Par la suite, d’autres auteurs ont
aussi affirmé que Marx aurait explicitement parlé de socialisme ou
barbarie,
mais ils ne donnent jamais de référence qui permette de trouver dans
l’œuvre de
Marx ou d’Engels le lieu spatio-temporel de la fameuse alternative (cf.
en
particulier V. Fay, Altaver, J.M. Vincent, in En
partant du capital, éd. Anthropos, 1968).
Marx a plusieurs fois mis en
évidence à quel point la société où domine le mode de production
capitaliste
était triviale, inférieure aux antiques sociétés où le but de la
production
était l’homme lui-même. Dans La guerre
civile en France, il ironise sur le fait que la bourgeoisie
se targue
d’avoir dépassé la loi du talion en instaurant le droit, et il montre à
quel
point la répression qu’elle opère est similaire à l’antique
« vendetta », démultipliée en force et en violence
par les moyens
modernes ; il parle de sauvagerie (Wildheit).
Le concept de barbarie dans la
mesure où il désigne une période de l’histoire humaine, est un concept
étranger
à la théorie marxiste. Engels eut certes raison de montrer l’importance
de
l’œuvre de Morgan, de mettre en évidence comment celui-ci,
indépendamment de
lui-même et de Marx, avait trouvé des principes fondamentaux du
communisme ; il eut tort d’annexer le concept morganien de
barbarie (de
même pour celui de sauvage et de civilisation). Car, en plus des
ambiguïtés
déjà signalées, toute trace de mode de production et de forme de la
communauté
humaine y est escamotées. En revanche, les concepts utilisés par Marx
pour la
sériation-périodisation (qui n’implique en aucune façon un
millénarisme)
intègrent les données précédentes. On a : les communautés
primitives (et
non le communisme primitif, terme pas assez précis), les communautés
asiatiques
(formes asiatiques) et, ensuite, en ce qui concerne l’occident,
l’esclavagisme
de la société antique, le féodalisme, le mode de production
capitaliste.
Il semble donc assez improbable que
Marx ait parlé de socialisme ou barbarie. Qu’il ait évoqué
l’éventualité d’une
régression, c’est fort possible. L’étude historique montrerait la
validité
d’une telle démarche. Indiquons brièvement deux exemples où il y eut
régression
à un « stade antérieur » : l’Italie à la fin
du moyen-âge, après
le déplacement des voies de communication, voit le mode de production
capitaliste enrayé dans son développement, et subit un certain retour
au
féodalisme ; l’Allemagne après la guerre de Trente ans.
Que Marx ait posé l’éventualité
d’une régression prouve simplement – au niveau où nous abordons la
question –
qu’il n’était pas un illuministe, pour qui le progrès est cumulatif et
continu
(Cf. p. 54).
Engels a évoqué de façon nette
non l’alternative socialisme ou barbarie mais socialisme ou destruction
de la
société :
« En d’autres termes :
cela vient du fait que les forces productives engendrées par le mode de
production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des
biens
qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de
production
lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un
bouleversement du
mode production et de répartition éliminant toutes les différences de
classes,
si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr » Anti-Dühring, éd. Sociales, pp.188-189.
[33]
Dans sa réfutation des thèses de Socialisme
ou Barbarie (S. ou B.),
Bordiga fait remarquer – en
stricte cohérence avec la périodisation Morgan-Engels – qu’il aurait
fallu
parler de l’alternative Socialisme ou civilisation au lieu de
Socialisme ou
Barbarie. A ce propos il reprenait la thèse essentielle de
Marx-Engels :
les barbares ont régénérés l’occident (cf. « Barbares en
avant ! », Battaglia
comunista,
n° 2, 1951). Bordiga eut tort de ne pas prendre en considération le
« contenu » de cette barbarie théorisée par S. ou B. et, d’autre part, de réaffirmer
de façon exacerbée, au
cours de sa polémique avec Chaulieu, la théorie de la conscience venant
de
l’extérieur. En revanche tout ce qui concerne la question du
capitalisme
d’Etat, la bureaucratie, le développement de la Russie est remarquable
(cf.
« La batrachomyomachie », « Croassement de
la praxis »,
« Danse des fantôches », in Il
programma comunista, n° 10, 11, 12, 1953).
