BORDIGA ET
LA
PASSION
DU COMMUNISME
«
La passion c'est la force essentielle de l'homme qui tend énergiquement à atteindre son objet. »
K.
MARX
Les hommes sont les produits de leur époque ; certains sont aptes à la représenter parce que leur pensée
dans son invariance se
superpose
à l'idéologie de la classe dominante οu exprime
les
poussées de
la classe dominée, d'autres la dominent parce qu'ils sont capables de percevoir les
moments de
discontinuité à partir desquels commencent les nouvelles phases du devenir d'un
mode de production donné (à plus forte raison des nouveaux modes de production). Dans le premier cas, on
a la pensée du continu, dans le second celle du discontinu. Dit autrement : on
a
la pensée traditionnelle (dans le sens non
péjoratif) et celle révolutionnaire. Rares sont les hommes
aptes à penser selon les deux modalités,
car il ne s'agit pas d'une dualité formant juxtaposition spatialisée ; elle est contradictoire. Très souvent, le passé, la tradition pèsent comme un
cauchemar
sur les cerveaux des vivants et empêchent
le
surgissement,
l'irruption
du présent et du futur - pourtant opérants dans la réalité -
dans la pensée. Ceci est vrai
en période de calme social comme en période de secousses révolutionnaires,
la première favorisant
plus l'expression traditionnaliste, l'autre l'expression revolutionnaire.
A.
Bordiga exprima
de façon parfaite les
idées dominantes du mouvement
communiste tel qu'il s'est
développé après la révolution russe et,
en même temps, il a exprimé ce que voila ce
mouvement devenu diaphragme idéologique : le devenir réel, c'est-à-dire non interprété par le bolchevisme οu le léninisme, de la société. Mais sa lutte
contre les déformations léninistes,
trotskystes, stalinistes, inhiba en définitive sa recherche. Sa volonté de ne point innover, de seulement commenter, de prouver que tout avait déjà été explicité, le conduisirent à rester en
deçà
de ses limites. Ι1
est des hommes qui
font
illusion parce qu'ils arrivent à se présenter comme étant plus qu'ils ne sont οu parce que les conditions historiques leur ont permis d'aller comme au-delà d'eux-mêmes en se remplissant d'une substance qui ne leur était pas propre. Bordiga fut tout le contraire. Il s'est
volontairement limité ; il
n'a pas
produit ce qui était
potentiellement en
lui. C'est
pourquoi son oeuvre
signalisatrice du futur fut inhibée οu masquée par une espèce d'herméneutique révolutionnaire. Elle freina constamment sa volonté de définir la
spécificité de
l'époque où la domination du capital
s'affermissait toujours plus. D'où, considéré à postériori, le
caractère tragique de son existence.
Cette
herméneutique ne se préoccupe pas tant de mettre en évidence le sens caché de mots,
des textes, que de rétablir le lien exact entre prolétariat et théorie, vue comme un ensemble de lois régissant le devenir de
l'humanité au communisme et des_c_r_i_p_tion de celui-ci ; il est nécessaire, pour Bordiga, de balayer les faux-sens accumulés et les contre-sens qui fondent toutes les déviations de la lutte prolétarienne. Grâce à la théorie, la conscience immédiate de la classe peut se prendre en bloc et s'enraciner pour ainsi dire instantanément. Malheureusement, la simple herméneutique ne peut suffire
quand il faut affronter la nouveauté. Là est
le point difficile. Etudier cette dernière peut conduire à un enrichissement de la théorie. Or, étant donné que c'est une personne bien déterminée qui en serait, ici, la cause, il y aurait encore possibilité de personnaliser et de donner un nom à un complément théorique. Il
faut éliminer la personne en tant que sujet. Le parti est le
seul organe qui doive et soit capable de mener à bien la tâche de
clarification et d'enrichissement -
au
sens bien délimité. C'est pourquoi est-ce
seulement au moment où le parti communiste
international prenait une certaine importance (bien que toujours fortement minoritaire) que Bordiga sortit quelque peu de son herméneutique.
La
meilleure manifestation de celle-ci se trouve peut-être dans sa théorisation des "produits semi-élaborés":
«
On
aurait
donc exposé le matériel tel qu'il était. Ceci est du reste cohérent avec notre ferme affirmation de ne rien avoir de
littéraire, de
scolastique οu
d'académique
dans notre façon d'opérer; nous n'avons pas de schémas οu
de programmes officiels et nous ne produisons pas de textes élégants et achevés, mais nous avançons en luttant parmi les maux et les heurts ;
c'est pourquoi avons-nous pu les
caractériser comme des produits seulement semi-élaborés et presque bruts, qui suffiraient aux camarades pour aller de l'avant. Tout ceci est aussi cohérent avec notre doctrine pour qui le temps des découvertes et des systématisations lumineuses est celui
des progressions et non
celui de la torpeur grise et sinistre ; nous ne prétendons rien dire de nouveau ni d'original, bien plus, nous refusons tout mérite sinon celui d'être totalement fidèle au programme révolutionnaire intégral, bien connu et clair pour qui n'a
pas été enveloppé et troublé par les fumées obcènes de la trahison.
Le critère de notre conception de parti -
en période de domination
de la
classe ennemie et malheureusement aussi en période de défense sans luttes réelles de la classe amie -
n'aspire pas
à un ordre de
rigueur scientifique froide et professorale, mais s'alimente seulement de conviction obstinée et même sectaire, imperméable aux ruffians du camp adverse. Ce critère trouve du reste un appui
dans la conclusion de notre recherche qui peut être caractérisée moins comme recherche proprement dite que comme revendication et restauration d'une foi inébranlable qui fait fi des exactitudes, des
documents et des modernisations imbéciles dont de tous côtés les charlatans nous infestent.
Nous travaillons sur des fragments et nous ne sommes pas en train d'édifier une encyclopédie communiste. Ι1
ne peut en être autrement étant donné que notre oeuvre est conditionnée par l'alignement de la société ennemie et la défection décennale de troupes parmi les forces de notre camp (…)
S'il fut impossible de fixer l'encyclopédie
quand on était trop fort, on ne peut pas prétendre le faire quand on est
trop faible ; les tables dans lesquels les textes sont fondus se réduisent à des morceaux dont la substance est rigide et puissante, mais les développements sont parfois incomplets et discontinus. La révolution des générations à venir soudera ensemble les morceaux que nos efforts limités mais non timorés relient à la trame du cadre original déjà parfait il y a plus d'un siècle, comme nous ne nous lasserons jamais de le répéter. » (Compte-rendu de la réunion de Florence -
mars 1960 : «Révolutions
historiques de l'espèce qui vit, oeuvre
et connait. Première séance: construction générale du rude travail de notre mouvement. »
il
programma comunista. n. 8. 1960.)
Il ne s'agit pas, encore moins aujourd'hui, de faire une encyclopédie mais de
comprendre le
devenir de
la
société
actuelle,
qui
ne
peut être étudié qu'avec la théorie marxiste en tant que «trame du cadre
original tout en étant à même de saisir les bouleversements opérés depuis 50 ans. Ici la méthode des «
produits semi-élaborés »
risquerait fort de se transformer en un bricolage théorique: -
au fur et à mesure qu'un évènement se
produit -
souvent
inattendu on rafistole la théorie afin de la faire
cadrer avec la réalité.
C'est pourquoi l'herméneutique
devait s'avérer insuffisante.
D'autre
part, la révolution a effectué sa réapparition et le moment que nous vivons est discontinu par rapport à la phase révolutionnaire de 1917-23. Le capital est allé au-delà de ses limites : K. Marx
l'avait
effectivement escompté, mais non expliqué de façon exhaustive. Il y a autant de fumisteries et d'obscénités théoriques à l'heure actuelle qu'il y a dix ans, mais
l'exigence d'un
travail théorique qui ose
affronter le
nouveau en tant que
tel est plus prégnante qu'alors. Dans tous les cas il n'est pas question de découvrir
une théorie nouvelle, mais de développer celle surgie en 1848, ce
qui n'implique pas pour cela la nécessité d'exhiber un nom quelconque. En définitive, sur ce point précis, ce discours possible en période de recul est totalement inadéquat à l'heure actuelle.
L'herméneutique de Bordiga est en quelque sorte le complémentaire de sa vision prophétique (au sens littéral).
«
Nous avons tant de fois crié à ces affamés de succès politiques palpables mais contingents, que nous sommes révolutionnaires non parce que nous avons besoin de vivre et de voir la révolution en contemporains, mais parce que nous la voyons aujourd'hui, pour les divers pays, pour les «
champs » et
les « aires »
d'évolution sociale dans lesquelles le marxisme
classe la terre habitée, comme un évènement déjà susceptible de vérification scientifique. Les coordonnées sûres de la révolution communiste sont écrites, en tant que solutions des lois
démontrées, dans
l'espace-temps de
l'histoire ». (Relativité et déterminisme –
À propos de la mort d'Einstein in « il programma comunista » n.
