5. –
La Mystification démocratique
5.1. Le
phénomène historique général.
L'assaut
du prolétariat aux citadelles du capital ne pourra se faire avec une quelconque
chance de succès qu'à la condition que le mouvement révolutionnaire prolétarien
en finisse, une fois pour toutes, avec la démocratie. Celle-ci est le dernier
refuge de tous les reniements, de toutes les trahisons, parce qu'elle est le
premier espoir de ceux qui croient assainir, revigorer le mouvement actuel
pourri jusqu'en ses fondements.
"La
vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la
théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique
humaine et dans la compréhension de cette pratique." (Marx – 8°
thèse sur Feuerbach)
5.1.1. D'une façon
générale, nous pouvons définir la démocratie comme le comportement de l'homme,
l'organisation de celui-ci lorsqu'il a perdu son unité organique originelle
avec la communauté. Elle existe donc durant toute la période qui sépare le
communisme primitif du communisme scientifique.
5.1.2.
Elle
naît à partir du moment où il y a division entre les hommes et partage de
l'avoir. Cela veut dire qu'elle naît avec la propriété privée, les individus et
la division de la société en classes, avec la formation de l'Etat. Il s'ensuit
qu'elle devient de plus en plus pure au fur et à mesure que la propriété privée
devient plus générale et que les classes apparaissent plus nettement dans la
société.
5.1.3. Elle suppose un
bien commun mis en partage. Dans la société antique, la démocratie limitée présupposait
l'existence de l'ager publicus et les esclaves n'étaient pas des hommes. Dans
la société moderne, ce bien est plus universel (touche un plus grand nombre
d'hommes), plus abstrait, illusoire: la patrie.
5.1.4. La démocratie
n'exclut en aucune façon l'autorité, la dictature et donc l'Etat. Au contraire,
elle en a besoin comme fondement. Qui peut garantir le partage, qui veut régler
le rapport entre les individus et entre ceux-ci et le bien commun, sinon
l'État?
Dans la
société capitaliste pleinement développée, l'État se présente aussi comme le
gardien de la répartition à un double point de vue: empêcher que la plus-value
ne soit grignotée par le prolétariat, garantir la répartition de celle-ci sous
forme de profit industriel, profit commercial, intérêt, rente, etc. entre les
différentes sphères capitalistes.
5.1.5. Elle implique
donc l'existence des individus, de classes et de l'État; ce qui fait qu'elle
est à la fois mode de gouvernement, mode de domination d'une classe, ainsi que
le mécanisme d'union et de conciliation.
Les
processus économiques, en effet, à l'origine, divisent les hommes (procès
d'expropriation) unis dans la communauté primitive. Les antiques rapports
sociaux sont détruits. L'or devient puissance réelle remplaçant l'autorité de
la communauté. Les hommes sont opposés à cause d'antagonismes matériels tels
qu'ils pourraient faire éclater la société, la rendre invivable. La démocratie
apparaît comme un moyen de concilier les contraires, comme la forme politique
la plus apte à unir ce qui a été divisé. Elle représente la conciliation entre
la vieille communauté et la société nouvelle. La forme mystificatrice réside
dans l'apparente reconstruction d'une unité perdue. La mystification était
progressive.
Au pôle
opposé de l'histoire, de nos jours, le processus économique a abouti à la
socialisation de la production et des hommes. La politique, au contraire, tend
à les diviser, à les maintenir comme simples surfaces d'échange pour le
capital. La forme communiste devient de plus en plus puissante au sein du vieux
monde capitaliste. La démocratie apparaît comme une conciliation entre le passé
encore agissant en notre présent actuel et le futur: la société communiste. La
mystification est réactionnaire.
5.1.6. Il a été souvent
affirmé qu'au commencement de la vie de notre espèce, dans le communisme
primitif, il y avait des germes de démocratie, certains parlent même de formes.
Or il y a incompréhension que dans la forme inférieure on peut trouver les
germes de la forme supérieure se manifestant sporadiquement. Cette
"démocratie" apparaissait dans des circonstances bien définies.
Celles-ci une fois révolues, il y avait retour à l'ancien mode d'organisation.
