LA
REVOLTE DES ETUDIANTS ITALIENS: UN AUTRE
MOMENT DE LA CRISE DE LA REPRESENTATION
« ... de même
que les rapports économiques furent la question du XIX° siècle, de même
les
rapports affectifs seront probablement la question ardente du XX°
siècle »
G.
Rossi, Un épisode d'amour à la colonie, Cecilia,
1893.
Mai-Juin
1968 fut une immense crise de la représentation. C'est par rapport à
cette
manifestation, que nous n'avons pas rappelée dans les pages précédentes
mais
sur laquelle nous avons maintes fois insisté dans Invariance,
qu'il nous
faut appréhender les événements d'Italie, en tenant compte de tout le
reste de
l'analyse déjà effectuée auparavant.
Cette
crise a d'abord opéré en tant qu'inadéquation de la représentation du
capital à
son être advenu1 . Il s'agit de la
crise monétaire qui
atteignit un point de culminance en 1967, mais qui opérait depuis 1959.
L'or ne
pouvait plus représenter le capital. La restructuration post-bellique
imposait
une autre modalité de représentation des divers quanta du capital. Dans
un pays
comme la France qui venait de connaître une transformation profonde par
la
pénétration du capital dans le tissu social depuis le début des années
'50, il
y avait inadéquation absolue entre les vieilles représentations et les
nouveaux
rapports s'instaurant. De Gaulle lui-même, qui avait dû prendre la tête
du
mouvement de modernisation restructuration, resta englué dans les vieux
schémas
et les thèmes éculés ; d'une manière ou d'une autre, il devait être
éliminé.
C'est
à
l'université – en bonne logique – que la crise s'est manifestée en
premier, se
présentant en tant que refus d'une formation qui ne vise qu'à produire
des
êtres du capital, des chiens de garde de celui-ci. Particulièrement
prégnante à
ce sujet fut la critique à la sociologie et à la psychologie, sciences
de
l'intégration. Ceci fut l'aspect éversif, le moins récupérable par le
capital.
En revanche, l'autre modalité du refus, celui de l'archaïsme de
l'enseignement,
particulièrement son autoritarisme, put être récupéré et être le point
de
départ d'une rationalisation.
Cette
crise de la représentation s'est répétée, avec une plus ou moins grande
ampleur, dans diverses institutions : Église, armée, police et dans un
groupe
social existant depuis des millénaires : les prostituées.
Parallèlement
à la crise de la représentation frappant le capital en tant que valeur
d'échange parvenue à l'autonomie, il y avait également celle du travail
qui est
nécessaire pour que les hommes aient justification d'un agir donné.
C'est justement
à cause de cette remise en cause du travail que toutes les institutions
ont été
ébranlées. Toutefois elle reste dans le cadre du système : en finir
avec le
travail en tant que sacrifice qui permettra une récompense, n'est pas
miner le
capital puisque à partir du moment où il y a un grand développement de
la
circulation en tant que phénomène global qui inclut la phase de
consommation,
qui à l'origine, pouvait être séparé, il y a intégration des divers
moments et
l'homme devient sujet consommant. Le loisir devient à son tour un
moment de
capitalisation, c'est-à-dire le moment de réalisation d'un capital
donné en un
capital accru. La revendication de l'abolition du travail est aussi un
élément
de l'utopie capital : réaliser une humanité anodonte et phocomœle,
sinon par
disparition effective des dents et des membres antérieurs, mais à la
suite de
leur non utilisation ; l'homme devenant dépendant du capital, son
usager
parasite.
On
a
donc eu dissolution des rôles, des statuts, de façon ambiguë, par
exemple dans
le cas des rapports entre hommes et femmes. On a la crise de l'homme
social.
Ceci
ne
pouvait pas laisser intact les révolutionnaires eux-mêmes : le
mouvement
féministe, celui des homosexuels sont l'expression de cette faillite
des rôles.
Mai 1968 a donc révélé la crise du sujet révolutionnaire (le
représentant de la
révolution), l'existence de l'impasse et de l'impossibilité de vivre
dans les
vieux rôles.
Cette
crise de la représentation débouche dans celle de l'identité ; car si
la
première se décompose et que les statuts sociaux ne sont plus
opératoires,
comment se retrouver, comment s'identifier ? C'est aussi celle des
besoins
puisqu'on ne peut s'identifier à quelqu'un, à un mouvement, etc., que
si on en
a besoin2.
