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les textes de
A. Bordiga sur
Voilà
pourquoi, jeter
A. Bordiga dans ce tourbillon activiste, nous y placer nous-mêmes,
avait de
quoi effrayer et provoquer répulsion. Pourtant il nous semble
nécessaire de
courir le risque d’être emporté par cette infamie mercantile car, d’une
part,
dans tous les cas, comme le faisait remarquer K.
Marx : « Peut-on,
au milieu des relations et du commerce bourgeois, échapper à la
boue ? Ce
n’est en réalité que dans cette ambiance qu’elle est naturellement à sa
place… » (K. Marx à F. Freiligrath, 29.02.1860). D’autre part,
à la suite
du mouvement de mai 1968, le mythe du communisme russe commence à être
profondément délavé et déprave de moins en moins l’esprit de ceux qui
cherchent, luttent. De ce fait, les textes de A. Bordiga pourront être
utiles
pour passer du mythe à la réalité et faciliter la compréhension de la
révolution communiste à venir.
La
révolution russe
est depuis déjà longtemps un fait du passé. Il est pourtant intéressant
d’en
étudier encore la résonance historique et les questions qu’elle n’a pas
pu
résoudre. A. Bordiga qui suivit de près toutes les péripéties de cette
révolution et son prolongement multiforme dans le monde est mort en
1970, mais
son affrontement avec le phénomène russe conserve un caractère
instructif et passionnant.
Il
faut d’abord
envisager l’être humain qui produisit l’œuvre présentée ici parce qu’il
s’agit
de préciser de quel point de vue historique global la révolution russe
est
envisagée. A. Bordiga est surtout connu au travers des jugements de
Lénine qui
lui reprocha son abstentionnisme et le taxa d’anarchisme. Aussi, pour
beaucoup,
A.Bordiga serait seulement le gauchiste qui aurait disparu de la scène
révolutionnaire vers 1928. Superficiellement, c’est vrai. Convaincu que
c’est
la contre-révolution qui produit les grands hommes, c’est-à-dire les
bouffons
qu’il nommait « Battilocchi », il se retira et
plongea dans un
anonymat[1]
justifié, ce qui ne veut pas dire qu’il abandonna le mouvement
communiste. De
1944 à 1970, il a participé à l’activité du parti communiste
internationaliste,
devenu à partir de 1964 parti communiste international, et ses travaux
parurent
dans les journaux Battaglia comunista et Il
programma comunista
ainsi que dans les revues Prometeo et Sul
filo del tempo.
La
résumé sa position
sur la révolution russe à la fin de la première partie de « Russie et révolution
dans la théorie marxiste » qui dévoile
simultanément son comportement théorique fondamental[2],
sa résistance absolue au doute. Il aurait pu produire cette définition
du révolutionnaire :
celui qui n’est pas perméable au doute, non au doute heuristique qui
n’est en
définitive qu’une espèce de ruse de la raison selon Hegel, une mise
entre
parenthèses de la certitude, mais le doute qui est pénétration de la
puissance
adverse, envahissement de l’idéologie ambiante, imprégnation de la mort
puisque
abandon de tout enthousiasme, de toute perspective
révolutionnaire ; ce
qui se concrétise dans l’alliance avec les courants en place et
l’acceptation
des formules régnantes.
A.
Bordiga a beaucoup
écrit au sujet de la révolution russe ; son activité a été en
grande
partie conditionnée par la nécessité de la défendre, et d’autre part,
il
déclara en 1951:
« L’analyse
de
la contre-révolution en Russie et sa réduction en formules n’est pas un
problème
central pour la stratégie du mouvement prolétarien au cours de sa
reprise que
nous attendons, puisqu’il ne s’agit pas de la première
contre-révolution et que
le marxisme en a connu et étudié toute une série ». (Réunion de Naples)
Toute
son activité
tendait à aller au-delà de la révolution russe, à poser la révolution
future,
pourtant l’on peut dire qu’en définitive il ne parvint pas à rompre le
cordon
ombilical, le lien à cette révolution.
En
1917, il prit
immédiatement position en faveur des bolcheviks sans connaître parfois
la
totalité des événements, et dans certains cas, il prévit les mesures
qu’ils
allaient prendre. La révolution ne le surprenait pas ; elle ne
provoquait
pas, pour lui, une
remise en question du
marxisme, mais était une
confirmation
lumineuse. Ce qui le préoccupa fondamentalement, ce fut la préparation
du
parti, en Italie comme dans le reste de l’Occident, afin d’accomplir la
même
tâche que les bolcheviks : la prise du pouvoir. C’est dans
cette optique
qu’il conduisit la polémique au sujet de la création des soviets. Pour
lui, ces
derniers naissent au moment même de la révolution, mais en Italie,
surtout en
1917, il fallait la faciliter, la diriger et, pour cela, l’organe de
classe
essentiel c’est le parti. De plus, il constatait que les soviets
étaient le
plus souvent conçus à travers l’optique anarcho-syndicaliste :
le
prolétariat crée des organes qui se substituent - le mode de production
capitaliste (MPC) étant encore en place - aux organisations du capital
(cf. ses
articles de 1919-1920 dans Il Soviet).
Dés
1919, A. Bordiga
considérait qu’on avait perdu une grande chance révolutionnaire, la
phase
révolutionnaire était passée. Il fallait donc renforcer le parti et se
préparer
à résister à une offensive prévisible de la droite visant à détruire
les forces
socialistes. Ses interventions à l’Internationale communiste (IC) sont
en
faveur d’un renforcement du parti, réclament qu’on adopte des mesures
afin que
l’ensemble des partis de l’Internationale aient des positions purement
marxistes ;
de là son rôle dans l’adoption des
21
conditions, dont deux furent écrites sous son inspiration car, pour
affronter
la lutte à l’échelle mondiale, il fallait être sur des positions de
classe
propres, nettes, sans équivoque.
Plus
tard, quand la
phase de recul se fut réellement installée et que l’IC essaya de
relancer une
activité révolutionnaire en allant aux masses (front unique) puis en
bolchévisant les P.C. nationaux, A. Bordiga s’éleva contre toutes ces
formations, les considérant comme des mesures de camouflage de repli,
puis en
tant que manifestation patente d’une nouvelle vague d’opportunisme.
Cependant,
il ne remit pas encore en cause le caractère prolétarien de la
révolution
russe, son caractère socialiste ; il considérait qu’il y avait
des
particularités mais il ne parla pas comme le KAPD (Parti Communiste
Ouvrier
d’Allemagne), qui le fit dés 1922, de « révolution bourgeoise
faite par
les communistes » (Le principe de l’antagonisme entre le
gouvernement des
soviets et le prolétariat), ni de la dualité de cette
révolution :
«
De
même lorsqu’il
répond à K.Korsch qui lui avait envoyé sa Plate-forme de la
gauche[3] :
« On
ne peut pas
dire : « la révolution russe est une
révolution
bourgeoise ». La révolution de
Autrement
dit, dans
toute cette période, il ne se prononce pas sur la question de la nature
sociale
de l’URSS. Car pour lui ce qui était essentiel –peu de ses critiques le
comprirent--,
c’était la nature de l’État
russe et quelle
était la classe au pouvoir. Ceci s’exprime par le programme, par
l’action conduite
par le parti qui dirige l’État.
Pour Bordiga, le
parti russe n’aurait pas dû diriger seul l’État,
cela aurait dû être l’Internationale. Voilà pourquoi le débat de 1926
qui
aboutit au triomphe de la théorie du socialisme en un seul pays est-il
crucial
pour lui car il indique une transformation capitale de l’État
qui ne peut plus être défini prolétarien parce qu’il
n’est plus au service de la révolution mondiale. Mais :
« On
ne peut pas
dire tout bonnement que
C’est
pourquoi ce
sera seulement lors du passage de l’Union soviétique aux côtés des
démocraties
occidentales que A. Bordiga affirmera que désormais la
contre-révolution avait
réellement triomphé et que le capitalisme devait s’édifier en URSS.
Si
le capitalisme
tend à triompher, comment dés lors caractériser l’URSS et, d’autre
part, à
partir de quoi ce capitalisme s’est-il développé ? Y a-t-il eu recul,
c’est-à-dire qu’il y aurait
eu du socialisme et qu’à partir de là le MPC aurait été réinstauré en
Russie ? Dans ce débat qui se développe avec beaucoup
d’ampleur après
1945, A. Bordiga maintient sa thèse politique, cependant il parle
encore de
caractères socialistes de l’économie dans «
« En
effet, la
classe qui exploite le prolétariat russe - et qui peut-être dans un
avenir peu
éloigné pourra apparaître au grand jour à l’intérieur du pays lui-même
- est
constituée aujourd’hui par deux formes historiques évidentes :
le
capitalisme international et cette même oligarchie qui domine à
l’intérieur et
sur laquelle s’appuient des paysans, des marchands, des spéculateurs
enrichis
et des intellectuels prompts à s’attirer les faveurs du plus
fort ».
Tout
cet article met
bien en évidence la perspective internationale de A. Bordiga et
l’importance
qu’il donne au facteur politique, c’est-à-dire à la capacité que peut
avoir un État
prolétarien d’appliquer des mesures allant dans le sens
du développement des bases du socialisme. Pour en revenir à la classe
dominante, il la caractérisait, en d’autres articles, comme un ensemble
d’entrepreneurs cachés, ce qui ne l’empêche pas aussi de parler de
bureaucratie, mais il n’en faisait pas une couche déterminante ni une
classe
dominante comme le fit Chaulieu. Toutefois on constate avec quelles
difficultés
il essayait de cerner l’existence de cette classe. Or, il lui fallait
toujours
plus intervenir dans le débat sur la nature sociale de
Pour
répondre, A. Bordiga
commença à rédiger « Propriété et
capital » où des éléments d’explication vraiment
fondamentaux et
apportant une contribution à la clarification du devenir de la société
russe et
occidentale côtoient de simples redites léninistes. Dans le chapitre
« Tendance moderne
de l’entreprise sans propriété, adjudications et concessions »,
il affronte une question qu’il reprendra plus tard dans « Structure économique sociale de
« L’État
moderne n’a jamais eu en réalité une activité économique
directe, mais elle a toujours été déléguée par l’intermédiaire
d’adjudications
et de concessions à des groupes capitalistes ». (« Prometeo », n°1, série II, p. 22)
On
voit donc
s’affirmer une critique positive à la théorie du capitalisme d’État
et de la bureaucratie-classe. Ceci est précisé dans le
chapitre : « Interventionnisme
et dirigisme économique en tant que
maniement de l’État
de la part
du capital »
« Il
ne s’agit
pas de subordination partielle du capital à l’État,
mais d’une subordination ultérieure de l’État au capital ». (Ibid., p. 24)
Enfin,
il analyse
« Les phases de la transformation en Russie après
1917 » où il
affronte la question de la classe dominante en Russie :
« La
difficulté
de trouver le groupe physique d’hommes qui constituent cette bourgeoisie qui ne s’est
pas formée
spontanément et qui dans la mesure où elle s’est formée sous le
tsarisme fut
détruite après octobre 1917, présente une grande difficulté du fait
seulement
du mode de pensée démocratique et petit-bourgeois dont les prétendus
maîtres de
la classe ouvrière ont infesté celle-ci durant des
décennies ». (Prometeo, n°4
série II, p. 123)
Il
s’agissait donc de
savoir qui représente les intérêts économiques capitalistes. Il est
clair que
A. Bordiga devait entrer en contradiction avec un tel mode de pensée
bourgeois
dans sa forme archaïque, c’est-à-dire démocratique : toute
chose qui
existe, qui se manifeste, doit être représentée, il doit y avoir un
intermédiaire entre la chose qui existe et ceux qui
l’envisagent ;
l’intermédiaire est une délégation d’existence vis-à-vis de ceux qui
doivent
constater, étudier, cet existant. Pour A. Bordiga, homme
fondamentalement
antidémocratique, l’intermédiaire n’avait aucune importance ;
en revanche,
pour la presque totalité de ceux qui se préoccupèrent de
« Au
fur et à
mesure que les entreprises bourgeoises, de personnelles deviennent
collectives,
anonymes et enfin « publiques », la bourgeoisie qui
n’a jamais été
une caste, mais a surgi en
défendant
le droit de l’égalité virtuelle, totale, devient « un réseau
de sphères
d’intérêts qui se
constituent dans le
rayon de chaque entreprise ». Les personnages d’un tel réseau
sont
extrêmement variés : ce ne sont plus des propriétaires ou des
banquiers ou
des actionnaires, mais toujours plus des affairistes, experts
économiques, des
business-men. Une des caractéristique du développement de l’économie,
c’est que
la classe privilégiée a un matériel humain toujours plus changeant et
fluctuant
(le roi du pétrole qui était huissier et ainsi de suite).
Comme dans
toutes les époques, un tel réseau
d’intérêts et de personnes, qui sont plus ou moins visibles, a des
rapports avec
la bureaucratie d’État,
mais ce n’est
pas la bureaucratie, il a des rapports « avec les cercles des
hommes
politiques » mais ce n’est pas la catégorie politique.
Par-dessus tout,
au temps du capitalisme, un
tel réseau est « international » et aujourd’hui il
n’y a plus de
classes bourgeoises nationales, mais une bourgeoisie mondiale. Il y a
des États
nationaux
de
la classe capitaliste mondiale.
L’État
russe est aujourd’hui un de ceux-ci, mais avec une certaine origine
historique
qui lui est propre. C’est le seul en fait qui soit issu de deux
révolutions
soudées par la victoire politique et insurrectionnelle ; c’est
le seul qui
se soit replié de la seconde tâche révolutionnaire à la première, mais
il n’a
pas encore épuisé cette dernière : faire de toute
En
ce qui concerne le
rôle de l’URSS à l’échelle mondiale, Bordiga affirmait que le centre de
la
contre-révolution se trouvait aux E.U. et non en URSS ; les
E.U. qui
peuvent intervenir par eux-mêmes mais aussi au travers de l’ONU et,
dans sa
polémique avec O. Damen[4],
il lançait cette boutade, pour mieux se faire comprendre :
« « …ôtons
Baffone (c’est-à-dire Staline) de Moscou et, pour ne pas se payer la
tête de
quiconque, mettons-y Alfa (c’est-à-dire Bordiga) à la place. Truman qui
déjà
réfléchit à ces questions, arrivera cinq minutes après ».(Lettre à Damen, juillet 1951)
A.
Bordiga voit le
triomphe fondamental de la contre-révolution dans le fait que les
staliniens
ont, lors de la guerre de 39-45, aidé les E.U.
L’URSS a été achetée par les dollars étasuniens ;
lors de la guerre
de Corée, il affirmera que la même chose adviendra pour la Chine.
Tout
ceci fut exposé
sous forme de thèses lors de la réunion de Naples (1951) du parti
communiste
internationaliste : « Leçons
des contre-révolutions. Révolutions doubles. Nature capitaliste révolutionnaire de l’économie russe ».
Pour
certains, ces thèses contiennent quelque chose de scandaleux :
comment utiliser
encore l’adjectif révolutionnaire pour l’URSS de 1951. Or, pour A.
Bordiga qui
le réaffirme dans « Russie et
Révolution dans la théorie marxiste », il y eut
d’autres révolutions
et il y en a d’autres (au moment où écrit A. Bordiga) que celle que
nous devons
réaliser, la révolution communiste. Etant donné la non manifestation de
celle-ci et surtout l’absence de tout signe précurseur important
attestant
qu’elle approche, il est évident (pour A. Bordiga) que la
généralisation du MPC
à l’URSS et à l’Asie est un phénomène révolutionnaire comme Marx
l’avait
affirmé en 1848 pour le développement du capital en Europe.
Cependant,
si l’on
considère, maintenant, que la révolution russe n’a pu donner naissance
en
définitive qu’au MPC, les caractères de la société du moment doivent
encore
être précisés, ainsi que ceux de la classe dominante. Si les questions
revenaient inlassablement, c’est parce qu’au fon l’analyse n’était pas
remontée
jusqu’au point essentiel du devenir du capital et elle n’avait pas
abordé ses tendances
les plus récentes ; voilà pourquoi A Bordiga devra faire
retour à K. Marx
afin de préciser le phénomène russe.
« Une
vision qui
est en dehors du matérialisme est celle qui se laisse égarer quand elle
ne voit
pas en première ligne la « personne » des
capitalistes individuels.
Le capital est une force impersonnelle déjà chez le premier K. Marx. Le
déterminisme sans hommes, cela n’a pas de sens, c’est vrai, mais les
hommes
constituent l’instrument et non le moteur » (« Boussoles prises de folie », in Battaglia Comunista n°20, 1951)
En
effet, le débat
tournait et tourne encore autour d’une définition du capital. Dans
« Homicide des morts »
(Battaglia
comunista n°23, 1951), il rappelle que pour K Marx le MPC se
caractérise
par la production de plus-value, par la faim de sur-travail
(« Le capital
affamé de sur-travail », Le Capital,
Ed. soc. t.1, p. 231) et à partir de là il affronte la
« nouveauté du
capitalisme d’État ».
« Une
fois le
capital constant posé égal à zéro, le développement gigantesque du
profit
capitaliste reste en place. Dire ceci revient au même que de
dire : le
profit d’entreprise demeure si l’inconvénient de conserver le capital
constant
est enlevé au capitaliste.
Cette
hypothèse n’est
que la réalité actuelle du capitalisme d’Etat. Transférer le capital à
l’Etat
signifie poser le capital constant égal à zéro. Rien ne change dans le
rapport
entre entrepreneurs et ouvriers puisque celui-ci dépend seulement des
grandeurs
capital variable et plus-value.
L’analyse
du
capitalisme d’Etat est-elle une chose nouvelle ?
Sans
prosopopée, nous sommes en mesure de vous la servir telle que nous la
connaissons depuis 1867 et même avant. Elle est très brève, C = 0.
Nous
n’abandonnerons pas K. Marx sans donner, après la froide formule, un
passage ardent :
« Le
capital est travail mort, lequel semblable au vampire ne s’anime qu’en
suçant
le travail vivant et sa vie est d’autant plus joyeuse qu’il lui est
donné d’en
sucer plus » ».
Sur
cette base, A. Bordiga développe un thème qu’il reprendra souvent
concernant le
rapport entre capitalisme d’Etat, affairisme et exploitation
spéculative des
catastrophes naturelles (définissant l’économie italienne comme
spécialiste de
l’économie de la calamité), montrant à quel point, à son plein
épanouissement,
le capital est gangstérisme généralisé, délinquance universelle et,
ajouterons-nous, démence.
« Pour
exploiter le travail vivant, le capital doit anéantir le travail mort.
Aimant
sucer le sang jeune et chaud, il suce les cadavres ».
Car
ce n’est qu’en
détruisant le capital constant (et particulièrement sa partie fixe)
qu’il est
possible de libérer de nouveaux procès de production où le capital
pourra à
nouveau assouvir sa faim de sur-travail.
D’autre
part, dans
« Le diable
au corps », il répondit à la
question :
quelle est la classe dominante ? en s’appuyant encore sur une
analyse
faite par K. Marx dans le premier livre du Capital.
« La
personne du capitaliste ne nous sert plus ; le capital vit
sans lui, avec
la même fonction, centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une
classe
sans individus qui la composent ? L’Etat au service non d’un
groupe social
mais d’une force impalpable, œuvre de l’esprit et du diable ?
Renvoyons
l’ironie à notre vieux Karl. Nous vous offrons la citation
promise : « Le
capitaliste, en transformant l’argent en marchandises
qui servent d’éléments matériels d’un nouveau
produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant,
transforme la
valeur –du travail passé, mort, objectivé—en capital valeur se
valorisant
elle-même, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le
diable au
corps » ». (t.1, p. 95)
En
1952, en réponse aux « Problèmes
économiques du socialisme en URSS » de J. Staline,
A. Bordiga écrivit
« Dialogue avec Staline »
où il réaffirme ce qu’il avait dit
dans des articles antérieurs (cf. « Dans
le tourbillon de l’anarchie mercantile ») :
la révolution russe
est terminée, et réfutait la thèse stalinienne selon laquelle la loi de
la
valeur persisterait dans le socialisme, réfutation qui fut reprise
plusieurs
fois par la suite et qui, chaque fois, obligea A. Bordiga à revenir aux
travaux
de K Marx, à reprendre l’étude intégrale de la critique de l’économie
politique.
Affirmer
que la révolution russe était terminée laissait tout de même pendante
la question :
comment se fait-il que le prolétariat ait pu faire une révolution
bourgeoise (A.
Bordiga taxa Lénine de grand bourgeois, Staline de révolutionnaire
romantique) ? Octobre 1917 n’aurait-il rien eu de
prolétarien ? se
demandaient certains et à nouveau le leitmotiv : comment
caractériser la
classe dominante ? C’est alors que A. Bordiga rédigea une
série d’articles
où il étudia les origines lointaines de la révolution russe. Il insista
sur la
conclusion déjà produite par le KAPD en 1922: la révolution russe a été
une
double révolution bourgeoise et prolétarienne, la seconde a été
réabsorbée
(ceci était déjà en partie affirmé dés 1946), la première s’est
largement
épanouie ; la révolution bourgeoise a donc été réalisée par le
prolétariat :
« Avec
ce stade d’attente, passé avec les guerres perdues sur les frontières
et
l’humiliation nationale d’avoir vu musulmans et jaunes plus avancés
dans le
maniement de la technique capitaliste de guerre, se trouvaient
réalisées toutes
les prédispositions à la tâche «romantique» du prolétariat,
c’est-à-dire
résoudre le rébus historique pour donner le pouvoir politique non à
lui-même
mais à ses exploiteurs sociaux. Toute une littérature avait travaillé
en ce
sens : le roman de la révolution était écrit avant son
histoire et par une
série de colosses à partir de Gogol, tandis que les grands, Tolstoï,
Dostoïevski et Gorki, de façon diverse et dans une mesure variable,
avaient
absorbé les postulats sociaux d’occident, pensés de façon romantique et
non
marxiste ». (Printemps fleuris du
capital, Il programma comunista n°4, 1953)
« Une
bourgeoisie avec une conscience et une force propres de classe étant
absentes,
les marxistes se mirent à jouer les « illuministes »,
c’est-à-dire à
réciter la partie romantique qui est dévolue à la pensée
bourgeoise ».(« Malenkov-Staline:
étape et non rapiéçage », ibid,
n°6, 1953)
Enfin,
dans L’ours et son grand roman, il
y
a 8 thèses sur
« L’affirmation
selon laquelle il n’y a pas actuellement en Russie une classe
bourgeoise
statistiquement définissable ne suffit pas à contredire les thèses
précédentes,
puisque c’est un fait constaté et prévu par le marxisme –bien avant la
révolution—et étant donné que la puissance du capitalisme moderne est
définie
par les formes de production non par les groupes nationaux
d’individus ».
