Scolies II
Pour
des raisons de
volume j’ai réduit le nombre de scolies. L’illustration de
certaines thèses sera donc effectué ultérieurement en divers articles,
si la
nécessité s’en impose. Toutefois les deux articles qui suivent: Rejouement
et superstition et Bouddhisme et
virtualité visent également à
une telle illustration. Le second article constitue une première
approche au
sujet de la mise en évidence de la pensée en tant que phénomène qui a
traumatisé l’espèce.
En
lisant Umberto
Galimberti [1] j’ai
été amené à revenir sur le concept de refoulement, surtout en ce qui
concerne
l’apport de S. Freud. En bref, ce que je sens c’est que je lui ai
trop accordé. D’une part le concept est préexistant à sa recherche. Il
le
dit lui-même dans Contribution à l’histoire du mouvement
psychanalytique. D’autre part, le contenu que je lui donne
est, je
dois vérifier, celui réellement apporté par A. Janov et par moi-même:
refoulement de la souffrance et du sentiment d’instabilité,
d’insécurité, de la vision du numen. Cela m’intéresse bougrement
cette mise en évidence d’une imprécision au sujet du rapport de S.
Freud
au refoulement, parce qu’en définitive je me rends compte que pour que
le
concept de refoulement s’impose dans son procès réel, il a fallu le
second ébranlement de ce siècle, A. Janov opérant dans les années
soixante et
dix. Enfin si je me positionne dans cette clarification du concept, je
puis
dire que non seulement j’opère après cet ébranlement, mais au sein du
mouvement de maturation allant vers la rupture d’équilibre que je
prévois
pour autour de 2005.
Comme
j’étais
intrigué par la définition (sur laquelle je reviendrai) qu’U.
Galimberti
donne de rimozione (refoulement), je suis allé voir
ce qu’il en
était dit dans Dictionnaire de la psychanalyse de
Élisabeth Roudinesco
et Michel Plon. Voici:
«Pour Sigmund Freud, le refoulement désigne le processus visant au maintien dans l’inconscient de toutes les idées et représentations liées à des pulsions et dont la réalisation, productrice de plaisir, affecterait l’équilibre du fonctionnement psychique de l’individu en devenant source de déplaisir. Freud, qui en modifie plusieurs fois la définition et le champ d’action, considère le refoulement comme constitutif du noyau originel de l’inconscient.» [2]
Je
constate que ce
qu’il y a de commun entre ma conception et celle de S. Freud, c’est
la donnée de l’inhibition et celle d’un déséquilibre. En effet le
refoulement permet de sauvegarder l’équilibre auquel on était parvenu,
plus précisément, il préserve le recouvrement de ce qui nous obsède et
nous
fait mal. Mais ce qui m’intéresse c’est le rapport à A.
Schopenhauer auquel se réfère S. Freud. Dans son ouvrage, il mentionne
Le
Monde comme volonté et comme représentation et le passage où
il traite de
la folie. Alors je me suis décidé à aller voir. En premier lieu ce qui
me
semble important c’est: «La vraie santé de l’esprit consiste dans
la perfection de la réminiscence». «Dans le corps du premier volume
j’ai
représenté la folie comme l’interruption du fil des souvenirs, qui se
suivent uniformément, quoique avec une abondance sans cesse
décroissantes». [3] Ensuite
il note que «la
folie est relativement fréquente surtout chez les acteurs...» en
faisant
remarquer que «l’acteur s’efforce de s’oublier entièrement
lui-même, pour devenir un tout autre personnage. N’est-ce pas le chemin
vers la folie» [4] .
Mais là se pose un problème: la folie découle en fait de la prégnance
pour
ainsi dire insupprimable de souvenirs donnés. Or, A. Schopenhauer lie
la folie
à une déficience de la réminiscence: conception gnostique. La perte du
souvenir
de ce que je suis, de mon rapport à la divinité est mon aliénation
profonde et
peut être conçue comme folie. Dés lors la damnation serait la sanction
de la
folie, sa reconnaissance. Cela ressort bien de ce qui se passe pour
l’acteur. A force de se nier pour jouer un être, il peut devenir fou,
ne
plus être lui-même. Il ne peut plus sortir de lui parce qu’il est
totalement recouvert par un autre. C’est pourquoi le recouvrement est
une
dynamique qui recèle en germe la folie. En conséquence, la folie:
impossibilité
d’avoir accès à soi ou au monde, donc dans les deux cas,
l’impossibilité de se dire, peut effectivement être le point final
d’une aliénation, d’un devenir autre, ou résulter d’une
ipséisation qui demeure, pour moi, le cas le plus fondamental. Il
serait
important d’étudier quel est l’autre qui nous recouvre et nous rend
fou, peut-être y trouverions-nous un autre nous-mêmes.
Je
reviens à A.
Schopenhauer. Il note: «avec quelle répugnance nous pensons aux choses
qui
blessent fortement nos intérêts, notre orgueil ou nos désirs…» et fait
cette affirmation essentielle: «C’est dans cette répugnance de la
volonté
à laisser arriver ce qui lui est contraire à la lumière de l’intellect
qu’est
la brèche par laquelle la folie fait irruption dans l’esprit» [5] .
Ici peut se dénoter le
refoulement. Mais il y a plus clair. «En conséquence de ce qui précède,
on peut
regarder comme l’origine de la folie la violente exclusion d’une
chose hors de l’esprit, exclusion qui n’est possible que par
l’introduction dans l’esprit de quelque chose d’autre» [6] .
Oui, le refoulement
est indiqué mais il est non signifié et non dégagé du recouvrement. Ce
dernier
est ce qu’on met non seulement à la place de, mais ce qui est
nécessaire
pour éviter les remontées. En outre A. Schopenhauer ne précise pas s’il
raisonne à propos d’un phénomène conscient ou inconscient. Selon moi le
refoulement n’est pas dégagé de l’autorépression. Ce qui suit me
confirme dans mon idée qu’on est tout de même assez loin de l’idée
de refoulement proprement dit. «Le procédé inverse est plus rare,
c’est-à-dire celui où l’on commence par se mettre quelque chose
dans la tête avant d’en arracher quelque chose. C’est pourtant le
cas lorsque l’individu garde sans cesse présente à l’esprit la
circonstance qui a provoqué la folie, par exemple dans certaines folies
par
amour, dans l’érotomanie, où le malade ne peut se détacher de l’objet
de sa passion; de même encore dans la folie due à une frayeur causée
par un
accident effroyable et soudain». Et ce qui est important c’est ce
qu’il ajoute: «Les malades de ce genre s’accrochent pour ainsi dire
convulsivement à leur idée, si bien que nulle autre, surtout nulle
autre pensée
contraire, ne peut naître en eux. Dans les deux phénomènes l’élément
essentiel de la folie reste le même: c’est l’impossibilité de cet
enchaînement des souvenirs, qui est à la base d’une réflexion saine et
raisonnable» [7] .
Le
refoulement
serait un phénomène d’expulsion qui nécessiterait une compensation. Il
ne
m’apparaît pas, dans ce que je lis, l’idée d’une inhibition
inconsciente de quelque chose qui tend à devenir conscient. Mais cela
même S.
Freud ne l’a pas perçu clairement, puisqu’il a confondu souvent
avec le mécanisme de défense et de résistance, comme les auteurs de
l’article sur le refoulement le signalent explicitement.
Encore
une fois ce
qui est fondamental c’est le rapport à la mémoire et que la folie
implique un dysfonctionnement de celle-ci. [à Flaviano 08.12.2000] [8]
*
* *
On
peut définir le
mal comme étant ce qui gène notre développement. Dans ce cas cela a à
voir avec
la douleur et la souffrance. De façon limitée le mal vu sous cet angle
est
nécessaire en ce sens qu’il est un signal. C’est quand il se
pérennise qu’on commence à accéder au mal. Là nous avons le support qui
va pouvoir permettre le déploiement du mal en rapport à la morale, au
problème
de la conduite des hommes et des femme entre eux, jusqu’à la formation
de
l’hypostase, du mal en tant qu’entité qui nous habite ou qui habite
le monde. Il devient une modalité d’être du monde, l’autre étant le
bien et l’homme, la femme, doit naviguer entre les deux.
J’aurai
tendance à percevoir le bien comme phénomène dérivant: quand je
n’éprouve
pas de mal, je suis bien. Ou bien on peut essayer de voir les choses
ainsi: il
y a un état de vie. Certains faits, certaines choses l’inhibent,
nuisent
à son maintien; ils relèvent de ce qu’on nomme le mal; d’autres le
favorisent, ils relèvent du bien. Le procès de vie en lui-même
s’affirme
et ne peut pas être considéré bon ou mauvais. Ainsi au binôme bien-mal,
il faut
ajouter celui bon-mauvais. Donc le procès de vie peut être envisagé
comme se
réalisant en empruntant la voie du milieu: entre le bien et le mal,
entre le
bon et le mauvais. Il est profondément question du mode de vie, de
l’affirmation de la vie.
Même
dynamique
qu’avec la santé. C’est l’état en lequel se trouve
l’homme, la femme en train de vivre, au cours du développement de son
procès de vie.
Tout
ce que je veux
dire c’est qu’il n’y a pas de mal mais une dynamique qui
l’engendre, plus exactement: elle engendre des maux particuliers. Leur
itération et leur permanence fondent l’hypostase: le mal. Mais
qu’est-ce mal sinon ce qui nous tourmente ou ce qui à l’aide duquel
nous tourmentons; ce qui nous empêche de nous épanouir etc.? Là nous
avons une
généralisation du phénomène santé qui devient salut. Le mal est ce qui
empêche
notre salut. Le mal c’est ce qui s’est produit avant notre
naissance, le karma, qui détermine notre mal-être actuel. Le mal c’est
l’invisible. Voilà pourquoi il faut le rendre
visible. Là je pense
à toute la dynamique de la Shoha, de l’holocauste. Il faut que le mal
ait
été énorme, absolu, rendu enfin pleinement manifeste, perceptible,
éternellement présent, afin de le conjurer. Parfaite illusion et
mystification!
A ce propos je vois la confusion dans l’utilisation de mots comme
génocide.
Il n’a pas été commis un génocide sur les Juifs. Heureusement, ils
forment une population importante. En revanche il y eut un génocide des
Tasmaniens, des Fuégiens, des Guanches. Il n’en existe plus un seul. Là
quelque chose d’important est à voir.
[…]
La
thématique du
bien et du mal est celle où s’impose la négation. Le mal me nie, je
dois
nier le mal. Mon salut est dans la négation. A ce propos il est
intéressant de
considérer la position augustinienne: le mal est une cessation du bien,
ce qu’on
pourrait exprimer aussi comme ce qui l’inhibe. Le mal étant alors
secondaire et le produit d’une négation. La négation peut-être un
refus;
le refus d’écouter le commandement de dieu: le péché
originel; ce
qui nous lance dans la dynamique du mal. On retrouve ici la dynamique
de
l’interdit, autre support de la genèse du mal. Je suis mal parce
qu’on m’a interdit d’être en continuité. Le bien est une
compensation afin que j’endure ce mal.
Au
plus profond de
moi je sens que pour l’espèce le mal est quelque chose d’invisible
qui cause son inaptitude à jouir de la vie, du procès de vie au sein du
cosmos.
Ce quelque chose d’invisible c’est l’ontose découlant de la
répression parentale et de tout ce qui a surgi du fait de la séparation
d’avec la nature. Or, c’est à travers un processus insidieux que
cette séparation s’est imposée, et c’est par un même processus
insidieux que l’ontose s’installe en nous.
