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Surgissement de l'ontose

 

SCOLIES

 

I

 

En ce qui concerne mon étude sur le mouvement psychanalytique je dirai que si Sigmund Freud a utilisé linterprétation des rêves pour sescamoter, Carl Gustav Jung utilisa les archétypes, et jai comme la sensation quil a traité la vie comme un rêve traversé dimages archétypales. Je dois voir. Pour le moment je fais une pause en étudiant le livre de Rudolf Otto, Le Sacré. Lélément non rationnel dans lidée de divin et sa relation avec le rationnel. Le sous-titre est très important, jy reviendrai. Je tai déjà indiqué limportance que jaccordais à ce livre présent dans ma bibliothèque depuis des années et que je nai pas trouvé en elle. Jai dû me le faire prêter. Or que me révèle ce livre sinon ce que jintuitionnais et dont javais inconsciemment peur: pour approcher et délimiter ce qui sest produit lors de la coupure de continuité du fait de la non acceptation de la part de la mère de lêtre naturel quest son enfant, il faut recourir à la mystique. Plus rigoureusement, ce sont les mystiques qui se sont le plus approchés de cette réalité[1].


R. Otto parle dexpérience mystique, de dimension psychologique profonde, de la nécessité pour percevoir le sacré de faire appel à un vécu ou a un revécu. «Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti une émotion religieuse profonde et, autant quil est possible, exclusivement religieuse»[2]. Il vise, à mon avis, la nécessité déliminer toute rationalisation. Cela éveille en moi lidée dune écoute, comme sil sétait branché sur son être originel, naturel qui rencontre ce quil nomme le numen, le fondement même du sacré. Il ne semble pas que S. Freud ait connu loeuvre de R. Otto parue en 1917, moment dune remontée à léchelle planétaire, avec un mouvement qui tendait à se rapprocher de la perception de la scène originelle. Peut-être que comme moi il a eu inconsciemment peur. Lorsquil parle de religion, il contourne le sacré dont il ne prend que linterdit et, sous la suggestion de Romain Rolland, le sentiment océanique qui est en fait la perception de la continuité. Cette oeuvre est donc essentielle pour moi pour comprendre celle de C. G. Jung mais surtout pour compléter mon approche de lontose. Jai lu et je lis ce livre en effectuant un intense revécu avec de puissantes remontées et la réimposition des états hypnoïde et hystéroïde. Je le lis à un moment de maturation de ma compréhension de ce qui est advenu et à un moment de ma régression vers le moment initial où sest opérée la coupure. Je suis à la fois ici et maintenant et dans mon plus lointain passé, ce qui me permet de rétablir une continuité et, particulièrement, de voir léchec, de réaliser quil existera toujours, mais que ce fut un échec à un moment donné et que je ne suis pas destiné à toujours le répéter. Si je nescamote plus, je puis émerger.


Jen viens à la teneur du livre. R. Otto commence par une étude du rationnel et de lirrationnel. Là, je suis insatisfait. Pour aborder le moment initial, il faut que je sorte de la dualité entre ces deux éléments, du couple quils forment, de la contradiction quils peuvent entretenir. Rationnel et irrationnel sont sur le même plan, ils sont en continuité. Non, ce dont il sagit cest de quelque chose de totalement étranger à cela, quelque chose déminemment étrange, de totalement autre dont il parlera, et dont S. Freud a intuitionné la réalité à travers sa théorisation de lUnheimlich, cest ce qui est mystique.


Pour bien te rendre sensible ce que je vais te dire, je dois te faire part dun revécu que jai effectué avant de commencer la lecture du livre de R. Otto. Il sest imposé après diverses conscientisations et divers incidents dont la perte dune incisive à la suite dun choc, ce qui ma fait revivre lébranlement et comprendre que jescamotais léchec. La perte de la dent est comme un étalement de la signifiance de léchec. Mais en quoi réside profondément ce dernier? Cest alors que je me revois bébé en face de ma mère et il ny a pas continuité. Il y a une fermeture, un enfermement en elle qui la pose en tant que mystère et me rend moi-même mystérieux. Cette fermeture minterdit. Derrière je sens une présence qui est en fait la naturalité inhibée de ma mère, ce qui renforce le mystère. Mais ce refus me pose dans la déréliction totale. Ce refus provoque leffroi, la terreur, en même temps que je suis fasciné par celle qui apparaît de plus en plus comme le vecteur de la continuité dont elle méloigne, ce qui la fonde médiatrice. Je te rapporte lessentiel, de même pour cet autre revécu. Le choc de la non acceptation, de la coupure de la continuité, fait que je perds ma substance, je nai plus de consistance, je me liquéfie, je me dissous. Je ne puis vivre que si je prends substance chez ma mère. Cest là que sopère la mystification: elle me donne la vie, mais cest la vie ontosée, lontose. Si jaccepte cette dernière je serais moi-même accepté. Tout cela seffectue inconsciemment, dans le non visible. Doù, je suis fasciné par le phénomène et jai immensément peur: je vis de sa substance. Si elle disparaît je meurs. Immédiatement jai pensé à la transsubstantiation où il y a rejouement: si on ingère lhostie on incorpore de la substance divine. On est encore avec maman. À partir de là jai perçu encore dautres choses. Mais je me limite là. Je vais faire des citations en les commentant en fonction de mes revécus et de mon investigation théorique. Auparavant je dois noter que R. Otto parle de sentiments - ce qui ma évoqué Alfred Adler son cadet de 10 ans - et didéogrammes opérant à la place de concepts.


«Cette catégorie [le sacré, NdA] est complexe; elle comprend un élément, dune qualité spéciale, qui se soustrait à tout ce que nous avons appelé rationnel, est complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle et, en tant que tel, constitue un arrêton, quelque chose dineffable. Il en est de même du beau, dans un autre domaine»[3]. La dernière phrase introduit un élément de confusion parce quensuite il montrera lécart énorme entre le domaine de la mystique et celui de lart, de lesthétique. Jai limpression quil écrit vite cela afin de se mettre en règle et quon ne lui dise pas: attention vous oubliez quelque chose. Il manifeste une impatience, expression de lontose.


Quelque chose dineffable, cest le ça de S. Freud et là il y a dailleurs confusion parce que par là il vise à la fois la situation engendrée par le refus de sa mère, lincompréhensible, et ce à quoi il est réduit. Cest le ce que de Ludwig Wittgenstein etc. Mais je puis dire quen face de cet élément, René Descartes, lui, se positionne: je pense donc je suis. Il dissout le mystère quil pouvait être mais il laisse intact celui hors de lui.


R. Otto fait remarquer que dans les religions sémitiques le sacré «possède un nom qui lui est propre, celui de Qadoch auquel correspondent Hagios et Sanctus ou plus exactement Sacer. Assurément, dans trois langues, ces mots impliquent lidée du bien et du bien absolu, considérée au plus haut degré de son développement, et dans sa maturité; nous les traduisons par sacré. Mais ce sacré nest que le résultat final de la schématisation graduelle et de la saturation éthique dun sentiment originaire et spécifique. Il est possible que cet élément soit neutre par lui-même à légard de ce qui est dordre éthique et puisse être examiné par lui-même. Il est hors de doute quà lorigine de ce développement toutes ces expressions signifiaient autre chose que ce qui est bon. Cest un point généralement admis aujourdhui par les exégètes. On reconnaît avec raison une interprétation rationaliste dans le fait de traduire Qadoch simplement par bon»[4]. Ceci est très important. Il expose sans sen rendre compte le fait quau cours du temps, les hommes et les femmes ont eu tendance à apprivoiser ce qui les avait terrifié, à domestiquer leur souffrance. Cela ne veut absolument pas dire quils ont domestiqué en vue dalléger et de maîtriser cette dernière, mais que la domestication a été un support pour un phénomène en acte en eux-mêmes. Elle leur a servi de confirmation dans leur devenir. Ceci a opéré maintes fois au cours du devenir historique. Je vais y revenir.


«Il convient donc de trouver un nom pour cet élément pris isolément. Ce nom en fixera le caractère particulier, il permettra de plus den saisir et den indiquer aussi éventuellement, les formes inférieures ou les phases de développement. Je forme pour cela le mot: numineux. Si lumen a pu servir à former lumineux, de numen on peut former numineux»[5]. À ce point le traducteur a mis une note indiquant que lauteur, lui, avait pris pour exemple omen et ominös qui nont pas leur correspondant en français. Mais il ne donne pas la traduction de ces mots: le premier veut dire présage, augure, le second, de mauvais augure. Ce dernier mot existe en anglais dans le sens de mauvais présage, de détestable! En outre il ne traduit pas le mot numineux (numinös), donc il nen donne pas sa signification, sinon à la fin dans la rubrique: traduction des termes étrangers. Pour numen, il est indiqué: «être surnaturel sans représentation plus exacte». Ceci est important parce que la notion dêtre napparaît pas clairement dans le cours de lexposé. Le choix de omen ne me paraît pas aléatoire. La notion de présage a un certain lien avec la dimension mystique. Enfin, il ne semble pas quil existe un équivalent de lumen en allemand. Pourtant il existe une unité de mesure en photométrie, le lumen.


Ensuite il envisage: «Les éléments du numineux» et en premier: «Le sentiment de létat de créature[6] ou la réaction provoquée dans la conscience par le sentiment de lobjet numineux»[7]. Là, jéprouve un malaise parce que je ne sais pas quel est le statut de lobjet; peut-il référer à ce qui est posé devant ce qui, dans ce cas, pourrait être lêtre surnaturel, et évoquer la dialectique du sujet et de lobjet qui exprime dans lontose les liens entre le je et le tu, entre deux individualités ou bien se pose-t-il en rapport au sujet et évoque-t-il alors la dialectique du sujet et de lobjet en tant que relation de domination et desclavage, une dynamique de la manipulation


Voyons ce que peut être ce sentiment de létat de créature. «LorsquAbraham ose parler avec Dieu du sort des habitants de Sodome (Genèse; 18, 27) il dit: Jai eu la hardiesse de mentretenir avec Toi, moi qui ne suis que poudre et cendre. Cette parole dAbraham est la confession dun sentiment de dépendance qui est quelque chose de plus et en même temps quelque chose dautre que tous les sentiments de dépendance.