[34]
Nous
parlons d’espèce humaine afin d’indiquer
l’ensemble des hommes. Le concept d’espèce n’est valable que pour le
moment
actuel ; il est inadéquat pour le futur. L’utiliser, alors,
conduirait à
saisir l’humanité au travers d’un concept zoologique ; cela
reviendrait à
nier le dépassement de la nature. Seule la révolution communiste
unifiera
l’espèce qui deviendra communauté humaine. Parler d’espèce, c’est
encore
considérer l’homme comme un objet sensible ; c’est ce que fait
la science
qui est interprétation immédiate de la réalité : l’Homme objet
du capital.
Pour les communistes, l’Homme (unité de la Gemeinwesen et de l’homme
social)
est une activité sensible.
Signalons, d’autre part, qu’en 1946
Pannekoek indiqua cette alternative uniquement en tant que moment
particulier,
moment final, pour ainsi dire, du capital : « En
d’autres termes, la
nécessité de la lutte révolutionnaire s’imposera dès que le système
capitaliste
englobera la plupart des hommes, dès qu’il se verra interdire toute
expansion
notable. A ce stade suprême du capitalisme, la menace d’une
extermination
massive fera de ce combat une nécessité pour toutes les classes de la
société » (« L’échec de la classe
ouvrière », in Pannekoek et les
conseils ouvriers, p.
289).
[35]
La pratique manœuvrière est une des
caractéristiques essentielles du léninisme :
« J’ai l’impression qu’ici on
veut d’abord voir comment les choses se présentent, notre histoire
n’était
d’ailleurs pas la plus importante. Il y a la gauche allemande, la
gauche
italienne avec Bordiga, la grande affaire est d’empêcher leur
jonction »
(Lettre de Rosmer – alors à Moscou – à Monatte, 06-06-1924).
« On a bolchevisé [il s’agit du
V° congrès, n.d.r.] à tour de bras
et
dans toutes les langues. Le rapport de Zinoviev, c’est le discours que
nous a
servi Klein et rien de plus : même construction artificielle,
même
pauvreté de pensée, même formule. Le congrès a tout fait avant d’avoir
commencé
[…]. Avec la gauche allemande, il y avait quelques difficultés, ses
chefs ayant
toujours été opposés à la tactique de haut en bas étant partisans de la
sortie
des syndicats réformistes. »
« On arrangea les choses
ainsi : en échange des textes opportunistes de Radek et de
Brandler, les
« gauches » déclareraient être pour le front unique,
pour le travail
dans les syndicats réformistes, sur tous les points d’accord avec la
tactique
et les conceptions fondamentales de l’I.C. Ils devenaient d’un coup des
enfants
bien sages et bien dociles. En outre on isolerait à leur gauche une
« extrême-gauche » sur laquelle on cognerait sans
ménagements… »
(Lettre du 18-07-1924).
[36]
Après
la condamnation de l’Opposition ouvrière en
tant que fraction illégale, au congrès du PCR (27/3-2/4-1922), le
groupe qui se
forma fut illégal et eut une activité en dehors du parti, directement
au sein
de la classe ouvrière : « Le groupe ouvrier du parti
communiste russe
(bolchevik) ». Les représentants les plus connus furent
Kusnetsov et
Miasnikov. Celui-ci conduisit son activité dans l’Oural. Lénine lui
envoya une
lettre pour réfuter ses critiques (05-08-1921, cf. tome 32, p. 536).
Dans cette
lettre il s’attaque surtout à la revendication de la liberté de la
presse, pour
tous les groupements, avancée par Miasnikov, mais les questions
vraiment
importantes, tel le rapport du parti au prolétariat sont laissées de
côté.
Le groupe ouvrier
publia un manifeste anonyme qui parut en occident en
tant que contribution de la section russe de la IV° Internationale
(KAI) dans
le Journal ouvrier communiste,
journal du KAPD, en 1923.