Le
bien est tout ce
qui nous permet d’être nous-mêmes, dans la mesure où nous restons en
connexion avec notre être originel. Le démon de Socrate est une
expression
mystifiée de celui-ci. Mystifiée parce que ce n’est pas
l’expression immédiate de l’être originel. Le connais toi toi-même
est une tentative d’accéder à lui, mais elle est médiée par la relation
sociale. Se connaître c’est connaître sa juste
place dans la
société et c’est y demeurer (éviter l’hubris) comme l’a bien
mis en évidence G. Thompson dans Eschyle et Athènes.
La nécessité de se
positionner participe d’une naturalité, mais elle est ici détournée,
mise
au service de la polis, de la domestication. Et, ceci, doit être mis en
relation avec le phénomène de l’intériorisation de la technique
(thérapie) pour «résoudre» les relations des hommes et des femmes entre
eux,
qui commence au néolithique et qui atteint une phase explosive dans la
réalité
et dans la représentation avec le moment de surgissement de la polis.
Précisions:
je ne
parle pas d’inconscient ni de conscience en ce qui concerne
l’individualité-Gemeinwesen. Conscience et inconscient sont les
produits
de la répression. Je peux être conscient ou inconscient mais je n’ai
pas
de conscience, ni d’inconscient. Les mystiques hindous l’avaient
compris: conscience et inconscient c’est ce qui nous encombre et qui
nous
attache à la maya. J’ajouterai inconscient et conscience peuvent être
considérés comme des produits de l’illusion, du fait que le réel est
impossible à atteindre à cause des multiples projections, des
déversements, des
transferts… En conséquence je ne parle plus, maintenant, de conscience
intime. [à Cristina le 07 Janvier 2001]
*
* *
En
fait ce serait
bon de trouver comment dans les différentes langues est dénommée ce que
nous
appelons folie et d’où vient ce mot. Autrement dit, il s’agirait de
comprendre comment hommes et femmes perçoivent cet intense dérèglement
qui fait
que nous ne pouvons plus participer à la Gemeinwesen, à ce qui nous
constitue
être humain-féminin, comme si d’une façon ou d’une autre nous
étions alors exclus de la Gemeinwesen. En attendant, je perçois trois
modalités
importantes de réalisation de la folie.
1.
L’ipséisation dont je t’ai déjà entretenu dans d’autres
lettres.
2.
L’aliénation avec perte totale de soi et remplissage par un contenu
étranger: être absent à soi-même et être habité par un étranger
(possession).
3.
La dissolution
qu’on peut considérer comme une impossibilité de revenir auprès de soi (bei
sich). C’est un phénomène redouté par les chamans. Il s’agit
d’une sortie de soi, d’un aller dans le monde (par la pensée, par
l’esprit)
et de retourner en nous-mêmes. Si le procès est enrayé: folie [9] .
En
affirmant cela
je ne compte pas éliminer la nosologie classique. Je pense l’utiliser
en
l’intégrant dans ces trois moments. Cependant je sens que parfois les
psychiatres ne vont pas assez loin dans le ressenti du contenu de la
folie; ils
ne perçoivent pas jusqu’où elle va, quelle est l’étendue de son
horreur. Ainsi, pour moi qui vais essayer de le vérifier pleinement, la
schizophrénie est un moment de la dissolution. En outre ce qui
m’interpelle énormément c’est que les trois formes de folie sont en
quelque sorte compensatoires. Je veux dire par là que l’une compense
l’autre et tend à la limiter, permettant ainsi à l’individu de ne
pas sombrer totalement dans la folie. L’aliénation compense
l’ipséisation et réciproquement et toutes deux essayent d’enrayer
la dissolution, une autre forme de la mort, la mort vécue. En effet la
mort
peut être considérée comme une dissolution et, par là, elle se présente
comme
le contraire de la conception (et non de la naissance comme je le
disais dans
une précédente lettre). Tout ce qui s’est fondé lors de la conception,
se
dissout. Toutefois, demeure une question: n’y aurait-il pas quelque
chose
qui aurait été produit, engendré durant le procès de vie qui pourrait
échapper
au procès de dissolution? Depuis longtemps hommes et femmes ont donné
une
réponse: l’âme, mais ils l’ont placée à l’origine, antérieure
même, souvent, à la conception. Or ce que je vise dans mon
interrogation,
c’est quelque chose qui aurait été produit, mais qui aurait comme base
justement toute la dimension Gemeinwesen. Je m’interroge doublement.
D’une part sur la validité du contenu, c’est-à-dire est-ce
qu’il y a une possibilité pour un tel phénomène? D’autre part, que
signifie cette interrogation en rapport à la possibilité d’une dérive
ontosique?
Je
reviens à la
question de la technique. Selon moi, on ne peut l’aborder en profondeur
que si on part de l’immédiateté. J’ai besoin d’une technique lorsque
celle-ci est insuffisante. Plus précisément lorsque mon plan de vie, ce
que
j’ai d’inné ne peut pas être efficient. Il faut donc – et
cela ne nie pas l’immédiateté puisqu’en celle-ci réside le possible
de l’activité technique – que je trouve un moyen terme, un «outil»
pour résoudre. Dit autrement je passe de la dimension naturoévolution à
la
dimension haptoévolution. Il y a continuité entre les deux. Du moins,
il y eut.
On passe de l’inné à l’acquis. La coupure d’avec la nature a
tendu, au cours d’un long processus, à placer la technique non plus
seulement à l’interface homme, femme, monde environnant, mais à
l’interface entre mère-enfant, et à partir de là entre homme-femme etc.
Donc je ne propose pas de rejeter l’acquis, mais d’être à même de
le positionner. Je pense que nous devons retrouver notre naturalité,
donc
l’immédiateté, et opérer à partir de là en fonction des «problèmes» que
nous rencontrons au cours de notre procès de vie. Cela implique de
remettre en
cause toute l’activité recouvrante, toutes les thérapies etc. Dans une
thèse concernant le surgissement de l’ontose j’aborde cela. Il me
faudra le développer.
La
question de la
technique est liée à celle de la thérapie, donc à celle du mal. U.
Galimberti
dit que la technique est l’essence de l’homme. Je ne suis pas
d’accord. L’essence de Homo sapiens c’est
l’aptitude à intervenir, c’est l’épanouissement de la
préhension. Avec A. Leroi-Gourhan j’envisage cela d’un point de vue
paléontologique et j’envisage comment cette aptitude à la préhension
s’impose à travers tout le phylum des vertébrés [10] .
La façon de procéder
de ce philosophe – il n’est pas le seul – revient à placer
l’homme dans une situation d’exceptionnalité et par là à
l’exclure du règne animal.
[…]
J’ai encore intensément réfléchi à la question de la folie, au mal, à
la
mort. Hommes et femmes luttent contre le mal qui les ronge, l’invisible
dont je t’ai parlé. C’est lorsqu’ils sont débordés
qu’ils recourent à des thérapeutes. Alors on parle de maladies
organiques
ou mentales. Dans le concept de maladie mentale il y a l’idée que dans
ce
cas justement on a affaire à quelque chose d’invisible, relevant de
l’esprit. Or même la maladie organique est en rapport avec
l’invisible, l’ontose. A propos des trois formes de folie
signalées plus haut, on peut les concevoir comme trois modalités qui
opèrent à
divers moments d’un cycle historique donné. Toutefois la dissolution
tend
à l’emporter de nos jours par rapport aux époques antérieures (bien que
ce que nous révèlent les incas – révolte des objets – témoigne de
phases antérieures où la dissolution fut également puissante) avec la
généralisation du phénomène de dépression. Pour conclure momentanément,
selon
moi, au fondement, à la base du phénomène de la folie, il y a la
dissociation
individualité-Gemeinwesen. Dans les sociétés où la fonciarisation, le
mouvement
de la valeur, ne se sont pas imposés, la communauté peut réintégrer
l’individualité tendant à devenir folle, grâce à une pratique
communautaire
où la transe est fondamentale. A mon avis c’est la transe qui a la
puissance thérapeutique la plus grande.
[…]
J’ai
d’abord lu le mythe de Er le pamphylien que je connaissais sans
l’avoir jamais lu. Je me suis rendu compte que Platon utilise le mot
mythe de façon autonomisée, c’est-à-dire qu’il escamote tout le
temps le rite, la dimension pratique. Il semble cependant que parfois
il
utilise le mot conte, du moins dans la traduction française. Cela a
beaucoup
d’importance, mais ce n’est pas de cela que je veux te parler, mais
du rejouement. «C’était disait Er, un spectacle curieux de voir de
quelle
manière les différentes âmes choisissaient leur vie; rien de plus
pitoyable, de
plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n’étaient guidées
dans
leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure» [11] .
Mais
j’ai
cherché aussi ce qui concerne la technique et le phénomène de son
intériorisation dont je t’ai parlé. Or, pour Platon il semble que la
technique la plus importante tant pour l’individu que pour l’État,
c’est celle de gouverner. Il faut gouverner son âme, comme il faut
gouverner l’État. Et c’est en rapport avec l’art, la
technique de gouverner, que se posent les concepts de bien et de mal.
L’art de gouverner c’est celui de savoir tempérer, c’est
limiter les remontées. Tout le problème est de contrôler les émotions,
s’auto-réprimer et savoir se positionner en reconnaissant sa juste
place
(connais-toi, toi-même).
«A
première vue,
elle ressemble plus à un accord et à une harmonie que les précédentes.
Comment?
La
tempérance,
dis-je, est une sorte d’ordre et d’empire sur les plaisirs et les
passions…» [12] .
Tempérer
c’est limiter, c’est empêcher l’hubris, c’est avoir la
sensation d’être maître de soi qui est l’expression magnifique de
l’auto-répression. C’est comme le signale Platon lui-même se
dédoubler en esclave et maître.
Je
trouve une
grande ressemblance entre C.G. Jung et Platon. Voilà au fond ce qui m’a
conduit à reprendre la lecture de ce dernier. [à Flaviano, 10.01.2001]
*
* *
En
ce qui concerne
l’étymologie de folie, j’ai trouvé à fou, dans le Dictionnaire
historique de la langue française que fou vient de follis «soufflet
pour le
feu» et «outre gonflée», ballon. Il y a donc un rapport avec l’idée de
souffler, de gonfler. Je sens aussi l’idée d’amplifier,
puisqu’on souffle sur le feu pour l’attiser, le rendre plus
puissant. Dans le même article il est indiqué que fol désigne une
personne
atteinte de troubles mentaux et que fou peut être synonyme
d’extraordinaire, d’énorme. Cela me fait penser que le comportement
du fou évoque inconsciemment le numen même si ce n’est que par les
côtés
d’extraordinarité, d’énorme. Cela suscite la peur. Il manque
l’autre aspect: la fascination, au sens où quelque chose nous plaît
tellement qu’elle nous ravit. Mais il peut y avoir la fascination au
sens
où l’on a peur de devenir comme ce qui nous fascine.
Mais
en fait le mot
folie n’est pas le seul à désigner ce qu’on appelle trouble mental,
ce qui sort du comportement ordinaire, habituel, ce à quoi on s’attend
en
fonction de notre propre mode d’être qui s’enracine dans
l’être originel, qui fait que quelque chose est perçu comme dérangeant
et
dérangé dans le comportement de l’autre. Ce n’est, probablement que
vers le XVIIe ou le XVIIIe
siècle que le mot folie
s’impose pour désigner toutes sortes de troubles mentaux.
