Surgissement de l'ontose
SCOLIES
I
En ce qui concerne mon étude sur le mouvement psychanalytique je dirai que si Sigmund Freud a utilisé l’interprétation des rêves pour s’escamoter, Carl Gustav Jung utilisa les archétypes, et j’ai comme la sensation qu’il a traité la vie comme un rêve traversé d’images archétypales. Je dois voir. Pour le moment je fais une pause en étudiant le livre de Rudolf Otto, Le Sacré. L’élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel. Le sous-titre est très important, j’y reviendrai. Je t’ai déjà indiqué l’importance que j’accordais à ce livre présent dans ma bibliothèque depuis des années et que je n’ai pas trouvé en elle. J’ai dû me le faire prêter. Or que me révèle ce livre sinon ce que j’intuitionnais et dont j’avais inconsciemment peur: pour approcher et délimiter ce qui s’est produit lors de la coupure de continuité du fait de la non acceptation de la part de la mère de l’être naturel qu’est son enfant, il faut recourir à la mystique. Plus rigoureusement, ce sont les mystiques qui se sont le plus approchés de cette réalité[1].
R. Otto parle d’expérience mystique, de dimension psychologique profonde, de la nécessité pour percevoir le sacré de faire appel à un vécu ou a un revécu. «Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti une émotion religieuse profonde et, autant qu’il est possible, exclusivement religieuse»[2]. Il vise, à mon avis, la nécessité d’éliminer toute rationalisation. Cela éveille en moi l’idée d’une écoute, comme s’il s’était branché sur son être originel, naturel qui rencontre ce qu’il nomme le numen, le fondement même du sacré. Il ne semble pas que S. Freud ait connu l’oeuvre de R. Otto parue en 1917, moment d’une remontée à l’échelle planétaire, avec un mouvement qui tendait à se rapprocher de la perception de la scène originelle. Peut-être que comme moi il a eu inconsciemment peur. Lorsqu’il parle de religion, il contourne le sacré dont il ne prend que l’interdit et, sous la suggestion de Romain Rolland, le sentiment océanique qui est en fait la perception de la continuité. Cette oeuvre est donc essentielle pour moi pour comprendre celle de C. G. Jung mais surtout pour compléter mon approche de l’ontose. J’ai lu et je lis ce livre en effectuant un intense revécu avec de puissantes remontées et la réimposition des états hypnoïde et hystéroïde. Je le lis à un moment de maturation de ma compréhension de ce qui est advenu et à un moment de ma régression vers le moment initial où s’est opérée la coupure. Je suis à la fois ici et maintenant et dans mon plus lointain passé, ce qui me permet de rétablir une continuité et, particulièrement, de voir l’échec, de réaliser qu’il existera toujours, mais que ce fut un échec à un moment donné et que je ne suis pas destiné à toujours le répéter. Si je n’escamote plus, je puis émerger.
J’en viens à la teneur du livre. R. Otto commence par une étude du rationnel et de l’irrationnel. Là, je suis insatisfait. Pour aborder le moment initial, il faut que je sorte de la dualité entre ces deux éléments, du couple qu’ils forment, de la contradiction qu’ils peuvent entretenir. Rationnel et irrationnel sont sur le même plan, ils sont en continuité. Non, ce dont il s’agit c’est de quelque chose de totalement étranger à cela, quelque chose d’éminemment étrange, de totalement autre dont il parlera, et dont S. Freud a intuitionné la réalité à travers sa théorisation de l’Unheimlich, c’est ce qui est mystique.
Pour bien te rendre sensible ce que je vais te dire, je dois te faire part d’un revécu que j’ai effectué avant de commencer la lecture du livre de R. Otto. Il s’est imposé après diverses conscientisations et divers incidents dont la perte d’une incisive à la suite d’un choc, ce qui m’a fait revivre l’ébranlement et comprendre que j’escamotais l’échec. La perte de la dent est comme un étalement de la signifiance de l’échec. Mais en quoi réside profondément ce dernier? C’est alors que je me revois bébé en face de ma mère et il n’y a pas continuité. Il y a une fermeture, un enfermement en elle qui la pose en tant que mystère et me rend moi-même mystérieux. Cette fermeture m’interdit. Derrière je sens une présence qui est en fait la naturalité inhibée de ma mère, ce qui renforce le mystère. Mais ce refus me pose dans la déréliction totale. Ce refus provoque l’effroi, la terreur, en même temps que je suis fasciné par celle qui apparaît de plus en plus comme le vecteur de la continuité dont elle m’éloigne, ce qui la fonde médiatrice. Je te rapporte l’essentiel, de même pour cet autre revécu. Le choc de la non acceptation, de la coupure de la continuité, fait que je perds ma substance, je n’ai plus de consistance, je me liquéfie, je me dissous. Je ne puis vivre que si je prends substance chez ma mère. C’est là que s’opère la mystification: elle me donne la vie, mais c’est la vie ontosée, l’ontose. Si j’accepte cette dernière je serais moi-même accepté. Tout cela s’effectue inconsciemment, dans le non visible. D’où, je suis fasciné par le phénomène et j’ai immensément peur: je vis de sa substance. Si elle disparaît je meurs. Immédiatement j’ai pensé à la transsubstantiation où il y a rejouement: si on ingère l’hostie on incorpore de la substance divine. On est encore avec maman. À partir de là j’ai perçu encore d’autres choses. Mais je me limite là. Je vais faire des citations en les commentant en fonction de mes revécus et de mon investigation théorique. Auparavant je dois noter que R. Otto parle de sentiments - ce qui m’a évoqué Alfred Adler son cadet de 10 ans - et d’idéogrammes opérant à la place de concepts.
«Cette catégorie [le sacré, NdA] est complexe; elle comprend un élément, d’une qualité spéciale, qui se soustrait à tout ce que nous avons appelé rationnel, est complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle et, en tant que tel, constitue un arrêton, quelque chose d’ineffable. Il en est de même du beau, dans un autre domaine»[3]. La dernière phrase introduit un élément de confusion parce qu’ensuite il montrera l’écart énorme entre le domaine de la mystique et celui de l’art, de l’esthétique. J’ai l’impression qu’il écrit vite cela afin de se mettre en règle et qu’on ne lui dise pas: attention vous oubliez quelque chose. Il manifeste une impatience, expression de l’ontose.
Quelque chose d’ineffable, c’est le ça de S. Freud et là il y a d’ailleurs confusion parce que par là il vise à la fois la situation engendrée par le refus de sa mère, l’incompréhensible, et ce à quoi il est réduit. C’est le ce que de Ludwig Wittgenstein etc. Mais je puis dire qu’en face de cet élément, René Descartes, lui, se positionne: je pense donc je suis. Il dissout le mystère qu’il pouvait être mais il laisse intact celui hors de lui.
R. Otto fait remarquer que dans les religions sémitiques le sacré «possède un nom qui lui est propre, celui de Qadoch auquel correspondent Hagios et Sanctus ou plus exactement Sacer. Assurément, dans trois langues, ces mots impliquent l’idée du bien et du bien absolu, considérée au plus haut degré de son développement, et dans sa maturité; nous les traduisons par “sacré”. Mais ce sacré n’est que le résultat final de la schématisation graduelle et de la saturation éthique d’un sentiment originaire et spécifique. Il est possible que cet élément soit neutre par lui-même à l’égard de ce qui est d’ordre éthique et puisse être examiné par lui-même. Il est hors de doute qu’à l’origine de ce développement toutes ces expressions signifiaient autre chose que ce qui est bon. C’est un point généralement admis aujourd’hui par les exégètes. On reconnaît avec raison une interprétation rationaliste dans le fait de traduire Qadoch simplement par bon»[4]. Ceci est très important. Il expose sans s’en rendre compte le fait qu’au cours du temps, les hommes et les femmes ont eu tendance à apprivoiser ce qui les avait terrifié, à domestiquer leur souffrance. Cela ne veut absolument pas dire qu’ils ont domestiqué en vue d’alléger et de maîtriser cette dernière, mais que la domestication a été un support pour un phénomène en acte en eux-mêmes. Elle leur a servi de confirmation dans leur devenir. Ceci a opéré maintes fois au cours du devenir historique. Je vais y revenir.
«Il convient donc de trouver un nom pour cet élément pris isolément. Ce nom en fixera le caractère particulier, il permettra de plus d’en saisir et d’en indiquer aussi éventuellement, les formes inférieures ou les phases de développement. Je forme pour cela le mot: numineux. Si lumen a pu servir à former lumineux, de numen on peut former numineux»[5]. À ce point le traducteur a mis une note indiquant que l’auteur, lui, avait pris pour exemple omen et ominös qui n’ont pas leur correspondant en français. Mais il ne donne pas la traduction de ces mots: le premier veut dire présage, augure, le second, de mauvais augure. Ce dernier mot existe en anglais dans le sens de mauvais présage, de détestable! En outre il ne traduit pas le mot numineux (numinös), donc il n’en donne pas sa signification, sinon à la fin dans la rubrique: traduction des termes étrangers. Pour numen, il est indiqué: «être surnaturel sans représentation plus exacte». Ceci est important parce que la notion d’être n’apparaît pas clairement dans le cours de l’exposé. Le choix de omen ne me paraît pas aléatoire. La notion de présage a un certain lien avec la dimension mystique. Enfin, il ne semble pas qu’il existe un équivalent de lumen en allemand. Pourtant il existe une unité de mesure en photométrie, le lumen.
Ensuite il envisage: «Les éléments du numineux» et en premier: «Le “sentiment de l’état de créature”[6] ou la réaction provoquée dans la conscience par le sentiment de l’objet numineux»[7]. Là, j’éprouve un malaise parce que je ne sais pas quel est le statut de l’objet; peut-il référer à ce qui est posé devant ce qui, dans ce cas, pourrait être l’être surnaturel, et évoquer la dialectique du sujet et de l’objet qui exprime dans l’ontose les liens entre le je et le tu, entre deux individualités ou bien se pose-t-il en rapport au sujet et évoque-t-il alors la dialectique du sujet et de l’objet en tant que relation de domination et d’esclavage, une dynamique de la manipulation…
Voyons ce que peut être ce sentiment de l’état de créature. «Lorsqu’Abraham ose parler avec Dieu du sort des habitants de Sodome (Genèse; 18, 27) il dit: “J’ai eu la hardiesse de m’entretenir avec Toi, moi qui ne suis que poudre et cendre”. Cette parole d’Abraham est la confession d’un “sentiment de dépendance” qui est quelque chose de plus et en même temps quelque chose d’autre que tous les sentiments de dépendance.