Exemple: la démocratie militaire à ses débuts. L'élection du chef se faisait à
un moment précis et en vue de certaines opérations. Celles-ci accomplies, le
chef était résorbé dans la communauté. La démocratie qui se manifestait
temporairement était réabsorbée. Il en fut de même pour les formes du capital
que Marx appelle antédiluviennes. L'usure est la forme archaïque du
capital-argent qui pouvait se manifester dans les vieilles sociétés. Mais son
existence était toujours précaire parce que la société se défendait contre son
pouvoir dissolvant et la bannissait. Ce n'est que lorsque l'homme est devenu
marchandise que le capital peut se développer sur une base sûre et qu'il ne
peut plus être réabsorbé. La démocratie ne peut réellement se manifester qu'à
partir du moment où les hommes ont été totalement divisés et que le cordon
ombilical les unissant à la communauté a été coupé; c'est-à-dire quand il y a
des individus.
Le
communisme peut parfois se manifester dans cette société, mais il est toujours
réabsorbé. Il ne pourra vraiment se développer qu'à partir du moment où la
communauté matérielle aura été détruite.
5.1.7. Le phénomène
démocratique apparaît avec netteté au cours de deux périodes historiques: lors
de la dissolution de la communauté primitive en Grèce; lors de la dissolution
de la société féodale en Europe occidentale. C'est incontestablement au cours
de cette seconde période que le phénomène apparaît dans sa plus grande ampleur
parce que les hommes ont été réellement réduits à l'état d'individus et que les
antiques rapports sociaux ne peuvent plus les maintenir unis. La révolution
bourgeoise apparaît toujours comme une mise en mouvement des masses. D'où la
question bourgeoise: comment unifier celles-ci et les fixer dans de nouvelles
formes sociales. De là, la maladie institutionnelle et le déchaînement du droit
en société bourgeoise. La révolution bourgeoise est sociale à âme politique.
Au
cours de la révolution communiste, les masses ont déjà été organisées par la
société capitaliste. Elles ne vont pas chercher de nouvelles formes
d'organisation mais elles vont structurer un nouvel être collectif, la
communauté humaine. Ceci apparaît nettement lorsque la classe agit en temps
qu'être historique, lorsqu'elle se constitue en parti.
Plusieurs
fois dans le mouvement communiste, il a été affirmé que la révolution n'est pas
un problème de formes d'organisation. Pour la société capitaliste, en revanche,
tout est question organisationnelle. Au début de son développement, ceci
apparaît dans la recherche des bonnes institutions; à la fin dans celle des
structures les plus aptes à enserrer les hommes dans les prisons du capital: le
fascisme. Aux deux extrêmes, la démocratie est au coeur de ces recherches: la
démocratie politique d'abord, sociale ensuite.
5.1.8. La mystification
n'est pas un phénomène voulu par les hommes de la classe dominante, une
supercherie inventée par eux. Il suffirait d'une simple propagande adéquate
pour l'extirper des cerveaux des hommes. Elle agit en fait, dans les
profondeurs de la structure sociale, dans les rapports sociaux.
"Il
faut qu'un rapport social de production se présente sous la forme d'un objet
existant en dehors des individus et que les relations déterminées dans
lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale, se
présentent comme des propriétés spécifiques d'un objet. C'est ce renversement,
cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque réalité, qui
caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur
d'échange." (Marx - Contribution à la critique de l'économie politique)
Il est
donc nécessaire d'expliquer en quoi la réalité est mystificatrice
et comment cette mystification simple, au début, devient de plus en plus grande
et atteint son maximum avec le capitalisme.
5.1.9. A l'origine, la
communauté humaine subit la dictature de la nature. Elle doit lutter contre
elle pour survivre. La dictature est directe, et la communauté dans sa
totalité, la subit.
Avec le
développement de la société de classes, l'État se pose en représentant de la
communauté, prétend incarner la lutte de l'homme contre la nature. Or, étant
donné la faiblesse du développement des forces productives, la dictature de
cette dernière est toujours opérante. Elle est indirecte, médiatisée par l'État
et pèse surtout sur les couches les plus défavorisées. Lorsque l'État définit
l'Homme, il prend, en fait, comme substrat de sa définition, l'homme de la
classe dominante. La mystification est totale.
5.1.10. Sous le
capitalisme, on a une première période où, bien que la bourgeoisie ait pris le
pouvoir, le capital n'a encore qu'une domination formelle. Beaucoup de restes
de formations sociales antérieures persistent, faisant obstacle à sa domination
sur l'ensemble de la société. C'est l'époque de la démocratie politique où
s'effectue l'apologie de la liberté individuelle et la libre concurrence. La
bourgeoisie présente cela comme moyens de libération des hommes. Or c'est une
mystification parce que "la concurrence n'émancipe pas les
individus, mais le capital" (Marx - Grundrisse).
