À
PROPOS DE LEROI-GOURHAN
Dans la
production de la
représentation, il y a, à certains moments, engendrement de phyla à
partir
desquels s’effectue une radiation génératrice de spéciations qui sont
des
représentations particularisées restant dans la lignée originelle ou
divergeant
ou même régressant, en ce sens qu’elles perdent des déterminations de
la
représentation de base pour reprendre des déterminations de celle
antérieure.
Avec K. Marx surgit
une
représentation de la totalité saisie dans sa genèse c’est-à-dire à
partir de la
structure organisationnelle de la communauté, de la société et ce dans
leur
devenir. Elle est nécessitée par le développement du capital, qui
implique pour
se réaliser un autre rapport de l’espèce à la nature et d’autres
rapports entre
les membres de l’espèce.
Cette même
nécessité
opéra sur des hommes aussi divers que de Saussure, J. Piaget,
A. Leroi-Gourhan,
Korbzybski, Cl. Lévi-Strauss, von Bertalanffy, etc. On ne peut pas dire
qu’ils sont
en filiation avec Marx, ni même qu’ils convergent avec lui, bien que
cela
aurait pu être le cas. Ils opérèrent à partir de la même base et furent
soumis
à ce que certains appellent paradigmes, d’autres révolutions
épistémologiques,
etc.
Ainsi il y a une
analogie
entre le développement des espèces et celui des représentations. Dans
le cas de
ces dernières, leur différenciation est en relation avec divers
phénomènes, le
politique – c’est-à-dire que la représentation opérant dans le domaine
scientifique ou philosophique dépend de celle des rapports entre hommes
et
femmes, le rackettisme, etc. Ce dernier phénomène constitue un frein à
l’épanouissement d’une ample connaissance.
Même si
A. Leroi-Gourhan n’a
pas lu K. Marx, son œuvre implique pour être parfaitement comprise la
connaissance
de celle de son devancier. En effet celui-ci a expliqué le devenir d’Homo
sapiens
dans ses dimensions communautaire, sociale, individuelle, A. Leroi-Gourhan
a fait
de même en ce qui concerne la dimension paléontologique et, dans la
mesure où
il avait la même approche méthodologique, il a intégré – peut-être à
son insu –
tout ce qu’avait produit K. Marx. Toutefois une réelle connaissance de ce
dernier
lui aurait permis de comprendre que le phénomène d’extériorisation,
dépossession qu’il mettait en évidence avait un nom: le capital. Il
aurait
perçu en outre que la dynamique d’intériorisation de symboles était
liée,
fondamentalement et de façon accélérée, à la dernière phase de la
domination du
capital, celle où il devient homme lui-même. Enfin que ces deux
phénomènes
participent de celui de la domestication qui caractérise Homo sapiens.
Pour en revenir
à
l’analogie entre les deux œuvres indiquons que chez K. Marx le capital est
mis en
rapport avec tout ce qui le précède: mouvement de la valeur et stades
de
formation de celle-ci, comme le troc par exemple; chez A. Leroi-Gourhan,
Homo
sapiens n’apparaît pas comme un fait exceptionnel dans le monde vivant,
mais
comme un produit de l’évolution de celui-ci.
Notre intention
n’est pas
de faire une étude exhaustive de l’œuvre de A. Leroi-Gourhan, nous voulons
signaler
son extrême importance; c’est pourquoi nous en signalerons simplement
quelques
éléments prouvant sa dimension structurale et sa puissante dimension
théorique.
Il y a tout
d’abord sa
méthode de fouille dite horizontale parce qu’elle se préoccupe non plus
d’un
seul objet (os ou outil) trouvé, mais de l’ensemble de la couche où se
trouve
cet objet afin de déceler des relations structurales permettant de
comprendre
la totalité d’une période à laquelle il appartient. Il y a donc
préoccupation
de la synchronie et pas uniquement de la diachronie comme c’était le
cas
auparavant. Cette dernière ne peut être envisagée qu’entre structures
et non
entre éléments isolés de cette dernière.
L’ancienne
méthode
dérivait de la géologie : l’étude stratigraphique était
surtout une
fouille verticale. Cependant à l’heure actuelle en géologie, aussi, on
recourt
de plus en plus à une fouille de type horizontal, parce qu’on ne
recherche plus
un ou des fossiles mais une biocénose fossile (paléoécologie).