9. 1955. Invariance. Série
Ι,
n.
8.)
Défendre la théorie, c'est défendre l'élément qui
comble le hiatus créé par la contre-révolution, le fossé entre la dernière phase révolutionnaire et celle à venir. C'est pourquoi cette
apostrophe fait écho à une affirmation de 1960:
«
Est révolutionnaire -
selon nous -
celui
pour qui la révolution est tout aussi certaine qu'un fait déjà advenu ». (Le texte de Lénine sur
l'extrémisme,
maladie infantile du communisme ; «
il
programma comunista » n.
19 - 1960.)
Et à celle de 1952:
«
En
conséquence
le problème de la praxis du parti n'est pas de savoir le futur, ce qui serait peu, ni de vouloir le futur, ce qui serait trop, mais de «
conserver la ligne du futur de sa propre classe ».
(Propriété et capital -
Prometeo. Série II page
126.
Par son herméneutique et par
son prophétisme, Bordiga affirme
donc le haut potentiel révolutionnaire de la classe au moment de
sa dernière grande lutte. Il
s'agit de le conserver et, si possible, de l'accroître; il faut rappeler à la classe sa mission et simultanément la critiquer de façon virulente parce qu'elle a accepté la direction de chefs pleutres, veules, traîtres et qu'elle se vautre dans le mercantilisme et dans l'immédiatisme de cette « sordide civilisation des
quiz » ; cette classe qui ne réagit plus, comme au siècle dernier, de la moindre indignation révolutionnaire, qui laisse en quelque sorte assassiner, massacrer, jaunes, noirs, arabes,
abrutie qu'elle est par un culte de
Mammon intériorisé.
On
est plus οu
moins prisonnier de la cause qu'on
embrasse. Elle libère et enchaîne, parfois elle fige et inhibe. Chez Bordiga,
la
vieille «problématique»
du
parti se plaque sur l'ample vision du parti en
tant que classe[1], sur celle des
multitudes humaines
entrant en révolution sans faire appel à aucun grand homme, οu
messie, sans
encenser
nulle
personne. Toute révérence quelle
qu'elle sait, rapproche de la terre, de la tombe; la victoire est impossible sans redressement total.
Il y a donc chez Bordiga des irruptions visionnaires du futur, il y a perception de la totalité des hommes, de l'espèce, d'où son
discours multiforme et torrentiel. D'où aussi son utilisation d'une langue
non expurgée, non strictement définie, ni étatisée. Ι1
emprunte une foule de
mots, d'expressions, aux différents dialectes italiens afin de rendre plus prégnant son discours de même qu'il parsème ses écrits de locutions
étrangères qui expriment de
façon plus claire ce qu'il
veut expliquer et incarnent mieux sa pensée qui est celle d'un être qui échappe encore
en
partie au despotisme linguistique du capital
:
«
Ils peuvent incliner leurs fronts incapables de rougeur vers la même bergerie, les faux porte-parole du prolétariat moderne qui ont jeté par-dessus bord les vérités qui, chez
un Münzer avaient la puissance de faire entrevoir un K. Marx,
un
F. Engels, un V. Lénine. Ces
vérités de doctrine et de vie, aujourd'hui reniées, sont la
guerre de classe et l'extermination de l'oppresseur, la dictature du parti des opprimés, le cycle magnifique qui νa
de la foi (étape non
inutile
il y a deux mille ans) à la Raison (étape non
inutile il
y
a deux siècles) à la
force de classe qui vainc le savoir de la classe des
tyrans modernes, les vampires d'aujourd'hui, les bourgeois mercantiles.
Plus
que
la
foi du Moyen-âge et que la raison des révolutions libérales devra vaincre la
dictature des
ignorants et des miséreux qui se leva lumineuse au temps de Lénine lors
des conciles de la révolution communiste.
«
(...) Nous n'avons
pas de préférence partisane pour le laïcisme contre le cléricalisme papal. Nous prenons seulement acte du passage historique de la foi à la raison. Mais nous
souhaitons et prévoyons aussi la déroute de la raison scientifique, abjecte simonie de la forme capitaliste, et nous crions au prolétariat, dans cette atmosphère sinistre: Ni
foi chrétienne, ni science bourgeoise, mais dictature de ta force vierge et
brute qui
libérera un jour l'homme de la dictature de toutes les
ténèbres!
Après
sera
la lumière.
»
(L'idiote
époque
frontiste
« il
programma
comunista
» n.
19, 1962).
«
Les ouvriers vaincront s'ils comprennent que personne ne doit venir. L'attente du Messie et le culte du génie, concevables pour Pierre et Carlyle, sont seulement, pour un marxiste de 1953, une misérable couverture d'impuissance. La révolution se relévera terrible, mais anonyme ».
(Fantômes carlyliens. In Invariance série Ι.
n. 5.)
Bordiga cherche toujours un appui chez K. Marx
et
veut chaque fois prouver que celui-ci a mieux traité telle question particulière qu'il est en train d'affronter. Il ne consentit à apporter que des améliorations : en ce qui concerne les 3 cas du
chapitre XVII
du
livre Ι du
Capital,
la conclusion
de ce premier
livre
que
Bordiga considérait
se
trouver en fait à la !in
du chapitre ΧΧΧΙΙ avec la
fameuse phrase sur l'expropriation des expropriateurs, la symbolique mathématique rigoureuse afin de mieux exposer l'oeuvre
de
K. Marx. 11
lui faut aussi toujours exalter la
cohérence de la
théorie et même celle de
ce qu'il
appelait l'école marxiste et qu'il vaudrait mieux nommer parti historique.
La
volonté de cohérence opère parfois comme une inertie. Le discours
se clôt sur lui-même afin de rattrapper son point de
départ et y inclure les différentes parties de telle sorte qu'elles
soient rendues compatibles avec le tout, non contradictoires. Le discours n'est plus ouvert et il y a comme une peur de
l'errance. Cependant par cette
herméneutique, il y eut possibilité de
maintenir le discours théorique.
Le développement impétueux du capital devait obliger Bordiga ά
aller à
l'encontre de ces positions. A partir de 1957, à la suite de la
découverte des
Grundrisse et
des Manuscrits de
1944, surtout des travaux préparatoires, découverte faite par l'entremise de R. Dangeville qui, par
là, a un très grand mérite, ainsi que celui d'avoir traduit les Grundrisse en français, même si la traduction laisse trop souvent à désirer), se posait la non fermeture du discours de K. Marx. Dans les textes sus-indiqués apparaissent en effet des
thèmes qui n'avaient pas été traités οu
tout juste
abordés
dans l’oeuvre jusqu'alors connue de
K. Marx. Le défi du capital à la même époque, d'autre part, lors du lancement
du Spoutnik, sa volonté de résoudre
les difficultés de son procès de
vie dans un indéfini réalisé en s'échappant de l'attraction
terrestre, de la pesanteur humaine qui le limitent, conduisirent Bordiga à
dépasser son approche
quelquefois scientiste et trop rigide des questions.
I1
nous faut donc saisir ce révolutionnaire, cet homme de parti dans sa liaison avec le futur, car plus que tout autre il vécut de
celui-ci et pourtant, simultanémént, il fut responsable d'une survie d'un passé mystificateur, occulteur de ce futur.
«
Le marxisme
est justement, en substance, une prévision du futur. L'utopisme dans son sens rigoureux n'est pas
une prévision du futur mais une proposition en vue de modeler le futur ». (Russie et Révolution dans la théorie marxiste ; in « il programma comunista » n. 3. 1955.)
C'est
d'ailleurs dans ce dernier ouvrage
qu'il
donne
une
démonstration magistrale de
son affirmation en
ce qui
concerne la prévision de la révolution
russe.
«
Quand la grande révolution bolchévique vainquit, la plupart
des vieux camarades et des néophytes, les premiers perplexes, les seconds enclins à l'enthousiasme,
n'hésitèrent pas
à dresser des louanges, tout en étant convaincus que les affirmations théoriques
du vieux K. Marx
et
du vieil Engels avaient reçu un coup terrible.
«Nous
sommes,
nous qui écrivons ici, parmi les rares qui, dans la gloire de l’évènement victorieux qui fit trembler dans, ses fondements le monde capitaliste, ne virent que lumineuse confirmation d'une doctrine complète et harmonieuse, la réalisation d'une longue, dure, mais certaine attente.