Elle est aussi élimination d'un carcan,
d'où une grande floraison de créativité qui engendre la sensation de
touffus,
de confusion, etc. On a l'émergence d'un désir de vivre quelque chose
de non
stéréotypé, d'écouler une vie sur laquelle plus aucun pouvoir ne puisse
plus
placarder de stigmates infamants. Mais cette explosion de créativité
pose à
nouveau la question de comment se percevoir, se situer et donc comment
trouver
son identité.
Globalement,
on peut encore appréhender d'une autre façon Mai-Juin 1968 et ce qui
s'en suivit
en disant que ce fut le procès de dissolution de la culture3
définie comme l'instance où s'instaure l'échange des femmes, des biens,
des
mots. En ce qui concerne l'échange des femmes, le mouvement féministe
non
seulement le refuse théoriquement, mais l'abolit dans la mesure où
plusieurs de
ses composantes prônent l'homosexualité stricte. C'est au cours des
derniers
événements en Italie que s'opéra une vaste crise d'identité composante
de celle
de la représentation.
Superficiellement,
en Italie, le mouvement commence4 là où,
en
France, il finit : le rejet du parti communiste et du syndicat. En
effet la
virulente critique faite au PCI, le rejet de ce dernier et de celui de
la CGIL
(équivalent italien de la CGT) est un pas en avant par rapport à ce qui
se produisit
en France où jusqu'à la fin la grande majorité du mouvement s'est
illusionné
sur la CGT, le syndicat des travailleurs ! En effet, c'est
l'intervention de
Lama, secrétaire général de la CGIL, à l'université de Rome qui mit en
quelque
sorte le feu aux poudres. Il était venu pour lutter contre les
soi-disant
fascistes5
occupant l'université (car c'est ainsi
désormais que le PCI baptise tous ceux qui se manifestent à gauche : ce
qui est
dans la logique de son devenir : étant le parti de la révolution, il ne
peut en
aucune façon tolérer un mouvement qui soit plus révolutionnaire ; il
doit le
discréditer, le faire disparaître, d'où son attitude plus despotique
que ceux
de tous les autres partis). Cette intervention devait, dans l'optique
du PCI
(renouvelant ce qui fut fait à Reggio Calabria), permettre une vaste
récupération des différents éléments qui avaient été écœurés par la
faillite
des groupes extra-parlementaires qui avaient participé au carrousel
électoral,
c'est pourquoi l'échec de Lama retentit sur ces divers groupes qui
pourront
très difficilement remonter la pente. Enfin cela visait aussi à
détruire
l'union qui s'était opérée entre les étudiants en révolte et les divers
mouvements de l'autonomie ouvrière tel que celui de l'occupation des
maisons,
du refus de l'augmentation du prix des transports publics, etc.
Toutefois le
mouvement de rébellion dans son ensemble, n'a pas mis en cause le rôle
révolutionnaire du prolétariat. Mieux, il a essayé – et continue à le
faire –
de s'imposer en se présentant comme un élément de ce prolétariat.
« 1.
L'assemblée affirme le caractère prolétarien du mouvement de lutte qui
s'est
développé à l'université au cours de ces semaines. Les protagonistes de
ces
luttes sont les prolétaires au chômage, les sous-salariés, les
étudiants, les
travailleurs occasionnels6, les
femmes super-exploitées du travail occasionnel et marginal. »
« 3.
L'assemblée dénonce l'intervention
de Lama à l'université et en souligne le caractère corporatif ; la
tentative de
division du mouvement prolétarien ; le lien organique avec
l'intervention de la
police et les lois spéciales de Cossigna » (Motion de
l'assemblée
nationale du mouvement de lutte qui s'est développé dans les
universités, 26-27
février 1977).
Le
mouvement se proclame portion du mouvement prolétarien et tient en même
temps à
signifier ses origines, d'où la spécification des couches
sociologiques, ce qui
indique également la peur d'une immersion dans un tout qui escamote les
diversités ; s'affirme, par là, l'importance de l'identité.