Je cherche un nom pour cette chose et je lappelle: le sentiment de létat de créature, le sentiment de la créature qui sabîme dans son propre néant et disparaît devant ce qui est au-dessus de toute créature»[8]. La créature rejoue une scène antérieure avec une distorsion: ce nest pas elle qui sabîme volontairement, elle y est contrainte du fait de la rupture de continuité. Cest quelque chose qui se passe en elle, à son corps défendant. Je pense inévitablement au sentiment dinfériorité dAlfred Adler. Lui, aussi, fait porter au bébé, à lenfant, ce qui lui est imposé du fait dun refus non conscient de la part de la mère. Ce qui est essentiel ajoute R. Otto, cest «leffacement et lanéantissement de la créature qui sabîme devant une puissance souveraine en tant que telle, mais devant une puissance souveraine telle que celle-là»[9]. En face de la créature il nest pas mentionné un être surnaturel, un créateur, mais une puissance. Cela exprime une confusion, celle-là même que R. Otto vécut lors du moment fondamental de la coupure de la continuité qui pour lui se signale comme une rencontre avec le numineux qui implique un numen. Ce qui suit, la fin du paragraphe, exprime bien la confusion inhérente à ce moment. «Dire ce quexprime ici lexpression telle que celle-là, définir cette qualité de lobjet est précisément impossible». Lorsquil y a confusion on ne peut rien préciser, ni interpréter comme laurait voulu S. Freud. Il faut souvrir à cette confusion, qui est perçue comme un irrationnel, ce qui est une façon de diminuer limpact quelle a sur nous, pour pouvoir accéder à lêtre naturel, originel, et par là à la continuité en se rendant compte de ce qui la interrompue, non pour lescamoter, mais pour la reconnaître en tant que phénomène advenu en nous. À partir de ce moment-là on naura plus besoin de rejouer. Dans tous les cas ce qui est important cest quil y ait acceptation de cet élément irrationnel et R. Otto a raison de refuser de léliminer de même quil a raison quand il affirme que la force de la religion ne réside pas dans sa dimension rationnelle, mais dans le fait quelle est capable de conserver cet élément irrationnel. Les philosophes, particulièrement les rationalistes, ont en fait contribué à un dépouillement en visant à éliminer ce dernier. Dès lors hommes et femmes dans la mesure où ils opérèrent dans cette dynamique durent chercher un autre support pour revivre ce moment là.


«Le sentiment de létat de créature nest au contraire quun élément subjectif concomitant, un effet; il est pour ainsi dire lombre dun sentiment, celui de leffroi qui, sans aucun doute, se rapporte demblée et directement à un objet existant en dehors de moi. Cet objet, cest précisément lobjet numineux»[10].


Là encore on sent une réticence à dire ce qui est en dehors du moi. Parler dobjet cela permet de rester dans lindéfini et me signale, à moi, la peur de voir de lauteur, cest-à-dire la peur didentifier cet objet, de le déterminer, de le nommer. Tout au plus parvient-il à le qualifier.


«Considérons ce quil y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense qui est autre chose encore que foi ou salut, confiance ou amour [] poursuivons notre recherche en nous efforçant de le percevoir par la sympathie [] cherchons-le dans les transports de piété et dans les puissantes expressions des émotions qui laccompagnent [] une seule expression se présente à nous pour exprimer la chose; cest le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner»[11]. Il en est encore au même moment en face de sa mère. Il analyse ensuite «leffroi mystique»: pour cela il parle de la «frayeur de dieu répandue par Jahvéh semblable au deima panicon (la frayeur panique) des grecs. [] Cest là une frayeur pleine dune horreur interne quaucune chose créée, même la plus menaçante et la plus puissante, ne peut inspirer. Elle a quelque chose de spectral»[12].


De cette «terreur», sous sa forme brute, qui a apparu à lorigine comme le sentiment de quelque chose de «sinistre et qui a surgi comme une étrange nouveauté dans lâme de lhumanité primitive procède tout le développement historique de la religion»[13]. Là il y a escamotage des phases antérieures à la religion. Celle-ci reprend, dans une rationalisation qui apparaît comme une opération dapprivoisement, ce moment mystique où quelque chose de totalement étranger se manifeste. Mais il a raison de dire: «Faute de reconnaître là le facteur premier, qualitativement original et irréductible, et le ressort intime de toute lévolution historique de la religion, toutes les explications animistes, magiques et sociologiques de la genèse de la religion ségarent demblée et passent à côté du vrai problème»[14]. On a raison si on affirme également que la religion se greffe sur ce phénomène qui auparavant est exprimé dans la magie, le chamanisme etc., encore une fois, quelle opère une rationalisation de telle sorte quelle est constituée par deux éléments: rationnel et irrationnel. Et de nouveau il a raison de dire que si on élimine le deuxième moment on détruit la religion. Celle-ci tient parce quelle se relie à quelque chose qui est antérieur à elle. Il en est de même en ce qui concerne le désir de communauté. Autre chose: il est faux de parler dun Homo religiosus comme dun invariant, mais il est juste daffirmer la dimension mystique de Homo sapiens par suite du déploiement de la répression parentale et de lontose qui lui est consécutive, et qui introduit dans le devenir de celui-ci un inconnu irréductible, un inconnaissable. La recherche de larbre de la connaissance indique quun élément inconnu sest immiscé dans le procès de vie de lhomme, de la femme. Ils sont chassés du paradis parce quils veulent saisir en quoi il consiste, percevoir lontose et, de ce fait, ne plus dépendre dun dieu etc. On peut revisiter le mythe.


Ce qui suit est vraiment exceptionnel. «Luther affirme que lhomme naturel ne peut avoir la crainte de Dieu. Cette affirmation est parfaitement juste au point de vue psychologique. On peut même ajouter que lhomme naturel est incapable de frémir dhorreur au sens propre du mot»[15]. Lhomme, la femme, non domestiqué(e) na pas besoin dun dieu comme vecteur de sa crainte, de son frémissement dhorreur, parce quil, elle, nest pas habité(e) par une terreur advenue originellement. La dimension réelle saffirme ici. Dieu est une nécessité pour voir quelque chose dinvisible en nous. Il ajoute à la même page: «Le sentiment dhorreur nest pas la crainte naturelle ordinaire». En note il insiste sur «le caractère absolument particulier de la terreur sacrée et la différence qualitative qui la sépare de tous les sentiments naturels».


Ensuite il expose encore ce que jappelle la dynamique dapprivoisement qui est une forme de refoulement, et indique ce quon peut considérer comme un phénomène de remontée. «Mais alors même quil est parvenu à une expression plus noble et plus pure, ses émotions primitives peuvent toujours surgir spontanément dans lâme et se faire de nouveau sentir. Cest ce quatteste la puissance et lattrait du sentiment dhorreur quexcitent encore, même chez les hommes de haute culture, les histoires dapparitions et de fantômes»[16]. La littérature fantastique et les films dhorreur confirment amplement le dire de R. Otto.


«Le frisson dhorreur reparaît sous la forme infiniment plus noble du saisissement qui rend lâme muette et la fait trembler jusque dans ses dernières profondeurs»[17]. Il décrit encore le même phénomène originel.


«Ici le saisissement ne nous déconcerte plus, mais il conserve sa puissance indicible, par laquelle il sempare de nous. Il reste effroi mystique et provoque dans la conscience, comme réaction, le sentiment de létat de créature que nous avons décrit, le sentiment de notre néant, de notre effacement devant lobjet, dont nous avons pressenti, dans la terreur, le caractère terrifiant et la grandeur. Lélément qui excite la terreur numineuse (pavor sacer) peut être désigné sous le nom dun attribut du numen. [] Cest lorgé, la colère de Jahvéh, qui reparaît dans le Nouveau Testament comme lorgé théou»[18]. Et en note il remarque que «ce nest pas un état de la conscience intime mais cest réellement le sentiment dune réalité objective, qui forme le premier élément de la religion». En termes psychanalytiques cela veut dire que ce nest pas le fantasme qui est déterminant, mais le traumatisme externe, provenant de lextérieur. «Cette ira nest autre chose, en effet, que le tremendum lui-même, qui, nétant en aucune façon rationnel, se fait saisir et sexprime ici naïvement par analogie avec un terme emprunté au domaine naturel, à la vie spirituelle de lhomme»[19]. Il y aurait à préciser en quoi la vie spirituelle relève du domaine naturel.


«À côté de la colère ou du courroux de Jahvéh se place une expression analogue: le zèle de Jahvéh»[20]. Mais affirmer la colère ou le courroux est déjà une rationalisation-interprétation. En fait la mère est une énigme, un mystère et pour expliquer le fait quelle ne soit pas en continuité on utilise des éléments vécus a posteriori comme la colère ou le courroux qui en se manifestant, manifestent en même temps un refus. Cela nimplique nullement que la mère ait été en colère. Seulement quand elle le fut elle confirma le refus antérieurement infligé. Donc la colère est une interprétation qui empêche de percevoir un vécu initial.


«Ce que nous avons dit jusquici du tremendum peut se résumer dans lidéogramme de linaccessibilité absolue»[21]. Le thème de la femme inaccessible - donc de la mère - est très fréquent. Pour rejouer linaccessibilité il faudra que lhomme se déprécie et idéalise la femme, la porte au pinacle. Le complémentaire est: sil accède à cette femme elle pourra lui permettre dadvenir à lui-même. On retrouve cela dans le thème de léternel féminin de J. W. Goethe[22]. R. Otto poursuit: «On sent immédiatement que, pour épuiser complètement le contenu de tremendum, il faut ajouter à linaccessibilité un autre élément, celui de puissance, de force, de prépondérance, de prépondérance absolue. Nous choisirons, pour exprimer la chose, le nom de majestas»[23].


