Beaubourg :
le cancer du futur
Que
ce
soit un canular, un détournement ou une œuvre sérieuse profondément
liée à un
projet bien établi, le centre culturel de Beaubourg se trouve à un
point de
convergence d’une foule de phénomènes; son existence est
significative de
la transformation de la communauté capital. Il n’est pas question ici
d’envisager tout cela. Je me contenterai d’indiquer quelques
déterminations
fondamentales de l’art mises en parallèle avec celles du capital[1].
L’art se développe au moment
de la séparation des êtres humains de leur communauté. Avant, durant la
préhistoire, il n’y a pas d’art. Ce qu’on isole sous ce vocable, c’est
la
matérialisation d’une faculté cognitive où l’homme représente son monde
(il n’y
a pas d’autonomisation de la représentation) dont il n’est pas séparé.
C’est un
élément de la connaissance non abstraïsée, c’est-à-dire non posée
uniquement
sur le mode de l’abstraction comme cela s’opérera par la
suite; une
connaissance dérivant comme le dit A. Leroi-Gourhan[2]
d’une pensée rayonnante, multidirectionnelle, dialoguant avec ce qui
l’entoure,
car la coupure ne s’est pas encore avérée. Ainsi en termes actuels, cet
art est
simultanément langage, science, magie, rites, etc., en même temps qu’il
fait
partie d’un tout duquel il reçoit et auquel il donne signification.
La coupure advenue, l’art va
être le moyen de recréer l’ancienne communauté, «Totalité
perdue» ; la liaison immédiate n’opérant plus, l’art
est la
médiation qui rétablit la communication. Avec le théâtre grec, l’opéra,
le
cinéma, avec les tentatives de réaliser l’art total (on peut le voir
encore
avec les happenings), s’affirme cette quête de la communauté perdue,
même si ce
n’est plus dans ces termes que cela peut se manifester pour ceux qui
opèrent. Ce
n’est pas seulement l’art, en tant qu’ensemble des conduites
artistiques qui
veut réaffirmer un tout, c’est chaque art particulier qui se lance dans
cette
tentative, comme si chacun essayait de réordonner l’ensemble et de
façonner le
tout à partir de lui, ce qui implique une reconstitution à partir d’un
certain
point de vue, d’une certaine appréhension; car dès que le "phénomène rayonnant" est détruit, à cause de la
coupure il y a
obligatoirement linéarisation par suite de l’autonomisation des
éléments
constituant l’ensemble initial. Ce qui n’est pas mise en échec lors de
l’essai
de reconstitution puisque c’est à partir d’un élément séparé que
s’effectue la
tentative. On ne peut pas se catapulter purement et simplement dans une
autre
communauté. Or ce n’est qu’à partir d’elle qu’on peut retrouver la
pensée
rayonnante.
Cette nostalgie de la
communauté perdue se manifeste surtout lors du surgissement de l’art
dérivant
d’une opposition entre deux moments de vie de l’espèce dans une région
bien
déterminée: opposition matriarcat-patriarcat[3]
dans la tragédie grecque, celle entre féodalisme et société bourgeoise
naissante qui repropose le modèle antique (Renaissance), avec cette
particularité que, dans bien des cas, ce sont les éléments vaincus qui
sont réellement
aptes à produire de l’art: les provençaux, les sudistes
étasuniens par
exemple; comme si l’art s’exaltait d’autant plus qu’il
s’attache à
quelque chose d’irrémédiablement perdu. Pour certains l’art serait
alors une
conduite d’échec, oubliant de noter que ce qui s’affirme en lui ce
n’est pas
l’échec en lui-même mais la création ou la maintenance d’un possible,
ce qui
est un refus du diktat du réalisme, du principe de réalité.
Parallèlement s’effectue la
désacralisation. La perte du sacré conduit l’art à prendre la nature
pour
modèle. Il est également en réaction, le lieu de sa conservation. Grâce
à l’art, les
hérésies ont pu survivre.
Lors de la domination
formelle du capital sur la société l’art peut rester en dehors du
mouvement de
celui-ci et accomplir sa fonction anti-bourgeoise. En réalité, elle fut
plutôt
anti-capitaliste, car la bourgeoisie, historiquement, a besoin de l’art
pour
s’imposer au monde ; ce fut une classe qui l’exalta.