Cette
proclamation d'adhérence au prolétariat a fait que la plupart des
révolutionnaires se sont élevés contre les affirmations d'un membre du
PCI au
sujet de l'existence de deux sociétés (en bref : celle des intégrés et
celle
des exclus). Au lieu de reconnaître la réalité et mettre en évidence à
quel
point le PCI tient le discours du capital (exaltation du capital et de
l'intégration), à quel point il est prêt à sacrifier des couches de la
population à la sécurité du système, au lieu de dénoncer son ignominie
en
affirmant : nous sommes exclus afin que vous puissiez vivre, jouissant
d'une
rente de vie sur nous prélevée, et de parvenir ainsi à la constatation
qu'une
telle rupture de l'ensemble social est un indice profond de révolution,
ils
l'escamotent et masquent un des fondements essentiels de leur
surgissement.
Comment peuvent-ils ensuite parvenir à conserver leur identité ?
En
outre, en se revendiquant partie intégrante du prolétariat les membres
de
rébellion universitaire renforcent le PCI ; car postuler une
homogénéité de
cette classe revient à revigorer la représentation en place, la plus
forte et
la justifier. C'est une variante de l'entrisme trotskyste. Le plus
grave c'est
qu'à nouveau l'illusion des années '20 s'impose : unir les deux
portions de
classe (celle travaillant et celle au chômage), bien qu'à l'époque un
certain
nombre de membres du KAPD et des Unions aient reconnu et dénoncé le
fait que ce
sont les prolétaires qui combattaient d'autres prolétaires considérés
souvent
comme formant un lumpenproletariat. Aussi, moins que jamais, n'est
posé, au
minimum, l'objectif marxien du siècle dernier : la négation du
prolétariat.
Ceci apparaît très nettement dans la théorisation effectuée au sein du
« domaine de l'autonomie ouvrière » (area dell'
autonomia operaia).
Ce vaste courant a des origines lointaines qu'on peut situer, en
particulier,
dans Classe operaia (1964), dans Potere
Operaio, etc., et dont
les théoriciens ont été Tronti, d'abord, puis et surtout, Negri. Ce
dernier par
exemple, tenta une analyse du prolétariat tel qu'il se manifeste à
l'heure
actuelle. On serait passé de « l'ouvrier-masse » des
années '60,
c'est-à-dire d'un ouvrier déqualifié sur qui ne jouait plus l'idéologie
productiviste à « l'ouvrier social » complètement
autonome, dissocié
en quelque sorte de n'importe quel procès productif et qui est très
souvent en
même temps déterritorialisé (puisque beaucoup d'ouvriers proviennent
des
paysans du Mezzogiorno). Cette transformation est liée au devenir du
capital
qui commande de plus en plus les différentes sphères de la société.
L'État est
dès lors conçu comme un organisme exerçant une fonction de producteur
de
plus-value et comme médiateur de tous les mécanismes opérant dans la
société.
De telle sorte qu'on passe à la réalisation d'une immense usine sociale
et
l'ouvrier y opérant devient ouvrier-social. Paradoxalement presque tout
le
monde le devient. On a ainsi le sauvetage de la théorie de la
plus-value, donc
celle du prolétariat.
Cette
autonomie s'est effectuée par rapport au cycle de production
capitaliste, elle
est un phénomène passif ; elle ne découle pas d'une activité des
prolétaires
qui rompraient avec la ligne du capital7.
Ce qu'on a c'est une désorganisation de la classe d'où, pour les
courants les
plus léninistes de ce domaine de l'autonomie, la nécessité d'une
avant-garde
qui la réorganise8.
Dans
la
proclamation de l'autonomie ouvrière d'autres mettent surtout en avant
l'indépendance par rapport aux divers partis et groupuscules, insistant
sur
l'action à la base des prolétaires : occupation des maisons et autres
actions
déjà citées. Aussi si les divers courants de l'autonomie ouvrière se
revendiquent partie intégrante du prolétariat ils n'en soulignent pas
moins,
par conviction ou par manœuvre, la spécificité de chacun d'entre eux :
il est
parlé de marginaux, de femmes, etc. L'affirmation de spécificité est en
grande
partie le résultat de l'action du mouvement féministe.
La
nécessité d'affirmer un identité pointe de façon toute autre dans
l'essai de
définir quel est de nos jours le sujet révolutionnaire, ce qui recoupe
tout le
discours sur ce qu'est actuellement le prolétariat ; car s'il n'y a pas
de
sujet révolutionnaire comment être soi-même révolutionnaire ?
