D’aucuns attendaient quelque chose de ces dernières élections ; d’autres
attendent la vraie crise, la reprise révolutionnaire de la lutte de classe, la
réaffirmation du prolétariat, d’autres encore la venue d’un quelconque messie
ou l’arrivée d’extra-terrestres. Or, d’attente en attente la vie s’écoule et
s’enfle capital ; on n’a plus des êtres, mais des différés.
L’incapacité à être se mesure à la patience à attendre. Attente et espoir,
c’est ce qui reste à l’humanité vidée de tout élan profond par le vampire
capital. Une variante : il y a ceux qui résistent à l’oppression, tout en
n’ayant aucune perspective. Résister est une attente masquée, un espoir inavoué
que le cours du monde puisse tout de même changer.
De
ce monde gros de catastrophes, il n’y a rien à attendre, pas même l’éclosion
d’une de celles-ci. Il faut le quitter et commencer une autre dynamique de vie.
Du concret de cette dernière il ne peut être question ici. Je veux simplement
signifier que le refus de l’attente implique la compréhension
intellectuelle-corporelle de l’impossibilité de réaliser quoi que ce soit dans
ce monde. Cela ne veut absolument pas dire que rien ne peut advenir dans ce
dernier qui puisse avoir un caractère de rupture dans l’ordre de la
communauté-capital, ne serait-ce que parce que ce monde n’est pas homogène et
où la réalité du capital n’est pas partout
Ce qui est déterminant en fonction d’une prise de position par rapport à la
réalité de ce monde, c’est-à-dire en liaison avec ce qu’il faut faire de
concret afin de pouvoir continuer à vivre dans un devenir qu’on veut
humano-féminin, c’est la figure la plus élaborée du capital car c’est elle qui
structure et commande l’ensemble de sa communauté qui intègre son passé.
Vouloir raisonner et se déterminer en fonction des figures archaïques du capital
c’est être contemporain de ce passé et mis dans la situation d’attendre un
présent déjà réalisé, un futur qui se dessine largement. C’est, en outre,
opérer totalement sur le terrain de l’être du capital alors qu’il faut agir
comme s’il était déjà mort (A. Bordiga).
Il faut quitter ce monde tout en sachant quel est son devenir. Cela ne veut pas
dire qu’on puisse faire des prévisions rigoureusement précises à ce sujet, mais
on doit être à même d’en comprendre le sens général – ce qui nous évite toute attente
fixatrice d’être, inhibitrice de vie.
Concrètement, peut-on avoir un nouveau Mai 1968 ? Evidemment non. Il fut
une émergence, et nous sommes dans la maturation de ce qui surgit alors. De
plus, avec la crise de 1973 on a le point de départ d’un processus latent
depuis 1969 et, par certains aspects, depuis 1959, avec un
éclatement-manifestation en 1975, puis un tassement, engourdissement, comme
disent certains, une maturation selon moi ; aussi, 1978 pourrait être le
moment de manifestation du déséquilibre latent depuis quelques années amenant
quelque chose de comparable en discontinuité avec le merveilleux Mai d’il y a
dix ans.
Le lieu, cette fois, pourrait être l’URSS. Dans les années 60, le mouvement de
rupture au sein de la communauté-capital provoqua un vaste ébranlement dans
l’aire occidentale qui affecta d’abord les USA pour atteindre sa culminance
généralisatrice en France. Depuis, nous avons maturation d’une phase nouvelle
pour le devenir du capital[1]
et la perception des diverses impasses de la part de ceux qui veulent sa
destruction, les conduisant bon gré mal gré à une vaste remise en cause qui ne
se limite pas à l’immédiat mais englobe l’arc historique qui va de la naissance
de la cité grecque (moment présupositionnel du capital) à nos jours, et parfois
au-delà dans le temps antérieur dans la mesure où l’antique assujettissement de
la femme est réellement rejeté, et ce, même si c’est parcellaire et infesté
d’incohérence. Mais l’Occident est bloqué, peut-être parce que trop en avance
sur le reste du monde, ce qui le met également en porte à faux et risque de
faire apparaître les solutions proposées comme encore entachées
d’européocentrisme ; aussi doit-il recevoir une impulsion. C’est là que le
devenir de l’URSS intervient. Celle-ci, comme la Russie naguère, intègre ce qui
se produit en Occident avec un décalage dans le temps et en l’ordonnant en
fonction de ses particularités historiques. Comme je l’ai dit dans La
révolution russe et la théorie du prolétariat, le phénomène révolutionnaire
dont la crête fut 1917 est maintenant définitivement épuisé. Il semblerait que
trois générations de vingt ans soient nécessaires pour parvenir à un tel
résultat. C’est en 1848, environ 60 ans après 1789, que le monde nouveau
explose et expose la dynamique d’une nouvelle révolution. Le phénomène de 1917
se termine également en ce qui concerne sa transcroissance spatiale. Les
derniers événements éthiopiens, ceux de la Namibie, du Zimbabwe et quelques
autres de part le monde peuvent être considérés comme étant les ultimes
conséquences du congrès de Bakou de 1920 qui réclama l’émancipation de tous les
peuples colonisés. En conséquence, l’URSS doit se mettre au niveau occidental,
ce qui se produira à travers des cassures comme le furent en leur temps, au
cours d’une autre phase historique, 1905 et 1917, qui engendreront des
mouvements à la fois archaïques et extrêmement en avance du fait qu’en URSS le
problème de la communauté prendra une dimension exceptionnelle à cause de la négation
nécessaire et simultanée de la communauté-capital et de sa mystification, le
communisme russe. Le grave danger qui se présentera alors, en Occident, se sera
celui de se mettre à la remorque du dernier événement soviétique, la volonté de
copier ou l’attente que quelque chose de similaire se produise. Il en fut ainsi
à la suite de la révolution de 1917. Amadeo Bordiga fut un des rares à dire que
cette révolution ne rompait en rien avec le marxisme, qu’elle n’imposait pas
une russification de la théorie et qu’il fallait opérer en fonction de ce qu’il
nommait la théorie intégrale. Il n’attendait pas quelque chose d’une autre
aire, comme il n’attendit jamais un signe quelconque indiquant la proximité de
Au cas où cet événement ne pourrait être proche et au cas où cette prévision
s’avérerait fausse, l’unique possibilité de vivre et de signifier une issue est
de commencer l’abandon de ce monde car, lui aussi, aura un impact sur ce
dernier. De toute façon, il n’y a pas à attendre car c’est se figer et perdre
toute capacité à reconnaître la réalité d’un mouvement bouleversant lorsqu’il
se manifeste enfin.
Il y a donc bien une dynamique de ce monde qu’on peut déceler en fonction de
l’histoire des différentes aires le composant. Si on en parle peu c’est que là
n’est point l’essentiel. L’essentiel à comprendre c’est ce qui fait
discontinuité et qui permet d’échapper à l’engluement de l’immédiat rendant
inapte à entreprendre une quelconque dynamique. Pour être réceptif, il faut
rompre avec les vieilles représentations et avec le comportement
attentiste-espérantiste des morts-vivants de ce monde.
Mars 1978[2]
[1] Cf.
[2] Dernier texte du n° 5-6 de