Cette opposition se
maintiendra jusqu’au mouvement DADA qui essaiera de se lier à la
révolution en
acte en Allemagne; ce sera en même temps l’aveu que toute
activité
séparée ne peut pas réorganiser une totalité, ne peut pas être le point
de
départ d’une autre communauté. Toutefois les artistes de cette époque
intuitionnèrent beaucoup mieux que les révolutionnaires[4]
ce qui était en train de se produire parce que leur proclamation de la
mort de
l’art était liée à leur perception de la fin d’un monde:
celui de la
vieille société bourgeoise, à cause du passage de la domination
formelle du
capital à sa domination réelle qui, pour pleinement se réaliser,
réclama
plusieurs années (1914-1945: années repères). Déjà les
peintres de la fin
du XIX° siècle et du début du XX° siècle avaient anticipé le devenir du
capital
en rompant toute référence à la nature et en découvrant que tout est
possible.
«Les futuristes furent
les premiers à refuser en bloc et avec méthode l’hégémonie des
stéréotypes
culturels. Les barrières sociales une fois abolies, les masses
– dont l’idéologie quantitative allait apparaître comme la
nouveauté déterminante du XX° siècle – devaient organiser le monde
d’une façon
différente. Le nouveau dynamisme et son être collectif lui faisaient
transgresser les anciennes catégories sociales et imposaient une
logique – active – des
transformations que Karl
Marx avait déjà prévue. Le monde ne se présentait plus alors comme une
fatalité
mais comme un ensemble de possibilités.
Dans l’euphorie de cette nouvelle liberté, acquise dans plusieurs
domaines de
l’actualité intellectuelle, les classes et les sujets nobles
disparaissent de l’ensemble des relations sociales (c’est
par cette brèche que passera entre autres la pratique
totalitaire) »
Or le tout est possible est
ce qui caractérise fondamentalement le capital qui, par essence, est
révolutionnaire parce qu’il détruit les obstacles à un développement,
élimine
les tabous, les mimésis figées; qu’il remet tout en question
et en
mouvement (les tabous qu’on ne peut lever sont extériorisés et
consommés dans
la représentation; ainsi de l’inceste avec la psychanalyse).
Si donc le
capital sous sa forme moderne – par opposition aux formes
anté-diluviennes –
s’affirma en s’emparant du procès immédiat de production, il le dut à
la confluence
entre mouvement d’autonomisation de la valeur d’échange et mouvement
d’expropriation des hommes, à un autre moment il ne peut réussir le
passage à
sa domination réelle sur la société que parce qu’il y eut confluence
entre son
mode d’être et le désir profond des êtres humains séparés de leur
communauté,
dépouillés des référentiels divin et naturel: tout réaliser,
faire en
sorte que tout soit possible et ce en oubliant même les conséquences
que cela
implique; désir d’autant plus grand, d’autant plus impérieux
que les êtres
humains avaient été désubstantialisés, aliénés. L’homme réduit, séparé
de tout,
veut tout recomposer, à partir de potentialités que lui ouvre le
dévoilement du
champ d’application de la science. Pendant un certain temps le
référentiel peut
encore être l’être humain individuel jusqu’au moment où le capital
anthropomorphisé, réalisant sa domination réelle sur la société, se
pose
lui-même en tant que représentation et donc en tant que référentiel.
C’est lui
qui recompose l’homme éclaté qui devient toujours plus esclave. Ainsi
ce que
dit M. Eliade dans Aspects du mythe (1962)
ne peut concerner que le moment initial.
«Dans l’art moderne, le
nihilisme et le pessimisme des premiers révolutionnaires et
démolisseurs
représentent des attitudes déjà dépassés. De nos jours, aucun grand
artiste ne
croit à la dégénération et à l’imminente disparition de son art. De ce
point de
vue, leur attitude ressemble à celle des "primitifs"; ils ont
contribué à la destruction du Monde – c’est-à-dire la destruction de
leur
Monde, de leur Univers artistique – afin d’en créer un autre. »
(Idées
Gallimard, pp. 93-94)
Il n’y a pas eu simplement
destruction du référentiel nature et création d’un autre monde, il y a
eu,
surtout avec P. Picasso destruction des formes elles-mêmes qui avaient
surgi du
vaste mouvement destructeur antérieur[5].