(ibid, n°3, 1953)
Dés
lors, A. Bordiga pouvait penser avoir suffisamment clarifié le
« problème
russe » et qu’il serait possible d’aborder d’autres questions
importantes :
« Le
camarade (c’est-à-dire A. Bordiga) prévint que cette réunion
comporterait une
partie dédiée aux problèmes de l’Amérique et des pays capitalistes
occidentaux
en général, étant donné qu’un travail antérieur notable a cristallisé,
en des
lignes suffisantes, une définition générale de notre mode de considérer
Mais
le cordon ombilical reliant à la révolution russe était difficile à
couper pour
les militants du PCI et, pour eux, toutes ces explications n’avaient
pas dénoué
« l’énigme » ; ils firent pression pour que
le sujet soit traité
de façon exhaustive, de telle sorte que, après avoir exposé Les facteurs de race et de nation dans la
théorie marxiste (réunion de Trieste, 1953) puis traité la Question agraire en une série d’articles
de la fin de 1953 jusqu’à la mi-1954, qui est en fait une introduction
à
l’étude de
Le
lecteur peut ainsi se faire une idée sur la façon dont est né le
travail que
nous présentons ; il pourra se rendre compte que la plupart
des thèmes
traités le furent de façon parcellaire dans les articles antérieurs,
que,
d’autre part, il y
a pour ainsi dire un
continuel va et vient entre les explications sur la société russe et
les
éclaircissements sur la critique de l’économie politique. Il y a un thème
constant : c’est celui
de la dictature du prolétariat ; celui-ci aurait pu diriger le
développement des forces productives dans l’immense Russie. C’est
pourquoi ce qui
intéresse A. Bordiga, c’est la nature de l’État,
non pas qu’il s’illusionne sur le fait que l’État
pourrait ne pas être déterminé par la structure économique et sociale.
Il sait
très bien qu’à partir d’un certain moment en URSS, les forces sociales
devaient
inévitablement éliminer l’État
prolétarien non
soutenu par la révolution en Occident. Mais pour situer l’involution de
la
révolution, il ne va pas dans le domaine économique, mais dans le
domaine politique ;
ce n’est que lorsque l’État
est
définitivement devenu capitaliste qu’il se préoccupe réellement de la
structure
économique et sociale ; car maintenant il s’agit de comprendre
comment
vont naître et s’orienter les forces qui devront lutter pour la
révolution
communiste future. Il est révélateur que c’est à l’époque du XX°
congrès,
moment où, comme il l’affirma,
Après
1957, ce qu’écrivit A. Bordiga sur l’URSS ne présente pas un grand
intérêt. Il
y a seulement une illustration de ce qui est déjà affirmé, expliqué
dans les
textes antérieurs, de même qu’est répété avec virulence
l’axiome : on ne
construit pas le communisme, on détruit seulement les obstacles à son
développement. Pour effectuer une contribution ultérieure fondamentale,
il
aurait fallu une
analyse exhaustive du devenir
du MPC. Or celle-ci fut - en dépit de quelques remarques essentielles,
points
de départ possibles pour des recherches fructueuses - superficielle et
trop
« physiocratique » car elle prenait en considération
la masse de la
production et les rythmes d’accroissement de celle-ci. En 1964,
toutefois,
après la faillite des mesures économiques de N. Krouchtchev, son
limogeage et
la satisfaction donnée aux kolkhoziens, A. Bordiga fit la constatation
suivante :
« C’est
désormais patent en Russie : la voie vers des formes actives
de
capitalisme sera ardue et difficile ; le grand capital devra
recommencer à
lutter contre la petite propriété privée qu’il n’a pu éviter de
susciter et de
renforcer. Ainsi est enterré l’effort gigantesque et historique de
l’avant-garde bolchevique qui n’entrevit dans le sillage de la
révolution
mondiale du prolétariat, comme unique possibilité de résistance –en
tant que
forteresse assiégée—que le refuge dans la capitalisme d’État
contrôlé par la dictature prolétarienne, confiant le
saut vers le socialisme économique aux armes de la future et inévitable
vague
révolutionnaire dans les pays industrialisés de l’Occident ». (Involutions russes. Terre et liberté, Il
programma comunista n°22, 1964)
Malheureusement,
ce
diagnostic fut utilisé de façon immédiate, polémique :
démontrer que
l’URSS ne pourrait pas rattraper les USA, à l’encontre de ce qu’avait
claironné
N. Krouchtchev. Il aurait fallu poser la question : n’y a-t-il
pas des
zones géo sociales où le MPC ne peut pas se développer et, s’il y
parvient,
est-ce que cela ne sera pas au prix d’immenses difficultés, de telle
sorte que
même le côté positif qu’il eut en Occident puisse s’effacer dans ces
aires ? Mais ceci impliquait de prendre une attitude critique
vis-à-vis de
l’action des bolcheviks. Or A. Bordiga n’était pas à même de faire une
pareille
remise en cause. Il maintiendra tout le temps les présuppositions
léninistes et
les poussera à bout. De telle sorte qu’on peut dire qu’avec lui se
termine la
révolution russe en tant que phénomène politique devant maîtriser les
forces
économiques dans le sens du devenir au socialisme
Pour
réellement comprendre la position de A.Bordiga sur
« On
emploie l’expression « marxisme » non pour désigner
une doctrine
découverte et introduite par l’individu K. Marx, mais pour se référer à
la
doctrine qui surgit avec le prolétariat industriel moderne et
« l’accompagne » pendant tout le cours d’une
révolution sociale et
nous conservons le terme « marxisme » malgré toutes
les spéculations
et l’exploitation du dit terme de la part de toute une série de
mouvements
contre-révolutionnaires ». (L’invariance
historique du marxisme, 1952)
L’essentiel,
c’est la référence à une classe qui se définit par le mode de
production
qu’elle tend à instaurer ; les modalités selon lesquelles elle
doit
réaliser cette instauration constitue son programme. Pour la classe
prolétarienne, les lignes fondamentales de son programme sont établies
depuis
1848, ce sont : le prolétariat doit se constituer en classe et
donc en
parti, il doit ensuite s’ériger en État
afin de détruire toutes les classes, donc lui-même, et permettre le
développement du communisme (cf. Les
fondements du communisme révolutionnaire, 1957). Le parti est
donc conçu
d’une part comme la classe, comme préfiguration de la société
communiste,
« projection dans le présent de l’homme social de
demain » (cf. La théorie de la
fonction primaire du parti,
1959), d’autre part, comme un organe de résistance, quand justement la
classe
prolétarienne a été battue et se trouve sous l’influence de l’idéologie
ambiante et qu’il faut donc maintenir « la ligne de
classe ». Le
marxisme, considéré non seulement comme théorie de la révolution mais
en tant
que théorie de la contre-révolution, permet de résister et cela
consiste à
maintenir le programme intégral de la classe. Ainsi le parti formel
auquel
appartenait A. Bordiga put
envisager
d’être l’intermédiaire entre la phase antérieure où le prolétariat
s’était
constitué en classe et la phase à venir où la révolution se lèvera
anonyme
mettant en mouvement la totalité de la classe. A. Bordiga admet que le
parti
formel peut disparaître, c’est-à-dire qu’il peut se faire qu’il n’y ait
plus,
durant un certain temps, aucun révolutionnaire défendant le programme
de la
classe, mais, par suite de la dynamique propre de la société
capitaliste et du
fait que le communisme est une nécessité absolue pour l’espèce, le parti doit renaître au bout
d’un
« lointain mais lumineux avenir ».
Ce
qui est fondamental dés lors
dans une phase de recul (c’est-à-dire de contre-révolution puissante
qui fait
reculer la classe sur des positions antérieures), c’est la des_c_r_i_p_tion
du communisme,
comportement fondamental d’ailleurs de K. Marx et de F. Engels qui,
affirme A. Bordiga,
passèrent toute leur vie à le décrire. Ainsi pourra s’effectuer le
maintien de
la ligne du futur dans le présent abject, donc résister à la
contre-révolution par
le rejet de toute formule démocratique et de toute velléité d’innover.
Cela
implique un anti-activisme structurel car on ne peut intervenir que
dans
certaines périodes « fécondes de l’histoire » de
l’humanité ;
c’est alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la bataille et ne
pas céder
au premier choc contre l’adversaire, ni abandonner la partie, dés le
moment où
celui-ci a obtenu un certain avantage. Tel est le sens de ses
réflexions sur le
débat de 1926 ; on aurait dû résister, le prolétariat mondial organisé
dans
l'IC aurait dû faire front contre le capitalisme en attendant que
s'ouvre un
autre cycle révolutionnaire. Mais,
à
partir du moment où ceci fut abandonné, il fallait en quelque sorte
boire le
calice jusqu'à la lie et attendre que la contre-révolution ait épuisé
ses
tâches. A. Bordiga pensa que ceci s'était réalisé en 1956 d'où sa
proclamation
d'un nouveau cycle révolutionnaire devant culminer en 1975.
Au
cours de cette
phase d'attente, il est nécessaire de restaurer une nouvelle fois le
marxisme
qui a été nié par les staliniens, sans jamais perdre de vue les
mouvements
immédiats de la classe, afin de déterminer dans quelle mesure ils
secouent la
dictature implacable du capital. Mais ceci doit se faire sans
s'illusionner.
Ainsi il affirma qu'il n'y aurait pas de révolution après la seconde
guerre
mondiale (les nations fascistes ont perdu la guerre, mais le fascisme
l'a
gagnée) ; que la troisième guerre mondiale n'était pas imminente, la
guerre
froide n'étant qu'une forme de paix. De ce fait il ne pourrait pas y
avoir une
révolution à brève échéance comme le pensaient les tenants d'un
troisième
conflit mondial, lequel devait engendrer d'après eux inévitablement une
révolution. Le mouvement de Berlin (1953) n'est pas le point de départ
d'un nouveau
cycle révolutionnaire, il en est de même pour les émeutes de 1956 en
Hongrie
car elles sont l'oeuvre de mouvements polyclassistes, or le prolétariat
ne peut
triompher qu'en s'organisant de façon autonome, en luttant pour ses
buts
propres.
Il
est évident que
tout ceci est désormais du passé et que beaucoup diront : quelle
importance
cela a-t-il ? Quelle importance de ne pas avoir encensé
En
fait, c'est parce qu'il avait
su prévoir un certain devenir de la société que A. Bordiga put avoir un comportement
bien déterminé qui
lui permit d'échapper à la mascarade révolutionnaire d'après-guerre
dirigée par
les trotskystes et les groupes affins. Là est sa cohérence : une
théorie n'est
valable que si elle permet une prévision. Or on ne peut prévoir si on
n'a
aucune certitude.
A
.Bordiga fut plusieurs fois en
désaccord avec les bolcheviks sur la
question de la démocratie : il était
abstentionniste et rejetait
toute participation au parlement, tout mécanisme
démocratique ; sur la
question de la tactique : selon lui il fallait la définir avec
rigueur en
fonction des conditions de luttes bien déterminées dans les phases
historiques
où le prolétariat intervenait ; de même rejeta-t-il plus tard
la théorie
du capitalisme d’Etat et considéra-t-il la théorie sur l’impérialisme
comme
tout à fait insuffisante, etc. Malgré ce, nous l’avons déjà répété, il
ne
rompra jamais avec Lénine parce que ce dernier, pour A. Bordiga, est le
théoricien de la dictature du prolétariat (en cohérence avec K. Marx)
et qu’il
fut capable de l’appliquer dans un pays immense ; d’autre
part, tout le
développement des révolutions anti-coloniales le renforçait dans l’idée
de la
justesse de la position léniniste. De là naît son apologie acritique
des
bolcheviks et, ce faisant, il défendait aussi la gauche italienne et
lui-même
contre les accusations d’anarchisme, d’ultra-gauchisme, de passivité,
etc., ce
qui le conduisit à maintenir des jugements tout à fait erronés sur le
KAPD, A. Pannekoek,
etc., surtout lorsqu’il s’agissait de questions où ils étaient en
définitive
assez proches de lui.
Mais
ceci n’est qu’un aspect
particulier de l’œuvre de A. Bordiga. Ce qui est essentiel, le
caractérise, le
rend passionnant, vivant, c’est, comme nous l’avons indiqué dans Bordiga et la passion
du communisme sa certitude en la révolution,
dans le communisme, exposé selon un mode prophétique. Pour lui,
l’humanité
progresse par bonds révolutionnaires et ce jusqu’au
communisme ; son
évolution est l’œuvre de millions d’hommes marchant à tâtons, et,
parfois,
bondissant illuminés par les gigantesques explosions révolutionnaires.
Il
compara toute l’histoire humaine (cf. Crue et décrue de la
civilisation
bourgeoise in il programma comunista,
n°22, 1951) à un immense
fleuve bordé de deux digues, à droite celle de la conservation sociale
sur
laquelle vont en procession psalmodiant les prêtres et les gendarmes
ainsi que
les chantres des mensonges officiels de classe, à gauche celle du
réformisme sur
laquelle se pavanent les hommes dévoués au peuple, les besogneux de
l’opportunisme, les progressistes. Les deux bandes s’invectivent d’une
digue à
l’autre tout en étant d’accord pour que le fleuve demeure dans son lit.
Mais le
fleuve immense de l’histoire humaine a aussi ses crues irrésistibles et
menaçantes et, parfois au détour d’un méandre, il saute brusquement
par-dessus
les digues noyant les misérables bandes dans l’onde impétueuse,
irrésistible de
la révolution qui renverse toute forme antique et donne face nouvelle à
la
société.
* * *
En
dépit de tous les travaux qui
ont été consacrés à la révolution russe et à la société soviétique,
nous
pensons que l’étude au lieu de se clore n’a pas encore réellement
commencé,
parce qu’on a escamoté deux questions essentielles : celle de
la
communauté et celle de la périodisation du MPC en domination formelle
et réelle
du capital. Une foule d’autres dérivent de ces deux-ci, nous les
signalerons
simplement : notre but n’étant pas de traiter de façon
exhaustive la
question russe, mais, en intégrant l’œuvre de A. Bordiga, de lancer à
nouveau
le débat sur celle-ci.
La
révolution russe selon les
membres de ce que nous pouvons appeler le parti historique aurait dû et
aurait
pu être le prologue de la dernière révolution de notre espèce. C’est
pourquoi
elle fascine et réclame une étude non en tant qu’elle-même mais en tant
que
moment de celle tant attendue mais certaine (A. Bordiga). Elle a
universalisé
concrètement la révolution communiste parce qu’elle s’est développée
dans une
aire où le phénomène communautaire était encore vivace et a montré
ainsi que la
révolution communiste n’est pas uniquement solution pour la société de
classes.
Elle a élargi l’horizon des révolutionnaires d’Occident qui ne
concevaient de
devenir véritable que dans leur pays et n’ont pensé une solution
humaine qu’en
fonction du mouvement dans leur aire, de leur civilisation. Jusqu’à la
révolution russe, il y a juxtaposition de deux mondes, celui où la
propriété
privée, l’individu, les classes, la valeur d’échange s’étaient
autonomisés et
celui où l’homme est encore le but de la production, où le progrès
n’était pas
encore né. Comment allaient s’unir les deux humanités, celle qui
passait au
travers de l’enfer de la société de classes et celle encore englobée
dans ses
communautés ? En 1858, K. Marx se posait la question et
n’avait pas encore
de solution en vue :
«Pour
nous, la
question difficile est celle-ci : sur le continent la
révolution est
imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste ;
mais ne
sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un
terrain
plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore
ascensionnel?» (K.
Marx à F. Engels, 08.10.1858)
Il
envisage encore la nécessité
pour tous les peuples de passer par la phase bourgeoise, capitaliste.
Il ne
songe pas à la possibilité d’un saut. C’est lors de l’étude de
Il
put comprendre le problème de
la révolution en Russie parce qu’il avait déjà réfléchi sur la question
de la
communauté. Il l’avait redécouverte sur la base d’une approche
classiste, du
fait même qu’en Occident, s’il y avait encore, à l’époque de Marx, des
restes
vivaces des communautés : la région de Trèves en Allemagne, en
Corse, en
Espagne, etc., ceci n’était pas fondamental pour que l’étude puisse se
faire
sur leurs bases. Or, en définitive c’est la question centrale du
communisme.
Déjà dans « Pour la critique de la philosophie du droit de
Hegel »,
Marx constate que le véritable dépassement de l’Etat ne peut être que
la
communauté (Gemeinwesen), ce qui apparaît de façon
lumineuse dans
« La question juive ». Dans les
« Manuscrits de
1844 », il précise que celle-ci ne peut être opposée
à l’être
individuel, tandis que dans son article contre Ruge « Le
roi de Prusse
et la réforme sociale » (1844) il précise l’être
humain est la
véritable Gemeinwesen de l’homme ;
cependant c’est peut-être dans
les notes au livre de James Mill (1844) que l’on trouve les indications
les plus
remarquables sur la Gemeinwesen[5]
et le communisme où les individus sont des hommes sociaux et l’être
humain est
leur Gemeinwesen. Sans ce dépassement d’ordre
théorique, dû à
l’irruption du prolétariat sur la scène de l’histoire - classe qui doit
abolir toutes
les classes - K. Marx n’aurait pas pu reconnaître dans
Cependant
l’étude de
« Si
le travail
libre et son échange contre l’argent afin de reproduire et de valoriser
l’argent, afin d’être consommé par l’argent comme valeur d’usage non en
vue de
la jouissance, mais comme valeur d’usage pour l’argent, est une
présupposition
du travail salarié et une des conditions historiques du capital, la
séparation
du travail libre des conditions objectives de sa réalisation - de
l’outil et du
matériel de travail (la matière première) - en représente une autre.
Donc,
avant tout, séparation du travailleur de la terre, son laboratoire
naturel,
d’où dissolution aussi bien de la petite propriété foncière libre que
la
propriété foncière collective basée sur la commune
orientale ». (« Fondements »,
t. I, p. 425)
Dés
lors, il est évident qu’il
faille étudier l’activité des hommes depuis leur discontinuité d’avec
la
nature, et comprendre comment leur activité s’est extériorisée,
autonomisée,
devenue puissance oppressive qui opéra la dissolution de leurs
communautés. A
ce moment, la philosophie, la politique, la religion n’apparaissent que
comme
interprétations d’un phénomène profond, l’expropriation des hommes.
D’autre
part, on va pouvoir, à partir de cette étude, enlever à la formule du
« Manifeste »
« L’histoire de
toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de
classes » tout ce qu’elle a de rigide et de limité que même la
précision
fournie en note par F. Engels, ne parvient pas à ôter et le schéma
rigide de
1859 doit être corrigé à l’aide des études postérieures de K. Marx. Les
classes
ne peuvent se développer qu’avec la destruction de la communauté, tant
que celle-ci
persiste, elles sont inhibées. Il peut y avoir division du travail sans
société
de classes, et une société de castes ne fait qu’exprimer
l’impossibilité d’une
société donnée à engendrer des classes, ce qui ne signifie nullement
que la
classe soit une nécessité ni que la caste soit un précurseur de
celle-ci. Ce
sont deux organisations humaines dans des formes sociales très
dissemblables.
En
tenant compte de ce mouvement
de la valeur et de ses présuppositions, nous pouvons, avec K. Marx,
faire une
périodisation comme suit : la formation primaire qui englobe
toutes les
formes où la propriété commune du sol est la base de la société, elle
en est le
fondement. Ce que l’on appelle le communisme primitif n’est que la
forme
première fort ancienne qui est probablement le produit de l’évolution
de
l’homme depuis le stade australanthrope (il y a plus d’un million
d’années)
jusqu’à l’Homo sapiens. Ce qui implique l’idée d’une évolution
biologique
parallèle à l’évolution technico-sociale. Le communisme primitif étant
alors le
comportement social de l’espèce humaine produite où il y a union
immédiate de
ses membres composants et de ceux-ci avec leur milieu naturel. C’est la
forme
sociale où le mouvement de la valeur n’a pas encore commencé, où la
division du
travail, le travail, le système des échanges, qui consiste en fait en
une série
de dons réciproques plus ou moins différés assurant ainsi une
circulation de
produits et inhibant un processus d’inégalisation, tout cela est encore
totalité, n’a pas été fragmenté. En particulier, comme dit K. Marx, le
membre
individuel n’est pas encore un travailleur.
Ensuite,
le mouvement
de la valeur d’échange se greffe sur des structures préexistantes et
tend à
s’autonomiser. On aura alors les diverses formes que K. Marx nomme
asiatiques
parce qu’il les trouvait –au moins à l’état de traces—dans cet immense
continent (Lettre de K. Marx à F. Engels, 14.03.1868). Dans « Les formes… », il fait
remarquer :
« lorsque les hommes se fixent, la commune
primitive subira des
modifications plus ou
moins profondes
selon les différentes conditions du milieu (climat, situation
géographique,
constitution du sol, etc.) et leurs aptitudes naturelles (race,
etc.) ». (Ibid., pp.
436-437)
Il
est très important
que K. Marx parle de formes asiatiques et non d’une forme asiatique. On
peut à
partir de ces remarques affronter l’étude des formes communautaires
persistant
encore en Afrique qui ont des ressemblances avec des formes asiatiques
ainsi
que des caractères originaux qu’une étude détaillée pourrait clairement
mettre
en évidence ; ce qui permettrait de compléter l’œuvre de K.
Marx qui n’a
pas abordé l’Afrique, en dehors de ses notes sur l’Algérie de 1882.
Quoi qu’il
en soit, ce qui nous importe ici, c’est de mettre en évidence que la
plus
grande partie de l’humanité n’a pas connu une histoire de luttes de
classes, ce
qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de luttes entre groupes
humains. K. Marx
dit que la guerre était la principale activité-production des
communautés.
D’autre part, même dans les sociétés ayant subi un devenir classiste,
les
communautés ont perduré fort longtemps et y ont freiné la lutte des
classes.
K.
Marx considère une
série de formes au sein de la formation primaire mais le mode de
production
asiatique ne peut pas y être inclus. Il est une forme asiatique
particulière
qui, par suite de conditions géographiques bien déterminées et
correctement
mises en évidence par K. Wittfogel (à la société conditionnée par
l’ensemble de
celle-ci, il a donné le nom de société hydraulique), a eu un devenir
original.
D’autre part, le fameux immobilisme asiatique ne veut pas dire que le
continent
ne pouvait pas voir naître une technologie importante, les sciences et
les
arts ; un certain développement des forces productives y était
possible,
cependant il allait toujours se heurter à une limite :
l’impossibilité de
l’autonomisation des individus, des classes, ce qui veut dire que la
valeur
d’échange n’arrivait pas à s’autonomiser ; donc les deux
conditions
essentielles pour la naissance du capital ne s’y produisaient pas.