Alors
je suis allé
consulter ce qui est dit pour délire, très important comme dans
l’expression délirium tremens: «... du latin delirum,
“transport au cerveau”». Dans ce cas le délire m’apparaît
comme une forme extrême de remontée. Je continue: «Il vient de delirus
“extravagant” dérivé de delirare pris dans le sens figuré de
“perdre la raison, extravaguer”. Delirare signifie
proprement “sortir du sillon”.» Il y a l’idée de sortir
d’une voie donnée, de ce qui a été tracé. Ceci est très important en
rapport au concept de voie dans diverses aires géosociales. Ensuite:
«Il est
composé de de- et de lirare “labourer en billons” également employé
au figuré.» Ici l’importance de la métaphore est très prégnante et, en
outre, c’est une activité bien déterminée qui sert de référent, de
support pour dire. «Ce verbe est dérivé de lira “billon”, terme
d’agriculture
et en usage dans les campagnes, et d’origine indo-européenne, à
rapprocher du vieux prussien lyro, du lituanien lusia “planche du
jardin”, de l’ancien haut allemand Wagen-lusia “sillon tracé
par une voiture, du gothique laists “trace de pas” auquel
correspond le verbe laistjan “suivre la trace”.»
Du
fait même que
dans l’article du dictionnaire on m’y renvoyait je suis allé voir
fureur. «furor “folie, égarement” selon Cicéron, c’est un
accès qui peut affecter même le sage alors que l’insania (la démence)
ne
peut l’atteindre. Furor est le déverbal de furere “être fou”,
“être furieux”.» Dans l’article il est dit que c’est à
rapprocher du grec thorein s’élancer.
Ici
la notion de
remontée s’impose encore plus.
Je
suis également
allé voir à l’article manie où j’ai trouvé: mania «folie, fureur»
et «passion, enthousiasme inspiré par la divinité». Ici deux remarques:
l’idée de possession s’impose. Pour expliquer la puissance de la
remontée, il est fait appel à un être étranger occupant l’individu
ayant
un comportement étrange. La passion a été perçue et l’est encore
parfois
comme étant à la limite de la folie. Or une passion est un bon support
pour la
manifestation d’une remontée. Il y a l’idée de subir, de subir
l’action d’un quelque chose qui nous possède, qui nous rend autre.
Ultérieurement
en
lisant Platon, Le second Alcibiade, que beaucoup
considèrent comme
apocryphe, je me suis rendu compte que chez lui la folie est en rapport
avec la
possession et exprime surtout un excès, qu’il désigne souvent par
hubris,
la démesure. Ce mot nous signale que s’impose une autre métaphore
rendue
possible par le développement du mouvement de la valeur. Comme je le
lisais en
même temps le livre d’U. Galimberti [13] ,
que tu m’as
envoyé et dont je suis fort heureux parce qu’il me sert beaucoup,
j’ai constaté qu’il cite beaucoup le Phèdre à
propos de la
conception de la folie chez Platon. Or, ce dialogue je l’ai lu il y a
longtemps... donc je relis, et je constate qu’il y a les mêmes thèmes
que
dans Le second Alcibiade. Ce qui m’interpelle c’est
le
rapport à la politique, Alcibiade veut légiférer, gouverner. Platon
veut donc
qu’il évite la folie. Mais cela va plus loin parce que celle-ci est
évoquée dans la plupart des dialogues. Et, j’abrège pour aller à ma
conclusion, je me suis rendu compte que Platon rejetait les poètes hors
de la
république parce qu’ils étaient porteurs de folie, ils étaient
possédés.
Il les rejette parce qu’il a peur de la folie. Mais pour lui elle se
manifeste par l’excès. Or, dés Hippocrate et certainement avant, il y a
une autre cause de folie: le manque, la dépression. Ceci est surtout
vrai dans
la mélancolie qui aura tant d’importance au moment de la Renaissance,
mais qui, à mon avis, a pour avatar le spleen de l’époque romantique,
le
vague-à-l’âme et certainement d’autres phénomènes.
Donc
en plus des
trois modalités de réalisation de la folie dont je te parlais dans ma
lettre à
laquelle tu m’as d’ailleurs répondu, il faut ajouter les deux
points de surgissement: l’excès que je suis amené à mettre en relation
avec la manifestation de la remontée et la dépression qui est en fait
la
réinstauration de l’état hypnoïde. La réinstauration de l’état
hystéroïde avec remontées peut expliquer les formes de l’hystérie et
même
l’épilepsie.
Une
approche de la
folie grosse de développements importants est celle qui tient compte de
la
raison. Le fou est l’insensé, celui qui a perdu la raison. Or la raison
implique l’idée d’une progression bien définie, cohérente, ayant un
sens qui est prévisible ou qui se dévoile en fonction même de la
cohérence de
la progression. Donc ici le fou est celui dont le comportement est
imprévisible.
Je
retourne à
Platon et à sa conception de la folie comme découlant d’un excès,
d’où son intérêt pour la proportion, l’harmonie et l’idée de
justice qui a surtout pour contenu une idée d’adéquation, de justesse.
Mais la justice pose le problème de la répression des actes «de
la folie par
excellence selon la tradition: la fureur “l’impulsion
aveugle à des actes de violence, l’extrême folie en un mot selon une
représentaton séculaire”.» J’ai inclus cette portion de phrase
d’un article de Gladys Swain D’une rupture dans l’abord de
la folie parce qu’elle montre que c’est en vue de pénaliser
ou
non un coupable qu’il a fallu préciser qu’est-ce que la folie?
quand un individu est-il fou? Or, curieusement selon moi, son exposé
montre que
ce que l’on désigne couramment comme folie pour caractériser l’état
où se trouvait le criminel lorsqu’il commit son crime est une énorme
remontée. Je précise d’abord mon information sur Gladys Swain, son
article parut dans la revue «Libre 77-2», éditée par Payot, en
rapportant la
note suivante, page 194 de la revue: «Le présent article reprend le
texte de
deux chapitres d’un ouvrage en préparation dont un extrait a été publié
dans “Libre” n°1 (“De Kant à Hegel: deux époques de la
folie”)».
Dans
l’article en question elle se rapporte à divers procès de criminels
dont
un (une tentative de régicide) où le coupable n’a pas été condamné du
fait qu’on a invoqué le fait qu’il était fou au moment de la
tentative d’assassinat. «Voilà ce que l’avocat parvient cette fois
à faire accepter comme réalité tangible à la soupçonneuse inspection
judiciaire: la compatibilité paradoxale chez le même être d’une
déraison
et du maintien de la raison» [14] .
Auparavant elle a rapporté une phrase significative de l’avocat,
Erskine:
«“Le vrai caractère de la folie, quand il n’y a ni frénésie, ni
fureur, c’est l’idée délirante (délusion)”». Tout ce
qu’écrit ensuite Gladys Swain est très important. Je te cite quelques
passages pour fonder mon affirmation sur la folie, qui entraîne un acte
de
violence extrême, comme étant l’expression d’une remontée. «Ce
qu’il s’agit de dissiper c’est l’idée que la folie
totale est vérité de la folie» (je précise ce qu’elle veut dire par
cette
autre citation: «absent au monde, exclu du sens, oublieux de soi: tel
vit
l’authentique aliéné» [15] .),
qu’en son essence même l’aliéné est «homme qui juge mal de ses
rapports extérieurs de sa position et de son état; qui se livre aux
actes les
plus désordonnés, les plus bizarres, les plus violents, sans motifs,
sans
combinaisons, sans prévoyance» [16] .
La référence à un sens de justice interne, propre à l’individu est très
importante. Le lien avec Platon persiste: juger serait l’aptitude à
percevoir les rapports corrects et donc ceux qui sont nuisibles afin de
les
rejeter. C’est là que réside la possibilité du maintien d’un ordre
donné, d’une harmonie du fait d’une compatibilité.
Elle
en vient à
traiter de la théorisation de la distinction entre l’aliénation totale
et
l’aliénation partielle, comme la mélancolie peut l’apparaître à
certains. Je note que lorsqu’on parle d’aliénation on stipule que
celui qui est atteint, malade, n’est plus lui-même, il est devenu
autre.
Nous sommes dans un avatar de la possession. Plus loin, elle
parle «de
cette folie qui serait vacance du sujet» [17] .
Où est passé le
sujet, et qui parle, effectue à sa place, quand il est affecté de
folie?
Je reprends. Elle affirme que la folie totale cela n’existe pas mais
que
pourtant ce concept, cette représentation est nécessaire. Avant de
citer plus
avant, je reviens sur ce que je t’ai dit sur les trois types de folie
et
leurs interrelations. Ce qui me semble important dans l’exposé de ces
trois formes c’est de montrer où tend le comportement de l’espèce
qui s’est séparée de la nature. Il y a bien une question de sens, une
nécessité de prévoir. En outre, l’autisme est bien une forme quasi
totale
de la folie. Très peu de ceux qui en sont affectés en sortent. Mais si
on étend
le concept de folie non seulement au domaine du mental (démence) mais
aussi au
domaine organique, alors on la voit installée sous la forme de
l’obésité,
du cancer, voire du sida. D’autre part, il y a un état qui a servi de
support pour produire le concept limite de folie, c’est
l’idiotisme, la débilité mentale, le crétinisme. C’est surtout le
premier terme qui est déterminant: l’idiot est celui qui ne peut-être
que
lui-même; il ne peut rien exprimer; il n’a pas de dimension
Gemeinwesen.
C’est peut-être à cause de cela que, pour moi, la folie apparaît
surtout
sous la forme de l’ipséisation. Dans mon village en Corse il y avait
quelques idiots. Ils m’impressionnaient beaucoup surtout que, pour
l’un d’entre eux, on m’avait dit qu’il pouvait être
violent. Je fus aussi très impressionné par ce que nous appelons
maintenant la
trisomie 21. Le trisomique que je connus alors me préoccupa beaucoup à
cause du
mélange de raison et de déraison mais surtout à cause de la grande
gentillesse,
du grand attachement!
Je
cite S. Gladys.
«Le modèle de la folie complète ne fonctionne pas comme un moule
dans
lequel il s’agirait de faire entrer l’ensemble des faits, mais
comme un repère ultime en fonction duquel sont
déchiffrés tous les
faits» [18] .
Ceci me semble d’ailleurs valable pour divers procès cognitifs.
Toutefois
reste la question du devenir de la folie au sein de l’espèce, tel que
je
viens de l’aborder.
Et
voici maintenant
un exposé qu’en termes anciens on pourrait désigner possession et que
je
désigne remontée. «Dans le secteur proprement dit de sa folie, il était
inconscient
selon le mot même qu’Erskine emploie à un autre moment».
J’interromps pour signaler qu’il y a à là une donnée essentielle
pour déterminer ce qu’est la folie, c’est un procès qui affecte
l’individu sans qu’il en ait conscience. S’il n’y a ni
de possession, ni d’inconscient – celui-ci étant en fait
l’avatar du démon possédant – cela veut dire que c’est un
procès inconscient qui affecte l’individu, et ce procès est
obligatoirement en relation avec quelque chose qu’il a vécu. Et là on
s’approche de la remontée. Mais il faudra d’abord que S. Freud
découvre le refoulé, duquel il induira le refoulement. A partir de là
la
progression sera la mise en évidence de la répression parentale qui
provoque
des souffrances intenses à l’individu en devenir, depuis sa conception
jusqu’à son enfance et son adolescence. A ce propos il y a une logique
extrême: la remontée est due en dernière analyse à la répression
parentale, et
c’est en rapport à la répression judiciaire, sociale que la folie a dû
être
définie et qu’apparaît alors nettement le phénomène de la remontée.