«Lélément du tremendum trouve une expression qui nous paraît plus adéquate dans la formule: tremenda majestas. Lélément de la majestas peut rester vivant quand le premier, celui de linaccessibilité, sefface et séteint, comme cela peut arriver, par exemple, dans le mysticisme»[24]. Pour que sefface linaccessibilité, les mystiques prônent une abolition de la séparation intérieur-extérieur, ce qui va leur permettre de fusionner avec maman. Cest à dessein que je suis allé directement à la mère parce que pour moi cette thématique de lintérieur-extérieur relève de lontose. Il sagit de rétablir la continuité entre ce qui est moi et ce qui mentoure, sinon on en est toujours à la communauté despotique, à la négation de lindividualité, à lomnipotence absorbante de maman. Dieu dans sa miséricorde peut condescendre à venir vers sa créature!! Cest par rapport à la majestas que sélabore «le sentiment de létat de créature». «Ce sentiment numineux forme pour ainsi dire la matière brute de lhumilité religieuse»[25]. À mon avis il y a là une confusion. Je pense quil aurait fallu écrire: le sentiment induit par le numineux. Ce dernier ne peut pas être des deux côtés. R. Otto la précédemment affirmé: cest la rencontre avec le numineux qui engendre des sentiments non naturels. «Le contraste de la majestas et de la conscience de nêtre que poudre et que cendre [] conduit plus tôt dune part à l’“annihilation du moi, et dautre part à laffirmation de labsolue et unique réalité du transcendant; cest là le propre de certaines formes du mysticisme. Dans ces tendances mystiques apparaît, comme un de leurs traits essentiels, une dépréciation caractéristique du moi. [] Une telle dépréciation implique lobligation de la faire valoir en pratique, de repousser la vaine illusion de lindividualité et dannihiler ainsi le moi. Elle conduit dautre part à considérer lobjet transcendant corrélatif comme absolument supérieur, à voir en lui lobjet qui possède la plénitude de lêtre, lobjet suprême en face duquel le moi prend conscience de son néant»[26]. Enfin nous voyons apparaître la notion dêtre qui curieusement sélabore à partir de celle dobjet. Il est lobjet suprême. Ceci traduit la confusion induite par la rupture de continuité et limpossibilité où est le bébé de pouvoir percevoir que la cause du mal où il se trouve réside dans le comportement de sa mère. Cest un quelque chose qui agit sur le phénomène continu qui lunit à elle et le perturbe. Il poursuit «Moi je ne suis rien, toi tu es tout! Il ne sagit pas ici dune relation de cause à effet». Comme A. Adler il nie la causalité. «Ce nest pas un sentiment de dépendance absolue (de moi-même en tant queffet) [ce à quoi il ajoute en note: «Ceci impliquerait précisément la réalité du moi» NdA], cest un sentiment de souveraineté absolue (de lobjet en tant que puissance souveraine), qui forme le point de départ de la spéculation, celle-ci opérant au moyen de termes ontologiques, transforme la plénitude de puissance du tremendum en plénitude dêtre». Cela apparaît comme la révélation dune donnée: la réalité simultanée du je ne suis rien et du toi tu es tout et lon peut concevoir un phénomène dinduction: lexistence de lobjet suprême, du tout, induit celle du je ne suis rien, lévanescence du sujet. Lêtre apparaît a posteriori. On a affaire à un vécu intense où lémotion est énorme et où le procès de conscientisation est bloqué. En conséquence cest a posteriori que la personne interprète et construit lévénement à partir de ce quelle a acquis. Cest ce qui est ressenti comme souveraineté absolue, comme puissance qui met lindividu dans la situation de se percevoir une créature qui spécule, cest-à-dire cherche à comprendre ce qui lui est advenu, ce qui lui permet de transmuer ce qui la bloqué, inhibé, annihilé, rempli deffroi, en un être. Celui-ci apparaît comme un a posteriori et dentrée caractérisé par son aseité: il a la toute puissance, et nest pas déterminé. Il a la toute puissance du continu. Je reviendrai là-dessus, pour le moment je veux signaler que R. Otto décrit, expose ce qui advient lors de la rupture de la continuité: limmense confusion quelle détermine. La causalité est là et elle opère également en ce sens que la confusion engendre la quête fondamentale de ce qui est advenu, la quête des origines. La spéculation à divers niveaux chez les divers individus se poursuit toute la vie pour certains, jusquà la maturité pour dautres ou même avant, à partir du moment où ils ont eu accès à une représentation qui les rassure. Cependant toute représentation est susceptible dêtre modifiée à cause du vécu de lindividu où il peut se retrouver dans des traumatismes qui réactivent celui originel. En outre tout le devenir social influe sur elle. On doit noter également quon passe dune émotion à un sentiment puis à une théorisation qui ne peut pas réellement utiliser des concepts mais des idéogrammes. Or quest ce qui sopère en réalité? Les mystiques ont essayé dapprocher le plus possible du moment initial pour savoir quest-ce qui était advenu. Les scientifiques actuellement cherchent à se rapprocher le plus possible de linstant où seffectua le Big Bang. Je crois quils en sont à dix puissance moins quarante trois secondes après celui-ci. Le Big Bang est le vecteur pour revivre le moment singulier quils ont subi sans pouvoir connaître. Jinsiste sur la dimension inconsciente et sur la confusion. Il faut revivre celle-ci en tant que telle, et ne pas rationaliser pour conscientiser a posteriori ce qui serait une profonde distorsion. Cest alors, de la connaissance de cette confusion en tant que telle que pourra émerger la perception de lêtre originel et de la mère, et que simposera alors pleinement la rupture de continuité. Cest spéciogénétiquement, à partir du moment où la séparation davec le reste de la nature atteint un certain degré, fondant la répression parentale, et ontogéniquement, lontose de la mère, que le phénomène opère. Dailleurs on peut penser que tant que la séparation davec la nature natteint pas ce degré, la répression natteint pas un niveau tel quelle puisse provoquer un traumatisme déterminant mais un profond malaise, déjà une confusion que lindividu traîne ensuite toute sa vie. En revanche quand ce niveau est dépassé bien quil y ait toujours confusion au moment où le traumatisme simpose, il y a induction dune clarification: la séparation simpose. Ce sont les divers rejouements au cours du temps qui permettent une élaboration a posteriori toujours plus précise, même si cest dans la mystification. Lhumanité rejoue la catastrophe et les horreurs, ce qui lui permet daccéder enfin à la perception du moment initial. Nous voyons sopérer cet accès à laide de divers supports, ainsi celui de lastrophysique.


Ce thème de la créature me fait penser au texte de K. Marx que jai cité et commenté[27]. Peut-être nai-je pas assez insisté sur le phénomène de réduction quil subit. Je pense à cela du fait de la remarque de R. Otto. «Cette expression [le sentiment de létat de créature, NdA] ne signifie pas ici le sentiment davoir été créé, mais le sentiment de nêtre quune créature, en dautres termes, le sentiment de linsignifiance de tout ce qui est créature devant la majestas de ce qui est au-dessus de toute créature»[28]. Lêtre originel advient en participant à la toute puissance du continu de la totalité. Brusquement celle-ci est brisée. Dès lors il est réduit. À quoi, cest difficile à exprimer parce que ce qui est perçu en premier cest cette réduction. Du fait de son inachèvement, il a un besoin intense de ce dont il a été coupé qui, dès lors senfle en quelque sorte de la toute puissance du continu et devient dans la représentation ultérieure souveraineté, majestas, être absolu etc. (lêtre est déjà un absolu, quelque chose qui a été abstraïsé). Mais pour survivre, lêtre advenant peut compenser, et la compensation la plus grande est de senfler de la puissance du continuum pour ainsi dire en amont de la rupture et daffirmer une toute puissance. Cest ce qui sest opéré de façon expressive chez divers hérétiques: ils deviennent à légal de dieu: façon mystifiée de rétablir la continuité parce quen fait il ny a pas élimination de ce qui apparaît comme la dépendance absolue: ils sont comme ce qui les a réduit.


«Le sentiment du tremendum et de la majestas impliquent enfin une troisième élément que jappellerais lénergie du numineux. Il se fait sentir dune manière particulièrement vive dans lorgé; cest à lui que se rapportent les expressions symboliques de vie, de passion, de sensibilité, de volonté, de force, de mouvement, dexcitation, dactivité, dimpulsion»[29]. Ici aussi le processus dapprivoisement sest opéré. Cela se voit particulièrement bien en ce qui concerne le stade religieux du phénomène, avec lévolution de la religion hébraïque qui se présente comme un apprivoisement de la colère de dieu. Dailleurs ce que dit R. Otto tout de suite après:   


«Ces traits se retrouvent, essentiellement identiques depuis les degrés du démonisme jusquà lidée du Dieu vivant. Ils forment dans le numen, lélément dont lexpérience met lâme humaine en état dactivité, excite le zèle, provoque la tension et lénergie prodigieuse dont lhomme fait preuve soit dans lascétisme, soit dans la lutte ardente contre le monde et la chair [il y a une tendance à poser la chair comme un monde qui nous enveloppe et quon doit abandonner, et le monde comme une chair, NdA], soit dans les actes de la vie héroïque dans lesquels lexcitation se fait jour». Lascétisme est affirmation de la vacuité de la créature. Je me dépouille de tout pour que tu puisses te reconnaître dans ta magnificence, parce que le posé même de ma nullité est une exaltation de ta puissance. Mais si tu me reconnais alors jexiste et je sors de ma nullité, par transsubstantiation, par transénergisation, jaccède à la magnificence, à la totalité. La «lutte ardente» évoque tout le protestantisme. Quoi quil en soit, tout est déterminé par la modalité du vécu du moment traumatique et par les divers moments qui ont confirmé cette modalité en fondant les empreintes. Il y a une confusion, une non explicitation: comment la colère, expression du numen, peut engendrer toutes ces modalités de comportement? La rationalisation cest de la poser en tant quénergie.


«L’“omnipotentia Dei affirmée par Luther dans le De servo arbitrio nest autre chose que la synthèse de la majestas, en tant que souveraineté absolue, et de l’“énergie en tant que force du Dieu qui ne connaît ni obstacle ni repos, qui agit et subjugue, du Dieu vivant. Dans le mysticisme aussi cet élément dénergie apparaît dans sa puissante vitalité, tout au moins dans le mysticisme volontariste, celui de lamour. Il se retrouve, sous une forme particulièrement frappante, dans lardeur dévorante et limpétuosité de lamour dont le mystique peut à peine supporter lapproche; écrasé par cette puissance, il en demande latténuation, afin de ne pas mourir. Par son impétuosité, cet amour ressemble encore sensiblement à lorgé qui elle aussi dévore et brûle; cest la même énergie, mais dirigée dans un autre sens. Lamour, dit un mystique, nest autre chose quune colère éteinte»[30]. Ici il sagit de lénergie qui saccumule dans lêtre advenant du fait de la non continuité, énergie qui brûle. Doù la nécessité de transférer cette énergie sur un support. Le premier cest la mère elle-même qui devient objet damour. Celui-ci est la forme réduite de la continuité, et lessai de la rétablir.


Ensuite il en revient au mystère quil va analyser et là il va se rapprocher encore plus de la réalité fondatrice. Tout dabord une remarque: «Le mystère devient facilement et de soi-même terrible»[31]. En soi-même le mystère est une menace, il est la forme dexpression de la menace inconnue, non clairement dévoilée. Il est en même temps ce qui permet de la penser et de la cerner car cest ce qui lenferme, de même quil menferme dans la recherche du secret de la menace.


«Le mysterium, abstraction faite de lélément du tremendum, peut être défini avec plus de précision le mirum ou le mirabile. Le mirum en tant que tel, nest pas encore ladmirandum. Il le devient lorsque viennent sy ajouter les éléments du fascinans et de laugustum dont nous aurons à parler plus loin. Lémotion correspondante nest pas encore ladmiration, mais seulement létonnement. Létonnement, au sens propre du mot, est un état dâme qui tout dabord appartient exclusivement au domaine du numineux et qui ne passe que sous une forme estompée et généralisée dans dautres domaines où il devient la surprise»[32]. En fait il sagit dune seule et même émotion qui au cours du temps est apprivoisée et est donc désignée selon la modalité où elle est perçue. Jajoute que dans un premier devenir il y a apprivoisement, puis il y a domestication où la créature tend alors à devenir le souverain. Mais la domestication induit une séparation encore plus importante de la nature. Doù le traumatisme est accru, mais lespèce a entre temps produit un plus grand nombre de supports pour y transférer ses troubles. Cest ce qui devient extrêmement perceptible de nos jours.