Leroi-Gourhan a,
au fond,
appliqué la même méthode lors de l’étude des techniques appliquées par
diverses
ethnies (L’homme et la matière, Milieu et techniques) en en faisant un
inventaire et une classification, pour ensuite poser la question de
l’intégration de la technique dans Homo sapiens puis sa séparation
(aspect
surtout développé dans Le geste et la
parole).
Ce faisant il a
réalisé
un projet de K. Marx, écrire L’histoire des
organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute
organisation
sociale (Le Capital, L.
I, t. 2,
p. 59, note 2, Éditions Sociales).
On retrouve la
même
méthode, qui implique une faculté d’analyse peu commune, lors de
l’étude
paléontologique d’Homo sapiens. Signalons particulièrement la mesure
des
différents caractères du crâne des vertébrés, surtout ceux des
mammifères, afin
de pouvoir situer Homo sapiens au sein d’un ensemble actuel d’êtres
vivants,
pour comprendre ensuite au travers d’une recherche diachronique, la
genèse de
cet ensemble vivant, de cette structure actuelle: les vertébrés dont
Homo
sapiens fait partie et dont il est possible dès lors de situer les
caractéristiques.
L’analyse serait
toutefois insuffisante pour fonder une œuvre de l’ampleur de celle de
Leroi-Gourhan si elle n’était pas sous-tendue par une représentation
théorique,
synthétique, de vaste amplitude (qu’il dénomme matérialiste) et dont on
peut
signaler comme éléments constitutifs, l’idée d’une relation étroite
entre
locomotion et caractères du crâne, l’idée d’une libération et
d’extériorisation, etc.
Il est certain
que divers
chercheurs en accord ou non avec A. Leroi-Gourhan apporteront des
confirmations ou
des corrections à l’œuvre de celui-ci. Ces travaux pourront même être
présentés
dans le cadre d’une autre représentation, à cause du phénomène de
rackettisation
dont nous avons parlé. Mais ils ne remettront pas en cause la charpente
théorique de ce dernier ; en particulier, on ne peut plus
mettre en doute
l’affirmation selon laquelle ce qu’il y a de fondamental, de primordial
dans
l’évolution qui aboutit à Homo sapiens, c’est l’acquisition de la
station
verticale. Dès lors ces travaux viendront, en définitive, compléter
l’œuvre de
A. Leroi-Gourhan.
En règle
générale, les
hommes et les femmes fuient la théorie. Lorsqu’ils s’affrontent à
l’œuvre d’une
personne qui a la dimension de cette dernière, ils considèrent les
résultats,
les travaux, mais ils escamotent la théorie. Or c’est elle qui est
déterminante, car elle permet justement à un homme comme Leroi-Gourhan
de
pouvoir situer Homo sapiens dans son émergence, son devenir jusqu’à
aujourd’hui, et de poser son avenir.
« Est-il
possible de
prolonger la trajectoire humaine ? Si l’on tient compte de ce
que sont les
caractères fondamentaux (station verticale, main, outil, langage) le
dispositif
plafonne depuis peut-être un million d’années. Si l’on cherche comment,
sans
rien perdre de ses valeurs fondamentales, l’homme peut encore évoluer,
c’est
vers les remaniements de l’édifice crânien qu’on s’oriente
inévitablement.
Nous n’avons
encore que
trente mille ans d’âge et il en faut beaucoup plus pour que la dérive
des
espèces se fasse vigoureusement sentir.
Mais ce que les
anticipateurs n’avaient pas prévu, c’est qu’aucun changement majeur ne
peut
plus guère se produire sans la perte de la main, celle de la denture et
par
conséquent celle de la station debout. Une humanité anodonte et qui
vivrait
couchée en utilisant ce qui lui resterait de membres antérieurs pour
appuyer
sur des boutons n’est pas complètement inconcevable et certains romans
d’anticipation, à force de brasser toutes les formules possibles, ont
crée des «Martiens»
ou des «Vénusiens» qui se rapprochent de cet idéal évolutif » (Le geste et la parole –Technique et langage,
pp. 182-183).