C’est ce
bond des forces qui ne parvint pas à se réaliser. Aussi avons-nous en
Asie de
grandes périodes de floraison où l’on arrive jusqu’au point où il
semble
possible que le saut va se faire ; tous les éléments
nécessaires pour le
passage au MPC s’y manifestent, tels qu’on les trouve en Occident,
sauf :
la coupure du cordon ombilical de la communauté (K. Marx).
La
formation
secondaire regroupe toutes les formes qui sont fondées sur la propriété
privée,
ce qui implique qu’il y ait des individus (la personne sujet d’échange
comme
dit K. Marx dans l’« Urtext ») et donc les classes.
Ainsi on a
l’esclavagisme ou mode de production antique –forme antique--, la forme
féodale
ou mode de production féodal, le mode de production asiatique où la
propriété
privée, si elle existe, ne permet pas une autonomisation des individus
étant
donné que les hommes sont totalement dépendants de l’unité
suprême :
esclavage généralisé ; la vraie propriété existe, en fait, au
niveau de
l’unité englobante (zusammenfassende
Einheit) seulement.
La
formation
tertiaire, c’est la formation capitaliste ou mode de production
capitaliste ; elle n’est plus fondée sur la propriété de celui
qui
travaille mais sur celle du travail d’autrui (cf. le renversement
indiqué dans
le Manifeste, les Grundrisse
et dans le ch. 24 du livre I
du Capital).
Au
niveau du capital,
il y a union des deux mouvements, celui d’expropriation des hommes qui
engendre
le prolétaire et celui d’autonomisation de la valeur. A partir de là,
le capital
qui a pris le relais de l’argent dans la destruction des vieilles
communautés,
tend à se poser en communauté matérielle puis fictive, ce qui
s’accomplit au
cours de la domination réelle du capital sur la société. Ainsi le
capital
résout à sa manière les vieilles contradictions nées lors du
surgissement de la
valeur dans les communautés archaïques, voilà pourquoi il se pose en
structure
éternelle, en positif, et en sujet spéculatif qui lui permet de
transformer
tout mouvement de négation en affirmation de lui-même.
La
révolution
communiste ne peut plus opérer sur le terrain antérieur, celui qu’a
parcouru le
capital et sur lequel il se développe encore actuellement, c’est-à-dire
sur le
terrain de l’accroissement des forces productives. Il s’agit de la
formation
d’une nouvelle Gemeinwesen qui
soit l’être humain. D’où évidemment la nécessité de
la rupture la plus
radicale avec toutes les activités, comportements liés aux révolutions
qui nous
ont précédé et surtout à la révolution russe. D’autre part, nous y
voyons à
quel point les deux investigations de K. Marx, à deux moments de sa
vie,
convergent vers la même affirmation.
En
ce qui concerne plus particulièrement l’aire slave, K. Marx dans
« Les formes… » caractérise ainsi
les communautés : « petites
communautés végétant chacune à côté des autres et où l’individu et sa
famille
travaillent indépendamment sur le lopin de terre qui leur est
attribué ».
(« Fondements », t. I, p. 438) ce
qui fait la différence avec
le mode de production asiatique où les communes, qui se suffisent à
elles-mêmes
(comme dans le cas précédent), sont dominées, il faut y insister, par
une unité
qui englobe qui est le vrai propriétaire du sol, les petites
communautés ne
sont que possesseurs.
Dans
les brouillons de sa lettre à Véra Zassoulitch, K. Marx donne des
précisions :
« Toutes
les autres communautés reposent sur des rapports de
consanguinité, entre leurs membres. On n’y entre pas, à moins qu’on ne
soit
parent ou adopté. Leur structure est celle d’un arbre généalogique. La
« commune agricole » fut le premier groupement social
d’hommes
libres, non resserré par les liens du sang ». (3° brouillon,
cf. p.
Une
autre caractéristique, c’est son dualisme. Il y a un élément collectif
et un
élément individuel de telle sorte que l’individualité peut se
développer
(l’individu pourrait s’autonomiser).
« On
comprend que le dualisme inhérent à la constitution de la commune
agricole puisse la
douer d’une vie vigoureuse.
Emancipée des liens forts, mais étroits de la parenté naturelle, la
propriété
commune du sol et les rapports sociaux qui en découlent lui
garantissent une
assiette solide, en même temps que la maison et la cour, domaine
exclusif de la
famille individuelle,
la culture
parcellaire et l’appropriation privée de ses fruits donnent un essor à
l’individualité incompatible avec l’organisme des communautés
primitives ». (Ibid., p. 1564)
Or,
nous l’avons vu, pour K. Marx, le devenir au communisme ne peut se
réaliser que si l’homme est émancipé en tant que communauté et en tant
qu’individualité ; la réduction du communisme à une société où
celle-ci
est émancipée mais où l’individu ne vit que par elle,
autrement dit n’est pas libéré, relève de la
vision du communisme des casernes dont parlait Engels dans sa polémique
contre
Tkatchev. D’autre part Tchernychevski voulait sauver l’Obchtchina parce
que
grâce à elle il serait possible d’accomplir les deux libérations
intimement
liées. K. Marx trouva donc chez Tchernychevski et les populistes russes
la
solution à la question implicitement posée en 1858.
Le
dualisme permet deux évolutions car, il faut le souligner, la
dissolution de la
commune ne relève pas d’une fatalité.
« Son
dualisme inné admet une
alternative : son élément de propriété l’emportera sur son
élément
collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Tout dépend du milieu
historique où elle se trouve placée ».
Dans
tous les cas
« pour
sauver la commune russe, une révolution russe est
nécessaire ».
Dans
ce texte comme dans les « Formes »,
la question
de l’État
slave n’est pas analysé. Cependant, dans le dernier texte, Marx
indique le rapport entre Gemeinwesen et Etat. Dans
la formation
secondaire où existe la propriété privée, il y a une scission entre
celle-ci et
la propriété commune et c’est l’État
qui devient représentant de
En
Russie ce n’est pas le cas mais l’État
s’est tout de même imposé aux
petites communautés, et ceci a été facilité par leur isolement les
rendant
vulnérables. D’autre part :
« La fédération
des républiques russes
du nord prouve que cette isolation, qui semble avoir été primitivement
imposée
par la vaste étendue du territoire, fut en grande partie consolidée par
les
destinées politiques que
K.
Marx insistera longuement sur cette question (il citera aussi la
destruction de Novgorod par les moscovites dans «
Dans
tous les cas, ce qui est déterminant, c’est que l’État
est d’origine exogène bien que les conditions endogènes aient
évidemment
favorisé sa greffe sur le corps social. D’où la remarque essentielle de
K. Marx :
« Ce
qui menace la vie de la commune russe, ce n’est pas l’État,
ni une théorie, c’est l’oppression par l’État
et l’exploitation par des
intrus capitalistes, rendus puissants aux frais et aux dépens par le
même État ».
Or,
répétons-le, ceci avait été parfaitement compris par les
populistes. Mais avant d’aborder le rapport de l’Etat et de l’Obchtchina,
dégageons quelques conséquences de ce qui précède. Puisque pour sauver
la
communauté et éviter à
« contemporanéité
de la production (capitaliste) occidentale, qui
domine le marché du monde, permet à
Telle
fut la perspective de Tchernychevski.
D’autre
part, en cas de victoire générale de la révolution en Russie et
en Occident, on pourra parler de dictature du prolétariat, mais pour
En
ce qui concerne l’État
(un État
plus fort que la société comme dira K. Wittfogel), les populistes en
avaient
compris les particularités, comme le montrent les citations de leurs
œuvres
faites par G. Plékhanov dans « Nos controverses »
(Ed. de
Moscou, t. 1, pp. 135-136).
« L’État
n’incarne chez nous l’intérêt d’aucune classe.
Il les accable toutes… » « Chez nous … au contraire
la forme sociale
doit son existence à l’État,
un État
qui ne tient qu’à un cheveu,
un Etat qui n’a rien de commun avec le régime social existant, un Etat
dont les
racines plongent dans le passé et non dans le présent ».
Ceci
est de Tkatchev qui, s’il ne faisait pas partie des populistes (il
est considéré comme un jacobin), avait en commun avec eux[6]
l’appréciation de l’Obchtchina et celle de l’État.
Mais ces derniers se rendaient compte que la force de l’État
ne
tenait pas qu’à un cheveu parce qu’elle reposait, entre autres, sur le
culte du
tsar profondément enraciné chez les paysans. Pour le reste, Tkatchev
avait
raison : le servage fut introduit par l’État
tsariste, le salariat de
même. Milioukov n’avait pas tort non plus lorsqu’il faisait remarquer
que si en
Occident les classes avaient produit l’État,
en Russie l’État
produisait les classes. D’où la préoccupation constante des
populistes :
détruire l’État ;
c’est pourquoi en vinrent-ils à vouloir
supprimer le tsar :
« Le
véritable responsable, c’est le tsar. L’histoire russe le
démontre. Ce sont les tsars qui ont créé peu à peu, au cours des
siècles,
l’organisation de l’État
et l’armée ; ce sont eux qui ont distribué
la terre aux nobles. Pensez-y bien, frères, et vous verrez que le tsar
est le
premier des nobles ». (Karakozov, cité par F. Venturi, p. 608)[7] .
En
cela ils étaient d’accord aussi bien avec K. Marx qu’avec les
anarchistes. Or, les explications de A. Bordiga recoupent assez curieusement sur ce plan
l’analyse des populistes lorsqu’il fait remarquer qu’en URSS ce qui
domine ce n’est
pas une classe indigène, mais la classe internationale dont
l’effroyable État
soviétique est une organisation despotique à son service.
Cette
importance de l’État
explique aussi deux traits
fondamentaux des révolutionnaires russes, soit la volonté exacerbée:
détruisons
l’État,
mobilisons les paysans et tout s’enclenchera; soit un certain
fatalisme qui dérive de la constatation de l’immobilité de la vie
sociale qui
les porte facilement, après une certaine phase d’exaltation, à
collaborer avec
le pouvoir en place. Fatalisme et volontarisme sont très souvent liés,
mais le
substrat, ici, est bien le despotisme tsariste.
F.
Engels ne maintient pas totalement la position de K. Marx en
particulier en ce qui concerne le saut du MPC et, sur la fin de sa vie,
il tend
à considérer que la valeur d’échange s’est trop développée en
Russie ; que
désormais cette dernière est condamnée au capitalisme. Par là il
prépara la
voie à G. Plékhanov et à V. Lénine.
On
doit noter que dans la décennie 1890-1900, celle où F. Engels
disparaît et où V. Lénine écrit ses premiers ouvrages, nous avons une
situation
particulière : la commune agraire a été désagrégée, mais le
MPC ne s’est
pas encore vraiment implanté. Ceci pose un certain nombre de problèmes
aux
populistes qui sont supplantés par les marxistes affirmant
l’impossibilité du
saut par-dessus le MPC (G. Plékhanov). C’est avec ce dernier
qu’apparaît la
thèse sur le rôle primordial du prolétariat dans la révolution
russe :
« Pour
conclure, je répéterai et j’insiste sur ce point
capital : le mouvement révolutionnaire en Russie ne triomphera
qu’à titre
de mouvement ouvrier, ou bien il ne triomphera
jamais » (Discours
au congrès socialiste de Paris, 1889).
En
ce sens, la position de G. Plékhanov sera déterminante pour le
développement du marxisme russe. V. Lénine dédiera toute son activité
de
jeunesse à une lutte contre les populistes et il affirmera qu’au fond
K. Marx
ne pouvait pas être réellement invoqué au sujet du devenir russe
puisqu’il
n’aurait pas étudié la question à fond. En effet, il cite la lettre de
ce
dernier à Mikhaïlovski :
« Ainsi,
K. Marx dit que M. Mikhaïlovski n’avait pas le droit de
voir en lui un adversaire de
l’idée du
développement particulier de
Or,
rien de plus faux, K. Marx avait étudié très attentivement
l’évolution sociale russe et avait, pour ce faire, appris le
russe ; de
plus cette étude devait être fondamentale (ainsi que celle de la
structure
agraire aux E.U.) pour expliquer comment s’effectue le passage de la
propriété
foncière au capital ; pour les E.U., il a analysé, dans le Capital,
la théorie de Wakefield dont il explique l’importance dans les Grundrisse ;
en ce qui concerne
V.
Lénine montre déjà sa rigidité théorique, ce que l’on pourrait aussi
appeler son unilatéralisme ; contre les populistes, il refuse
d’envisager
de façon correcte, ample, concrète, les particularités, le devenir
original de
Ainsi,
pour en revenir à la polémique avec les populistes, Lénine ne
garde que la deuxième possibilité d’évolution indiquée par K.
Marx :
« Or,
K. Marx dit que « si » elle tend au capitalisme, il
lui faudra
transformer une bonne
part de ses
paysans en prolétaires » (Ibid., p. 289)
Dans
son étude sur « Le développement du capitalisme en
Russie »,
il transformera le si en certitude et pourra renforcer la
conclusion-solution
produite antérieurement :
« l’OUVRIER
russe, prenant la tête de tous les éléments
démocratiques, abattra l’absolutisme et conduira le PROLETARIAT RUSSE
(aux
côtés du prolétariat de TOUS LES AUTRES PAYS), par la voie directe
d’une
révolution politique déclarée, vers
Cependant,
les révoltes paysannes de 1902, la formation du parti socialiste
révolutionnaire, compromis entre populisme et marxisme russe, qui
marque un
recul du mouvement populiste défenseur de l’Obchtchina[8],
influent grandement sur l’évolution de V. Lénine. A partir de ce
moment, il
affirme nettement « La dictature démocratique
révolutionnaire du
prolétariat et de la paysannerie »,
article écrit en mars 1905 (cf.
t. 8, pp. 294-304) ; Elle sera précisée, étayée, fondée avec
« Deux
tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique »
(1905) et surtout dans « Le programme agraire de la
social-démocratie
dans la première révolution russe de 1905-1907 ».
Ici il y a
une rupture, discontinuité dans la position de V.Lénine, par rapport à
celle
affirmée dans ses œuvres de jeunesse (A. Bordiga n'accorde pas assez
d'importance à ce moment particulier, il l'escamote en quelque sorte.
D'une
part, il ne s'intéresse pas à l'étude sur le
développement du capitalisme en
Russie et,
d'autre part, il se concentre surtout
sur la cohérence entre
Deux tactiques
et les Thèses
d'avril ce
qui est juste mais insuffisant). V. Lénine
reconnaît qu'il a surestimé le degré de développement
capitaliste dans l’agriculture (t. 13, p.
306).
« Seule
la révolution paysanne serait
capable de substituer une Russie de fer à une Russie de bois »
(Ibid.,
p. 423)
V.
Lénine tend à accorder aux paysans une force révolutionnaire propre
et non à en faire, uniquement, une masse de manœuvre. Dés lors le mot
d’ordre
de dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie prend
une
autre dimension ; c’est l’affirmation de la lutte de deux
classes
essentielles pour la transformation révolutionnaire de
« Notre
tâche est celle-ci : en rassemblant le prolétariat
pour la révolution socialiste, soutenir toute lutte contre le vieux
régime avec
le plus d’énergie possible, défendre les meilleures conditions
possibles pour
le prolétariat dans la société bourgeoise en développement ».Ibid.,
p. 447)
Á
partir du moment où l’on a admis la dissolution de
la communauté et même sa nécessité (comme le veut V. Lénine), se pose
alors la
question du comment vont se développer les forces productives, comment
le
capital va-t-il progresser dans l’aire immense. Ce n’est plus la
question de
sauter le capitalisme, mais celle : comment va-t-il se
développer ? Le
second livre du Capital de Marx a
été pris comme référentiel, en effet la polémique surgit sur le fait de
savoir
s’il est possible qu’un marché intérieur se constitue en Russie et si
le
capital ne doit pas recourir à des marchés extérieurs pour réaliser la
plus-value. Dans cette polémique prennent part, entre autres, Strouvé,
Tougan-Baranovski, V.Lénine mais aussi R. Luxembourg. Or, ici K. Marx a
été
interprété de façon étroite, immédiate. La section III ne veut en
aucune façon
montrer que le capitalisme peut toujours se développer et qu’il doit le
faire
selon les schémas de la reproduction simple et élargie (elle ne montre
pas non
plus la thèse inverse). Marx étudie les conditions de reproduction du
capital
et les possibilités de crise, pour cela il met en évidence les
difficultés que
rencontre le capital pour accomplir son procès --exemples :
déséquilibre
entre les deux sections, surproduction de capital fixe, contraction ou
dilatation trop rapide des périodes de rotation, etc.- de même qu’il
étudie quelle
est la condition fondamentale du dépassement de toutes ces
difficultés :
la création du système de crédit. Le livre II en entier est une
démonstration
de la nécessité de cette création (chose qu’Hilferding a compris dans
son
« Capital financier », mais il n’a
pas su en tirer les
conséquences). K. Marx étudie les possibilités de développement du
capital ; ce n’est que dans le livre III qu’il aborde les
formes
concrètes, donc celles effectuées. Dans ce livre, il arrivera
d’ailleurs
jusqu’au seuil de la résolution de la question du mode selon lequel le
capital
englobe ses contradictions et vise ainsi à se poser comme
éternel : le
capital fictif. Or celui-ci ne peut se développer que si le crédit
s’est
généralisé sous toutes ses formes.
Cette
étude de la reproduction du capital nous montre d’autre part, à
quel point, le développement de la social-démocratie russe était liée à
celle
occidentale, à quel point les Russes relancèrent les débats théoriques
au sein
de
À
partir de ce moment, l’œuvre de K. Marx subit une
modification importante, elle est promue au rang de théorie du
développement,
de la croissance ; on la codifie sous le nom de marxisme. Dans
l’immense
empire (et étant donné que l’onde révolutionnaire affecte les pays
périphériques, cela prend une importance mondiale), il faut éliminer
tout ce
qui est archaïque, asiatique, il faut permettre un épanouissement de la
forme
capitaliste ; pour expliquer cela, on invoque le Capital
de K.Marx.
Dés lors, les positions des populistes ne sont plus considérées qu’en
tant que
reliques prenant un caractère de jour en jour plus réactionnaire, leurs
positions irrémédiablement anti-despotiques, anti-tsaristes furent
occultées.
Le terrain est alors prêt pour une réconciliation de l’intelligentsia
avec le
capital qu’elle avait jusque là considéré comme un enfer. En 1908, L.
Trotsky,
dans un article pour le 25° anniversaire de
Le
marxisme théorie de la croissance, engendré par le marxisme légal
(dans une certaine mesure par le populisme légal) puis accepté par les
mencheviks, le sera ensuite par les bolcheviks. Il acquerra un grand
développement lors des polémiques Boukharine-Préobrajenski au sujet de
l’accumulation
socialiste, puis il consolidera en quelque sorte son existence
prédominante à
la suite du débat sur la croissance économique des pays comme
Cette
théorie de la
croissance, le matérialisme historique, ne fut pas, à l’époque, un
produit
exclusivement russe. On la trouve en Italie défendue par Antonio
Labriola
« La conception matérialiste de l’histoire ».
Elle
postule l’importance primordiale des faits économiques, des faits
matériels en
général, une vision scientiste qui s’accompagne de la glorification du
prolétariat et de l’exaltation de sa dictature. Au fond c’est au début
de ce
siècle que l’est le mieux exprimé l’idéologie du prolétariat devant
devenir
classe dominante, du prolétariat qui doit diriger le procès économique
global,
mais à partir d’organisations économiques. G. Sorel l’a remarquablement
exprimé
dans « Matériaux d’une théorie du
prolétariat » et de façon percutante dans « La ruine du monde antique » :
« Le
prolétariat
ne veut pas retomber sous un joug quelconque ; il méprise les
sèches
théories de la logique révolutionnaire bourgeoise ; il
construit son propre
corps et il s’élève ainsi contre l’ancienne organisation des classes.
C’est
parce qu’il a fait, tout seul, des créations qui lui sont
propres, dans ses Métiers, qu’il peut essayer de dissoudre les forces
de l’État
en transférant à ses Unions tout ce qu’elles peuvent
porter d’administration publique » ; (Ed. Rivière,
1933, p. 318)
« le
socialisme
revient vers la pensée antique ; mais le guerrier de
De
nos jours, ce ne
sont pas les organisations économiques qui sont encensées, mais
l’appareil de
production. Les socialistes les plus modernes sont les plus conséquents
dans
leur expression de l’intégration de la classe ouvrière, de
l’intériorisation de
la domination du capital, comme nous le prouve S. Mallet dans son
article
« La classe ouvrière va-t-elle
disparaître ? » (Réalités,
juin 1971):
«Si
l’on entend par
conscience « révolutionnaire », au sens classique du
terme, la
volonté de s’emparer d’abord du pouvoir politique, par n’importe quel
moyen et
quel qu’en soit le prix, puis seulement dans une phase ultérieure
d’organiser
la société d’une façon nouvelle, il est incontestable que la nouvelle
classe
ouvrière n’est plus révolutionnaire. Elle ne l’est pas dans ces
conditions
parce qu’elle pose une condition préalable à la transformation des
structures
existantes : elle ne doit pas se faire au prix de la
destruction de
l’appareil de production, voire de son affaiblissement sérieux
–« La
machine est trop chère pour qu’on la casse » ».
K.
Kautsky tint le
même raisonnement en 1919 : bordel, dans les questions
d’argent, plus de
plaisanterie ! Or, après mai 68, qu’est-ce que la révolution,
pour
beaucoup ? Dans son avant-propos au livre de Sorel, Berth
renchérit en
concluant :
« La
cité ne
pourra être reconstruite que sur la base du Travail, jouant le rôle que
jadis
la guerre assumait dans la cité héroïque : au héros de
l’Antiquité, comme
au saint du Moyen Age et au citoyen moderne, doit succéder le
travailleur
social »
G.
Sorel propose même
une éthique qu’il aurait extraite des œuvres de K. Marx :
« J’ai
déjà dit
que, pour faire l’analyse critique de notre connaissance, nous devions
recourir
aux machines. K. Marx, qui avait si bien vu l’importance de l’outillage
industriel, ne pouvait manquer de chercher le principe fondamental de
l’éthique
dans les phénomènes humains qui se développent autour de la
machine ».
(« L’ancienne et la nouvelle
Métaphysique », cité par Berth dans son
Avant-propos, p. XIV)
On
est loin ici de
l’existence proclamée par K. Marx de la destruction du
prolétariat !