Je suis amené a citer intégralement le paragraphe suivant du fait de lintroduction dune notion qui aura une importance considérable. «Si nous cherchons une expression pour traduire [ici, cest parfaitement juste on essaie constamment de traduire quelque chose qui nous est étranger, NdA] la réaction psychique spéciale provoquée par le mirum, nous ne trouvons dabord, ici encore, quun nom qui se rapporte à un état de conscience naturel et qui pour cette raison na quune valeur analogique, cest, à peu prés, stupor. Stupor est nettement différent de tremor et signifie létonnement qui paralyse, létat de lhomme qui reste bouche bée, absolument interdit». Voilà le mot essentiel: interdit. Cest ce quil aurait dû indiquer en premier. Lors de la coupure de la continuité, nous sommes paralysés, interdit, et lautre domaine de la continuité dont nous sommes séparés nous apparaît interdit. Là se fonde linterdit fondamental: celui de la continuité. Au fur et à mesure que nous sortons de la paralyse, avec la sensation quon aurait pu disparaître, nié, lintensité de lémotion diminue et le sentiment la traduisant évolue. Sur le plan cognitif, ultérieurement, cela constituera la base du phénomène dapprivoisement.


«Mysterium au sens général et affaibli du mot, signifie seulement, à première vue, quelque chose de secret comme lest ce qui nous est étranger, lincompris et linexpliqué. [] Mais cette réalité, le mystérieux au sens religieux, le vrai mirum, cest, pour employer le terme qui en est lexpression la plus exacte, le tout autre (thateron, lanyad, lalienum), ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et partant familières; cest ce qui soppose à cet ordre de choses et, par là même, nous remplit de cet étonnement qui paralyse»[33]. Je pense irrésistiblement à lUnheimlich de S. Freud que janalyse dans le nº 3. Il a désigné ce quil a rejoué, non ce qui a fondé son rejouement, ce qui est le vécu originel. Escamotage! Donc la coupure fonde le tout autre et linterdit daccéder à lautre. En même temps se pose: quest-ce que ce totalement autre par rapport à la naturalité? Cest lontose. Mais ceci est linvisible, linexprimable, lineffable etc. Dit ainsi cela conserve encore une dimension mystérieuse. Il faut affirmer: cest lontose de la mère. Doù vient ce totalement étranger, cette ontose de la mère? De ladoption dune dynamique non naturelle dérivant de la séparation du reste de la nature. En conséquence lontose de la mère dérive de celle de la sienne propre etc. Donc, adulte, je vais voir ce mécanisme, ce procès, et cest de lui dont je dois me séparer, me libérer pour récupérer les possibles inclus dans le fait que je suis une affirmation du procès de vie, de la continuité. Donc grâce au double mouvement de libération et de récupération peut simposer lémergence de lêtre originel en coalescence, puis en continuité, avec lêtre voulant enrayer la discontinuité avec la nature. Ici, une importante remarque simpose: la peur du tout autre, de lontose, conduit à lipséisation, cest-à-dire à nêtre que soi: la folie.


«Lobjet réellement mystérieux est insaisissable et inconcevable non seulement parce que ma connaissance relative à cet objet a des limites déterminées et infranchissables, mais parce quici je me heurte à quelque chose de tout autre, à une réalité qui, par sa nature et son essence, est incommensurable et devant laquelle je recule saisi de stupeur»[34]. Ici il cite un passage des Confessions de St. Augustin quil faut que je retrouve.


«[] lobjet numineux soppose non seulement à tout ce qui est habituel et bien connu, cest-à-dire en dernière analyse à la nature en général; il ne passe pas seulement dans le domaine du surnaturel, il finit par sopposer au monde lui-même et sélève à la hauteur du transcendant»[35]. Ensuite il note que surnaturel et transcendant qui apparaissent en tant que prédicats positifs sont, en fait, à lorigine, négatifs servant à désigner ce qui nest pas naturel. Autrement dit cela part de lêtre advenant. Ensuite cest lobjet qui devient déterminant et fonde la positivité. Dieu fonde tout. Toutefois avec la théologie négative, il semble quon retourne au pôle créature comme étant déterminant.


«Lepekeia (lau-delà) du mysticisme nest aussi que lexaltation et lhypertension des éléments non-rationnels qui se trouvent dans la religion elle-même»[36]. Lau-delà cest ce qui est après la coupure. Ce quil y a après la mort est une affirmation support pour désigner ce quil peut y avoir au-delà de la coupure.


Laccentuation des oppositions dont il parle ensuite est un essai de mieux percevoir ce qui est advenu, cest grossir afin de voir, opération quon fait avec un microscope.


«Ce qui est vrai de létrange nihil de nos mystiques lest également du sûnyata, du vide et de la vacuité dont parlent les mystiques bouddhistes»[37].


«Le sûnyam est le mirum absolu, élevé au paradoxe et à lantinomie. [] Lélément du numineux que nous appelons le mystère passe, au cours du développement de presque toutes les religions historiques, par une évolution interne qui renforce son caractère de mirum et lélève à une puissance qui le met toujours plus en relief. On peut distinguer ici trois degrés: celui du surprenant pur et simple, celui du paradoxe et celui de lantinomie»[38]. En fait cest lévolution du mode dappréhension de la relation de la créature au mirum dont il sagit. Cest un perfectionnement de la saisie, mais le dernier degré nélimine pas les deux autres, au contraire il les intègre par un processus de dépassement, Aufhebung.


«Le mysticisme est dans son essence et avant tout une théologie du mirum, du tout autre. Cest pourquoi il devient souvent, comme chez Maître Eckhart, une théologie de linouï, du nouveau et du rare, ou comme dans le mysticisme du Mahâyana, une science du paradoxe et des antinomies, et en général un assaut livré à la logique naturelle contre laquelle il fait valoir la logique de la coincidentia oppositorum»[39]. Là il nous évoque évidemment Nicolas de Cues. Or la postérité de celui-ci est importante puisquelle nous conduit à G. W. F. Hegel, à K. Marx.


«Le contenu qualitatif du numineux dont le mystère est la forme, est dune part lélément répulsif que nous avons déjà analysé, le tremendum auquel se rattache la majestas. Dautre part, cest en même temps quelque chose qui exerce un attrait particulier, qui captive, fascine et forme lélément répulsif du tremendum une étrange harmonie des contrastes»[40]. Qui est le support de cette étrange harmonie sinon la mère.


«À côté de lélément troublant apparaît quelque chose qui séduit, entraîne, ravit étrangement, qui croît en intensité jusquà produire le déliré et livresse; cest lélément dionysiaque de laction du numen. nous lappellerons le fascinant»[41]. Je pense quon peut trouver également lélément apollinien; à voir.


«Il est sans doute possible et même vraisemblable, que le sentiment religieux, dans les premières phases de son développement, ait apparu uniquement par un de ses pôles, sous laspect dune répulsion, et ait pris forme, tout dabord, comme terreur démoniaque. Cette hypothèse sappuie, par exemple, sur le fait que, dans les phases du développement ultérieur encore, le mot qui exprime laction de rendre hommage à la divinité signifie proprement réconcilier, apaiser la divinité. Tel est, en sanscrit, ârâdh»[42]. Doù aussi les thèmes de lapaiteisthai et de lapotropein: détourner par des prières et détourner avec, jajouterai, lidée déloigner. Ce qui apparaît important cest la notion de détournement. Ensuite il parle dun désir du numineux. «Ce désir se manifeste non seulement sous les formes du culte rationnel, mais dans ces étranges pratiques sacramentelles, ces rites et ces méthodes de communion par lesquelles lhomme cherche à prendre possession du numineux»[43]. Là encore la relation à la mère simpose. Et ce qui suit à la même page le confirme: «Au moyen dune quantité dactes étranges et de formes fantaisistes de médiation, lhomme religieux cherche à se rendre maître de la réalité mystérieuse elle-même, à sen pénétrer et jusquà sidentifier avec elle [plus précisément ici à se fondre en elle, pour retrouver pleinement la continuité NdA]». Il parle ensuite de lidentification magique et de la possession chamanique. À propos des états de possession numineuse il remarque: «Ici intervient un processus de développement, de purification et de maturation de lexpérience. Il parvient à son terme dans les états sublimes qui sont atteints quand lexpérience qui consiste à être dans lesprit se réalise dans toute sa pureté et quand le mysticisme revêt ses formes les plus nobles»[44]. Les générations successives par leur apport purifient, affinent, ou bien, à la suite de traumatismes qui réactivent celui initial, comme par exemple celui provoqué par le déploiement du phénomène de la valeur, il y a renforcement et comme une régression à la forme originelle qui signale quhommes et femmes se sont à nouveau rapprochés de la réalité originelle et quils doivent soit voir, soit recommencer à apprivoiser, à domestiquer.


Il signale aussi un phénomène dérivé mais très important: la béatitude en rapport à la possession. «Elle procure une paix qui surpasse toute raison. La langue ne peut lexprimer quen balbutiant»[45]. On ne peut pas écarter lidée quà travers diverses pratiques, il puisse y avoir accession plus ou moins longue à la perception-participation à la continuité. Doù le caractère fascinant de ces pratiques et leur nocivité parce quen fait elles empêchent daccéder à la réalité originelle. Or cest à partir de là que la continuité peut être retrouvée.


Ensuite il parle de la quiétude, hesychia, ou de ravissement. Celle-ci renvoie évidemment à lhésychiasme. Puis une remarque déterminante: «Ce fait atteste en même temps quau-dessus et au-delà de notre être rationnel, il y a caché au fond de notre nature, un élément dernier et suprême qui ne trouve pas satisfaction dans lassouvissement et lapaisement des besoins répondant aux tendances et aux exigences de notre vie physique, psychique et spirituelle. Les mystiques lont appelé le tréfonds de lâme»[46]. Donc quelque chose qui est en rapport avec le numen, avec le moment où il y a eu coupure. Cet élément caché est lêtre originel, naturel, qui ne peut pas être satisfait par le rationnel qui est simplement un baume, ni par lirrationnel qui confirme la source de sa souffrance. Il ne pourrait être satisfait que sil pouvait émerger, ce qui implique quil serait reconnu, ce qui implique à son tour de percevoir la souffrance originelle engendrée par la coupure, et donc davoir accès à lontose en rapport à la dynamique de répression. Dès lors la magie de lévénement, sa mystique, peut être levée, linterdit aboli, et lindividualité-Gemeinwesen peut se déployer.


