Les
différents groupuscules qui se sont manifestés depuis 1945 se sont
toujours
refusés à reconnaître la mort du vieux mouvement ouvrier. Le faire
aurait été
proclamer leur auto-négation. Cela ne les a pas empêché de l'évoquer,
de l'interpréter,
de la théoriser, sous la rubrique : crise du mouvement ouvrier, conçue
la
plupart du temps comme une crise de direction révolutionnaire. Il s'est
agi
très rarement de chercher les causes de cette mort au sein de la classe
elle-même. Car, il fallait avant tout refuser l'affirmation : le
prolétariat
est intégré, il a abandonné sa mission (comme l'avait déjà fait Trotsky
en 1939
dans son article « L'URSS en guerre »). Certains ont
interprété ce
phénomène en expliquant que le capitalisme avait changé en devenant
capitalisme
d'État, capitalisme bureaucratique, mais que le prolétariat, lui,
restait le
même, avait la même mission ; d'où le plagiat du Manifeste du parti
communiste
fait par Socialisme ou Barbarie. Il n'est pas question de s'élever
contre le
fait de produire un manifeste, ni même d'avoir copié celui de 1848 au
nom de la
sainteté des textes classiques, mais de mettre en évidence la limite
même de la
proposition. On doit noter, dans cette perspective, que
l'Internationale
situationniste publiée quelques années plus tard, opéra de la même
façon (en
revanche Potere operaio ou Lotta continua proposèrent un
néo-léninisme).
Il
y eut des
hommes1
qui comprirent l'importance de la
défaite prolétarienne de 1945 et qui en déduisirent l'inanité de la
mission du
prolétariat et par récurrence en arrivèrent à rejeter la théorie de
Marx. Ils
affirmèrent, ce qui fut ensuite théorisé de mille façon, le prolétariat
disparaissant dans les zones hautement industrialisées, ce sont les
marginaux
qui pourront accomplir l'antique projet prolétarien, ou bien ce seront
les
paysans en révolte dans les zones non asphyxiées par le capital qui
relanceront
la dynamique révolutionnaire.
Bordiga
reconnut aussi, amplement, la défaite du prolétariat et le
développement
orgiaque du capital après 1945. C'est pourquoi, écrivit-il :
« Nous avons
dit plusieurs fois que le Manifeste est une apologie de la bourgeoisie.
Et nous
avons ajouté, qu'aujourd'hui après la seconde guerre mondiale, et après
la
réabsorption de la révolution russe, il fallait en écrire une
seconde » (Le
marxisme des bègues, 1952). Le développement du capital à
l'échelle
mondiale, accroîtra, pensait-il, le prolétariat et la crise qui
découlera de
son boom extraordinaire relancera le prolétariat des vieilles
métropoles en
particulier celui d'Allemagne. Ce dernier pays étant considéré comme le
centre
de la future révolution.
Les
différentes récessions de même que les contre-coups des révolutions
anti-coloniales ne parvinrent en aucune façon à relancer l'agitation
révolutionnaire
en Europe occidentale et aux États-Unis. La passivité du prolétariat
semblait
même devenir un acquis au début des années 60. La théorie et la
pratique de
groupes tels le SDS allemand, les groupements similaires aux E.U., les
Zengakuren au Japon avaient comme objectif de réveiller la force
révolutionnaire du prolétariat en ayant recours à des actes
exemplaires. Ils
avaient perçu – surtout certains éléments du SDS – l'importance de
la défaite et
pensaient que le mouvement ouvrier avait été reporté 100 ans en
arrière. Ils
avaient intuition d'un nouveau commencement, d'un début d'une nouvelle
époque... C'est pourquoi s'évanouirent-ils au cours de la phase
insurrectionnelle qui culmina à Paris et à Mexico en 1968, ou bien ils
se
diluèrent ensuite. On a critiqué la dissolution de la SDS en 1970,
alors que
c'était la preuve conclusive de la validité de son action antérieure.