L’échec du mouvement révolutionnaire du début de ce siècle, c’est aussi
celui
de l’érection du prolétariat en classe dominante sur la base des
organisations
économiques qui implique aussi l’impossibilité de la dictature du
prolétariat
conçue comme une longue phase post-révolution communiste.
Dans
son livre
« Marxisme et Philosophie »,
K. Korsch se demande si le marxisme produit d’une révolution ne serait
pas
inadéquat pour une période contre-révolutionnaire et il critique K.
Kautsky qui
affirme que des textes comme l’ « Adresse »
de 1864, l’Introduction aux Luttes de
classes en France (1895), auraient permis
« d’élargir la théorie de la
révolution sociale (…) aussi aux époques non
révolutionnaires » (Ed. de
Minuit, p. 29). En revanche, il affirme :
« Le
marxisme
n’a pas été, pour le mouvement ouvrier qui l’avait adopté de façon
formelle,
une véritable « théorie », c’est-à-dire une
expression générale, et
rien d’autre, du mouvement historique réel (K. Marx) » (Ibid., p. 35)
Et
« que le
mouvement pratique ultérieur de la classe ouvrière serait resté en
retrait,
pour ainsi dire, par rapport à sa théorie » (Ibid.,
p. 33)
Ce
« décalage »
étant très perceptible dans le parti social-démocrate d’Allemagne, ces
remarques sont fort intéressantes en ce qui concerne
« J’ai
en vue
ici l’activité des social-démocrates. Elle a contribué au progrès du
capitalisme en supprimant les forces de production périmées, telle
l’industrie
à domicile. Au congrès de Breslau, en 1895, Bebel a bien résumé
l’attitude de
la social-démocratie occidentale à l’égard du
capitalisme : «Je me
demande toujours à propos de n’importe quelle mesure si elle ne nuit
pas au
progrès du capitalisme. Si elle lui nuit, je suis
contre » ».
Le
communisme en tant
que mouvement et théorie réclamait la destruction du prolétariat. Or
dans la
phase de contre-révolution, le prolétariat était amené à exalter son
nombre,
son organisation afin de pouvoir résister. Cependant, ceci n’était pas
obligatoirement néfaste et pouvait pendant un certain permettre, dans
la mesure
où l’objectif final (le programme maximum) n’était pas occulté,
d’attendre en
quelque sorte - en accélérant même le mouvement - le retour de la
révolution.
Mais c’est évidemment la base sur laquelle s’édifie la justification de
l’englobement du prolétariat dans la société capitaliste. Ceci ne
pouvait
rencontrer de possibilité de réalisation qu’en période de domination
formelle
du capital sur la société où, bien que le prolétariat fut déjà absorbé
dans le
procès de production, il avait encore une certaine marge de manœuvre
dans le
temps libre, celui où il ne travaillait pas.
La
théorie est
mouvement, l’idéologie est ce qui s’autonomise du mouvement et peut,
dans la
sphère de la représentation, avoir son propre mouvement. Par suite de
sa
dissociation avec l’être (le prolétariat), elle est une chose
(chosification de
la théorie) qu’on peut transférer. Importer le marxisme dans le
prolétariat,
c’est la réponse de V. Lénine à « Que
faire ? ».
Une
autre composante
de cette idéologisation, c’est l’acceptation de la science, du
positivisme,
l’importance du matérialisme classique bourgeois dont l’influence
(comme le
montra K. Korsch) est considérable sur Lénine. Mais l’Occident lui
aussi n’est
pas épargné par cette maladie et il y a une infection réciproque ce
cette
maladie : Kautsky dans « Ethique
et conception matérialiste de l’histoire », 1906, fait du marxisme un
darwinisme social. En
outre, les critiques de V. Lénine, tel G. Pannekoek, exposent en
définitive un
néopositivisme et non une position communiste cohérente avec celle de
Marx. On
doit noter que le grand rôle accordé à la science non pas tellement en
tant que
force productive mais en tant qu’idéologie, le positivisme, est surtout
perceptible chez ce que l’on appelle les pays en voie de
développement :
au Brésil au début du siècle il y eut un véritable engouement pour le
positivisme. Le culte de la science, du progrès, permet de remplacer
les
antiques conceptions religieuses qui sont justement un frein au devenir
du
capital.
Le
culte de la
science s’accompagne de l’illusion de pouvoir la dominer et dominer la
technique (cf. ce qu’écrivit V. Lénine sur le système de Taylor et A.
Bordiga,
en défendant Lénine, se fait réabsorber par l’idéologie dominante), a
abouti
finalement au culte de la rationalité, à la prétention de discipliner
les
forces productives, à la domination de la nature, tous corrélats de
l’idéologie
de la croissance. En même temps en URSS, on a une des premières
manifestations
de la science de la manipulation humaine : la théorie de I.
Pavlov sur les
réflexes conditionnels ou acquis (ce n’est pas un hasard si cela a
surgi en
URSS). Cette science rencontre d’ailleurs un grand essor comme nous le
montre
Soljenitsyne dans « Le premier
cercle », de même que les divers internements
psychiatriques
l’exaltent tous les jours. En URSS, un autre aspect de l’utopie du
capital
décrite par Zamiatine en 1920 tend à se réaliser :
conditionner les hommes
afin de leur ôter toute imagination. Celle-ci devenant propriété du
capital qui
organise les hommes. A noter : l’anticipation, « Nous autres », est le point de
départ de cette fiction
scientifique décrivant le despotisme rationnel des sociétés réalisant
l’utopie
du capital. Près de 30 ans après, 1984
de G. Orwell, né à la suite d’une défaite sociale, fait écho à ce
malheur
futur.
Ce
grand
développement du positivisme, du matérialisme contenu du capital, a
pour
conséquence une revitalisation de la religion. Il y eut toujours en
Russie des
sectes religieuses s’opposant au pouvoir autocratique. Les populistes
se
lièrent plusieurs fois aux raskolniki
afin de renforcer leur lutte contre le tsarisme. A l’heure actuelle, la
religion permet une manifestation humaine contre le capital, parce que
dieu est
un produit humain. En URSS comme dans les démocraties populaires, la
religion a
conservé son vieux rôle sur lequel s’est greffée cette lutte contre le
capital.
Nous avons une situation similaire en Amérique latine, tandis qu’en
Europe et
aux E.U. c’est le second aspect qui l’emporte. D’ailleurs le dieu de
plus en
plus revendiqué est un dieu qui a le visage de L. Feuerbach.
Toutefois,
tout ce
qui précède est encore insuffisant
pour
pouvoir porter jugement sur la transformation sociale de
Ceci
est important en
ce qui concerne les formes antédiluviennes du capital comme le capital
marchand
et le capital usuraire. A propos de celui-ci, K. Marx dit :
« Mais
il ne
s’immisce pas dans le procès de production lui-même qui, après comme
avant, se
poursuit à côté de lui dans sa forme traditionnelle ». (10/18,
p. 198)
Le
capital ne peut
pas s’autonomiser. Il est toujours à la merci du pouvoir politique ou
d’une révolte
des hommes, K. Marx ajoute :
« De
fait, le
capital usuraire se développe lorsque le mode de production
traditionnel
s’étiole ; qui plus est, il est le moyen de l’étioler et de le
faire
végéter dans les conditions les plus défavorables. Ce n’est toutefois pas encore la soumission formelle du
travail au capital ». (Ibid.,
p.
198)
En
outre, même si
dans certaines zones le procès de travail a été assujetti au capital,
sa
domination peut être remise en cause. Dans tous les cas, en ce qui
concerne
« Dans
la mesure
où je peux juger, les koulaks eux-mêmes préfèrent tenir dans leur
griffes le
paysan en tant que sujet à exploitation plutôt que de le ruiner une
fois pour
toute et lui ravir la terre. C’est pourquoi mon impression est que même
le
paysan russe là où il ne sera pas réclamé comme travailleur pour les
usines ou
dans les villes, mourra péniblement ; avant qu’il meure, il
faudra
plusieurs fois le tuer… » (Werke,
t. 38, p. 196)
Là,
F. Engels a
vraiment été prophète. En revanche, V. Lénine a trop
vite assimilé le koulak au farmer
américain, ce qui lui a permis de
théoriser deux voies d’évolution possibles pour l’agriculture
russe : une
voie prussienne et une voie américaine (cf. « Le
programme agraire de la
social-démocratie dans la première révolution de 1905-07 ».
Cette
interprétation capitaliste sera reprise à propos du Nepman, considéré
comme un
vrai capitaliste. Ces erreurs d’analyse seront lourdes de conséquences
pour le
développement de la révolution en Russie et pour celui de la
paysannerie
soviétique : la violence, la terreur dans les campagnes. La
fameuse
dékoulakisation fut une tentative d’imposer de force un développement
capitaliste en enlevant l’obstacle usuraire (en Occident aussi, le
capital dut
terriblement lutter pour éliminer l’usure. Cf. à ce sujet le livre IV
du Capital), mais ce faisant -
comme on
peut le voir au travers de l’étude de A. Bordiga - il y eut
reconstitution
d’une caricature de mir ;
du mir tel qu’il pouvait être avant
la
révolution au moment où il se dissolvait.
Autrement
dit, la perplexité
de K. Marx comme celle de beaucoup de populistes au sujet de la
possibilité
d’un développement réel du capital en Russie, était pleinement
justifiée. La
structure agraire liée à des conditions géographiques bien déterminées
fait
obstacle au capital.
Mais
si le capital
parvient à dominer le procès de production (à noter toutefois qu’en
1917
beaucoup d’ouvriers de Petrograd avaient conservé d’importantes
attaches à la
campagne, ils n’étaient pas totalement prolétarisés de ce fait), son
existence
n’est pas encore assurée à l’échelle sociale. Son épanouissement est
conditionné par la transformation de l’ancien procès de circulation en
procès
de circulation propre au capital qui l’unit au procès de production
immédiat et
constitue ainsi le procès de production global du capital. Voilà
pourquoi nous
avons étendu le champ des concepts de K. Marx et avons parlé d’une
domination
formelle et d’une domination réelle du capital sur la société. Cette
dernière
domination est réalisée lorsque toutes les présuppositions sociales ont
été
transformées, qu’elles sont posées par le capital lui-même ;
lorsqu’il est
devenu communauté matérielle et accomplit son procès d’anthropomorphose
et se
pose en communauté fictive. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait une
domination
totale, absolue, qui impliquerait la disparition de toute possibilité
de lutte
de la part des hommes.
C’est
pourquoi ce
nous semble une grave erreur de dire qu’en Russie le mode de production
capitaliste était prédominant en 1917. Si on affirme cela, on doit
obligatoirement affirmer que la révolution devait être la révolution
communiste
parce que tendant à réaliser directement le communisme. La victoire des
bolcheviks est alors tout à fait inexplicable, eux qui défendaient la
thèse de
conduire la révolution bourgeoise à la façon prolétarienne (la
transcroissance
dépendant de l’Occident).
La
solution réside
dans l’escamotage pur et simple de l’action des bolcheviks et du
problème
paysan. On dit : au départ il y a le MPC, au point d’arrivée
de même. Il
n’y aurait pas eu de révolution mais un certain bouleversement dont les bolcheviks, entre autres,
auraient été les
protagonistes. Ils auraient permis par leurs vues gestionnaires un
maintien du
MPC. Cependant, la logique n’est pas en totalité respectée car il
faudrait dés
le début définir les bolcheviks en tant que réactionnaires et dire
qu’il aurait
dû et pu y avoir un mouvement révolutionnaire. Pourtant, comble
d’illogisme, certains
reconnaissent
qu’il y a eu réalisation de tâches démocratiques alors que le MPC était
déjà
dominant !
Si
on dit que la
révolution russe fut une révolution bourgeoise (toujours en considérant
le MPC
dominant), on doit clarifier, immédiatement ensuite, que ce fut une
révolution
politique qui permit de doter
« Au
contraire,
l’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance
des classes sans influence politique de supprimer leur isolement
vis-à-vis de l’être de l’Etat
et du pouvoir. Leur point de vue est celui de l’Etat, d’une totalité abstraite qui n’existe que
par la séparation de la vie réelle,
qui serait impensable sans la
contradiction organisée entre
l’idée
générale et l’existence individuelle de l’homme. Conformément à sa
nature limitée et désunie,
une révolution à âme
politique organise donc une sphère dominante dans la société,
aux dépens de
la société ». (K. Marx, Gloses
critiques
marginales à un article: « Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien» »,
Spartacus n° 33).
C‘est
l’affirmation
de la nécessité d’une révolution seulement politique qui permettait à
L. Trotsky
de sauver sa théorie de la révolution permanente. Car si en URSS
persistait
quelque chose de révolutionnaire, de socialiste, il n’y aurait donc
plus qu’à
parachever l’œuvre, donc permanence de la révolution. Mais réclamer une
révolution politique en URSS, c’est réclamer la permanence d’une sphère
dominante dans la société aux dépens de la société, ce qui n’est pas
incompatible avec l’errance de Trotsky, car c’est concevoir la société
allant
vers le communisme comme étant identique à la société bourgeoise.
En
réalité, on avait
une domination tout juste formelle dans le procès de production conçu à
l’échelle de toute la société. Dans l’agriculture en
particulier, le capital n’avait en aucune
façon aboli les antiques présuppositions. A l’heure actuelle, nous
pouvons dire
qu’en Russie le capital ne parvient pas à parachever sa domination
réelle parce
qu’il n’arrive pas encore à dominer l’agriculture et ceci confirme la
prévision
de Marx affirmant qu’après la réforme de 1861
D’autre
part quand
A.Bordiga définit l’État
russe comme un État
des paysans kolkhoziens et du capital mondial, cela
exprime encore la faiblesse du MPC en URSS. Sous une autre forme, on
peut
constater que les kolkhoziens jouent le rôle d’usuriers !
Ceci
n’épuise encore
pas nos interrogations sur le destin de la commune russe. Était-elle
ou non vivace en 1917? Car ceci conditionne en
grande partie l’appréciation de la position des bolcheviks. Pour
répondre,
faisons un léger détour pour rappeler qu’au cours de tout procès
révolutionnaire il y a deux phénomènes importants qui dans une certaine
mesure
sont parfois en opposition, le phénomène de transcroissance sur lequel
nous
reviendrons et celui de la réapparition de contradictions, de heurts,
de
conflits qui avaient été oubliés parce qu’on croyait qu’ils avaient été
résolus. Or, comme le montre K. Marx, la valeur d’échange, dans son
devenir, ne
résout aucune contradiction, elle les englobe ; le capital
procède de la
même façon. Ainsi, par suite d’une crise, d’un déséquilibre, d’un
ébranlement
du système en place, peuvent resurgir des contradictions qui avaient
été simplement
englobées. Il est possible que de vieux comportements humains
réapparaissent
surtout dans les zones où la domestication du capital n’a pas encore
atteint
une dimension historique. Cela veut dire que même si dans les
statistiques on
pouvait enregistrer une disparition de l’Obchtchina
en 1917, il ne se pose pas moins le problème de sa revitalisation du
fait même
de l’irruption révolutionnaire.
V.
Lénine a perçu une
partie du phénomène et, en 1918 comme en 1919 (cf. le VIII° congrès du
PCR), il
insiste sur la résurgence de formes anciennes. Cependant, il n’analyse
les
phénomènes que dans l’optique du devenir du capital et non du point de
vue de
l’Obchtchina (les deux ne s’excluant
pas d’ailleurs) ; celle-ci ne pourrait-elle pas revivre une
fois que l’immense
appareil tsariste (qui justement empêchait tout devenir des
communautés) est
désemparé à la suite de la disparition du tsar, puis totalement
désorganisé
lors de la mise en branle des luttes à la campagne ? Les
Russes ont depuis
1861 perdu leur vieille communauté, c’est un fait que beaucoup
d’auteurs
affirment, mais elle n’a pas été remplacée par des formes
d’organisation
stable, le capital arrive tout au plus à se développer formellement
dans
quelques secteurs.
Que
ces communautés
aient pu revivre a un intérêt exceptionnel pour comprendre une voie
qu’aurait
pu prendre la révolution russe et par là porter un jugement sur
l’ensemble de
celle-ci. En effet, le pouvoir central tsariste, nous l’avons vu,
s’était
greffé sur les petites communautés ; avec sa disparition, la
communauté du
prolétariat mondial (dictature du prolétariat) pouvait faciliter un
devenir au
communisme d’une façon harmonieuse et pour ainsi dire non violente en
regard
des tourments qu’a connus l’URSS, de la révolution à nos jours. Or la
revitalisation de ces communautés n’est pas une hypothèse gratuite. F
Engels
écrivit à propos de
« En
Pologne,
surtout dans les provinces de Grodno, où la plupart des hobereaux sont
ruinés
par suite de l’insurrection de 1863, les paysans achètent ou afferment
maintenant de façon fréquente les domaines seigneuriaux qu’ils
cultivent en
commun et pour le compte de tous. Or ces paysans n’ont plus de
propriété
communautaire depuis des siècles, et ce ne sont pas des Grands Russes,
mais des
Polonais, des Lituaniens, des Biélorusses ». (« De la question sociale en Russie »,
MEW t. 18, p. 565, note)
D’une
manière
générale, on peut dire que tant que le capital n’est pas parvenu à
transformer
l’homme, à produire une autre espèce, il y a des invariants humains qui
sont
évidemment masqués d’autant plus que la domination du capital est plus
ancienne ; ces invariants subissent en outre l’influence des
données
géographiques : ainsi l’invariant qui a tendance à retourner à
la
communauté est plus fort, plus persistant dans les zones où les
conditions
ambiantes rendent difficiles une autonomisation de l’individu. C’est
pourquoi à
l’échelle mondiale, dés que la communauté matérielle et fictive du
capital aura
été désagrégée, les hommes et les femmes pourront entreprendre une
reconquête
et une création de leur vie. En URSS, la tendance à former une
communauté
humaine sera certainement très puissant en vertu de ce que nous venons
de dire
sur l’histoire de ce pays.
La
persistance et
même la revitalisation, en Russie, de la commune agraire ont été
affirmées par
un spécialiste des questions slaves, P. Pascal :
« La
commune
n’est pas morte après la révolution ». (Civilisation
paysanne en Russie, Slavica, Ed. L’âge d’homme, 1969,
p. 25)
Il
affirme qu’elle
était encore vivante en 1966.
On
ne saurait
évidemment tirer des conclusions solides de quelques remarques fournies
par
l’auteur dans son livre, cependant il existe d’autres témoignages
directs ou
indirects, prouvant la revitalisation de la commune. Voline en donne
par
exemple dans son livre « La
révolution inconnue », mais ce sont des simples
allusions sur
lesquelles on ne peut rien fonder.
Le
témoignage de L. Trotsky
est surtout intéressant à cause de sa position rigoureusement marxiste.
Dans
son « Histoire de la révolution
russe », il écrit :
« En
même temps
commence un mouvement des « communaux », c’est-à-dire
des paysans
cossus qui s’étaient séparés des communautés en prenant des
lotissements
indépendants sur la base de la loi de Stolypine du 9 novembre
1906 ». (Ed.
du Seuil, t. 1, pp. 356-357)
Ceci
exprime bien la
volonté des paysans de reconstituer l’Obchtchina
- ce que L. Trotsky ne soulève pas - . Il est étonné que les paysans
pauvres
aillent chercher les koulaks pour piller ensemble les résidences
seigneuriales.
Or les koulaks étaient encore dans la communauté. La force de celle-ci
s’impose
tout de même à lui.
« Dans
le
gouvernement de Koursk, on se mit à persécuter les paysans acquéreurs
de
lotissements qui refusaient de rentrer dans la commune. Devant la
grande
révolution agraire, avant une péréquation générale des terres, la
paysannerie
veut se présenter comme un seul tout. Des cloisonnements à l’intérieur
peuvent
créer des empêchements. Le mir doit
marcher comme un seul homme. La lutte pour la conquête des terres
nobles
s’accompagne, par conséquent, de violences sur les fermes, c’est-à-dire
sur les
cultivateurs individuels ». (Ibid.,
t. 1, p. 360)
La
réforme de
Stolypine avait été la seule réforme conséquente en vue de faire
pénétrer le
MPC dans l’agriculture, par l’intervention de l’État,
au lieu de laisser agir les mécanismes économiques élémentaires. Ce qui
transparaît dans le texte de L. Trotsky, c’est la volonté de la commune
de
reconquérir sa totalité, de se redéfinir dans son intégralité.
L’explication de
L. Trotsky est toute superficielle : essai de justification de
sa théorie
purement classiste.
Dans
« Russie et révolution dans la
théorie
marxiste », A. Bordiga soutient V. Lénine et dit que
la commune
agraire est définitivement éliminée avant 1917, mais dans « Structure économique et sociale
de
« La
réforme la
plus audacieuse, celle de Stolypine en 1906, ne parvint pas non plus à
établir
sur toute la campagne un régime d’exploitations particulières (…) On
estime
qu’à la veille de la grande guerre un quart seulement de la forme
collective
d’exploitation avait été liquidée ».
C’est
à peu près ce
qu’affirme l’historien Carmichael.
Cette
remarque de A. Bordiga
explique en outre pourquoi V. Lénine parle toujours de déclencher la
lutte de
classe à la campagne (thème repris par J. Staline encore en 1928) afin,
d’une
part, d’accroître les forces productives et, d’autre part, de détruire
la force
des koulaks. Quand V. Lénine écrit : « Il nous faudra
beaucoup de
temps pour scinder la paysannerie et nous rallier les éléments non
koulaks » ; (t. 30, p. 523), cela n’exprime-t-il pas
que l’Obchtchina persiste en dépit
des
statistiques qui ne l’enregistrent pas comme telle ? Plus
tard, il signale
qu’il y a eu alliance avec les paysans sur le plan économique seulement
en
1921, pour la première fois (t. 33, p. 157 et p. 273). L’évolution de
Lénine
vis-à-vis des paysans se traduit par les variations dans sa
formule :
dictature démocratique
du prolétariat et
de la paysannerie, qui devient dictature démocratique du prolétariat et
de la
paysannerie pauvre, puis dictature du prolétariat soutenue par les
paysans
pauvres et les semi-prolétaires (cf. t. 27, p. 154 et p. 182 pour ce
qui
concerne cette dernière formule).
Ceci
n’est pas décisif
mais suffisant pour imposer un réexamen de la question. Il faudra le
faire,
aussi, à propos de la fameuse mesure inscrite au programme des
socialistes
révolutionnaires mais qu’ils furent incapables d’appliquer et que les
paysans
réalisèrent directement avec le consentement et l’aide même des
bolcheviks : la terre aux paysans. Qu’est-ce, sinon la
revanche des
paysans vis-à-vis du tsar qui les avait libérés du servage mais en leur
imposant le rachat. Or, comme le rappelait Plekhanov, les paysans
considéraient
que la terre leur appartenait.