«Un mot singulièrement difficile à traduire, une notion difficile à saisir dans ses aspects étrangement divers, est le deinos des Grecs»[47]. Il cite en grec un vers de Sophocle quil traduit ainsi: «Nombreuses sont les choses énormes (deina), mais rien nest plus énorme que lhomme». Si je me rappelle bien dinosaure vient de deinos = énorme, hors norme, comme R. Otto lexplicite ensuite et que je trouve maintenant évident. Donc les dinosaures sont un support pour lespèce afin de se dire et sinterroger: pourquoi suis-je hors norme? Quon pourrait traduire hors nature, hors lordre des choses, hors du cosmos. Doù la fascination de ces animaux disparus, comme semble avoir disparu le moment fondateur de la mise hors norme, hors nature. «Si lon pénètre par le sentiment le sens fondamental du mot, il pourrait servir à exprimer assez exactement le numineux dans ses éléments du mysterium, du tremendum, de la majestas, de laugustum et de lenergicum (le fascinans même y compris)»[48]. Cest tout à fait logique puisquil exprime le totalement étranger, le hors nature, lartificiel concrétisation du virtuel, comme cela simpose de nos jours. À noter que les grecs ont puissamment rejoué avec ce quils désignèrent par lhubris.


Je fais une pause. On peut constater quau début de ce siècle, on a tous les éléments pour comprendre lontose. Mais il manque une dynamique. On na donc pas à recommencer quoi que ce soit mais à poursuivre un immense effort qui dailleurs, à mon avis, parvient presquà son final: le dévoilement de lontose, de linvisible, du sacré, du numineux, de linterdit primordial. []


Autre remarque avant de reprendre: la théorisation de la voie est recherche de rétablissement de la continuité en autonomisant en quelque sorte la portion entre les bouts de cette dernière, une fois quelle a été coupée. La voie est bien un moyen et un support pour tenter dabolir la discontinuité. La voie est bien celle du milieu, celle qui est entre deux. On ne doit pas chercher un intermédiaire, une médiation, car cest rester dans la séparation même si on vise à labolir.


Je reviens à Le sacré. À partir de cet exposé sur lénorme, R. Otto entre plus dans lillustration de ce quil a avancé, cela est moins important. Toutefois il y a encore des données à analyser.


«Tandis que sebastos [majestueux, NdA] désigne plutôt l’“essence numineuse de lobjet, semnos ou auguste en indique plutôt la valeur numineuse, le caractère illustre et noble. Le fascinant serait ce par quoi le numen a une valeur subjective, cest-à-dire béatifique pour moi. Il serait, dautre part, auguste en tant quil est en soi une valeur objective exigeant le respect. Puisque lauguste ainsi défini est un élément essentiel du numineux, la religion est essentiellement, indépendamment même de toute schématisation morale, obligation intime qui simpose à la conscience et qui la lie, obéissance et service qui ne se fondent pas sur la simple contrainte exercée par une puissance supérieure, mais sur le respect qui sincline devant la plus haute des valeurs»[49]. Il y a là, sédimentation dapports effectués à divers moments du devenir de lespèce.


«Le contraire de la valeur numineuse est la non-valeur numineuse ou la valeur adverse. Lorsque le caractère de non-valeur numineuse se transmet à la faute morale, se concentre en elle ou la reçoit comme substratum, alors la simple illégalité devient péché, lanomia devient hamartia, infamie, sacrilège»[50]. Depuis lanalyse de lénorme, on a déconnecté du moment originel, on est dans les interprétations ultérieures. La faute morale est une élaboration à partir dun sentiment de culpabilité originelle, dun sentiment dinadéquation, cest ce qui peut représenter ce quéprouve lêtre advenant qui ne se sent pas accepté et cherche à comprendre pourquoi il en est ainsi. Il ne peut pas remettre en cause la mère. Cest une question de survie. Il est important de noter au passage que chercher une cause cest remettre en cause. Dans son vécu ultérieur lorsque lêtre advenant devenu enfant est culpabilisé, le sentiment de culpabilité quon lui inflige lui permet dinterpréter ce quil vécut jadis. Donc le numen inspire la terreur et rend coupable, mais tout cela ainsi que tous les autres sentiments précédemment évoqués sopère dans la confusion. On émerge progressivement de cette dernière sans jamais nous en défaire.


«[] la faute [] qui écrase la conscience et la fait désespérer de ses propres forces»[51] est rejouement dans la mystification et la séparation au sein de la personne elle-même de ce qui sest produit originellement. Ensuite il examine la propitiation et lexpiation. La première peut être vue comme la technique dapproche de lenfant vis-à-vis des parents, afin de les amadouer. «Il sy trouve dabord une manifestation de la terreur, cest-à-dire le sentiment quéprouve lhomme qui, en tant que profane, ne peut approcher directement le numen et ressent le besoin davoir une garantie et une défense contre sa colère. Une telle garantie constitue alors une consécration, cest-à-dire un procédé par lequel celui qui sapproche du numen devient momentanément numineux, perd son essence profane et devient apte à entrer en relation avec le numen. Les moyens de consécration  les moyens de grâce au sens propre du mot, sont des dons du numen lui-même, dérivent de lui ou sont institués par lui. Il confère lui-même quelque chose de sa propre nature pour rendre lhomme capable dentrer en relation avec lui»[52]. Lentrée en relation avec le parent implique lobservation de certains rites. En outre lenfant pour être accepté mime le comportement de ses parents. Par là, il leur fait allégeance et peut ainsi sapprocher de ce qui lui fait peur. Cest comme si, également, il leur empruntait certaines de leurs propriétés afin de leur être compatible (à noter à quel point la notion de compatibilité prend une grand importance à lheure actuelle). Lenfant apprend à connaître la vertu aprotropaïque de certaines attitudes.


«L’“expiation est, elle aussi, une propitiation dune forme plus profonde. Elle naît de lidée de la valeur et de la non-valeur numineuses, étudiées plus haut. La simple terreur, le simple besoin de protection devant le tremendum culminent ici dans le sentiment que lhomme, en tant que profane, nest pas digne dapprocher le sacré quil souillerait par sa propre non-valeur»[53].


La relation aux parents, particulièrement à la mère ressort clairement de cet autre passage: «Ici apparaît le besoin et le désir dune expiation, dautant plus impérieux que la proximité du numen, la relation avec lui et sa possession durable sont plus ardemment convoitées, quelles sont recherchées comme des biens et comme le bien suprême»[54]. Plus je veux être accepté plus je vais me sentir insignifiant, coupable, afin de confirmer la toute puissance des parents et dêtre ainsi accepté parce quils auront été rassurés. Cela peut arriver à: plus je me dénigre, plus je suis accepté. Cela conduit à ce quon a appelé la haine de soi. Plus je me hais parce que je reconnais en moi un vice irréparable, plus je suis aimé, car cela rencontre le désir sotériologique de lautre, qui aurait voulu être lui-même sauvé. En quelque sorte je le pose dieu. La suite immédiate du texte confirme la validité de cette approche: «Ce désir se rapporte à la suppression de lobstacle que constitue la non-valeur inhérente à létat de créature, à lêtre naturel et profane». Cest un lieu commun des théorisations sur les enfants que de dire quils prennent leurs parents pour des dieux, et den déduire leur incapacité à percevoir la réalité alors, quen fait, ils ne font que traduire la réalité ontosée qui leur est proposée, imposée. Autre chose: lenfant demande aux parents de le guérir du mal quils lui ont fait, de le sauver de la déchéance où ils lont mis, de le laver, purifier dune souillure qui lui a été collée.


Cette dimension de lexpiation, je veux la revoir avec le désir de punition dont parla S. Freud. Être puni cest comme si on était purifié afin dêtre admis par les parents. Cela peut induire lenfant à commettre des actes répréhensibles aux yeux des parents afin de devenir adéquat à leurs désirs, à travers la punition qui lui est infligée. Lenfant peut être amené à vouloir se purifier lui-même et peut connaître alors la pulsion à lautopunition dont parla également S. Freud.


La créature qui ressent être en état de souillure lorsquelle approche de la divinité, cest lenfant qui se ressent en inadéquation devant ses parents. Il est naturel; ils veulent un être domestiqué. Dès lors cest lélément naturel qui est vécu en tant que souillure. En conséquence il faudra léliminer. Il faudra sarracher à la nature. Cest une dynamique de sacrifice. Je sacrifie quelque chose de moi afin dêtre compatible avec la divinité, avec les parents. Cest la dynamique du renoncement.


Il est remarquable quil ne sépare pas propitiation et expiation. Si jexpie je me rend lautre propice; propice à me recevoir, à maccepter. «Les moyens par lesquels le Sanctum suprême se révèle et se communique, la Parole, lEsprit, la promesse, la personne du Christ, deviennent les objets auprès desquels on se réfugie auxquels on a recours, auquel on s’“attache pour pouvoir, étant par eux consacré et purifié de la profanité, sapprocher du Sacré lui-même»[55].


Ainsi ce que je pourrai définir comme le comportement religieux, tel quil apparaît dans cet ouvrage, est en fait le comportement de lenfant vis-à-vis de ses parents. Dire que dieu est le représentant du père ou la projection du père (ce qui est déjà réducteur, car cela omet la mère) nécessite den tirer les conséquences. Or affirmer que la religion relève de lirrationnel permet de ne pas remettre en cause père et mère réels, parce quil est postulé que leur comportement est rationnel. Ainsi tout ladvenu est entériné, confirmé. (18. 12. 1999)




II




Je ne me souviens pas tavoir dit que javais reçu le livre dErich Fromm. Je ten dirai ultérieurement. Pour le moment jaimerai revenir à ce que ma induit la lecture de Le Sacré. Ce que je vais te dire était en fait déjà en gestation en moi. Je puis commencer à exposer de façon à peu prés précise[56].


«Le caractère inculte consiste de plus dans la forme indomptée, fanatique et enthousiaste sous laquelle le sentiment du numineux sempare tout dabord de lâme et se manifeste comme mania religieuse, comme possession par le numen, comme délire et fureur»[57]. Cela confirme pleinement ma thèse de lapprivoisement, de la domestication. Jirai plus loin en disant que cest avec le néolithique que nous avons un moment extraordinaire, celui où lon passe du simple apprivoisement à la domestication grâce à la culture. Le culte va remplacer le rite, ou plus précisément le dépasser en lintégrant, et la religion va tendre à remplacer la mythologie, avec la formation dune morale et dune ébauche de droit. Religion, morale et droit triompheront avec linstauration de la première forme dÉtat, laquelle implique le développement de la valeur dans sa dimension verticale. Quimplique cultiver? Dissocier, défricher, enlever le naturel et développer lartificiel. Celui-ci au départ reste sur la plan du naturel. On peut le concevoir comme un naturel détourné. Cest ce naturel détourné qui pourra servir à mettre au point lartificialité.