Les
indiens métropolitains en dépit de leur opposition virulente au PCI et
à la
CGIL, en dépit de la dérision qu'ils affichent contre les institutions
et du
ridicule qu'ils sèment sur elles et sur leurs représentants
(particulièrement
les « professeurs rouges » du style de L. Colletti),
n'ont pas abandonné
l'espoir dans le prolétariat. Chez eux le problème de l'identité se
pose de
façon toute autre du fait qu'ils sont des étudiants et, simultanément,
le plus
souvent chômeurs, ou de jeunes ouvriers au chômage qui ont déjà
participé à des
actions illégales comme l'occupation de divers locaux, qui viennent
(surtout en
ce qui concerne les romains) des banlieues les plus déshéritées où ils
sont,
comme ils disent, enfermés dans des ghettos. De ce fait, ils
s'identifient aux
indiens parqués dans les réserves9.
Cette
référence à un prolétariat évanescent n'est plus qu'un souvenir
historique. En
réalité, la perte d'identité s'exprime dans la recherche d'un autre
référentiel, issu d'une autre culture. Se définir comme indien permet
également
de fonder une autre pratique, comme une autre morale. Ceci implique de
recréer
un mythe. Les indiens métropolitains en décrivant sur les murs de leur
université leur faire, leur mode d'être, en faisant appel à l'action de
tribus
imaginaires, de dieux et d'événements surnaturels, manifestent la
nécessité
d'abandonner ce monde mais aussi la non transparence des événements
qu'ils
vivent et la recherche d'un pôle d'être.
Ils
expriment d'une façon plus percutante que d'autres avant eux la fin de
la
culture, l'éclatement de l'homme social enserré dans les divers procès
d'échange, dans le social. L'économie est tournée en dérision,
l'échange
mercantile refusé. Mais cela demeure superficiel parce que le capital
lui-même
détruit l'économie en tant qu'ensemble d'échanges entre les hommes.
Comme je
l'ai montré ailleurs, nous avons maintenant un système d'attribution :
en
fonction d'une certaine activité pour le capital tout homme ou toute
femme se
voit attribuer un certain salaire qui lui donne droit à une
consommation
déterminée. L'échange de biens fondant la culture a depuis longtemps
disparu.
La
fin
de la culture et la crise de l'identité explosent alors dans
l'éclatement du
langage, dans la dissociation de la logique, dans la perte de
signification du
code en place qui est le discours du capital, ce qui est perceptible
déjà dans
le fait de se nommer et de se définir à partir d'éléments d'autres
civilisations. Cela atteint parfois une charge émotionnelle qui n'est
pas à
négliger quand les indiens métropolitains parlent de la tribu des
hommes (la
réconciliation voulue et enfin réalisée).
A
l'heure actuelle où, pour beaucoup, le langage est devenu la réalité
concrète –
ou, si l'on veut, la réalité opérante et sur laquelle il faut agir –
cachant
tout le devenir réel qui échappe ainsi à la perception des femmes et
des
hommes, ce qui est une autre façon d'exprimer que le capital est
représentation, la non acceptation du code est d'importance
primordiale. Elle
s'accompagne de l'efflorescence de langages particuliers, parcellaires
exprimant
l'atomisation des êtres, leur absence totale de communauté ainsi que la
recherche frénétique de la communication10 : rejeter le
langage ambiant vécu comme
étant une prison afin de se libérer de l'emprise sociale, non pour
demeurer
avec soi, inviolable mais pour mieux trouver les autres. Toutefois la
difficulté de se poser et de poser ce qui est adverse débouche dans
l'affirmation de soi dans le moment présent, dans le culte de la fête
qui est
recherche de contacts immédiats dans l'instant où l'on vit.
L'oubli
de ce qui fut, pour essayer de poser dans le moment immédiat l'identité
vivante, vivifiante qui ne saurait être altérée – exigence qui s'est
affirmée à
Bologne – découle de la perte d'identité et de la fin de la culture.
Oublier
l'histoire c'est oublier les accumulations d'ignominie, les rendez-vous
manqués, les espérances déçues, les illusions amères, mais c'est aussi
de façon
plus ou moins consciente la volonté d'escamoter les impasses du passé
afin de
ne pas s'affronter à celle du présent.
Autre
forme d'oubli : celui du futur. En effet, pour beaucoup, l'affirmation
infestée
d'immédiat historique : capitalisme égale communisme débouche dans la
constatation : il n'y a plus d'avenir ; seul le présent peut être
source d'un
moment de vie non asphyxié par un système quelconque. Le temps présent
doit
engendrer l'espace où doit surgir ce que le temps total devait donner.