« « Nous
sommes à vous, mais la terre est à nous » disaient les paysans
aux
seigneurs ». (o.c., p. 260)
Il
n’est pas possible
d’affirmer de façon péremptoire que ceci était une preuve du caractère
petit-bourgeois des paysans, de leur instinct de propriété ;
le tsar
abattu, ils reprenaient ce qui leur revenait. Il est évident qu’entre
temps
beaucoup de choses avaient changé : des nobles et des
bourgeois avaient
réussi à s’accaparer des terres créant ainsi des antagonismes
secondaires. Mais
fondamentalement, dans son essence, il se produisit la même chose
qu’avec
«
Les ouvriers réimposèrent la
république que le
second empire avait escamotée. Les paysans russes récupéraient la terre
de leur
communauté que le tsarisme leur avait enlevée. Ceci aurait pu être le
point de
départ d’une reformation des communautés à un niveau supérieur à
condition que
les paysans fussent soutenus par le nouvel État,
lequel devait enlever les éléments qui nuisaient au développement des
communes,
comme l’affirmait K. Marx dans les brouillons de sa lettre à V.
Zassoulitch. Le
triomphe du marxisme empêcha la réalisation de cette solution. L’État
fut conçu (et agit) comme créateur de formes
d’organisation (cf. création des comités de paysans pauvres en 1918) et
non
comme une force vivifiante coordonnant les différentes communautés et
celles-ci
avec les villes. Il ne fut pas l’expression d’un centralisme organique
mais
despotique.
Enfin,
il est plus
que probable que le phénomène communautaire n’a pas ressurgi partout
avec la
même intensité (les documents font toutefois défaut pour statuer
sérieusement),
mais il est des régions où cela ne fait pas l’ombre d’un
doute : Ukraine.
La makhnovtchina aurait été
impossible sans la résistance des paysans sur leur base communautaire
et les
données fondamentales d’Archinoff ne sont pas réellement réfutées par
L. Trotsky
Celui-ci, dans sa polémique (Ecrits
militaires) ne fait que confirmer négativement les caractères
fondamentaux
affirmés plus haut. On a accusé ce mouvement
d’être anarchiste et il est vrai qu’il y eut des
anarchistes en son sein
(ils furent les seuls à le défendre et à l’exalter) ; ceci
n’est que
vérité parcellaire car c’est oublier que tout le mouvement populiste
expression
de l’Obchtchina était antiétatiste…
mais, nous l’avons vu, le marxisme russe, dans son désir de favoriser
le
développement du capital, avait perdu cette dimension
populiste ; ce qui
n’était pas la position de Marx qui écrivait dans un brouillon de la
lettre à
V. Zassoulitch :
« Aujourd’hui
c’est un obstacle [l’isolement des communes qui favorise la greffe du
despotisme, n.d.r.] d’élimination le plus facile. Il faudrait
simplement
substituer à la volost, institut
gouvernemental, une assemblée de paysans choisis par les communes
elles-mêmes
et servant d’organe économique et administratif de leurs
intérêts ».
Or,
c’est ce
qu’essayèrent de réaliser les Ukrainiens, comme nous l’explique
Archinoff dans
son livre « Le mouvement makhnoviste ».
Un
autre cas beaucoup
plus difficile à analyser est celui de Cronstadt et du soulèvement dans
le
gouvernement de Tambov beaucoup moins connu. Ainsi par suite de leur
prise de
position vis-à-vis des populistes et de leur non compréhension des
positions de
K. Marx sur
Nous
voulons indiquer
un dernier grand mouvement historique qui, à notre avis, montre la
persistance
de la communauté tout au moins en tant que comportement, c’est la
collectivisation forcée de 1929, que I. Deutscher considère comme une
deuxième
révolution qui fut « encore plus profonde et plus radicale que
la
première » (Staline,
Gallimard,
Livres de poche, p. 362). Or si I. Deutscher dénonce le caractère forcé
que
prit cette collectivisation, il ne signale pas moins un mouvement
d’enthousiasme au départ :
« Le
début de la
collectivisation fut un succès indubitable ». (Ibid.,
p. 395)
Ce
qu’affirme aussi
P. Broué :
« En
fait, la
collectivisation se déroule de façon beaucoup moins schématique et
surtout
moins linéaire. Elle provoque un incontestable enthousiasme dans les
couches
les plus pauvres des paysans, appelés ainsi à reprendre, sous une forme
originale, la lutte séculaire pour la terre de celui qu’ils considèrent
comme
l’exploiteur [le koulak, n.d.r.], et l’on a pu parler, en ce sens, d’un
véritable « Octobre paysan » ". (« Le parti bolchevik », Ed. de
Minuit, p. 316)
Cependant,
il est
important de noter que très vite la lutte des paysans contre les
koulaks se
transforma en lutte contre l’État.
Dans bien des
cas, nous indique-t-on, l’ensemble du village était solidaire des
koulaks. Inconséquence
des moujiks, dira-t-on ou, alors, c’est qu’il y a une raison plus
profonde qui
peut être la défense de leur communauté.
Déjà
les comités de
paysans pauvres fondés en 1918 par l’État
n’avaient pas rencontré de succès ; les paysans répondaient
par l’inertie
(non volonté de collaborer sur le plan économique) à la destruction de
leurs
vieux rapports communautaires. C’est pourquoi purent-ils s’illusionner
au début
sur le sens de la collectivisation, pour se rebeller ensuite. Mais
après que J.
Staline eût dû lâcher du lest et que les kolkhozes se furent stabilisés
quelque
peu, celui-ci sentit le danger de cette résurrection
communautaire :
« Il
étonna le
parti en disant que les fermes collectives pouvaient devenir plus
dangereuses
encore pour le régime que les exploitations agricoles privées.
Autrefois, les
paysans étaient disséminés et lents à réagir ; ils étaient
incapables de
s’organiser au point de vue politique. Depuis la collectivisation, les
paysans
étaient organisés en corps compacts qui pouvaient soutenir les soviets
mais qui
pouvaient aussi se tourner contre eux avec plus d’efficacité que ne le
pouvaient les cultivateurs indépendants. Pour que le parti puisse les
surveiller étroitement, on établit des sections politiques
rurales ». (I. Deutscher,
« Staline », pp.
406-407)
J.
Staline aurait
voulu faire des paysans ni plus ni moins des salariés qui dépendraient
directement de l’Etat, et leur vieille organisation communautaire eut
été
définitivement balayée, choses que, depuis 1861, avec le mouvement
populiste,
ils avaient refusées de subir. Staline ne put donc résoudre la
difficulté qu’en
transformant toujours plus l’ensemble des kolkhoziens en koulaks
usuriers non
plus vis-à-vis des paysans mais vis-à-vis des couches urbaines à prédominance ouvrière[12].
Cependant,
d’après
divers auteurs, le fait communautaire n’aurait pas encore totalement
disparu de
nos jours. C’est ce qu’affirme, comme nous l’avons déjà signalé, P.
Pascal ; c’est ce que suggère B. H. Kerblay dans son article
« Changements dans l’agriculture
soviétique » :
« Les
récents
débats témoignent d’une tradition paysanne communautaire et familiale
qui, dans
un certain nombre de cas, se révèle à contre-courant des solutions
préconisées
pour moderniser les structures agraires ». (Problèmes
économiques, n° 1162, 1970)[13].
Prévenons
tout de
suite un malentendu possible : nous ne voulons absolument pas
dire que le
MPC, à un certain stade de sa vie historique, est incapable de se
développer
dans certaines zones. Ainsi en Allemagne : le capitalisme sous
sa forme
primordiale mercantiliste, commerciale (libre concurrence et phase
libérale
donc) rencontra de très grands obstacles. Il semblait que les
« caractères » des Allemands, la nature du pays
fussent totalement
réfractaires aux principes du capitalisme. K. Marx lui-même ironisa sur
le
patriarcalisme allemand, sur la vie campagnarde du philistin allemand,
etc.
Cependant, quand le capital eut pris, sous sa forme de capital fixe,
une
certaine ampleur, et que donc science et organisation furent
nécessaires, les
« caractères » des Allemands devinrent compatibles
avec ceux du
capital. L’on sait à quel point à la fin du siècle dernier et au début
de
celui-ci la rationalisation fit des progrès dans ce pays, anticipant,
au cours
des années 20, tout le mouvement futur du capital qui devait s’épanouir
aux
Etats-Unis après la deuxième guerre mondiale.
Dans
sa polémique
contre les populistes, G. Plékhanov s’est beaucoup servi de l’exemple
allemand.
Il cite tous les auteurs qui affirmèrent autrefois que le MPC ne
pouvait pas se
développer en Allemagne pour leur opposer la réalité allemande de son
époque
et, ce faisant, dire aux populistes : en Russie, également,
rien ne
s’oppose à l’instauration du MPC.
C’est
là justement
que l’analyse de G. Plékhanov est totalement insuffisante. Oui, le MPC
peut se
développer en Russie à partir du moment où, en Occident, il s’est
constitué en
communauté matérielle apte à remplacer l’État
tsariste (en Chine, il remplacera l’unité supérieure ou englobante).
C’est ce
qui s’est réalisé. Simultanément, cela a facilité l’instauration de la
domination réelle dans les zones les plus développées. On ne peut pas
assimiler
stalinisme à nazisme, mais il y a une convergence dans le débouché de
l’action.
Le totalitarisme nazi a pu être passager, transitoire, parce que le
vrai
despotisme du capital agit maintenant, tandis qu’en URSS il n’a pas
encore
accédé à l’existence. Dés lors, on peut se demander si le capital ne
doit pas
encore parachever sa domination pour pouvoir ensuite s’imposer en URSS.
Ne
doit-il pas aller jusqu’à produire, non seulement un autre type d’homme
(comme
cela se produit à chaque changement de mode de production), mais une
autre
espèce et réaliser l’utopie conjuratrice de mauvais sort de Zamiatine
« Nous autres ».
Aux
E. U., comme l’a
montré, en particulier, H. Marcuse, certains savants cherchent à
intervenir sur
l’hérédité, à manipuler le patrimoine génétique, à bouleverser donc la
biologie
humaine afin de rendre l’homme totalement adaptable au capital (le
vieux rêve
du capital, cf. Galbraith !). Les progrès accomplis dans ce
pays et dans
d’autres, ajoutés à ceux auxquels sont parvenus les adeptes de la
manipulation
humaine en URSS (on est passé du camp de concentration travail au camp
de
concentration psychiatrique !), pourront permettre de produire
des hommes
qui n’auront plus de besoins terriens ; la dépendance
vis-à-vis de
l’agriculture pourra alors être éliminée. En attendant, la production
de la
démence est un moyen de domestiquer les hommes. En Occident, le capital
par son
propre déroulement de vie assujettisseur d’hommes l’engendre, en URSS,
par
suite du retard, il faut des entreprises spécialisées en folie… Mais la
convergence est tout de même patente : délinquance et démence
en tant que
déterminations fondamentales actuelles du capital.
Ceci
étant posé, le
débat de 1906 au congrès de Stockholm sur la nationalisation de la
terre et le
danger de restauration qu’elle impliquerait, apparaît significatif du
manque de
connaissance du devenir du capital à la communauté matérielle et de l’abandon de toute
perspective d’utiliser les
structures communautaires agraires lors du passage au communisme.
« …Plékhanov
prit la défense de Maslov et essaya de convaincre le congrès que la
nationalisation proposée par Lénine n’était qu’un emprunt aux
socialistes-révolutionnaires et aux populistes ». (V. Lénine, Rapport sur le congrès d’unification, t.
10, p. 341).
« Pour
autant que la nationalisation de
la terre existait dans
Or,
il n’y eut pas de
MPA, et c’est vraiment outrer fortement les faits que d’affirmer que le
MPC est
devenu dominant. Pourquoi alors, comme nous l’avons déjà fait
remarquer, une
révolution qui doit seulement réaliser la dictature des ouvriers et des
paysans, pourquoi cette révolution est-elle fondamentalement bourgeoise
aux
dires de Lénine lui-même ?
Mais
pourquoi V. Lénine
voulait-il la nationalisation ? Pour brûler les étapes,
permettre le
développement des formes capitalistes les plus évoluées. En acceptant
toutes
ces prémisses, on ne peut qu’être d’accord avec lui. Pourtant, pour que
sa
démonstration soit solide, il faudrait qu’il réfute les présuppositions
de
l’argumentation de G. Plékhanov. Or celui-ci dans cette question
retrouve les
éléments de son ancienne théorie populiste : l’importance de l’État
par exemple.
« Les
choses se
sont présentées chez nous de telle sorte que la terre et les
cultivateurs ont
été asservis par l’État ;
c’est sur
la base de cet asservissement que s’est développé le despotisme russe.
Pour
briser le despotisme, il faut éliminer sa base économique. C’est
pourquoi je
suis contre la nationalisation maintenant ». (Cité par V.
Lénine, cf. t.
13, p. 343)
Un
autre
social-démocrate fit la remarque suivante :
« Si
la révolution
avait amené la
tentative de nationaliser
les terres communautaires des paysans
ou
de nationaliser les terres seigneuriales confisquées, comme le propose
le
camarade Lénine, cette mesure aurait amené à un mouvement
contre-révolutionnaire non seulement dans les régions périphériques du
pays,
mais aussi dans le centre. Nous n’aurions pas qu’une Vendée, mais un
soulèvement général de la paysannerie contre la tentative de l’État
de disposer à son gré des terres communautaires
appartenant en propre (souligné par
John) aux paysans, contre la tentative de les nationaliser ». Ibid., p. 273)
Les
mencheviks
recouraient à une solution artificielle, la municipalisation et, pour
prouver
qu’elle serait une garantie contre l’autocratie, ils citaient la
résistance du
mouvement autonome arménien, les cosaques, etc. Or, surtout dans ce
dernier
cas, les persistances de la communauté agraire étaient encore fortes au
début
du XX° siècle. En réalité, la vraie solution était celle des populistes
et de K.
Marx : rendre les terres aux communautés et transformer l’Etat
qui
deviendrait alors un allié de celles-ci. A ce moment-là, il ne pouvait
plus se
placer au-dessus comme un despote, mais comme un organisme de liaison
entre
ville et campagne (pour la livraison de machines agricoles par exemple)
et
comme défenseur contre les koulaks afin, non de les détruire, mais de
les
résorber dans les communautés. De cette façon, on aurait pu avoir
réalisation
de l’État-commune.
Une
telle mesure
n’aurait pas signifié confier la terre à une seuls classe de
producteurs car,
comme le disait K. Marx (« Sur la
nationalisation de la terre »), ceci ne nous fait
aucunement
progresser vers le communisme.
La
propriété de la
terre ne peut être que celle de l’espèce. Il se serait agi uniquement
de revitaliser
les communautés afin de pouvoir englober le progrès technique et éviter
le
développement du capital. Cela aurait signifié à brève échéance la mise
en
application d’un point fondamental du programme communiste
d’alors :
abolition de la séparation-opposition ville-campagne. A l’heure
actuelle, le
capital a accompli cela à sa façon et à son profit. La relation de
l’homme à la
nature se pose d’une façon différente.
En
l’absence de cette
perspective, V. Lénine ne pouvait affirmer qu’une garantie
contre :
« une
restauration en Russie (après la victoire de la révolution en Russie)
« ne » résiderait exclusivement
« que » dans une révolution socialiste en
Occident ». (Ibid., p. 347)
En
cela il avait
raison, mais il déplaçait le problème. Il ne pouvait pas voir le danger
de
restauration, non tant conçu comme le retour d’un autre mode de
production (
L’État
a finalement été renforcé (comme en France après chaque
révolution) et c’est, par suite de la défaite de la révolution en
Occident, la
prévision menchevique qui s’est réalisée. La bureaucratie n’est qu’un
fait
secondaire. Les bureaucrates sont chargés d’exécuter les décisions de l’État.
Ils ne peuvent pas former une classe autonome (aussi
bien sous le tsarisme qu’à l’époque soviétique). Ce ne sont pas eux qui
font
vivre le MPC ; ils vivent à ses dépens, comme d’ailleurs tous
les
capitalistes actuellement devenus fonctionnaires du capital (cf. K.
Marx et la
dépersonnalisation du capitaliste).
Mais
même en Russie les personnages dominants, comme l’affirme A. Bordiga,
ne sont
pas les bureaucrates, mais les spéculateurs, les affairistes, les
bandes, etc.,
qui prolifèrent sur la base de la communauté matérielle en train de
s’édifier
(dans le domaine industriel). Cela prend seulement un aspect plus
étatique en
URSS et, dit A. Bordiga, ils sucent l’État-bite.
Cette analyse est cohérente avec celle de K. Marx, parlant des
« intrus-capitalistes, rendus puissants aux frais et aux
dépens par le
même État ».
Le
capital sans
classe capitaliste, c’est ce que peut réaliser le MPC, comme D.
Ricardo, K. Marx,
A. Bordiga l’affirmèrent[14].
En Occident, ceci n’est possible que lorsque le capital s’est constitué
en
communauté matérielle, quand donc il a bouleversé les vieilles
présuppositions
étatiques. En URSS, c’est par l’intermédiaire de la restauration du
despotisme
qu’il y a pour ainsi dire un escamotage de la classe capitaliste (dans
l’aire
asiatique, la tendance est identique), par là le capital ne domine pas
selon
son être; mais l’intervention toujours plus grande de la communauté du
capital
mondial, surtout par l’intermédiaire des E.U., tendra à produire une
adéquation
plus rigoureuse entre celui-ci et le pouvoir de domination sur la
société.
Une
préoccupation
commune au tsar, aux populistes, aux bolcheviks fut d’utiliser les
forces
productives du capital sans avoir à subir l’existence d’une classe
capitaliste.
Pour les tsars, il s’agissait de les utiliser pour perfectionner leur
domination sur le peuple russe et afin de pouvoir lutter contre les
autres États.
Pour les populistes, il fallait sauter le MPC, pour
les bolcheviks abréger sa durée. Mais si les marxistes durent, comme le
dit A. Bordiga,
jouer le rôle des illuministes et accomplir une tâche romantique, il
était
inévitable qu’ils devaient aussi, à la suite du blocage de la
révolution en
Occident, accomplir
la tâche de la
contre-révolution vis-à-vis du prolétariat dés lors qu’ils devaient
seulement
gérer le capital. Ce qui engendre la théorie selon laquelle la masse ne
peut
pas comprendre ses propres intérêts. Seuls le parti, l’État
ont la science et la conscience de ce qui lui est
nécessaire. La répression est donc utile, humaine, car c’est pour leur
bonheur
que l’on massacre les hommes. L’État
est vraiment le bienfaiteur !
Les
populistes eux
aussi étaient conscients des tâches à accomplir :
«Nous
devons donc faire
ce qui depuis longtemps a déjà été réalisé partout en Europe, non par
des
partis socialistes, mais par des partis bourgeois ». (Kibaltchitch, 1881, cité par F. Venturi,
o.c., p. 1079)
De
même ils
concevaient la nécessité d’un État
révolutionnaire,
mais pour eux l’Obchtchina restait
la
garantie d’un déroulement pleinement révolutionnaire de la
transformation
sociale.
Enfin,
une preuve
inverse de l’immense puissance de l’État,
effroyable carcan, ce fut l’épanouissement de l’activité
intellectuelle, artistique,
lors de l’effondrement du tsarisme (en quelques années, les Russes se
portèrent
à l’avant-garde) ; de même que l’épanouissement des rapports
humains,
d’une sexualité libérée comme en témoigne l’œuvre de V. Schmidt. En
revanche,
dés le renouvellement du despotisme, il y aura exaltation de la famille
monogamique, de la morale rigide et étroitement stupide, du culte du
travail et
du réalisme soviétique. Ce réalisme est une exigence despotique. La
représentation doit être le double de la réalité. Aucune évasion n’est
possible : l’imagination est enchaînée.
Une
dernière
conséquence doit être tirée et analysée de cette périodisation en
domination
formelle et réelle. Nous avons rappelé une des composantes de la
position de K.
Marx et de F. Engels au sujet de
Le
moment de
discontinuité qui se produit à la fin du siècle dernier fut perçu mais
non
compris, non reconnu en tant que tel. C’était celui où le capital
venait
d’intégrer le prolétariat donc assurait sa domination réelle dans le
procès de
production immédiat et tendait à généraliser celle-ci au procès de
production
global et à l’ensemble de la société. Ce qu’il ne devait atteindre qu’à
la
suite de deux guerres mondiales et des divers mouvements comme le
fascisme, le
nazisme, le new deal et, avec des déterminations historiques diverses,
à l’aide
du franquisme, du péronisme, etc. Ce moment de discontinuité impliquait
la fin
de la possibilité d’utiliser la démocratie, d’appliquer la tactique
indirecte
car il n’y avait plus de concurrence possible en vue de prendre le
pouvoir pour
diriger les forces productives puisque le capital
avait définitivement triomphé. Ce moment
était d’ailleurs déjà effectif en 1871 pour l’Europe occidentale et les
E. U.
Marx lui-même écrivit:
« Le
plus haut
effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre
nationale ; et il est maintenant
prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à
retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté aussitôt que
cette
lutte de classe éclate en guerre civile. La domination de classe ne
peut plus
se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne
font qu’un contre le
prolétariat ! » (La guerre
civile en France, Ed.
sociales, p. 62)
Dans
ce contexte, le
tsarisme ne pouvait plus enrayer le devenir du MPC en Allemagne, car il
devenait tributaire de ce dernier. Un conflit avec l’Allemagne
requérait une
industrialisation de
L’autre
aspect du
moment de discontinuité, c’était la puissance du mouvement
révolutionnaire en
Russie, mouvement qui s’était continuellement renforcé depuis 1861, et
dont les
populistes furent les plus remarquables représentants. Ils seront
relayés au
début du XX° siècle par les marxistes ; les thèmes
fondamentaux de leur
activité seront en définitive les mêmes, en dehors de l’Obchtchina.
C’est
le MPC qui
devient l’adversaire le plus dangereux pour la révolution
prolétarienne. La
classe dominante d’Europe occidentale, comme F. Engels le notera
lui-même,
pourra avoir intérêt à intervenir en Russie pour rétablir le pouvoir du
tsar et
même, comme cela adviendra en février 1917, tenter de diriger la
révolution
capitaliste par le haut, en écartant le prolétariat du pouvoir et en
asphyxiant
la révolution prolétarienne en Occident.
Il
n’était plus
possible de considérer
« Les
Slaves
furent en 1848 le gel mordant qui tua les fleurs du printemps
populaire.