Je cherche un nom pour cette chose et je l’appelle: le sentiment de l’état de créature, le sentiment de la créature qui s’abîme dans son propre néant et disparaît devant ce qui est au-dessus de toute créature»[8]. La créature rejoue une scène antérieure avec une distorsion: ce n’est pas elle qui s’abîme volontairement, elle y est contrainte du fait de la rupture de continuité. C’est quelque chose qui se passe en elle, à son corps défendant. Je pense inévitablement au sentiment d’infériorité d’Alfred Adler. Lui, aussi, fait porter au bébé, à l’enfant, ce qui lui est imposé du fait d’un refus non conscient de la part de la mère. Ce qui est essentiel ajoute R. Otto, c’est «l’effacement et l’anéantissement de la créature qui s’abîme devant une puissance souveraine en tant que telle, mais devant une puissance souveraine telle que celle-là»[9]. En face de la créature il n’est pas mentionné un être surnaturel, un créateur, mais une puissance. Cela exprime une confusion, celle-là même que R. Otto vécut lors du moment fondamental de la coupure de la continuité qui pour lui se signale comme une rencontre avec le numineux qui implique un numen. Ce qui suit, la fin du paragraphe, exprime bien la confusion inhérente à ce moment. «Dire ce qu’exprime ici l’expression “telle que celle-là”, définir cette qualité de l’objet est précisément impossible». Lorsqu’il y a confusion on ne peut rien préciser, ni interpréter comme l’aurait voulu S. Freud. Il faut s’ouvrir à cette confusion, qui est perçue comme un irrationnel, ce qui est une façon de diminuer l’impact qu’elle a sur nous, pour pouvoir accéder à l’être naturel, originel, et par là à la continuité en se rendant compte de ce qui l’a interrompue, non pour l’escamoter, mais pour la reconnaître en tant que phénomène advenu en nous. À partir de ce moment-là on n’aura plus besoin de rejouer. Dans tous les cas ce qui est important c’est qu’il y ait acceptation de cet élément irrationnel et R. Otto a raison de refuser de l’éliminer de même qu’il a raison quand il affirme que la force de la religion ne réside pas dans sa dimension rationnelle, mais dans le fait qu’elle est capable de conserver cet élément irrationnel. Les philosophes, particulièrement les rationalistes, ont en fait contribué à un dépouillement en visant à éliminer ce dernier. Dès lors hommes et femmes dans la mesure où ils opérèrent dans cette dynamique durent chercher un autre support pour revivre ce moment là.
«Le sentiment de l’état de créature n’est au contraire qu’un élément subjectif concomitant, un effet; il est pour ainsi dire l’ombre d’un sentiment, celui de “l’effroi” qui, sans aucun doute, se rapporte d’emblée et directement à un objet existant en dehors de moi. Cet objet, c’est précisément l’objet numineux»[10].
Là encore on sent une réticence à dire ce qui est en dehors du moi. Parler d’objet cela permet de rester dans l’indéfini et me signale, à moi, la peur de voir de l’auteur, c’est-à-dire la peur d’identifier cet objet, de le déterminer, de le nommer. Tout au plus parvient-il à le qualifier.
«Considérons ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense qui est autre chose encore que foi ou salut, confiance ou amour […] poursuivons notre recherche en nous efforçant de le percevoir par la sympathie […] cherchons-le dans les transports de piété et dans les puissantes expressions des émotions qui l’accompagnent […] une seule expression se présente à nous pour exprimer la chose; c’est le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner»[11]. Il en est encore au même moment en face de sa mère. Il analyse ensuite «l’effroi mystique»: pour cela il parle de la «frayeur de dieu — répandue par Jahvéh — semblable au deima panicon (la frayeur panique) des grecs. […] C’est là une frayeur pleine d’une horreur interne qu’aucune chose créée, même la plus menaçante et la plus puissante, ne peut inspirer. Elle a quelque chose de spectral»[12].
De cette «terreur», sous sa forme brute, qui a apparu à l’origine comme le sentiment de quelque chose de «sinistre et qui a surgi comme une étrange nouveauté dans l’âme de l’humanité primitive procède tout le développement historique de la religion»[13]. Là il y a escamotage des phases antérieures à la religion. Celle-ci reprend, dans une rationalisation qui apparaît comme une opération d’apprivoisement, ce moment mystique où quelque chose de totalement étranger se manifeste. Mais il a raison de dire: «Faute de reconnaître là le facteur premier, qualitativement original et irréductible, et le ressort intime de toute l’évolution historique de la religion, toutes les explications animistes, magiques et sociologiques de la genèse de la religion s’égarent d’emblée et passent à côté du vrai problème»[14]. On a raison si on affirme également que la religion se greffe sur ce phénomène qui auparavant est exprimé dans la magie, le chamanisme etc., encore une fois, qu’elle opère une rationalisation de telle sorte qu’elle est constituée par deux éléments: rationnel et irrationnel. Et de nouveau il a raison de dire que si on élimine le deuxième moment on détruit la religion. Celle-ci tient parce qu’elle se relie à quelque chose qui est antérieur à elle. Il en est de même en ce qui concerne le désir de communauté. Autre chose: il est faux de parler d’un Homo religiosus comme d’un invariant, mais il est juste d’affirmer la dimension mystique de Homo sapiens par suite du déploiement de la répression parentale et de l’ontose qui lui est consécutive, et qui introduit dans le devenir de celui-ci un inconnu irréductible, un inconnaissable. La recherche de l’arbre de la connaissance indique qu’un élément inconnu s’est immiscé dans le procès de vie de l’homme, de la femme. Ils sont chassés du paradis parce qu’ils veulent saisir en quoi il consiste, percevoir l’ontose et, de ce fait, ne plus dépendre d’un dieu etc. On peut revisiter le mythe.
Ce qui suit est vraiment exceptionnel. «Luther affirme que l’homme naturel ne peut avoir la crainte de Dieu. Cette affirmation est parfaitement juste au point de vue psychologique. On peut même ajouter que l’homme naturel est incapable de frémir d’horreur au sens propre du mot»[15]. L’homme, la femme, non domestiqué(e) n’a pas besoin d’un dieu comme vecteur de sa crainte, de son frémissement d’horreur, parce qu’il, elle, n’est pas habité(e) par une terreur advenue originellement. La dimension réelle s’affirme ici. Dieu est une nécessité pour voir quelque chose d’invisible en nous. Il ajoute à la même page: «Le sentiment d’horreur n’est pas la crainte naturelle ordinaire…». En note il insiste sur «le caractère absolument particulier de la terreur sacrée et la différence qualitative qui la sépare de tous les sentiments “naturels”».
Ensuite il expose encore ce que j’appelle la dynamique d’apprivoisement qui est une forme de refoulement, et indique ce qu’on peut considérer comme un phénomène de remontée. «Mais alors même qu’il est parvenu à une expression plus noble et plus pure, ses émotions primitives peuvent toujours surgir spontanément dans l’âme et se faire de nouveau sentir. C’est ce qu’atteste la puissance et l’attrait du sentiment d’horreur qu’excitent encore, même chez les hommes de haute culture, les histoires d’apparitions et de fantômes»[16]. La littérature fantastique et les films d’horreur confirment amplement le dire de R. Otto.
«Le frisson d’horreur reparaît sous la forme infiniment plus noble du saisissement qui rend l’âme muette et la fait trembler jusque dans ses dernières profondeurs»[17]. Il décrit encore le même phénomène originel.
«Ici le saisissement ne nous déconcerte plus, mais il conserve sa puissance indicible, par laquelle il s’empare de nous. Il reste effroi mystique et provoque dans la conscience, comme réaction, le “sentiment de l’état de créature” que nous avons décrit, le sentiment de notre néant, de notre effacement devant l’objet, dont nous avons pressenti, dans la “terreur”, le caractère terrifiant et la grandeur. L’élément qui excite la terreur numineuse (pavor sacer) peut être désigné sous le nom d’un “attribut” du numen. […] C’est l’orgé, la colère de Jahvéh, qui reparaît dans le Nouveau Testament comme l’orgé théou»[18]. Et en note il remarque que «ce n’est pas un état de la conscience intime mais c’est réellement le sentiment d’une réalité objective, qui forme le “premier élément” de la religion». En termes psychanalytiques cela veut dire que ce n’est pas le fantasme qui est déterminant, mais le traumatisme externe, provenant de l’extérieur. «Cette ira n’est autre chose, en effet, que le tremendum lui-même, qui, n’étant en aucune façon rationnel, se fait saisir et s’exprime ici naïvement par analogie avec un terme emprunté au domaine naturel, à la vie spirituelle de l’homme»[19]. Il y aurait à préciser en quoi la vie spirituelle relève du domaine naturel.
«À côté de la “colère” ou du “courroux” de Jahvéh se place une expression analogue: le “zèle de Jahvéh”»[20]. Mais affirmer la colère ou le courroux est déjà une rationalisation-interprétation. En fait la mère est une énigme, un mystère et pour expliquer le fait qu’elle ne soit pas en continuité on utilise des éléments vécus a posteriori comme la colère ou le courroux qui en se manifestant, manifestent en même temps un refus. Cela n’implique nullement que la mère ait été en colère. Seulement quand elle le fut elle confirma le refus antérieurement infligé. Donc la colère est une interprétation qui empêche de percevoir un vécu initial.
«Ce que nous avons dit jusqu’ici du tremendum peut se résumer dans l’idéogramme de “l’inaccessibilité absolue”»[21]. Le thème de la femme inaccessible - donc de la mère - est très fréquent. Pour rejouer l’inaccessibilité il faudra que l’homme se déprécie et idéalise la femme, la porte au pinacle. Le complémentaire est: s’il accède à cette femme elle pourra lui permettre d’advenir à lui-même. On retrouve cela dans le thème de l’éternel féminin de J. W. Goethe[22]. R. Otto poursuit: «On sent immédiatement que, pour épuiser complètement le contenu de tremendum, il faut ajouter à l’inaccessibilité un autre élément, celui de puissance, de force, de prépondérance, de prépondérance absolue. Nous choisirons, pour exprimer la chose, le nom de “majestas”»[23].