Voici le passage du manifeste auquel
nous faisons allusion :
« La principale découverte que
le camarade Lénine a faite c’est que nous n’avons pas de prolétariat. A
ce
sujet nous pouvons seulement le féliciter. Es-tu, camarade Lénine, le
chef d’u
prolétariat qui n’existe pas du tout ? Es-tu le chef du parti
communiste,
mais non celui du prolétariat ! »
[37]
On peut consulter à ce sujet les textes
de Bordiga publiés dans Invariance,
série I, n° 7 : « Le mouvement communiste
international »,
« Les tendances de la III° Internationale »,
« La situation en
Allemagne et le mouvement communiste », textes qui parurent en
1920 dans Il soviet. On trouve
d’autre part un
certain nombre d’articles sur le mouvement ouvrier allemand dans la
revue Rassegna comunista parue en
1921 et
1922.
[38]
Cf. Invariance,
série I, n° 2, 1968 (Le VI° chapitre
inédit du capital et l’œuvre économique de Karl Marx), pp.
133-142.
[39]
Cf. « Le programme révolutionnaire
communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des biens de
production et des produits du travail » (Compte-rendu de la
réunion de
Turin – 1958 in Il programma comunista n°
16 et 17, 1958). Une mauvaise traduction est parue dans Le
fil du temps n° 7. Cf. aussi : « Le
contenu original
du programme communiste est l’anéantissement de la personne singulière
en tant
que sujet économique, titulaire de droits et actrice de l’histoire
humaine » (Troisième partie de la réunion de Parme – 1958, in Il programma comunista, n° 21-22, 1958).
Une grande partie a été publiée dans Invariance,
n° 5, pp. 77 à 83.
En ce qui concerne l’apologie
acritique des bolcheviks, on peut consulter le texte de
Bordiga : Le texte de Lénine sur
« la maladie
infantile du communisme » (le gauchisme) : le texte
le plus exploité
et le plus falsifié depuis plus de quarante ans par toutes les
charognes
opportunistes et dont l’invocation impudente caractérise et définit la
charogne,
1960.
C’est avant tout un texte laudateur
du texte de Lénine.
[40]
Les socialistes ricardiens sont ceux qui
voulaient au fond la production capitaliste sans ses désavantages.
D’accord
avec Ricardo au sujet de la loi de la valeur, ils voulaient mettre en
pratique
la conséquence qui logiquement en dérive : puisque le travail
est le
facteur déterminant de la valeur, il doit être prépondérant dans la
société.
Marx a réfuté leurs positions dans les Manuscrits
de 1844 lorsqu’il s’oppose à la communauté du travail (cf.
p. 86 dans les
Ed.Sociales), dans la Contribution à la
critique de l’économie politique, le début des Grundrisse
(Fondements…),
mais c’est surtout dans Misère de la
philosophie qu’il repousse cette conception qui avait été
reprise avec
certaines déformations par Proudhon. Dans la société capitaliste le
travail ne
peut être que le travail salarié ; or celui-ci n’est que
l’autre face du
capital. C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation
de Rubel
(in Préface au 2° tome de l’Economie, éd. Pléiade) :
« La
conclusion de ce 1° livre est la conclusion de toute l’économie
dont Marx n’a pas dissimulé la « tendance
subjective » : le triomphe du travail sur le
capital », qui est
d’inspiration socialiste ricardienne et non marxiste. Nous ne pouvons
pas non
plus accepter la conclusion que R. Dangeville met à sa présentation du VI° chapitre : « La
faculté du
travail humain de créer des quantités toujours plus grandes et des
qualités
nouvelles ne saurait être toujours contenue et stérilisées :
le travail
fera voler en éclats les chaînes qui l’enserrent » (Un chapitre inédit du Capital, éd.
10/18, p. 69). Or, à l’heure
actuelle le travail humain c’est le travail salarié. On ne voit pas
comment il
pourrait détruire le capital sans se détruire lui-même puisqu’il en est
la face
complémentaire. Si l’on veut parler du travail en général, on met en
avant une
abstraction de l’entendement (Verständige Abstraktion) comme disait
Marx.
Celle-ci est indépendante des modes de production. On peut dès lors se
demander
pourquoi le travail n’aurait pas pu faire « voler en
éclats », depuis
longtemps, « les chaînes qui l’enserrent ».
