CE
MONDE QU’IL FAUT QUITTER
Pour
situer la perspective tracée dans Contre la domestication
et délimiter
le monde qu’il faut abandonner, on doit préciser comment se présente ce
qui le
détermine: le devenir du MPC (mode de production capitaliste). Que veut
dire
crise du MPC? Comment se pose le devenir-rupture d’avec le MPC? Telles
sont les
questions auxquelles il faut répondre. Je n’aborderai que quelques
points en
une approche effleurante, insuffisante, certes, mais nécessaire, car
cela peut
permettre de donner une cohérence plus effective à ce qui a déjà été
publié
dans cette revue. En outre, cela doit aider à situer la
«dépassement» de Marx tel qu’il est envisagé par
les divers
camarades écrivant dans Invariance ainsi que par ceux qui n’y écrivent
pas mais
ont un cheminement convergent. D’autant plus qu’à partir du moment où
l’on a
dit que Marx est dépassé, beaucoup ne daignent même pas lui accorder un
œil
distrait. Or, pour moi il ne s’agit pas de la mort de Marx mais de ma
vie où
Marx est toujours essentiel. Il ne s’agit pas de dépasser Marx pour
pouvoir
s’affirmer, mais pour être compatible avec la dynamique de la vie
humaine
tendant à se dégager de l’empire du capital. Je pense à ça en pensant à
la
remarque d’Adorno (Minima Moralia) au sujet des
peintres. Tout peintre
doit au fond tuer son prédécesseur pour pouvoir s’affirmer ;
c'est-à-dire
qu’il faut abandonner la pratique de tuer un père même mythique.
Autonomisation
et échappement du capital.
Ce
qui est publié dans Le Capital et même dans les Grundrisse
montre
que K. Marx bute sur le capital porteur d’intérêt et sur la possibilité
de
placer celui-ci dans la totalité. Comment expliquer le devenir du
capital à la
totalité par la médiation du capital porteur d’intérêt et en même temps
expliquer la reproduction globale sur la base de l’étude fournie dans
le
deuxième livre ?
Il
est important de situer le point où K.Marx vient buter pour mieux
saisir le
moment d’échappement du capital. De même «l’indépendance» en quelque
sorte de
l’étude de la rente foncière par rapport au reste de l’œuvre est aussi
significative de l’impossibilité où Marx fut de concevoir le capital
dans son
devenir total. J’ai soulevé cette question en parlant de "fonciarisation" des lois du capital, affirmant par
là que celui-ci
pouvait mieux être expliqué sur la base de la théorie de la rente
foncière que
sur la base des lois explicitées dans les livres II et III (tout ce qui
concerne prix de production, égalisation de taux de profit, baisse
tendancielle
de celui-ci). Marx, après Ricardo est marginaliste non pas à partir du
sujet
individuel mais du sujet social car la marge dépend non d’une demande
individuelle mais d’une demande sociale, globale. Mais alors chez Marx
la
demande n’est plus quelque chose d’extra-économique, comme il a
tendance
souvent à la considérer mais un élément économique opératoire. Il y a
là
quelque chose qui ressemble au problème de la valeur d’usage et il est
vrai que
les deux questions sont liées. (Cf. Livre I, p. 145 par
exemple :
« Avec le développement de la production capitaliste l’échelle
de la
production est constamment déterminée à un degré moindre par la demande
immédiate et dans une mesure croissante par le volume du capital dont
dispose
le capitalisme individuel… »). En effet Marx s’est posé la
question de
savoir dans quelle mesure la valeur d’usage est une donnée purement
économique,
(cf. Grundrisse).
Les
présuppositions à l’autonomisation de la forme sont:
1.
– Autonomisation des différents produits du capital profit,
intérêt, rente foncière. Il y a dès
lors un mouvement des formes de la plus-value et se pose la question de
savoir
comment lier entre eux ces différents mouvements autonomisés,
s’autonomisant
pour que cela n’aboutisse pas à la désagrégation de la totalité.
2.
– La désubstantialisation, c'est-à-dire que le quantum de travail
contenu dans
chaque marchandise-capital tend de plus en plus à diminuer
(dévalorisation).
D’où la contradiction valorisation-dévalorisation que nous avons
maintes fois
analysée.
3.
– Disparition de l’échange qu’on doit mettre en liaison avec la
généralisation
du travail salarié et le fait que l’ouvrier est payé comme les autres
catégories professionnelles.
4.
– Le fait que le capital est capital circulant, qu’il doit donc dominer la circulation pour
pouvoir toujours être.
On
a déjà, en partie, traité cette question de la façon suivante :
a)
autonomisation du capital sur la base de ses propres présuppositions,
c'est-à-dire crées par lui.
b)
Il surmonte les difficultés indiquées en 1. grâce au développement du
capital
fictif (de même pour la question de valorisation-dévalorisation). Le
capital
fictif étant toujours un peu considéré comme le tissu conjonctif
reliant les
divers capitaux.
c)
Le développement total du capital en tant que structure achevée et,
mieux dit,
communauté matérielle, lui permet d’échapper à cette fictivité parce
que ceci
s’accompagne du phénomène d’anthropomorphose.
J’ai
été amené à introduire le concept d’anthropomorphose à la suite de la
lecture
de Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel de
K.Marx. Dans les
commentaires que je fis (en 1962-63) en vue de l’étude de la démocratie
(ceci
fut envoyé à A.Bordiga en 1964. cf. n°1 post-face de janvier 1974),
j’avais
relevé ceci :
« Il
faut signaler deux éléments dans le majorat héréditaire :
1.
L’élément constituant dans le bien héréditaire, la propriété
foncière.
C’est l’élément durable dans le rapport, la substance.
Le maître, le
possesseur du majorat n’est à vrai dire qu’un accident.
La propriété
foncière s’anthropomorphose (on peut dire de même
que le capital
s’anthropomorphose, cf. ce que dit Marx du capital fixe…) dans les
différentes
générations. La propriété foncière hérite en
quelque sorte toujours le
premier né dans la maison comme un attribut attaché à cette propriété.
Tout
premier né dans la série des propriétaires fonciers est la part
d’héritage,
la propriété de la propriété foncière inaliénable, la substance
prédestinée
de sa volonté et de son activité. Le sujet est la
chose et le prédicat
est l’homme. La volonté devient la propriété de la propriété.
2.
La qualité politique du majoritaire est la qualité
politique de son bien
héréditaire, une qualité politique inhérente à ce
bien héréditaire. La
qualité politique apparaît donc également ici comme une qualité qui
revient
directement à la terre (la nature) purement physique. » (t.
IV Ed. Costes. pp.
217-218).
Dans
la société capitaliste la même chose est valable, seulement rapportée
au
capital. Seule différence : le capital abstrait l’homme. Cela
veut dire
qu’il lui prend tout son contenu, toute sa matérialité : force
de
travail ; toute la substance humaine est capital. D’où le
travail
s’anthropomorphose. Il le fait aussi dans son lien avec la société
civile,
l’ensemble des hommes, puisqu’il a besoin d’individus pour faire
appliquer sa
dictature. Ce sont les bureaucrates, les technocrates, etc. L’homme
c’est
l’homme abstrait défini par la constitution. En plus de cela, il ne
faut pas
oublier que le capital s’est assujetti toute la science, tout le
travail intellectuel
humain, et il domine au nom même de cet amas de connaissances. Il est
la
connaissance, l’homme le manœuvre. À l’encontre de l’homme de la
société
féodale qui était surtout animal, l’homme de la société bourgeoise est
un pur
esprit.
Dans
le n°2. série I. Le VI° chapitre inédit du capital et l’œuvre
économique de
Marx (cf. Capital et Gemeinwesen) ainsi que dans les thèses sur la capitalisme du n°6.
I., j’ai traité
cette question de l’autonomisation du capital ainsi que dans des
travaux
ultérieurs, tandis que le n°3. série II. contient seulement des
affirmations
sur l’échappement du capital: il est bon de faire un pas en arrière
pour
recentrer cette question et l’épuiser dans la mesure du possible.
On a vu que dans le livre I Marx définit le capital comme valeur en procès, (cf. particulièrement t. 4. p. 83 et 87), dans le livre III et dans les Grundrisse il définit le capital comme étant unité du procès de production et du procès de circulation (cf. Werke. T. 26 3. p. 469) qu’il est cette unité en procès ; enfin il affirme que le capital est capital est procès. Il est important de situer chaque moment de ces déterminations essentielles. De plus il faut avoir à l’esprit que pour Marx chaque moment du capital devient capital plus ou moins autonomisé, qu’il peut y avoir une contradiction en capital individuel et capital global. D’autre part, le mouvement du capital est présenté comme étant extériorisation de son rapport interne valeur, support du capital avancé, et la plus-value – cf. aussi dans une certaine mesure le rapport entre travail nécessaire (n) et sur-travail (e) mais aussi capital fixe et capital circulant.