«L’élément du tremendum trouve une expression qui nous paraît plus adéquate dans la formule: “tremenda majestas”. L’élément de la majestas peut rester vivant quand le premier, celui de l’inaccessibilité, s’efface et s’éteint, comme cela peut arriver, par exemple, dans le mysticisme»[24]. Pour que s’efface l’inaccessibilité, les mystiques prônent une abolition de la séparation intérieur-extérieur, ce qui va leur permettre de fusionner avec maman. C’est à dessein que je suis allé directement à la mère parce que pour moi cette thématique de l’intérieur-extérieur relève de l’ontose. Il s’agit de rétablir la continuité entre ce qui est moi et ce qui m’entoure, sinon on en est toujours à la communauté despotique, à la négation de l’individualité, à l’omnipotence absorbante de maman. Dieu dans sa miséricorde peut condescendre à venir vers sa créature!! C’est par rapport à la majestas que s’élabore «le sentiment de l’état de créature». «Ce sentiment numineux forme pour ainsi dire la matière brute de l’humilité religieuse»[25]. À mon avis il y a là une confusion. Je pense qu’il aurait fallu écrire: le sentiment induit par le numineux. Ce dernier ne peut pas être des deux côtés. R. Otto l’a précédemment affirmé: c’est la rencontre avec le numineux qui engendre des sentiments non naturels. «Le contraste de la majestas et de la conscience de n’être “que poudre et que cendre” […] conduit plus tôt d’une part à l’“annihilation” du moi, et d’autre part à l’affirmation de l’absolue et unique réalité du transcendant; c’est là le propre de certaines formes du mysticisme. Dans ces tendances mystiques apparaît, comme un de leurs traits essentiels, une dépréciation caractéristique du moi. […] Une telle dépréciation implique l’obligation de la faire valoir en pratique, de repousser la vaine illusion de l’individualité et d’annihiler ainsi le moi. Elle conduit d’autre part à considérer l’objet transcendant corrélatif comme absolument supérieur, à voir en lui l’objet qui possède la plénitude de l’être, l’objet suprême en face duquel le moi prend conscience de son néant»[26]. Enfin nous voyons apparaître la notion d’être qui curieusement s’élabore à partir de celle d’objet. Il est l’objet suprême. Ceci traduit la confusion induite par la rupture de continuité et l’impossibilité où est le bébé de pouvoir percevoir que la cause du mal où il se trouve réside dans le comportement de sa mère. C’est un quelque chose qui agit sur le phénomène continu qui l’unit à elle et le perturbe. Il poursuit «“Moi je ne suis rien, toi tu es tout!” Il ne s’agit pas ici d’une relation de cause à effet». Comme A. Adler il nie la causalité. «Ce n’est pas un sentiment de dépendance absolue (de moi-même en tant qu’effet) [ce à quoi il ajoute en note: «Ceci impliquerait précisément la réalité du moi» NdA], c’est un sentiment de souveraineté absolue (de l’objet en tant que puissance souveraine), qui forme le point de départ de la spéculation, celle-ci opérant au moyen de termes ontologiques, transforme la plénitude de “puissance” du tremendum en plénitude “d’être”». Cela apparaît comme la révélation d’une donnée: la réalité simultanée du je ne suis rien et du toi tu es tout et l’on peut concevoir un phénomène d’induction: l’existence de l’objet suprême, du tout, induit celle du je ne suis rien, l’évanescence du sujet. L’être apparaît a posteriori. On a affaire à un vécu intense où l’émotion est énorme et où le procès de conscientisation est bloqué. En conséquence c’est a posteriori que la personne interprète et construit l’événement à partir de ce qu’elle a acquis. C’est ce qui est ressenti comme souveraineté absolue, comme puissance qui met l’individu dans la situation de se percevoir une créature qui spécule, c’est-à-dire cherche à comprendre ce qui lui est advenu, ce qui lui permet de transmuer ce qui l’a bloqué, inhibé, annihilé, rempli d’effroi, en un être. Celui-ci apparaît comme un a posteriori et d’entrée caractérisé par son aseité: il a la toute puissance, et n’est pas déterminé. Il a la toute puissance du continu. Je reviendrai là-dessus, pour le moment je veux signaler que R. Otto décrit, expose ce qui advient lors de la rupture de la continuité: l’immense confusion qu’elle détermine. La causalité est là et elle opère également en ce sens que la confusion engendre la quête fondamentale de ce qui est advenu, la quête des origines. La spéculation à divers niveaux chez les divers individus se poursuit toute la vie pour certains, jusqu’à la maturité pour d’autres ou même avant, à partir du moment où ils ont eu accès à une représentation qui les rassure. Cependant toute représentation est susceptible d’être modifiée à cause du vécu de l’individu où il peut se retrouver dans des traumatismes qui réactivent celui originel. En outre tout le devenir social influe sur elle. On doit noter également qu’on passe d’une émotion à un sentiment puis à une théorisation qui ne peut pas réellement utiliser des concepts mais des idéogrammes. Or qu’est ce qui s’opère en réalité? Les mystiques ont essayé d’approcher le plus possible du moment initial pour savoir qu’est-ce qui était advenu. Les scientifiques actuellement cherchent à se rapprocher le plus possible de l’instant où s’effectua le Big Bang. Je crois qu’ils en sont à dix puissance moins quarante trois secondes après celui-ci. Le Big Bang est le vecteur pour revivre le moment singulier qu’ils ont subi sans pouvoir connaître. J’insiste sur la dimension inconsciente et sur la confusion. Il faut revivre celle-ci en tant que telle, et ne pas rationaliser pour conscientiser a posteriori ce qui serait une profonde distorsion. C’est alors, de la connaissance de cette confusion en tant que telle que pourra émerger la perception de l’être originel et de la mère, et que s’imposera alors pleinement la rupture de continuité. C’est spéciogénétiquement, à partir du moment où la séparation d’avec le reste de la nature atteint un certain degré, fondant la répression parentale, et ontogéniquement, l’ontose de la mère, que le phénomène opère. D’ailleurs on peut penser que tant que la séparation d’avec la nature n’atteint pas ce degré, la répression n’atteint pas un niveau tel qu’elle puisse provoquer un traumatisme déterminant mais un profond malaise, déjà une confusion que l’individu traîne ensuite toute sa vie. En revanche quand ce niveau est dépassé bien qu’il y ait toujours confusion au moment où le traumatisme s’impose, il y a induction d’une clarification: la séparation s’impose. Ce sont les divers rejouements au cours du temps qui permettent une élaboration a posteriori toujours plus précise, même si c’est dans la mystification. L’humanité rejoue la catastrophe et les horreurs, ce qui lui permet d’accéder enfin à la perception du moment initial. Nous voyons s’opérer cet accès à l’aide de divers supports, ainsi celui de l’astrophysique.
Ce thème de la créature me fait penser au texte de K. Marx que j’ai cité et commenté[27]. Peut-être n’ai-je pas assez insisté sur le phénomène de réduction qu’il subit. Je pense à cela du fait de la remarque de R. Otto. «Cette expression [le “sentiment de l’état de créature”, NdA] ne signifie pas ici “le sentiment d’avoir été créé”, mais “le sentiment de n’être qu’une créature”, en d’autres termes, le sentiment de l’insignifiance de tout ce qui est créature devant la “majestas” de ce qui est au-dessus de toute créature»[28]. L’être originel advient en participant à la toute puissance du continu de la totalité. Brusquement celle-ci est brisée. Dès lors il est réduit. À quoi, c’est difficile à exprimer parce que ce qui est perçu en premier c’est cette réduction. Du fait de son inachèvement, il a un besoin intense de ce dont il a été coupé qui, dès lors s’enfle en quelque sorte de la toute puissance du continu et devient dans la représentation ultérieure souveraineté, majestas, être absolu etc. (l’être est déjà un absolu, quelque chose qui a été abstraïsé). Mais pour survivre, l’être advenant peut compenser, et la compensation la plus grande est de s’enfler de la puissance du continuum pour ainsi dire en amont de la rupture et d’affirmer une toute puissance. C’est ce qui s’est opéré de façon expressive chez divers hérétiques: ils deviennent à l’égal de dieu: façon mystifiée de rétablir la continuité parce qu’en fait il n’y a pas élimination de ce qui apparaît comme la dépendance absolue: ils sont comme ce qui les a réduit.
«Le sentiment du tremendum
et de la majestas impliquent enfin une
troisième élément que j’appellerais l’énergie du numineux. Il se
fait sentir d’une
manière particulièrement vive dans l’orgé; c’est à lui que se rapportent les expressions symboliques de vie,
de passion, de sensibilité, de volonté, de force, de mouvement, d’excitation, d’activité, d’impulsion»[29].
Ici aussi le processus d’apprivoisement s’est opéré. Cela se voit
particulièrement bien en ce qui concerne le stade religieux du phénomène, avec
l’évolution
de la religion hébraïque qui se présente comme un apprivoisement de la colère
de dieu. D’ailleurs
ce que dit R. Otto tout de suite après:
«Ces traits se retrouvent, essentiellement identiques depuis les degrés du démonisme jusqu’à l’idée du Dieu “vivant”. Ils forment dans le numen, l’élément dont l’expérience met l’âme humaine en état d’activité, excite le “zèle”, provoque la tension et l’énergie prodigieuse dont l’homme fait preuve soit dans l’ascétisme, soit dans la lutte ardente contre le monde et la chair [il y a une tendance à poser la chair comme un monde qui nous enveloppe et qu’on doit abandonner, et le monde comme une chair, NdA], soit dans les actes de la vie héroïque dans lesquels l’excitation se fait jour». L’ascétisme est affirmation de la vacuité de la créature. Je me dépouille de tout pour que tu puisses te reconnaître dans ta magnificence, parce que le posé même de ma nullité est une exaltation de ta puissance. Mais si tu me reconnais alors j’existe et je sors de ma nullité, par transsubstantiation, par transénergisation, j’accède à la magnificence, à la totalité. La «lutte ardente» évoque tout le protestantisme. Quoi qu’il en soit, tout est déterminé par la modalité du vécu du moment traumatique et par les divers moments qui ont confirmé cette modalité en fondant les empreintes. Il y a une confusion, une non explicitation: comment la colère, expression du numen, peut engendrer toutes ces modalités de comportement? La rationalisation c’est de la poser en tant qu’énergie.
«L’“omnipotentia Dei” affirmée par Luther dans le De servo arbitrio n’est autre chose que la synthèse de la majestas, en tant que souveraineté absolue, et de l’“énergie” en tant que force du Dieu qui ne connaît ni obstacle ni repos, qui agit et subjugue, du Dieu “vivant”. Dans le mysticisme aussi cet élément d’énergie apparaît dans sa puissante vitalité, tout au moins dans le mysticisme “volontariste”, celui de l’amour. Il se retrouve, sous une forme particulièrement frappante, dans l’ardeur dévorante et l’impétuosité de l’amour dont le mystique peut à peine supporter l’approche; écrasé par cette puissance, il en demande l’atténuation, afin de ne pas mourir. Par son impétuosité, cet “amour” ressemble encore sensiblement à l’orgé qui elle aussi dévore et brûle; c’est la même énergie, mais dirigée dans un autre sens. “L’amour, dit un mystique, n’est autre chose qu’une colère éteinte”»[30]. Ici il s’agit de l’énergie qui s’accumule dans l’être advenant du fait de la non continuité, énergie qui brûle. D’où la nécessité de transférer cette énergie sur un support. Le premier c’est la mère elle-même qui devient objet d’amour. Celui-ci est la forme réduite de la continuité, et l’essai de la rétablir.
Ensuite il en revient au mystère qu’il va analyser et là il va se rapprocher encore plus de la réalité fondatrice. Tout d’abord une remarque: «Le “mystère” devient facilement et de soi-même “terrible”»[31]. En soi-même le mystère est une menace, il est la forme d’expression de la menace inconnue, non clairement dévoilée. Il est en même temps ce qui permet de la penser et de la cerner car c’est ce qui l’enferme, de même qu’il m’enferme dans la recherche du secret de la menace.