Peut-être leur sera-t-il donné d’être maintenant l’orage qui rompra la
glace de
la réaction et apportera irrésistiblement un nouveau printemps de
félicité pour
les peuples ». (Les Slaves et la
révolution)
On
ne pouvait mieux
exprimer le changement qui s’opérait. Cependant, la plupart de ces
affirmations
furent sans lendemain (K. Kautsky) ou ne purent pas être imposées (R.
Luxembourg). Les hésitations des révolutionnaires allemands devant la
question
russe et finalement leur retour à un anti-slavisme simpliste, les
engluant dans
une perspective de la révolution centrée uniquement sur l’Allemagne, se
trouvent déjà exprimées de façon extraordinairement précises, pour
ainsi dire
définitives, chez F. Engels. Il écrit à A. Bebel le
24.10.1891 :
«Si
toutefois la
bourgeoisie française en commençait une semblable (guerre, n.d.r.) et
si dans
ce but elle se mettait au service du tsar russe qui est cependant
l’ennemi de
la bourgeoisie de toute l’Europe occidentale, ce serait le reniement de
la
mission révolutionnaire de
Il
est assez étonnant
de constater qu’après
« La
paix
assurera la victoire du parti social-démocrate allemand environ dans 10
ans ». (Werke, t. 22,
p.
256)
Enfin,
pour
comprendre cette position aberrante, on doit tenir compte que, pour F.
Engels,
en 1891 le mouvement ouvrier a encore à compléter la révolution
allemande :
« Et
il ne nous
appartient pas de faire rétrograder la révolution d’en haut, faite en
1866 et
1870 ; au contraire, nous avons à y apporter le complément et
l’amélioration nécessaire par un mouvement d’en bas ». (Critique du projet de programme
social-démocrate de 1891, Ed. soc., p. 88)
Sur
ce point, V. Lénine
avait parfaitement compris la discontinuité et il ne tomba aucunement
dans le
piège de la guerre nationale, de la guerre progressive (pour l’Occident
de
l’époque). La discontinuité était d’autant plus remarquable qu’il
devait aller
à l’encontre des directives du maître F. Engels qui, dans une autre
lettre
(13.10.1891), parlait même de proposer au gouvernement, en cas de
guerre, un
soutien conditionné !
Ainsi
au début de ce siècle
le capital commençait à rencontrer ses limites géographiques et devait
passer à
une phase intensive de son développement (ce que d’aucuns saisiront
ultérieurement en théorisant la colonisation intérieure), ce faisant,
il
affrontait toute l’aire immense où les hommes avaient conservé leurs
structures
communautaires. Cela imposait aux révolutionnaires de considérer la
révolution
mondiale en termes non exclusivement classistes et la phase capitaliste
comme
non obligatoirement nécessaire pour accéder au communisme.
Le
difficile dans la
lutte révolutionnaire est justement de percevoir les discontinuités et
en
fonction de celles-ci d’être apte à prendre un nouveau comportement
théorique
afin d’envisager, déjà au moment où s’opère la discontinuité, le
phénomène
révolutionnaire qui se produira des années plus tard et dont les
caractères
sont déterminés justement par la discontinuité qu’il a été possible de
reconnaître. De même que c’est dans les moments de lutte qu’il faut
tendre à
imposer la solution la plus radicale parce qu’alors il est toujours
possible
d’effectuer la discontinuité à son plus niveau. Voilà pourquoi les
années
révolutionnaires sont-elles riches d’événements et d’idées, ensuite on
n’a plus
que la morne répétition de ce qui fut, jusqu’à la nouvelle
discontinuité.
Ceci
est d’autant
plus difficile que c’est la tâche de la classe dominante que de voiler
les
discontinuités, de faire croire que tout est comme avant, qu’on doit
persister
en la continuité qui est celle de sa domination. Les socialistes
français
croyaient devoir continuer la révolution française et ne percevaient
pas la
discontinuité que leur propre mouvement impliquait ; les
marxistes en
croyant travailler à la formation d’une autre société ne faisaient, à
la fin du
siècle dernier et au début de celui-ci, qu’assurer la continuité du
procès du
capital car ils ne remettaient pas en cause le principe de
l’augmentation des
forces productives.
Le
surgissement du
capital a selon K. Marx fait sauter le verrou qui empêchait le
développement
des forces productives, par libération des hommes des vieilles
présuppositions
sociales et par développement de la technique, les deux étant
indissolublement
liés. Le capital a mis fin à sa naturidolâtrie, à la tendance à
considérer ce
qui est comme tabou existentiel, c’est-à-dire comme quelque chose qui
ne peut
être modifié ; désormais l’homme ne se perçoit plus sous le
signe de
l’immuable, comme un élément de la nature qui ne peut être changé, base
à
partir de laquelle l’homme peut se reconnaître créateur
autonome :
« Un
grand
progrès fut réalisé lorsque le système manufacturier et commercial vit
la
source de la richesse non plus dans l’objet, mais dans l’activité
subjective,
c’est-à-dire le travail commercial et manufacturier ». (Fondements, t. 1, p. 33)
Ce
qui trouva sa
reconnaissance philosophique dans la philosophie de I. Kant qui remet
en cause
le vieux mode de connaître :
« On
a admis
jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les
objets.. »
Il
faut :
« que les objets se règlent sur notre
connaissance ». (I. Kant,
préface de la seconde édition de
Le
changement de méthode consiste à
tout centrer sur le
sujet.
C’est
avec le MPC que
se fait la réelle coupure, discontinuité de l’homme avec la nature
(cf.: l’Abbé
Breuil affirmant que de nos jours la civilisation paysanne s’épuise,
que le
cycle commencé au néolithique se terminait). Par là, c’est le point de
départ
d’un développement dont le but peut être l’homme lui-même, en un procès
infini
(le vrai et non l’indéfini). C’est cet aspect que K. Marx exalte dans
les Grundrisse, surtout. Autrement
dit, à
partir du moment où l’homme est totalement libéré de sa vieille
communauté ou
des formes modifiées de celle-ci, il peut rejeter tous les dogmes,
toutes les
limites sociales et naturelles. Mais si la solution était trouvée, il
fallait
encore maîtriser les nouvelles forces qui s’autonomisaient ;
les
bourgeois, les capitalistes, eux, s’abandonnèrent totalement au devenir[15]
et acceptaient pleinement l’extériorisation de l’homme et sa
recombinaison sous
forme de machines (parce que ce n’était pas un homme quelconque qui
subissait
cela mais le prolétaire), acceptant la formation de nouveaux
dogmes :
celui du progrès, du développement des forces productives, de la
croissance,
vénérant la nouvelle divinité, la science.
De
plus, à partir du
moment où l’essor des forces productives est un fait acquis en un lieu
donné
pour une fraction déterminée de l’humanité, les autres hommes demeurés
dans
leur forme communautaire pourront l’utiliser (surtout si elles sont
comme la
commune slave aptes à permettre l’émancipation de l’individualité) et
ainsi
éviter le trajet sanguinaire qu’a dû parcourir la société occidentale.
Telle
fut d’ailleurs la préoccupation fondamentale du populisme russe, ce qui
donne
un caractère grandiose aux débats que les divers courants populistes
eurent
entre eux, avec les marxistes et les anarchistes.
Á
la fin du siècle
dernier, le développement des forces productives, de base, de point de
départ
pour l’affirmation d’une communauté humaine émancipée des limites
naturelles et
sociales, se transformait en puissance asservissante qui devait réduire
l’homme
à une situation plus dégradante que celles où il se trouvait dans les
modes de
production antérieurs : moment de l’autonomisation du capital.
C’est-à-dire qu’après avoir assujetti la classe négatrice, le
prolétariat, il
domine la classe dominante elle-même, qui ne règne désormais que par
son
entremise. Dés lors, les potentialités libératrices disparaissent et ne
demeurent que les réalités oppressives. Cependant, tout le corps social
continue à percevoir selon l’antique mode ; c’est une des
causes de
l’Union sacrée de 1914.
Il
est évident encore
une fois qu’il ne s’agit pas uniquement de comprendre qu’il y a un
moment de
discontinuité, de percevoir les aspects nouveaux présentés comme
étranges, mais
qu’il faut réordonner tout le comportement théorique. La difficulté
d’une telle
action peut se voir chez K. Marx lui-même : il y a chez lui
tous les
éléments pour comprendre la domination réelle du capital sur la
société, saisir
la modalité de son effectuation, les données théorique pour comprendre
dans
leur spécificité les forces sociales autres que le capital et la non
nécessité
de passer par le MPC. Cependant, les œuvres où l’on peut trouver cela
ne furent
pas publiées de son vivant. Là où les hésitations sont les plus nettes,
c’est
dans la réponse à V. Zassoulitch qui est très courte, tandis que les
brouillons
sont longs et, surtout, contiennent les véritables éléments de la
réponse qui
vont au-delà de celle effectuée.
Il
n’est pas question
a posteriori de se recomposer un K. Marx à usage modernisé mais de
l’affronter
dans toute sa complexité et évidemment de continuer la lutte. Lui
organiser une
cohérence en fonction de nos exigences et des événements actuels, c’est
vouloir
lui escamoter sa vie, et ridiculiser sa mort.
Depuis
1848, le sort
de la révolution en Russie était lié à celui de la révolution en Europe
occidentale et réciproquement. Le recul théorique et pratique qui
s’opère à la
fin du siècle dernier, abandon de la perspective de saut du MPC, eut
pour
corollaire la genèse du marxisme, théorie de la croissance, un
renforcement
absolu de l’européocentrisme avec conception unilinéaire du
développement des
sociétés humaines, etc. On sait à quel point
« La
question se
posait ainsi : pouvons-nous considérer comme juste
l’affirmation que le
stade capitaliste de développement de l’économie est inévitable pour
les
peuples arriérés actuellement en voie d’émancipation et parmi lesquels
on
observe depuis la guerre un mouvement vers le progrès ? Nous y
avons
répondu par la négative. Si le prolétariat révolutionnaire victorieux
mène
parmi eux une propagande systématique, si les gouvernements soviétiques
les
aident par tous les moyens à leur disposition, on aurait tort de croire
que le
stade de développement capitaliste est inévitable pour les peuples
arriérés,
nous devons non seulement constituer les cadres indépendants de
militants des
organisations du parti, non seulement pour y poursuivre dés maintenant
la
propagande en faveur de l’organisation des Soviets de paysans, en nous
attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les
leurs, mais
encore l’internationale Communiste doit établir et justifier sur le
plan
théorique ce principe qu’avec l’aide du prolétariat des pays avancés,
les pays
arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par
certains
stades de développement, au communisme, en évitant le stade
capitaliste ».
(t. 31, pp. 251-252)
Cependant,
étant
donné qu’aucune analyse sérieuse des caractères particuliers des formes
sociales où la révolution éclatait, se propageait, n’avait été faite,
la
solution de facilité consista à décalquer le schéma russe (lui-même
produit
d’un travail réductionnel) à toutes les luttes en cours. Ce qui
conduisit par
exemple à inventer un féodalisme en Chine pour justifier l’alliance
avec une
soi-disant bourgeoisie nationale. Le résultat fut le massacre des
ouvriers de
Canton, de Shanghai. Les massacres de prolétaires se répétèrent
ailleurs à la
suite des mêmes manœuvres en Irak en 1958, en Indonésie en 1965, au
Soudan en
1971, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus récents.
Affirmer
les
particularités d’une aire géo-sociale fut considéré pendant longtemps,
au sein
de tous les courants se réclamant du marxisme, comme un début de
révisionnisme.
On préférait ânonner la série des modes de production valables pour
toute
l’humanité. La gauche italienne n’échappa pas à cette erreur, même si
chez elle
cela ne prit jamais des proportions caricaturales. Cependant, à partir
de 1858
sous l’impulsion des révolutions anticoloniales, une étude des
« Formes » permit de réexaminer l’ensemble de la
question, comme on
peut s’en rendre compte dans l’écrit de A. Bordiga :
« Les luttes de classe et d’États
dans le monde des peuples
non blancs, champ
historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste »,
où ce
qu’il y a de fondamental, c’est le rejet de toute idée de supériorité
de la
civilisation européenne. En reprenant K. Marx, il réaffirme que les
sociétés où
l’homme était le but de la production étaient supérieures à la notre.
D’autre
part en 1960 parut –ronéotypée et en italien--
une brochure « La succession des formes de
production dans la
théorie marxiste » (due pour la plus grande part à R.
Dangeville),
exposant un commentaire des « Formes » et où était
résumé, en un
tableau, de façon détaillée, les différents caractères de celles-ci[16].
Ces
travaux ne
rencontrèrent qu’un très faible écho. Nous ne pouvons pas nous attarder
ici sur
le pourquoi d’un tel échec, car il nous faut plutôt indiquer ce qui
résulte en
définitive de l’abandon du comportement théorique de Marx, des
populistes vis-à-vis
du MPC. Nous avons perdu -.le prolétariat en tant que classe
historique,
maintenant l’humanité - pour certaines zones du globe, la possibilité
de le
sauter et nous avons été fort incapables même de concevoir cela,
infestés que
nous étions par l’idée que le progrès c’est, pour tous les peuples, le
développement des forces productives, c’est-à-dire en définitive du
capital, ce
qui était l’affirmation, au sein des prolétaires, de l’intériorisation
de la
victoire de celui-ci. Il est donc naturel que les peuples à qui nous
avons fait
subir, à cause de notre pactisation avec le mortel ennemi, la voie
infâme du passage
au MPC, nous mettent en accusation (des critiques virulentes à
l’ethnocentrisme
de K. Marx ont été faites par divers ethnologues originaires de ces
peuples) ; il faut qu’à travers celle-ci et sur la base du
communisme
(mouvement et théorie) nous trouvions tous la voie de notre commune
libération.
* * *
Toute
révolution a un
triple caractère qui dépend de l’espace de temps par rapport à laquelle
on se
situe. Si on l’envisage dans un vaste cycle historique, elle apparaît
comme un
phénomène de la nature qui se développe spontanément et avec une
violence
irrépressible. C’est ainsi que nous apparaît la révolution russe quand
on
l’étudie depuis le mouvement des décembristes, 1825 (beaucoup de
positions de
Pestel seront reprises par les populistes et lui-même en reprenait
quelques
unes de Radiscev qui étaient antérieures d’au moins 30 ans) jusqu’à la
révolution d’octobre 1917. Cependant, si on l’examine au moment de son paroxysme qui culmine dans
la période de février
à octobre, il peut sembler qu’elle n’a pu se produire que parce qu’il
se
trouvèrent des hommes qu’on a vite tendance à considérer comme
« hors du
commun » et que, sans leur action, la révolution n’aurait pas
pu se
produire. Certains ont fait de V. Lénine un Messie, et G. Zinoviev
disait de
lui qu’il était le type d’homme qui venait tous les cinq cents ans.
Enfin,
quand on étudie la révolution dans son a posteriori, dans ce qu’elle a
réalisé
et que l’on compare cela avec la période prérévolutionnaire, affleure
souvent
chez certains le doute sur sa nécessité : tout ce qu’elle a
fait, les
hommes de la classe dominante tendaient à le faire et la conviction de
son
inutilité se renforce : il faut savoir faire à temps les
réformes
nécessaires. Or, il est vrai, la révolution ne résout aucun problème
qu’elle
aurait elle-même créé mais elle résout ceux que le mode de production
antérieur
avait engendrés et était incapable de solutionner.
Nous
avons analysé le
premier caractère, il nous reste les deux autres intimement liés entre
eux et
déterminés par le premier. Il ne s’agit pas à ce propos de produire une
justification mais une exposition la plus réaliste possible de ce qui
devait
inévitablement arriver, à partir du moment où la discontinuité dont
nous avons
parlée n’avait pas été intégrée dans la théorie.
Nous
ne procéderons
que par affirmations car il est impossible dans le cadre de cette
introduction
de prouver de façon adéquate leur véracité.
Quoiqu’en
disent
divers critiques des bolcheviks, ceux-ci n’ont pas accompli en octobre
1917 un
coup d’État.
Au sens où ce serait un mouvement qui viendrait forcer
une situation, faire emprunter une voie différente de celle qui était
déjà
prise. Leur prise du pouvoir fut un moment absolument nécessaire du
procès
révolutionnaire commencé en février; elle permit la réalisation de ce
qui était
en devenir mais qui aurait été enrayé si ne s’était pas accompli aussi
l’acte
de destruction de l’ancien État,
obstacle au
libre développement des forces révolutionnaires. Sans cet acte, même
pas une
révolution capitaliste n’aurait pu se développer et
En
revanche, les
bolcheviks ne purent pas - en dépit de ce qu’affirme A. Bordiga -
effectuer la
« révolution bourgeoise à la manière prolétarienne ».
La paix de Brest-Litovsk
ne fut pas comme l’avait espéré V. Lénine : « une
paix des masses
laborieuses contre les
capitalistes ». (t. 324, p. 381)
En
septembre 1917, il
affirmait :
« Pour
empêcher
le rétablissement de la police, il n’est qu’un moyen : créer
une milice
populaire ne faisant qu’un avec l’armée (armement général du peuple
substitué à
l’armée permanente) ». (Ibid,
p.
63)
Or
la police fut
rétablie et V. Lénine lui-même en proclama la nécessité. Quant à
l’armée rouge,
elle fut constituée de la même façon que l’armée de la révolution
française : l’amalgame, et fut séparée du peuple.
Le
contrôle ouvrier
avait été, avant octobre, un des points fondamentaux du programme
révolutionnaire, il fut vite remplacé par la gestion de l’économie, la
nécessité de l’émulation et même l’utilisation du système de Taylor
(que Lénine
avait violemment critiqué auparavant). Ainsi, il y a une foule de
données qui
attestent que la transcroissance de la révolution escomptée par V.
Lénine dés
1905 et sur laquelle avait tablé la plupart des révolutionnaires,
s’épuise en
un an faute de relais international et, dés lors, s’impose le contenu
purement
capitaliste. D’autre part, englués dans l’Etat, les bolcheviks perdront
vite la
capacité de comprendre tous les renouveaux de transcroissance qui
pourraient se
produire ; ils n’auront plus de réceptivité leur permettant de
ne pas se
couper totalement du prolétariat et des paysans.
Une
certaine
radicalisation se produira au cours de 1919 à la suite des mouvements
révolutionnaires de l’Occident permettant la création de la 3°
Internationale,
mais le reflux rouvrit la voie à l’intégration capitaliste. L’État
soviétique devint progressivement un État
plus fort que la société mais proie du capital mondial.
Les bolcheviks voulaient garder l’État
tel qu’il s’était constitué ; ils ne l’auraient modifié que
contraints et
forcés et surtout ils ne l’auraient concédé au prolétariat qu’à partir
du
moment où celui-ci se serait reformé à la suite de la réorganisation de
l’économie, du redémarrage de l’industrie. C’était en quelque sorte la
même
position que celle de certains populistes de la Narodnja Volja, comme
le montre
F. Venturi :
« le
parti
révolutionnaire ne remettrait le pouvoir aux représentants du peuple
que le
jour où la révolution serait achevée ; jusque là, il le
tiendrait
solidement entre ses mains contre quiconque tenterait de le lui
arracher ». (o. c., p. 1075)
Autrement
dit, le
prolétariat russe n’a pas réussi à se constituer en classe dominante à
la façon
dont l’indique K. Marx dans le « Manifeste »
et dans la « Critique du programme
de Gotha ». Il a donc échoué comme le prolétariat
occidental en 1848
et en 1871.
Conduire
la
« révolution bourgeoise » même à la « façon
prolétarienne »
ne pouvait pas ne pas retentir sur la conception du parti. Celui-ci est
conçu
sur le mode institutionnel : il fallait organiser la classe
ouvrière qui
finalement organisera la paysannerie et de ce fait la société russe qui
sombre
de plus en plus dans le chaos à la suite de la dissolution de l’Obchtchina. Ce qu’il faut de ce fait,
c’est un parti solidement structuré, seul élément doué de volonté
absolue,
inflexible, apte à être l’élément intermédiaire entre l’Etat et les
paysans.
V.
Lénine fut assez
circonspect vis-à-vis des soviets (sur un point il était d’accord avec
les
mencheviks : leur apparition était due au défaut de parti et
de syndicats).
Il les exalta : les soviets sont « l’embryon du
nouveau pouvoir
révolutionnaire », des « organes de
l’insurrection », et s’en
méfia car il craignait un danger spontanéiste et les influences
anarcho-syndicalistes. Or les soviets sont une sorte d’adaptation d’un
organisme opérant dans l’Obchtchina (Leskhod). Ainsi, en les
adoptant, finalement, en 1917 de façon décidée à tel point que dans L’État
et la
révolution,
ils viennent au premier plan, V.
Lénine reprenait encore des éléments populistes parce que la révolution
en
Russie ne pouvait pas ne pas avoir un fond populiste. Mais il ne peut
s’empêcher de les identifier à un phénomène occidental. Il déclara
qu’ils
réalisaient la démocratie prolétarienne, alors que les Soviets se
plaçaient
d’entrée au-delà de la démocratie justement par leur tentative de
recomposer la
communauté même hors de ses bases géo sociales historiques,
c’est-à-dire la
campagne. La formation des soviets était l’affirmation de la
constitution de la
classe prolétarienne en tant que classe. Mais il y eut assez vite
rupture entre
eux et le parti communiste : ils ne furent pas assez puissants
pour
l’englober, et celui-ci ne parvint pas, à partir de leur base -
mouvement
spontané contre le tsarisme et le capital mondial - à effectuer un
dépassement.
L’impossibilité d’union parti-soviets exprime l’échec de la révolution
russe en
tant que révolution socialiste.
Ce
surgissement des
soviets, mode d’être du prolétariat russe dans son mouvement de
destruction du
capital, permet de donner une explication à la différence
suivante : en
Allemagne avant 1914, le SPD, avec les syndicats qu’il contrôle,
regroupe la
quasi-totalité des ouvriers, tandis qu’en Russie à la veille de la
révolution,
il n’existe pas un parti similaire. En Allemagne, le parti était
l’expression
du mouvement du prolétariat, il tendait à être une société –comme
certains
l’ont fait remarquer--, nous dirons plutôt qu’ils tendaient à former
une
nouvelle communauté, qui conservait d’ailleurs les présuppositions du
capital ; d’où la faillite du SPD. Son projet sera réalisé,
sans voile
illusionniste, par le parti nazi : englobement du prolétariat
en tant que
producteur dans la communauté du capital. Sortir du parti, c’était se
mettre
donc au ban de la société et R. Luxembourg l’avait bien compris qui
attendit
jusqu’au bout pour faire la scission, c’est-à-dire quand celle-ci
s’était
effectuée au sein du prolétariat. Pour les Russes, la scission ne
posait pas de
tels problèmes car la communauté que les ouvriers tendent à constituer
se produit
dans d’autres formes que le parti : les soviets. Le phénomène
parti en
tant qu’expression d’une opposition globale de classe ne pouvait pas se
produire en Russie du fait même d’une dimension aclassiste de la
révolution. On
a beaucoup insisté sur l’aspect populaire, populiste de la révolution
de 1905
(c’est pourquoi les historiens de la révolution russe préfèrent la
traiter
rapidement) et ceci apparaît à nouveau en février 1917 et même jusqu’en
octobre. De telle sorte qu’il faudra conquérir les soviets, alors qu’en
Allemagne les conseils, tout de suite sous l’influence du SPD, ne
pouvaient
être conquis, et le prolétariat révolutionnaire devra engendrer ses
Unions.