"On
voit ainsi combien il est inepte de présenter la libre concurrence comme le
développement ultime de la liberté humaine, et la négation de la libre
concurrence comme la négation de la liberté individuelle et de la production
sociale fondée sur la liberté individuelle, puisqu'il s'agit simplement du
libre développement sur une base étroite -celle de la domination du capital-.
De ce fait, cette sorte de liberté individuelle est à la fois l'abolition de
toute liberté individuelle et l'assujettissement de l'individu aux conditions
sociales qui revêtent la forme de puissances matérielles, et même d'objets
supérieurs et indépendants des rapports des individus. Ce développement de la
libre concurrence fournit la seule réponse rationnelle que l'on puisse faire
aux prophètes de la classe bourgeoise qui la portent aux nues, ou aux
socialistes qui la vouent aux gémonies." (Ibid. p. 168)
5.1.11. "La
démocratie et le parlementarisme sont indispensables à la bourgeoisie après sa
victoire par les armes et par la terreur parce que la bourgeoisie veut dominer
une société divisée en classes." (Battaglia Communista - 1951)
Il y
avait nécessité d'une conciliation pour pouvoir dominer car il était impossible
qu'une domination perdure uniquement par la terreur. Après la conquête du
pouvoir, par la violence et la terreur, le prolétariat n'a pas besoin de la
démocratie non pas parce que les classes disparaissent du jour au lendemain
mais parce qu'il ne doit plus y avoir masquage, mystification. La dictature est
nécessaire pour empêcher tout retour de la classe adverse. De plus, l'accession
du prolétariat à l'État, est sa propre négation en tant que classe, ainsi que
celle des autres classes. C'est le début de l'unification de l'espèce, de la
formation de la communauté. Réclamer la démocratie impliquerait l'exigence
d'une conciliation entre les classes et cela reviendrait à douter que le
communisme est la solution de tous les antagonismes, qu'il est la
réconciliation de l'homme avec lui-même.
5.1.12. Avec le capital,
le mouvement économique n'est plus séparé du mouvement social. Avec l'achat et
la vente de la force de travail, l'union s'est opérée, mais elle a abouti à la
soumission des hommes au capital. Celui-ci se constitue en communauté
matérielle et il n'y a plus de politique puisque c'est le capital lui-même qui
organise les hommes en esclaves.
Jusqu'à
ce stade historique, il y avait une séparation plus ou moins nette entre
production et distribution. La démocratie politique pouvait être envisagée
comme un moyen de répartir plus équitablement les produits. Mais lorsque la
communauté matérielle est réalisée, production et distribution sont
indissolublement liées. Les impératifs de la circulation conditionnent, alors,
la distribution. Or la première n'est plus quelque chose de totalement
extérieur à la production, mais est, pour le capital, un moment essentiel de
son procès total. C'est donc le capital lui-même qui conditionne la
distribution.
Tous
les hommes accomplissent une fonction pour le capital qui, au fond, présuppose
leur existence. En rapport avec l'exécution de cette fonction, les hommes
reçoivent une certaine distribution de produits par l'intermédiaire d'un
salaire. Nous avons une démocratie sociale. La politique des revenus est un
moyen d'y parvenir.
5.1.13. Durant la période
de domination formelle du capital (démocratie politique) la démocratie n'est
pas une forme d'organisation qui s'oppose en tant que telle au capital, c'est
un mécanisme utilisé par la classe capitaliste pour parvenir à la domination de
la société. C'est la période où toutes les formes incluses dans cette dernière
luttent pour parvenir à ce même résultat. C'est pourquoi, pendant une certaine
période, le prolétariat peut lui aussi intervenir sur ce terrain. D'autre part,
les oppositions se déroulent aussi au sein d'une même classe, entre bourgeoisie
industrielle et bourgeoisie financière par exemple. Le parlement est alors une
arène où s'affrontent les intérêts divers. Le prolétariat peut utiliser la
tribune parlementaire pour dénoncer la mystification démocratique et utiliser
le suffrage universel en tant que moyen d'organiser la classe.