«Le mysterium, abstraction faite de l’élément du tremendum, peut être défini avec plus de précision le mirum ou le mirabile. Le mirum en tant que tel, n’est pas encore l’admirandum. Il le devient lorsque viennent s’y ajouter les éléments du fascinans et de l’augustum dont nous aurons à parler plus loin. L’émotion correspondante n’est pas encore l’admiration, mais seulement l’étonnement. L’étonnement, au sens propre du mot, est un état d’âme qui tout d’abord appartient exclusivement au domaine du numineux et qui ne passe que sous une forme estompée et généralisée dans d’autres domaines où il devient la surprise»[32]. En fait il s’agit d’une seule et même émotion qui au cours du temps est apprivoisée et est donc désignée selon la modalité où elle est perçue. J’ajoute que dans un premier devenir il y a apprivoisement, puis il y a domestication où la créature tend alors à devenir le souverain. Mais la domestication induit une séparation encore plus importante de la nature. D’où le traumatisme est accru, mais l’espèce a entre temps produit un plus grand nombre de supports pour y transférer ses troubles. C’est ce qui devient extrêmement perceptible de nos jours.
Je suis amené a citer intégralement le paragraphe suivant du fait de l’introduction d’une notion qui aura une importance considérable. «Si nous cherchons une expression pour traduire [ici, c’est parfaitement juste on essaie constamment de traduire quelque chose qui nous est étranger, NdA] la réaction psychique spéciale provoquée par le mirum, nous ne trouvons d’abord, ici encore, qu’un nom qui se rapporte à un état de conscience “naturel” et qui pour cette raison n’a qu’une valeur analogique, c’est, à peu prés, “stupor”. Stupor est nettement différent de tremor et signifie l’étonnement qui paralyse, l’état de l’homme qui reste “bouche bée”, absolument interdit». Voilà le mot essentiel: interdit. C’est ce qu’il aurait dû indiquer en premier. Lors de la coupure de la continuité, nous sommes paralysés, interdit, et l’autre domaine de la continuité dont nous sommes séparés nous apparaît interdit. Là se fonde l’interdit fondamental: celui de la continuité. Au fur et à mesure que nous sortons de la paralyse, avec la sensation qu’on aurait pu disparaître, nié, l’intensité de l’émotion diminue et le sentiment la traduisant évolue. Sur le plan cognitif, ultérieurement, cela constituera la base du phénomène d’apprivoisement.
«Mysterium au sens général et affaibli du mot, signifie seulement, à première vue, quelque chose de secret comme l’est ce qui nous est étranger, l’incompris et l’inexpliqué. […] Mais cette réalité, le mystérieux au sens religieux, le vrai mirum, c’est, pour employer le terme qui en est l’expression la plus exacte, le “tout autre” (thateron, l’anyad, l’alienum), ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et partant “familières”; c’est ce qui s’oppose à cet ordre de choses et, par là même, nous remplit de cet étonnement qui paralyse»[33]. Je pense irrésistiblement à l’Unheimlich de S. Freud que j’analyse dans le nº 3. Il a désigné ce qu’il a rejoué, non ce qui a fondé son rejouement, ce qui est le vécu originel. Escamotage! Donc la coupure fonde le tout autre et l’interdit d’accéder à l’autre. En même temps se pose: qu’est-ce que ce totalement autre par rapport à la naturalité? C’est l’ontose. Mais ceci est l’invisible, l’inexprimable, l’ineffable etc. Dit ainsi cela conserve encore une dimension mystérieuse. Il faut affirmer: c’est l’ontose de la mère. D’où vient ce totalement étranger, cette ontose de la mère? De l’adoption d’une dynamique non naturelle dérivant de la séparation du reste de la nature. En conséquence l’ontose de la mère dérive de celle de la sienne propre etc. Donc, adulte, je vais voir ce mécanisme, ce procès, et c’est de lui dont je dois me séparer, me libérer pour récupérer les possibles inclus dans le fait que je suis une affirmation du procès de vie, de la continuité. Donc grâce au double mouvement de libération et de récupération peut s’imposer l’émergence de l’être originel en coalescence, puis en continuité, avec l’être voulant enrayer la discontinuité avec la nature. Ici, une importante remarque s’impose: la peur du tout autre, de l’ontose, conduit à l’ipséisation, c’est-à-dire à n’être que soi: la folie.
«L’objet réellement mystérieux est insaisissable et inconcevable non seulement parce que ma connaissance relative à cet objet a des limites déterminées et infranchissables, mais parce qu’ici je me heurte à quelque chose de “tout autre”, à une réalité qui, par sa nature et son essence, est incommensurable et devant laquelle je recule saisi de stupeur»[34]. Ici il cite un passage des Confessions de St. Augustin qu’il faut que je retrouve.
«[…] l’objet numineux s’oppose non seulement à tout ce qui est habituel et bien connu, c’est-à-dire en dernière analyse à la “nature” en général; il ne passe pas seulement dans le domaine du “surnaturel”, il finit par s’opposer au “monde” lui-même et s’élève à la hauteur du “transcendant”»[35]. Ensuite il note que surnaturel et transcendant qui apparaissent en tant que prédicats positifs sont, en fait, à l’origine, négatifs servant à désigner ce qui n’est pas naturel. Autrement dit cela part de l’être advenant. Ensuite c’est l’objet qui devient déterminant et fonde la positivité. Dieu fonde tout. Toutefois avec la théologie négative, il semble qu’on retourne au pôle créature comme étant déterminant.
«L’epekeia (“l’au-delà”) du mysticisme n’est aussi que l’exaltation et l’hypertension des éléments non-rationnels qui se trouvent dans la religion elle-même»[36]. L’au-delà c’est ce qui est après la coupure. Ce qu’il y a après la mort est une affirmation support pour désigner ce qu’il peut y avoir au-delà de la coupure.
L’accentuation des oppositions dont il parle ensuite est un essai de mieux percevoir ce qui est advenu, c’est grossir afin de voir, opération qu’on fait avec un microscope.
«Ce qui est vrai de l’étrange nihil de nos mystiques l’est également du sûnyata, du “vide” et de la “vacuité” dont parlent les mystiques bouddhistes»[37].
«Le sûnyam est le mirum absolu, élevé au “paradoxe” et à “l’antinomie”. […] L’élément du numineux que nous appelons le mystère passe, au cours du développement de presque toutes les religions historiques, par une évolution interne qui renforce son caractère de mirum et l’élève à une puissance qui le met toujours plus en relief. On peut distinguer ici trois degrés: celui du surprenant pur et simple, celui du paradoxe et celui de l’antinomie»[38]. En fait c’est l’évolution du mode d’appréhension de la relation de la créature au mirum dont il s’agit. C’est un perfectionnement de la saisie, mais le dernier degré n’élimine pas les deux autres, au contraire il les intègre par un processus de dépassement, Aufhebung.
«Le mysticisme est dans son essence et avant tout une théologie du mirum, du “tout autre”. C’est pourquoi il devient souvent, comme chez Maître Eckhart, une théologie de l’inouï, du nouveau et du rare, ou comme dans le mysticisme du Mahâyana, une science du paradoxe et des antinomies, et en général un assaut livré à la logique naturelle contre laquelle il fait valoir la logique de la coincidentia oppositorum»[39]. Là il nous évoque évidemment Nicolas de Cues. Or la postérité de celui-ci est importante puisqu’elle nous conduit à G. W. F. Hegel, à K. Marx.
«Le contenu qualitatif du numineux dont le mystère est la forme, est d’une part l’élément répulsif que nous avons déjà analysé, le tremendum auquel se rattache la majestas. D’autre part, c’est en même temps quelque chose qui exerce un attrait particulier, qui captive, fascine et forme l’élément répulsif du tremendum une étrange harmonie des contrastes»[40]. Qui est le support de cette étrange harmonie sinon la mère.
«À côté de l’élément troublant apparaît quelque chose qui séduit, entraîne, ravit étrangement, qui croît en intensité jusqu’à produire le déliré et l’ivresse; c’est l’élément dionysiaque de l’action du numen. nous l’appellerons le “fascinant”»[41]. Je pense qu’on peut trouver également l’élément apollinien; à voir.
«Il est sans doute possible et même vraisemblable, que le sentiment religieux, dans les premières phases de son développement, ait apparu uniquement par un de ses pôles, sous l’aspect d’une répulsion, et ait pris forme, tout d’abord, comme terreur démoniaque. Cette hypothèse s’appuie, par exemple, sur le fait que, dans les phases du développement ultérieur encore, le mot qui exprime l’action de “rendre hommage à la divinité” signifie proprement “réconcilier, apaiser la divinité”. Tel est, en sanscrit, ârâdh»[42]. D’où aussi les thèmes de l’apaiteisthai et de l’apotropein: détourner par des prières et détourner avec, j’ajouterai, l’idée d’éloigner. Ce qui apparaît important c’est la notion de détournement. Ensuite il parle d’un désir du numineux. «Ce désir se manifeste non seulement sous les formes du culte “rationnel”, mais dans ces étranges pratiques “sacramentelles”, ces rites et ces méthodes de communion par lesquelles l’homme cherche à prendre possession du numineux»[43]. Là encore la relation à la mère s’impose. Et ce qui suit à la même page le confirme: «Au moyen d’une quantité d’actes étranges et de formes fantaisistes de médiation, l’homme religieux cherche à se rendre maître de la réalité mystérieuse elle-même, à s’en pénétrer et jusqu’à s’identifier avec elle [plus précisément ici à se fondre en elle, pour retrouver pleinement la continuité NdA]». Il parle ensuite de l’identification magique et de la possession chamanique. À propos des états de possession numineuse il remarque: «Ici intervient un processus de développement, de purification et de maturation de l’expérience. Il parvient à son terme dans les états sublimes qui sont atteints quand l’expérience qui consiste à “être dans l’esprit” se réalise dans toute sa pureté et quand le mysticisme revêt ses formes les plus nobles»[44]. Les générations successives par leur apport purifient, affinent, ou bien, à la suite de traumatismes qui réactivent celui initial, comme par exemple celui provoqué par le déploiement du phénomène de la valeur, il y a renforcement et comme une régression à la forme originelle qui signale qu’hommes et femmes se sont à nouveau rapprochés de la réalité originelle et qu’ils doivent soit voir, soit recommencer à apprivoiser, à domestiquer.
Il signale aussi un phénomène dérivé mais très important: la béatitude en rapport à la possession. «Elle procure une paix qui surpasse toute raison. La langue ne peut l’exprimer qu’en balbutiant»[45]. On ne peut pas écarter l’idée qu’à travers diverses pratiques, il puisse y avoir accession plus ou moins longue à la perception-participation à la continuité. D’où le caractère fascinant de ces pratiques et leur nocivité parce qu’en fait elles empêchent d’accéder à la réalité originelle. Or c’est à partir de là que la continuité peut être retrouvée.
Ensuite il parle de la quiétude, hesychia, ou de ravissement. Celle-ci renvoie
évidemment à l’hésychiasme.