Quelques
remarques afin de mieux délimiter. Grundrisse pp.
516-17 Fondements. II.
p. 128.
« Il est absolument important de concevoir (fassen) les déterminations du capital circulant et fixe en tant que déterminations formelles du capital en général… »
Tout
le passage est aussi explication du moment particulier du procès total
de
valorisation du capital qui contient en lui la phase de dévalorisation.
Donc le
procès total du capital = unité de la production et de la situation
peut
s’analyser comme étant simultanément valorisation et dévalorisation.
Comment le
capital surmonte cette contradiction sinon en l’extériorisant dans un
mouvement
qui pose le capital fictif, qui tend donc à se nier de façon immédiate,
afin de
ne pas s’objectiver, (fuir l’objectivation) car c’est l’aliénation,
donc la
dévalorisation ; toute objectivation est négation c'est-à-dire
dévalorisation.
« Le
capital est capital circulant en tant que sujet prépondérant
(übergreifend) sur
les différentes phases de ce mouvement dans lequel il se pose comme
valeur se
conservant et se multipliant, en tant que sujet de ces métamorphoses au
cours
d’un cycle (Zirkellauf) (spirale, cercle allant en s’élargissant). Tout
d’abord
le capital circulant n’est pas une forme particulière
de capital, mais
il est capital dans une détermination plus évoluée, sujet du mouvement
décrit
qui est son propre procès de valorisation. En ce sens chaque capital
est donc capital
circulant. Dans la circulation simple, la circulation
apparaît elle-même
comme sujet (…) Mais le capital est sujet de la circulation ;
la
circulation est posée comme son propre cycle de vie
(Lebenslauf). »
«Le
capital est donc en chacune de ces phases la négation de lui-même en
tant que
sujet (seiner als Subjekt) de ses différentes métamorphoses» (o.c. p.
514-p.
125).
Chaque
métamorphose KM, KA, KP, lui donne une substance, il s'objective ; il
prend une
forme objectivée et, donc, se dévalorise, donc il se nie.
«Aussi
longtemps qu'il persiste dans le procès de production, il est incapable
de
circuler et donc virtuellement dévalorisé.» (514-570)
D'autre
part, il faut tenir compte de ce qui précède : Marx a expliqué qu'en
faisant
alterner deux capitaux : productif et circulant, le capital surmonte en
partie
la dévalorisation. Ainsi apparaît mieux l'étude de la rotation et du
mode dont
le capital surmonte la fixation.
C'est
alors que le crédit qui permettait la continuité de la production, donc
de
surmonter la phase de surproduction ou sous-production, devient la
forme de
fait de l'échappement du capital, de son autonomisation. Le capital
sous forme
de crédit c'est le capital en procès.
«L'autonomie
du temps de travail est par là niée et le procès d production lui-même
comme
déterminé par l'échange ». (G. 521)
Le
temps de travail étant nié, la loi de la valeur ne peut plus agir comme
auparavant. Cela retentit donc sur le procès de production immédiat.
« Dans
les deux cas on ne considère le temps de circulation que dans la mesure
où il
est la suppression (Aufhebung), la négation du temps de travail
d'autrui, que
ce soit parce qu'il interrompt le capital dans le procès de son
appropriation ;
que ce soit parce qu'il oblige une partie de la valeur créée à
consommer, à
consommer pour parachever les opérations de circulation, c'est à dire
pour se
poser en tant que capital. »
Le
capital s'est donc assujetti la circulation, il devra en faire de même,
simultanément, du mouvement social. Ici, Marx fournit une autre
détermination
de l'anthropomorphose du capital. Il le considère comme un être qui
serait un
énorme travailleur.
« Le
capital en procès – effectuant (zurücklegend) une rotation – doit être
considéré comme capital travaillant et les fruits qu'il est supposé
rapporter
doivent être comptés d'après son temps de travail – le temps total de
sa
rotation -. La mystification qui résulte réside dans la nature du
capital. » (Grundrisse.
p.
534. Fondments. t. II. p. 149).
Nous
avons rappelé une partie peu connue de l’œuvre de Marx au sujet du
rapport
entre autonomisation du capital et circulation. L'autre aspect –
concernant le
procès de production – a été souvent mis en évidence (cf. n°2. I.)
Rappelons
que lorsqu'on passe de la plus-value au profit, le capital entre
réellement en
rapport avec lui-même; le capital est à la fois sujet et objet (cf.
Hegel et Phénoménologie
de l'Esprit).[1].
Il
se dédouble dans la relation à lui-même. En ce qui concerne le capital
porteur
d'intérêt Marx dit qu'on a une forme sans contenu, une forme
aconceptuelle
(begriffslose) et, au moment où il définit ainsi la forme capital
porteur
d'intérêt, il reprend la comparaison avec l'automate qu'il avait faite
dans le
chapitre du livre I du Capital « La
formule générale du
capital. » Marx
écrit :
« La
médiation est encore contenue dans AMA'. Dans AA' nous avons la forme
aconceptuelle du capital, le renversement et la réification du rapport
de
production à la plus haute puissance. » (Livre III).
Il
ajoute que c'est une « expression irrationnelle » qui
indique la démence
(Verrucktheit) complète du capital (o.c. p. 448). Mais il affirme aussi :
« Sous
cette forme le capital existe donc aussi, particulièrement, pour la
représentation. Il est le capital par excellence. » (p. 447.)
En
affirmant que le capital n'est plus que représentation nous n'avons
fait que
porter à bout une recherche de Marx dont nous avons mis en évidence les
éléments essentiels dans tout le Capital. Rappelons enfin ce que nous
avons
simplement signalé dans une note du n°3. p. 29 qu'avec le capital
porteur
d'intérêt tout souvenir du rapport au procès de production disparaît,
alors
qu'il persiste bien qu'obscurci au niveau du capital porteur de profit
(o.c. p.
447 et 473) ; par là même il y aurait une sorte de dissolution du
capital.
« Si
dans la forme (Gestalt) finale où le profit apparaît dans la production
capitaliste en tant que donnée présupposée, les nombreuses
métamorphoses,
médiations qu'il parcourt sont dissoutes et méconnaissables, il en est
de même
de la nature du capital. » Werke. 26.3, p. 477.
Or
pour qu'il y ait capital porteur d'intérêt il faut effectivement que le
profit
soit « une donnée présupposée ».
Ceci
posé, Marx reconnaît donc la réalité de l'automate capital, mais il lui
voit
des limites : sa dépendance du procès de production. Ce passage du
chapitre 24
du livre III: «Aliénabilisation du rapport du capital dans
la forme du
capital porteur d'intérêt », signifie bien sa pensée :
« Dans
le capital porteur d'intérêt se trouve achevée la représentation du
capital
fétiche qui attribue au travail accumulé et, de plus, fixe, en tant
qu'argent,
la puissance de créer, grâce à une qualité innée, tel un pur automate,
de la
plus-value suivant une progression géométrique, de sorte que ce produit
accumulé du travail comme le pense l'Economist a
déjà depuis longtemps
escompté toute la richesse du monde pour tous les temps comme quelque
chose lui
appartenant et lui revenant de droit. Le produit du travail passé, le
travail
passé lui-même, est ici engrossé d'une parcelle de sur-travail vivant
présent
ou futur (cf. une formulation similaire in Werke. t. 26.3 p. 448 où
Marx
compare le capital à un Moloch). Nous savons qu'au contraire la
conservation,
donc aussi la reproduction de la valeur des produits du travail passé,
est en
fait seulement le résultat de leur contact avec le
travail vivant, et
que, par ailleurs, la domination des produits du travail passé sur le
surtravail vivant dure seulement ce que dure le rapport capitaliste, le
rapport
social déterminé dans lequel le travail passé s'oppose, indépendant et
tout-puissant, au travail vivant. » (Le Capital.
t. 7. pp. 62-63)
Le
capital ne peut pas s'émanciper du procès de production où le travail
humain
est déterminant. C'est ce qu'il affirme en disant que la limite du taux
d'intérêt n'est pas quantitative mais qualitative parce que le taux
d'intérêt
dépend du taux de profit. D'où la polémique avec Price à qui il
reproche de
considérer le capital comme un automate alors que lui-même utilise
cette
comparaison ; pour Marx finalement cette forme du capital était
profondément
irrationnelle, elle ne pouvait pas librement se développer.