Avec
l'émersion de la nouvelle phase révolutionnaire, ils devaient
disparaître. Il
en est de même du mouvement maoïste en France qui, paradoxalement, en
dehors de
quelques petits groupes isolés – exprima le mieux le mouvement spontané
né de
la crise de mai. La vie catastrophique des organisations maoïstes est
la
meilleure preuve de ce que nous avançons. Ils plaquaient une idéologie
puisée
dans, piégée par la révolution culturelle chinoise, sur les secousses
révolutionnaires de mai et de l'après-mai, mais le contenu devait
chaque fois
se révéler plus fort que le contenant qu'il fit éclater. La volonté de
coller à
la masse qui se révolte les induisit de plus en plus à changer de
terrain (au
fur et à mesure que les luttes se déplaçaient de couches sociales à
d'autres)
et à s'enfler de diverses revendications vis-à-vis desquelles, au
départ, ils
étaient en opposition ou qu'ils ignoraient : lutter contre les
syndicats
reconnus comme organisations fondamentales du maintien du joug
capitaliste,
lutter pour la libération de la femme, pour la révolution sexuelle,
etc.
Autrement dit, leur phraséologie politique tomba, s'écailla, devant les
exigences
totales : ils durent reconnaître que la révolution n'est pas qu'un
simple
problème politique, mais que c'est celui d'un changement total du mode
de
produire, de vivre, que la prise du pouvoir n'est qu'un moment de la
révolution, que tout ramener à cela conduisait purement et simplement à
méconnaître toutes les dimensions de la révolte des hommes, de toutes
les
dimensions de la révolution.
Après
la
secousse de mai précédée par le vaste mouvement qui se développa dans
deux
aires aux moments historiques différents: la Chine et l'Occident et
qui fut
suivi par de grandes luttes en Italie, les premières grèves sauvages en
Allemagne, les grèves de Kiruna, les émeutes de Pologne de fin 1970, la
grande
révolte de Ceylan en 1971, le prolétariat est toujours encadré par les
groupuscules débris du vieux mouvement ouvrier (qu'ils regroupent des
centaines
de milliers d'éléments (comme le PCF) ou quelques centaines). Ils
organisent le
passé car celui-ci doit perdurer afin d'inhiber tout mouvement de lutte
réelle,
ce qui n'empêche pas certains d'entre eux, PCF ou PS en France par
exemple, de
moduler leur programme en fonction de la vague révolutionnaire qu'ils
sentent
eux aussi monter.
Dès
lors tous
ceux qui ont agi pour tirer le prolétariat de sa léthargie, qui ont
manifesté,
lutté ces dernières années ont-ils été le jouet d'illusions, ont-ils
fait un
simple baroud pour mieux enterrer ensuite la révolution ? Disons dès
maintenant
qu'ils ont, en fait, enterré un passé, qu'ils ont liquidé les illusions
d'un
monde disparu.
Le
prolétariat a effectivement subi une grave défaite en 45, mais on ne
peut pas
la surmonter en proposant une action qui était compatible avec les
tâches du
prolétariat durant une période donnée, mais qui n'a pas de rapports
avec la
situation actuelle. La défaite de 1945 a signifié l'impossibilité pour
le
prolétariat de se substituer au, de remplacer le capital dans l'aire
slave et
dans les autres aires qui se soulevèrent après 1945 d'ailleurs et
d'empêcher
que celui-ci ne réalise sa domination réelle à l'échelle sociale, en
Occident
d'abord, sur toute la planète ensuite (dans la mesure même où c'est la
forme
supérieure qui ordonne toutes les autres). Nous l'avons dit le capital
n'a pu
parvenir à cela qu'en réalisant la domination de l'être immédiat du
prolétariat, le travail productif.
Cette
constatation implique la rupture absolue avec tout ce qui fut la
pratique et la
théorie du mouvement ouvrier avant 45 ; et étant donné que de 1923 à
1945 on a
eu simplement répétition de ce qu'il y eut entre 1917 et 1923, nous
pouvons
modifier notre proposition en disant qu'il faut rompre avec la pratique
et la
théorie du mouvement ouvrier qui va jusqu'en 1923.