Être
dans le moment présent aboutit soit à se fixer dans la dissolution du
tout,
soit à s'immerger, même à son corps défendant dans la communauté du
capital qui
lui aussi est glorification de ce présent, car il a toute le puissance
voulue
pour sommer les instants de la totalité à laquelle il est parvenu et
réaliser
son éternité. En outre, cette fuite du passé et du futur est
acceptation de la
fragmentation entre les générations qui, d'ailleurs, ne s'arrête pas là
et
affecte chaque génération particulière de telle sorte que les hommes et
les
femmes ne peuvent plus rien édifier d'humain qui soit assez stable (qui
a donc
une durée) pour être alternative du capital.
Cette
fuite est également la faillite de toute avant-garde artistique ou
politique.
Il ne peut y avoir d'avant-garde que si dans le présent actuel, le
futur à
venir a une signification, un intérêt. C'est une autre façon de dire
qu'il n'y
a plus de sujet révolutionnaire. Or, comme il n'y a plus d'économie, il
n'y a
plus d'objet, il ne peut donc plus y avoir d'histoire, représentation
temporelle de la culture.
La
perte d'identité est également perte de l'espace et devient errance
dans
l'errance. Ce qui s'est manifesté avec le voyage sans but des
surréalistes,
repris sous une autre forme avec la dérive chère aux situationnistes,
se
retrouve dans un autre contexte dans la recherche de traverses qui a
une saveur
heideggerienne (Holzweg, traduit par chemin qui ne mène nulle part, est
bien
une traverse). C'est la perte de référence mais aussi son refus. Le
chemin
lui-même doit être sa propre indication et engendrer son sens, sa
direction ;
surgit aussi l'idée de la traverse en tant que raccourci permettant
d'atteindre
plus rapidement le but. Ce n'est plus l'abandon à l'action de
l'existant jeté
dans le monde et qui dans cette action peut trouver la solution
(existentialisme), c'est l'abandon à la voie, au chemin non balisé, non
déterminé
où l'existant peut se perdre ou se sauver (traversalisme).
Simultanément se
manifeste aussi un rêve : trouver sur cette terre infestée d'hommes et
de
femmes un lieu où le divers pourrait apparaître ; c'est le rêve de
l'aventure
(moment d'irrationalité) désormais impossible ; ce rêve dit aussi la
nostalgie
d'un nomadisme et l'espoir de fuir ce monde.
Cette
fin de la culture, cette perte d'identité, la recherche de la
communauté
humaine sont les phénomènes profonds, affleurant plus particulièrement
dans le
mode d'être d'un nombre limité d'hommes et de femmes affectent
l'ensemble de
l'humanité occidentale. C'est là qu'on retrouve de façon percutante
l'impasse
que presque personne ne veut reconnaître, tout particulièrement les
éléments de
l'autonomie ouvrière, gonflés qu'ils sont par la confiance dans le
prolétariat
et dans la croyance qu'il faut s'attaquer au capital. Or, actuellement,
il ne
s'agit plus de l'affrontement en s'appuyant sur une classe donnée,
depuis
longtemps évanouie ; il s'agit de résoudre ce que le capital veut lui
aussi
résoudre afin d'assurer sa survie, en ne se mettant pas sur son terrain11.
Surpopulation, pollution, s'imposent au capital comme aux êtres humains
qui
rompent avec lui ; mais en plus, pour ces derniers, il y a la nécessité
de
mettre fin à la destruction des espèces animales et végétales, à la
désubstantialisation des êtres humains et de trouver une autre
« communication ».
Les
événements italiens viennent confirmer qu'il n'est pas possible que
l'humanité
puisse réaliser son destin, se sauver de l'emprise du capital, sans en
finir
totalement avec les diverses représentations fondées par celui-ci ainsi
qu'avec
leur combinatoire, qu'elle ne peut pas le faire non plus en produisant
une
autre représentation car cela impliquerait la persistance de la
dichotomie
vie-représentation ; c'est pourquoi avons-nous parlé de commencer une
autre
dynamique de vie.
Nous
voici parvenus à la conjonction de deux mouvements : celui de la vie
qui, à
travers l'espèce humaine, vient buter contre un phénomène qui la remet
en
cause, enraye son épanouissement et, par là, celui des êtres humains,
et celui
de la fragmentation de la représentation qui ne permet plus à ces
derniers de
se situer les uns par rapport aux autres et par rapport au monde.