Bon,
je continue: «L’acte était en lui-même sans qu’il le sache, sans
qu’il puisse le réfléchir pour en rapporter le projet à quelqu’un
d’autre (c’est normal, être fou c’est être séparé
de la Gemeinwesen, NdA); et c’est pour cela qu’il
s’est échappé ( je ne résiste pas au désir de signaler un rapprochement
avec mon concept d’échappement du capital, NdA) de
lui
irrésistiblement, extériorisation immaîtrisée d’une illusion
essentiellement irréfléchie. Ainsi, circonscrite dans un secteur de la
vie
psychique, la folie n’en est pas moins pensée comme totale folie là où
elle se manifeste. La part qu’elle occupe, elle l’occupe
totalement, en entraînant une adhésion de
l’individu à ses
conceptions délirantes telle qu’il ne puisse prendre la
moindre
distance à leur égard, telle qu’il ne puisse se rapporter à elles.
Elles
l’habitent, elles lui sont présentes, à ce point qu’il ne peut
retourner vers elles. Lorsqu’il parle, elles se disent sans qu’il
les gouverne. Imprimées en lui, elles se dérobent au souvenir comme
elles
passent en actes aveugles. L’absolu de la folie est conçu, en la
circonstance, comme irréflexion réalisée. Non plus
comme capture du tout
de l’âme, mais comme annulation en un point de l’âme de sa
puissance réflexive. Folie: le point de non-rapport de l’homme à
lui-même» [19] .
Je trouve cela remarquable en ce qui concerne la phénoménologie de la
remontée,
d’autant plus que quelques lignes plus loin, elle parle d’un
phénomène opérant «à l’insu du sujet». Je suis
d’accord avec
le rapport à la réflexion puisque pour moi la réflexivité caractérise
l’espèce, mais je ne suis pas d’accord avec la dernière phrase. Ce
qui remonte dans l’acte désigné par folie c’est l’être enfant
de l’homme, de la femme, c’est le stade bébé, ou foetus, mais cela
dans une discontinuité. Quand j’ai une remontée, je vérifie que je suis
«possédé» par moi-même, par l’être qui a été bloqué, réprimé, et qui
essaie de sortir de ce blocage, d’exprimer l’immense souffrance
induite. Or, pour induire une remontée il faut activer une empreinte,
et pour
cela il suffit de peu de choses. J’ai provoqué une remontée énorme à
une
amie du fait que je l’ai appelée par le nom d’une autre amie
commune. Elle a été placée dans la confusion. Or celle-ci n’est pas
d’ici et maintenant; c’est ce qu’elle a subi toute petite.
Percevoir
le
contenu d’une remontée, revivre la scène qui est à son origine,
implique
parfois une heure ou deux, sinon plus. Tant que la personne n’a pas
revécu, elle a un discours fou, discontinu où elle affirme des choses
justes
mais ne se rapportant pas à leur référant correct, ce qui est une autre
forme,
très importante d’expression de la discontinuité en la personne, de son
impossibilité de poser le juste rapport. La plus part du temps elle se
pose en
victime et ne se rend pas compte que, ici et maintenant, elle ne l’est
pas. Donc c’est son passé qui a remonté. De cela j’en déduis que
pour analyser, percevoir et amener à revivre la remontée qui a induit
un acte
de violence répréhensible, il faudrait des années et une communauté.
Ce
qu’il y a
d’important à signaler c’est que les gens ne se rendent pas compte
de leurs remontées parce qu’elles font partie de leur vécu quotidien.
En
revanche quand celle-ci se manifeste fortement en tant que crise alors
la
personne peut se rendre compte que pendant un moment elle fut folle.
C’est ce qu’Esquirol, cité par Gladys Swain indique fort bien: «un
grand nombre de fous conservent (non seulement) la conscience de leur
état,
celle de leurs rapports avec les objets extérieurs”, mais aussi
“celle de leur délire». Elle ajoute: «Pas d’inconscience les
coupant irrémédiablement de la part folle d’eux-mêmes, ils restent
présents à la folie dans laquelle ils sont pris» [20] .
Pour
comprendre le
fait que les gens sont inconscients de leur remontées, il est
nécessaire de
faire intervenir l’être recouvrant, celui qui tend justement à empêcher
la manifestation du refoulé. En outre la remontée a une base naturelle.
Continuellement en moi, en la totalité de mon individualité-Gemeinwesen
se
produit un intense métabolisme où sont mêlées les données internes,
celles
provenant des gens avec qui je vis, des gens que je lis, du milieu où
je vis,
etc.. C’est un vaste procès inconscient qui a un moment donné produit
quelque chose qui devient conscient, parvient à mon encéphale (ultime
lieu de
traitement?) et je vais pouvoir dire, émettre une idée. Parfois cela
est
tellement intense et résulte d’une tension longtemps entretenue, que je
suis dans l’enthousiasme, je suis transporté de joie: enfin j’ai
trouvé l’idée, je suis parvenu à la compréhension. C’est finalement
monté de tout mon être. Pourquoi monté, parce que j’ai la sensation que
cela pousse en moi. Mais je pourrai dire que cela émane de moi, et cela
m’évoque la théorie de l’émanation des gnostiques. En conséquence
quand il y a une remontée proprement dite, elle peut être vécue dans la
normalité, d’autant plus que le refoulement, inconscient, opère
immédiatement,
ce qui escamote l’émotion.
Du
fait de la
répression parentale nous sommes inachevés; l’être originel a été
bloqué
dans son développement. D’où la tendance que nous avons à vouloir
achever, parachever. Cela veut dire qu’irrésistiblement l’être
originel réimpose les moments vécus de l’inachèvement afin
d’accomplir le procès. C’est l’empreinte fondamentale. Il
suffit de peu de choses pour qu’elle soit activée et alors par le même
mécanisme que celui indiqué précédemment, cela se réimpose, mais à ce
moment-là
il y a une sensation étrange: c’est moi et ce n’est pas moi,
c’est-à-dire l’être se manifestant actuellement, l’être
recouvrant. Mais cela dure peu parce que le refoulement opère
automatiquement.
Voilà pourquoi, au départ, c’est par l’écoute assurée par
quelqu’un au courant du phénomène qu’on peut parvenir à déceler les
remontées qui nous affectent. Dés lors on sent bien que la folie est
dûe à la
présence d’un autre qui est soi-même, mais un soi-même que l’on a
voulu abandonner, rejeter, refouler pour pouvoir s’adapter au devenir
de
ce monde, et être aimé par ses parents, accepté par le corps social;
pour
pouvoir recouvrir.
Dans
cette approche
de la folie ce qui me semble important également c’est le concept de
crise. La folie existe à l’état latent et, à un moment donné, elle se
manifeste en une crise. Or, celle-ci a une dimension de remise en
cause, du
recouvrement dans notre cas. Là nous avons un mouvement isomorphe avec
ce qui
s’est passé pour le capital: la crise n’étant que l’expression
manifeste de la réalité du capital, particulièrement, selon K. Marx,
dans sa
dimension irrationnelle. Les diverses politiques économiques qui ont
été
proposées pour éliminer l’irrationnel, les crises (se manifestant selon
l’excès ou selon le manque, la dépression) ont tendu à recouvrir.
Toutefois là, il semble que la comparaison s’épuise: le capital
s’est échappé, autonomisé. Mais, l’espèce ne fait-elle pas de même?
ne s’autonomise-t-elle pas? Le devenir au virtuel implique une
séparation
réalisée d’avec la nature, une autonomisation. Dés lors les maux qui
affectent la société-communauté du capital peuvent être appréhendés en
relation
isomorphe avec ceux qui affectent l’espèce, l’individu, ainsi que
les remèdes employés.
La
théorie des
systèmes, la cybernétique, sont des théories qui permettent de tendre à
amortir
les phénomènes pour enrayer les crises, empêcher les remontées. Au
niveau de
l’espèce, il faut tendre vers l’inexpressivité, l’acceptation
de tout (permissivité généralisée) mais avec le maintien de l’interdit
fondamental et fondateur: celui de la continuité. Tout ce qui est
engendré au
sein de cette phase initiée avec l’interdit est permis,
l’ethique-droit permettant de gérer la gestion des divers possibles.
Dans
cette dynamique, apprendre à apprendre recèle une grande importance.
Je
reprends mes
citations. «La folie, c’est l’irruption d’une discontinuité
brutale dans l’histoire individuelle, marquée précisément par le
changement profond des affections et le bouleversement du cours des
passions» [21] .
La remontée se manifeste de la même façon sauf, j’insiste, qu’elle
est inconsciente tant qu’on n’a pas eu accès au moins une fois à sa
perception. Lorsqu’on parvient à percevoir son contenu, on se rend
compte
alors du bouleversement qu’elle introduit par l’irruption
d’un passé qu’on pensait révolu. Cela montre que le passé
n’est jamais achevé, il est imparfait, car rien n’est plus présent
que le passé qui englobe la durée allant de la conception à la fin de
notre
petite enfance. Il est constamment présent et tend à se réinstaurer. Le
moment
de folie est la crise qui manifeste cet inachèvement et le désir
d’enfin
parvenir à l’achèvement. Là s’enracine une des raisons de la
profonde préoccupation vis-à-vis du temps, du souci, comme aurait dit
M.
Heidegger, pour le temps. Au sein du temps vécu gît une démesure: celle
du
passé. L’hubris dont parlèrent tant les grecs est un rejouement.
L’évocation des grecs, me fait souvenir d’Homère: l’Iliade
n’est-elle pas un poème sur la folie, celle
d’Achille
chantée dés le début en parlant de sa colère, mais aussi sa fureur
contre les
Troyens, contre Hector, la folie d’Ajax? On a l’impression que rien
ne se fait sans remontées importantes. Ulysse semble échapper à cela
grâce à sa
ruse qui lui permet de tout contourner et d’éviter les remontées. mais
ce
n’est que partie remise car dans l’Odyssée lorsqu’il
tue les prétendants, il est submergé par une remontée, une folie. Tout
le
comportement des personnages de ces deux poèmes devrait être examiné en
tenant
compte de l’ontose qu’on pourrait assimiler à une folie latente
constamment enrayée. Cela me donne envie, si j’en trouve
l’opportunité, de voir le rapport entre prudence, tempérance et ruse.
Toutes les trois visent à éviter les remontées. J’ai envie de lire un
livre que François B. m’a souvent conseillé: La prudence chez
Aristote.
Je pense que le pendant de cette prudence est la tempérance chez Platon.
La
remontée se
manifeste de façon insidieuse lorsque quelqu’un te charge par exemple.
Ainsi cette personne te fait une remarque fort juste que tu ne peux que
prendre
en compte, mais dans le discours au sein duquel elle est émise, tu
perçois
qu’il y a quelque chose, une excès qui te met mal à l’aise et que
tu essaies de rejeter. C’est ça la charge. A la faveur de
l’énonciation de cette remarque, la personne se sent justifiée pour
manifester une émotion refoulée du passé, liée à un vécu qui induisit
une
souffrance. Là encore c’est quelque chose d’inconscient parce que
celui qui subit la charge refoule, opérant comme il le fit avec ses
parents qui
le chargèrent si souvent.