Cependant
une
telle proposition ne postule pas que nous devons construire un nouveau
mouvement en bricolant à partir des débris des divers courants du vieux
mouvement prolétarien. Il ne s'agit
en aucune façon de faire un nouveau manifeste, un nouveau programme
etc., ou de prôner un retour à Marx en copiant ses attitudes, comme étant plus
révolutionnaires. Les retours à quelque chose sont souvent des fuites devant
quelque chose, fuites des réalités contemporaines. En fait il s'agit de
penser
la caducité de certaines parties de l'œuvre de Marx ; caduques parce
que
réalisées.
Fondamentalement
l'œuvre de Marx désigne 3 grandes périodes de l'histoire de l'humanité,
avec
les discontinuités qu'elles impliquent: le passage du féodalisme au
mode de
production capitaliste, le développement de ce mode de production et le
devenir
au communisme. Cette œuvre concerne aussi d'autres moments de
l'histoire de
l'espèce humaine: les formes pré-capitalistes, mais ce que Marx a
décrit de
façon exhaustive c'est la période de soumission formelle au capital.
Dans le
Manifeste, La Guerre civile en France, Le Capital (les 4 livres), la
Critique
au programme de Gotha, on trouve le réformisme révolutionnaire de Marx
qui
tient compte des possibles de la société de son époque. Ceci ne l'a pas
empêché
de décrire le communisme pleinement réalisé (cf. les notes à l'ouvrage
de J.
Mill ainsi que certaines pages des Grundrisse) et
d'exposer les éléments
essentiels du passage à la domination réelle du capital, les
caractéristiques
fondamentales de cette période, mais il n'a pas pu faire œuvre
synthétique à ce
sujet (ce n'est pas par hasard si le Capital ne fut pas terminé). A
plus forte
raison il n'a pas décrit le devenir révolutionnaire au communisme,
lorsque le
mode de production capitaliste serait parvenu à sa domination réelle
(et ceci
de façon détaillé comme pour le passage sur la base de la domination
formelle).
À cela
beaucoup répondront que c'est faux, que Marx a donné toutes les
indications
nécessaires, que dans tous les cas même en domination réelle il y aura
des
classes et que de ce fait il y aura des partis, que donc la classe
révolutionnaire
en particulier devra se constituer en parti, etc.
Nous
ne nions
pas qu'il y ait des invariants mais :
1/
il faut
situer le domaine d'invariance; ce qui implique une délimitation
spatio-temporelle; ainsi l'invariant classe n'occupe pas un
domaine aussi
vaste que l'invariant population ou production (invariants
que Marx
appelaient verständige Abstraktion dans son
introduction de 1857).
2/
le
développement, le devenir, se fait à partir du particulier et non à
partir du
général ; il faut donc étudier les déterminations nouvelles.
Plus
en
profondeur il s'impose à nous – à cause de cette domination réelle bien
définie
– de repenser la théorie de Marx dans ce qu'elle a d'essentiel et de
retrouver
certains points fondamentaux qui ont été omis, oblitérés ou même
laissés pour
compte parce que non compris. Ceci ne postule pas une herméneutique
mais un
effort toujours renouvelé de parvenir à exprimer concrètement et
explicitement
ce que nous entendons par communisme en tant que théorie pour laquelle
l'œuvre
de Marx demeure l'élément pertinent.