«Un mot singulièrement difficile à traduire, une notion difficile à saisir dans ses aspects étrangement divers, est le deinos des Grecs»[47]. Il cite en grec un vers de Sophocle qu’il traduit ainsi: «Nombreuses sont les choses énormes (deina), mais rien n’est plus énorme que l’homme». Si je me rappelle bien dinosaure vient de deinos = énorme, hors norme, comme R. Otto l’explicite ensuite et que je trouve maintenant évident. Donc les dinosaures sont un support pour l’espèce afin de se dire et s’interroger: pourquoi suis-je hors norme? Qu’on pourrait traduire hors nature, hors l’ordre des choses, hors du cosmos. D’où la fascination de ces animaux disparus, comme semble avoir disparu le moment fondateur de la mise hors norme, hors nature. «Si l’on pénètre par le sentiment le sens fondamental du mot, il pourrait servir à exprimer assez exactement le numineux dans ses éléments du mysterium, du tremendum, de la majestas, de l’augustum et de l’energicum (le fascinans même y compris)»[48]. C’est tout à fait logique puisqu’il exprime le totalement étranger, le hors nature, l’artificiel concrétisation du virtuel, comme cela s’impose de nos jours. À noter que les grecs ont puissamment rejoué avec ce qu’ils désignèrent par l’hubris.
Je fais une pause. On peut constater qu’au début de ce siècle, on a tous les éléments pour comprendre l’ontose. Mais il manque une dynamique. On n’a donc pas à recommencer quoi que ce soit mais à poursuivre un immense effort qui d’ailleurs, à mon avis, parvient presqu’à son final: le dévoilement de l’ontose, de l’invisible, du sacré, du numineux, de l’interdit primordial. […]
Autre remarque avant de reprendre: la théorisation de la voie est recherche de rétablissement de la continuité en autonomisant en quelque sorte la portion entre les bouts de cette dernière, une fois qu’elle a été coupée. La voie est bien un moyen et un support pour tenter d’abolir la discontinuité. La voie est bien celle du milieu, celle qui est entre deux. On ne doit pas chercher un intermédiaire, une médiation, car c’est rester dans la séparation même si on vise à l’abolir.
Je reviens à Le sacré. À partir de cet exposé sur l’énorme, R. Otto entre plus dans l’illustration de ce qu’il a avancé, cela est moins important. Toutefois il y a encore des données à analyser.
«Tandis que sebastos [majestueux, NdA] désigne plutôt l’“essence numineuse” de l’objet, semnos ou auguste en indique plutôt la valeur numineuse, le caractère illustre et noble. Le fascinant serait ce par quoi le numen a une valeur subjective, c’est-à-dire béatifique pour moi. Il serait, d’autre part, auguste en tant qu’il est en soi une valeur objective exigeant le respect. Puisque l’auguste ainsi défini est un élément essentiel du numineux, la religion est essentiellement, indépendamment même de toute schématisation morale, obligation intime qui s’impose à la conscience et qui la lie, obéissance et service qui ne se fondent pas sur la simple contrainte exercée par une puissance supérieure, mais sur le respect qui s’incline devant la plus haute des valeurs»[49]. Il y a là, sédimentation d’apports effectués à divers moments du devenir de l’espèce.
«Le contraire de la valeur numineuse est la non-valeur numineuse ou la valeur adverse. Lorsque le caractère de non-valeur numineuse se transmet à la faute morale, se concentre en elle ou la reçoit comme substratum, alors la simple “illégalité” devient “péché”, l’anomia devient hamartia, infamie, sacrilège»[50]. Depuis l’analyse de l’énorme, on a déconnecté du moment originel, on est dans les interprétations ultérieures. La faute morale est une élaboration à partir d’un sentiment de culpabilité originelle, d’un sentiment d’inadéquation, c’est ce qui peut représenter ce qu’éprouve l’être advenant qui ne se sent pas accepté et cherche à comprendre pourquoi il en est ainsi. Il ne peut pas remettre en cause la mère. C’est une question de survie. Il est important de noter au passage que chercher une cause c’est remettre en cause. Dans son vécu ultérieur lorsque l’être advenant devenu enfant est culpabilisé, le sentiment de culpabilité qu’on lui inflige lui permet d’interpréter ce qu’il vécut jadis. Donc le numen inspire la terreur et rend coupable, mais tout cela ainsi que tous les autres sentiments précédemment évoqués s’opère dans la confusion. On émerge progressivement de cette dernière sans jamais nous en défaire.
«[…] la faute […] qui écrase la conscience et la fait désespérer de ses propres forces»[51] est rejouement dans la mystification et la séparation au sein de la personne elle-même de ce qui s’est produit originellement. Ensuite il examine la propitiation et l’expiation. La première peut être vue comme la technique d’approche de l’enfant vis-à-vis des parents, afin de les amadouer. «Il s’y trouve d’abord une manifestation de la “terreur”, c’est-à-dire le sentiment qu’éprouve l’homme qui, en tant que profane, ne peut approcher directement le numen et ressent le besoin d’avoir une garantie et une défense contre sa “colère”. Une telle “garantie” constitue alors une “consécration”, c’est-à-dire un procédé par lequel celui qui s’approche du numen devient momentanément numineux, perd son essence profane et devient apte à entrer en relation avec le numen. Les moyens de consécration les “moyens de grâce” au sens propre du mot, sont des dons du numen lui-même, dérivent de lui ou sont institués par lui. Il confère lui-même quelque chose de sa propre nature pour rendre l’homme capable d’entrer en relation avec lui»[52]. L’entrée en relation avec le parent implique l’observation de certains rites. En outre l’enfant pour être accepté mime le comportement de ses parents. Par là, il leur fait allégeance et peut ainsi s’approcher de ce qui lui fait peur. C’est comme si, également, il leur empruntait certaines de leurs propriétés afin de leur être compatible (à noter à quel point la notion de compatibilité prend une grand importance à l’heure actuelle). L’enfant apprend à connaître la vertu aprotropaïque de certaines attitudes.
«L’“expiation” est, elle aussi, une “propitiation” d’une forme plus profonde. Elle naît de l’idée de la valeur et de la non-valeur numineuses, étudiées plus haut. La simple “terreur”, le simple besoin de protection devant le tremendum culminent ici dans le sentiment que l’homme, en tant que profane, n’est pas digne d’approcher le sacré qu’il “souillerait” par sa propre non-valeur»[53].
La relation aux parents, particulièrement à la mère ressort clairement de cet autre passage: «Ici apparaît le besoin et le désir d’une “expiation”, d’autant plus impérieux que la proximité du numen, la relation avec lui et sa possession durable sont plus ardemment convoitées, qu’elles sont recherchées comme des biens et comme le bien suprême»[54]. Plus je veux être accepté plus je vais me sentir insignifiant, coupable, afin de confirmer la toute puissance des parents et d’être ainsi accepté parce qu’ils auront été rassurés. Cela peut arriver à: plus je me dénigre, plus je suis accepté. Cela conduit à ce qu’on a appelé la haine de soi. Plus je me hais parce que je reconnais en moi un vice irréparable, plus je suis aimé, car cela rencontre le désir sotériologique de l’autre, qui aurait voulu être lui-même sauvé. En quelque sorte je le pose dieu. La suite immédiate du texte confirme la validité de cette approche: «Ce désir se rapporte à la suppression de l’obstacle que constitue la non-valeur inhérente à l’état de créature, à l’être naturel et profane». C’est un lieu commun des théorisations sur les enfants que de dire qu’ils prennent leurs parents pour des dieux, et d’en déduire leur incapacité à percevoir la réalité alors, qu’en fait, ils ne font que traduire la réalité ontosée qui leur est proposée, imposée. Autre chose: l’enfant demande aux parents de le guérir du mal qu’ils lui ont fait, de le sauver de la déchéance où ils l’ont mis, de le laver, purifier d’une souillure qui lui a été collée.
Cette dimension de l’expiation, je veux la revoir avec le désir de punition dont parla S. Freud. Être puni c’est comme si on était purifié afin d’être admis par les parents. Cela peut induire l’enfant à commettre des actes répréhensibles aux yeux des parents afin de devenir adéquat à leurs désirs, à travers la punition qui lui est infligée. L’enfant peut être amené à vouloir se purifier lui-même et peut connaître alors la pulsion à l’autopunition dont parla également S. Freud.
La créature qui ressent être en état de souillure lorsqu’elle approche de la divinité, c’est l’enfant qui se ressent en inadéquation devant ses parents. Il est naturel; ils veulent un être domestiqué. Dès lors c’est l’élément naturel qui est vécu en tant que souillure. En conséquence il faudra l’éliminer. Il faudra s’arracher à la nature. C’est une dynamique de sacrifice. Je sacrifie quelque chose de moi afin d’être compatible avec la divinité, avec les parents. C’est la dynamique du renoncement.
Il est remarquable qu’il ne sépare pas propitiation et expiation. Si j’expie je me rend l’autre propice; propice à me recevoir, à m’accepter. «Les moyens par lesquels le Sanctum suprême se révèle et se communique, la Parole, l’Esprit, la “promesse”, la “personne du Christ”, deviennent les objets auprès desquels on se “réfugie” auxquels on a “recours”, auquel on s’“attache” pour pouvoir, étant par eux consacré et purifié de la profanité, s’approcher du Sacré lui-même»[55].
Ainsi ce que je pourrai définir comme le comportement religieux, tel qu’il apparaît dans cet ouvrage, est en fait le comportement de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Dire que dieu est le représentant du père ou la projection du père (ce qui est déjà réducteur, car cela omet la mère) nécessite d’en tirer les conséquences. Or affirmer que la religion relève de l’irrationnel permet de ne pas remettre en cause père et mère réels, parce qu’il est postulé que leur comportement est rationnel. Ainsi tout l’advenu est entériné, confirmé. (18. 12. 1999)
II
Je ne me souviens pas t’avoir dit que j’avais reçu le livre d’Erich Fromm. Je t’en dirai ultérieurement. Pour le moment j’aimerai revenir à ce que m’a induit la lecture de Le Sacré. Ce que je vais te dire était en fait déjà en gestation en moi. Je puis commencer à exposer de façon à peu prés précise[56].
«Le caractère “inculte” consiste de plus dans la forme indomptée, fanatique et enthousiaste sous laquelle le sentiment du numineux s’empare tout d’abord de l’âme et se manifeste comme mania religieuse, comme possession par le numen, comme délire et fureur»[57]. Cela confirme pleinement ma thèse de l’apprivoisement, de la domestication. J’irai plus loin en disant que c’est avec le néolithique que nous avons un moment extraordinaire, celui où l’on passe du simple apprivoisement à la domestication grâce à la culture. Le culte va remplacer le rite, ou plus précisément le dépasser en l’intégrant, et la religion va tendre à remplacer la mythologie, avec la formation d’une morale et d’une ébauche de droit. Religion, morale et droit triompheront avec l’instauration de la première forme d’État, laquelle implique le développement de la valeur dans sa dimension verticale. Qu’implique cultiver? Dissocier, défricher, enlever le naturel et développer l’artificiel. Celui-ci au départ reste sur la plan du naturel. On peut le concevoir comme un naturel détourné. C’est ce naturel détourné qui pourra servir à mettre au point l’artificialité.