«
Après
plus
de trente ans remplis d'évènements difficiles et moins propices à
l'enthousiasme révolutionnaire le colosse mondial du capitalisme ayant résisté à la secousse du sous-sol et dominant encore après la deuxième et la plus bestiale
guerre mondiale, en revoyant le cours âpre et difficile à interpréter et en le liant -
comme le marxisme
revendique savoir le faire (y renoncer revient à admettre d'avoir perdu sur toute la ligne) -
à la chaîne des
constructions de
deux
siècles οu
presque,
nous nous sentons cent fois plus certains d'une confirmation de fait de la doctrine, plus certains de ne
pas avoir mâchonné de sots, hâtifs, présomptueux et, surtout, lâches démentis à cette ligne inflexible qui, une fois trouvée et acceptée, ne
peut être déformée sans trahir ». (ibid.
point 47. -
fin.)
C'est
une
longue attente qu'il
prévoyait pour la révolution à venir. En 1957,
lors
du
40ème
anniversaire
de la Révolution d'Octobre «
7
novembre 1917-57 : Quarante années d'une
organique appréciation des évènements de
Russie dans le dramatique développement social et
historique international », il
pronostiquait une phase révolutionnaire pour 1975.
En 1958, il
précisa:
«
Il
est
absolument évident
que nous ne sommes pas à la
veille de la 3ème
guerre mondiale, ni à celle de
la grande crise d'entre les deux-guerres qui
ne pourra se développer que dans quelques années,
quand le mot d'ordre de
l'émulation et de
la paix aura dévoilé son contenu économique : marché mondial
unique. La
crise n'épargnera, alors, aucun État.
«
Une
seule
victoire
est aujourd'hui concevable pour la classe
travailleuse: celle doctrinale de
l'économie marxiste
sur l'économie
mercantiliste commune aux Américains et aux Russes.
«
Dans une seconde période, la tâche consistera pour le parti marxiste mondial en
la victoire d'organisation, en opposition aux schémas démopopulaires et démoclassistes.
«
C'est
seulement
dans une troisième phase historique (l’unité de temps ne
pouvant pas être inférieure à un
quinquennat) que la question du pouvoir de
classe pourra être remise
sur le tapis. Dans ces trois étapes, le thermomètre sera la rupture d'équilibre, d'abord et surtout -
que les imbéciles veuillent bien nous en excuser -
au sein des U.S.A.
et
non au sein de l’URSS
». (« Le cours du capitalisme mondial dans l'expérience historique et dans la doctrine de Marx
». fin du point 44. «
il
programma comunista », n°
2. 1958.)
Ceci
exprime à la fois la puissance et, les limites de la pensée théorique de Bordiga.
Les limites parce que le déroulement de la révolution est encore conçu selon la vieille perspective et, d'autre part, la
terminologie. se
ressent d'une délimitation non rigoureuse: il n'y a pas d'économie marxiste (malheureusement,
on retrouve cette expression assez souvent chez Bordiga, même dans des
textes de
grande valeur tels que Eléments d'économie marxiste) il y a une critique de l'économie politique, une crtique du capital. La puissance c'est d'avoir individualisé les point faibles
déterminants du
système capitaliste mondial et d'avoir discerné la tendance
essentielle du capital:
la formation d'un marché mondial, bien qu'il taille ajouter, à
l'heure actuelle, que celui-ci ne se présente plus sous une forme purement matérielle, mais sous la forme
difficilement saisissable du capital fictif qui
investit non seulement l'aire
occidentale, mais s'accapare
de
plus en. plus des pays de l'Est et tend à englober la Chine.
Nous
avons
reporté cette prévision dans notre tract diffusé en mai 1968: L'être humain est la véritable Gemeinwesen de l'homme[2] pour deux raisons: 1° parce que 1968 ouvre bien la nouvelle phase révolutionnaire, 2° parce que, contradictoirement, Bordiga n'a pas reconnu l'émergence de la révolution. L'impossibilité où il se trouva de la percevoir découle de sa vision même du déroulement de la reprise révolutionnaire. C'est surtout «le second temps »
qui
pâtit le plus de la conception ancienne: il faut une avant-garde même si on ne lui donne pas ce nom. On perd de vue que le parti c'est la
classe qui
se conslitue en parti. Les organisations qui se veulent structure d'une conscience, en être les dépositaires, οu
bien être les défenseurs d'une théorie restaurée finissent toujours par être dépassés et deviennent des
obstacles au mouvement révolutionnaire.
Nous
utilisâmes cette citation afin d'affirmer un élément de continuité dans la discontinuité opérée par mai. On avait pu avec Bordiga délimiter de façon correcte les points fondamentaux de la reprise, envisager le moment de sa manifestation, mais le poids du passé avait empêché qu'on pense ce moment de la révolution
dans sa réalité nouvelle. Le mouvement de mai était nécessaire pour foutre aux orties les vieilleries sur
l'organisation
et faire réflexion même au niveau de la rigueur du langage, de l'expression théorique. En mai 1968, ce qui fut essentiel, ce fut l'émergence du communisme, la manifestation anonyme de la révolution en dépit de toute l'agitation récupératrice des groupuscules qui se trouvaient en dehors du phénomène,
et ce,
même si elle emprunta des discours non adéquats ; parce que non expurgés des antiques croyances démocratiques. L'explosion de mai fut affirmation d'un rejet total de la société du capital et un appel à une affirmation
des hommes, un élancement vers une autre communauté. Ainsi beaucoup d'affirmations-revendications de
mai 1968 : fin de la politique, destruction de toute séparation, refus du militant-esclave et martyr (nous n'avons aucun mérite disait souvent Bordiga) étaient présentes dans le discours de ce dernier, mais elles étaient soustendues par une vision passéiste ; le lien entre ces affirmations du futur et la praxis du moment se faisait au travers d'un schéma dépassé de la
révolution qui reprenait en les glorifiant de façon acritique toutes les données de la révolution de 1917; d'où leur immersion et
leur inefficacité qui permit leur négation de la part des
épigones du
parti communiste international.
L'important
c'est cette affirmation du futur, cette non-acceptation de la défaite qui ne peut être réelle que parce que cette dernière a été reconnue en tant que telle. Cette certitude de
l'avenir découle de la perception du devenir communiste de notre société. L'acte révolutionnaire futur ne fera que permettre un épanouissement de ce devenir et lui donnera une effectuation. La plupart des
révolutionnaires ne
le sont que par la révolution elle-même, ils sont son incarnation immédiate, οu
bien ils sont personnification d'un discours sur la révolution. En règle générale, ils pensent le communisme comme quelque chose se situant
obligatoirement au-delà d'un
moment particulier : la
révolution. Ce qui
importe alors,
c'est cette dernière et non le communisme. Celui-ci permet seulement de porter détermination à la révolution et éviter la confusion avec d'autres.
Pour Bordiga,
la
révolution étant le heurt entre deux formes de production : le mode de production capitaliste et le
communisme, c'est par rapport à la totalité de la nouvelle forme sociale qu'il faut se situer.
11
ne s'agit pas de présenter la totalité de l'être humain, homme social s'il en fut, dans les limites où cela était possible à l'époque où il vécut. Être humain c'est-à-dire
ici homme de parti, d'un parti dont le programme est le communisme. Nous voulons seulement présenter; affronter la déterminité fondamentale : son rapport au communisme. Bordiga a
dit et écrit au sujet de K.
Marx et
de F. Engels que toute leur oeuvre avait été
lutte pour et description passionnée du communisme. Ceci, contre toutes les affirmations selon lesquelles K. Marx
aurait seulement décrit le capitalisme dans sa phase
libérale (jargon de ces messieurs!). C'est l'élément fondamental, celui par lequel Bordiga est toujours actuel, contemporain. Ceci n'élimine pas les autres
aspects passéistes et participant de toutes les préoccupations erronées d'une époque historique désormais révolue.
Cependant
si
cette
affirmation
est valable pour toute la durée de sa vie, elle n'acquiert toute sa validité qu'assez tard et ceci est lié au développement même du mouvement prolétarien. Avant 1914, on ne trouve pas d'analyses remarquables de la
part de Bordiga sur le communisme. 11 est
accaparé par la lutte pour redresser, régénérer le parti : lutte contre le bloccardisme, l'électoralisme,
etc. Avec la révolution russe et le surgissement des soviets
s'affirme la thèse anti-gestionnaire : le socialisme est la destruction des limites de
l'entreprise, et son implication immédiate : il ne s'agit pas de créer des conseils de fabrique qui se modèlent en quelque sorte sur les formes d'organisation économique du capital, pour diriger la révolution ; mais il faut une organisation, qui les nie : le parti politique de classe.
«
Soutenir
comme
le font
les camarades de l’Ordine Nuovo de Turin que
les conseils ouvriers, avant même la chute de la bourgeoisie, sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais de l'organisation économico-technique du système communiste, est en
outre un pur et simple retour au gradualisme socialiste. Qu'il s'appelle
réformisme οu
syndicalisme, il est défini par l'erreur
de croire que le
prolétariat puisse s'émanciper en gagnant du terrain dans
les rapports
économiques, tandis que le capitalisme détient encore avec l’État
le pouvoir politique ». (Pour la Constitution des Soviets en Italie. In «
il
Soviet »
n°
1. 1920.)