Cette
théorie
explique la constitution de l'humanité en communautés communistes dont
l'ensemble forme le communisme primitif, la dissolution de celles-ci
sous
l'action de la valeur d'échange et de son autonomisation, possible
seulement à
un certain niveau de développement des forces productives ; ce
mouvement
détruit les communautés et engendre simultanément les individus, les
classes ;
cependant son triomphe n'était pas fatal ; il fut plusieurs fois enrayé
et les
vieilles communautés reprirent provisoirement le dessus. Dans l'aire
occidentale il triomphe cependant avec le mode de production antique,
mais il
est réabsorbé par le mode de production féodal et ce ne sera qu'en
marge de la
société féodale qu'il pourra reprendre vitalité et donner naissance au
mode de
production capitaliste qui ne put dominer le procès de production qu'à
partir
du moment où les hommes eurent été séparés de leurs moyens de
production. Ce
que Marx a appelé le premier concept du capital, c'est cette
séparation. Le
capital va alors réalisé ce que n'avait pas pu faire l'argent, se
constituer en
communauté matérielle en prenant toute la matérialité des hommes –
anthropomorphose du capital – tandis que les hommes furent réifiés,
capitalisés.
Ceci se parachève avec la formation du capital fictif aboutissant à une
communauté fictive où l'homme est totalement mû par les mécanismes du
capital,
être sensible-suprasensible. Alors l'homme est vidé de tout, sa
créativité a
été pompée, aspirée, il est même rejeté de l'antique procès de
production ; il
tend à devenir marginal, pollution du capital. Ce dernier s'est
autonomisé et
dépasse ses limites (espèce de surfusion du capital) ne peut pas en
fait se
passer des hommes (la pollution nécessaire). Ils sont la limite du
capital.
L'oppression toujours plus impitoyable directement ou indirectement par
suite
de la destruction de la nature conduira les prolétaires de la classe
universelle à se révolter contre le capital. Pour cela ils ne peuvent
plus prendre
des forces dans le passé, ou dans des bases humaines qui auraient été
conservées en cette société, car tout a été détruit. Ils doivent
réellement
créer le mouvement de leur libération. Ils ne peuvent pas emprunter aux
schémas
anciens ; le parti ne pourra être que le parti-gemeinwesen et celui-ci
ne
pourra pas fonctionner au moment de son surgissement en faisant appel
au
principe du centralisme ou de son contraire le fédéralisme, il est fort
probable que le soulèvement de la classe universelle créera d'emblée
les
organismes qui seront compatibles avec la possibilité communiste de
notre
société, c'est-à-dire qu'ils formeront des communautés se mouvant déjà
dans une
pratique totalement différente de cette dernière ; il n'est pas
possible de
prévoir le détail de ce phénomène mais on peut déjà le percevoir comme
seule
possibilité de lutte contre la communauté capital (tendance à
unification des
diverses activités séparées, formation d'une autre unité
industrie-agriculture,
d'autres rapports femme-homme et d'autre part le moment même de
l'explosion
révolutionnaire sera déterminant pour la production d'une forme plus ou
moins
élaborée).
Dans
les
zones autres que l'occident le mouvement de la valeur d'échange eut
encore plus
de difficultés pour triompher. Marx ne pensait pas que le mode de
production
capitaliste dût encore obligatoirement se développer en Russie ; il
pensait au
contraire que l'Obchtchina par suite de ses particularités pourrait
être le
support d'une greffe du communisme à la suite d'une révolution
victorieuse en
occident, dans tous les cas il ne pensait pas que le mode de production
capitaliste puisse facilement triompher dans l'aire slave, tant était
puissante
selon lui la vitalité de l'Obchtchina. Les réforme de Stolypine et le
développement du mode de production capitaliste dans l'industrie
induisirent
Lénine et les bolchéviks en erreur. Ils sous-estimèrent la vitalité et
la
capacité de résistance de l'Obchtchina qui avait peut-être été réduite
dans les
statistiques mais qui n'avait pas été éliminée en tant que comportement
d'une
population adaptée à un certain milieu. Ceci devait conduire à une
attitude
erronée vis-à-vis de la paysannerie en voulant forcer le développement
du mode
de production capitaliste (cf. la question de l'insurrection
ukrainienne et
Makhno et d'autre part la polémique aux multiples voix au sujet des
bolchéviks
qui auraient voulu forcer le devenir historique).
Le
despotisme
du tsar a été remplacé à l'heure actuelle par le despotisme du capital
ce qui
n'a pu se réaliser qu'au prix d'une répression effroyable contre les
ouvriers
et les paysans, répression toujours renouvelée comme si la tendance au
communisme était inexpugnable.