Dans
les deux cas,
Allemagne et Russie, il y eut chaque fois une certaine inconséquence à
vouloir
prendre modèle chez les autres : d’abord Lénine et les
bolcheviks (mais
aussi dans une certaine mesure les mencheviks) rêvant de créer un parti
semblable au SPD, ensuite les communistes allemands ayant comme but de
bolcheviser leur parti.
En
dépit de tous
leurs liens avec la masse, les différents partis opéraient comme en
marge de
l’action, du mouvement du prolétariat et de la paysannerie. En 1917, le
hiatus
pouvait s’abolir. C’est peut-être en vertu de cette discordance entre
partis et
masses que certains ont affirmé que la révolution d’octobre était
prématurée. A
notre avis, celle-ci est une tentative d’unification, plus exactement
de
coalescence partis masses avec, toujours en suspens, la question de la
lutte
entre ces partis porteurs de différentes visions historiques et avec
toujours
présent-absent l’abandon de la perspective du saut du MPC, facteur
déterminant
du devenir de la révolution. La transcroissance socialiste n’était
réalisable
que sur la base de cette unification.
Une
des mesures les
plus controversées fut la proclamation du droit des nations à disposer
d’elles-mêmes, mesure bourgeoise certes, mais nécessaire pour
désorganiser
l’empire des tsars, donc affaiblir le pouvoir central. C’est pourquoi
déjà dans
le programme des membres ouvriers du parti de la « Narodnaja
Volja »,
on trouve :
« 3.
Les peuples
annexés par la violence à l’État
russe seront
libres d’abandonner la fédération panrusse ou d’y rester ».
(cité par F. Venturi,
o. c., p. 1110)
Et
ceci avait été
affirmé aussi par d’autres courants populistes auparavant. D’autre
part, il ne
faut pas escamoter le fait que V. Lénine ne s’opposait pas à ce que les
membres
des partis prolétariens des pays sous la domination russe proclament,
au
contraire, la nécessité du maintien dans l’aire russe. Mais la
faiblesse réside
plutôt dans le fait de ne pas avoir compris la mutation importante par
rapport
au XIX° siècle : à cette époque
En
fait, il est
insuffisant d’attribuer l’échec de la révolution dans les pays qui se
séparèrent de
Cependant,
l’Europe
centrale comme l’ensemble de ces pays constituent les deux axes où
révolution
et contre-révolution s’affrontent encore et sont comme des lignes de
faille de
la société capitaliste contemporaine, ce n’est pas un hasard si c’est
le long
de ces deux axes que se trouvent les États
parmi les plus répressifs du monde. La contre-révolution devait donc
bloquer le
développement en provoquant une balkanisation tant en Europe centrale
(où elle
n’était au fond que restructurée) que dans l’autre zone avec les divers
pays du
Moyen Orient et surtout la partition des Indes en Inde, Pakistan,
Bengladesh,
Ceylan, plus tous les petits États
himalayens.
Cependant, la révolution se développe maintenant par le haut, et le
spectre de
la révolution populaire n’a pas été totalement conjuré, d’autant plus
qu’à
Ceylan le mouvement de
Les
bolcheviks n’ont
pas réussi à réimposer la théorie communiste. A. Bordiga affirme le
contraire,
toutefois il donnait le nom de marxiste à cette théorie. Or pour nous,
celui-ci
n’étant que le résultat de l’idéologisation de la théorie, il est
évident que
prise à la lettre, la proposition de A. Bordiga serait vraie, mais,
étant donné
ce qui précède, nous maintenons notre affirmation. En effet, en ce qui
concerne
l’Etat, la révolution, le parti, le devenir du MPC, celui des sociétés
humaines, etc., les bolcheviks ont, au fond, «restauré» ce qui leur
était
nécessaire pour leur lutte immédiate.
La
faiblesse du parti
bolchevik apparaît en pleine lumière dans cette définition que donne V.
Lénine
du communisme (t. 31, pp. 305-306) :
« Qu’est-ce
qu’un communiste ? Communiste est un mot latin qui veut
dire :
commun. Société communiste veut dire société où tout est en
commun : la
terre, les fabriques, le travail de tous ; voilà ce qu’est le
communisme ».
Pour
nous, une
restauration ne s’impose plus (même si on enlève à ce mot tout ce qu’il
a de
réactionnaire) parce qu’il s’agit de faire plus, de dépasser l’œuvre de
K. Marx
et de tous ceux qui opérèrent en vue de la révolution communiste. C’est
le
mouvement du capital qui nous l’impose. Il est allé, comme K. Marx
l’avait
entrevu, au-delà de ses limites ; de ce fait, il n’est plus
question par
exemple de développer une activité en vue de restructurer la classe
ouvrière,
de l’unifier, mais d’opérer dans le mouvement même de négation des
classes ; donc il ne s’agit plus de vouloir à nouveau imposer
la
dialectique mais penser à son dépassement.
Plus
importante que
l’étude des erreurs, des faiblesses des bolcheviks - bien que ce ne
soit pas
exempt d’enseignements - est l’analyse de ce qui finalement a été
réalisé avec
cette révolution russe et sa diffusion dans le monde. Tout d’abord
étant donné
le poids du phénomène communautaire, il est absolument insuffisant de
comparer
la révolution russe aux révolutions de 1789-94, de 1848-49 ou même à
1871,
comme le fit V. Lénine en s’appuyant sur F. Engels. Il est évident
qu’on peut
trouver un certain nombre de traits communs, mais il manque toujours la
dimension du saut du MPC en tant que perspective et que possible, qui
sous-tend
tout le procès révolutionnaire russe.
La
révolution russe a
profité au mode de production capitaliste comme elle a profité à
l’URSS, ce qui
fut déjà le cas pour
« Or
la
diplomatie russe qui avait déjà traversé tant de révolutions
occidentales non
seulement sans dommage, mais, au contraire, avec profit, pouvait très
bien
saluer la révolution de 1848 comme un événement extrêmement
favorable ».
(F.Engels, La politique extérieure du
tsarisme, in K. Marx, F. Engels, Ecrits
sur le tsarisme et la commune russe,
Cahiers de l’ISEA, juillet 1969, p. 1402)
Au
XVIII° et au XIX°
siècle,
Chaque
fois la
révolution a été battue. La défaite s’est concrétisée dans la
destruction du
prolétariat allemand, que K. Marx avait tellement redoutée. Mais au
lieu que ce
soit le tsarisme qui l’effectue, c’est le jeune capitalisme soviétique, contribuant par là
grandement à la
réalisation, à l’échelle mondiale, de la domination réelle du capital
sur la
société.
Le
résultat final fut
un rajeunissement du capital, car c’est lui finalement qui profita des
forces
juvéniles de l’humanité, c’est-à-dire de tous les pays non encore
bouleversés
par le développement de la valeur d’échange. Le capital a résolu à sa
façon la
question que K. Marx posait dans sa lettre à F. Engels en 1858. Mais
l’irruption des masses humaines issues à peine de leur communauté ou
s’en
séparant, pèse d’un poids énorme sur le devenir de l’humanité, de telle
sorte
que l’on retrouve à nouveau le débat qui opposa populistes et marxistes
sur : comment résoudre les problèmes posés par l’introduction
du capital
dans ces pays tout en essayant de ne pas emprunter la voie occidentale.
Les
choses vont vite, il est vrai, et ce qui apparaissait ainsi il y a une
vingtaine
d’années est déjà en grande partie dépassé parce que le capital
lui-même a tiré
les leçons du développement de la « voie »
occidentale. Déjà les
Japonais ne détruisirent pas les antiques relations humaines et purent
greffer
ainsi le mode de production capitaliste sur une société féodale non
totalement
dissoute ; la dissolution ne s’accomplit qu’à l’heure
actuelle. Il y a
donc pu y avoir limitation de la constitution du prolétariat en tant
que classe
parce que la coupure d’avec les antiques présuppositions sociales
n’avait pas
été effectuée. En Chine, il n’est pas possible d’avoir une accumulation
primitive sur le modèle occidental car, vu l’énormité de la population,
une
expropriation des paysans provoquerait un chaos absolu. Ailleurs, le
capital
utilise le phénomène communautaire pour faire obstacle à
l’autonomisation de la
classe ouvrière, ainsi en Afrique du Sud où le prolétaire noir en
retrouvant sa
communauté, zone de réserve pour le capital, après quelques années
passées dans
les villes, est résorbé par elle. Enfin, dans des zones où les
conditions
climatiques sont difficiles, le capital n’a pu s’y implanter qu’en
utilisant le
phénomène communautaire : Israël avec les kibboutzim, mais
aussi des
tentatives similaires en Angola ou dans le Zaïre à l’époque de
l’occupation
belge. D’une manière générale, le capital parvenu au stade de
communauté
matérielle n’a plus besoin de dissoudre en totalité les anciens
rapports
sociaux pour pouvoir dominer ; d’autant plus que les dissoudre
détruirait
même sa possibilité d’implantation, car ayant besoin des hommes il faut
que
ceux-ci puissent survivre ; or dans certaines zones du globe,
le seul
comportement vital, viable, est celui communautaire.
Une
autre
constatation que l’on peut faire à propos du devenir de
C’est
à ce sujet
qu’on peut se rendre compte encore de l’errance théorique de Lénine et
des
bolcheviks : leur défense de la démocratie, leur volonté
d’instaurer une
démocratie prolétarienne. Tout le débat entre eux et les
sociaux-démocrates
(Kautsky et Bauer surtout) est un immense quiproquo. Ces derniers
reprochaient
aux premiers de n’être pas démocrates et les bolcheviks de
répliquer :
nous réalisons la démocratie, non la démocratie pure mais la vraie,
c’est-à-dire celle qui concerne l’immense majorité, etc. Or, en Russie,
celle-ci était impossible parce que ce pays, par suite de ses
caractéristiques
historico-sociales, pouvait aller très au-delà, ou engendrer le
despotisme, ce
qui rendait facile la position des sociaux-démocrates, étant donné que
la
dictature du prolétariat se réduisit vite à celle du parti et donc de
l’Etat.
D’autre part, pour l’Occident, la défense de la démocratie ne pouvait
plus
qu’être la défense du capital, mais cela les bolcheviks ne purent
l’affirmer
théoriquement et pratiquement, eux qui étaient enlisés dans la
glorification du
parlementarisme révolutionnaire. Seul, peut-être, A. Bordiga adopta une
position révolutionnaire : rejet total de la démocratie
(« Le
principe démocratique », 1921), mais étant donné son
attitude
vis-à-vis de la révolution russe et de l’IC, sa rupture fut vite
résorbée. Les
révolutionnaires se manifestèrent au-dessous du niveau du potentiel
historique.
Si en 1848, comme dit K. Marx, « la phrase débordait le
contenu »,
après 1917, surtout en Occident, la phrase masquait l’incapacité à
saisir le
contenu.
De
façon condensée,
on peut dire que de 1848 à 1917 (et il faut tenir compte des autres
révolutions, comme celle chinoise, qui se sont accomplies durant la
phase de
rajeunissement dont il a été question) la révolution prolétarienne qui
s’est
produite en phase de domination formelle du capital sur la société,
s’est
manifestée fondamentalement comme une révolution classiste parce que le
prolétariat devait, une fois le pouvoir conquis, l’État
bourgeois détruit, se constituer en classe dominante. Il
devait le faire non pas uniquement pour pouvoir détruire les résidus de
la
classe adverse, mais parce qu’il devait généraliser sa propre condition
permettant par là un accroissement des forces productives, condition
fondamentale pour passer au communisme.
Lié à cette caractéristique, nous avons ce que nous
pouvons appeler le
réformisme révolutionnaire de K. Marx : une fois le pouvoir
conquis, on
procède à des réformes de l’appareil économique et on édicte des lois
favorisant la classe prolétarienne, par exemple diminution de la
journée de
travail :
« la
condition
essentielle de cet épanouissement [du socialisme, n.d.r.] est la
réduction de
la journée de travail ». (Le Capital,
L. III, t. 8, p. 199)
Cela
conditionnait
l’existence de phases post-capitalistes précédant le communisme
intégral. En
outre, étant donné qu’il faut un certain développement des forces
productives,
donc un prolétariat assez nombreux, il sera nécessaire d’appliquer une
tactique
indirecte : lutter contre les ennemis du capital, ou bien
faire pression sur
celui-ci, par l’intermédiaire de l’Etat, afin d’obtenir une
amélioration de sa
situation, mais aussi afin d’obliger le capital à se développer (cf. Le Capital, L. I, ch. 10 : « La journée de travail »).
K.
Marx, en écrivant, entre autre, une phénoménologie du capital, a
produit à son
corps défendant une théorie de la croissance. Il s’agissait évidemment
pour lui
de comprendre le développement du capital non seulement pour décrire
comment se
produirait sa destruction (l’étude faite par K. Marx est une
nécrologie, disait
A. Bordiga), mais aussi afin de pouvoir - surtout dans les pays où le
MPC
serait peu développé ou non encore parvenu à s’instaurer - procéder de
telle
façon qu’on ne permette pas à la valeur d’échange de se développer et
d’engendrer le capital. Dés lors que la révolution de 1848 n’avait pas
mis à
bas la vieille société, il fallait expliquer la société capitaliste
afin de
comprendre comment la révolution pourrait s’élancer à nouveau à
l’assaut de
cette dernière. Il fallait d’autre part mettre en pièces les
différentes
utopies escamotrices du devenir réel, comme J.P. Proudhon voulant
instaurer le
crédit gratuit !
Les
hommes qui ont la
chance d’apparaître au moment où une nouvelle forme sociale surgit au
moment où
une forme sociale doit laisser la place à une autre (les deux moments
ne
coïncident pas toujours) peuvent être révolutionnaires tandis que ceux
qui
doivent vivre durant la période où le nouveau mode de production doit
épuiser
son contenu sont souvent facilement réabsorbés. K. Marx et F. Engels
connurent
la grande faille de 1848, mais ils durent aussi, surtout après 1871,
subir la
phase de développement du capital. Au cours de celle-ci, ils
manifestèrent leur
réformisme révolutionnaire ; ce n’est pas pour rien que Le Capital décrit le mouvement du MPC et
ses crises et montre comment le prolétariat peut lutter contre lui,
« le
serpent de leurs tourments », et surtout décrit le communisme
tel qu’il
pouvait s’implanter sur la base de la domination formelle du capital
sur la
société. Il est évident que leur position était difficile : ne
pas se
retirer quand le mouvement révolutionnaire n’était plus opérant en
évitant de
se laisser absorber par l’infâme honnêteté de la société bourgeoise.
L’utilisation de la politique, de la démocratie recélaient un grave
danger
d’intégration d’autant plus pernicieux qu’il s’opérait sous le couvert
d’une
lutte. En fait, K. Marx mais surtout F. Engels furent récupérés par la
démocratie. C’est grâce à cela que pourra se créer le marxisme, pourra
fleurir
le révisionnisme, etc... De ce fait, pour nous qui avons la chance de
vivre
dans une période où le contenu est épuisé, qui pouvons donc, sans aucun
mérite
spécial, avoir réellement une position révolutionnaire, radicale, ce
sont les
« œuvres de jeunesse » de K. Marx qui sont
compatibles avec notre
passion révolutionnaire parce qu’elle vont déjà au-delà du capital et
ne se
compromettent pas avec son devenir intermédiaire que des générations de
prolétaires ont subi.
Autrement
dit, les
révolutionnaires du siècle passé devaient s’enfoncer dans leur propre
négatif,
non seulement par la pensée mais par la vie ; c’est-à-dire
qu’il fallait
qu’ils oeuvrent au renforcement du capital, tout en étant ne mesure de
penser
leur issue de ce devenir dans le négatif ; mais, comme le
disait G.W.F. Hegel,
dans un tel abandon, on risque de se perdre (extranéisation totale).
C’est
d’ailleurs ce qui est arrivé à l’ensemble du mouvement ouvrier, ce qui
a été
fort bien théorisé par Bernstein : le mouvement est tout le
but n’est
rien. Absorbé par le capital qu’il aurait dû nier, il n’était plus
capable de
voir le développement de l’humanité qu’au travers du développement
infini (le
mauvais, c’est-à-dire l’indéfini) des forces productives, un
développement du
capital, en réalité. La dichotomie programme minimum, programme maximum
est une
autre expression de ce moment historique et le deuxième devint vite une
feuille
de vigne révolutionnaire que la moindre bourrasque sociale devait
inévitablement emporter.
Cependant,
pour mieux
situer la révolution de 1917, il faut tenir compte qu’en définitive
c’est une
révolution au sein de la contre-révolution. C’est-à-dire qu’à l’échelle
mondiale il n’y eu pas, en dépit des courants de gauche, rupture
révolutionnaire : celle-ci postulait le rejet définitif de la
démocratie.
La révolution russe ne put d’autre part se maintenir au niveau de la
transcroissance, c’est-à-dire abréger le stade capitaliste et, dans
certains
secteurs de la vie sociale le sauter, par là elle devenait compatible
avec le
règne de la contre-révolution (c’est-à-dire le développement du
capital, car
nous raisonnons en fonction du communisme). Il en sera de même de la
révolution
chinoise et des révolutions anti-coloniales. Cependant, si ces
révolutions ont
renforcé de façon immédiate la contre-révolution, elles l’achèvent
aussi, parce
que grâce à elles la contre-révolution va jusqu’au bout, épuisant le
potentiel
révolutionnaire de 1848 Telle est la base de l’escamotage du phénomène
révolutionnaire russe opéré par certains.
Ceci
rend évident le
caractère parcellaire de la contribution de A. Bordiga qui théorisa une
résistance au capital mais dont la « restauration »
du marxisme par
l’intermédiaire d’un retour aux positions des bolcheviks (jusqu’au
deuxième
congrès de l’IC inclus) maintenait le mouvement dans la sphère de la
contre-révolution, ne parvenait pas à la briser en dépit d’indications
remarquables sur le mouvement futur. On ne peut comprendre cette
affirmation
d’une résistance possible au capital qu’en tenant compte de deux
affirmations
de A. Bordiga: 1. le marxisme est une anticipation
théorique (cf. L’invariance historique du
marxisme) ;
2. le marxisme est aussi une théorie de la contre-révolution (en cela
il se
distingue nettement de K. Korsch).
Maintenant que la phase de la contre-révolution est
terminée du fait de
l’émergence de la révolution (1968), le comportement théorique de A.
Bordiga
est dépassé.
La
théorie de la
dictature du prolétariat, qui a ses racines chez les jacobins de la
révolution
française et G. Babeuf, fut reprise par F Buonarroti et, sous une forme
quelque
peu différente, par Flora Tristan, S. Born, certains chartistes, qui
s’épanouit
chez A. Blanqui et ses disciples (dont Tkatchov), existe chez K. Marx
de façon
claire et précise, déterminante comme le dira Lénine (Bernstein
reprochera à K.
Marx, avec virulence, de n’avoir pas été capable de se défaire de son
blanquisme), est hégémonique chez Lénine et les bolcheviks et trouve
son
parachèvement chez A. Bordiga. Elle postulait que l’intervention
despotique du
prolétariat dans le déroulement du procès économique pourrait accélérer
le
passage au communisme. C’était l’exaltation de l’action politique qui
devait
abréger les phases de développement du capital. On ne peut pas
escamoter un
mode de production une fois qu’il s’est instauré… Donc le cycle
commencé en
1848 est maintenant terminé.
Le
débat qui, dés
cette époque s’instaure entre tenants d'une révolution classiste et
tenants d’une
révolution qu’on pourrait appeler communautaire (le populisme naît en
1848), s’est
terminé par la défaite des deux et le
triomphe de la classe capitaliste, du capital qui ne peut assurer sa
victoire
qu’au travers de la mystification du prolétariat classe dominante.
La
révolution
communiste s’est développée, jusqu’à maintenant, sur la base de la
domination
formelle du capital sur la société, tout au plus sur la base de la
période de
passage de cette domination à celle réelle. Il faut donc préciser les
caractères de la révolution à venir ne serait-ce qu’en hommage à A.
Bordiga qui
conclu son étude sur
Seule
l’humanité peut
s’élever contre l’oppression du capital (la contradiction est que c’est
elle
qui a favorisé sa production). Toutefois, il ne peut y avoir heurt avec
le
capital que si cette humanité est révolutionnée. Ceci ne passe pas par
un front
unique entre tous les composants de l’humanité actuelle (ce qu’on a
appelé le
prolétariat plus les classes moyennes, etc.) car ce serait river
l’ensemble des
révolutionnaires au niveau des luttes de classe du passé. Les hommes
actuels
doivent dépasser les vieilles représentations et ne plus se percevoir
au
travers d’un schéma classiste mais se reconnaître dans leur communauté
d’état: esclaves du capital et, à partir de là, découvrir le
lieu et le
moment de leur libération. L’unification de l’humanité ne peut pas non
plus
s’opérer uniquement au travers d’une lutte entre deux
éléments : les
hommes d’un côté (avant on disait les prolétaires), l’État
capitaliste (la classe dominante disait-on auparavant)
de l’autre, mais elle doit aussi se dérouler en chacun de
nous ; car,
tous, à des degrés divers, nous avons été capitalisés. Si la lutte perd
de son
manichéisme et de son millénarisme, elle demeure toujours aussi
nécessaire et
devient plus dure, plus virulente. La révolution n’est possible que
s’il y a
production de révolutionnaires. Etre révolutionnaire de nos jours,
c’est tendre
à se poser en tant qu’homme, non celui du passé mais celui qui existe à
l’état
de possible dans la société elle-même. A l’heure actuelle, celle-ci est
soumise
au pôle capital ; le pôle communiste est trop faible pour
qu’il y ait
réellement une opposition qui scinde cette société en deux
camps ; mais
dés que le mouvement d’autonomisation des hommes vis-à-vis du capital,
donc
vis-à-vis de l’État
(envisagé selon
toutes ses déterminations) prendra de l’ampleur, la société tendra à
être
polarisée aussi selon le communisme, jusqu’au moment où la tension sera
trop
forte et la révolution –en tant que phase éruptive-- éclatera. Celle-ci
n’a
plus pour but immédiat l’édification d’un État,
même transitoire, il ne peut plus y avoir de dictature du prolétariat,
puisque
celui-ci est dissout dans l’ensemble social et, dans tous les cas, il
ne
pouvait triompher qu’en se niant. Le but est la formation d’une
nouvelle
communauté. En avril 1917, Lénine voulait réaliser un État qui ne soit
plus un État,
l’État-commune ;
la
situation est actuellement mure pour ériger d’entrée une communauté qui
soit
apte à imposer sa dictature pour extirper le capital et ses
présuppositions.