Ce qui est encore un mouvement similaire à celui du capital qui est
inhibé s’il
y a substantialisation, qui doit fuir toute fixation. La suite de la
remarque
de M. Eliade est également éclairante :
«Il est significatif
que la destruction des langages artistiques a coïncidé avec l’essor de
la
psychanalyse, la psychologie des profondeurs a valorisé l’intérêt pour
les
origines, intérêt qui caractérise si bien l’homme des sociétés
archaïques. Il
serait passionnant d’étudier de près
les
processus de revalorisation du mythe de la fin du monde dans l’art
contemporain. On constatera que les artistes, loin d’êtres les névrosés
dont on
nous parle parfois, sont, au contraire, plus sains psychiquement que
beaucoup
d’hommes modernes[6].
Ils ont
compris qu’un vrai commencement ne peut avoir lieu qu’après une
véritable FIN.
Et, les premiers parmi les modernes, les artistes se sont appliqués à
détruire
réellement leur Monde[7],
afin de recréer l’Univers artistique dans lequel l’homme puisse à la
fois
exister, contempler et rêver »[8]
En réalité, le monde qui
s’est créé depuis les années 20 est un monde où l’homme a de moins en
moins
d’importance, de signification parce qu’il a été éliminé après avoir
subi un
dépouillement dont la psychanalyse est responsable: les
diverses
déterminations de sa psyché ont été extériorisées et transformées en
représentations[9].
L’univers artistique crée est celui du capital figuré. Tel est
Beaubourg,
l’usine idéalisée, l’usine idéale, la manifestation industrielle, le
capital,
qui se pose en tant qu’art. Le sujet devient art lui-même, le réalisant
totalement, ce qui va au-delà de la réconciliation de celui-ci avec la
vie.
En Beaubourg est résorbée la
dimension de l’art en tant que nostalgie du passé puisqu’il est musée[10],
un lieu de thésaurisation, antique modalité du comportement de la
valeur
d’échange devenue capital. Il est aussi le lieu où s’affirme le crédit
puisque
s’y déroulent des expositions de peintres contemporains. Or, comme l’a
justement
remarqué R. Caillois[11],
le crédit envahit l’art:
«Lorsque l’exécution
est remplacée par le crédit, par un blanc-seing, l’art se trouve réduit
à une
dérision ponctuelle et, à l’extrême, disparaît. Il disparaît en
devenant idée
quasi son contraire.»
Ce
qui est évident car, dans la mesure où il n’y a plus de représentations
concrètes et de référentiels en qui tous peuvent se retrouver, il est
clair que
c’est le crédit, qu’on accorde à un individu, soit spontanément soit
sous
l’influence de la publicité (élément devenant essentiel dans l’art)[12],
qui va être déterminant. Or le crédit est le mode d’apprécier, de se
comporter
dans la communauté matérielle du capital instaurée en partie à l’aide
de la
généralisation de ce dernier qui, avec l’inflation, devient la foi du
capital
en lui-même. Le même processus régit toutes les approches humaines. Les
hommes
déconnectés de leurs antiques rapports, référentiels, sentiments ne
peuvent se
recomposer dans leur "unité" et dans leurs
relations sociales (il
n’est pas possible de parler de communauté, dans tous les cas c’est
celle du
capital) qu’au travers de mécanismes extérieurs tel que la publicité,
la
critique, etc.
Le développement de
l’abstraction est lié à la perte de référentiel général (équivalent
général), ce
qui implique qu’il y a non seulement abstraction mais autonomisation de
celle-ci. Dès lors elle devient plus ou moins synonyme de
l’arbitraire: «L’arbitraire est essentiellement ici l’absence de toute
justification» (R. Caillois). En quelque sorte un acte
gratuit (la
théorisation gidienne n’est donc pas un fait isolé, privé de
signification
historique). Paradoxalement ce qui est gratuit ne peut avoir de réalité
reconnue par les autres que si se manifeste le crédit qui redonne
signification
justifiée ou une justification significative. Evidemment ceci peut être
clairement mis en liaison avec le fait qu’à la fin du siècle dernier le
marché
pictural est saturé et qu’il faut donc trouver des débouchés. La
décomposition
du tableau qui peut aller jusqu’à poser la toile brute comme œuvre,
livre de
multiples possibilités; mais ce n’est qu’une donnée du
phénomène puisque
cela devait aussi conduire à l’exigence de la mort de l’art.