La citation évoque aussi que le refus de la culture, sans qu’il y est une dynamique d’émergence, réactive «ce numineux en nous» et c’est le fanatisme des prosélytes. Ces derniers agissent en vertu d’une immense remontée et sont mus par le phénomène ontosique. Les cultes orgiaques en tant que phénomène de compensation à la domestication, à l’acculturation, j’ajouterai à la mise en culture, le carnaval et toutes les pratiques qui s’y accommunent, témoignent de ce numineux et du rejouement.
À propos de culture, il est important de noter que ce terme a pris de l’extension. On parle de culture d’organes, de tissus, de cellules et évidemment de culture hors sol, comme une culture sans fondement. Cela signifie que la culture en tant que telle est finie, comme je l’ai déjà noté dans un de mes articles sur Mai 68. La culture implique un stockage des produits. Nous nous cultivons et nous stockons dans une formation dérivée de la répression: la conscience. Celle-ci se remplit par exemple de peur, de colère, de fascination, de culpabilité, de honte etc.
À la citation précédente, correspond cette autre qui éclaire encore mieux mon approche. «D’où vient ce fait, le plus surprenant de l’histoire des religions, que des êtres nés, à ce qu’il semble, de l’horreur et de la terreur deviennent des dieux, c’est-à-dire des êtres que l’on prie, auxquels on confie ses peines et ses joies, dans lesquels on voit l’origine et la sanction de la morale, des lois, du droit et des règles juridiques»[58]? Il s’agit déjà de la servitude volontaire, de l’apprivoisement et de la domestication. Il faut pouvoir apprivoiser la terreur, la colère, l’horreur, pour pouvoir développer la dimension de miséricorde, de compassion, de protection. Il s’agit bien de défricher pour permettre que seules les données perçues positives, parce que compatibles avec le procès de vie, se développent. Ce sera constamment la dynamique de séparer le bon grain de l’ivraie; de garder les bons côtés d’un phénomène en rejetant les mauvais, à la façon de Pierre-Joseph Proudhon. On cultive les bons côtés parce que tout seuls ils ne pourraient pas s’imposer, de même qu’il faut cultiver en enlevant les mauvaises herbes. Tout cela exprime la pratique de la purification qui a tant d’importance sur le plan des représentations pré-religieuses et religieuses, en science comme dans les idéologies racistes. Derrière tout cela réside le désir de se purifier de ce qui nous rend confus. Pourquoi Immanuel Kant parle-t-il d’une raison pure? Ce n’est pas simplement pour la distinguer de la raison pratique, mais c’est pour purifier comme il le reconnaît lui-même, en parvenant en définitive à ce qui est a priori, à ce qui fonde. C’est sa façon à lui de s’approcher de la confusion originelle. Or je me souviens avoir écrit: «la véritable critique est la critique qui fonde»[59]!
En gardant le terme, je puis dire que le numen est fragmenté au cours du temps. Ses différents éléments entrent désormais dans la combinatoire du capital, d’où leur recombinaison permettant le rejouement. Autre chose: les rites religieux, le rituel, la musique etc., sont insuffisants pour réactualiser le numen, d’où le fantastique dans les livres, au cinéma, sur Internet et, surtout, l’énorme développement de la science et de la technique.
«Le daimonion devient le théion. L’effroi devient recueillement. Les sentiments épars ou confus prennent forme dans la religion. L’horreur se transforme en frisson sacré. Les sentiments de la dépendance à l’égard du numen et de la félicité qui se trouve dans sa communion deviennent, de relatifs, absolus. Les fausses analogies et les fausses associations se dissocient ou sont écartées»[60]. Je dirai de mon côté; le développement de la religion permet de donner forme… et là on retrouve la fonction de l’État qui donne forme et définit.
La sédentarisation en fixant le numen en un lieu de culte permet également une certaine maîtrise. Et là c’est important d’y insister ce qu’on veut maîtriser c’est ce qui nous est arrivé au moment de la coupure, ce qui nous a mis dans tous nos états et qui nous a ébranlé, fait perdre la certitude etc.
Dans le processus de l’apprivoisement, la production de la notion de dieu est un moment important. «Car aucun homme sur terre ne peut échapper à cette impression: s’il pense réellement à Dieu, son coeur tremble dans sa poitrine et il voudrait fuir hors du monde. Oui, dès qu’il entend nommer Dieu, il prend peur et s’effarouche». Martin Luther[61].
«Depuis les temps de la religion la plus primitive, on a toujours considéré comme des “signes” tout ce qui était capable d’exciter et de mettre en branle le sentiment du sacré chez l’homme, de le susciter et d’en provoquer l’éruption, tous les éléments et toutes les circonstances dont nous avons parlé plus haut: le terrible, le sublime, l’absolue supériorité de puissance, ce qui surprend et frappe, et tout spécialement l’incompris et le mystérieux qui sont devenus le potentum et le miraculum»[62].
La nécessité de découvrir des signes et de les interpréter découle du désarroi en rapport avec le choc induit pas la coupure. Mircea Eliade a énormément théorisé la hiérophanie et je dirai la phanie en général. L’herméneutique entre dans cette dynamique. L’interprétation freudienne y participe…
«Nous appelons divination la faculté hypothétique de connaître et reconnaître au vrai sens du mot le sacré dans le monde des phénomènes. Une telle faculté existe-t-elle et quelle est sa nature?»[63]. Il signale ensuite que cette faculté a été découverte à la fin du XVIIIe siècle, ce qui est intéressant si on met cela en rapport avec les révolutions française et états-unienne, de même que la relation entre spiritisme et 1848, et la découverte du sacré et la révolution du début de ce siècle.
La lecture des signes est importante surtout en rapport avec la prédestination qui m’évoque la doctrine karmique. Ce qui doit être noté avant tout c’est la dynamique de l’invisible. Parler de prédestination, de karma c’est essayer de rendre visible. «L’idée d’élection, c’est-à-dire celle d’être élu et prédestiné par Dieu au salut, est une donnée immédiate et une pure expression de l’expérience religieuse de la grâce [autre donnée invisible, NdA]. L’homme, objet de la grâce, sent et reconnaît toujours mieux, lorsqu’il tourne son regard sur lui-même, qu’il n’est pas devenu tel qu’il est, par son activité et ses efforts personnels, mais qu’indépendamment de sa volonté et de son pouvoir, la grâce de Dieu lui a être départie, l’a saisi, poussé et conduit»[64]. Or qu’est ce qui nous gouverne sinon les rejouements liés aux empreintes formées au début de notre procès de vie?
À la prédestination s’oppose le libre-arbitre de même que, maintenant au hasard s’oppose le déterminisme. On n’est pas sorti de la dynamique ontosique.
«L’idée de prédestination dans la plénitude de son contenu religieux, n’est autre chose en effet que l’expression propre du “sentiment de l’état de créature”, sentiment d’effacement et d’anéantissement de nous-mêmes et de nos forces, de nos prétentions et de nos oeuvres en face du transcendant comme tel. […] Un tel sentiment d’effacement et d’anéantissement en face du numen s’exprime dans une confession qui est d’une part un aveu d’impuissance et qui reconnaît, ici, la vanité du libre arbitre humain, et là, la prédétermination et préordination universelles».
«La prédestination, en tant qu’expression de la puissance suprême et absolue du numen, n’a encore aucun rapport avec le “serf arbitre”. Elle a au contraire très souvent pour pendant le “libre arbitre” de la créature et prend par là même tout son relief. […] C’est bien là l’expression première, la plus authentique, de la prédestination. L’homme, son libre arbitre et sa libre activité se réduisent à rien en face de la puissance éternelle. Celle-ci grandit jusqu’à dépasser toute mesure précisément parce qu’elle exécute ses décrets malgré la liberté de la volonté humaine»[65]. On ne peut pas mieux évoquer le mécanisme impersonnel, opérant sur des générations, celui de l’ontose avec la compulsion de répétition. La prédestination c’est l’ontose. Hommes et femmes décident de ne pas reproduire ce que leurs parents leur ont fait subir. À leur corps défendant d’une façon qui pourra les étonner ou même pourra leur masquer ce qu’ils opèrent, ils vont rejouer et, parfois, de façon plus intense que ne le firent leurs propres parents.
La violence et le sacré sont bien au
départ de notre développement.
Autre preuve du procès d’apprivoisement de la puissance de la mère posée numen par suite du procès de séparation, et de la violence. Toute l’histoire, pourrait-on paraphraser, est celle de la vaine tentative de domestiquer la violence, de l’apprivoiser, de la canaliser, de l’utiliser momentanément pour pouvoir l’éliminer etc. «Une autre influence encore contribua dès l’époque des plus anciens Pères à amortir l’élément non-rationnel dans la doctrine ecclésiastique; ce fut celle de l’antique doctrine de l’apatheia de la divinité que l’Église adopta»[66]. Insensible telle apparaît la mère dans sa dimension ontosique. Et ce qui est étrange c’est que l’enfant a tendance a devenir comme ce qui l’a traumatisé, cela lui permet de ne pas être en contact avec l’énorme souffrance. J’insiste bien au départ il y a la confusion et non un mélange de rationnel et d’irrationnel. Quoi qu’on fasse on ne peut pas abolir cet état confusionnel originel. La puissance d’un revécu est de le restituer en tant que tel, ce qui nous permet de percevoir toute la dynamique cognitive, souvent accompagnée de pratiques diverses, que nous avons mise en place pour comprendre, nous conduisant à fonder ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel. Voilà pourquoi toutecroyance est accompagnée d’un faire afin d’accéder à ce moment initial. Ensuite on a le mythe et le rite, la représentation religieuse avec sa pratique même si elle se réduit à la prière. Prier c’est se mettre en état de réceptivité, en état où une révélation est possible. Actuellement nous avons la science avec la théorie et l’expérience. Nous essayons d’expérimenter le moment originel, par exemple avec le Big Bang. Nous essayons de découvrir ce qu’est la prédestination d’où le séquençage du génome humain.
À propos de l’invisible, le vide en est la représentation la plus puissante. Il est tel parce qu’il n’y a rien. C’est la représentation de ce qui se passe en nous lors de la confusion initiale et c’est la perception de l’espace entre nous et la mère ontosée. Cela représente ce qui résulte de la brisure de la continuité.
Il faut bien préciser chaque fois qu’il s’agit de la mère ontosée, dans sa dimension ontosique, sinon tout devient incompréhensible. Il y a des moments où elle ne l’est pas, moments où l’enfant peut alors reprendre force etc. D’autre part c’est le fait que la mère ne se réduit pas à son ontose qui est un des fondements de la confusion originelle, de la remise en cause de l’adhérence à la continuité qui fonde le doute, la perte de certitude.