Ainsi,
si le
prolétariat avait en Russie, comme le déclarait A. Bordiga en 1953
(Kilbatchitch l’affirmait en 1881), une tâche romantique à réaliser et
si en
1968 nous avons précisé : « Le prolétariat n’a plus à
accomplir de
tâche romantique, mais son œuvre humaine », il faut indiquer
comment elle
doit se réaliser. Il est évident que ceci sort du cadre de
l’investigation de
la révolution russe, mais c’est nécessaire pour faire ressortir que
dans
l’immense Russie, l’URSS actuelle, la seule solution était, est, le
communisme,
car à l’inverse de l’Occident où, à la suite du féodalisme, la société
sinon
dans sa totalité du moins pour une partie assez importante a pu jouir
d’une
situation plus favorable, en Russie on est passé directement d’un
despotisme à
l’autre (impossibilité du libéralisme et de la démocratie). La lutte
des Russes
fut une lutte pour retrouver les communautés et, ce qui était vague
souvenir en
Occident, était encore réalité tangible chez eux. Le projet des
populistes,
celui de K. Marx a échoué et le MPC a été imposé à ce pays. Cependant,
nous
sommes fermement convaincus que le projet se manifestera sous une autre
forme ; toutes les énergies ne peuvent être dédiées à sauver
quelque chose
du passé mais à créer l’avenir. Et là, Occident et URSS se retrouveront
inévitablement.
La
grande vague
révolutionnaire qui culmina à Paris et à Mexico en 1968 semble avoir
épargné
l’URSS, seuls les pays tampons ont été sérieusement ébranlés. Cependant
la
persistance du choc est telle qu’en 1970 il y a l’insurrection en
Pologne qui
indique que le vieux front de lutte entre révolution communiste et
capital est
toujours en mouvement. De même, les pays asiatiques, soit en bordure
directe
soit plus éloignés mais tous situés sur la ligne de faille, n’ont pas
encore
été domestiqués. Ce qui veut dire qu’à l’échelle mondiale nous devons
considérer deux séries de contradictions, celles qui dérivent du MPC à
son plus
haut niveau de développement, et celles qui découlent de son
impossibilité à
réaliser sa domination dans les aires où le fait communautaire fut très
puissant.
Pour
caractériser la
révolution à venir, il faut encore préciser comment se présente de nos
jours la
domination du capital, surtout en Occident.
Le
procès
d’anthropomorphose du capital s’est accompli tandis que celui de
capitalisation
des hommes est en plein épanouissement ; le capital a englobé
dans son
développement l’utilité (marginalisme et néo-marginalisme), c’est
pourquoi il
peut prévoir le comportement des hommes puisque ceux-ci sont totalement
assujettis aux lois du capital, mieux, en dominant au nom du
travailleur
productif (Keynes et la théorie du plein emploi), il réalise sous forme
mystifiée le prolétariat classe dominante. Ainsi, le programme de 1848
(c’est-à-dire tout, en dehors du communisme) a été réalisé.
Le
capital a perverti
toute la révolution ; toutes les revendications ont été
reprises et
dénaturées : le mouvement communautaire en URSS, celui
utopique des E. U.,
comme celui d’Israël (on ne doit pas oublier que ce pays n’a pu naître
qu’à la
suite de la défaite du prolétariat : le juif émancipé en tant
que juif et
non en tant qu’homme, destruction du projet communautaire du Bund, puis
destruction de celui de Borochov, même si ces deux projets étaient
moins
radicaux que celui de 1848), de même l’abolition du travail est
maintenant utopie
du capital car ce serait lui ravir son activité ; de même,la
volonté de
créer de nouvelles relations hommes femmes s’est muée en émancipation
sexuelle
et, comme toujours en société bourgeoise-capitaliste, on n’a eu non
l’émancipation de l’homme (de la femme) en tant qu’homme (en tant que
femme),
mais de ceux-ci en tant que sexe, ce qui a permis de commercialiser
toute la
vie affective et sexuelle humaine.
Mais
le capital ne se
contente pas d’avoir recomposé, absorbé tout le passé des hommes, son
inconscient
devenu pâture mercantile, disputé entre les divers mercantis
psychanalytiques,
il veut coloniser le futur de l’espèce, lui enlever toute possibilité
d’un
devenir autre, en l’enfermant d’une manière rigide dans une vie
quotidienne
totalement programmée, s’acheminant dés lors vers une domination
absolue sur
les hommes.
Les
mouvements
révolutionnaires restent englués dans le passé (le mot révolutionnaire
est donc
une concession stylistique ici) et dans le rajeunissement du capital
(triomphe
du tiers-mondisme), ils ne parviennent pas à faire le saut, à
reconnaître,
accepter la discontinuité, tant le passé pèse comme un cauchemar sur le
cerveau
des vivants, et l’on peut voir, à l’heure actuelle, en action,
l’histoire
pendulaire : montée de mouvements révolutionnaires,
répression, marasme de
ces mouvements ; pendant ce temps essor du capital tout au
moins celui
étasunien puis, de nouveau, montée, etc. De ces oscillations essayent
de
profiter - comme on peut le voir en Amérique latin - l’URSS et les USA,
mais le
mouvement qui tente chaque fois de s’opposer à l’ordre existant butte
contre un
mur, retourne à son point de départ et repart vers le mur obsessionnel…
C’est
l’impasse généralisée. Dans certains cas, c’est encore pire, on a le
massacre
pur et simple : celui des Palestiniens par exemple auquel ont
contribué
directement ou indirectement les pays arabes, Israël et la
« gauche »
internationale qui s’illusionna sur ses forces et illusionna les
Palestiniens
sur la leur, la « gauche » qui était en quête de son
événement
révolutionnaire, de son nouveau Vietnam !
Le
mouvement
révolutionnaire actuel n’a pas à lutter contre les perversions, ni à
chasser
les marchands d’un temple à reconquérir. Tout ce qui a été perverti,
c’était ce
qui pouvait être réalisé sans révolution radicale. Ce qu’il faut, c’est
opérer
en vue de celle-ci. Parvenu à ce point, on rencontre souvent
l’objection
suivante : le capital peut tout récupérer. Mais c’est
justement le propre
de toute formation sociale qui lutte contre son élimination de tenter
de
survivre en englobant pour ainsi dire la forme sociale
antagonique ; mais
ce faisant elle devient une forme pleine d’un contenu qui lui est
complètement
étranger, de telle sorte qu’au premier choc, elle s’écaille, et laisse
s’ébranler, en
un mouvement impétueux, la nouvelle forme sociale. Le capital est venu
sur le
terrain de la révolution à tel point que certains - alors que cette
dernière ne
s’est pas encore effectivement manifesté - parlent déjà d’une nouvelle
contre-révolution apte à réaliser dépollution, régulation
démographique, etc.
Lorsqu’il y a révolution, il n’y a effectivement que des
révolutionnaires; il n’y a personne pour défendre l’ancien
monde;
ce n’est que lorsque le mouvement se ralentit que la contre-révolution
s’organise.
Mais il ne suffit pas de ne pas avoir peur de la récupération, il faut
encore
être à même de vivre en fonction de la discontinuité parce que la
révolution à
venir présente, par rapport à toutes celles qui l’ont précédée, une
discontinuité totale.
Ce
que nous avons
exposé précédemment est une explication, non exhaustive, de la
discontinuité en
tant que coupure avec le passé, mais elle ne l’indique pas en tant que
moment
actuel et futur. Or celle-ci s’est manifestée clairement au cours d’une
brève
phase, mai-juin 68, qui fut précédée d’une période où il était déjà
possible de
l’intuitionner, et suivie de quelques mouvements qui la confirment
(Pologne 70,
Ceylan 71, par exemple). Cette discontinuité, tout l’appareil
idéologique
s’efforce évidemment de la voiler (pour ce faire, rien ne vaut la
récupération
et n’importe quel ministre parlera de changer la vie, d’imagination au
pouvoir !) ; tous les rackets politiques la nient car
ce serait
reconnaître leur mort. Certains, qui se réveillèrent révolutionnaire en
mai 68,
découvrent maintenant que mai fut un mouvement réformiste. Cette
discontinuité
est profonde parce qu’elle touche à la racine de l’homme lui-même. Mai
a
proclamé la libération du geste, de la parole, de l’imagination. Les
deux
premiers éléments ont déjà été accaparés par la capital au cours de son
procès
d’anthropomorphose, et maintenant il tente de nous ravir le troisième.
Or,
c’est par l’imagination, par l’utilisation de la partie frontale de son
cerveau
(néo-cortex) que les hommes pourront réellement devenir des créateurs
et
réaliser en quelque sorte le vieux rêve de l’humanité, devenir des
dieux. Mai a
exigé aussi la libération de l’individu. Là encore, il s’agit d’un
procès dont
les racines plongent dans toute l’évolution des êtres vivants. C’est
seulement
avec l’homme que l’individu peut s’émanciper et ne plus être esclave de
l’espèce. Dans les deux cas, la révolution biologique, nécessaire, ne
peut
s’accomplir qu’avec la révolution communiste totale. Par là, le cycle
qui
commence avec la dissolution du communisme primitif (première forme de
réalisation de l’humanité) se terminera: finie la préhistoire
humaine. De
même que s’achèvera un autre cycle (arc historique) d’une amplitude
incroyablement plus grande qui commence avec l’apparition des
vertébrés :
de la libération du champ antérieur - membres antérieurs et face -
libération
de celle-ci des actes de préhension et, compensation de cette perte
chez les
Anthropiens, grâce au surgissement de la parole, etc. jusqu’à
l’épanouissement
du substrat biologique de l’imagination[19].
Nous
ne faisons
évidemment que signaler l’importance de cette dimension biologique car
l’exposer serait trop long, mais il nous faut au moins prévenir une
objection.
Ce n’est pas parce qu’on parle de révolution biologique que celle-ci
doit être
conduite par des scientifiques, ni qu’il faille attendre, pour qu’elle
se
produise, que tout le monde ait acquis les connaissances requises. Nous
ferons
au contraire remarquer ceci : le fait que des scientifiques et
des
techniciens de diverses spécialités en arrivent à poser le problème
d’un
bouleversement social, à le désirer, quitte à donner comme solution une
recette
échafaudée sur les bases de leur spécialité, montre que la couche
sociale la
plus proche du procès global de production du capital (le capital ne
peut vivre
sans la science) est poussé à se séparer de
Mai
68 et le
mouvement qui le précède, surtout aux
E.
U., a mis en évidence une autre dimension biologique, la nécessité de
réconcilier l’homme avec la nature. D’autre part, en exaltant l’action,
en
rejetant les diverses idéologies, en refusant même la théorie, le
mouvement a,
dans don désir d’affirmer la vie, manifesté une autre
exigence : la
civilisation occidentale depuis son origine a transformé toute vie en
connaissance, il faut transformer toute connaissance en vie (comme
Nietzsche
l’avait intuitionné). La société du capital est le règne de la mort et
il
serait facile de montrer que le capital en tant que forme autonomisée
réifiée (sachliche) n’est que savoir
absolu !
On
doit abolir
l’antique procès cognitif qui implique que pour connaître il faille
d’abord
détruire, tuer. Pour cela, il faut que l’homme individuel se réconcilie
avec
lui-même par réconciliation du cerveau avec les sens, et se réconcilie
en tant
qu’espèce. La révolution à venir intégrera les exigences des
précédentes ;
la théorie communiste née avec le surgissement du prolétariat dans
l’histoire
n’est donc pas à rejeter ; au contraire, elle trouve à l’heure
actuelle
ses plus remarquables vérifications, mais elle ne peut s’effectuer
qu’au travers
d’une révolution radicale - comme K. Marx l’avait affirmé dés 1843 -:
transformer la société et les hommes.
La
révolution ne
résoudra pas seulement le problème engendré par le MPC, mais tous ceux
qui, au
cours du développement des sociétés humaines, avaient été mis entre
parenthèses
(notons par exemple le retour d’un certain paganisme, une révolte du
corps
contre l’esprit, cf. N. Brown : « La
vie contre la mort »). En URSS, la communauté,
recherchée depuis le
milieu du siècle dernier a été escamotée lors de la révolution de
1917 ;
elle s’imposera à nouveau comme exigence irrépressible et comme
solution
positive au devenir humain, rejoignant ainsi le mouvement en Occident,
et,
partant de données historico-sociales différentes, celui du reste du
monde.
L’immense communauté des hommes et des femmes n’annihilera pas mais
intégrera,
et ce dans leur devenir propre, toutes les diversités humaines.
Camatte Jacques
Décembre 1972
[1].Nous avons
abordé ailleurs cette question et nous
avons tenté de définir l’importance historique de Bordiga –cf. Invariance série I n°9 « La gauche communiste d’Italie et le parti
communiste international », ainsi que l’introduction
(en italien) à un
recueil de textes de Bordiga sur le communisme : Bordiga et la passion du communisme, Ed.
Crimi – Vecchia Talpa c/o
FASANO, Casella postale 231 – 80100 Naples, Italie.
Un certain
nombre de textes de Bordiga
ont été traduits en français dans « Programme
communiste », dans « Le
Fil
du Temps » et dans « Invariance ».
Les traductions publiées dans les deux premières revues sont souvent
inexactes,
non sur le plan de la traduction pure (ceci est souvent affaire
d’appréciation), mais parce que les traducteurs se sont souvent cru
obligés de
retrancher ce qui ne leur convenait pas ou d’ajouter ce qui leur
plaisait aux
textes de Bordiga.
Afin d’éviter de
multiples notes, nous avertissons le lecteur que les
thèmes abordés dans cette étude, souvent par simples allusions, ont été
traités
de façon plus ou moins exhaustive dans la revue INVARIANCE.
[2] Nous parlons de
comportement
théorique parce qu’il n’est pas question de séparer la théorie de la
pratique.
On doit tendre toujours plus à avoir une activité globale où toutes les
manifestations humaines soient intégrées.
[3] « Plate-forme de la gauche » qui
fut adoptée le 02.04.1926 à
Berlin lors d’une conférence nationale de l’extrême gauche, publiée
dans une
brochure « Der Weg der Kominterm »
(Le chemin du Kominterm).
[4] Vieux membre,
encore vivant, de la
gauche italienne, fut député communiste avant
La même année
parut un autre livre consacré au même sujet, mais par une
personne en dehors de l’un quelconque de ces mouvements indiqués plus
haut : « Amadeo Bordiga »
par Andreina de Clementi, Ed Einaudi.
[5] Marx emploie
souvent le mot Gemeinwesen qu’on
rencontre aussi
fréquemment chez Hegel pour qui le thème de
[6] De même on ne
peut pas dire de
Bakounine qu’il fut un populiste. Toutefois il accorda une grande
importance à
l’obchtchina et eut une forte
influence sur le mouvement populiste entre 1860 et 1870 (cf. à ce sujet
l’ouvrage de Venturi indiqué note 7)
[7] Franco
Venturi: « Les
intellectuels, le peuple et la
révolution. Histoire du populisme russe au XIX° siècle »,
Ed. Gallimard
1972, ouvrage d’une importance exceptionnelle pour comprendre les
caractéristiques profondes de la révolution russe. On savait
auparavant, grâce
aux lettres de K. Marx et de F.Engels, que le premier, surtout, avait
de
profondes sympathies pour les populistes. Cependant on ne connaissait
pas –sauf
peut-être quelques spécialistes—les positions réelles de ces derniers.
Avec le
livre de Venturi, se déchire une mystification – mythification qui
avait été
opérée par les marxistes russes au sujet de leurs adversaires. Le
populisme se
présente bien comme partie intégrante du mouvement communiste, ce qu’en
d’autres termes F. Venturi affirme.
[8] La révolution
de 1905 relança le
mouvement populiste. La preuve en est la formation en 1906 d’une
« Union
des socialistes-révolutionnaires maximalistes » qui
repoussaient le
programme minimum des partis socialistes, voulait une
« république des
travailleurs » et organiser, en s’inspirant de l’Obchtchina,
la société sur la base de la commune (cf. Anweiler,
« Le mouvement des soviets en Russie
1905-1921 », pp. 114-116, Ed. allemande).
Sur la commune
de 1871, sur son appréciation de la part des
révolutionnaires russes, ainsi que sur l'influence quelle exerça sur
eux, cf.
A. Lehning Anarchisme et marxisme dans la révolutin russe. Spartacus,
n0
41.
[9] « Il
n’y a plus lieu de
discuter avec messieurs les économistes bourgeois : le
socialisme a
démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais
dans une
arène économique qui couvre le sixième de la surface du
globe ; non pas
dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et
de
l’électricité » (10/18, p. 10)
Cela montre à
quel point pour L. Trotsky, il n'y a pas de différence
entre capitalisme et socialisme.
[10] Ceci ne peut
être traité ici.
Indiquons que F. Engels à la fin du siècle dernier prévoyait qu’une
guerre
mondiale aboutirait à la ruine de l’Europe et à la domination de
l’agriculture
étasunienne.
[11] Nous avons
abordé cette question
dans un article intitulé « La crise
agricole russe est d’origine sociale », in
« Il programma comunista »,
n° 18, 1965.
[12] Lors de ses
différents reculs, J. Staline
a toujours utilisé les idées de ses adversaires. Ainsi il est certain
qu’il a
fait appel, pour faire triompher sa théorie du socialisme en un seul
pays, au
vieux fond panslaviste et populiste des Russes. En effet, faire le
socialisme
tout seul, sans l’aide de l’Occident, nécessitait l’exaltation de
[13] L’historien E.H
Carr lui aussi donne
des indications qui semblent contradictoires. En effet, il écrit que la
redistribution des terres commence avec la révolution d’octobre
affectant en
1920 la totalité de la république des soviets. Il fournit une
statistique sur
la taille des tenures où l’on voit que les tenures ayant jusqu’à 4
déciatines
ont progressé de 18% en 1917 à 72,1% en 1919, à 86,0% en 1920. Ce qui
indiquerait une parcellisation du type français (cf. « La révolution bolchevique 1917-1923 »,
Ed. Penguin Books, t. 2, p. 171). Cependant, Carr nous apprend par
ailleurs : « Le système de propriété commune avec la
redistribution
périodique ne fut pas affecté par la réforme » (ibid.,
p. 53. Il s’agit ici de la socialisation de la terre, loi
promulguée sous l’influence des S-R de gauche).
« Le
mir avec sa redistribution
périodique
de la terre entre ses membres continua d’exister à côté de la propriété
paysanne industrielle, sans discrimination officielle entre eux. Mais
l’attitude des autorités était équivoque » (ibid.,
p. 287). En note, Carr indique qu’il y avait au sein du mir
de grosses oppositions à la sortie
de l’un quelconque de ses membres. Il signale en outre que la loi
fondamentale
sur l’utilisation de la terre, mai 1922, reconnaît aussi bien
l’existence de l’artel, de la
commune, du mir, que la possession
isolée sous la
forme de l’otrub ou du khutor (p. 288).
On
trouve également beaucoup de données sur cette question dans « Socialism in one country 1924-1926 »
du même auteur aux pages 205-352.
Panaït
Istrati quant à lui, fait cette remarque qui en dit long sur
l’imbroglio
agraire : « La campagne russe est un mystère même
pour les Russes de
la ville ; il s’y élabore des processus insoupçonnés dont les
manifestations éclatent soudain et surprennent les observateurs les
plus
attentifs » («
[14] Dans toutes les
révolutions qui se
produisirent après 1871, la bourgeoisie ne fut pas une classe
motrice-mobilisatrice parce qu’elle fut trop faible et parce qu’elle
fut
détruite par la révolution elle-même (cas de
[15] Les bourgeois
crurent pouvoir
dominer la technique alors que par son développement elle engendre le
capital,
despote automatisé dont parle Marx ; ils crurent dominer le
mouvement de
la valeur d’échange et pourtant ce fut grâce à la révolution bourgeoise
que les
obstacles s’opposant à son autonomisation furent levés et la vapeur put
devenir
capital. Les bourgeois ont produit une fausse conscience de leur propre
mouvement historique et de celui du capital. Les socialistes se sont la
plupart
du temps contentés d’exprimer-opposer une vraie conscience, le marxisme.
[16] Cette brochure
vient d’être publiée
en français : « Succession
des
formes de production et de société dans la théorie marxiste », « Le
fil du temps » n° 9, juillet 1972. Cette édition
contient toutefois
quelques ajouts, en particulier « Les
deux phases du développement social de la production
capitaliste » qui
montre que R. Dangeville n’a pas compris, comme nous l’avons montré
dans
le « Le VI° chapitre inédit du Capital et l’œuvre
économique de Marx »
in Invariance n° 2, série I, 1968,
la
périodisation de K. Marx.
[17] Les positions
de R. Luxembourg ont
été en général déformées. Il est vrai que ceci est facilité par la non
parution
de ses œuvres complètes. En ce qui concerne le problème de
À propos de
Auparavant, il
avait fait remarquer : « En dehors de
Or, de 1860 à
1870, se développe un fort mouvement révolutionnaire en
Russie et, de plus,
[18] Plusieurs
auteurs, dont K. Marx et A.
Tocqueville, ont fait des études comparées de l’évolution de
[19] Cf. A.
Leroi-Gourhan qui, dans son
magnifique livre « Le geste et la
parole », expose le phénomène d’extériorisation du
geste et de la
parole, et comment la technique exsudat de l’homme devient son
antagonique ; ce qui s’est extériorisé devient oppresseur. En
remplaçant
technique par capital et en démontrant à partir de quel moment cette
substitution est nécessaire, il est possible de comprendre le heurt
actuel
entre les exigences biologiques humaines et les contraintes du capital.
Nous reviendrons sur tout cela dans une étude ultérieure. Signalons que, portant sur le même sujet, doit paraître en italien puis en traduction française un pamphlet : « Apocalypse et révolution » de G. Cesarano et G. Collu.