Cette mort est bien advenue.
Pourtant on a encore de l’art. Celui-ci n’a plus rien à voir avec ce
qu’autrefois on désignait sous ce terme. Aussi, ceux qui veulent
réactualiser
le projet de Dada ne peuvent qu’opérer un "Homicide des
morts"[13].
L’art du capital est connaissance du capital. Il est une conduite pour
accéder
à la connaissance du monde nouveau créé par lui où le sacré, la nature,
l’homme
n’existent que sous le masque de la mort.
Le dérisoire accompagne fort
bien l’arbitraire comme le souligne R. Caillois. Il ne peut pas se
réaliser
complètement sinon la capitalisation des tableaux produits serait
enrayée ce
qui détruirait la thésaurisation entraînant la ruine d’un grand nombre
de gens
mais aussi l’effondrement des institutions muséographiques. Le
dérisoire
correspond à l’évanescent, à l’éphémère, déterminations qui affectent
la
production capitaliste actuelle. Ici on retrouve bien les mêmes
modalités: le capital lui aussi n’arrive pas réellement à
éliminer la
thésaurisation, l’or, le passé, et, donc, à se recréer pour ainsi dire
ex
nihilo. Au fond pour conjurer le passé il le lui reste que la fuite en
avant: l’inflation.
Avec celle-ci nous
rencontrons le "projet" essentiel du
capital: dominer le
futur, sinon son propre pouvoir peut être remis en cause et sa
domination ne
peut pas être réelle ; ceci est déjà inclus dans le concept de
capital,
mais ce n’est qu’à un moment donné de sa "vie"qu’il peut le
réaliser[14].
Ce faisant, il ne peut plus y
avoir d’anticipation particulière, d’abstraction du sein d’un tout –
une
abstraction sensible – afin de percevoir des éléments distinctifs et
signifiants; d’entrée il y a production du futur;
plus
d’imagination possible; réalité et représentation sont collées[15];
dans la mesure où elle n’est pas encore produite avec sa réalité, la
représentation imposée envahit tout. En effet, le capital a eu besoin
de sa
propre représentation pour pouvoir s’implanter dans l’ensemble
économico-social
et le dominer; puis il doit englober toutes les
représentations et, pour
assurer sa domination,
il doit les
déraciner de leurs présuppositions et les remplacer par les siennes.
S’impose
alors l’usine – art qui doit produire de l’art et des hommes-art, en
adéquation
avec le capital. Car ce qui s’impose c’est de toucher la masse des
êtres
humains – sinon il n’y aurait pas réalisation de l’art[16]
– qui n’ont pas encore intégré le mode d’être du capital, qui sont
encore plus
ou moins liés à certains rythmes, à certaines pratiques, superstitions,
etc.,
ou qui, même s’ils sont pris dans le vertige du rythme de vie du
capital, n’ont
pas obligatoirement sa représentation et vivent donc une contradiction,
un
heurt et sont constamment exposés au "choc du
futu". La
représentation capital doit s’emparer de tous; telle est la
fonction de
Beaubourg: carcinome, néoplasie qui doit dévier le flux
esthétique dans
le sens de la domination du futur. Il va créer des fonctions à cette
fin. Ce
carcinome va tout envahir et sécréter partout des métastases. Tout
individu qui
passera à travers Beaubourg ne pourra plus être le même: sa
représentation sera réorientée, réordonnée ou transformée complètement
–
d’autant plus qu’il sera pris dans une totalité – parce qu’il sera
exposé à
vivre l’anticipation.
Beaubourg est le cancer du
futur. Il organise la destruction de l’art prônée par Dada et, dans la
mesure
où la culture se pose en tant que nature, il enlèvera toute possibilité
de
fuite aux êtres humains. Il le faut d’autant plus que depuis 1968 un
besoin de
nature s’est puissamment affirmé ; il doit être détourné vers
une nature
toute faite, dominée, programmée, qui englue merveilleusement toute
révolte.