Ici s'affirme un invariant de la pensée de Bordïga, l’antigradualisme : la révolution se présente comme une catastrophe pour le mode de production en vigueur. Ceci s'accompagne du rejet de tout concrétisme qui est en fait le piège dans lequel sont pris ceux qui croient pouvoir emprunter des raccourcis historiques et
éviter la catastrophe.
«L'effort
éprouvant
pour demeurer fidèle à la dialectique marxiste implacable du procès révolutionnaire a souvent cédé aux déviations à travers lesquelles l'action des communistes s'est égarée et émiéttée dans de prétendues réalisation concrètes et dans la surestimation d'activités spéciales, οu
d'institutions particulières, qui devaient constituer un pont vers le socialisme et non un saut effrayant dans l'abîme
de la révolution, la catastrophe marxiste d'où devait surgir la rénovation de l'humanité.
«
Le réformisme, le syndicalisme, le coopérativisme n'ont pas d'autres caractères.
«
Les tendances actuelles selon lesquelles certains maximalistes, devant les difficultés de destruction du pouvoir bourgeois,
cherchent un terrain de réalisation, de concrétisation, à rendre
technique leur activité, ainsi que les
initiatives qui
surestiment la
création anticipée d'organes de l'économie future tels les comités d'usine,
tombent dans les mêmes erreurs ». («
Les buts des communistes »
in « il Soviet »
- 1920.)
Durant
toute
cette période son activité est
orientée vers la formation du parti qui doit intervenir directement dans les luttes en cours soit pour la révolution en
Italie, soit pour le soutien de la révolution russe. Sur le plan théorique, il y a défense de cette dernière en même temps qu'un
essai de fonder ce qu'est le mouvement en occident. La question du communisme est abordée de façon indirecte, par exemple lors de la critique d'un livre de Graziadei, dans
l’Ordine Nuovo de 1924, n° 3, 4,
5, et 6:
« La théorie de la plus-value de Karl K. Marx, base vive et vitale du communisme ».
Οu
bien en tant que tactique vis-à-vis du mouvement paysan -
la question agraire de 1921
où est envisagé le problème de la transformation socialiste de
l'agriculture. On y trouve des considérations fort importantes en la matière, mais il n'y a pas de véritable description de la société communiste.
On en reste aux rapports sociaux génériques, très importants, mais on ne voit pas toutes les transformations qui affectent les hommes.
C'est
après
la fin de la 2nde
guerre mondiale que Bordiga affronte de façon plus détaillée la périodisation post-capitaliste et
qu'il essaie de
définir de
façon plus incisive ce qu'est le communisme. «Faisant
un bond par dessus tout le
cycle, le communisme est la connaissance d'un plan de vie pour l'espèce.
C'est-à-dire pour l'espèce
humaine. » (Propriété et
capital.
in
«
Prometeo », série
II p. 125)
Bordiga y
réaffirme une autre constante commune à K. Marx
et ά
tous ceux qui opèrent à l'aide
de la théorie produite par ce dernier. «
Notre formule est :
abolition du
salariat ; nous avons démontré que celle de : abolition de la propriété privée des moyens de production, en est une simple paraphrase... (Ibid. p.
118.)
«
Le socialisme est tout dans la négation de l'entreprise capitaliste, non
dans sa conquête de la part du travailleur. » (Ibid. Prometeo. 1° série. p.
533)
Puis
de nouveau la polémique au sein du parti communiste internationaliste au sujet de la nature sociale de la Russie, de son
devenir, oblige
à reprendre la succession
des stades entre capitalisme et communisme
donnée par K. Marx
dans la critique du programme de Gotha. Cependant, il y a quelque chose de plus à ce moment-là : un essai de prendre en considération le développement exceptionnel du capital depuis le début du
XXème siècle.
a)
- «
désinvestissement des capitaux, c'est-à-dire destination d'une partie plus réduite du produit aux biens instrumentaux.
b)
- élévation des coûts de production pour pouvoir donner, jusqu'à la disparition du salariat, du marché et de monnaie, de plus fortes paies
pour un temps de travail inférieur.
c)
- rigoureuse réduction de la journée de travail, au moins à la moitié des heures
actuelles, en
absorbant le chômage et les activités anti-sociales.
d)
- réduction du volume de la
production, à l'aide d'un plan de sous-production qui la concentre dans les domaines les plus nécessaires; contrôle autoritaire des consommations, en combattant la mode publicitaire pour celles qui sont nuisibles et néfastes ; abolition des activités assurant la propagande d'une psychologie réactionnaire.
e)
- rupture
rapide des limites d'entreprise avec transfert autoritaire non du personnel mais des matières de travail au plan de consommation.
f)
- abolition rapide des systèmes d'assurances du type mercantile, pour leur substituer l'alimentation
sociale des
non-travailleurs à partir d'un niveau minimum.
g)
- arrêt des
constructions de
maisons et de lieux de travail autour des grandes villes et même des petites, comme point
de départ vers la distribution uniforme de la population dans les campagnes. Rέduction de la vitesse et du
volume du trafic en interdisant celui qui est
inutile.
h)
- ferme lutte pour l'abolition des carrières et
des titres, contre la
spécialisation professionnelle et la division sociale du travail.
i)
- premières
mesures immédiates pour soumettre au contrôle de l’Etat
communiste
l'école, la presse, tous les moyens de diffusion, d'information et les réseaux de spectacles et de divertissements. »
(Compte-rendu
de la réunion de Forli
28-12-1952
: le programme révolutionnaire immédiat.
Invariance n°
3. pp. 80-81.)
La publication du texte de Staline
« Les problèmes économiques du socialisme en URSS »
fut de nouveau
l'occasion d'une redéfinition des différents stades. Ι1
n'y
a
pas de grandes variations par rapport au compte-rendu de la réunion de Naples du ler septembre 1951 (Leçons des contre-révolutions, doubles révolutions -
nature capitaliste révolutionnaire
de l'économie russe. thèse 45).
«
Nous
concluerons
l'argumentation
économique
par une synthèse des stades de la société future, car c'est une question dans laquelle le «
document »
de Staline apporte quelque confusion. «
France-presse » l’a accusé à ce sujet d'avoir plagié l'écrit
de Nicolas Boukharine sur
les lois économiques de la période de transition. En réalité, Staline cite plusieurs fois cet écrit, se prévalant même d'une critique qu'en fit Lénine. Chargé de préparer le programme de l'Internationale communiste, resté par la suite à
l'état de
projet, Boukharine eut le grand mérite de mettre au tout premier plan le postulat anti-mercantiliste de la révolution socialiste. Puis, dans
l'analyse de
la période de transition en Russie, i1 suivait Lénine, reconnaissant qu'il fallait subir, des
formes mercantiles lors de la dictature du prolétariat
Tout devient clair si l'on relève que ce stade analysé par Lénine et
Boukharine précède les deux stades de la
société communiste dont parle K. Marx
et
dont Lénine donne une magnifique illustration dans un chapitre de l'«Etat et la révolution ».
Le schéma suivant pourra récapituler le difficile sujet du dialogue
d'aujourd'hui :
Stade
de transition : le
prolétariat
a conquis le pouvoir et doit
mettre les classes non
prolétariennes hors la loi, justement parce qu'il ne peut pas les «
abolir » d'un seul coup. Cela signifie que l’Etat prolétarien contrôle une économie dont une partie, toujours décroissante, connaît la distribution mercantile et même des formes de disposition privée du produit et des moyens de production (que ceux-ci soient concentrés οu
éparpillés). Economie non
encore socialiste, économie de transition.
Stade
inférieur
du
communisme,
οu
si
l'on veut, socialisme. La société est déjà parvenue à la disposition des produits en général
et elle les assigne à ses membres au moyen d'un plan de « contingentement ».
L'échange et la monnaie ont cessé d'assurer cette fonction. On ne peut concéder à Staline que l'échange simple sans monnaie, mais toujours selon la loi de la valeur, puisse
être une perspective d'acheminement au
communisme ; cela représenterait au contraire une sorte de rechute dans le système du troc. L'assignation des produits part au contraire du centre et s'effectue sans équivalents en retour. Exemple : lorsqu'une épidémie de malaria éclate, on
distribue de
la quinine gratis dans la zone sinistrée ; mais à raison d'un seul tube par habitant.
A
ce stade
non seulement
l'obligation au travail,
mais un enregistrement du temps de travail fourni et le certificat attestant cette fourniture, c'est-à-dire le fameux bon si discuté depuis un siècle, sont nécessaires. Le bon possède la caractéristique de
ne pas
pouvoir être accumulé. Toute tentative de
le faire entraîne la. perte d'une certaine quantité de
travail sans équivalent. La loi de la valeur est enterrée (Engels : la société n'attribue plus de «
valeur » aux produits).