Lorsque
le capital est parvenu à sa domination réelle, s'est constitué en communauté
matérielle, la question est résolue: il s'est emparé de l'État. La conquête de
l'État de l'intérieur ne se pose plus car il n'est plus "qu'une
formalité, le haut goût de la vie populaire, une cérémonie. L'élément
constituant est le mensonge sanctionné, légal des États constitutionnels,
disant que État est l'intérêt du peuple ou que le peuple est l'intérêt de l'État"
(Marx).
5.1.14. L'État
démocratique représente l'illusion de la conduite de la société par l'homme
(que celui-ci puisse diriger le phénomène économique). Il proclame l'homme
souverain. L'État fasciste est la réalisation de la mystification (en ce sens
il peut apparaître comme sa négation). L'homme n'est pas souverain. En même
temps, il est, de ce fait, la forme réelle, avouée, de l'Etat capitaliste:
domination absolue du capital. L'ensemble social ne pouvait pas vivre sur un
divorce entre la théorie et la pratique. La théorie disait: l'homme est
souverain; la pratique affirmait: c'est le capital. Seulement, tant que ce
dernier n'était pas parvenu à dominer, de façon absolue, la société, il y avait
possibilité de distorsion. Dans l'État fasciste, la réalité s'assujettit l'idée
pour en faire une idée réelle. Dans l'État démocratique l'idée s'assujettit la
réalité pour en faire une réalité imaginaire. La démocratie des esclaves du
capital supprime la mystification pour mieux la réaliser. Les démocrates
veulent la remettre en évidence lorsqu'ils croient pouvoir concilier le
prolétariat avec le capital.
La société a trouvé
l'être de son oppression (ce qui abolit la dualité, la distorsion
réalité-pensée), il faut lui opposer l'être libérateur qui représente la
communauté humaine: le parti communiste.
5.1.15. De là découle
que la plupart des théoriciens du XIXème siècle étaient étatistes. Ils
pensaient résoudre les données sociales au niveau de l'État. Ils étaient
médiatistes. Seulement, ils ne comprenaient pas que le prolétariat devait non
seulement détruire l'ancienne machine de l'Etat, mais en mettre une autre à la
place. Beaucoup de socialistes crurent qu'il était possible de conquérir l'Etat
de l'intérieur, les anarchistes de l'abolir du jour au lendemain.
Les
théoriciens du XXème siècle sont corporativistes parce qu'ils pensent qu'il
s'agit seulement d'organiser la production, de l'humaniser pour résoudre tous
les problèmes. Ils sont immédiatistes. C'est un aveu indirect de la validité de
la théorie prolétarienne. Dire qu'il faille concilier le prolétariat avec le
mouvement économique, c'est reconnaître que c'est uniquement sur ce terrain que
peut surgir la solution. Cet immédiatisme vient du fait que la société
communiste est de plus en plus puissante au sein même du capitalisme. Il ne
s'agit pas de faire une conciliation entre les deux mais de détruire le pouvoir
du capital, sa force organisée, l'Etat capitaliste, qui maintient le monopole
privé alors que tous les mécanismes économiques tendent à le faire disparaître.
La solution communiste est médiate. La réalité semble escamoter l'État, il faut
le mettre en évidence et, en même temps, indiquer la nécessité d'un autre État
transitoire; la dictature du prolétariat.
5.1.16. Le devenir vers
la démocratie sociale était escompté dès le début:
"Tant
que la puissance de l'argent n'est pas le lien des choses et des hommes, les
rapports sociaux doivent être organisés politiquement et religieusement."
(Marx)
Marx a
toujours dénoncé la supercherie politique et mis à nu les rapports réels:
"C'est
donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l'homme,
toutes étrangères qu'elles puissent sembler, c'est l'intérêt, qui tiennent unis
les hommes de la société bourgeoise dont le lien réel est donc constitué par la
vie bourgeoise et non par la vie politique." (Marx - La Sainte Famille)
"Mais
l'esclavage de la société bourgeoise est, en apparence, la plus grande liberté,
parce que c'est, en apparence, l'indépendance achevée de l'individu pour qui le
mouvement effréné, libéré des entraves générales et des limitations imposées à
l'homme, des éléments vitaux dont on l'a dépouillé, la propriété par exemple,
l'industrie, la religion, etc. est la manifestation de sa propre liberté, alors
que ce n'est en réalité que l'expression de son asservissement absolu et de la
perte de son caractère humain. Ici, le privilège a été remplacé par le
droit." (Marx - La Sainte Famille)
La question de la
démocratie ne fait que reposer, sous une autre forme, l'opposition fallacieuse
entre concurrence et monopole. La communauté matérielle intègre les deux. Avec
le fascisme (= démocratie sociale), démocratie et dictature sont elles aussi
intégrées. Par-là même, c'est un moyen de surmonter l'anarchie.