Á
l'échelle
mondiale, nous vivons comme un jugement dernier où ce qui fut semble
ressusciter pour comparaître devant l'instance du temps présent, celui
de
l'action à entreprendre, du saut à accomplir : vaste confrontation avec
le
possible humain, avec ce que doit être notre devenir. De là notre
incessante
volonté depuis des années de préciser ce que signifie « l'être
humain est
la véritable Gemeinwesen de l'homme » (Marx). Ce qu'on ne peut
atteindre à
travers d'une réflexion, mais en empruntant une autre dynamique de vie
au sein
de laquelle la recherche des rapports affectifs épanouissant hommes et
femmes
sera prédominantes.
Jacques
CAMATTE
Avril
1977
1
L'étude du
mouvement post-Mai devait faire l'objet
d'une analyse assez détaillée qui aurait également abordé la fameuse
crise. Les
événements qui se sont déroulés ces derniers mois en Italie imposent,
pour une
préface concernant les textes au sujet du mouvement de Mai-Juin 1968,
un examen
qui ne peut se faire sans référence à ce qui s'est antérieurement
produit.
J'aborderai cela brièvement pour y revenir ultérieurement de façon plus
exhaustive.
2
Disons
que c'est ainsi qu'opère la représentation du phénomène ce qui ne veut
pas dire
que je sois partisan d'une théorie des besoins.
Le procès d'identification implique
un choix, une attribution de valeur à quelque chose ou à un être. La
chose ou
l'être devenu moment et lieu de l'identification jouent le rôle d'un
équivalent
général. On ne peut donc pas analyser l'identité et l'identification
sans
reprendre l'étude de la valeur et de l'abstraction ce qui sera abordé
dans
l'étude plus vaste de la représentation.
3
J'envisage
à dessein cette représentation – anhistorique et escamotrice de
médiations sans
nombre – du mode d'être des hommes et des femmes qui, aux dires de
certains,
serait celui-là même qui les poserait en dehors de l'animalité, à cause
de sa
forme actuelle (structuralisme) et parce qu'elle justifie un procès,
également
analysé par Marx, qu'on doit abandonner : l'échange.
4
Il
ne s'agit en aucune façon de faire une étude détaillée de mouvements
dont les
causes sont multiples. En outre, je laisse à dessein de côté les
questions
purement économiques qui sont certes importantes, pour n'envisager que
les
conséquences essentielles sur la représentation que les sujets
participants ont
eu et ont de ce qu'ils vécurent et les implications qu'elles recèlent.
5
La
confusion voulue dans la détermination de l'adversaire (l'insulte, la
diffamation) ne fait que renforcer la crise de l'identification.
7
J'ai
déjà critiqué cette autonomisation, en particulier dans la lettre du
5.1.1970, Invariance,
série III, n°1.
8
Il
y a quelques années j'ai théorisé la formation d'une classe universelle
à la
suite de la réalisation de la domination réelle du capital sur la
société, en
prévoyant que celle-ci ne pourrait s'unifier qu'à la suite de heurts
importants
surtout entre ceux qui sont dans le procès de production et ceux qui en
sont
exclus, avec la perspective que la crise tendrait de plus en plus à
réduire les
premiers à la situation des seconds ; dès lors le parti se formerait à
la suite
de ces luttes, comme produit de l'unification de cette classe
universelle et
ayant comme but et tâche immédiats la négation positive du prolétariat.
Mon intention n'est pas ici, de
mettre en évidence tout ce qu'a d'absurde cette position classiste
prolétarienne. Cependant étant donné l'insistance avec laquelle
celle-ci se
réaffirme sous d'autres dormes, nuances, en se nourrissant de diverses
justifications théoriques, quelques remarques s'imposent.