Enfin
il faut voir
cela avec le déversement. Tu demandes un éclaircissement sur quelque
chose à
quelqu’un. Celui-ci te répond par un discours en excès qui, d’une
autre façon, te charge. La personne s’est sentie reconnue, cela lui
provoque une remontée qui lui permet de se déverser afin de rétablir la
continuité jadis brisée.
Il
est évident que
dans les lapsus, les mots d’esprits, les oublis, l’humour, la
plaisanterie, l’ironie (même si c’est dans la distanciation) se
logent remontées et déversements, la démesure du passé, et se manifeste
l’impossibilité de passer outre. Vouloir transcender c’est espérer
traverser le mur invisible du passé (miroir temporel), aller enfin
au-delà, et
échapper à la malédiction. Or, justement la folie fut pensée en rapport
à une
malédiction. Là encore on peut se référer à Homère.
Je
pourrais donner
une autre définition de la folie: l’impossibilité de se positionner en
l’éternité. Ce qui se manifeste c’est la perte de la présence,
l’évanescence de l’attention (comme l’a noté Esquirol, cité
par G. Swain), 0la difficulté de se rapporter vis-à-vis de l’extérieur,
comme à l’intérieur de lui-même, difficulté à connecter, à communiquer;
s’impose une dissolution à cause des diverses discontinuités en lui qui
fondent tous les phénomènes précédents, une dérive incluant le délire
qui
peut-être aussi bien dans la fureur que dans la difficulté à se
manifester (isomorphie
avec sadisme et masochisme) hors de l’immédiateté.
Au
cours du temps
la perte des divers supports, par suite du procès de rationalisation
(la
passion de la raison pouvant induire une autre forme de folie) a pu
enlever la
peur immédiate, mais non la peur ancestrale, logée dans un lointain
passé.
C’est donc au sein de la rationalisation que l’être ontosé doit se
loger pour se protéger contre les remontées et devenir un être virtuel
à
recouvrements multiples et interchangeables.
A
nouveau je
repense aux grecs pour qui la folie se caractérise par un aveuglement –
et l’on continue à la penser ainsi. Or les aèdes, les poètes sont
souvent
aveugles. Ils sont enfermés dans la folie qu’ils peuvent ainsi mettre
en
évidence. D’où la peur de Platon. Mais les devins aussi sont aveugles.
Pour déceler la folie des autres, il faut être aveugle: affirmation
homéopathique.
Je
terminerai par
une citation double, Gladys Swain citant Esquirol et le commentant.
«“Le
délire comme les songes, note-t-il dans son article Délire du
dictionnaire
des sciences médicales, ne roule que sur des objets qui se
sont présentés à
nos sens dans l’état de santé et pendant la veille. Alors on
pourrait [22] s’en
éloigner ou s’en approcher; dans le sommeil et le délire nous ne
jouissons point de cette faculté, parce que les objets
représentés par
l’imagination sont indépendants de nos sensations actuelles ou se lient
mal à elles”. L’on ne saurait plus concrètement formuler que
le fait central du délire - et du rêve, le rapprochement est digne
d’être
enregistré – tient à l’impuissance du sujet à modifier sa propre
position face aux objets qui occupent la représentation. Dans l’état
ordinaire de veille, notre rapport aux objets offerts à la perception
est
rapport d’accommodation [...] Alors que
s’instaure
dans le délire un rapport d’adhésion aux
“objets
représentés par l’imagination”» [23] .
L’ontose se
caractérise par l’adhésion, l’attachement aux supports et à la peur
de les perdre. Dans la folie le phénomène qui n’est normalement pas
apparent (l’ontose invisible), devient pleinement manifeste. Bouddha a
dénoncé l’attachement qu’il a relié à l’illusion de fixer
l’impermanence. D’une certaine façon la vie sur terre relèverait
selon lui, à ce que je perçois de ses discours, de la folie. (à
Flaviano,
19.02.2001)
*
* *
Je
n’ai pas
trouvé la traduction du mot ricorsività. Je ne l’ai
pas trouvé non
plus dans un gros dictionnaire italien. Je pense au mot récursivité qui
lui
aussi ne semble pas être dans le dictionnaire, français dans ce cas;
pourtant
cela me dit quelque chose. Alors j’ai pensé à E. Morin et à La
Méthode
dont la première partie La nature de la nature parut
en 1977, chez
Seuil. Il parle de récursion. Je te transcris ce
qu’il expose.
«C’est cela un processus récursif: tout processus dont les
états ou
effets finaux produisent les états initiaux ou les causes initiales.
Je
définis donc ici
comme récursif tout processus par lequel une organisation active
produit les
éléments et effets qui sont nécessaires à sa propre régénération ou
existence,
processus circuitaire par lequel le produit ou l’effet ultime devient
élément premier et cause première. Il apparaît donc que la notion de
boucle est
beaucoup plus que rétroactive. C’est cela le processus récursif: tout
processus dont les états ou effets finaux produisent les états initiaux
ou les
causes initiales.
L’idée
de
récursion ne supplante pas l’idée de rétroaction. Elle lui donne plus
encore qu’un fondement organisationnel. Elle apporte une dimension
logique tout à fait fondamentale à l’organisation active. En effet,
l’idée de récursion, en termes de praxis organisationnelle, signifie
logiquement production-de-soi et régénération. C’est
le fondement
logique de la générativité. Autrement dit, récursivité, générativité,
production-de-soi, régénération et (par conséquence) réorganisation
sont autant
d’aspects du même phénomène central» [24] .
Ce
que je sens,
c’est qu’il veut sortir de la linéarité qui est une réduction,
simplification. Il se présente d’ailleurs comme le penseur de la
complexité. Mais ce qui manque c’est l’investigation au sujet de
savoir pourquoi hommes et femmes ont-ils recouru à la linéarité,
pourquoi
sont-ils sortis de la participation. A mon avis cela doit être mis en
relation
d’une part avec la culpabilité, d’autre part avec la volonté de se
libérer, de s’extraire de quelque chose, d’un monde oppresseur,
asphyxiant. Sortir d’une participation qui inhibe le développement de
l’individualité qui, d’ailleurs, au cours de ce processus, devient
individu. La pensée circulaire des grecs, ne serait-ce qu’à travers
l’idée d’un éternel retour, est un moment pour ainsi dire final de
la pensée participative. Personnellement, je préfère envisager une
pensée
rayonnante, participative, sinon j’ai l’impression que, par la
boucle, je me referme sur moi, même si je tiens compte des autres et du
monde.
Il y a en même temps dans la rayonnance une idée de rythme, de
pulsation qui me
fait penser à l’acte d’aimer, à la sexualité non ontosée.
Il
me vient une
autre idée suggérée par l’importance du concept d’organisation qui
pointe dans ce texte. Le concept d’organisation fut la pierre
d’achoppement au sein du mouvement révolutionnaire. Les
révolutionnaires
recherchèrent l’organisation idéale afin de rendre la révolution
possible, en tenant compte bien entendu des données objectives liées au
développement du mode de production capitaliste, à celui de la lutte
des classes.
Il remplace celui d’État, fondamental pour les révolutionnaires
bourgeois
et pour les penseurs conservateurs. Or, je me relie à A. Bordiga qui
rejeta la
thématique de l’organisation. Aussi, cela m’interroge sur la
modalité d’aborder la question. S’il n’y a pas à organiser
que signifient tous ces efforts théoriques d’E. Morin?
Dans
ce que tu
m’as dit, il me semble que tu es passée de la récurrence à la
ricorsività
(récursivité?) et, la première, tu l’as mise en rapport avec le
rejouement, à la compulsion de répétition. Une donnée de la réalité
actuelle
stimule l’empreinte chez un individu ce qui fait réactualiser (en
quelque
sorte régénérer) la souffrance passée, un événement passé. Dés lors
c’est
comme s’il était prisonnier de cette récursivité dont parle E. Morin.
Telle est la dimension ontosique. Mais la récurrence directe
(habituelle) et la
récurrence inverse dont je t’ai parlé est peut-être aussi un
comportement
théorique pour retrouver le tout, pour sortir de la réduction, donc,
dans une
certaine mesure, se libérer-émerger.
Hier
m’est
revenue, aussi, ton interrogation sur le mal, dont tu me fis part par
téléphone, avant de passer ton concours. Pour moi, le mal est
l’invisible
et c’est cet invisible que L. Wittgenstein traque dans sa logique. Et
là
je fus reporté à la dynamique de l’équivalent général. Le mal, comme le
bien, le beau, la vérité, l’amour même, est un équivalent général. Or,
ce
qui est fondamental dans la dynamique de son engendrement s’est le
phénomène d’exclusion et de représentation: une marchandise est exclue
pour représenter toutes les autres. C’est à partir de cette exclusion
qu’il est possible de représenter et de juger (même phénomène en
politique: l’élu est exclu). L’équivalent général représente la
continuité de toutes les marchandises entre elles et fonde, justifie
l’échangéabilité, en même temps il pose leur caractère individuel.
Elles
n’ont plus à parcourir une série plus ou moins longue de transactions
pour être, il suffit qu’individuellement elles se réfèrent à cet
équivalent général pour être fondées. De même pour juger il faut que
quelque
chose, qui fasse partie du domaine de ce qui est justiciable soit
exclu, et que
tout s’y rapporte. Donc les équivalents généraux de justice, de vérité,
de valeur (juger c’est évaluer), permettent la pensée recouvrante, la
pensée domestiquée. Dans le dernier cas cité, cela implique la
recherche
d’une valeur, parmi toutes les valeurs, de telle sorte qu’il y a
répétition (rejouement) du phénomène. Cette valeur équivalent général
est
souvent nommée valeur en soi. Et c’est bien là qu’on retrouve la
logique de L. Wittgenstein et son monde des valeurs dont tu me parlas
dans ta
lettre du 03.12.2000. Or ce qui m’interpelle c’est qu’il
s’agit de valeur de vérité: valeur du vrai, valeur du faux. La valeur
serait l’équivalent général placé au sommet et déterminant tout, parce
que l’exclue intégrale. J’ai noté qu’a bien s’oppose
mal, à vrai faux, mais quel est l’antonyme de valeur? la non-valeur. La
valeur fonde l’antinomie richesse-pauvreté, comme toutes les
antinomies.
Elle peut être considérée comme l’exclue par excellence, qui devient
comme un immense non dit. Dans ce cas, la valeur, l’esprit seraient
comme
des épiphanies de l’absolu, et ceci se révèle avec le capital. Le
devenir
ontosique est d’exclure pour fonder, pour se fonder, parce qu’on a
été exclu de notre naturalité. Pour le moment ce que je perçois c’est
que
L. Wittgenstein a été exclu, et qu’il dit cette exclusion, dont il veut
sortir, à travers toute sa logique. [à Cristina, 11 mars 2001]
*
* *
Je
reviens sur ce
que je t’ai écrit précédemment. Dans l’irrationnel il y a quelque
chose d’invisible qui le constitue justement en tant que tel. Grâce à
l’analyse logique il est possible de traquer l’invisible, ce qui
insidieusement cause la non justesse d’un raisonnement. Elle permet de
dévoiler et, ensuite, d’opérer rationnellement, en cohérence, sans
contradiction. Aussi je suis amené à penser que l’interrogation majeure
est: qu’est-ce que l’irrationnel? Comment surgit-il? Elle est faite
par tous les hommes, toutes les femmes. L’inconscient est souvent
l’autre nom pour désigner ce que vise le mot irrationnel. En profondeur
ce qui se pose c’est le numen et le nomen.