"L'anarchie
est la loi de la société bourgeoise émancipée des privilèges classificateurs,
et l'anarchie de la société bourgeoise est la base de l'organisation publique
moderne, de même que cette organisation est à son tour la garantie de cette
anarchie. Malgré toute leur opposition, elles sont conditions l'une de
l'autre." (Marx - La Sainte Famille)
5.1.17. Maintenant que la
classe bourgeoise, celle qui dirigea la révolution, qui permit le développement
du capital, a disparu, remplacée par la classe capitaliste qui vit du capital
et de son procès de valorisation, que la domination de celui-ci est assurée
(fascisme) et que de ce fait il n'y a plus besoin d'une conciliation politique,
parce que superflue, mais d'une conciliation économique (corporativisme,
doctrine des besoins, etc.), ce sont des classes moyennes qui se font les
adeptes de la démocratie. Seulement, plus le capitalisme se renforce, plus
l'illusion de pouvoir partager la direction avec le capital s'évanouit. Il ne
reste plus que la revendication d'une démocratie sociale à prétentions
politiques: planification démocratique, plein emploi, etc. Cependant, la
société capitaliste, en créant l'assistance sociale, en essayant de maintenir
le plein emploi réclamé, réalise, la démocratie sociale en question: celle des
esclaves au capital.
Avec le
développement des nouvelles classes moyennes, la revendication de la démocratie
se teinte -seulement- de communisme.
5.1.18. Ce qui précède
concerne l'aire euro-nordaméricaine, mais n'est pas valable pour tous les pays
où pendant longtemps a prédominé le mode de production asiatique (Asie,
Afrique) et où il prédomine encore (Inde par exemple). Dans ces pays,
l'individu n'a pas été produit. La propriété privée a pu apparaître mais elle ne
s'autonomise pas; il en est de même pour l'individu. Ceci est lié aux
conditions géo-sociales de ces pays et explique l'impossibilité où se trouve le
capitalisme de s'y développer, tant qu'il ne s'était pas constitué en
communauté. Autrement dit, ce n'est que lorsqu'il est parvenu à ce stade que le
capitalisme peut remplacer l'antique communauté et ainsi conquérir des zones
immenses. Seulement, dans ces pays, les hommes ne peuvent pas avoir le même
comportement que celui des occidentaux. La démocratie politique est
obligatoirement escamotée. On ne peut avoir, tout au plus, que la démocratie
sociale.
C'est
pourquoi nous avons, dans les pays les plus travaillés par l'implantation du
capitalisme, un double phénomène: une conciliation entre le mouvement réel et
l'antique communauté et une autre avec la communauté future: le communisme.
D'où la difficulté d'approche de ces sociétés.
Autrement
dit, toute une grande portion de l'humanité ne connaîtra pas la mystification
démocratique telle que l'a connue l'occident. C'est un fait positif pour la
révolution à venir.
En ce
qui concerne la Russie, nous avons un cas intermédiaire. On peut constater avec
quelle difficulté le capitalisme y est implanté. Il a fallu une révolution
prolétarienne. Là aussi, la démocratie politique occidentale n'avait pas de
terrain de développement et on peut constater qu'elle ne peut y fleurir. Nous
aurons, comme dans l'occident actuel, la démocratie sociale. Malheureusement
là-bas aussi, la contre-révolution a apporté le poison sous forme de la
démocratie prolétarienne et, pour beaucoup, l'involution de la révolution
devrait être recherchée dans la non-réalisation de celle-ci.
Le
mouvement communiste reprendra, en reconnaissant ces faits et en leur accordant
toute leur importance. Le prolétariat se reconstituera en classe et donc en
parti, dépassant ainsi le cadre étriqué de toutes les sociétés de classe.
L'espèce humaine pourra finalement être unifiée et former un seul être.