Stade
du
communisme
supérieur que
l'on
peut aussi appeler sans
hésitation plein socialisme. La productivité du travail est devenue telle que ni la contrainte, ni le contingentement ne
sont plus nécessaires (sauf cas pathologiques) pour éviter le gaspillage des produits et de
la force
humaine. Á chacun liberté de prélèvement pour sa consommation.
Exemple
:
les pharmacies distribuent gratuitement et sans
restriction la quinine. Et si quelqu'un en prenait six tubes pour s'empoisonner? Ι1
serait
évidemment
aussi
stupide
que
ceux
qui
confondent
une
infecte
société bourgeoise avec
le
socialisme.
A
quel stade Staline est-il arrivé? À aucun des trois. Ι1
n'en est pas au stade de
transition du capitalisme
au socialisme, mais celui de la transition au capitalisme. Chose presque respectable et qui n'a rien d'un suicide!»
(Dialogue avec Staline » in « Programme communiste »
n° 8. pp. 24-25.)
I1
y a une
certaine
absurdité
à polémiquer avec Staline, comme si celui-ci, à la suite de la
défaite de
la révolution, n'avait pas acquis le droit de faire ce qu'il
voulait de la théorie; seule une lutte
victorieuse pouvait la
rétablir. Il est vrai que réfuter Staline pouvait être utile pour réaffirmer les données fondamentales
non
falsifiées de
la théorie. La réfutation de Staline est donc un chapitre de l'herméneutique de Bordig; il
fallait d'autre part situer la nécessité de la
mystification et sa
caractéristique. Cependant il ne pouvait pas ne pas poser la
question : comment était-il possible que toute une nation dût se mettre à tricher avec la théorie marxiste
et, de plus,
pour l'Occident, est-ce que ce que K. Marx
avait envisagé au
XIXème pouvait être encore en tous points valable; la société
n'était-elle pas plus mûre? Ceci ne fut pas effleuré.
Ultérieurement
Bordiga devait délaisser cette polémique. 11 y eut alors la volonté de se poser comme affirmation
positive et reconnaissance
du vide, de
l'absence de
tout mouvement
révolutionnaire
en dehors de
quelques rares
groupes. Cependant vis-à-vis d'autres
courants la polémique
avait depuis
longtemps cessé. Elle se referma dès lors
sur elle-même
; d'où le
discours devenu
dialogue où l'auteur
ne
dévoile pas son contradicteur. Pas de
personnalisme! Bordiga se disait contre la
polémique
; mais pour la
dépasser il aurait
fallu fonder
quelque chose qui soit discontinuité, créer un domaine que l'adversaire
puisse difficilement
aborder parce
que c'est celui investi par le communisme ; ceci fut tenté et contribua
à un certain
dépassement
de l'herméneutique.
La polémique intériorisée fut
souvent justification à usage interne. La gauche n'est pas un simple
mouvement culturel, un cercle d'études, elle ne refuse pas l'action; (cf.
position
vis-à-vis des
syndicats). Ceci se rapporte
fondamentalement à O. Damen, de même que ce qui concerne le congrès de
Bologne,
le rapport
à Lénine, la question de la tactique, etc.
Enfin,
il y avait la nécessité de se distinguer de la gauche germano-hollandaise, du KAPD
en
particulier. C'est à cela qu'on doit
des remarques
οu des prises à partie qui sont
incompréhensibles pour qui ne connaît pas toutes les vicissitudes de la gauche italienne et de Bordiga.
Il
est un
point cependant où réellement la polémique n'est pas intériorisée, où il y a manifestation
non entachée d'une quelconque
justification,
c'est lorsqu’il
s'agit du communisme.
Dans le « Dialogue avec les morts »
l'étude des
phases postcapitalistes
n'est
pas
reprise. Mais
c'est à partir
du moment de
la parution
de ce texte qu'est mis au premier plan le théorème suivant : on
ne
construit pas le
socialisme. Ι1
ne s'agit plus dès lors de réfuter Staline
οu
ses successeurs en répondant négativement à la question : le
socialisme existe-t-il en URSS? mais de détruire la base même
de cette question. Construire
le socialisme est une affirmation de pur style utopiste qui évoque irrésistiblement
les
diverses propositions de construire la cité radieuse. Elle imlique un plan préétabli conçu et connu uniquement de quelques chefs, de quelques génies, etc. En réalité
le communisme se développe à partir des éléments qui existent
déjà dans le mode de production capitaliste et
seule l'activité
des
prolétaires abattant le capitalisme, permettra
le devenir du communisme vers sa
plénitude. Le
parti, pour
Bordigu,
est
dans ce courant une force qui guidé; il dirige un procès qu'il n'a pas créé et surtout il s'oppose aux directions qui voudraient faire dévier la généreuse force du prolétariat. C'est a partir de 1957, en particulier lors de la réunion de Paris dont le compte-rendu fut publié sous le titre Les fondements du communisme révolutionnaire dans l'histoire de la lutte prolétarienne internationale et lors de
l'étude de
la polémique russo-yougoslave que ceci sera encore plus clairement énoncé. Dans le premier texte sus-nommé, Bordiga reprend en quelque sorte ce qu'il a toujours
affirmé contre les diverses voies d'accès au
communisme ; on y
retrouve écho de ses articles de 1920 au sujet des
soviets, de ceux rédigés contre la politique de fonder l'activité révolutionnaire sur la base de
l'entreprise (lors de la balchévisation de l’I.C.): «
les
organisations économiques du prolétariat esclave sont de pâles substituts du parti révolutionnaire
»:
«
La bête,
c'est l'entreprise, ce n'est pas le patron qu'elle a à sa tête. Comment écrire les équations économiques entre entreprises, surtout quand les grandes étoufferont les petites ; comment le faire entre des entreprises dont les unes se sont emparées de
dispositifs à basse productivité et les autres à haute productivité, entre celles utilisant des instruments productifs » conventionnels « et celles utilisant l'énergie
nucléaire? Ce système, érigé, comme tous les autres, sur un fétichisme de l'égalité et de la justice entre les individus et sur une horreur bouffonne du privilège, de
l'exploitation et de
l'oppression, leur serait au contraire un milieu de culture encore plus favorable que la société civile habituelle. »
(Invariance.
série Ι.
n°
3. p.
62).
La découverte des Grundrisse et des Manuscrits de 1844 marqua avons-nous dit un moment important dans l’oeuvre
de
Bordiga. Cependant 1à encore il
ne νa
pas aller réellement au-delà d'une herméneutique. Il réfute ceux qui pensent que le développement de
l'automation est une négation en acte de la théorie de la valeur de Μarx.
Cependant il ne tire pas toutes des conséquences logiques de l'affirmation que le temps de travail vivant
tend a toujours plus diminuer dans te mode de production
capitaliste,
que l'activité
de l'ouvrier devient presque superflue. Ι1
en déduit simplement que «
doctrinalement » la valeur a été
détruite avant qu'elle ne
le soit effectivement lors de la lutte armée dans la révolution de demain. Or, les affirmations de K.
Marx
qui ont trouvé une vérification
à l'heure
actuelle dans les zones capitalistes les plus développées du globe impliquent que du jour au lendemain il est possible de détruire réellement la valeur. Cela pose aussi la question de la nature du travail productif en société actuelle, le rôle du prolétariat dans sa configuration classique,
une modification des stades post-capitalistes tels que K. Marx
les
avait définis dans la critique du programme de Gotha pour une époque où le mode de production capitaliste était loin d'avoir accompli ce qu'il a réalisé aujourd'hui. La démonstration de Bordiga est de
faible amplitude en ce sens qu'elle vise à montrer que le prolétariat n'a aucune raison de rejeter sa théorie, le marxisme, puisqu'elle est absolument vérifiée. Il ne
se préoccupe pas
assez du
devenir total du capital et du communisme qui lui est
lié.
Plus en profondeur c'était le moment de délimiter le réformisme révolutionnaire de K. Marx
qu'il
avait pourtant évoqué à propos de la loi réglementant la journée de travail au XIXème
siècle ; loi réclamée par K. Marx
et
pour laquelle il pensait que le prolétariat
devait lutter avec acharnement; ce qu'il
fit. Définir 1ε réformisme révolutionnaire de K. Marx
revient à poser celui du prolétariat.