Je
sens une
dimension supplémentaire: l’invisible, l’irrationnel,
l’inconscient, tout cela est en rapport avec la négation. Le
surgissement
de la négation est ce qui a servi le mieux de support pour signifier le
non
accueil, la non acceptation de la naturalité. Ceci est constitutif de Homo
sapiens. En effet la libération des zones
pré-frontales des contraintes
mécaniques liées à la mastication (cf. A. Leroi-Gourhan) a permis le
déploiement de l’imagination. Or celle-ci est ce qui rend possible la
négation. Tous les êtres vivants vivent dans l’affirmation, nous autres
nous évoluons de plus en plus dans la négation et dans l’interrogation
qui en découle. A mon avis l’intériorisation de la technique est
un
puissant moyen pour surmonter la négation et par là donner réponse à
l’interrogation. Négation et interrogation ne sont pas constitutifs
d’un mal, mais nous devons les utiliser naturellement
dans notre
cheminement. Voilà pourquoi j’insiste beaucoup sur la nécessité de se
positionner, de s’affirmer sans nier les autres. Homo sapiens
s’est développé en niant les autres espèces et en s’interrogeant
constamment sur sa réalité au monde, sur la réalité, sur ce qu’il est.
Expression d’une immense incertitude. C’est seulement si nous
retrouvons la certitude que nous pourrons profiter de cet acquis
extraordinaire: l’imagination, la négation, l’interrogation. A cela
il faut ajouter l’abstraction et se rendre compte que de là sont nés la
production du trou à usage technique comme le chas de l’aiguille, le
zéro, la notion de vide, celle de néant. Je veux dire que nous pourrons
les
utiliser sans engendrer des conséquences destructives. [à Cristina, 18
mars
2001]
*
* *
Au
départ la
cueillette: hommes et femmes participent à la nature. Ce qu’ils peuvent
exalter c’est le lieu = topos où ils vivent, le biotope. Ce n’est
pas la terre (donc on ne peut pas parler de terre-mère). Le lieu est la
totalité: ciel, terre et tout ce qui vit entre, sans oublier les eaux,
c’est là où l’on est apparu (né) où l’on a été engendré
(l’idée d’engendrement englobe la sexualité) où l’on pousse.
C’est là où l’on contemple. Paradoxalement je percevrai la
contemplation comme une réflexion mais sans séparation. L’homme, la
femme, n’est pas dans son activité immédiate, par exemple se nourrir,
mais se remettent en participation totale avec le tout de leur lieu de
vie et
s’y placent, s’y lisent dans le devenir qu’ils perçoivent.
Dans la contemplation on ne se perd pas. C’est ultérieurement, lorsque
la
dimension profonde de celle-ci a été perdue, qu’elle devient une fusion
avec la totalité. Dans la contemplation l’espèce vérifiait sa
spécificité
au sein de la totalité. Et ceci évidement dans la dimension de la
Gemeinwesen.
Je veux signifier qu’il n’y a absolument pas d’individu, mais
que l’individualité est potentielle, en devenir.
A
partir de là nous
pouvons voir l’importance des concepts d’autochtonie. Pour me faire
comprendre je passerai par une citation assez longue de C. Lévi-Strauss.
«Que
signifierait
donc le mythe d’Œdipe ainsi interprété “à
l’américaine”? Il exprimerait l’impossibilité où se trouve
une société qui professe de croire à l’autochtonie de l’homme
(ainsi Pausanias, VIII, xxix, 4: le végétal est le modèle de l’homme)
de
passer de cette théorie, à la reconnaissance du fait que chacun de nous
est
réellement né de l’union d’un homme et d’une femme. La
difficulté est insurmontable. Mais le mythe d’Œdipe offre une sorte
d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème
initial – naît-on d’un seul ou bien de deux? – et le problème
dérivé qu’on peut approximativement formuler: le même naît-il du même,
ou
de l’autre? Par ce moyen, une corrélation se dégage: la surévaluation
de
la parenté de sang est, à la sous-évaluation de celle-ci, comme
l’effort
pour échapper à l’autochtonie est à l’impossibilité d’y
réussir» [25] .
Le
mythe d’Œdipe,
comme d’autres mythes grecs signalent le passage du topos, à
l’oikos, à la polis, du naturel à l’artificiel, de la totalité au
séparé. Ce qui importe à l’origine c’est la totalité qui est perçue
ultérieurement comme Un parce qu’elle est référée à la relation
sexuelle,
séparée du reste, où il y a deux. Ici la sexualité est le support pour
dire la
division advenue au sein de la communauté. L’impossibilité
d’échapper à l’autochtonie dérive du fait que d’une certaine
façon la sédentarité tend à l’exalter, mais elle n’est plus le
principe vital, constitutif de la communauté. Ce qui devient essentiel
ce sont
les relations entre hommes et femmes. C. Lévi-Strauss insiste sur la persistance
de l’autochtonie humaine. Je dirai que l’autochtonie se
présente comme la mère: on ne peut pas y échapper. Or c’est ce que dit
le
mythe d’Œdipe et le dit dans l’ambiguïté: il ne peut pas
échapper à Jocaste, mais il ne peut pas non plus échapper à Thèbes. Il
fait
remarquer aussi que Labdacos, le grand-père aurait été boiteux, Laios,
le père,
gauche et Œdipe, pied-enflé (à ce propos je pense qu’il est
peut-être né avec une telle malformation – je ne sais pas à quelle
étiologie cela correspondrait – et ne serait pas due au fait qu’il
aurait eu les pieds cloués), et il met cela en rapport avec des mythes
américains où les héros chthoniens, nés de la terre émergent «comme
encore
incapables de marcher, ou marchant avec gaucherie» [26] .
Mais cela indique non
seulement l’autochtonie expliquée comme comportant au départ une
défectuosité – justification au passage à la phase suivante – mais
est une réflexion sur la station verticale, son importance comme
signalisatrice
du caractère humain. Il y a plus: le fait que Labdacos, Laïos, Œdipe
qui
sont rois, aient tous un défaut implique aussi que ce dernier est un
signe qui
les désigne à quelque chose hors norme: le pouvoir. Souvent les enfants
naissant avec une malformation étaient exposés et s’ils en réchappaient
ils étaient considérés plus ou moins comme sacrés: ils devenaient,
chamans,
ultérieurement rois etc. Le mythe a une polysémie parce qu’il parle de
divers passages; c’est une «réoraison» un «redire», une «reparole» au
sens où l’on dit une «réécriture» (idée de palimpseste). Il y a une
surimposition de paroles.
Il
y a une
dimension politique dans le mythe que Marie Delcourt a fortement
souligné (Œdipe
ou la légende du conquérant). En effet c’est parce qu’il
épouse
Jocaste qu’Œdipe devient roi de Thèbes, de telle sorte que le
meurtre de Laïos, comme celui de la Sphinx sont des probations à son
accession
à la royauté qui est encore détenue par les femmes. Ne pas oublier
qu’Œdipe est roi conjointement au frère de Jocaste, Créon. Or,
justement C. Lévi-Strauss cite cet auteur à propos de la sphinx: «Dans
les
légendes archaïques, ils (les sphinx je pense) naissaient certainement
de la
terre elle-même» [27] .
Je
te préciserai
que c’est en lisant, dernièrement, Psychanalyse païenne de
Tobie
Nathan, Ed. Odile Jacob, 1995, que je fus reconduit à C. Lévi-Strauss.
En effet
dans le chapitre consacré à Œdipe il le
cite et renvoie au
texte que je t’ai cité. Il en tire d’autres conclusions qui ne me
convainquent pas. Lui aussi cite M. Delcourt et l’importance de la
dimension politique. En outre dans une note il affirme: «Rappelons pour
mémoire
que Freud, l’inventeur du complexe d’Œdipe, dans son
adolescence, se destinait à une carrière politique et que son
environnement
intellectuel était surtout préoccupé de problèmes politiques (Schorske,
1977).
En revenant à la question sexuelle, Freud aurait donc accompli le
glissement à
rebours» [28] .
p. 35. Mais voici le passage qui m’a interpellé chez Tobie Nathan (et
dont j’aurais dû partir si j’avais procédé historiquement): «Le
groupe A, que nous retrouvons dans les trois séries classées plus haut,
correspond à la solution proposée par Lévi-Strauss d’après laquelle la
dynamique du mythe d’Œdipe consisterait à opposer la filiation humaine
au rapport d’un grec à sa patrie – étant entendu que, pour les
Grecs anciens, les premiers hommes seraient nés de la terre (“à propos
de
la génération des hommes et des quadrupèdes, si l’on
admettait
qu’ils sont nés un jour de la terre, comme certains
l’affirment”)». En note il indique: «Aristote, Génération des
animaux, III, 762b et aussi Platon, Politique, 269».
p. 34. Il
poursuit à la page suivante: «Dans ce groupe, l’opposition dynamique
pourrait être formulée ainsi: un Grec est-il grec en naissant d’un
couple
grec ou bien [29] en
surgissant de la terre grecque? Est-ce le même qui donne le même en
ligne
directe (le grec produit le grec) ou bien l’association de deux
éléments
dissemblables (pour fabriquer un homme, il faut l’association d’un
homme et d’une femme)?»
En
fait ce qui
s’impose à moi ce n’est pas la question de l’androgynie par
rapport à l’existence de sexes séparés (en biologie la monoécie et la
dioécie: une plante est monoïque quand elle est hermaphrodite, et
dioïque quand
les sexes sont séparés) mais la génération spontanée en rapport à la
sexualité.
La conception initiale peut se traduire par la locution: génération
spontanée,
ce qui explique en même temps que engendrer connote plus que la
sexualité. Mais
le mythe connote plus. Il connote l’opposition homme-femme: à propos de
ce qui est déterminant dans la genèse de l’enfant. J’utilise à
dessein ce mot parce que lui aussi connote plus que la sexualité; donc La
genèse charrie encore une antique conception dont l’homme,
la femme,
n’est plus conscient(e).
Pour
en revenir à
l’importance du topos, du territoire, du terroir, du sol,
j’évoquerai ce qu’on a appelé la mystique du sol chez les
allemands. Était allemand celui qui était né en Allemagne si je me
souviens
bien, et la définition de la nationalité a été modifiée il y a peu
(référence
alors à l’homme et à la femme). Je signale aussi le «mythe» de
Jérusalem
chez les juifs, dans une moindre mesure le fait que ce qui est
déterminant pour
être déclaré juif c’est d’avoir une mère juive. L’exaltation
de la mère provient de la perte du topos. Dans mon étude sur S. Freud
que je
suis en train de rédiger, et dont je parle dans celle publiée, je cite
ceci: «L’essayiste
hongrois Emil Reich a raconté comment une mère juive, incapable de
s’identifier au pays dans lequel elle vit, câline son enfant, lui
prodiguant l’amour qu’elle ne peut donner à la société. Pour cette
mère, son enfant tient lieu de pays»
[30] . Ce passage
m’avait interpellé mais je
n’avais pas perçu tout le contenu de l’interpellation
(d’ailleurs je pense que c’est la même chose qui est advenu à W.M.