Curieusement Marx a
ici la même position qu'Aristote. Celui-ci distinguait l'économie ou
l'art
d'acquérir des richesses de la chrématistique ou acquisition de
l'argent ; si
la première est naturelle, la seconde est contre nature (comme Marx le
rappelle
lui-même dans sa note sur Aristote in Le Capital t.
1. p. 156). Aristote
y voit une certaine irrationalité ne serait-ce parce qu'elle n'a pas de
« borne déterminée » et qu'elle apparaît comme
création à partir de
rien. Toute la réflexion sur l'activité économique conçue au sens large
est
traversée par cette division entre une activité naturelle puisqu'elle
doit
permettre de rapporter des produits aux hommes ainsi qu'une bonne
gestion et
une activité démente qui n'a pas de fin en elle-même, qui d'entrée se
pose en
un run away, l'acquisition de la richesse en tant que telle par le
commerce,
par l'usure, par la spéculation, etc.
Les
prophètes, les philosophes ont condamné cette dernière; les
réformateurs
socialistes ont voulu l'éliminer parce qu'elle faussait le libre
développement
de la loi de la valeur. Soit ils ne pouvaient pas concevoir
l'autonomisation de
cette activité, soit ils voulaient la limiter. Marx, lui, pense que le
capital
sous sa forme capital porteur d'intérêt – forme irrationnelle
rappelons-le – ne
peut pas s'autonomiser parce qu'il est en définitive dépendant du
procès de
production. Même si lors de la manifestation de cette forme de capital
tout
souvenir du lien à ce dernier a disparu. Toutefois il y a un autre
aspect
essentiel chez Marx, le distinguant des autres théoriciens, c'est qu'il
montre
que l'injustice, c'est-à-dire l'exploitation, existe aussi lorsque la
loi de la
valeur est respectée; c'est-à-dire que même au sein de l'économique il
y a une
donnée contre nature et que c'est là que se trouve la base réelle de la
chrématistique. L'extorsion de plus-value ne peut pas se justifier d'un
point
de vue humain et c'est le leitmotiv de Marx que de montrer que les
divers
auteurs dont il a été question ne font que s'opposer aux conséquences
du mal
non au mal lui-même (ils veulent dit-il le capital sans l'intérêt...). Le point où il se
rencontre avec eux c'est
dans la croyance que cette forme de capital ne pourrait pas
s'autonomiser,
qu'elle pourrait rester sous la domination des hommes. Or le capital a
réussi à
briser sa dépendance vis-à-vis du procès de production et donc des
hommes non
pas comme pouvaient le penser les adversaires de Marx (tel Price) mais
parce
qu'il est devenu représentation.
Et
ça, comme on vient de l'indiquer plus haut, Marx l'atteint ; il
parvient
jusqu'à signaler ce mode d'être du capital. Dans le n°2, I. nous avons
cité le
passage des Théories sur
la
plus-value où il dit que le capital devient une forme
réifiée qui a
avalé le rapport social et, de ce fait, tout souvenir du procès de
production a
disparu. Le capital est désormais ce qu'il était déjà essentiellement
sous la
forme antédiluvienne de capital usuraire dont l'existence était
précaire
(confiscation de biens, assassinat d'usuriers, etc.). Si le capital
porteur
d'intérêts est la forme achevée du capital on est amené à penser que
cette
forme tend à s'affirmer très tôt, bien avant que ne surgisse le MPC.
Mais en
escamotant l'activité des hommes, il ne pouvait pas réellement se
développer
car ceux-ci restaient en marge ou bien antagonistes. Pour pouvoir
triompher, il
devait d'abord se la soumettre et, de l'intérieur, plier la force des
hommes à
ses exigences. Les données historiques montrent que dès la plus haute
antiquité
(Sumer) et même dans les zones où le MPC a ensuite pénétré avec une grande difficulté (Chine),
il y a apparition
d'éléments qu'on pourrait qualifier de capitalistes, mais il serait
absurde de
parler de capitalisme et de capitalistes. C'est ici que la
périodisation de
Marx en domination formelle et réelle du capital est fondamentale ;
mais on se
rend compte tout de suite que cette périodisation n'est pas
rigoureusement
historique. Les éléments ont pu se manifester très tôt car le phénomène
de
l'autonomisation de la valeur d'échange et donc la genèse du capital,
plus
exactement sa présupposition, peut se produire dès que les communautés
ont été
détruites. Avec la forme argent, il y a le possible du capital, mais
celui-ci
ne peut devenir effectivité qu'à certaines conditions sur lesquelles
nous ne
nous étendons pas à nouveau. Nous voulons souligner un autre aspect de
la
question.
Etant
donnée l'union science-capital opérée au sein du procès de production
puis de
circulation, la forme capital porteur d'intérêt devient socialement
rationnelle
et non plus comme le pensait Marx irrationnelle. Il y voyait une
aliénation du
capital ; comme si celui-ci en accédant à cette forme perdait ses
aspects
progressifs et civilisateurs qu'il souligna maintes fois. [2]
(Certains épigones affirmèrent que le capital financier était la forme
dernière, parasitaire du capital et commencèrent à théoriser une
décadence (à
noter toutefois que ceci pouvait encore apparaître en tant que tel dans
la
mesure où ce capital-financier pouvait encore être pour l'homme ;
c'est-à-dire
qu'on avait à faire avec les petits rentiers...). Mais c'est là
réellement la
racine de l'impuissance théorique à saisir ce capital. Il ne faut pas
essayer
de comprendre celui-ci au travers d'une de ses formes, mais à travers
sa
totalité, sa structure achevée, à travers sa communauté matérielle
réalisée.
Alors il est possible de comprendre comment l'accession à une forme
donnée
modifie la totalité du capital. En ce qui concerne le capital porteur
d'intérêt
son rôle est essentiel car c'est avec lui que le capital parvient,
comme le dit
Marx, à la totalité. Mais il la pose dans une modification essentielle,
moment
où il engendre sa propre représentation (plus de dépendance vis-à-vis
de l'or,
plus généralement vis-à-vis de toutes représentations humaines) ; mais
aussi
plus de dépendance vis-à-vis d'une matérialité, telle celle exprimée
dans la
composition organique du capital. Cette représentation n'est en fait
opératoire
qu'à partir du moment où les hommes intériorisent le capital et font du
capital
leur représentation ; la médiation entre êtres humains et n'importe
quelle
réalité est le capital et ce dans sa dynamique initiale, exprimée dans
la
formule générale du capital : K → K + ΔK. À croire
que le dogme de la
création ex nihilo se soit généralisé et donc profanisé. Il dit en fait
l'extrême interactivité des hommes car toute avance d'activité de l'un
de nous
doit rencontrer élément capitalisant chez les autres. Ce qui reste de
profondément vrai dans l'étude de Marx c'est que dès lors tout souvenir
d'une
activité humaine a disparu. Nous ne sommes qu'activité du capital.
L'irrationnel
d'hier est le rationnel d'aujourd'hui. Tout ce qui fut humain devient
irrationnel. Réclamer une vie centrée sur les hommes et les femmes, sur
la
régénération de la nature, la réconciliation avec elle relève de la
démence. Le
débat au sujet de la pollution et des limites du développement le
montre
amplement.
Autrement
dit: comment le capital porteur d'intérêt influe-t-il sur l'ensemble du
procès
? Si le capital est plus ou moins autonomisé, comment se pose le procès
réel et
le procès à partir de rien ? La spéculation indique justement qu'il y a
un
décalage et signale que le capital n'est pas pour tout le monde une
représentation. Car alors de deux choses l'une : ou il y a spéculation
généralisée ou domination, impliquant programmation des hommes, d'une
représentation. Pour le moment nous sommes à une période intermédiaire
(la
crise monétaire et le problème de l'or le prouvent).
Le
capital pourra-t-il maintenir unis les différents moments qui tendent à
s'autonomiser ? Il semble subir un phénomène semblable à celui subi par
l'homme
: la partition, la division...
C'est
ce moment particulier de la vie du capital qui provoque un
fleurissement
exacerbé du droit puisque les conflits ont lieu sur le plan de la
propriété de
telle ou telle portion du capital, sur la validité de telle
spéculation, sur
les moyens de réaliser telle affaire, etc. Filous et honnêtes gens ont
besoin
du droit fondé par le devenir du capital. Mais celui-ci ne peut-il pas
se
passer de ce reliquat d'un mode d'être humain (il domine en empruntant
des
éléments à une société où les hommes étaient déterminants) ?