Ce réformisme
était valable tant
que le
capital n'avait pas parachevé
sa domination réelle. En
effet, qu'est-ce que cela veut dire lutter pour la réduction de la journée de
travail, considérer que le socialisme c'est
la diminution draconienne de la durée de celle-ci lorsque le capital jette les
ouvriers sur le pavé οu
qu'il
crée des travaux artificiels
non créateurs de plus-value et à la
limite ne la
réalisant même pas; étant seulement nécessaires pour maintenir le travail en tant que coercition. Le
capital a désintégré la journée de la vie de
l'homme. il
s'agit de la refaire en dehors du capital. De plus cette
détermination de
la journée de
travail n'existe que parce qu'il faut mesurer l'activité
humaine ; de socialisme est desiruction d'une telle mesure, alors que la valeur, le capital ne peuvent exister sans cela. Ceci ne postule en aucune façon qu'il faille invectiver les prolétaires qui revendiquent une diminution de la journée de travail οu
de la vie de travail, ce serait
demander que cesse la contradiction du capital : sa
tendance à ne
pas pouvoir se passer des hommes et en même temps à diminuer le temps de travail inclus dans une marchandise-capital. Une telle revendication est toujours une atteinte au capital bien qu'elle puisse être de plus en plus résorbée dans le réformisme de celui-ci qui parvient à
restructurer la semaine de travail et à répartir autrement le travail entre les différents composants de la société. A l'origine, au contraire, une telle revendication aboutissait à un
renforcement de
l'unification de
la classe et obligeait. à accroître les forces productives en stimulant le machinisme.
Il
apparaît désormais qu'on ne
puisse plus considérer le mouvement vers le socialisme à partir
des stades indiqués par K. Marx.
Ι1
faut individualiser comment
le capital a réalisé en fait le
stade de transition et dans une
certaine mesure le socialisme inférieur. Pour effectuer cette tâche il faut évidemment
faire référence à l’oeuvre de
K. Marx, partir d'elle, en développant
l'analyse contenue dans les Grundrisse
et dans le Livre III du
Capital.
Bordiga
put de même asseoir de façon encore plus
solide son anti-mercantilisme plusieurs fois
affirmé dans les périodes antérieures, par exemple
à la
réunion de Naples de 1952
: Caractères non mercantiles de la
société socialiste où il fit un commentaire, qu'il
devait plusieurs fois renouveler,
du chapitre sur le
caractère fétiche de la marchandise.
Cette caractérisation se répète
comme un
leit-motiv
dans la question agraire, ensemble de «
fili » parus sur
ce sujet
fin 1953,
début 1954 «il programma comunista
». De
même en 1963:
«
Avec
la science,
la technique
et
le travail, l'homme exploiterait donc la nature? C'est faux! Le rapport rationnel entre l'homme
et la nature naîtra à partir du moment où l'on
ne fera plus ces comptes et ces calculs de projets en monnaie, mais en grandeurs physiques et humaines.
«
On
peut parler d'exploitation quand un groupe d'hommes en exploite un autre. Avec les constructions grandioses du monde mercantile, les exploités sont rendus solidaires de
l'entreprise exploiteuse. A Longarone, des
masses de gens avaient été employées, et il
avait plu des masses d'or.
L'ingénieur avait-il à répondre d'avoir fait pleuvoir de l'or? Ι1
est vrai
qu'une
partie du personnel
s'est mis en grève devant
l'évidence du
danger d'éboulement, mais c'est aussi un enseignement amer que celui de
l'ouvrier qui
s'est violemment rebellé
lorsqu'un géomètre a voulu l'éloigner, sa claudication
l'empêchant de
s'enfuir
en cas de danger. Quand la paye est élevée, le risque de mort d'homme est l'air normal que respire la
société de l'argent et du salaire.
«
Toute la vallée a couru le risque et elle est morte...
» (La légende du Piave;
in
«
Programme
communiste
». n° 26. page 17.)
Ici
il
faut aussi noter qu'il
ne suffit pas de dire que
l'homme dominera la nature quand « les sinistres forces sociales qui nous mettent en esclavage plus que ne le font les millions
de mètres cubes de pierres tombales »
auront été abattues, mais que
l’homme pourra se
réconcilier avec la nature comme
l'affirmait K. Marx en
1844. La volonté de domination, expression même du despotisme du capital n'a conduit qu'à la destruction de la nature
et à la manipulation de la nature humaine; comme le soutenait justement Adorno.
Tout,
à l'heure actuelle, est capital et, en
conséquence,
parler
de mercantilisme
apparaît comme une concession au passé.
On peut rétorquer que Bordiga le considère en tant que fondement du capital et non de façon autonome. C'est vrai mais dans ce cas
cette condamnation souffre d'opérer uniquement dans la négativité : définition du communisme comme société non mercantile. En revanche, lorsqu'il commente les notes de K. Marx
à
l'ouvrage de
J. Mill,
Bordiga dépasse cette négativité et se hausse àc
la vision de la totalité. Le communisme ne
connaît ni
échange ni don
(ajoutons-nous) car celui-ci n'est qu'un échange différé οu
tout
au plus
un
moment initial de celui-ci.
Bordiga dénonce à nouveau la production pour la production, le slogan selon lequel le socialisme se caractérise de
façon immédiate par l'accroissement des forces productives ; le mythe de la production, celui de la croissance indéfinie du PNB (qui a pour conséquence le pire esclavage des hommes); définissant en
antithèse le
communisme comme le mode de production dans lequel «le but de la société n'est pas
la production mais l'homme ».
Cela le conduisait inévitablement à reprendre sa thèse que pour consommation devient consommation pour l'homme et que, corrélativement se fait jour l'urgence de
régénérer l'espèce ;
de désintoxiquer les hommes.
La condamnation de la société du capital réclamait l'étude
des modes de production antérieurs; la mise en évidence, à la suite de Marx, de leur supériorité sur la nôtre, imposait une nouvelle approche du communisme primitif défini comme communisme naturel en quelque sorte mythe et poésie
sociale. Avec ces travaux, on abandonnait le cadre étroit où l'on s'était jusqu' alors mû à la suite d'Engels à
cause de son ouvrage sur L'origine de la famille, etc.
», cadre où les sociétés africaines ou asiatiques ne pouvaient prendre place
qu'aux prix de distorsions éhontées de la réalité. La faute ne peut pas être
imputée en totalité tιι
Engels qui avait tout de même précisé dans son livre : « Nous renoncerons faute de place à
entrer dans le détail des institutions gentilices qui, de nos jours encore, persistent sous une forme plus οu moins pure chez les peuples sauvages et barbares les plus différents,
οu
à chercher leurs traces dans
l'histoire ancienne des peuples civilisés d'Asie
». (Ed. Sociales.
p.
122.)
Simultanément en situant le dépouillement subi par l'homme
au cours du développement des sociétés de classe, Bordiga lut amené à
reconsidérer le
rapport de la science moderne à celle ancienne et aux
autres formes de la
connaissance humaine, l'art et la religion. L'intérêt qu'il portait aux
mythes fut encore renforcé. Ceux-ci ne furent pas envisagés dans une optique réductionnelle d'un
matérialisme historique stupide, mais en tant que puissantes expressions des
désirs des hommes de recomposer leur communauté et d'aller au-delà des limites que leur imposaient les sociétés de classe à leur surgissement; quant à ceux surgis au sein de sociétés non classistes ils témoignaient d'une haute conception du rapport de l'homme à la nature. On peut prendre comme exemple le mythe de l'immortalité.
Avec l'avènement des classes l'homme est réduit à un individu, à une parcelle isolée, et subit en totalité le poids de cet isolement-solitude; la
mort apparaît comme
réalisation parfaite de cette solitude séparation ; il faut la combattre par la certitude d'un au-delà où la communauté est recréée, mirage qui lui permet de maintenir sa
continuité. Pour
l'homme de
da société future, l'immortalité n'est plus située dans un
au-delà de
la mort, mais au sein de la vie de l'espèce dont l'individu n'est plus séparé puisque l'homme social est en même temps Gemeinwesen.
L'antidémocratisme
se
renforce au contact de l'analyse des œuvres de jeunesse, mais
malheureusement une étude exhaustive du phénomène démocratique ne fut pas accomplie et,
en conséquence, le communisme en tant que négation de la démocratie fut plutôt affirmé
que démontré. L'invariance est-elle aussi redéfinie comme la permanence de la
solution des énigmes opérée par K. Marx
en
1844 ; et l'affirmation selon laquelle le parti doit être l'anticipation
de la société
future est reprise avec force.
Mais ce
sur quoi nous voulons insister, c'est sur la question de l’anti-individualisme, anti-personnalisme qui prend une proportion immense formant pivot de toute la conception du communisme et support de l'attitude vis-à-vis des périodes antérieures.
Bordiga démontre que l'individu
personne d'exception n'a aucun pouvoir déterminant. Il faut appréhender l'histoire
de l'humanité non
comme de
produit de l’oeuvre
d'individus géniaux mais comme celle de
millions d'hommes ayant opéré obscurément durant des millénaires. Seuls, au fond, des êtres doués
de facultés peu communes
peuvent reconnaître en eux le devenir immense de ces millions de forces qui se cristallisent en eux à un moment donné, et peuvent ainsi se rendre compte du
peu qu'ils ajoutent en fait à l’œuvre
en acte depuis le surgissement de l'espèce.