[41]
Pour atteindre l’adaptation la plus
poussée possible de l’individu à la « société
industrielle » et à sa
« technostructure », Gailbrath considère qu’il faut
améliorer ou
développer, selon les cas, l’identification de l’individu à
l’organisation
industrielle dans laquelle il se trouve :
« Quatre autres conditions
propices à l’identification, à savoir :
1° que le prestige du groupe ou de
l’organisation soit grand et largement perçu ;
2° qu’il y ait interaction fréquente
entre les individus qui font partie de l’organisation ;
3° qu’un grand nombre des
aspirations individuelles soient satisfaites dans le cadre de
l’organisation ;
4° que la compétition entre les
membres de l’organisation soit réduite au minimum » (Le nouvel Etat industriel, éd.
Gallimard, p. 161).
Cette adaptation n’est que la phase
la plus aiguë de la domestication de l’homme par le capital, phase
commencée
dès la fin du XV° siècle en Angleterre (cf. Marx, 1° Livre du Capital).
Cette question a été abordée dans Invariance,
n° 5, pp. 84-86.
[42]
Il s’agit de l’AAI : Internationale
Arbeiter Association (Association
Internationale des Travailleurs, AIT).
« C’est à cette nouvelle AIT
qu’incombe la tâche de conduire l’œuvre de la I° Internationale
jusqu’au
renversement de l’Etat et de la domination du salariat, et l’érection
d’une
société libre, sans Etat » (Der
Syndicalist, n° 1, 1923).
« C’est seulement dans les
organisations économiques révolutionnaires du peuple travailleur que se
trouve
le levier de sa libération et la force créatrice pour la reconstruction
de la
société dans le sens du communisme libre « (Point 10 de la
« Déclaration de principes » de l’Association
Internationale des
Travailleurs).
Cette AIT était contre la dictature
du prolétariat, la centralisation, la participation au parlement et à
toute
activité dans les « corporations légales », mais
était pour l’action
directe.
Après son congrès de fondation,
affluèrent, en plus des éléments déjà indiqués, les Cercles
syndicalistes fédéralistes belges, les groupes
anarcho-syndicalistes bulgares, l’opposition syndicale
anarcho-syndicaliste
polonaise, des groupes de propagande de la FAU (Union
ouvrière libre) en Autriche, la Ligue Syndicaliste du Japon
et, en mai 1929, le groupe le plus important, celui de l’Association
ouvrière continentale américaine, regroupant des
éléments de l’Argentine, du Paraguay, de la Bolivie, du Mexique, du
Guatemala,
du Brésil, de l’Uruguay, du Pérou et du Chili.
[43]
Comme exemple récent de cette façon
d’aborder la question du fascisme, nous citerons l’ouvrage de N.
Poulantzas, Fascisme et dictature, éd.
Maspéro. A
l’intention de ce type d’auteurs, nous dédions la citation
suivante :
« Considérant qu’il serait
impolitique, en dehors de la réalité, de ne pas tenir compte du
mécontentement
populaire, qui est une conséquence fatale de la guerre, ou de se fier à
une
vague formule comme « uniformiser l’action ultérieure du parti
à l’action
développée jusqu’à maintenant » ; considérant que le
mécontentement
populaire présent est en train d’être exploité comme planche de salut
pour
l’interventionnisme pseudo-démocratique et républicain dans le but de
le
diriger vers une action insurrectionnelle non socialiste, mieux
anti-socialiste, qui conduirait l’Italie à une concrétisation de
programmes
essentiellement républicains bourgeois ; exprime des vœux pour
que la
direction du parti – en s’inspirant des événements de Russie et
d’Amérique et
de l’état d’esprit créé par la guerre – concrétise une ligne de
conduite qui
dirige, coordonne, unifie l’esprit et l’action du prolétariat
italien ».
Motion
de la
fédération de la jeunesse socialiste italienne, 1917.
Ce qu’on peut reprocher à la gauche
italienne, comme d’ailleurs à presque tous ceux qui se sont occupés du
fascisme, c’est de ne pas avoir mis en évidence un caractère découlant
du mode
de production capitaliste en tant que système mondial, caractère
indiqué de
façon fort suggestive par Césaire :
« Ce qu’il [le bourgeois
humaniste du XX° siècle, n.d.r.] ne
pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre
l’homme
blanc, c’est d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes
dont ne
relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et
les
nègres d’Afrique » (Discours sur le
colonialisme).