Enfin
s'il s'émancipe totalement que peut-il finalement être sinon
l'acceptation-représentation que nous en avons dans notre cerveau ?
C'est là en
quelque sorte la dissolution du capital mais aussi sa plus grande
force. Ce qui
pose la nécessité de reprendre en détail tout ce que le capital peut
être en
réalité, tout ce que les hommes investissent consciemment ou non dans
la
réalité capital. Les idées qu'ils se font ont une grande importance et
cela pas
uniquement parce qu'elles risquent d'être tautologiques par rapport à
la réalité
même. En effet cette dissolution du capital est aussi cette du
« projet » interne à l'espèce – au moins à partir
d'une certaine
période – parvenir à l'autonomie, à la libération et même à la liberté
absolue[3]. Mais s'étant dépouillé de
toute matérialité
et ayant assujetti les hommes à son propre être, le capital pourra-t-il
encore
survivre ? N'est-ce pas un devenir dans l'absurde, mais un devenir
impossible ?
C'est donc une fin du capital mais aussi celle de l'espèce et à travers
elle
celle de la nature. Ceci doit être posé avant, bien avant que le
capital puisse
parvenir à cette autonomisation complète ; autrement dit on ne peut pas
et ne
doit pas aller au bout de ce « projet ».
Libération-émancipation: doublet de l'errance.
Les
différentes études que nous avons faites, à partir de Marx, sur le
capital,
montrent que le devenir de celui-ci est un devenir d'émancipation. Il
doit se
libérer des vieux rapports sociaux et des vieilles représentations.
Trois
éléments sont à envisager simultanément : séparation, autonomisation,
abstraction.
Sous
sa forme antédiluvienne le capital surgit par autonomisation par
rapport à la
circulation et ceci se retrouve dans la forme que prend le capital à
l'époque
du mercantilisme, moment que Marx appelle dans les Grundrisse
: 3°
fonction de l'argent.
« Le
capital surgit de la circulation et donc de l'argent en tant que son
point de
départ... c'est en même temps le premier concept du capital. »
(p. 164)
Mais comme Marx le dit dans le VI° chapitre (p. 55) ce ne pouvait être qu'une domination formelle car il n'y avait pas de domination du procès de production. Pour le vrai surgissement du capital, il faut que s'effectue la séparation du travailleur de ses moyens de production. C'est aussi ce que Marx nomme dans le Livre I du Capital, le premier concept du capital. A partir de là il va y avoir création du procès de production du capital et domination réelle dans la production puis dans la société. Ce devenir a pour étapes les différents moments où le capital doit surmonter des barrières, doit se libérer, s'autonomiser et, chaque fois, il y a séparation jusqu'à celle étudiée par Marx (elle n'est pas la dernière) entre capital et capitalistes. Je ne reprendrai pas tout cela parce que ce fut déjà exposé dans le n. 2. 1. Ce qui me préoccupe c'est de noter quelle est l'importance fondamentale de la libération-émancipation-séparation... Le capital se libère des hommes et de la nature. Ce qui peut se dire autrement : les hommes se séparent, se libèrent de la nature au travers du capital ; grâce à lui ils se libéreraient de toute animalité (cf. Moscovici). Les hommes deviennent abstraits et ils le sont par rapport à toutes leurs déterminations naturo-historiques (voulant dire par là que c'est au cours de l'histoire, c'est-à-dire du temps vécu par les hommes dans leur diversité, qu'ils ont perdu leurs différentes déterminations).
Ici
deux remarques historiques :
Dans quelle mesure ce devenir n'est-il pas Verweltlichung c'est-à-dire profanisation-mondanisation de la religion chrétienne qui pose un devenir libérateur par rapport à la nature, et une rédemption ? La critique de cette religion serait bien aussi critique du capita
On
peut constater que le mouvement de libération bourgeois n'est pas
réellement
remis en cause par le mouvement prolétarien ; il y a continuité entre
les deux.
Pour
Marx, au fond, la bourgeoisie ne serait pas capable de pousser à bout
ce
mouvement (ce qui n'est probablement pas faux) et d'autre part il pense
que le
MPC (et donc la bourgeoisie car il raisonne en terme de classe) ne
pourrait pas
reconstituer une unité, une communauté. Le rôle de cette classe étant
un rôle
destructeur (et ici destruction = révolution) celui du prolétariat est
de
pousser à bout la destruction en se niant lui-même. Dès lors peut se
produire
une autre communauté humaine sur laquelle Marx donne quelques aperçus
dans les
Manuscrits de 1844 sous forme d'aspirations à une communauté autre, à
un autre
être humain. Or, nous l'avons vu le capital se constitue en communauté
matérielle...
Il faut donc tout reprendre à zéro ! C'est-à-dire reconsidérer ce
mouvement de
libération-émancipation.
Tant
que ce dernier point n'avait pas été perçu on pouvait surtout mettre en
évidence le procès de séparation qui est effectivement un moment de la
libération. Il faut être séparé de ce qui nous enchaîne. Contre Les
chaînes
de l'esclavage la bourgeoisie proposa la liberté, le
développement de
l'individu, la démocratie. À cette société libérale, Marx opposa la
nécessité
de l'émancipation, de la libération, c'est-à-dire un mouvement qui
pourrait
porter à terme un phénomène commençant avec la séparation et qui par
lui-même
ne pouvait être défini ni bon, ni mauvais ; seule sa conclusion
pourrait, en
définitive, lui accoler un qualificatif.
On
était sur le terrain de la révolution bourgeoise. Il fallait la
parachever ; il
fallait accomplir ce qu'elle
ne pouvait
pas porter à terme : l'émancipation des prolétaires et donc celle de
l'humanité. Marx posait toutefois qu'une telle émancipation ne pouvait
être
qu'une négation du prolétariat. La bourgeoisie avait libéré les forces
productives, comme elle avait libéré l'Etat, les individus ; mais cette
libération n'était pas réelle car elle ne concernait qu'une classe, la
bourgeoisie, et, d'autre part, elle se mouvait dans la sphère politique
non
dans la totalité.
On
retrouve cette problématique lorsqu'on affirme que la révolution
consiste
uniquement en la libération du communisme prisonnier au sein du MPC. Il
s'agirait de
détruire une forme
oppressive et de libérer un contenu. Il y aurait par là inversion du
phénomène
qui nous signalons plus loin puisque ici les révolutionnaires auraient
tendance
à se comporter comme les gens de droite. Toutefois, il y a une part de
réalité
dans cette théorisation. En effet le capital est une forme qui se
gonfle
toujours plus d'un contenu qui lui est étranger (Récupération). Il
arrive un
moment – comme cela s'est produit au cours de toutes les révolutions –
où il y
a une rupture, et tout s'écroule. Pour que cette rupture s'effectue,
n'importe
quel événement peut être déterminant. Mais ceci ne peut être le départ
d'un
autre mode de vie que si les hommes et les femmes ont acquis une autre
représentation, qui s'ils se mettent en dehors de l'ancienne société :
car,
dans le cas du capital, la lutte peut, après une phase plus ou moins
longue de
bouleversements, être récupérée.
Il
n'y a pas à libérer le communisme puisque celui-ci implique pour la
réalisation
un immense acte de création. Le mouvement communiste en tant
qu'opposition, récupérée
par le capital peut provoquer ce déséquilibre nécessaire, mais il ne
peut pas
enclencher une dynamique de vie nouvelle. En outre cette problématique
tend à
faire croire que le communisme n'est possible que sur la base du MPC.
Or, le
vaste mouvement de fuite du capital n'est réalisable que si les êtres
humains
retrouvent dans leur passé (se souviennent donc) des multiples
potentialités
dont ils ont été dépouillés.
La
libération s'est presque toujours présentée comme celle d'une forme
avec perte
d'un contenu. En effet le sujet s'émancipant devrait disparaître en son
être
immédiat, en maintenant la donnée invariante, mais du fait de la
pesanteur du
contenu, il se produit une séparation contenu-forme et libération de
celle-ci,
c'est-à-dire autonomisation (ce qui pose, en germe, la
dissociation-Spaltung,
donc schizophrénie). Ceci est à la base du phénomène suivant : la
gauche fut
pour la libération [4]
et la
droite pour la défense du contenu, de son maintien.