Cet anti-individualisme,
est affirmation de l'homme espèce, d'une espèce en devenir
non d'une simple somme d'individus mais la «syngaméïon » dont il parle dans:
Facteurs de
race et de nations dans la théorie marxiste 1953. Il est élaboré à partir d'une perception de
l'importance décisive indéniable de l'action des masses au cours des
révolutions, de
l'immense joule des prolétaires. Par lui se
réaffirmait l'existence de ces millions d'êtres qui avaient opéré οu qui
opéraient
dans la direction de la révolution. Ι1
ne s'enflait pas de leur oeuvre mais témoignait de la leur, au moment où la contre-révolution effaçait, et tendait à le faire pour toujours,
tes traces de leurs luttes. En ce sens encore il était prophète.
Bordiga avait raison, de dénoncer la passivité, la neutralité, des diverses molécules humaines qui dans:
«
un milieu
historique non ionisé (...)
ne sont pas orientées en deux alignements antagonistes. Dans
ces périodes
mortes
et répugnantes,
la molécule
personne
peut
se disposer dans une orientation quelconque. Le «
champ
» historique est nul et tout le monde
s'en fiche. C'est dans
ces moments
que la froide et inerte molécule, non parcourue par un courant impérieux ni
fixée à un axe
indéfectible, se recouvre
d'une
espèce de
croûte qu'on appelle conscience, se met à jacasser en affirmant qu'elle ira où
elle voudra,
quand elle
voudra, et élève son incommensurable nullité et stupidité à la hauteur de moteur,
de sujet causal de l'histoire. » Mais qu'il y ait
ionisation, alors : « L'individu-molécule-homme
se retrouve
dans
son alignement
et vole
le long de sa ligne de force, en oubliant
finalement cette pathologique
idiotie
que des
siècles d'égarement
ont célébrée sous le
nom de libe-arbitre!
(Struture
économique et sociale de la Russie d'aujourd'
hui.
Editoriale
Contra.
t. 1 p.
234-325.)
Ceci
est la meilleure preuve que c'est le
capital qui réduit les hommes à l'état de molécules, qu'il
les rend inexpressifs, sans réaction, remplis de sa propre substance. Ι1
a pris
aux
hommes leur activité et leur donne en échange salaire et idéologie. Plus les hommes sont dépouillés plus le capital est fort. D'autre part,
celui-ci renie la théorie individualiste-libérale
et le tort de Bordiga est
de, ne
pas en tenir compte : le fascisme fut négation des individus avec exaltation de quelques chefs nécessaires, sorte
d'équivalents généraux spectaculaires pour les hommes esclaves du capital qu'ils doivent diriger. De ce
fait il est impossible de simplement théoriser une négation de l'individu
parce qu'elle est un possible de la
formation d'une idéologie totalitaire servant au maintien du despotisme du capital ; elle
sanctifie en quelque sorte la perte
d'énergie de tous les individus qui devraient se soulever contre le capital. La révolution communiste, il est vrai, poussera à bout
la négation de l'individu indiquée plus haut, de la personne comme étant soi-disant déterminante dans les processus historiques, mais ce ne sera pas pour mettre à la place l'homme collectif qui existe déjà
sous forme de
l'ouvrier collectif, autre modalité d'existence du capital, tout en étant base pour le communisme. Si on nie les hommes au travers des individus, qui fera la révolution, puisque
même dans le parti ces hommes-individus demeurent
des nullités? l'entité parti opérateur-alchimiste capable de transformer une somme de zéros en un architecte de la révolution!...
Le danger (...)
Bordiga c'est
qu'il maintient sa thèse de la négation de. l'individu jusque dans le communisme ; en niant finalement l'homme
en tant qu'unité le communisme apparaît dès lors uniquement comme le triomphe
de l'espèce.
«
Dans cette construction grandiose l'individualisme économique est
éliminé et apparaît l'homme social dont les limites sont les mêmes que celles de la société humaine, mieux de l'espèce
humaine ».
Bordiga interprète donc l'homme
social de K. Marx
comme étant l'espèce. Une preuve supplémentaire de cette identification réside dans le fait que plus loin, pour spécifier qu'il
s'occupe maintenant de l'élément unitaire humain, il parle de l'individu social. Ceci appelle deux remarques. L'individualisme est une théorie absolument condamnable et à détruire, mais, on l’a vu, le capital lui-même tend
à le faire. Ι1
est bien
évident qu'il ne peut être supprimé à la suite de la disparition de son support normal,
l'individu, qu'il
soit nullité réelle, le
prolétaire, οu
qu'il
soit
nullité enflée
par les nécessités du capital, le grand homme actuel qui, aux yeux des adeptes du capital lui-même, apparaît de plus en plus comme un bouffon insignifiant. D'autre part, l’anti-individualisme de Bordiga ne
s'accompagne pas de l'élimination d'expressions comme le génial Marx,
le
grand Marx, le grand Lénine, etc. On peut rétorquer que de
telles affirmations avaient pour but de
faire ressortir qu'à
l'heure actuelle il ne peut pas y avoir de
grands hommes, de grands chefs, etc.
Ceci est incontestable. Au début des années 20, Gorter disait avec juste raison que plus la classe
est puissante, moins elle a
besoin de chefs. Mais ceci n'implique en aucune façon qu'il faille théoriser, et louer presque,
l'insignifiance des
hommes qui doivent composer le vaste mouvement révolutionnaire qui abattra le capital. 11 faut tout le contraire, sans s'illusionner,
toutefois que seule la révolution leur donnera effectivement
l'énergie nécessaire pour détruire le monstre capital. Ajoutons que pour K. Marx ;
l'homme
social, c'est ce que devient l'individu
dans la société future, communiste. Précisons enfin que parler de société communiste est une concession à la compréhension immédiate ; on aura en fait la Gemeinwesen (communauté) être humain que l'on peut saisir encore de
façon immédiate en parlant d'espèce humaine, bien que ceci soit encore un concept trop zoologique, et l'homme social. Ce dernier n'existera pas en opposition à la Gemeinwesen puisqu'il sera en même temps celle-ci; i1 sera à la fois individuel et universel sinon l'on
n'aurait encore effectué aucun dépassement, comme cela ressort clairement des notes de
K. Marx à l'ouvrage de J. Mill:
«L'échange
de l'activité humaine dans la production comme celui des produits humains entre eux est égal à
l'activité et à la jouissance sociales.
L'être
humain étant la véritable Gemeinwesen des hommes, ceux-ci créent, produisent par leur activité leur être, la
Gemeinwesen humaine, l'être social qui n'est pas une puissance abstraitement générale vis-à-vis de l'individu particulier, mais l'être de
chaque individu, sa propre activité, sa propre vie, sa jouissance propre et sa propre richesse. Elle apparaît par
l'entremise du
besoin et de l’égoïsme des individus, c'est-à-dire qu'elle est directement produite par
l'activité de
leur existence. Ι1
ne dépend pas de l'homme que cette Gemeinwesen existe οu pas, mais aussi longtemps que l'homme ne se reconnaît pas en tant qu'homme et n'aura donc pas organisé le monde humainement, cette Gemeinwesen apparaîtra sous la forme de l’extranéisation (Entfremdung).
De même
dans les Manuscrits de 1844:
«
Ι1
faut surtout éviter de fixer à nouveau la «
Société »
comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est
l'être social.
La
manifestation de sa vie -
même
si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation communautaire de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux -
est
donc une manifestation et une affirmation de la vie
sociale.
La
vie individuelle et la vie de l'espèce de l'homme ne sont pas différentes,
bien que -
et ceci
nécessairement - le mode
d'existence de la vie individuelle soit un mode particulier οu
plus
général
de
la
vie
de l'espèce οu
que
la
vie
de l'espèce soit une vie individuelle plus particulière οu
plus
générale.
»
«L'homme,
tout
individu
particulier qu'il soit -
sa particularité en fait justement un individu et
une Gemeinwesen (communauté) individuelle
effective -
est donc tout autant la totalité, la totalité
idéelle, l'existence subjective de la
société pensée et ressentie pour soi, qu'une
totalité de manifestations humaines de la vie aussi bien dans l'effectivité (Wirklichkeit) que dans la contemplation et la jouissance effective de
l'existence sociale».
Ainsi l'homme social. (Gemeinschaftlicher Mensch) est à la fois individu et Gemeinwesen. Si
on traduit ce dernier terme par «
Être social »
il est
facile
ensuite de l'identifier à homme
social et par
1à d'escamoter une
des déterminités essentielles : celle
individuelle. La
position de Bordiga
est
grosse
de régénération du
despotisme de la
société,
donc du capital, devenu homme.
Enfin cette théorisation a des
conséquences
immédiates sur la conception du
parti
puisque celui-ci est anticipation de la société
communiste.