Plus récemment, Hosea Jaffe reprit
le thème dans Le colonialisme
aujourd’hui : économie et idéologie.
[44]
Wolfheim et Laufenberg qui fut président
du conseil ouvrier de Hambourg du 11-11-1918 au 21-01-1919, sont les
deux
principaux représentants du national-bolchévisme, courant qui fut
surtout
important dans la région de Hambourg. Ils voulaient une alliance du
peuple
allemand armé avec l’Union soviétique pour conduire une guerre
populaire contre
les puissances de l’Entente. Ils considéraient ces dernières comme la
personnification de la puissance du capital financier, l’ennemi
essentiel à
leur avis. C’est pourquoi ils étaient contre la révolution en Allemagne
parce
qu’elle pourrait trop l’affaiblir vis-à-vis de l’Entente. Anticipant
sur les
nazis, ils identifièrent juifs et capital financier et dénoncèrent dans
une
brochure intitulée Communisme contre
spartakisme, Lévi comme « agent financier juif
international ».
L’autre composante de la position de Laufenberg et de Wolfheim fut
l’unionisme.
Ce sont eux qui firent connaître les I.W.W. (International Workers of
the
World) en Allemagne ; c’est ainsi que ce mouvement influença
l’AAU et
l’AAUE.
Après leur exclusion du KAPD en août
1920, ils restèrent dans l’AAU et créèrent une « Ligue
communiste ».
Laufenberg refusa jusqu’à sa mort d’avoir des relations avec les
nazis ;
Wolfheim aurait appartenu à l’entourage de Strasser (gauche du parti
nazi). Il
mourut dans un camp de concentration.
Le stalinisme en reprenant le
national-bolchevisme de Wolfheim et Laufenberg accentuait sa
convergence
antagoniste avec le fascisme.
[45]
Au fond toute l’histoire de l’Europe fut
déterminée par la question allemande. La balkanisation de l’Europe et
de
l’Allemagne dérive de la défaite de la grande vague révolutionnaire qui
déferla
sur tout le continent au début du XVI° siècle (défaite de 1525). Avec
la guerre
de Trente ans, l’Allemagne est divisée et régresse sur le plan des
rapports
sociaux. En perdant la Hollande, la nation allemande perdait la
première grande
chance d’un développement rapide du mode de production
capitaliste ; ce
qui ne pourra se produire qu’après 1870. Ainsi entre le début du XVI°
siècle et
l’époque actuelle se pose la question de l’unité allemande.
Le ait qu’après la 2° guerre
mondiale les « alliés » aient pensé qu’il était
nécessaire non de
détruire le militarisme allemand, puisque dès 1950 l’Allemagne fédérale
était
de nouveau armée, mais la puissance du prolétariat en le fragmentant
dans les
divers camps de concentration que sont les nations capitalistes, prouve
que la
classe capitaliste avait compris les leçons du passé. En 1953, la
répression
contre les mouvements insurrectionnels à Berlin-Est et à Poznan, puis
en 1956 à
Poznan et en Hongrie, enfin en 1970-71 ceux de Pologne (dans une moins
grande
mesure ceux de Tchécoslovaquie en 1968) prouve que le capital à
l’échelle
mondiale ne peut en aucune façon tolérer une quelconque reprise de
lutte de
classes violente dans ces pays. La dictature y sera toujours féroce.
Seul le
desserrement de l’étau maintenu par les E.U. et l’URSS pourra permettre
une
reprise mais celle-ci ne peut en aucun cas se décrire en prenant pour
modèle la
situation du premier après-guerre.
[46]
C’est dans l’édition originale allemande
du Capital (Dietz Verlag, t. 23,
p.
533) que l’on trouve la distinction entre subordination formelle et
subordination réelle au capital ; mais c’est surtout dans le
VI° chapitre
du Capital (« le résultat
du
procès de production immédiat »), chapitre non incorporé au Capital, que cette
distinction-périodisation est explicitée de façon détaillée, mise au
centre de
la démonstration, car on la retrouve dans tout le Capital.