Ceci
est particulièrement net pour les diverses religions. Elles ne
perdurent que
parce qu'elles conservent quelque chose d'humain, une substance d'une
autre
époque. La religion n'est peut-être possible que parce que l'homme
s'est perdu.
On
comprend là aussi l'ambiguïté des mouvements de libération des nations,
des
peuples ayant à la fois un caractère révolutionnaire et un caractère
réactionnaire, selon l'antique conception. On peut voir cela dans les
mouvements anti-coloniaux et surtout au travers de certaines analyses
de Frantz
Fanon sur l'Algérie. Mais cela vaut aussi pour les réactions des
romantiques et
de Hegel ainsi que pour les partisans du folklore.
Donc
le mécanisme de l'aliénation n'est pas détruit avec la libération
puisqu'il
peut être un point de débouché dans une perte encore plus grande, perte
de tout
enracinement, la perte de tout lien profond avec un passé, avec la
terre, etc.
Car si on n'envisage qu'un mouvement de libération, il pose lui aussi
un
indéfini et il est similaire au mouvement de la jouissance toujours
posée
jamais atteinte ; d'autre part on doit mettre cela également en
parallèle avec
la libération du travail, l'abolition de celui-ci. On a dit que c'était
un mot
d'ordre capitaliste car il visait en définitive à rendre l'homme
superflu ; le
capital vivant avec tous ses corps inorganiques créés au cours des
siècles. Et,
de même, on a dit aussi
qu'il fallait
poser la destruction du travail. Autrement dit, on a affirmé qu'on
devait
aborder la question selon d'autres présuppositions. Le mouvement, la
dynamique
de réalisation de la communauté humaine doit se placer en dehors. Pour
cela il
faut repenser tout le mouvement passé : 1. Rapport entre les
différentes
espèces humaines avant le triomphe de l'Homo sapiens. 2. Rapports entre
les
différentes communautés humaines ; leur dissolution. 3. Qu'est-ce qui
se pose
alors ?
Revenons
à Marx. Les citations qui suivent sont extraites de Pour la
question juive
publiée dans le n° Spécial de novembre 1968.
« La
limite de l'émancipation politique apparaît immédiatement dans le fait
que l'État
peut se libérer d'une barrière sans que l'homme en soit réellement
libéré, que l'État peut être un État libre, sans
que l'homme soit un homme
libre. » (p. 06)
« L'homme
s'émancipe politiquement de la religion, en la
bannissant du droit
public dans le droit privé. Elle n'est plus l'esprit de l'État
bien que,
de façon limitée, sous une forme particulière et dans une sphère
particulière,
l'homme se comporte en tant qu'être de l'espèce, en communauté avec les
autres
hommes ; elle est devenue l'esprit de la société civile,
de la sphère de
l'égoïsme, de la guerre de tous contre tous. Elle n'est plus l'essence
de la différence.
Elle est devenue ce qu'elle était à l'origine,
l'expression de la séparation
de l'homme d'avec sa communauté (Gemeinwesen), d'avec lui-même et
d'avec les
autres hommes. Elle n'est plus que l'aveu abstrait de l'absurdité
particulière,
de l'extravagance privée, de l'arbitraire.
L'émiettement infini de la
religion en Amérique du Nord, par exemple, lui donne déjà extérieurement
la forme d'une affaire strictement individuelle. Elle a été refoulée
parmi la
quantité des intérêts privés et expulsée de la communauté en tant que
communauté (Gemeinwesen). Mais il ne faut pas se faire d'illusion sur
la limite
de l'émancipation politique. La séparation de l'homme en homme
public et
en homme privé, le déplacement
de la religion qui passe de l'État
à la société civile, tout cela n'est pas une étape mais l'achèvement
de
l'émancipation politique qui ne supprime donc pas la religiosité réelle
de l'homme pas plus qu'il ne pousse à le faire. » (p. 09)
Il
est dommage que Marx ne définisse pas la religiosité. Mais il y a plus: il a
en vue, ici, le protestantisme. Or, le catholicisme a persisté et, lui,
il vit
en maintenant une communauté. Il est vrai la religion exprime que la
communauté
a été perdue mais c'est elle aussi qui maintient, qui fait perdurer
cette
donnée communautaire, surtout dans les religions comme le
christianisme,
l'islam, le judaïsme. Dans «Pour la critique à la philosophie
du droit de
Hegel » il dit :
« La
religion est en réalité la conscience et le sentiment propre, qui ou
bien ne
s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. »
(p. 29)
Marx indique
bien que
la religion est un sentiment (plus qu'une conscience) de quelque chose
que je
dirai perdu, mais elle est aussi formation d'une autre communauté. Á
l'heure
actuelle, elle peut être une alternative au capital, limitée certes,
mais
opérante. Il est vrai qu'en accomplissant ses différents aggiornamenti,
l'Église se détruit, elle tend de plus en plus à perdre le souvenir de
ce qui
fut perdu.
« L'émancipation
politique est en même temps la dissolution de la
vieille société sur
laquelle repose l'être de l'État étranger au peuple : le pouvoir
souverain. La
révolution politique est la révolution de la vieille société
bourgeoise. »
(p. 20)
« L'émancipation
humaine sera seulement accomplie lorsque l'homme individuel réel
réenglobera le
citoyen abstrait et qu'en tant qu'homme individuel il sera devenu être
de
l'espèce dans sa vie empirique, dans son travail
individuel, dans ses
rapports individuels : lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses
« forces propres » comme forces sociales
et qu'il ne détachera
plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. »
(p. 20)
On
pourrait citer le passage où Marx dit que l'homme ne s'est pas émancipé
de la
religion mais qu'il y a eu émancipation de la religion etc.
Là est bien le
nœud
de la question puisque l'émancipation politique aboutit à la formation
de
l'individu, d'un côté, et aux institutions, de l'autre : l'émancipation
sociale
débouche en définitive sur la pulvérisation de l'individu (le mouvement
d'émancipation affecte son propre être ; l'émancipation sexuelle est
autonomisation du sexe) et formation de la communauté matérielle du
capital.
L'émancipation politique donne la société bourgeoise, l'émancipation
sociale
donne la communauté matérielle du capital, despotisme de celui-ci avec
démocratie achevée et esclavage généralisé (convergence profonde entre
MPA et
MPC).
Ainsi
dans l'aire occidentale on peut constater les limites du christianisme
: il y a
eu émancipation mais destruction du paganisme et asservissement du
corps ;
instauration de la binarité stupide esprit-corps, âme-matière etc.
destruction
de communautés ; mais aussi limites du marxisme.
Il
y a unification de l'espèce dans sa totalité historique aussi bien que
spatio-actuelle,
et ceci ne peut se faire sans repenser son rôle dans le cosmos. Il
s'est opéré
aussi, il est vrai, une unification avec le christianisme ; de même
elle fut
posée par le marxisme ; mais elle devait se faire et se faisait au
travers de
luttes entre fractions humaines. Il faut donc se débarrasser d'une
espèce de
« projet » sous-tendant les deux ainsi que
l'Aufklärung ; il faut
poser à la fois les déterminations conservées à droite et celles
fondées à
gauche. Mais ceci sans escamoter le phénomène fondamental : les
mouvements de
droite ont voulu conserver mais pour perpétuer une domination. Ils ont
toujours
maintenu une donnée humaine en dépit en dépit de leur inhumanité tandis
que
tous les mouvements qu'on peut classer à gauche sont allés se buter
contre cet
horrible inhumain. Les mouvements de droite maintenaient ce qui pouvait
être
humain uniquement pour quelques élites, ce qui par là dénaturerait leur
« projet » humain. Cet inhumain était cristallisé
dans les ordres,
les Etats, les diverses institutions. Ainsi, rejeter la théorie du
prolétariat
n'implique aucunement nier le rôle révolutionnaire, humain, mais
délimité dans
l'espace et le temps, des prolétaires qui, généreusement, se
soulevèrent contre
la dictature du capital. Ce n'est donc pas une réconciliation que nous
proposons, laquelle reviendrait à la fameuse proposition de Bakounine
de
réconcilier les classes. Nous voulons mettre en évidence la fausse
conscience
aussi bien d'un côté que de l'autre ; l'erreur de visée en quelque
sorte ; il
faut abolir le culte du passé aussi bien que son iconoclastie ; montrer
que
pour abattre un despotisme, on tendait non seulement à en créer un
autre (cf.
le despotisme de l'Égalité) mais surtout on détruisait des
déterminations
humaines.