Beaubourg n’a pas pour
fonction – du moins dans l’immédiat – d’annihiler toute révolte car, on
l’a
dit, une des sources de l’art dérive du heurt entre deux moments
historiques.
L’intégration-réalisation de l’art par le capital implique qu’il
intègre la
révolte. On aura son absorption. Mieux, la révolte sera posée comme
insignifiante et on proposera à l’individu une rébellion plus globale
qui le
noiera dans les possibles révolutionnaires parce qu’il n’a plus de
repère et
que lui-même est nié. La révolte ne peut plus partir de lui, du
possible qu’il
a dévoilé; l’être ne peut plus structurer sa révolte car
celle-ci est
posée sur le mode de la jouissance: toujours promise, jamais
atteinte car
toujours différée[17]…
Ainsi, même si des peintres,
des musiciens ou des poètes parvenaient à intuitionner des éléments de
la
communauté humaine, ils ne pourraient, dans la mesure où ils
accepteraient
d’opérer dans un centre comme celui de Beaubourg, que fournir des
possibles
pour une revigoration de la représentation du capital qui englobe tout,
même si
c’est pour le pervertir, car il est le grand "détourneur ".
Le futur du capital, c’est le
déracinement complet des hommes de telle sorte qu’ils seront pleinement
libérés
et pourront être mus dans n’importe quelle direction, effectuer
n’importe quel
possible qui leur sera imposé. On aura la vie humaine sans êtres
humains, comme
le cancer – maximum d’aliénation – est la vie excluant la vie propre de
l’être
où il s’est développé. Mais en même temps il est l’ultime réaction
vitale du
corps affligé par une vie démente tant sur le plan nutritionnel
qu’affectif et
intellectuel car il n’y a aucun microbe, virus ou une quelconque
particule
agent pathogène du cancer. Il n’est qu’à cause de l’errance des hommes
et est
la maladie caractéristique de la vie humaine sous la domination du
capital qui,
lui aussi, est un produit de la vaste errance. L’espèce humaine ne peut
pas s’en
guérir en recourant à une quelconque thérapeutique:
réformisme ou révolution,
mais en abandonnant la dynamique folle qui l’a conduite jusqu’ici.
Evidemment, je le sais,
beaucoup diront que je fais du capital une entité, un être mystérieux
en dehors
des êtres humains… alors que je montre simplement – ne serait-ce que
par le
procès d’anthropomorphose – qu’il réalise un projet humain:
la domination
de la nature. Ils diront aussi qu’il n’est pas vrai que le devenir est
tel que
je le décris et ils reprendront, par exemple, ce que dit M. Eliade sur
la
création d’un univers artistique, que les hommes pourront infléchir un
mouvement, qu’ils peuvent diriger dans une autre voie ce qui maintenant
va vers
la destruction, la réification etc. En fait ils ne se rendent pas
compte qu’ils
seront réduits à dire, tôt ou tard : "Je n’avais pas
voulu
cela" comme les intellectuels qui, au début, appuyèrent le
fascisme. Le
malheur est que si la vérité est un dévoilement, elle ne l’est pour
beaucoup
qu’a posteriori. Pourtant, même cet a posteriori présente déjà
plusieurs
facettes qui indiquent qu’il faut abandonner ce monde où se propage le
cancer
du futur, inéluctable promesse de tourments abominables.
Jacques
CAMATTE
Mars 1977
[1]
Il est clair, par exemple, qu’il
serait nécessaire d’étudier l’importance de Beaubourg en ce qui
concerne
l’organisation de l’espace et l’urbanisation, c’est-à-dire la
minéralisation de
la nature organique. Je n’envisage pas non plus des phénomènes
semblables déjà
advenus en d’autres pays, surtout aux USA.
[2]
Cf. Le geste et la parole, éd.
Albin Michel, 1964. Je ne cite aucun
passage particulier parce que le livre entier doit être non seulement
lu mais
étudié.
[3]
J’emploie ici ces termes dans un but
de simplification et afin d’éviter de longues digressions théoriques
sur le
genre de groupement humain existant en Grèce à l’époque d’Eschyle ou
d’Euripide.
[4]
On doit nuancer cette affirmation en
tenant compte du mouvement anarchiste de la fin du XIX° et du début du
XX°
siècle qui dans sa manifestation terroriste et négationnelle posait,
voulait
accélérer cette fin, éviter une décomposition et tirer les masses de
l’amorphisme où la démocratie les avait plongées afin de pouvoir
édifier
quelque chose de nouveau.