Dieu a été apprivoisé. Il se révèle maintenant un être faible. J’ai lu un article à ce sujet. Il s’efface devant les horreurs commises par les hommes et les femmes, et il s’efface devant leurs représentations, par exemple celle du Big Bang[67].
L’espèce s’est séparée du reste de la nature pour échapper à une menace. Elle a rompu un procès et a donc fait acte de violence. Cette séparation a engendré en elle la confusion, l’incertitude au monde. Ceci atteint un certain paroxysme au néolithique. Ensuite on a des cycles de sortie de la confusion avec réalisation d’un certain équilibre, puis catastrophe et réactualisation de la confusion. La quête cognitive cherche à atteindre également le milieu de vie dont nous nous sommes séparés. Les diverses sciences naturelles au sens large ne sont donc pas uniquement un produit de l’ontose. (24-25. 12. 1999)
J’aimerais en terminer avec l’approche du sacré, du numen, en tant que signifiant le moment originel de la coupure de la continuité, moment de violence et de confusion qui conduit tout homme, toute femme à rejouer dans une dynamique destructrice et à utiliser le procès de connaissance pour sortir de la confusion.
La volonté de retrouver le sacré, à partir du début de ce siècle, signifie le désir de redonner sa réalité au moment originel, tenter de ne plus escamoter parce qu’il y a perception que toutes les activités masquent en fait une réalité terrifiante et remplie de souffrance; parce qu’il y a le constat que rien n’a été résolu. En conséquence il y a parallélisme entre la recherche du sacré et celle du refoulé; de même qu’il y a parallélisme avec le développement de la physique et même des autres sciences.
Je reviens sur l’importance de l’agriculture comme moment important de la structuration de l’ontose, comme support pour exprimer ce qui bouleverse l’espèce. L’agriculture est liée à la sédentarisation expression du blocage de l’être advenant. En outre, pour cultiver il faut arroser, d’où la pratique de détourner l’eau d’un cours d’eau afin de pouvoir l’apporter aux zones cultivées. Pour détourner il faut créer un barrage, autre expression de ce qui est subi. On barre pour dompter, domestiquer. Ceci s’est redoublé au XXe siècle avec la nécessité de produire de l’électricité. Cela va plus loin parce que les barrages de notre époque provoquent la disparition de zones habitées; il y a ensevelissement, mise au secret, en quelque sorte. C’est l’image même du refoulement.
J’ai lu le livre d’Erich Fromm: L’art d’aimer. Pour moi il exprime pleinement l’ontose. D’ailleurs il le perçoit lui-même. «Le fou et le rêveur sont dépourvus complètement d’une vision objective du monde externe; mais tous, nous sommes plus ou moins fous, plus ou moins rêveurs; nous avons tous une vision personnelle du monde, déformée par notre tendance narcissiste.» (p. 150). Mais qu’est-ce que le narcissisme sinon le repli sur soi que l’individu est contraint d’effectuer par suite de la coupure de la continuité. Toute sa théorisation sur l’égoïsme, l’amour de soi etc., est liée à l’ontose. L’amour est un opérateur d’apprivoisement. C’est d’ailleurs ainsi que l’ont théorisé les confucéens et, de façon plus approfondie, les partisans de Mo Ti.
Ce qu’il dit de la personne
malade est valable pour tout le monde: «Pour la personne malade mentale, l’unique réalité qui
existe est celle à l’intérieur d’elle, celle de ses peurs et de ses
désirs. Elle voit le monde externe comme un symbole de son propre monde
interne, comme sa propre création.» (p. 150)
31. 12. 1999
IV
En dernière instance il (le désir d’être enterré afin de ressusciter) se rattache au moment de la coupure de la continuité. Volonté de refaire et de tout recommencer, volonté d’éliminer, de se purifier. Plus exactement s’enterrer pour refouler l’intense souffrance, enterrer l’horreur, faire par-dessus en quelque sorte. À noter que le tombeau est l’utérus. Durant les jours passés sous terre s’effectue une purification, un élimination de tout ce qui est refoulé, de tout ce qui cause ce refoulement. Ressusciter c’est échapper au refoulement. Le but est de vouloir être et, paradoxalement, c’est abolir la naissance, car naître c’est n’être et donc la négation de l’être. Il y a abolition des parents et affirmation d’une aséité. Dit autrement il faut être pour éviter de naître, n’être. Cela pose effectivement dieu. Mourir pour ressusciter à une vie nouvelle, grâce à une purification opérée en la terre. Cela pourrait se concevoir comme une libération de l’ontose, ce qui est inconsciemment visé. Mais cela implique d’enterrer ce qui obsède, donc en fait cela représente un immense refoulement, et la vie nouvelle s’édifiant sur lui ne peut être que fragile, traversée d’immenses remontées. Autrement dit la religion chrétienne nous propose la mort comme refoulement absolu. C’est un thème qui a pu fasciner à cause de l’impérieux désir d’accéder à une vie nouvelle et à la béatification.
En français il existe une expression curieuse: enterrer sa vie de garçon qui indique la pratique suivante: avant de se marier, l’homme va faire la fête avec ses amis et, en général, il se saoule. Il enterre sa liberté, il va être ficelé. Mais en même temps n’y a-t-il pas l’idée d’enterrer des souffrances pour entrer dans la vie nouvelle qui serait, en définitive le retour à la maman, du fait que l’épouse est le support du désir de continuité avec la mère?[68]
«Parmi les îles de l’Inde qui sont situées sous l’équateur, l’une d’elles serait l’île où l’homme naît sans père ni mère…» (Ibn Tufayl)[69]. Je me suis rendu compte que je connaissais ce livre sous un autre titre: Havy ben Yaqsan qui est en fait le nom du héros du livre, et que je l’avais lu pour rédiger mon texte sur la naissance de l’Islam. Ceci dit je n’avais pas été interpellé par cette affirmation, peut-être parce qu’elle n’était pas aussi précise et puis du fait de la différence de titre. Le Philosophe autodidacte cela m’interpella tout de suite. Il y a une contradiction: s’il est philosophe, il n’a pas à le devenir ou, alors, cela signifie qu’il est philosophe et qu’il apprend par lui-même mais d’autres matières que la philosophie. Cela devrait s’exprimer autrement: l’homme qui par lui-même devient philosophe; l’accès autodidacte à la philosophie. Mais cela va bien plus loin, c’est la production de l’homme sans père ni mère. C’est l’homme autodidacte. C’est la dynamique qui aboutit à dieu caractérisé par son aséité. Ibn Tufayl a senti le danger de cette approche, par rapport à l’orthodoxie musulmane, aussi propose-t-il une autre version de la naissance de Havy, où il y a un père et une mère.
Il est intéressant de noter que les alchimistes réalisent la gestation in vitro et que donc on a une phase plus élaborée, une plongée plus grande dans le virtuel. Or l’influence de la théorie de la résurrection est présente ainsi que l’idée de purification au sein de la terre.
Ceci me ramène à C. G. Jung. Il présenta une profonde crise vers la quarantaine et cela correspondit à sa phase de séparation d’avec S. Freud. Il est important de chercher à comprendre qu’est-ce que celui-ci a pu représenter pour lui. Je pense qu’inconsciemment cela l’a mis en présence de sa mère, même si la théorie de S. Freud dans son exposé explicite escamote la mère. Je dirai même que c’est à cause de cela qu’il fut intrigué par la théorie de ce dernier. Or l’ouvrage qui signe la rupture entre les deux hommes est Métamorphoses et symboles de la libido, 1912. S’il y a métamorphose de la libido il y a échappement par rapport à la dynamique sexuelle et donc à l’attraction maternelle. La généralisation du concept de libido, de même que celle d’inconscient lui permet de nier ce qui le gène: la fascination de sa mère. Il se trouve conforté dans son approche du fait de la non réalité d’une sexualité infantile, et que désirer faire l’amour avec sa mère est un phantasme explicatif et rien de plus. Mais ce faisant il n’a rien résolu. Tout ce qu’il a fait c’est de fuir un moment essentiel, celui de la coupure de la continuité: le refoulement de sa naturalité par sa mère. Alors C. G. Jung va essayer de percevoir ce numineux. Il a eu connaissance de l’oeuvre de R. Otto. Voilà pourquoi il s’intéressa aux gnostiques. Ensuite ce fut l’alchimie, enfin il élabora la théorie de la synchronicité qui a mon avis est encore un essai d’expliciter le numen, c’est-à-dire l’impact du choc de la coupure. En ce sens il récapitule ce qu’a fait l’espèce au moins en Occident, bien qu’il y ait une pratique chinoise qu’on peut considérer comme une alchimie. On la trouve aussi dans l’aire arabe. La naissance alchimique est un procès où il n’y a ni père ni mère. L’alchimiste s’autoproduit: c’est le procès d’individuation sur lequel C. G. Jung a fort insisté. Et je puis ajouter que Isaac Newton tenta vainement de l’effectuer pour abolir une mère qu’il a consciemment haï. Je comprends le succès du livre de Paul Coelho. Avec l’alchimie s’exprime la nostalgie d’une naissance sans ontose.
Ceci m’a amené à une conclusion: dieu est l’escamoteur fondamental, le principe même de l’escamotage et l’on doit voir cela avec la transcendance et la sublimation.
Il me semble que le complémentaire du mythe alchimique, qui implique une pratique, un ensemble de rites (phénomène qu’on retrouve dans la franc-maçonnerie, ce qui m’évoque A. Bordiga qui me conseilla de faire une étude de celle-ci, et qui me surprit fortement parce que je ne savais que des superficialités à ce sujet et que je ne pensais pas qu’il fût important), est le mythe de l’androgyne. C’est une autre façon d’exprimer l’union ou la juxtaposition, la présence simultanée du rationnel et de l’irrationnel, c’est aussi l’expression de la nostalgie d’une origine parce qu’il représente la fécondation, l’union du père et de la mère. On a beaucoup parlé des mythes liés à la naissance et celle-ci en tant que support de l’origine, mais on n’a pas abordé le mythe de la conception, de la fécondation, sauf peut-être en ce qui concerne les mythes agraires. Mais je dirai qu’ils concernent plus la fécondation, c’est-à-dire l’apport du spermatozoïde que son union avec l’ovule: la conception. Or, et là est la confusion: la conception en tant qu’union de deux éléments posés (dans la représentation) comme opposés peut être le support de compréhension de ce que R. Otto désigne comme numen et qui est en fait la mère dans sa dualité naturelle et ontosée, qui fait peur et fascine, qui repousse et attire.
Mircea Eliade décrit sans, à mon avis, saisir en son entier le phénomène.