Citons
un cas précis : la science s'est développée en niant, rejetant la magie
et les
différentes sciences occultes: astrologie, radiesthésie, chiromancie,
etc.
sans parler des sciences qui se préoccupent de parapsychologie, etc. Il
n'est
pas possible que la dynamique allant au communisme, qui de plus en plus
de
développera, puisse s'enclencher réellement, sans que l'on examine ces
dernières sciences et qu'une nouvelle perspective naisse à partir de là
et de
la confrontation avec la science officielle. Celle-ci ne s'est
développée qu'en
éliminant les problèmes que l'on déclarait faux mais que,
paradoxalement, elle
doit affronter maintenant (par ex. étude des phénomènes de télépathie
et de
télékinésie etc. en URSS et aux USA.)
Avec
mai-juin 68 et le mouvement postérieur beaucoup se sont libérés du
militantisme, du culte du prolo, de la théorie, du rapport à la société
; donc
libération des individus (conception de leur primauté), plus de
sacrifice, etc.
mais on a eu des êtres vides qui se gonflent de n'importe quoi, qui
sont
libérés de tout repère mais qui sont incapables de se poser eux-mêmes
et de
puiser dans le vaste mouvement humain et naturel toutes les ressources
de vie
(cf. domination de la mort). D'où les aspects négatifs de la
contre-culture,
surtout en ce qui concerne la drogue. Á ce sujet, il est intéressant de
noter
la liaison opposition entre autonomisation-inhibition et
libération-aliénation.
En
ce qui concerne l'amour, par exemple, on a libération d'une fonction.
En effet
la destruction de la famille, implique que simultanément, il y ait
libération
de l'amour en tant que fonction unissant, réunissant les êtres humains,
soit
pour une procréation, soit pour maintenir une certaine cohésion du
milieu
humain ; en même temps cela donne l'illusion qu'une inhibition
répression a été
levée. Etant donné qu'il y a libération d'une fonction, les jeunes gens
et les
jeunes filles qui ont vécu cette décomposition peuvent très facilement
jouer,
ensuite, leur rôle de citoyennes et de citoyens procréateurs.
En
définitive libération et autonomisation sont liées et sont des moments
de la
réduction de l'être humain, car c'est fondamentalement la perte de
L'illusion
est très grande chez ceux qui, croyant dépasser K.Marx, disent que
l'économie
n'est plus déterminante (si jamais elle le fut, ajoutent-ils) que,
donc, seule compte
la lutte, que l'homme au fond est toujours là, pour ainsi dire présent
dans le
tissu social, économique, dans les actes, dans les faits quotidiens,
etc. de ce
fait il y aurait dans l'immédiat un possible continu d'émancipation, ce
qui
passe par l'autogestion. Or, il n'y a pas à participer du moment que
l'être
humain est Gemeinwesen (sinon ce la voudrait dire participer à
lui-même) ; la
dimension universelle lui permet de couvrir le monde. C'est pourquoi
tous ceux
qui ont escamoté la détermination de
Emancipation,
crise et critique.
Rejeter
la perspective de l'émancipation-libération n'est pas suffisant, il
faut
également remettre en cause les concepts de crise et de critique. La
crise
postule un choix, une décision ; et ceci s'impose parce qu'il y a une
situation
difficile, inhabituelle. Ceci se pose pour le MPC et pour les hommes,
sans
négliger les interférences entre les deux. Alors quels sont les choix
possibles
? On peut déjà indiquer que pour le MPC se pose la question apparente
d'un
choix entre une production matérielle et une production immatérielle
(rapport à
la croissance zéro), mais en fait c'est le problème de l'accession à
une
domination absolue et
les choix ne sont
qu'apparents ; il y a un déterminisme rigoureux qui conduit à une
certaine
réalisation ; déterminisme qui ne peut être remis en cause que si les
hommes
deviennent aptes à briser la domestication. Pour les hommes, le choix
apparaîtrait comme acceptation ou non de la croissance, comme remise en
cause
ou non de la théorie de la nécessité du développement des forces
productives.
Se pose pour l'humanité le choix entre l'acceptation de son pullulement
destructeur de la vie ou la domination-restriction de son inhumaine multiplication
quantitative ce qui
permettrait sa pérennisation ; abandonner une certaine peur de la mort
qui lui
fait chercher la vie dans l'extension de sa vie – multiplication et
progression
de la vie. La reproduction est une certaine peur de la mort et l'homme
vit dans
l'extension et non dans l'intensité du vivre ; cela traduit
l'incertitude au
monde comme si l'espèce n'était pas encore assurée de son existence sur
la
planète. L'intensité du vivre implique une réflexion de la vie sur
elle-même,
alors il y a jouissance par résorption de la vie au sein du sujet
vivant et non
délégué à une autre génération.
Lié
à la crise, il y a le concept de critique ; celle-ci permet de trouver
le choix
le plus favorable ; et il y a d'ailleurs un lien étroit entre les deux.
La
situation (période) critique est une situation où il y a crise. La
critique
littéraire ou artistique entre dans ce cas. En revanche critique au
sens
philosophique permet de fonder et d'autonomiser un domaine, quelque
chose, une
forme, ce qui fonde le début d'un procès, par exemple chez Kant mais
aussi chez
Marx en ce qui concerne l'économie politique. (A quelles conditions
peut-il y
avoir un réel développement des forces productives). La critique est
ici
propédeutique à la science.
Mais
du moment qu'il s'agit de faire prévaloir un jugement, il y a
sous-tendant tout
cela le concept de valeur et d'une échelle de valeurs. D'autre part, il
faut
faire triompher un choix contre d'autres choix possibles et cela se
manifeste
généralement contre d'autres hommes, d'où la critique engendre la
polémique.
D'autant plus s'il s'agit d'asseoir d'autres sur la critique d'une
oeuvre, son
oeuvre propre. Un exemple intéressant c'est l’œuvre de Baudrillard : il
opère à
la fois comme Kant et Marx en essayant de délimiter un nouveau domaine
et se
comporte comme tous les polémistes ; il doit détruire le père, d'où sa
« Contribution
à la critique de l'économie politique du signe » qui ne peut
être en aucun
cas un dépassement de Marx (même pas un début) parce que cela ne remet
nullement en cause toutes les présuppositions de Marx.
Quand
naît la critique ? Brièvement, en laissant de côté la littérature
antique où il
y a plutôt des recettes, des préceptes pour bien écrire, pour bien
parler, on
peut constater qu'elle naît avec le surgissement de la bourgeoisie à
l'aube de
l'installation de MPC. On peut définir la critique, dans tous les cas,
comme
une voie d'accès à une science, à une recherche de méthode du bien
faire, oui,
mais surtout une science qui s'édifie sur ce qui est produit, en même
temps que
délimitation de cette science. La critique prend de l'ampleur après la
fin du 18°
siècle, c'est-à-dire après Kant qui est le philosophe qui a peut-être
le plus
(dans tous les cas le premier) posé les conditions de la science, ses
limites,
etc. La voie à la science est bien la critique. A l'heure actuelle ce
n'est pas
aberrant de voir critiques et épistémologistes voisiner ; l'école
althussérienne tente de fonder une science de la critique, de la
détacher comme
ils disent toujours de l'idéologie.
Ainsi
donc la critique apparaît au début comme une discipline qui est là pour
dicter
le bon goût et faire maintenir les règles du bon usage, les
conventions...
(rapport critique à État, ici !)
Á partir de là on a voulu savoir pourquoi un auteur produisait ceci
plutôt que
cela, on a voulu étudier son conditionnement...
Avant
la critique fait partie d'un tout; à un certain moment ce fut la
philosophie,
ce tout ; elle était incluse dans s'esthétique, cf. Hegel. Puis elle
fut
séparée ; maintenant elle doit subir une autonomisation en devenant une
science. Là se situe l’œuvre des marxistes et des structuralistes
(parfois il
n'y a pas beaucoup de différences entre les deux) : accomplir cette
réduction.
La
critique a un lien indéniable avec la concurrence et donc avec la
publicité. Il
est évident qu'avec l'inflation des oeuvres surgit la nécessité de
choisir, pas
par soi-même, mais par l'intermédiaire d'un tiers qui est médiateur
entre moi
et les oeuvres, et va me conduire vers les bonnes oeuvres. Á ce sujet,
il est
intéressant de se préoccuper du rôle de la censure ; non une censure
directe, c'est-à-dire
les ciseaux : on coupe dans le corps de l'objet ; mais celle qui, en
définitive, coupe dans le corps de mon être en coupant mes liens
potentiels
avec certaines oeuvres parce qu'elles sont critiquées, c'est-à-dire
soumises au
doute, remises en question ; et le discrédit est une pente plus facile
à
descendre que le crédit à monter.