[5]
Cf. R. Caillois, Picasso le
liquidateur dans Le Monde du 28/11/1975 et la polémique
qu’engendra cet article.
[6]
Toutefois ne peut-on pas aussi dire
qu’ils sont plus sensibles à la pathologie humaine en ce sens qu’ils
ont
entrevu de façon percutante ce à quoi l’errance conduisait ?
[7]
M. Eliade expose longtemps à l’avance
une découverte que J. Attali nous livre dans Bruits :
la musique anticipe le devenir social. Or, ce qui
vaut pour la musique, vaut pour tous les arts. C’est une banalité. Ce
qui est
intéressant dans cet ouvrage c’est qu’Attali s’y fait le théoricien de
la
récupération des «bruits», et qu’il se pose en
médiateur du
capital. En effet que nous annonce-t-il ?
«Une nouvelle théorie du
pouvoir et une nouvelle politique sont nécessaires: l’une et
l’autre
exigent l’élaboration d’une politique du bruit et, plus subtilement,
une
explosion de la capacité de création d’ordre à partir du bruit de tous
les
individus, hors de la canalisation de la jouissance dans la
norme » (Cité
dans Le Monde du 13/1/1977)
Il
s’agit, pour lui, de se mettre à l’écoute – comme c’est
le cas à l’heure actuelle pour les revendications écologiques – afin de
récupérer les divers «bruits» pour que se
maintiennent théorie,
pouvoir, politique…
Il
est ennuyeux que pour des raisons de comparaison
scientifique on veuille encore nous réduire… à des bruits !
[8]
Il ne faut pas oublier que l’art
occidental put accomplir cette destruction-création en allant piller
des forces
juvéniles chez les peuples dits « primitifs »
amérindiens ou
africains. Ceci est un autre aspect du
«rajeunissement» du capital
que j’ai exposé dans Invariance série
I, n° 6 : La révolution
communiste: thèses de travail.
[9]
Ajoutons que par l’entremise de la
pédagogie et de l’ethnologie cela concerne aussi le monde de l’enfance
et des
moments antérieurs de notre vie en tant qu’espèce. En particulier, en
ce qui
concerne l’enfance, cela a permis la création d’une industrie du jouet
et de
produits «spécifiques» aux enfants qui furent
exclus de leur vie,
de la création. Le moment où l’on découvre l’ «Homo
ludens» (Huzinga)
est celui où l’homme est de plus en plus dépouillé du jeu.
[10]
En abritant à la fois un musée et des
centres expérimentaux Beaubourg réalise un projet de A.
Toffler :
instaurer des communautés du passé pour permettre à ceux qui ne peuvent
pas
suivre le rythme, de pouvoir se récupérer et des communautés du futur
pour ceux
qui ne vivent que dans la projection (cf. Le
choc du futur).
En
lui annexant un centre d’archéologie contemporaine, on a
réalisé le plagiat de l’ «Institut de préhistoire
contemporaine» de Voyer. Enfin, faire des centres
expérimentaux implique
la volonté d’unifier science et art. Plus exactement, on assiste ici au
renforcement d’une tendance déjà nette en ce qui concerne la
philosophie;
la perte d’autonomie. L’art et la philosophie se mettent à la remorque
de la
science pour pouvoir produire quelque chose. Ils deviennent des
commentaires de
la science, des herméneutiques.
[11]
Cf. Picasso
le liquidateur, article auquel je fais encore allusion par
la suite.
[12]
Il faudra revenir ultérieurement sur la
mode et la publicité en tant que modalités de création et de
représentation du
monde capital.
[13]
Titre d’un article de A. Bordiga (Battaglia
comunista n°24, 1965) où il
montra que le capital doit, pour se régénérer, détruire tout le travail
mort,
accumulé, qui inhibe son procès de valorisation-capitalisation.
[14]
Cf. Invariance
série II, n° 6 , C’est ici qu’est la peur, c’est ici
qu’il faut
sauter .