En
Asie le
mouvement de la valeur d'échange tendit plusieurs fois à s'autonomiser,
les
classes et les individus tendirent à se former, mais finalement ce
n'est que
par l'intervention extérieure de pays capitalistes que le capital peut
se
développer. Cependant il ne domine que formellement la société et nous
vivons
une période particulièrement cruciale de son passage à la domination
réelle,
grâce à l'aide de la communauté capitaliste mondiale représentée par le
capital
étasunien. L'Asie ne peut trouver un certain équilibre que si les
antiques
communautés basales et centrales sont remplacés par les communautés du
capital,
étant donné que pour l'heure – vue la faiblesse du mouvement
révolutionnaire
mondial – nous devons malheureusement exclure un devenir immédiat au
communisme.
En
définitive
toute l'histoire de l'humanité est celle de la perte de sa communauté
plus ou
moins étroite, plus ou moins immergée dans la nature (d'où la fameuse
naturidolatrie) sous l'action de la valeur d'échange, la lutte contre
celle-ci
qui sous la forme de l'argent (équivalent général, monnaie universelle)
puis du
capital se constitue en communauté oppressive et pose la nécessité pour
l'homme
de la détruire afin de fonder la véritable gemeinwesen humaine : l'être
humain
pôle universel et l'homme social pôle individuel, ainsi que leur
interpénétration harmonieuse.
Tel
est le communisme
– théorie du prolétariat dans son sens classique et dans le sens de
classe
universelle2
qui est déjà négation dans les termes de
la classe, et de son invariance.
À partir de
là nous pourrons toujours mieux situer tout ce qui est caduc dans
l'œuvre de
Marx et simultanément saisir tous les éléments qui permettent de
comprendre en
profondeur la domination réelle du capital à l'heure actuelle : le
renversement
de toutes les présuppositions et leur remplacement par celles du
capital ;
qu'enfin dans sa domination réelle achevée le capital engendre
délinquance et
démence.
Travailler
à
produire cette synthèse est important mais ce ne serait qu'activité
parcellaire
si on ne tentait pas en même temps de percevoir comment cette synthèse
est déjà
en acte dans les manifestations variées de divers éléments même si
parfois ils
le font encore dans l'enveloppe groupusculaire.
Mai
fut
l'émergence de la révolution. Depuis a commencé au sein de la classe
universelle encore classe du capital = ensemble des
« esclaves » du
capital, une lutte qui conduira au révolutionnement total de cette
classe, et à
sa constitution en parti communauté, premier temps de sa négation. Or
ce
mouvement contradictoire est fondamentalement un procès d'élimination
du passé
; cette classe ne peut se représenter à elle-même sans avoir éliminé
les
antiques déterminations et représentations. Ceci se produit évidemment
souvent
de façon bouffonne parce que le passé n'est rejeté qu'au cours d'une
résurrection parodique : de la gauche allemande ou de la gauche russe
par
exemple.
C'est
sur les
distinctions sociales immédiates créées par le capital que s'est
appuyée la
conscience que se sont donnée les mouvements révolutionnaires
étasuniens
(Black Panthers, Yippies), allemands et français en mai 1968.
L'opposition
entre classe ouvrière et classe moyenne, fondée essentiellement sur la
distinction entre le travail productif et le travail improductif, la
production
et la circulation, la production et la consommation, avait été prise
par Marx
comme fondement de sa vision de la révolution socialiste et de la
dictature du
prolétariat. La perspective posée aussi bien au développement du
capital qu'à
la dictature du prolétariat était la généralisation de la condition du
travailleur productif. Cette perspective est maintenant réalisée et le
potentiel révolutionnaire de 1848 s'est définitivement épuisé. La
production
pour le capital est devenu le fait de toute la population. Mais à
chaque
situation particulière dans le procès du capital correspond une vision
« de
classe » qui fait s'opposer blancs et noirs, ouvriers et
petits bourgeois
comme s'opposent entre elles les bandes du capital3.