Elle
conduit Bordiga à
attribuer tout au parti, rien à ses membres qui, non seulement n'existent que par sa
médiation, mais sont des éléments interchangeables sans aucune substance si ce
n'est celle
que
leur alloue le
parti, le centre du celui-ci diront plus
tard
les épigones en reprenant certaines remarques de Bordiga.
Cela mène à un psittatisme d'autant
plus
idiot que
le
nombre de
militants-perroquets est plus grand. Telle
est évidemment la caricature à
laquelle a abouti
inévitablement cette
conception lorsqu'elle eut la chance
de
s'incarner.
On
ne peut pas lutter contre le
capital en se mettant sur son terrain
: celui de la destruction des hommes. Le parti ne
pouvait
donc être défini qu'en tant que
posant
une
nouvelle communauté où ses membres ne peuvent pas, cela νa
de soi, êtres des hommes
sociaux mais des êtres ayant
un besoin
profond de lutter pour
l'appropriation de l'être humain, réalisable seulement à la suite
de la révolution communiste,
qui effectue
les possibles de notre société.
Ceci est un exemple de
l'insuffisance d'une
herméneutique opérant avec la
présupposition que
les caractères de la société
communiste bien déterminés
et antinomiques à ceux du capital sont donnés dès le surgissement de la classe ; ce qui est vrai d'un point de vue général
mais non en
ce qui concerne les données particulières. Or c'est à partir du particulier que se produit le
devenir qui
apporte
variations. Ainsi dans la phase finale du capital, qu'on peut, dans une certaine mesure, appeler décadente, celui-ci singe la société à venir et réalise les revendications immédiates du prolétariat : généralisation de la condition du prolétaire, socialisation de la production, instauration de plans de
production, négation de l’individu, domination de la
nature, etc. Ι1
y a en quelque sorte, sous forme
mystifiée, réalisation de la domination du prolétariat et de
certaines mesures du socialisme
inférieur. Affirmer que cette mystification est simultanément destruction des hommes (le capital ne développerait plus que des forces destructrices)
n'est pas
suffisant puisque dès son origine le
capital détruit les deux sources de la richesse: la nature et l'homme. Il faut situer dans quelle mesure le capital a dépassé ses limites en devenant capital fictif
et comment cette fictivité retentit sur la classe révolutionnaire dans son devenir et dans son action,
c'est-à-dire qu'il faut préciser sa nature et
redéfinir son programme immédiat. Sans parvenir à délimiter cette fictivité. Bordiga aborda tout de même cette tâche ; voilà pourquoi son oeuvre
est-elle parsemée de points de départ de recherches nouvelles qui ne trouvèrent pas de développement parce qu'elles furent inhibées par l'inertie organisationnelle du parti communiste international, dont
l'existence manifestait l'ambiguïté
même de
la position et de l’oeuvre
dé Bordiga.
C'est
cette tentative qui
pour nous est essentielle ainsi que la description de toutes les révolutions qui secouèrent l'humanité et préparèrent celle qui doit venir au bout de cette
longue et douloureuse attente en grande partie
vécue.
Certains
auront
tendance
à classer
l'oeuvre de Bordiga parmi les manifestations du dogmatisme absolu, dans le
schématisme sectaire, à penser qu'il niait
en définitive le devenir, à proclamer qu'il avait méconnu la dialectique, etc.
parce qu'ils n'ont pas
οu
n'auront pas compris un point fondamental: s'il y a «invariance du marxisme» ce n'est pas parce que celui-ci, en tant que théorie du prolétariat, en tant que communisme, vérité née au XIXème siècle serait toujours valable du fait que la société serait demeurée identique à elle-même depuis 1848 (il ne s'agirait plus dès lors pour le faire triompher que d'avoir recours à une agitation adéquate grâce à une solide organisation) mais parce qu'il
est une anticipation. Le communisme apparaît
non seulement çomme solution de
l'antagonisme prolétariat-capital existant au XIXème
siècle mais aussi pour celui se présentant, avec des déterminations nouvelles, entre prolétariat et capital au XXème siècle, parce que la théorie contient la prévision de tout le cours du développement historique du capital et les modalités selon lequelles la
maturation des rapports sociaux devait faciliter le devenir au communisme. K. Marx
a
exprimé la solution générique et a exposé quelles étaient les phases que la société humaine avait à parcourir pour la réaliser. Il ne s'agit pas uniquement de l’oeuvre
de
K. Marx mais de celle de
la classe prolétarienne qui par sa lutte, son assaut au ciel, sa révolution radicale, anticipa en
l'extériorisant, la solution.
Pour Bordiga, la révolution comme l'art est intuition ; elle ne connaît donc pas de
compromis mais est poussée fulgurante qui doit tout bouleverser pour atteindre son but ; sans elle, pas d'anticipation. Dans les périodes de recul, contrerévolutionnaires,
la tâche est de se maintenir à la hauteur de cette anticipation. D'où la proposition révolutionnaire (parce qu'elle renverse la
vieille perspective) «le
marxisme est une théorie de la contre-révolution», car il s'agit de maintenir la ligne du futur quand tout le développement social en acte le nie de façon immédiate.
D'autre part, lorsque
l'action n'est plus 1à, seule une pensée réflexive intense peut retrouver ce que l'activité des masses avait su découvrir à la suite de leur élan généreux.
Corrélativement naît alors la possibilité que des penseurs se prennent, de ce fait, pour les inventeurs, pour les auteurs des découvertes arrachées par la
foule des
hommes en lutte contre la classe adverse, l'ordre
établi. Du
moment qu'elle détruit, la classe exploitée crée le champ où pourra se manifester la vision nouvelle, la compréhension du nouvel organisme social. L'anticipation implique destruction de tout ce qui inhibe. La théorie permet dans les périodes de réaction de maintenir la continuité révolutionnaire dans la mesure où elle maintient un potentiel négateur du champ d'inhibition historico-social.
Voilà
qui
explique
l'apparente
contradiction
du
comportement
de Bordiga affirmant la primauté de la théorie et exaltant
l'activité des
hommes incultes, frustres,
ignares, les
prolétaires, les
représentants de la non-culture, les seuls aptes à effectuer la révolution. I1 n'a pas,
malheureusement, tenu assez
compte qu'en absence prolongée d'un mouvement révolutionnaire,
la théorie elle-même pouvait être niée, directement comme indirectement, par pénétration de toutes sortes de concepts qui lui sont étrangers, οu
parce qu'elle
est
figée,
stéréotypée.
D'autre part, il faut noter que le communisme -
théorie -
anticipation, sinon elle peut apparaitre comme une affirmation magique. De plus, au sein de cette anticipation, il y a des moments irréversiblement réalisés, caducs. Bordiga en
avait délimité un : l'utilisation de la démocratie. Maintenant
le mouvement révolutionnaire en acte se
meut dans l'anticipation réalisée et
se réalisant. Ι1
faut
donc faire à nouveau oeuvre
théorique profonde pour délimiter, à partir de ce point, le devenir du mouvement réel et anticiper son futur.
La contre-révolution opère en détruisant les forces révolutionnaires représentées par des groupements d'hommes, des partis; ensuite elle réalise par le haut, lentement et en les
mystifiant, les revendications de ces derniers ;
lorsque sa tâche est finie, que donc la révolution inévitablement revient, elle ne peut ralentir le processus révolutionnaire qu'en immergeant
les
nouveaux révolutionnaires dans le discours retrouvé de l'époque antérieure. Ainsi ceux-ci au lieu de
s'attacher à comprendre la réalité, croient être plus révolutionnaires parce qu'ils réactivent les thèmes et les mots
d'ordre de
leurs
ancêtres d’iΙ y a 50 ans ; les révolutionnaires aux yeux d'antiquaires ne peuvent voir dans le mouvement social actuel que les luttes du passé. C'est te moment du fleurissement des
retours divers aux courants variés de la période du début des années 20, comme on peut le constater à l'heure actuelle. Il
est indubitable qu'on
aura de
même un retour intensif à Bordiga à cause de sa
des_c_r_i_p_tion du
communisme ; mais un simple retour manquerait son but car Bordiga ne
peut donner une vision globale, adéquate; il a vécu le moment du passage
du capital de sa domination formelle à celle réelle et a connu les mouvements révolutionnaires qui se sont déroulés au cours de cette transformation. Ceci lui fixa des limites : impossibilité de couper irrévocablement avec le passé (la 3ème
internationale et ses
séquelles), incapacité de délimiter correctement le devenir du nouveau mouvement révolutionnaire, non reconnaissance
des
premières manifestations de celui-ci lors des évènements de mai 1968. Ne pas tenir
compte de cela serait trahir la passion de Bordiga et
la nôtre qui doit obligatoirement atteindre son
but: le communisme.
Jacques
CAMATTE - Janvier
1972