La citation évoque aussi que le refus de la culture, sans quil y est une dynamique démergence, réactive «ce numineux en nous» et cest le fanatisme des prosélytes. Ces derniers agissent en vertu dune immense remontée et sont mus par le phénomène ontosique. Les cultes orgiaques en tant que phénomène de compensation à la domestication, à lacculturation, jajouterai à la mise en culture, le carnaval et toutes les pratiques qui sy accommunent, témoignent de ce numineux et du rejouement.


À propos de culture, il est important de noter que ce terme a pris de lextension. On parle de culture dorganes, de tissus, de cellules et évidemment de culture hors sol, comme une culture sans fondement. Cela signifie que la culture en tant que telle est finie, comme je lai déjà noté dans un de mes articles sur Mai 68. La culture implique un stockage des produits. Nous nous cultivons et nous stockons dans une formation dérivée de la répression: la conscience. Celle-ci se remplit par exemple de peur, de colère, de fascination, de culpabilité, de honte etc.


À la citation précédente, correspond cette autre qui éclaire encore mieux mon approche. «Doù vient ce fait, le plus surprenant de lhistoire des religions, que des êtres nés, à ce quil semble, de lhorreur et de la terreur deviennent des dieux, cest-à-dire des êtres que lon prie, auxquels on confie ses peines et ses joies, dans lesquels on voit lorigine et la sanction de la morale, des lois, du droit et des règles juridiques»[58]? Il sagit déjà de la servitude volontaire, de lapprivoisement et de la domestication. Il faut pouvoir apprivoiser la terreur, la colère, lhorreur, pour pouvoir développer la dimension de miséricorde, de compassion, de protection. Il sagit bien de défricher pour permettre que seules les données perçues positives, parce que compatibles avec le procès de vie, se développent. Ce sera constamment la dynamique de séparer le bon grain de livraie; de garder les bons côtés dun phénomène en rejetant les mauvais, à la façon de Pierre-Joseph Proudhon. On cultive les bons côtés parce que tout seuls ils ne pourraient pas simposer, de même quil faut cultiver en enlevant les mauvaises herbes. Tout cela exprime la pratique de la purification qui a tant dimportance sur le plan des représentations pré-religieuses et religieuses, en science comme dans les idéologies racistes. Derrière tout cela réside le désir de se purifier de ce qui nous rend confus. Pourquoi Immanuel Kant parle-t-il dune raison pure? Ce nest pas simplement pour la distinguer de la raison pratique, mais cest pour purifier comme il le reconnaît lui-même, en parvenant en définitive à ce qui est a priori, à ce qui fonde. Cest sa façon à lui de sapprocher de la confusion originelle. Or je me souviens avoir écrit: «la véritable critique est la critique qui fonde»[59]!


En gardant le terme, je puis dire que le numen est fragmenté au cours du temps. Ses différents éléments entrent désormais dans la combinatoire du capital, doù leur recombinaison permettant le rejouement. Autre chose: les rites religieux, le rituel, la musique etc., sont insuffisants pour réactualiser le numen, doù le fantastique dans les livres, au cinéma, sur Internet et, surtout, lénorme développement de la science et de la technique.


«Le daimonion devient le théion. Leffroi devient recueillement. Les sentiments épars ou confus prennent forme dans la religion. Lhorreur se transforme en frisson sacré. Les sentiments de la dépendance à légard du numen et de la félicité qui se trouve dans sa communion deviennent, de relatifs, absolus. Les fausses analogies et les fausses associations se dissocient ou sont écartées»[60]. Je dirai de mon côté; le développement de la religion permet de donner forme et là on retrouve la fonction de lÉtat qui donne forme et définit.


La sédentarisation en fixant le numen en un lieu de culte permet également une certaine maîtrise. Et là cest important dy insister ce quon veut maîtriser cest ce qui nous est arrivé au moment de la coupure, ce qui nous a mis dans tous nos états et qui nous a ébranlé, fait perdre la certitude etc.


Dans le processus de lapprivoisement, la production de la notion de dieu est un moment important. «Car aucun homme sur terre ne peut échapper à cette impression: sil pense réellement à Dieu, son coeur tremble dans sa poitrine et il voudrait fuir hors du monde. Oui, dès quil entend nommer Dieu, il prend peur et seffarouche». Martin Luther[61].


«Depuis les temps de la religion la plus primitive, on a toujours considéré comme des signes tout ce qui était capable dexciter et de mettre en branle le sentiment du sacré chez lhomme, de le susciter et den provoquer léruption, tous les éléments et toutes les circonstances dont nous avons parlé plus haut: le terrible, le sublime, labsolue supériorité de puissance, ce qui surprend et frappe, et tout spécialement lincompris et le mystérieux qui sont devenus le potentum et le miraculum»[62].


La nécessité de découvrir des signes et de les interpréter découle du désarroi en rapport avec le choc induit pas la coupure. Mircea Eliade a énormément théorisé la hiérophanie et je dirai la phanie en général. Lherméneutique entre dans cette dynamique. Linterprétation freudienne y participe


«Nous appelons divination la faculté hypothétique de connaître et reconnaître au vrai sens du mot le sacré dans le monde des phénomènes. Une telle faculté existe-t-elle et quelle est sa nature?»[63]. Il signale ensuite que cette faculté a été découverte à la fin du XVIIIe siècle, ce qui est intéressant si on met cela en rapport avec les révolutions française et états-unienne, de même que la relation entre spiritisme et 1848, et la découverte du sacré et la révolution du début de ce siècle.


La lecture des signes est importante surtout en rapport avec la prédestination qui mévoque la doctrine karmique. Ce qui doit être noté avant tout cest la dynamique de linvisible. Parler de prédestination, de karma cest essayer de rendre visible. «Lidée délection, cest-à-dire celle dêtre élu et prédestiné par Dieu au salut, est une donnée immédiate et une pure expression de lexpérience religieuse de la grâce [autre donnée invisible, NdA]. Lhomme, objet de la grâce, sent et reconnaît toujours mieux, lorsquil tourne son regard sur lui-même, quil nest pas devenu tel quil est, par son activité et ses efforts personnels, mais quindépendamment de sa volonté et de son pouvoir, la grâce de Dieu lui a être départie, la saisi, poussé et conduit»[64]. Or quest ce qui nous gouverne sinon les rejouements liés aux empreintes formées au début de notre procès de vie?


À la prédestination soppose le libre-arbitre de même que, maintenant au hasard soppose le déterminisme. On nest pas sorti de la dynamique ontosique.


«Lidée de prédestination dans la plénitude de son contenu religieux, nest autre chose en effet que lexpression propre du sentiment de létat de créature, sentiment deffacement et danéantissement de nous-mêmes et de nos forces, de nos prétentions et de nos oeuvres en face du transcendant comme tel. [] Un tel sentiment deffacement et danéantissement en face du numen sexprime dans une confession qui est dune part un aveu dimpuissance et qui reconnaît, ici, la vanité du libre arbitre humain, et là, la prédétermination et préordination universelles».


«La prédestination, en tant quexpression de la puissance suprême et absolue du numen, na encore aucun rapport avec le serf arbitre. Elle a au contraire très souvent pour pendant le libre arbitre de la créature et prend par là même tout son relief. [] Cest bien là lexpression première, la plus authentique, de la prédestination. Lhomme, son libre arbitre et sa libre activité se réduisent à rien en face de la puissance éternelle. Celle-ci grandit jusquà dépasser toute mesure précisément parce quelle exécute ses décrets malgré la liberté de la volonté humaine»[65]. On ne peut pas mieux évoquer le mécanisme impersonnel, opérant sur des générations, celui de lontose avec la compulsion de répétition. La prédestination cest lontose. Hommes et femmes décident de ne pas reproduire ce que leurs parents leur ont fait subir. À leur corps défendant dune façon qui pourra les étonner ou même pourra leur masquer ce quils opèrent, ils vont rejouer et, parfois, de façon plus intense que ne le firent leurs propres parents.


La violence et le sacré sont bien au départ de notre développement. Or la première résulte de la rupture de la continuité, cest-à-dire de celle dun procès. Cest que jai essayé dexposer dans larticle Violence et domestication. Je dirai plus précisément quà lorigine il y a violence et confusion. Cest pour sortir de cette dernière que lon a produit la catégorie du sacré, quon a essayé de percer le secret de linvisible. En tenant compte que beaucoup de phénomènes qui ne létaient pas le sont devenus à cause de la répression. La non écoute, la non perception, fait que la mère, dans une moindre mesure le père, veulent voir lembryon, le foetus. Pour cela ils le font bombarder dultrasons, matérialisation dun discours insoutenable quil devra ultérieurement supporter et donc matérialisation également de la prédestination. À noter que dieu est non seulement invisible, mais il peut être caché: deus absconditus.


Autre preuve du procès dapprivoisement de la puissance de la mère posée numen par suite du procès de séparation, et de la violence. Toute lhistoire, pourrait-on paraphraser, est celle de la vaine tentative de domestiquer la violence, de lapprivoiser, de la canaliser, de lutiliser momentanément pour pouvoir léliminer etc. «Une autre influence encore contribua dès lépoque des plus anciens Pères à amortir lélément non-rationnel dans la doctrine ecclésiastique; ce fut celle de lantique doctrine de lapatheia de la divinité que lÉglise adopta»[66]. Insensible telle apparaît la mère dans sa dimension ontosique. Et ce qui est étrange cest que lenfant a tendance a devenir comme ce qui la traumatisé, cela lui permet de ne pas être en contact avec lénorme souffrance. Jinsiste bien au départ il y a la confusion et non un mélange de rationnel et dirrationnel. Quoi quon fasse on ne peut pas abolir cet état confusionnel originel. La puissance dun revécu est de le restituer en tant que tel, ce qui nous permet de percevoir toute la dynamique cognitive, souvent accompagnée de pratiques diverses, que nous avons mise en place pour comprendre, nous conduisant à fonder ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel. Voilà pourquoi toutecroyance est accompagnée dun faire afin daccéder à ce moment initial. Ensuite on a le mythe et le rite, la représentation religieuse avec sa pratique même si elle se réduit à la prière. Prier cest se mettre en état de réceptivité, en état où une révélation est possible. Actuellement nous avons la science avec la théorie et lexpérience. Nous essayons dexpérimenter le moment originel, par exemple avec le Big Bang. Nous essayons de découvrir ce quest la prédestination doù le séquençage du génome humain.


À propos de linvisible, le vide en est la représentation la plus puissante. Il est tel parce quil ny a rien. Cest la représentation de ce qui se passe en nous lors de la confusion initiale et cest la perception de lespace entre nous et la mère ontosée. Cela représente ce qui résulte de la brisure de la continuité.