Fondamentalement
c'est une théorisation de la rationalisation du point de vue de l'homme
réifié,
que le capital peut très bien intégrer. En effet tout le discours sur
le
travail productif utile et sur le travail reproductif du capital
débouche dans
la revendication de l'abolition du travail noir, de la généralisation
du
travail aux chômeurs, aux étudiants, dans l'exigence de transports
gratuits et
la réduction de l'utilisation des voitures privées, etc. Réaliser cela
peut
être un voie d'issue pour le capital dans un pays où s'exerce une forte
pression démographique qui pose un difficile problème d'emploi des
hommes et
des femmes. Toutefois ceux qui proposent ces mesures ne se rendent pas
compte
qu'ils demandent au capital de détruire les expédients qu'une foule
d'hommes et
de femmes avaient trouvés pour résister à la force du capital (ils
détruisent
leur possibilité d'être encore des étudiantes, car comment faire sans
travail
noir et sans travail occasionnel ?), qu'ils réclament le renforcement
de son
contrôle sur la population en faisant entrer la totalité des individus
dans le
cycle du travail pour le capital. Évidemment ils croient que ce sont
des
mesures qui permettront de mobiliser pour la révolution le plus grand
nombre
possible de prolétaires. Mais du moment que c'est un possible du
système cela
ne peut conduire qu'à une intégration plus puissante et va à l'encontre
de leur
revendication d'une autonomie non plus passive mais active. La
distribution de
vivres « récupérées » aux prolétaires va dans le même
sens. Agir
ainsi revient à les considérés comme des assistés, des usagers à qui il
faut donner
(c'est mettre en pratique la charité chrétienne tant honnie) et à les
traiter
en êtres tellement domestiqués qu'ils ne sont plus aptes à se rebeller.
Alors
où est le prolétariat révolutionnaire ou qui doit le devenir ? Le
provocation-répression-radicalisation qui exalte la violence vaine et
la
réaffirmation du maître est absurde, comme l'est celui
expropriation-réappropriation-rébellion qui aboutit à l'assistance et
donc au maintien
de l'assuré, du valet.
A ce propos il est important de
signaler un précédent français. Avant et pendant la grève des PTT qui
dura 36
jours, la CFDT lança le mot d'ordre : arrêt du recrutement des
auxiliaires et
titularisation des auxiliaires en service. Un auxiliaire est un employé
qui n'a
pas de statut de fonctionnaire, qui n'a donc pas la garantie de
l'emploi.
Embauchés, au début, pour de courtes périodes saisonnières, les
auxiliaires
vinrent à former une catégorie représentant le quart du personnel en
service.
Cet auxiliariat était un débouché important (un élément de survie) pour
les
étudiants.
L'administration
a donné satisfaction aux gens de la CFDT puisqu'elle titularise une
certaine
partie des auxiliaires et arrête leur recrutement. Tout étudiant devra,
maintenant, pour obtenir un travail, passer divers concours et faire
des stages
qui se déroulent très souvent loin du lieu de résidence normale ; il
devra
embrasser la carrière de l'administration. Ainsi tout ce qui était
avantageux,
dans une perspective de vie marginale ou temporaire, a été perdu. Tel
est le
résultat – tarissement de l'infiltration d'une catégorie sociale plus
ou moins
marginalisée qui fut l'élément moteur de la grève de 1974 – de
l'orientation
programmatique que les gauchistes infiltrés dans la CFDT ont défendu
dans leur
optique d'unifier la classe afin de la renforcer
dans sa lutte,
escomptée, contre le capital (Cf. Le gauchisme et la grève
des PTT, Supplément
à Invariance, avril 1975. Le texte est de Lucien
Laugier –ajout décembre
2008).
On a
eu et on a un chantage vis-à-vis des prolétaires qui ont un travail
stable :
nous refusons d'utiliser nos petits expédients qui nous permettent de
survivre
mais qui peuvent nuire au niveau de vie de la classe, au nom d'une
unité du
prolétariat, mais surtout afin que vous, prolétaires, vous
reconnaissiez notre
caractère prolétarien et révolutionnaire et que vous vous mettiez en
mouvement,
que vous fassiez la révolution ; car, sans vous, nous ne pouvons rien
faire !
9
Ces
données expliquent que le mouvement étudiant a tout de suite relayé les
mouvements autonomes dont nous avons parlé : les
« prolétaires » sont
venus chez les étudiants, ce qui était très dangereux pour le PCI, d'où
sa
virulence et sa hargne.
10
D'où
les recherches de groupes comme celui de Radio-Alice qui publie
également je
journal A/Traverso.
11 En revanche Berlinguer s'y place délibérément. Il théorise la possibilité de la part du prolétariat d'utiliser l'austérité pour fonder un autre type de société. Or, c'est ce que lui et ses comparses reprochaient au Club de Rome lors de la publication des Limites du développement, 1972. Cette exaltation de l'austérité fut clairement prévue par G. Collu et G. Cesarano, lors de l'analyse qu'ils firent de cette publication (Cf. Apocalypse et révolution).