Cette distinction concerne le Livre
I et le ch. VI « le procès de production immédiat du capital,
unité du
procès de travail et de valorisation ». Dans le n° 2 d’Invariance, série I, nous avons étendu
le domaine de validité de ces concepts à la société, considérant un
premier
moment où le capital ne domina que formellement la société et doit donc
pactiser avec d’autres forces politico-sociales, et une domination
réelle où le
capital se constitue en communauté matérielle (cf. note 35).
Il y a chez Lukacs une certaine
imprécision (cf. note 23) : le capital ne domine pas la
société par
l’intermédiaire de la plus-value relative. Ceci s’opère dans le procès
de
production immédiat. Mais pour obtenir une plus-value, il faut une
augmentation
de la productivité du travail ce qui implique un développement du
machinisme,
donc de la science, etc. Autrement dit, pour dominer de plus en plus
réellement
dans le procès de production immédiat, le capital doit dominer le
procès total,
unité du procès de précédent et du procès de circulation. C’est alors
que l’on
passe de la valeur au prix de production, qu’on a un bouleversement des
moyens
de transport, des méthodes de gestion, la transformation de l’Etat en
entreprise capitaliste, etc. Enfin, la production de la plus-value
absolue
n’est pas éliminée pour autant, mais elle se fait sur une nouvelle
base.
Nous préciserons, ailleurs, de façon
détaillée, ces concepts et les différents niveaux où ils doivent
intervenir.
[47]
Cf. Die
Massenstreikdebatte (le débat sur la grève de masse),
Contributions de
Parvus, R. Luxembourg, K. Kautsky et A. Pannekoek, Europäische
Verlagsanstalt,
1970. Remarquable, en particulier l’article de Parvus :
« Coup d’Etat
et grève de masse politique » (1895-1896), qui fut un des
premiers à
mettre en évidence le rôle important de la grève générale :
« Et que
signifie la grève générale politique qui
tôt ou tard sera inévitablement la réponse au coup d’Etat ? Eh
bien, elle
signifie la prise du pouvoir politique
par le prolétariat » (p. 95).
[48]
« L’action internationale des
classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association Internationale des Travailleurs.
Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action
d’un
organe central ; tentative qui, par l’impulsion qu’elle a
donné, a eu des
suites durables, mais qui, sous sa première
forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de
la Commune de
Paris ». Marx, Critique du programme
de Gotha, 1875, éd. Sociales.
On pourra consulter à ce
sujet : Marx-Engels, Sur
l’organisation, Spartacus.
[49]
En 1946, Pannekoek écrivait :
« Et c’est de la classe ouvrière américaine que dépend,
dorénavant, le
sort de la révolution mondiale » (p. 289 du livre de
Bricianer).
Nous n’avons pas attendu l’essai qui
se veut sensationnel, Ni Marx ni Jésus de
Revel pour affirmer que la révolution avait son centre aux E.U.
D’ailleurs ce
livre n’a de sensationnel que la tentative de présenter la révolution
sous les traits
d’une forme qu’aurait pu excréter un radical à la J.J.S.S.
Ce qui fait l’inévitabilité de la
révolution aux E.U. c’est la fin de tout réformisme dont J. Kennedy et
le
pasteur L. King furent les principaux représentants et les
« dignes »
martyrs ! C’est aussi la fin de l’utopie. Les Etats-Unis
furent au XIX°
siècle l’espace où enfin l’utopie trouva son lieu ; un pays où
il ne
devait plus y avoir de différence de classes, où chaque individu
pourrait
librement se développer et atteindre le bonheur. Ce n’est qu’après la
2° guerre
mondiale que le mythe a été réellement détruit à l’intérieur comme à
l’extérieur ; c’est avec la guerre au Vietnam que les E.U. et
le monde
entier ont découvert que ce pays était aussi capable que l’Allemagne
d’engendrer un « nazisme » (car, pour tous, le
massacre des indiens
n’avait été, en dernier ressort, qu’un problème de diffusion de
civilisation !).
C’est aux E.U. que se réalisèrent en
se pervertissant la plupart des rêves utopiques des ouvriers chassés
d’Europe
par la famine et les persécutions politiques. C’est là-bas que la
théorie
trouvera son mouvement réel d’effectuation.