Il faut bien préciser chaque fois quil sagit de la mère ontosée, dans sa dimension ontosique, sinon tout devient incompréhensible. Il y a des moments où elle ne lest pas, moments où lenfant peut alors reprendre force etc. Dautre part cest le fait que la mère ne se réduit pas à son ontose qui est un des fondements de la confusion originelle, de la remise en cause de ladhérence à la continuité qui fonde le doute, la perte de certitude.


Dieu a été apprivoisé. Il se révèle maintenant un être faible. Jai lu un article à ce sujet. Il sefface devant les horreurs commises par les hommes et les femmes, et il sefface devant leurs représentations, par exemple celle du Big Bang[67].


Lespèce sest séparée du reste de la nature pour échapper à une menace. Elle a rompu un procès et a donc fait acte de violence. Cette séparation a engendré en elle la confusion, lincertitude au monde. Ceci atteint un certain paroxysme au néolithique. Ensuite on a des cycles de sortie de la confusion avec réalisation dun certain équilibre, puis catastrophe et réactualisation de la confusion. La quête cognitive cherche à atteindre également le milieu de vie dont nous nous sommes séparés. Les diverses sciences naturelles au sens large ne sont donc pas uniquement un produit de lontose. (24-25. 12. 1999)




III




Jaimerais en terminer avec lapproche du sacré, du numen, en tant que signifiant le moment originel de la coupure de la continuité, moment de violence et de confusion qui conduit tout homme, toute femme à rejouer dans une dynamique destructrice et à utiliser le procès de connaissance pour sortir de la confusion.


La volonté de retrouver le sacré, à partir du début de ce siècle, signifie le désir de redonner sa réalité au moment originel, tenter de ne plus escamoter parce quil y a perception que toutes les activités masquent en fait une réalité terrifiante et remplie de souffrance; parce quil y a le constat que rien na été résolu. En conséquence il y a parallélisme entre la recherche du sacré et celle du refoulé; de même quil y a parallélisme avec le développement de la physique et même des autres sciences.


Je reviens sur limportance de lagriculture comme moment important de la structuration de lontose, comme support pour exprimer ce qui bouleverse lespèce. Lagriculture est liée à la sédentarisation expression du blocage de lêtre advenant. En outre, pour cultiver il faut arroser, doù la pratique de détourner leau dun cours deau afin de pouvoir lapporter aux zones cultivées. Pour détourner il faut créer un barrage, autre expression de ce qui est subi. On barre pour dompter, domestiquer. Ceci sest redoublé au XXe siècle avec la nécessité de produire de lélectricité. Cela va plus loin parce que les barrages de notre époque provoquent la disparition de zones habitées; il y a ensevelissement, mise au secret, en quelque sorte. Cest limage même du refoulement.


Jai lu le livre dErich Fromm: Lart daimer. Pour moi il exprime pleinement lontose. Dailleurs il le perçoit lui-même. «Le fou et le rêveur sont dépourvus complètement dune vision objective du monde externe; mais tous, nous sommes plus ou moins fous, plus ou moins rêveurs; nous avons tous une vision personnelle du monde, déformée par notre tendance narcissiste.» (p. 150). Mais quest-ce que le narcissisme sinon le repli sur soi que lindividu est contraint deffectuer par suite de la coupure de la continuité. Toute sa théorisation sur légoïsme, lamour de soi etc., est liée à lontose. Lamour est un opérateur dapprivoisement. Cest dailleurs ainsi que lont théorisé les confucéens et, de façon plus approfondie, les partisans de Mo Ti.


Ce quil dit de la personne malade est valable pour tout le monde: «Pour la personne malade mentale, lunique réalité qui existe est celle à lintérieur delle, celle de ses peurs et de ses désirs. Elle voit le monde externe comme un symbole de son propre monde interne, comme sa propre création.» (p. 150)

31. 12. 1999




IV




En dernière instance il (le désir dêtre enterré afin de ressusciter) se rattache au moment de la coupure de la continuité. Volonté de refaire et de tout recommencer, volonté déliminer, de se purifier. Plus exactement senterrer pour refouler lintense souffrance, enterrer lhorreur, faire par-dessus en quelque sorte. À noter que le tombeau est lutérus. Durant les jours passés sous terre seffectue une purification, un élimination de tout ce qui est refoulé, de tout ce qui cause ce refoulement. Ressusciter cest échapper au refoulement. Le but est de vouloir être et, paradoxalement, cest abolir la naissance, car naître cest nêtre et donc la négation de lêtre. Il y a abolition des parents et affirmation dune aséité. Dit autrement il faut être pour éviter de naître, nêtre. Cela pose effectivement dieu. Mourir pour ressusciter à une vie nouvelle, grâce à une purification opérée en la terre. Cela pourrait se concevoir comme une libération de lontose, ce qui est inconsciemment visé. Mais cela implique denterrer ce qui obsède, donc en fait cela représente un immense refoulement, et la vie nouvelle sédifiant sur lui ne peut être que fragile, traversée dimmenses remontées. Autrement dit la religion chrétienne nous propose la mort comme refoulement absolu. Cest un thème qui a pu fasciner à cause de limpérieux désir daccéder à une vie nouvelle et à la béatification.


En français il existe une expression curieuse: enterrer sa vie de garçon qui indique la pratique suivante: avant de se marier, lhomme va faire la fête avec ses amis et, en général, il se saoule. Il enterre sa liberté, il va être ficelé. Mais en même temps ny a-t-il pas lidée denterrer des souffrances pour entrer dans la vie nouvelle qui serait, en définitive le retour à la maman, du fait que lépouse est le support du désir de continuité avec la mère?[68]


«Parmi les îles de lInde qui sont situées sous léquateur, lune delles serait lîle où lhomme naît sans père ni mère» (Ibn Tufayl)[69]. Je me suis rendu compte que je connaissais ce livre sous un autre titre: Havy ben Yaqsan qui est en fait le nom du héros du livre, et que je lavais lu pour rédiger mon texte sur la naissance de lIslam. Ceci dit je navais pas été interpellé par cette affirmation, peut-être parce quelle nétait pas aussi précise et puis du fait de la différence de titre. Le Philosophe autodidacte cela minterpella tout de suite. Il y a une contradiction: sil est philosophe, il na pas à le devenir ou, alors, cela signifie quil est philosophe et quil apprend par lui-même mais dautres matières que la philosophie. Cela devrait sexprimer autrement: lhomme qui par lui-même devient philosophe; laccès autodidacte à la philosophie. Mais cela va bien plus loin, cest la production de lhomme sans père ni mère. Cest lhomme autodidacte. Cest la dynamique qui aboutit à dieu caractérisé par son aséité. Ibn Tufayl a senti le danger de cette approche, par rapport à lorthodoxie musulmane, aussi propose-t-il une autre version de la naissance de Havy, où il y a un père et une mère.


Il est intéressant de noter que les alchimistes réalisent la gestation in vitro et que donc on a une phase plus élaborée, une plongée plus grande dans le virtuel. Or linfluence de la théorie de la résurrection est présente ainsi que lidée de purification au sein de la terre.


Ceci me ramène à C. G. Jung. Il présenta une profonde crise vers la quarantaine et cela correspondit à sa phase de séparation davec S. Freud. Il est important de chercher à comprendre quest-ce que celui-ci a pu représenter pour lui. Je pense quinconsciemment cela la mis en présence de sa mère, même si la théorie de S. Freud dans son exposé explicite escamote la mère. Je dirai même que cest à cause de cela quil fut intrigué par la théorie de ce dernier. Or louvrage qui signe la rupture entre les deux hommes est Métamorphoses et symboles de la libido, 1912. Sil y a métamorphose de la libido il y a échappement par rapport à la dynamique sexuelle et donc à lattraction maternelle. La généralisation du concept de libido, de même que celle dinconscient lui permet de nier ce qui le gène: la fascination de sa mère. Il se trouve conforté dans son approche du fait de la non réalité dune sexualité infantile, et que désirer faire lamour avec sa mère est un phantasme explicatif et rien de plus. Mais ce faisant il na rien résolu. Tout ce quil a fait cest de fuir un moment essentiel, celui de la coupure de la continuité: le refoulement de sa naturalité par sa mère. Alors C. G. Jung va essayer de percevoir ce numineux. Il a eu connaissance de loeuvre de R. Otto. Voilà pourquoi il sintéressa aux gnostiques. Ensuite ce fut lalchimie, enfin il élabora la théorie de la synchronicité qui a mon avis est encore un essai dexpliciter le numen, cest-à-dire limpact du choc de la coupure. En ce sens il récapitule ce qua fait lespèce au moins en Occident, bien quil y ait une pratique chinoise quon peut considérer comme une alchimie. On la trouve aussi dans laire arabe. La naissance alchimique est un procès où il ny a ni père ni mère. Lalchimiste sautoproduit: cest le procès dindividuation sur lequel C. G. Jung a fort insisté. Et je puis ajouter que Isaac Newton tenta vainement de leffectuer pour abolir une mère quil a consciemment haï. Je comprends le succès du livre de Paul Coelho. Avec lalchimie sexprime la nostalgie dune naissance sans ontose.


Ceci ma amené à une conclusion: dieu est lescamoteur fondamental, le principe même de lescamotage et lon doit voir cela avec la transcendance et la sublimation.


Il me semble que le complémentaire du mythe alchimique, qui implique une pratique, un ensemble de rites (phénomène quon retrouve dans la franc-maçonnerie, ce qui mévoque A. Bordiga qui me conseilla de faire une étude de celle-ci, et qui me surprit fortement parce que je ne savais que des superficialités à ce sujet et que je ne pensais pas quil fût important), est le mythe de landrogyne. Cest une autre façon dexprimer lunion ou la juxtaposition, la présence simultanée du rationnel et de lirrationnel, cest aussi lexpression de la nostalgie dune origine parce quil représente la fécondation, lunion du père et de la mère. On a beaucoup parlé des mythes liés à la naissance et celle-ci en tant que support de lorigine, mais on na pas abordé le mythe de la conception, de la fécondation, sauf peut-être en ce qui concerne les mythes agraires. Mais je dirai quils concernent plus la fécondation, cest-à-dire lapport du spermatozoïde que son union avec lovule: la conception. Or, et là est la confusion: la conception en tant quunion de deux éléments posés (dans la représentation) comme opposés peut être le support de compréhension de ce que R. Otto désigne comme numen et qui est en fait la mère dans sa dualité naturelle et ontosée, qui fait peur et fascine, qui repousse et attire.


Mircea Eliade décrit sans, à mon avis, saisir en son entier le phénomène.