[15]
On va donc au-delà de l’art abstrait qui
fut le moment d’intuition des éléments fondamentaux de la communauté
capital
qui surgissait à peine. Maintenant il est possible de représenter cette
dernière en sa totalité, d’où possibilité de réalisme. Ceci montre à
quel point
le réalisme soviétique est lié à une perspective idéologique et non à
un
mouvement de la société. Les dirigeants soviétiques ne comprennent pas
à quel
point, aussi bien l’art abstrait que l’art récent de l’Occident,
représentent
parfaitement une réalité. Leur peur de ce type d’art est en fait peur
de ce
qu’il y a de subversif dans le capital, du tout est possible qui, dans
une
société où le MPC rencontre d’immenses difficultés à s’implanter,
pourrait être
facilement détourné. C’est pourquoi les soviétiques sont condamnés à ne
connaître du capital que son despotisme sans jamais "jouir" de son
aspect révolutionnaire-libérateur. Ce qui explique les positions
pro-occidentales d’une certain nombre d’éléments de l’ "Intelligentsia" actuelle en URSS.
Ce
que dit Leroi-Gourhan à propos de la revendication du
figuralisme, très nette en URSS, est aussi essentiel. Je le signale et
me
propose d’y revenir ultérieurement car cela concerne tout le phénomène
humain
dans sa spécificité et, en particulier, celui de la folie biologique
qui
affecte l’humanité.
«La
crise du figuralisme est le corollaire de
l’emprise du machinisme […]. Il est assez frappant de voir que dans les
sociétés où la science et le travail sont des valeurs qui excluent le
plan
métaphysique, les plus grands efforts sont faits pour sauver le
figuralisme
[…]. Il semble en effet qu’un équilibre aussi constant que celui qui
coordonne
depuis les origines le rôle de la figuration et celui de la technique
ne puisse
être rompu sans mettre en cause le sens même de l’aventure
humaine».
Une
simple remarque : comme je l’ai suggéré plus haut,
le capital peut très bien réintroduire le figuralisme. Mais encore une
fois, il
ne s’agit plus, depuis déjà un certain laps de temps, d’art à
référentiel
humain, mais de l’art du capital.
Avec
Beaubourg la réalité a phagocyté son apparence. Cette
absorption de l’apparence par la réalité, plus exactement
l’impossibilité de la
dichotomie, peut aller très loin et l’on peut penser que l’œil humain
deviendra
lui-même un objet artistique. Le despotisme sera collé à l’être humain.
[16]
À ce propos, je ne puis qu’évoquer une
question d’une vaste ampleur théorique et historique: celle
de la
dégradation continuelle, de la réification-extranéisation, liée à la
massification-démocratisation qui s’opère depuis des millénaires. On a
souvent
justifié le progrès en disant qu’il consistait dans le fait de donner à
un
nombre toujours plus considérable d’hommes et de femmes ce qui avait
été
réservé auparavant à un cercle restreint d’individus. Or, ce faisant,
on oublie
le phénomène complémentaire de la perte du sacré, de la nature,
d’humanité (au
sens par exemple d’une de vie en société comme au XVIII° siècle) qui
aboutit à
la désubstantialisation des êtres humains, à leur réduction à des êtres
évanescents, insignifiants. C’est l’existence indéniable de ce
phénomène qui
explique la prégnance de la critique aristocratique et aussi, une
certaine
forme d’art, ainsi que les élucubrations nazies.
Ajoutons
aussi que l’espoir que «les masses devaient
organiser le monde d’une façon différente» fut largement déçu
et que ceci
nous ramène à la question de la mission historique du prolétariat et à
l’illusion que cette classe pourrait infléchir dans un sens humain le
développement des forces productives. Ces masses n’ont pas pu
organiser ;
le capital le fait à leur place et les organise par la même occasion.
La
solution ne peut donc plus être cherchée soit chez les élites, soit
chez les
masses !
[17] Le capital doit susciter, inventer la révolte et la représenter, donc l’organiser, réalisant ainsi, de façon parfaite, le spectacle tel que l’Internationale Situationniste l’a exposé. Il y a tendance à la disparition de la séparation acteurs-spectateurs parce que le spectacle doit être mis en œuvre par l’ensemble des êtres humains mis en mouvement par quelques « maîtres illusionnistes » (Leroi-Gourhan, Le geste et la parole), médiateurs du capital.