[50]
22 ans après Prudhommeaux, M. Gallo dans
son article « L’abus du mythe », Le
Monde du 14-15-03-1971 (cf. aussi son livre Tombeau
pour la Commune) reprend son thème : « le
mythe
du prolétariat » et la nécessité de le détruire. Prudhommeaux
voyait la
solution de la question sociale dans le « programme commun des
socialistes
libertaires pré-marxistes » dont le premier point indiqué par
lui,
est : « L’égalisation des
classes fondées sur la division du travail… » (Ouvrage cité,
p. 116). M.
Gallo, lui, veut éviter un renouvellement d’une commune,
« folie
désespérée » à l’échelle planétaire qui pourrait être la
conséquence de
l’augmentation démesurée de la population humaine. Aussi voudrait-il
que
l’humanité réglât et contrôlât son développement, comme s’il n’y avait,
à
l’heure actuelle, une humanité qui ait un pouvoir quelconque. Le
pouvoir est au
capital.
Lutter contre le mythe de la
Commune, essayer de le détruire est une bonne chose (encore faudrait-il
préciser en quoi il consiste ; découvrir le mythe chez Marx
c’est déjà
faire une lecture mythique de l’œuvre de celui-ci) mais à quoi cela
conduit-il
chez M. Gallo ? A revigorer les mythes de l’humanité, de la
politique ; à oublier, dans toutes ses envolées polémiques, le
capital.
L’oublier dans ce cas, c’est déjà en faire l’apologie !
N’est-ce pas un
mythe ténébreux que celui de la libération des hommes sans destruction
du
capital ?
Dans un article de 1946,
« L’échec de la classe ouvrière », Pannekoek aborda
lui aussi cette
question. Pour lui, l’échec est dû à la prédominance du socialisme
d’Etat et à
l’impossibilité du développement des conseils. Ceci est assez
superficiel mais
il ajoute cette remarque qui montre qu’il avait, sinon compris, du
moins
intuitionné la spécificité de notre époque : «Quand
on parle d’échec
de la classe ouvrière, on parle en réalité d’un échec lié à des buts
trop
restreints. La lutte
réelle pour
l’émancipation n’a pas encore commencé ; vu sous cet angle, ce
qu’il est
convenu d’appeler le mouvement ouvrier des cent dernières années n’a
été qu’une
succession d’escarmouches d’avant-postes. Les intellectuels, qui ont
pour
habitude de réduire la lutte sociale aux formules les plus abstraites
et les
plus simples, sont enclins à sous-estimer la formidable ampleur de la
transformation à réaliser » (p. 286 du livre de S. Bricianer).
[51]
« Mais cette forme contradictoire
est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de son
propre
dépassement (Aufhebung). Le résultat est : développement
général – en
vertu de sa tendance et de sa potentialité – des forces productives, de
la
richesse en général, en tant que base. La base en tant que possibilité
du
développement universel de l’individu et le développement effectif des
individus à partir de cette base en tant que dépassement (Aufhebung) de
leur barrière, qui est connue en
tant que
barrière et ne vaut pas en tant que limite
sacrée. L’universalité de l’individu non en tant
qu’universalité pensée ou
imaginée, mais en tant qu’universalité de ses relations réelles et
idéelles.
Par là, aussi, conception de sa propre histoire en tant que procès et savoir (Wissen) de la nature
(qui est aussi force pratique existant sur elle) en tant que son corps
réel. Le
procès de développement posé et connu comme présupposition de celui-ci.
Mais,
de ce fait, il est nécessaire avant tout que le développement complet
des
forces productives soit devenu condition
de la production ; les conditions déterminées de la production ne sont plus posées en
tant que limites pour le
développement des forces productives ».
Marx,
Fondements de la critique de
l’économie politique, t. II, p. 35. La traduction a été
révisée (Grundrisse, p. 440, lignes
17 à 36).
C’est grâce à la domination réelle du capital qui dépouille
(entäussert)
l’individu qui travaille qu’est créée la base même de son développement
universel.
Il est intéressant de rapprocher
cette citation d’une autre extraite des Manuscrits
de 1844 :
« 4° ce n’est que par
l’industrie développée, c’est-à-dire par la médiation de la propriété
privée,
que l’essence ontologique de la passion humaine atteint sa totalité et
son
humanité ; la science de l’homme est donc elle-même un produit
de
l’autoactivité pratique de l’homme » (éd. Sociales, p. 119).