«Significations de la coincidentia oppositorum. Qu’est-ce que nous révèlent tous ces mythes et ces symboles, tous ces rites et ces techniques mystiques, ces légendes et ces croyances impliquant plus ou moins clairement la coincidentia oppositorum, la réunion des contraires, la totalisation des fragments? [Sándor Ferenczi est parvenu à saisir la fragmentation originelle de l’être, ce que j’ai revécu, NdA] Avant tout, une profonde insatisfaction de l’homme de sa situation actuelle [sensation d’être inachevé, NdA], de ce qu’on appelle la condition humaine. L’homme se sent déchiré et séparé. Il lui est difficile de se rendre toujours parfaitement compte de la nature de cette séparation, car parfois il se sent séparé de “quelque chose de puissant”, de totalement autre [le numineux de R. Otto, NdA] que lui-même; et d’autres fois il se sent séparé d’un “état” indéfinissable, atemporel [c’est celui où s’affirme la coupure, celui où l’on est figé, où tout s’arrête, NdA], dont il n’a aucun souvenir précis, mais dont il se souvient pourtant au plus profond de son être: un état primordial dont il jouissait avant le Temps, avant l’Histoire». Là il y a confusion: il s’agit de deux moments, celui d’avant la coupure et celui du moment où elle opère, moment du surgissement du temps et de l’histoire. «Cette séparation s’est constituée comme une rupture, à la fois en lui-même et dans le Monde. C’était une “chute”, pas nécessairement dans le sens judéo-chrétien du terme, mais une chute néanmoins parce que se traduisant par une catastrophe fatale pour le genre humain et à la fois par un changement ontologique dans la structure du Monde». La coupure de continuité est bien une catastrophe au niveau individuel, rejouement d’une autre catastrophe pour l’espèce. Mais, il ne faut jamais l’oublier, une catastrophe dont on réchappe, mais avec l’ontose. «D’un certain point de vue, on peut dire que nombre de croyances impliquant la coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s’affronter et où les multiplicités composent les aspects d’une mystérieuse Unité». Ici encore s’impose la confusion. Il ne s’agit pas d’une unité, mais de la totalité. La confusion opère entre le sujet et l’objet. Ce dernier devient un support pour s’éprouver soi-même, sentir que les multiples manifestations de nous-mêmes se réfèrent à l’être unique que nous sommes de même que les multiples manifestations des êtres et des choses se réfèrent à la totalité. Il y a le piège de la synecdoque: la partie signifie le tout, puis elle s’érige en tout. Ce qui permet le glissement c’est le fait que nous sommes participant à la totalité.
«En fin de compte, c’est le désir de recouvrer cette Unité perdue qui a contraint l’homme à concevoir les opposés comme des aspects complémentaires d’une réalité unique». Inexact: le désir est de retrouver l’intégralité de son être, ne plus être fragmenté ainsi que le désir de retrouver la continuité avec la totalité. Dans les deux cas le but est de retrouver la continuité. J’ajoute que je sens qu’il y a une confusion entre unité et union ou plus exactement un glissement, un déplacement: l’union permet de refaire un tout, une intégrité. Quand il s’agit de l’individu on peut parler d’unité, mais non en ce qui concerne la réalité, celle-ci est totalité. Je considère qu’il pourrait parler de l’union perdue. Parler d’unité en parlant du monde implique qu’il peut y avoir d’autres mondes, comme il peut y avoir d’autres unités. Là s’exprime encore l’insatisfaction de l’espèce, placée dans la dynamique de l’inachèvement: désir de la pluralité des mondes où il en existerait bien un, où ses désirs pourraient trouver un champ de développement.
«C’est à partir de telles expériences existentielles, déclenchées par la nécessité de transcender les contraires, que se sont articulées les premières spéculations théologique-philosophiques. Avant de devenir les concepts philosophiques par excellence, l’Un, l’Unité, la Totalité constituaient des nostalgies qui se révélaient dans les mythes et les croyances, et s’exhaussaient dans les rites et les techniques mystiques».
Transcender implique aller au-delà de la situation immédiate, dominer mais dominer en transformant. Cela exprime le désir d’aller au-delà du vide entre l’enfant et la mère au moment de la coupure de continuité. Si la transcendance est possible, il y a effectivement modification de la réalité. L’impossibilité de transcender conduit à transférer.
«Au niveau de la pensée présystèmatique, le mystère de la totalité traduit l’effort de l’homme pour accéder à une perspective dans laquelle les contraires s’annulent, l’Esprit du Mal se révèle incitateur du Bien [il a mis en évidence que le mythe de l’androgyne s’exprime, en particulier, par l’union de dieu et du diable, NdA], les Démons apparaissent comme l’aspect nocturne des Dieux. [cf. la théorisation de C. G. Jung à propos de l’ombre, NdA] Le fait que ces thèmes et ces motifs archaïques survivent dans le folklore et surgissent continuellement dans les mondes onirique et imaginaire prouve que le mystère de la totalité fait partie intégrante du drame humain». Mais qu’est-ce que le mystère sinon la mère en tant qu’union de la naturalité et de l’ontose, de la naturalité et de l’artificiel, le culturel, en même temps qu’elle apparaît en tant que support de la continuité, la médiation pour y accéder. Elle est ce dont on dépend totalement, ce qui fait de nous, des créatures, selon l’expression de R. Otto. Je termine de citer. «Il revient sous ses aspects multiples et à tous les niveaux de la vie culturelle - aussi bien dans la théologie mystique et dans la philosophie que dans les mythologies et les folklores universels, dans les rêves et les fantaisies des modernes que dans les créations artistiques»[70].
Pourquoi en est-il ainsi? Parce qu’à chaque génération la coupure est réactualisée, induisant la même série de phénomènes. C’est cela qui fonde l’inconscient collectif de C. G. Jung. Chacun d’entre nous édifie une interprétation qui fondamentalement est la même que celle de ses lointains aïeux. Chacun d’entre nous retrouve dans le folklore, les mythes, etc., confirmation inconsciente de ce qu’il a vécu et de qu’il a interprété. Le devenir économico-social est un bon support pour revivre tout cela, en même temps qu’il est une tentative de sortir de l’ontose, ceci s’impose particulièrement avec le surgissement de la valeur et celui du capital.
En même temps la tentative de séparer le naturel de l’artificiel, le rationnel de l’irrationnel se poursuit avec des moyens de plus en plus performants. La virtualisation est l’essai le plus puissant de séparer l’artificiel du reste, de l’autonomiser et, ce faisant, de représenter l’ontose, de la saisir et ne pas en être effrayé, stade ultime de la domestication. (12. 01. 2000)
Jacques CAMATTE
Juillet 2000
[1] Une scolie est une remarque à propos d’un théorème ou d’une proposition.
Ici ce sera à propos d’une thèse. Baruch Spinoza a utilisé de nombreuses
scolies dans son livre Éthique. Elles lui permettaient de compenser l’extrême rigueur de
ses affirmations données sous forme mathématique. Elles étaient le lieu d’émergence de
remontées que, dans le reste du texte, l’enveloppe mathématique empêchait de
se manifester. Ceci est encore plus vrai pour l’Appendice placé à
la fin du livre I.
Les scolies qui
suivent sont en fait des extraits de lettres à Flaviano
Pizzi, les dates sont signalées à la fin de ceux-ci.
Elles concernent les thèses traitant du moment de rupture de la continuité en
tant que fondateur du discours mystique. Les notes ont été évidemment ajoutées
a posteriori pour rendre le texte publiable et, parfois, plus compréhensible.
[2] Rudolf Otto, Le Sacré, Éd. PBP, p. 22.
[3] Idem, p. 19.
[4] Idem, pp. 20-21.
[5] Idem, p.
21.
[6] C’est un sentiment de
dépendance totale qui a été décrit par Friedrich Schleiermacher (1768-1834), philosophe
et théologien romantique allemand à tendance mystique profonde, que R. Otto
cite de façon précise. La phase de crise intense que traversa l’Europe occidentale
à la fin du XVIIIe siècle favorisa l’émergence de la dimension mystique
refoulée, c’est-à-dire, en réalité, la remontée du vécu de la répression
subie durant les premiers jours de la vie. On l’a signalé, quelque
chose de similaire s’est produit en 1848, en 1917, au cours du mouvement de Mai-Juin 1968. (note de mai 2000)
[7] R. Otto Le
Sacré, p. 22.
[8] Idem, p.
24.
[9] Idem, p. 24.
[10] Idem, p. 25.
[11] Idem, p. 28.
[12] Idem, p. 29.
[13] Idem, p. 30.
[14] Idem, p. 31.
[15] Idem, p. 31.
[16] Idem, p. 33.
[17] Idem, p. 33.
[18] Idem, p. 34
[19] Idem, p. 35.
[20] Idem, p. 36.
[21] Idem, p.
36.
[22] Ceci concerne
évidemment le comportement de l’homme. La femme opère dans une dynamique plus complexe (note
de mai 2000).
[23] R. Otto Le
Sacré, p. 36.
[24] Idem, p. 37.
[25] Idem, p. 37.
[26] Idem, p. 38.
[27] Cf. «Invariance»,
série V, nº 2, pp. 36 sqq.
[28] R. Otto, Le
Sacré, pp. 39-40.
[29] Idem, p. 41.
[30] Nota, pp. 42-43.
[31] Idem, p. 44.
[32] Idem, p. 45.
[33] Idem, p. 46.
[34] Idem, p. 48.
[35] Idem, p. 49.
[36] Idem, p. 50
[37] Idem, p. 50.
[38] Idem, p. 5
[39] Idem, p. 52.
[40] Idem, p. 57.
[41] Idem, p. 58.
[42] Idem, p. 59.
[43] Idem, p. 59.
[44] Idem. p. 60.
[45] Idem, p. 60.
[46] Idem, p. 64.
[47] Idem, p. 69.
[48] Idem, p. 70.
[49] Idem, p. 85.
[50] Idem, p. 85.
[51] Idem, p. 85.
[52] Idem. p. 87.
[53] Idem, p. 87.
[54] Idem, p. 8
[55] Idem, p.
90.
[56] Cette scolie
permet de préciser encore qu’est-ce que le moment de coupure de la continuité – le moment numineux
– et anticipe sur la suite des thèses.
[57] R. Otto, Le
Sacré, Éd. PBP, p. 185.
[58] Idem, p.
189.
[59] Cf. Vieux Marx… jeune Amérique, in «Programme Communiste», nº 7, 1959, p. 79.
[60] R. Otto Le
Sacré, p. 158.
[61] Citation faite, p. 143.
[62] R. Otto Le
Sacré, p. 196.
[63] Idem, p. 197.
[64] Idem, pp. 129-130.
[65] Idem, pp. 131-132.
[66] Idem, p.
139.
[67] Cet effacement est
isomorphe à l’évanescence de plus en plus grande de l’homme en tant que
protecteur. (Note de mai 2000)
[68] En même temps que
cela initialise une dynamique de regret. (Note de mai 2000)
[69] Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte, Éd. Mille et une
nuits, p. 25.
[70] Mircea Eliade,
Méphistophélès et l’androgyne, Éd.
Gallimard/Idées, pp. 176-178.