«Significations de la coincidentia oppositorum. Quest-ce que nous révèlent tous ces mythes et ces symboles, tous ces rites et ces techniques mystiques, ces légendes et ces croyances impliquant plus ou moins clairement la coincidentia oppositorum, la réunion des contraires, la totalisation des fragments? [Sándor Ferenczi est parvenu à saisir la fragmentation originelle de lêtre, ce que jai revécu, NdA] Avant tout, une profonde insatisfaction de lhomme de sa situation actuelle [sensation dêtre inachevé, NdA], de ce quon appelle la condition humaine. Lhomme se sent déchiré et séparé. Il lui est difficile de se rendre toujours parfaitement compte de la nature de cette séparation, car parfois il se sent séparé de quelque chose de puissant, de totalement autre [le numineux de R. Otto, NdA] que lui-même; et dautres fois il se sent séparé dun état indéfinissable, atemporel [cest celui où saffirme la coupure, celui où lon est figé, où tout sarrête, NdA], dont il na aucun souvenir précis, mais dont il se souvient pourtant au plus profond de son être: un état primordial dont il jouissait avant le Temps, avant lHistoire». Là il y a confusion: il sagit de deux moments, celui davant la coupure et celui du moment où elle opère, moment du surgissement du temps et de lhistoire. «Cette séparation sest constituée comme une rupture, à la fois en lui-même et dans le Monde. Cétait une chute, pas nécessairement dans le sens judéo-chrétien du terme, mais une chute néanmoins parce que se traduisant par une catastrophe fatale pour le genre humain et à la fois par un changement ontologique dans la structure du Monde». La coupure de continuité est bien une catastrophe au niveau individuel, rejouement dune autre catastrophe pour lespèce. Mais, il ne faut jamais loublier, une catastrophe dont on réchappe, mais avec lontose. «Dun certain point de vue, on peut dire que nombre de croyances impliquant la coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie dun Paradis perdu, la nostalgie dun état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant saffronter et où les multiplicités composent les aspects dune mystérieuse Unité». Ici encore simpose la confusion. Il ne sagit pas dune unité, mais de la totalité. La confusion opère entre le sujet et lobjet. Ce dernier devient un support pour séprouver soi-même, sentir que les multiples manifestations de nous-mêmes se réfèrent à lêtre unique que nous sommes de même que les multiples manifestations des êtres et des choses se réfèrent à la totalité. Il y a le piège de la synecdoque: la partie signifie le tout, puis elle sérige en tout. Ce qui permet le glissement cest le fait que nous sommes participant à la totalité.


«En fin de compte, cest le désir de recouvrer cette Unité perdue qui a contraint lhomme à concevoir les opposés comme des aspects complémentaires dune réalité unique». Inexact: le désir est de retrouver lintégralité de son être, ne plus être fragmenté ainsi que le désir de retrouver la continuité avec la totalité. Dans les deux cas le but est de retrouver la continuité. Jajoute que je sens quil y a une confusion entre unité et union ou plus exactement un glissement, un déplacement: lunion permet de refaire un tout, une intégrité. Quand il sagit de lindividu on peut parler dunité, mais non en ce qui concerne la réalité, celle-ci est totalité. Je considère quil pourrait parler de lunion perdue. Parler dunité en parlant du monde implique quil peut y avoir dautres mondes, comme il peut y avoir dautres unités. Là sexprime encore linsatisfaction de lespèce, placée dans la dynamique de linachèvement: désir de la pluralité des mondes où il en existerait bien un, où ses désirs pourraient trouver un champ de développement.


«Cest à partir de telles expériences existentielles, déclenchées par la nécessité de transcender les contraires, que se sont articulées les premières spéculations théologique-philosophiques. Avant de devenir les concepts philosophiques par excellence, lUn, lUnité, la Totalité constituaient des nostalgies qui se révélaient dans les mythes et les croyances, et sexhaussaient dans les rites et les techniques mystiques».


Transcender implique aller au-delà de la situation immédiate, dominer mais dominer en transformant. Cela exprime le désir daller au-delà du vide entre lenfant et la mère au moment de la coupure de continuité. Si la transcendance est possible, il y a effectivement modification de la réalité. Limpossibilité de transcender conduit à transférer.


«Au niveau de la pensée présystèmatique, le mystère de la totalité traduit leffort de lhomme pour accéder à une perspective dans laquelle les contraires sannulent, lEsprit du Mal se révèle incitateur du Bien [il a mis en évidence que le mythe de landrogyne sexprime, en particulier, par lunion de dieu et du diable, NdA], les Démons apparaissent comme laspect nocturne des Dieux. [cf. la théorisation de C. G. Jung à propos de lombre, NdA] Le fait que ces thèmes et ces motifs archaïques survivent dans le folklore et surgissent continuellement dans les mondes onirique et imaginaire prouve que le mystère de la totalité fait partie intégrante du drame humain». Mais quest-ce que le mystère sinon la mère en tant quunion de la naturalité et de lontose, de la naturalité et de lartificiel, le culturel, en même temps quelle apparaît en tant que support de la continuité, la médiation pour y accéder. Elle est ce dont on dépend totalement, ce qui fait de nous, des créatures, selon lexpression de R. Otto. Je termine de citer. «Il revient sous ses aspects multiples et à tous les niveaux de la vie culturelle - aussi bien dans la théologie mystique et dans la philosophie que dans les mythologies et les folklores universels, dans les rêves et les fantaisies des modernes que dans les créations artistiques»[70].


Pourquoi en est-il ainsi? Parce quà chaque génération la coupure est réactualisée, induisant la même série de phénomènes. Cest cela qui fonde linconscient collectif de C. G. Jung. Chacun dentre nous édifie une interprétation qui fondamentalement est la même que celle de ses lointains aïeux. Chacun dentre nous retrouve dans le folklore, les mythes, etc., confirmation inconsciente de ce quil a vécu et de quil a interprété. Le devenir économico-social est un bon support pour revivre tout cela, en même temps quil est une tentative de sortir de lontose, ceci simpose particulièrement avec le surgissement de la valeur et celui du capital.


En même temps la tentative de séparer le naturel de lartificiel, le rationnel de lirrationnel se poursuit avec des moyens de plus en plus performants. La virtualisation est lessai le plus puissant de séparer lartificiel du reste, de lautonomiser et, ce faisant, de représenter lontose, de la saisir et ne pas en être effrayé, stade ultime de la domestication. (12. 01. 2000)




Jacques CAMATTE

Juillet 2000






[1] Une scolie est une remarque à propos dun théorème ou dune proposition. Ici ce sera à propos dune thèse. Baruch Spinoza a utilisé de nombreuses scolies dans son livre Éthique. Elles lui permettaient de compenser lextrême rigueur de ses affirmations données sous forme mathématique. Elles étaient le lieu démergence de remontées que, dans le reste du texte, lenveloppe mathématique empêchait de se manifester. Ceci est encore plus vrai pour lAppendice placé à la fin du livre I.

Les scolies qui suivent sont en fait des extraits de lettres à Flaviano Pizzi, les dates sont signalées à la fin de ceux-ci. Elles concernent les thèses traitant du moment de rupture de la continuité en tant que fondateur du discours mystique. Les notes ont été évidemment ajoutées a posteriori pour rendre le texte publiable et, parfois, plus compréhensible.

[2] Rudolf Otto, Le Sacré, Éd. PBP, p. 22.

[3] Idem, p. 19.

[4] Idem, pp. 20-21.

[5] Idem, p. 21.

[6] Cest un sentiment de dépendance totale qui a été décrit par Friedrich Schleiermacher (1768-1834), philosophe et théologien romantique allemand à tendance mystique profonde, que R. Otto cite de façon précise. La phase de crise intense que traversa lEurope occidentale à la fin du XVIIIe siècle favorisa lémergence de la dimension mystique refoulée, cest-à-dire, en réalité, la remontée du vécu de la répression subie durant les premiers jours de la vie. On la signalé, quelque chose de similaire sest produit en 1848, en 1917, au cours du mouvement de Mai-Juin 1968. (note de mai 2000)

[7] R. Otto Le Sacré, p. 22.

[8] Idem, p. 24.

[9] Idem, p. 24.

[10] Idem, p. 25.

[11] Idem, p. 28.

[12] Idem, p. 29.

[13] Idem, p. 30.

[14] Idem, p. 31.

[15] Idem, p. 31.

[16] Idem, p. 33.

[17] Idem, p. 33.

[18] Idem, p. 34

[19] Idem, p. 35.

[20] Idem, p. 36.

[21] Idem, p. 36.

[22] Ceci concerne évidemment le comportement de lhomme. La femme opère dans une dynamique plus complexe (note de mai 2000).

[23] R. Otto Le Sacré, p. 36.

[24] Idem, p. 37.

[25] Idem, p. 37.

[26] Idem, p. 38.

[27] Cf. «Invariance», série V, nº 2, pp. 36 sqq.

[28] R. Otto, Le Sacré, pp. 39-40.

[29] Idem, p. 41.

[30] Nota, pp. 42-43.

[31] Idem, p. 44.

[32] Idem, p. 45.

[33] Idem, p. 46.

[34] Idem, p. 48.

[35] Idem, p. 49.

[36] Idem, p. 50

[37] Idem, p. 50.

[38] Idem, p. 5

[39] Idem, p. 52.

[40] Idem, p. 57.

[41] Idem, p. 58.

[42] Idem, p. 59.

[43] Idem, p. 59.

[44] Idem. p. 60.

[45] Idem, p. 60.

[46] Idem, p. 64.

[47] Idem, p. 69.

[48] Idem, p. 70.

[49] Idem, p. 85.

[50] Idem, p. 85.

[51] Idem, p. 85.

[52] Idem. p. 87.

[53] Idem, p. 87.

[54] Idem, p. 8

[55] Idem, p. 90.

[56] Cette scolie permet de préciser encore quest-ce que le moment de coupure de la continuité le moment numineux et anticipe sur la suite des thèses.

[57] R. Otto, Le Sacré, Éd. PBP, p. 185.

[58] Idem, p. 189.

[59] Cf. Vieux Marx jeune Amérique, in «Programme Communiste», nº 7, 1959, p. 79.

[60] R. Otto Le Sacré, p. 158.

[61] Citation faite, p. 143.

[62] R. Otto Le Sacré, p. 196.

[63] Idem, p. 197.

[64] Idem, pp. 129-130.

[65] Idem, pp. 131-132.

[66] Idem, p. 139.

[67] Cet effacement est isomorphe à lévanescence de plus en plus grande de lhomme en tant que protecteur. (Note de mai 2000)

[68] En même temps que cela initialise une dynamique de regret. (Note de mai 2000)

[69] Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte, Éd. Mille et une nuits, p. 25.

[70] Mircea Eliade, Méphistophélès et landrogyne, Éd. Gallimard/Idées, pp. 176-178.

 



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