Johnston car il tire fort peu de la notation de E. Reich). Maintenant
je sens
le rapport au topos, à ce qui fonde, donne assise, le lieu total à
partir
duquel on peut se positionner. Je citais ce passage pour signaler la
puissance
de la projection chez la mère. Je note ensuite une certaine confusion
entre
pays et société. L’auteur cite en note
«Emil Reich, Plato as an introduction to modern Criticism of
Life, London,
1906, pp. 116, 120-121. La
fixation des mères juives sur la petite enfance est
confirmée par Martha Wolfenstein. Two types of
Jewishe Mothers, in Mead et Wolfenstein
(Eds), Childhood, pp. 424-440» [31] .
Cela
confirme
l’énorme projection des mères juives sur leurs jeunes enfants et
confirme
la peur de la mère chez F. Perls. Et je précise que c’est parce que la
mère opère un surcroît de projection sur l’enfant qu’elle devient
encore plus essentielle.
Donc
essentialité
du topos qu’on trouve dans la nation, la patrie. Cela explique le
succès
qu’a rencontré l’écologie où le concept de biotope est fondamental.
Il est généralisé à la terre en son entier avec l’hypothèse Gaïa de J.
Lovelock. Tout cela prend une importance considérable au sein de la Deep
Ecology. De même qu’il est important que souvent les hommes
aient
essayé de détruire le milieu, le biotope d’autres hommes, comme déjà
nous
l’indique Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse, mais
comme on peut le voir aussi avec la virulence avec laquelle les
mongols,
particulièrement avec Gengis Khan, détruisaient les écosystèmes
artificiels nés
de l’agriculture. Le concept d’écocide né ces dernières années (à
la suite de la guerre du Vietnam) prend un relief décisif.
Lié
à topos, à
autochtonie, il y a l’idée de pousse, de croissance: liber qui donnera
liberté. Certes le concept est postérieur au ressenti. Mais les hommes
et les
femmes n’ont pas oublié, ne serait-ce qu’inconsciemment. De liber
on passe à libre. A l’origine est libre celui qui pousse autochtone.
C’est ce qui définit l’être de la communauté, de telle sorte que
les hommes, les femmes non autochtones ne font pas partie de l’Homme,
ce
sont des étrangers, des ennemis (Hostis). Derrière tout cela on peut se
demander s’il n’y a pas l’idée que à partir du moment où il y
a séparation (l’étranger est celui qui est séparé de son topos) on
déchoit!
Je
n’insiste
pas sur l’importance du concept de liberté et sur ces contenus divers.
J’en
profite
pour signaler l’importance du nomen: les étrangers ce qui ne font pas
partie de l’ethnie qui, à la limite, ne sont pas des hommes, sont
désignés barbares, chez les grecs. Or barbare indique un être qui ne
parvient
pas à parler correctement. Il ne peut donc pas dire l’essentialité des
choses, leur fondement. Il ne témoigne pas d’un même vécu du
traumatisme
qui fonde le nomen en même temps que le numen.
Je
retourne à la
question du topos: importance des lieux sacrés, par exemple les bois.
Il est à
noter qu’à la fin de sa vie Œdipe enfreint encore une fois sans le
savoir un interdit: il pénètre dans un bois sacré (Sophocle, Œdipe
à
Colonne). En outre il est réabsorbé par la terre, signifiant
par là,
peut-être, que c’est l’autochtonie qui l’emporte (le topos
n’est pas limité à Thèbes, c’est la terre grecque).
[...]
En ce qui
concerne la différenciation des sexes, et non la sexualité, elle
devient
ultérieurement importante pour signifier une séparation advenue dans la
communauté. Le dimorphisme sexuel est dés lors mis au premier plan
comme
opérateur de connaissance, opérateur politique même. C’est alors que
s’impose le mythe de l’androgyne pour désigner l’état
d’où l’on provient (importance de l’essence, comme dans le
cas du topos), en même temps que c’est l’exaltation de l’Un
qui est la totalité posée dans sa réduction c’est-à-dire sans la
multiplicité et l’unicité, ou bien on peut le voir en tant que
réabsorbant la multiplicité et l’unicité, ce qui s’impose avec la
formation de l’unité supérieure, l’État communauté abstraïsée,
représenté par un homme ou plus rarement par une femme.
Je
pense que ce qui
pose problème lors de l’issue de l’autochtonie c’est la
différence des sexes et non la sexualité en tant que telle (de même que
ce qui
«intrigue» l’enfant au départ, c’est cette différence et non la
sexualité comme le pensa S. Freud. A ce sujet je rappelle qu’il a
disséqué un grand nombre d’anguilles pour mettre en évidence la
présence d’un
pénis chez le mâle). La sexualité va faire problème à partir du moment
où la
question du pouvoir s’impose. Or, le signe du pouvoir, sa
représentation
essentielle, c’est l’enfant. Qui possède l’enfant possède le
pouvoir.
Certains
disent que
l’homme s’est rendu compte de son rôle dans la conception grâce aux
observations liées à l’élevage et qu’auparavant il n’en était
rien. Personnellement je ne suis pas d’accord. Je pense qu’avec la
pratique de l’élevage l’homme a acquis un pouvoir séparé de celui
de la femme liée à l’agriculture. Il a donc utilisé le fait qu’il a
une fonction fécondatrice: l’apport du spermatozoïde (du liquide
séminal)
pour justifier un droit de propriété, et donc son pouvoir. À ce propos
deux
remarques: 1. l’idée de féconder recèle une dynamique qui ne me
convient
pas. Cela tend à placer le spermatozoïde comme essentiel, l’agent
actif,
l’ovule comme agent passif. 2. Les métaphores liées à la pratique
agraire: liquide séminal, la semence etc.
Enfin
la naissance
de ce que nous nommons agriculture, telle qu’elle est pratiquée
jusqu’au début du XXe siècle, résulte de l’union
de
l’agriculture telle qu’elle était conduite par les femmes, et de
l’élevage (nécessité de la traction animale). Le bouleversement
effectué
au XXe siècle correspond à une autre union:
celle entre
l’agriculture traditionnelle et le machinisme. A noter la similitude
dans
le premier cas l’union aboutit à la prépondérance des hommes,
médiatisée
par l’animal, dans le second cas à la prépondérance du capital
médiatisée
par la machine.
Depuis
prés de deux
ans je réfléchis au problème de l’importance de l’enfant en tant
que significateur de pouvoir. Il me semble, et cela je le trouve déjà
dans le
mythe d’Œdipe, que pour accéder au pouvoir l’homme doit sacrifier un
enfant, un garçon en général. Vois aussi le sacrifice d’Isaac: Abraham
ne
pourra avoir la puissance du fait de l’alliance avec l’éternel que
s’il sacrifie son fils. Les mythes sont difficiles à interpréter parce
qu’il y a le thème de l’enfant portant malheur qui se greffe
là-dessus. Paris, Œdipe, doivent être abandonnés sinon des
catastrophes
arriveront.
Je
saute à un autre
moment historique pour signifier l’importance de l’enfant.
C’est celui de l’enfant sauveur avec Jésus. Avec lui l’enfant
n’apporte plus la catastrophe, mais il faut redevenir enfant pour avoir
le pouvoir réel, celui d’exister, d’être dans le vrai, dans la
connaissance etc. On a là une rupture essentielle. Je pense que le
thème de
l’enfant sauveur, seconde partie de l’affirmation de Jésus, après
celle que je viens de signaler, s’est imposé auparavant. Le thème de la
mère-déesse avec son petit enfant se trouve dans d’autres
représentations. Je pense à Isis et Osiris.
Faisant
un autre
saut historique, je parviens à nos jours où, de façon profonde s’impose
l’essentialité de l’enfant et l’importance de la répression
parentale liée à la dynamique de sortie de la nature. (à Cristina 03
mai 2001)
*
* *
Ce
qui
m’interpelle dans Antigone, c’est tout d’abord
l’importance équivalente des deux personnages Antigone et Créon où ni
l’un, ni l’autre ne triomphe. L’infernal mécanisme broie
l’un et l’autre. Créons rejoue, dans une certaine mesure,
Œdipe, tandis qu’Antigone est happé par le procès commencé avec
Labdacos (le chœur affirme: «Ce sont les fautes paternelles que paie
ici
ton épreuve» [32] .)
A ce propos, le mythe de l’autochtonie se poursuit (commencé avec ce
personnage) avec l’enterrement d’Antigone vivante, enterrement qui
happe Hémon.
Je
sens comme une
tentative de lever une culpabilité vis-à-vis des femmes, en glorifiant
Antigone
(non seulement de la part de Sophocle, mais de celle de tous ceux qui
ont écrit
une Antigone ou qui ont fait des commentaires à son
sujet), bien
qu’elle soit vouée à vivre une impasse. «Je suis de ceux qui aiment,
non
de ceux qui haïssent» [33] ,
lui fait dire Sophocle (mais aussi: «Va, continue à raisonner, et tu
auras ma
haine...» [34] ).
Mais n’y aurait-il pas l’idée de Je suis de celles
qui
aiment, non de ceux qui haïssent, en affirmant par
là la continuité dont
les femmes sont restées plus proches, bien qu’elles aient aussi opéré
dans la dynamique de la séparation. Elles ont vainement cherché des
«techniques» afin de la maintenir, et ce, à chaque étape où cette
dernière
s’imposa; comme si elles proposaient constamment la thérapie impossible.
Je
ne peux pas
aborder Antigone, seule, isolée, mais, comme elle le désire, avec tous
les
siens, avec son topos. Elle refuse une autonomisation qui s’impose avec
la fondation de la polis («Elles ne datent pas celles-là [les lois non
écrites, NdA], ni d’hier, ni d’aujourd’hui, et nul
ne
sait le jour où elles ont paru.»
[35] ); elle refuse
l’abstraction imposée et qui
l’a rend étrangère aux siens, à sa lignée, à son topos. Comment
pourrait-elle se positionner en la vie, si elle se coupe d’eux?
En
lisant les
discours de Créon, j’ai pensé à G. Bush sous l’emprise de la
terreur, et faisant appel à tout le système artificiel mis en place
durant des
millénaires afin de la conjurer. Une fois rassuré par tous ses devins,
ses
conseillers, il laisse clamer sa haine, sa colère, la démesure de la
souffrance
subie transmuée en une immense fanfaronnade: on va triompher du mal.
Comme
Créons, il ne voit pas que le mal est en lui-même. C’est ce que dit
Sophocle en faisant remarquer que celui-ci touche sa lignée. Le mal en
lui
provoque la mort de son fils, de sa femme. «On se bat sans espoir
contre le
destin» [36] ,
déclare-t-il. Or le destin c’est l’invisible, le mécanisme
infernal.
Le
mal révélé par
Antigone est enseveli, enterré: recouvrement, et on le laisse de côté.
C’est une donnée. Créon est éliminé par la douleur qu’il subit.
Que reste-t-il? Le devenir de la polis: les choses suivent leur cours.
Il faut
bien vivre. La fin d’Antigone nous laisse en
suspens; que penser,
que faire, les deux voies celle de Créon, comme celle d’Antigone
conduisant à une impasse? Alors Sophocle ne se rassure-t-il pas, dés le
début,
avant d’exposer le tragique: «Il est bien des merveilles en ce monde,
il
n’en est pas de plus grande que l’homme» [37] .
En quoi est-il une
merveille? En ce qu’il veut échapper au destin? Merveille, paraît-il,
traduit un mot grec signifiant hors norme. Le passage, commençant par
cette
phrase, dit par le chœur, n’a pas réellement de lien avec ce qui
précède. Pour moi elle exprime une immense remontée de Sophocle.