«La libération
des
territoires du cortex cérébral moteur, définitivement acquise avec la
station
verticale, est parfaite à partir du moment où l’homme extériorise son
cerveau
moteur. On ne peut guère concevoir au-delà que l’extériorisation de la
pensée
intellectuelle, la construction de machines qui non seulement
jugeraient
(l’étape est déjà acquise) mais teinteraient leur jugement
d’affectivité,
prendraient parti, s’enthousiasmeraient ou sombreraient dans le
désespoir
devant l’immensité de la tâche. Il ne resterait plus à l’homo sapiens,
alors,
après avoir assuré à de tels appareils la possibilité de se reproduire
mécaniquement, qu’à se retirer définitivement dans la pénombre
paléontologique.
Il est en réalité peu à craindre de voir les machines à cerveau
supplanter
l’homme sur la terre, les risques sont à l’intérieur de l’espèce
zoologique
proprement dite et non directement dans les organes
extériorisés : l’image
des robots chassant l’homme à courre dans une forêt de tuyauteries ne
vaudra
que dans la mesure où l’automatisme aura été réglé par un autre homme.
Il est
seulement à craindre un peu que dans mille ans l’homo sapiens, ayant
fini de
s’extérioriser, se trouve embarrassé par cet appareil ostéo-musculaire
désuet,
hérité du Paléolithique». (Idem – La
mémoire et les rythmes, p. 52).
«L’apocalypse
teilhardienne et l’apocalypse atomique n’offrent pas de solution, car
l’une ou
l’autre peuvent très bien se situer à échéance géologique, et
l’humanité, par
contre, peut très bien avoir à faire face, dans un avenir proche, au
problème
de sa réhumanisation, comme à celui de son équilibre démographique». (Idem, p. 205).
Nous avons déjà
signalé
le rapport entre Leroi-Gourhan et l’Internationale Situationniste ainsi
qu’avec
tout le phénomène publicitaire actuel; il se dévoile ici la
nécessité de
poser son rapport à la science-fiction. En effet beaucoup d’auteurs de
celle-ci
sont amenés à poser plus ou moins consciemment que homo sapiens est
fini, et à
chercher à se représenter une autre espèce, à penser la mutation, etc.
A. Leroi-Gourhan
pose
également un problème, celui d’une réhumanisation, qui fait penser à
une
thématique qui peut être marxiste ou même hippie dans la mesure où cela
implique que l’humain existait avant que ne se soit réalisé tout le
phénomène
de libération-extériorisation dont il s’agit dans Le
geste et la parole.
C’est à partir
de là que
nous pouvons situer l’œuvre de A. Leroi-Gourhan par rapport à notre propre
perspective.
Il est curieux
qu’il
n’ait pas compris que le vaste mouvement des années 60 culminant avec
Mai-Juin
68 pour finir vers 1973-75, était une ample rébellion contre le
phénomène de
dépossession qu’il avait mis en évidence et, que de ce fait, une
rupture totale
était en train de se produire.
Ensuite, en ce
qui
concerne le point d’arrivée d’homo sapiens, en affirmant que le
capital, outil
de séparation-extériorisation de cette dernière, n’est plus opérant
dans la
mesure où il n’y a plus rien à extérioriser pour être ensuite incorporé
en
lui-même au cours de l’anthropomorphose, on exprime en même temps
qu’homo
sapiens a fini son cycle évolutif. Elle peut encore subsister, mais
elle sera
progressivement remplacée par une autre espèce ayant rompu avec la
pratique de
sa prédécesseuse ; ce qui ne peut advenir sans la régénération
de la
nature.
A ce propos, il
nous
semble que A. Leroi-Gourhan retombe dans l’anthropomorphisme qu’il rejette
fortement au début de Le geste et la
parole, parce qu’il accepte finalement comme une donnée
intangible, un
diktat, l’envahissement de la nature par l’homo sapiens, la réduction
de
celle-ci à un monde "humain". Or, si l’espèce
parvient à l’impasse
actuelle, c’est parce qu’elle s’est autonomisée et a subi un phénomène
d’hypertélie qui la rend incompatible avec la totalité du monde vivant.
On peut
même penser que ce dernier tende à l’éliminer afin de permettre son
devenir.