La
publicité est l'extériorisation positivée de la critique. Elle ne donne
que des
jugements favorables positifs,
valorisants tout en réalisant implicitement une
dévalorisation des
éléments concurrents. L'être humain là encore est dépossédé, dépouillé.
La
publicité joue beaucoup au niveau de tous les rackets.
Tous
les éléments qui précèdent permettent de fonder le rejet des concepts
de crise
et de critique...
Pour
en revenir à la crise en cours, vue comme une crise de la société,
crise du
MPC, certains disent du capital, nous pouvons donc accepter un
diagnostic:
nous vivons une période grosse d'un bouleversement, lequel se fait déjà
sentir
ailleurs... Nous pouvons ajouter que nous vivons une période semblable
à celle
des années 20, période où beaucoup crurent que la révolution était en
cours,
qu'elle était possible, voire inévitable, alors qu'en fait ils
permirent, par
leurs actions, la réalisation de la communauté matérielle du capital,
qu'ils
opérèrent dans le devenir à la domination réelle de ce dernier. Á
l'heure
actuelle, il s'agit d'une période où se joue la possibilité d'accession
du
capital à une domination plus totale : le MPC tend réellement à
surmonter les
obstacles légués par les vieilles institutions et les vieilles
représentations.
Ainsi par l'intermédiaire des sociétés multinationales et de l'ONU, se
manifeste une tendance à l'unification fondant positivement la
communauté
capital ce qui ne se réalisera probablement qu'au travers de conflits
où la
gauche et l'ultra-gauche penseront oeuvrer pour une révolution et ne
feront que
le jeu du capital ; par ex. luttes contre les Etats, revendication de
la
gratuité...
Au
cours de ce vaste projet déjà en cours, de nombreuses ratées sont
inévitables
créant les possibles de multiples interventions mais ceci ne peut se
réaliser,
avoir une quelconque chance de succès, donc se manifester réellement en
tant
que tel que si les vieilles représentations qui engluent les hommes
sont
éliminées. Ce n'est qu'à partir de là que peut s'épanouir une
communication
entre les êtres car ils ne seront plus figés en des rôles stéréotypés,
modes
d'être fixés. Car, s'il est évident que sans secousse profonde
affectant la
fameuse « base matérielle » rien n'est possible, il
est aussi clair
que sans rejet total de ces représentations, les êtres humains ne
pourront pas
commencer une autre dynamique. D'autre part la révolution n'est
possible que si
la grande majorité des individus commencent à s'autonomiser par rapport
à leurs
conditions matérielles (ce que l'on appelait accession à la
conscience). De ce
point de vue l'école hollandaise (surtout Pannekoeck) a eu le mérite
d'insister
sur cette nécessaire transformation au cours de la révolution.
Avant
que ne se produise un choc puissant, il faut qu'une union des
révolutionnaires
soit en cours de réalisation, qu'il y ait manifestation d'une nouvelle
solidarité ainsi qu'une nouvelle sensibilité, mais surtout une
représentation
différente est indispensable sinon le choc mettra seulement en branle
une
violence aveugle incapable de déboucher dans l'affirmation d'un autre
mode de
vie.
Si
donc on accepte le mot de crise pour indiquer la situation actuelle, il
est
important de souligner que ce qui est important ce n'est pas celle-ci,
mais le
fait de savoir si les hommes l'abordent toujours selon les même
schémas. Cela
ne signifie pas qu'il faille succomber à la théorie selon laquelle il
faut
avant tout changer les mentalités. On voit trop bien que celles-ci ne
sont pas
modifiées par des interventions individuelles ou collectives
(partielles, non
totales), par n'importe quel spécialiste de l'agitation. Mais il est
clair
qu'un développement donné d'une société déterminée ne produit pas
automatiquement un esprit révolutionnaire. Il faut donc aborder la
crise
actuelle dans sa particularité et dans les modes qu'elle a d'être
saisie. Le
plus grand élément de crise sera (et est déjà faiblement) un
comportement
humain tout à fait différent, non
domestiqué, c'est-à-dire non asphyxié par la rationalité tout court.
Or, notre
monde est dominé, conquis par le matérialisme historique ; le progrès
est conçu
comme étant celui des forces productives ; même ceux qui ne professent
pas
cette théorie en sont imprégnés, cela leur est comme un minimum de
repère avec
la réalité ; pour eux toutefois elle serait valable dans le domaine
matériel
mais ne pourrait pas rendre compte de la totalité. Il faut donc rompre
avec
cette rationalité et avec le monde qu'elle arraisonne.
Crise
et acteurs du drame.
Je
n'aborderai pas aujourd'hui, de façon phénoménologique, les données de
ce qu'on
nomme, faute de mieux, crise. Désormais le moment de rupture, de
déséquilibre
au sein du MPC, que Bordiga prévoyait pour 1975, est patent pour tous.
Ainsi G.
Baraclough écrit dans le New York Tribune (cité
dans Le nouvel
observateur n. 503) « Nous vivons la fin d'une
époque qui aura duré
cinquante ans, l'époque du néo-capitalisme. Nous entrons dans une
période de
réajustements radicaux qui apportera inévitablement le malheur et la
souffrance
(...). Il n'y a pas de solution dans le cadre du système ».
On
peut s'attendre, effectivement, dans un délai assez bref, à des heurts
violents
au sein des différentes nations ainsi qu'entre elles. Une revue des
acteurs en
présence au sein de ce drame qui commence, s'impose (en dehors du
capital
lui-même dont j'essaierai de situer, en un prochain article, ce qui
peut être
son moment d'affaiblissement profond, son impasse.)
Nous
pouvons indiquer, tout d'abord, les tenants du MPC, les économistes et
les
politiciens. Il y a dans ce cas, surtout en ce qui concerne les
premiers nommés
une incapacité à comprendre la crise concomitante à l'illusion d'être
encore
déterminant. On peut se poser la question de savoir si, le jour où ils
se
rendront compte qu'ils n'ont, en définitive, aucune importance, que
c'est la
rationalité du capital qui commande tout, ils ne se rebelleront pas eux
aussi.
Ceci est surtout vrai pour les ingénieurs et les cadres. Il y a ensuite
les
réformistes du capital comme Mansholt et les membres du club de Rome,
Attali
et, dans une dimension tout de même fort diverse, Illich (Domenach dans
la
mesure où il reprend la problématique de ce dernier). De même, étant
donné
qu'il ne remet pas en cause les présuppositions capitalistes, Mac Luhan.
Signalons
ensuite les églises. Leur rôle est particulier. D'un côté elles sont
obligées
de s'opposer au capital dans la mesure où celui-ci détruit tout ce qui
est
humain; en ce sens-là elles ont une dimension humaine car elles
tendent à
maintenir quelque chose de perdu, même si celui-ci ne peut persister
qu'à
l'état de souvenir. D'un autre côté elles défendent des représentations
en
opposition totale au devenir nécessaire de l'espèce par ex. le fameux :
vivez
et multipliez-vous ! (Voir critique du MIT.)
De
même leurs contradictions ambiguës sur le problème de la vie. Ainsi de
la
question de l'avortement. Il s'agit pourtant de tendre à diminuer la
population
humaine.
Les
courants issus du marxisme ne mettant pas en cause la dynamique de
l'accroissement des forces productives : PC, PS, gauchistes divers.
Le
mouvement écologique et ses limites souvent lamentables dans le monde
comme en
France (cf. la fin honteuse de Dumont durant le carnaval électoral).
Les
positions de La gueule ouverte sont souvent
sympathiques (le plus
souvent d'ordre informationnel) mais sont limitées étant donné qu'elles
ne
remettent pas en question réellement les présuppositions du capital. Il
en est
de même du mouvement communautaire. En rapport avec cela il est
important
d'analyser les positions des mouvements défendant le végétarisme (Vie
claire
par exemple), ou bien le mouvement de l'agriculture biologique.
On
n'a pas d'illusion à se faire sur eux car ils sont parcellaires et le
plus
souvent englués dans le mécanisme mercantile, mais ils expriment encore
une
certaine résistance à la dynamique du capital. Dans la mesure où ils
peuvent
permettre à un certain nombre d'êtres humains de vivre plus
naturellement
(peut-être un point de départ de remise en cause de la domestication),
ils
peuvent déclencher un processus qui les dépasse largement, surtout
lorsqu'il y
a remise en cause de la science officielle comme chez les membres de la
ligue
contre les vaccinations, par exemple. On a des éléments similaires avec
les
communautés écologiques partisanes d'une technologie douce et, ici, il
est bon
de signaler l'importance du mouvement hippie et du mouvement Yuppie (ce
qui
pose l'importance des divers mouvements de contestation des jeunes).