5.1.19. Toutes les formes
historiques de démocratie correspondent à des stades de développement où la
production était limitée. Les différentes révolutions qui se sont succédées
sont des révolutions partielles. Il était impossible que le développement
économique puisse se faire, progresser, sans que ne se produise l'exploitation
d'une classe. On peut constater que depuis l'antiquité ces révolutions ont
contribué à émanciper une masse toujours plus grande d'hommes. D'où l'idée que
l'on va vers la démocratie parfaite, c'est-à-dire une démocratie regroupant
tous les hommes. Beaucoup, de ce fait, se sont empressés d'écrire l'égalité:
socialisme = démocratie. Il est vrai qu'il est possible de dire qu'avec la
révolution communiste et la dictature du prolétariat, il y a une masse plus
importante d'hommes qu'auparavant entrant dans le domaine de cette démocratie
idéale; qu'en généralisant sa condition de prolétaire à l'ensemble de la
société, le prolétariat abolit les classes et réalise la démocratie (le
manifeste dit que la révolution c'est la conquête de la démocratie). Il faut
toutefois ajouter que ce passage à la limite, cette généralisation, est en même
temps la destruction de la démocratie. Car, parallèlement, la masse humaine ne
reste pas constituée à l'état de simple somme d'individus tous équivalents en
droit sinon en fait. Ceci ne peut être que la réalité d'un moment très bref de
l'histoire dû à une égalisation forcée. L'humanité se constituera en un être
collectif, la Gemeinwesen. Celle-ci naît en dehors du phénomène démocratique et
c'est le prolétariat constitué en parti qui transmet cela à la société.
Lorsqu'on passe à la société future, il y a un changement qualitatif et non
seulement quantitatif. Or la démocratie "est le règne anti-marxiste de
cette quantité impuissante, de toute éternité, à devenir qualité"1.
Revendiquer la démocratie pour la société post-révolutionnaire, c'est
revendiquer l'impuissance. D'autre part, la révolution communiste n'est plus
une révolution partielle. Avec elle se termine l'émancipation progressive et se
réalise l'émancipation radicale. Là encore, saut qualitatif.
5.1.20. La démocratie
repose sur un dualisme et est le moyen de le surmonter. Ainsi elle résout celui
entre esprit et matière équivalent à celui entre grands hommes et masse, par
délégation des pouvoirs; celui entre citoyen et homme, par le bulletin de vote,
le suffrage universel. En fait, sous prétexte de l'accession à la réalité de
l'être total, il y a délégation de la souveraineté de l'homme à l'Etat. L'homme
se déleste de son pouvoir humain.
La
séparation des pouvoirs nécessite leur unité et ceci se fait toujours par
violation d'une constitution. Celle-ci est fondée sur un divorce entre
situation de fait et situation de droit. Le passage de l'une à l'autre étant
assuré par la violence.
Le
principe démocratique n'est en réalité que l'acceptation d'une donnée de fait:
la scission de la réalité, le dualisme lié à la société de classes.
5.1.21. On veut souvent
opposer la démocratie en général qui serait un concept vide à une forme de
démocratie qui serait la clef de l'émancipation humaine. Or qu'est-ce qu'une
donnée dont la particularité est non seulement en contradiction avec son
concept général mais doit en être la négation? En fait, théoriser une
démocratie particulière (prolétarienne par exemple) revient encore à escamoter
le saut qualitatif. En effet, ou cette forme démocratique en question est
réellement en contradiction avec le concept général, et alors on a vraiment
autre chose (pourquoi, alors, démocratie?), où elle est compatible avec ce
concept et elle ne peut avoir qu'une contradiction d'ordre quantitatif
(embrasser un plus grand nombre d'hommes par exemple) et, de ce fait, elle ne
sort pas des limites même si elle tend à les repousser.
Cette
thèse apparaît souvent sous la forme: la démocratie prolétarienne n'est pas la
démocratie bourgeoise, et on parle de démocratie directe pour montrer que si la
seconde a besoin d'une coupure, d'une dualité (délégation de pouvoir), la
première la nie. On définit alors la société future comme étant la réalisation
de la démocratie directe.
Ceci n'est qu'une négation négative de la société bourgeoise et non une négation positive. On veut encore définir le communisme par un mode d'organisation qui soit plus adéquat aux diverses manifestations humaines. Mais le communisme est l'affirmation d'un être, de la véritable Gemeinwesen de l'homme. La démocratie directe apparaît comme étant un moyen pour réaliser le communisme. Or celui-ci n'a pas besoin d'une telle médiation. Il n'est pas une question d'avoir ni de faire, mais une question d'être.
1 Affirmation
d’Amadeo Bordiga (note de janvier 2005).