En outre
Leroi-Gourhan
perçoit un devenir linéaire, il n’envisage aucunement un
bouleversement, une
rupture. Or, avec homo sapiens on a eu un développement
extensif ;
désormais seul un développement intensif est possible, ce qui implique
une
transformation totale de la représentation, en particulier le refus de
toute
dichotomie dont celle entre extériorité et intériorité, ce qui
nécessite un
changement total dans les relations de l’espèce avec la nature.
Une espèce ayant
d’autres
modes de connaître, une autre représentation, sera à même d’intégrer ce
qui a
été extériorisé au cours de l’évolution d’homo sapiens et ce, non pas
au niveau
de l’individu mais au niveau d’elle-même, et qui aura acquis la
dimension de
Dès lors pourra
réellement s’entrevoir le rapport entre Homo Gemeinwesen et les autres
formes
de vie dans le cosmos.[1]
Jacques
CAMATTE
Février 1986
[1]
Depuis 1986 j’ai
continué à réfléchir au sujet de l’œuvre d’A. Leroi-Gourhan. Je me suis
interrogé sur le geste inaugural comme sur la parole fondatrice, ce
qu’on peut
retrouver dans le rite et le mythe, et sur le procès de séparation
entre les
deux, suivi souvent de celui d’une recomposition, comme dans le
théâtre.
Successivement j’ai perçu la dégradation spécio-ontosique du phénomène
en fantasme
et dire ou vécu et pensée, comme cela s’impose à travers diverses
psychothérapies.
Je
signale également l’autonomisation du récit
facilitant un procès d’immobilisation des hommes et des femmes. En
effet
l’imposition d’un récit souvent posé comme originel, fondateur,
indépassable,
permet de bloquer toute initiative et donc toute remise en question. Lorsque K. Marx écrit
dans sa 11° thèse sur L. Feuerbach: les philosophes ont interprété le
monde, il
faut le transformer, il proclame la nécessité d’échapper à un récit
despotique
pour entrer en action. Cela
peut aller jusqu’au point où c’est le récit
qui, immédiatement, crée l’événement, voire l’action, comme cela se
produisit
en 1969 avec le soi-disant alunissage, marquant l’entrée dans l’ère de
la
virtualité. Ce qui n’a rien pour nous étonner puisque c’est la
séparation du
geste de la parole qui fonde le possible de la manipulation.
La
dynamique de
l’extériorisation entraînant une libération possible qu’A.
Leroi-Gourhan a mis
en évidence a été généralisée. Paola Tabet, (La construction
sociale de
l’inégalité des sexes – Des outils et des corps, Ed.
L’Harmattan, 1998, p.
164) nous dit: «Et pourtant non seulement la reproduction est une
activité
entièrement sociale, mais elle fait partie de ce processus
général
d’évolution qui conduit à l’extériorisation progressive des aptitudes
du corps
humain. Le processus décrit de façon lumineuse par
Leroi-Gourhan à propos
du travail manuel et intellectuel affecte aussi les différents moments
de la
séquence reproductive. La reproduction est investie par ce processus
évolutif
de façon graduelle.» Et page suivante, elle affirme: «Depuis peu, on
fait des
essais de placenta artificiel, essai dont l’aboutissement achèverait
l’extériorisation
de la reproduction.» La mise au point de l’utérus artificiel irait
encore plus
loin dans la réalisation de cette extériorisation.
À cette
approche elle ajoute une investigation de
type marxiste: «On pourrait ne voir dans la "location d’utérus" que
le cas extrême d’une logique marchande qui atteindrait enfin le plus
"privé" de la vie personnelle. Mais il s’agit bien plutôt d’une
vente, dans laquelle la force de procréation est échangée de la même
manière
que la force de travail.» p. 174. Ce qui m’apparaît
profondément juste et
cohérent.
Cependant
je pense qu’il faut reprendre toute
l’investigation à partir de la séparation du reste de la nature et la
fragmentation
de la communauté originelle, la mise en place de la répression de la
naturalité
des enfants, celle des femmes, aussi terrible et le plus souvent
ignominieuse,
pour aboutir à l’heure actuelle au maintien de celle-ci sous d’autres
formes,
comme le pense Paola Tabet en ce qui concerne les femmes. Le résultat
n’est pas
la prédominance d’un sexe sur l’autre mais la mise en place d’une
extinction
des deux et le triomphe d’un mécanisme infernal qu’A. Leroi-Gourhan a
intuitionné.
Mars 2011