Enfin les
régionalistes tendant à remettre en évidence certains éléments
importants telle
que défense de la nature, agriculture biologique (sans parler d'une
remise en
cause de l'État central, despotique) et, en cherchant à définir une
dimension
humaine perçue dans les différences, les variétés nécessaires au sein
de
l'espèce, ils forment un point de départ possible pour une remise en
cause plus
globale. Mais il ne faut pas oublier leur dualité, leur passéisme, en
particulier.
En
dehors de ces courants, se situant à l'écart de la société en place, il
y a les
marginaux au sein desquels on a des différences considérables, depuis
le
marginal parasite jusqu'au marginal plus ou moins ascète, espèce
d'anachorète
du XX° siècle. A ce sujet la parenté entre monarchisme et marginalité
doit être
soulignée. Le mouvement monacal institutionnalisé a été un moyen de
récupérer
la marginalité. Nous avons une certaine ressemblance avec l'empire
romain
finissant. En outre avec un certain ascétisme on a aussi la recherche
d'une
nouvelle nourriture, renouvellement de la pratique du jeûne ; parfois
le
mouvement se contente d'un retour aux sources, parfois il explore des
voies
nouvelles. Là on atteint la racine même du phénomène non de négation du
capital
ce qui est insuffisant mais plus exactement de celui d'échappement de
son
emprise. En effet, les mouvements de discontinuité essentiels de
l'humanité
sont ceux où elle a acquis une nouvelle sexualité (nouveaux rapports
sexuels)
et une nouvelle nourriture avec une certaine conception de cette
nourriture
comme rapport entre les hommes et les femmes. Ceci doit être mis en
liaison
avec le fait que nourriture et sexualité sont profondément liées et
déterminent
le comportement humain, le comportement des êtres humains dans la
nature [5].
Il y a de plus un troisième élément dont il faut tenir compte : la
mort. La
dynamique conduisant au communisme ne peut être réellement enclenchée
sans que
les êtres y participant n'acquièrent une nouvelle
représentation-conception de
la mort. Là encore parallèle avec fin du monde antique : opposition
représentations païenne et chrétienne de la mort.
Ainsi
nous retrouvons sous une autre modalité la dimension biologique de la
révolution. Reproduction, nutrition, mort sont les éléments essentiels
(de base
en quelque sorte) de la vie. Il est question non seulement de la vie de
l'espèce humaine mais des autres espèces : limitation de la
reproduction
humaine et prédation des autres espèces. A noter que le capital peut
réaliser
de façon monstrueuse le vieux rêve de certains hommes dits non
violents,
prenant en considération le caractère quasi sacré de toute forme de
vie, en
remplaçant la nourriture organique par une nourriture chimique, de
synthèse. A
partir du moment où l'on nourrirait les êtres humains avec des pilules,
ne se poserait
plus la question de tuer des animaux ; mais une telle nourriture n'est
probablement possible et nécessaire (c'est-à-dire que le possible, ici,
est
introduit par une nécessité) qu'à la suite d'une destruction des êtres
vivants
végétaux et animaux.
Ce
qui précède n'est pas une critique mais une simple constatation de ce
qui est.
Ce n'est pas au sein des diverses modalités d'être, pour ou contre le
capital,
qu'on pourra trouver la juste solution apte à nous permettre
d'infléchir la
crise du MPC en crise révolutionnaire. D'autant plus que la crise n'est
pas un
moment exceptionnel au cours duquel enfin se dévoilerait une
possibilité
révolutionnaire car elle peut être fondamentalement le moment où
s'effectue un
assujettissement plus grand des hommes et des femmes au MPC.
Il
faut abandonner ce monde où domine le capital devenu spectacle des
êtres et des
choses. Spectacle au sens où l'entendait Pic de
En
acceptant les représentations du capital les hommes voient un spectacle
qui est
leur redondance mutilée parce qu'en général ils n'en perçoivent
seulement
qu'une partie ; depuis longtemps, ils on perdu le sens de la totalité.
Pour
échapper à l'emprise du capital il faut rejeter ses présuppositions qui
plongent dans un lointain passé (moment de la dissolution des
communautés
primitives) et, simultanément, on peut dépasser l’œuvre de Marx qui est
l'expression achevée du devenir à la totalité, à la structure accomplie
de la
valeur qui, sous sa mutation de capital, s'est érigée en communauté
matérielle.
Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC ne disparaîtra pas
à la
suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel,
mais par
un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais
depuis
des millénaires. Le MPC ne connaîtra pas de décadence, mais un
écroulement.
Jacques CAMATTE
Août 1974
[1]
Dans
Histoire et Conscience de classe Lukacs dit que le
prolétariat doit
devenir sujet et objet de l'histoire en acquérant sa conscience de
classe. Il a
donc revendiqué pour le prolétariat ce que le capital a réalisé,
mettant par là
en évidence que ce dernier peut très bien se développer soit à partir
de son
pôle valeur soit à partir de son pôle travail (prolétarien). Quelques
années
plus tard, Castoriadis alors Cardan, puis Potere operaio
reprendront
sous une autre forme la même théorisation et contribueront de ce fait à
structurer le discours du capital.
[2]
Dans
toute son œuvre Marx exalte le capital productif, c'est-à-dire le
cycle P-P'.
Car c'est à lui qu'est lié le développement du machinisme, de la
science. En
revanche il « condamne » le capital porteur
d'intérêt, qu'on ne peut
justifier, en aucune façon, sur le plan du développement des forces
productives. Pour lui il semblerait que le capital cesse d'être
progressif-progressiste à partir du moment où le capital porteur
d'intérêt tend
à dominer dans le procès total du capital.
Les
nazis et, après eux beaucoup de personnes, ont eu une position
similaire:
défense du capital productif et lutte contre le capital dit financier,
l'usure,
etc. d'autant plus que celui-ci était international. De là également
leur
exaltation du prolétaire en tant que travailleur productif. Ils ont
donc
réalisé la donnée réformiste de l’œuvre de Marx, non l’œuvre totale et
surtout
la dimension révolutionnaire. Pour lui le prolétariat devait être
supprimé
ainsi que le MPC afin qu'il y ait un réel développement des forces
productives
pour l'homme.
[3]
La
force de cette idée de s'autonomiser, de se rendre indépendant doit se
chercher
chez l'homme dans un lointain passé ; n'aurait-il pas connu une période
où il
aurait été profondément dominé et comme écrasé par les données
ambiantales ? ou
bien il faut le voir dans un "échappement" profond
du désir de
création... On constate que l'homme est l'animal le plus destructeur de
la
nature ; sa seule spécialisation, selon certains, serait l'agressivité
qui lui
aurait permis de survivre. Pourtant on constate aussi dans les
communautés
anciennes, survivantes, un équilibre homme-nature où celui-là ne se
perçoit pas
en tant que dominateur. Cela montre que situer le moment où la
représentation
s'autonomise chez l'homme et où il se sépare de la nature est
fondamental.
[4]
On
peut mettre en liaison la revendication de la libération-émancipation
avec le
discontinu, tandis que la revendication du contenu est un rapport avec
le
continu.
Actuellement
on pose la question de se libérer des institution, des coutumes, des
modes
d'être ; autrement dit, il y aurait un problème de se libérer des
formes
elles-mêmes. Il est important de noter à ce propos le rapport avec
l'art
pictural qui dut d'abord se libérer des suggestions de la nature, puis
des
formes artistiques elles-mêmes.
[5]
Dans
de prochains articles d'Invariance on analysera comment
l'oppression-domestication
des êtres humains s'est effectuée et s'effectue non seulement au
travers de la
sexualité, mais au travers de la nourriture. En utilisant les travaux
des
Makarius nous montrerons que les tabous furent d'abord alimentaires
avant
d'être sexuels et qu'il y eut un moment où s'effectua la séparation
alimentation-sexualité et autonomisation de cette dernière.
[6] Il y a d'ailleurs un lien indéniable entre spectacle et miroir. Le spectacle doit montrer aux êtres humains ce qu'ils sont, ou ce qu'ils doivent être. Il est miroir plus ou moins déformant de leur être immédiat.