L’homme
a accompli des merveilles, pourtant il n’échappe pas au destin et le
sort
d’Antigone, l’acharnement de Créons à vouloir imposer une dynamique
artificielle où l’oïkos pourrait remplacer le topos, les normes, se
substituer aux relations de parenté, toutes mesures visant à escamoter
la
coupure de la continuité, acharnement conduisant à un désastre, le
montrent à
suffisance.
Au
fond, la
fascination que peut exercer cette tragédie relève surtout de tout le
non-dit
qui pointe puissamment: les rapports homme-femme, la relation à la
mère, au
topos.
L’impasse
d’Antigone est à mon avis de finalement fonder l’essentialité de la
vie à partir de la mort. Les morts décident. La vie n’est pas
réellement
accomplie si le rite d’inhumation n’est pas effectué (importance de
l’autochtonie et du topos). Donc l’essence de l’homme se
réaliserait là. D’où une confusion: l’essence, ce d’où
l’on vient et qui nous fonde (rapport à la mère, au père
secondairement,
au topos), est en fait réalisée au niveau du télos naturel. De là un
support
pour affirmer que la mère donne la vie, donne la mort.
L’essentiel
pour moi c’est qu’Antigone exprime vraiment son refus qu’il y
ait un irréparable: la coupure de continuité. «Comprends-le bien: un
mari mort,
je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant, si j’avais
perdu mon premier époux; mais, mon père et ma mère une fois dans la
tombe, nul
autre frère ne me fût jamais né (là, selon moi s’exprime l’apex de
la souffrance d’Antigone: la mort de Polynice et surtout sa disparition
de la lignée du fait de la non inhumation, est support pour revivre
inconsciemment la coupure de continuité avec sa mère, avec elle-même, NdA).
Le voilà, le principe auquel je t’ai fait passer avant tout autre. Et
c’est ce qui me vaut de paraître à Créons coupable, rebelle, frère
bien-aimé.» Dans la notice faite par P. Mazon, il est dit à propos de
ce
passage: «C’est là ce qui explique, et excuse en partie, ce curieux
raisonnement, emprunté à Hérodote, qui depuis Goethe, a choqué tant de
lecteurs
et que nombre de philologues ont condamné à leur tour comme une
interpolation» [38] .
En revanche à mon avis, c’est le lieu fondamental de la tragédie, tant
au
niveau d’Antigone, qu’au niveau des hommes et des femmes, au moins
en Occident. C’est là le non-dit le plus troublant qui génère
l’inquiétude et le suspens, l’attente avant que ne s’implante
effectivement la déréliction. Pour moi cela m’explique aussi la phrase
déjà citée (elle-même, pas en liaison directe avec ce qui la précède):
«Je suis
de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent». Elle signifie: Je suis
du pôle
de la continuité. [à Cristina 29.11.2001]
*
* *
Pour
Antigone,
Polynice est le papa idéal. Comme son père il a été banni, comme son
père il
doit être sauvé. Or, en ce qui concerne Œdipe, la Gestalt (comme dirait
F.
Perls) va jusqu’à son accomplissement: Oedipe est récupéré par la
terre.
Mais il laisse quelque chose d’inachevé (il a achevé par rapport à son
ascendance, mais non par rapport à sa descendance) de telle sorte que
ses
enfants rejouent, particulièrement Antigone. Elle se tue dans sa tombe:
l’autochtonie n’est pas réalisée. Le cycle au lieu de se fermer,
s’ouvre à nouveau, et le procès non achevé happe l’activité des
générations futures. [à Cristina 02.12.2001]
*
* *
Je
repense à
l’Antigone de Sophocle et
particulièrement à la phrase sur
l’homme être hors norme qui fascine et terrifie (j’ai rencontré la
traduction suivante: «merveilleux-terrifiant»). Il me semble que R.
Otto traite
de cela dans Le sacré. Comme je n’ai pas le livre,
je ne puis
vérifier. Je t’ai dit que tout le passage où cette phrase est incluse
est
une remontée. Mais est-ce l’homme cet être étrange, l’Homme,
l’espèce humaine? En réalité c’est le support de la mère en tant
que numen. C’est le chœur qui proclame cette glorification de
l’homme, qui est en même temps une proclamation pour se rassurer, après
que Créon ait exposé ce qu’on peut dénommer sa doctrine: affirmation
et
justification de son pouvoir, au sein de laquelle se place cette menace
qui est
au cœur de cette tragédie: «Et de même, qui s’imagine qu’on
peut aimer quelqu’un plus que son pays, à mes yeux, ne compte pas» [39] .
p. 83 (Je note qu’il exprime une opposition entre parenté et topos,
antérieure à celle entre parenté et oïkos, et donc antérieure à celle
entre
parenté et polis). Elle précède l’intervention du coryphée qui déclare:
«Mais quel prodige effrayant est-ce là?» Or, ce prodige (qui peut
terrifier et
fasciner) c’est la jeune Antigone à laquelle il s’identifie, et à
qui le coryphée pose la question: «ce n’est pas toi qu’on a
surprise en pleine crise de folie»
[40] ? C’est
la rencontre qui va advenir entre
Créon et Antigone qui provoque la remontée qui ramène toujours dans le
présent
la confusion vécue dans le passé. C’est pourquoi, simultanément,
Antigone
est un support d’identification et un support de la mère; ce qui, au
sein
de la confusion, est logique puisque ce qui tend à se réinstaurer c’est
le binôme: enfant-mère, créature dépendante-numen. L’action de Créon
active l’empreinte qui déclenche la remontée. [à Cristina 06.12.2001]
[1]
Il s’agit de la
lecture de son
livre: Psiche e techne. L’uomo nell’età della tecnica,
Feltrinelli, Milano, 1999.
[2]
Dictionnaire de
la psychanalyse. Article:
«Refoulement».
[3]
A. Schopenhauer,
Le Monde comme
volonté et comme représentation, Ed. Gallimard,
Paris, 1966, p. 1130.
[4] Idem,
p. 1131.
[5] Idem,
pp. 1131-1132.
[6] Idem,
p. 1132.
[7] Idem,
pp. 1132-1133.
[8]
Dans cet exposé
à Flaviano, il manque
une précision: certes S. Freud a eu des antécédents. Toutefois, comme
le montre
le cas de A. Schopenhauer, ceux-ci non pas atteint la
perception-comprèhension
du phénomène du refoulement auquel il est parvenu, même si c’est
insuffisant. [Note de mars 2002]
[9]
«Tout phénomène
en tant que
manifestation se dévoilant et au sujet de la quelle je puis non
seulement
penser mais parler et transmettre à son sujet le bouleversement qu’elle
opère en moi, implique une discontinuisation, abstraïsation, qui pose
un
quantum, un discrétum, un discernable.
[…] Tout est
capital et un
élément, à un moment donné, va se présenter en tant que quantum de
celui-ci. Il
n’est capital que parce qu’il y a communauté capital; il existe
comme un dépôt, un précipité, une cristallisation, floculation etc.
Prenons un
détour. Une certaine
quantité de saccharose est dissoute dans l’eau. En fonction de
certaines
conditions, il va passer d’une situation où il occupe un volume à une
autre où il n’en occupera qu’une partie; il va apparaître
discontinu (je pense finalement que toute vie est pulsion du continu au
discontinu et retour, le danger avec l’errance de Homo sapiens
c’est qu’on était piégé dans le discontinu sans possibilité de
retrouver le continu: c’est vraiment la folie, au sens total, de
l’espèce).
On a toujours la
même substance».
[Lettre à François Bochet 18.09.1986] La relation entre l’apparaître et
le discontinu est fondamentale et se révèle indubitablement dans le
phénomène
de la folie. [Note de mars 2002]
[10]
Il faudrait
également étudier comment, chez les invertébrés particulièrement
les arthropodes, cette aptitude se développe. Chez les insectes, par
exemple,
on constate que l’hexapodie permet une préhension efficace et, ce, même
en mouvement. [Note de mars 2002]
[11]
Platon, La
République, Ed. Gonthier, Paris, 1963, p.
333.
[12]
Idem, p. 124.
[13]
U. Galimberti, La
Terra senza il male. Jung:
dall’inconscio al simbolo, Ed. Feltrinelli, Milano, 1997.
[14]
Gladys Swain, D’une
rupture dans l’abord de la
folie, in «Libre 77-2», Payot, Paris, 1977, p. 200.
[15] Idem,
p.
197.
[16] Idem,
p. 201.
[17] Idem,
p. 224.
[18] Idem,
p. 202.
[19] Idem,
p. 205.
[20] Idem,
p. 206.
[21]
Idem, p. 212.
[22]
En
relisant, je me rends compte que ce pourrait
m’a gêné et me gêne. Je percevrais mieux s’il était remplacé par pouvait,
l’utilisation de l’imparfait dans la première partie de la phrase
et du présent dans la seconde, me confirme dans mon ressenti. Quand
j’ai
fait le remplacement, j’ai compris ce que voulait dire Esquirol et la
pertinence du commentaire de G. Swain. Peut-être qu’il y a eu une
erreur
de trans_c_r_i_p_tion ou, alors, je déraille quelque part et il me faut
percevoir où
et pourquoi.
[23]
G. Swain, o.c.,
p. 219.
[24] Edgar Morin, La nature de la nature, Ed. Seuil, Paris, 1977, p. 186.
[J'ai
trouvé entre temps le sens du mot récursivité dont il est
question plus haut.C'est un mot utilisé en informatique pour désigner
l'insertion d'un programme, qui devent sous-programme, à l'intérieur
d'un autre. En linguistique il désigne un phénomène similaire:
l'insertion d'une proposition à l'intérieur d'une phrase. Ainsi on
passe de: Le chat boit à: Le chat qu'on m'a donné boit. Selon Noam
Chomski la récursivité est un phénomène universel se retrouvant
dans toutes les langues. Cependant Daniel L. Everett met cela en
question parce que dans la langue des Pirahas la récursivité
n'existe pas: Le monde ignoré des indiens Pirahas.
Ed. Flammarion 2010. Je reviendrai sur ce sujet en étudiant
l'influence de la spéciose sur la langue. Note de septembre 2010]
[25]
Claude
Lévi-Strauss, La structure des mythes, in Anthropologie
structurale, Ed. Plon, Paris, 1958, p. 239.
[26]
Idem, p. 238.
[27]
Idem, p. 238, note 1.
[28]
Ed. Odile Jacob,
1995, p. 35.
[29]
Idem, p. 34.
[30]
W.M. Johnston, L’esprit
viennois, Ed.
PUF/Quadrige, Paris, 1985, p. 27.
[31]
Idem, p. 475.
[32]
Sophocle, Tragédies,
Ed. Les belles lettres, Paris,
1964, p. 114. Cf. aussi: «Ils remontent loin, les maux que je vois sous
le toit
des Labdacides, toujours après les morts, s’abattre sur les vivants,
sans
qu’aucune génération jamais libère la suivante: pour les abattre, un
dieu
est là qui ne laisse aucun répit», p. 102. On ne peut mieux indiquer
l’infernal
mécanisme. [Note de mars 2002]
[33] Idem,
p. 97.
[34] Idem,
p. 79.
[35] Idem,
p. 94.
[36] Idem,
p. 125.
[37] Idem,
p. 89.
[38] Idem,
p. 73
[39]
Idem, p. 83
[40]
Idem, p. 91.