En
France et
en Allemagne, le mouvement s'était considéré comme spécifique des
classes
moyennes, simple détonateur d'un mouvement ne pouvant être que celui
propre de
la classe ouvrière. Jamais il ne s'est considéré comme mouvement de la
classe
universelle. Il n'a pas reconnu l'identité des situations de chacun
dans le
capital et face à lui. Cependant ce mouvement de 1968 était le témoin
de la fin
des classes moyennes telles que Marx les avaient considérées et le
début de la
lutte humaine contre le capital.
La
classe
ouvrière, catégorie du capital, désertera de plus en plus les anciens
partis
sans pour autant se constituer en des organisations nouvelles, mais en
vivant
sa métamorphose qui la rendra apte à confluer avec les autres
composants de la
classe universelle.
Seuls
les
nostalgiques du passé peuvent crier que le mouvement de mai 68 a été un
échec,
ce sont ceux qui sont incapables de penser un procès révolutionnaire
qui
réclame plusieurs années pour s'effectuer. Depuis mai nous avons le
mouvement
de production des révolutionnaires. Ceux-ci commencent à comprendre les
exigences existentielles de la révolution : il faut que la
représentation du
capital qui parasite le cerveau de chacun soit anéantie. Ceci ne peut
pas se
produire grâce à l'intervention de groupements conscients infusant une
représentation nouvelle à nos cerveaux intoxiqués, ni se réaliser d'un
seul
coup au jour « j » désigné par la fatalité, mais
éclatera par suite
de la longue lutte qui investit d'ores et déjà tous les champs de la
vie telle
qu'elle nous est imposée par le capital. Lutte réelle, opérante, qui ne
s'attarde pas à ergoter dans un délire
marxistico-psychanalytico-structuraliste
pour savoir si elle est trop théorique et pas assez pratique ou
l'inverse, si
les conditions objectives sont toujours mûres et celles subjectives
non, si
l'organisation est nécessaire et quelle est sa structure la plus
adéquate et
son instance la plus pertinente... Ce délire est le rêve du capital :
une
révolution éternellement permanente parce que jamais engendrée,
toujours
retenue par quelque mystérieux «fil» : le manque
d'une certaine
condition objective, le non-dit d'une théorie certaine.
Il
est vain
d'attendre la révolution : elle est déjà en acte. Ne la perçoivent pas
ceux qui
attendent pour la reconnaître un signe particulier, une
« crise » qui
déclencherait un vaste mouvement insurrectionnel, qui produirait un
autre signe
essentiel : la formation du parti, etc. En fait la rupture d'équilibre
s'est
opérée avant 68 et mai en fut l'extériorisation, dès lors à tous les
niveaux du
procès total de vie du capital, il y a des « ratées »
qui n'ont pas
encore été transformées en crises dans le sens ancien, mais qui
permettent aux
prolétaires de commencer à détruire leur domestication. La perte
toujours plus
poussée de notre soumission réelle au capital, nous permettra
d'affronter la
vraie question de la révolution : non pas changer la vie, car toute vie
depuis
des millénaires est vie asservie, domestiquée, dévoyée par l'existence
des
classes, mais, créer la vie humaine.
Jacques
CAMATTE
Avril 1972
1
Exemple
: Prudhommeaux. Cf. Invariance, série II, n°1, 1971
2
La classe
universelle peut être organisée par le capital : c'est sa façon à lui
de nier
les classes, mais elle peut dès qu'elle a été ionisée se mouvoir vers
le pôle
communiste de la société.
3 Les hommes du PCF sont les plus acharnés à maintenir le prolétariat classique dans un ghetto au sein de la société ; ils le considèrent comme leur propriété privée ; ils en défendent donc avec acharnement les caractéristiques et les vertus ; ils l'ont réduit à un racket qu'ils préservent jalousement. Il n'y a qu'à constater comme ils aboient dès que d'autres rackets essaient d'empiéter sur leur terrain.