DIALOGUE AVEC BORDIGA
Plusieurs
personnages sont apparus dans les pages qui
précèdent[1].
Nous fûmes obligés de
nous en occuper
(il fut difficile parfois de ne pas utiliser l’ironie et le
persiflage), dans
la mesure où ils ont ce rapport négatif avec Bordiga qui est de
l’asphyxier
sous leurs banalités et d’essayer de faire écran entre son œuvre et
tous ceux
qui sont préoccupés du devenir de l’espèce. De là un dialogue dont ils
furent
les supports, le protagoniste essentiel étant Bordiga; le
thème fut l’importance
de son œuvre, sa situation historique et, par de là son
être, le dialogue s’effectue, se poursuit,
avec les morts, ceux dont il témoigna.
Tout
théoricien d’une certaine amplitude présente une
frange de pensée qui va au-delà de celle fondamentale qui forme le
noyau de sa
réflexion, le lieu de toutes ses pensées récurrentes se renouvelant
toujours à
partir d’un ensemble stable définissant ses préoccupations
essentielles. Dans
cette frange se trouvent des éléments de réflexion qui pourront être
développés
et engendrer, par l’entremise d’êtres humains plus tard venus dans le
temps, de
nouvelles théories, d’autres systèmes ; etc. Dans certains
cas, c’est un
fait sans plus, c’est-à-dire que cela se produit comme au corps
défendant de
l’auteur. Dans d’autres cas, il n’en est pas de même, le théoricien
étant tendu
vers des compréhensions qu’il sentait lui échapper, réfléchissait
toujours à la
pointe extrême de l’intuition sans jamais abandonner la vérification
nécessaire
de ce qu’il avait avancé. Il était dialoguant aux confins du
perceptible, du
compréhensible, en étant conscient de toutes les ouvertures de son
œuvre. Si la
vie lui avait été donnée plus longue, peut-être aurait-il pu choisir,
emprunter
telle ou telle ouverture, tout en maintenant la tension qui l’avait
porté
jusqu’à ce lieu où tout se rediversifiait. De tels êtres peuvent être
appelés
précurseurs.
Bordiga
est un de ces hommes. Je ne veux pas dire qu’il
nous soit précurseur, car le hiatus historique qui nous sépare de lui
est de
trop faible amplitude. Cependant étant donné, comme je l’ai exprimé
dans Bordiga
et la passion du communisme qu’il «s’est
volontairement limité, il
n’a pas produit ce qui était potentiellement en lui », il n’a
pas
développé une foule d’intuitions qui pouvaient faire sortir de
l’impasse
théorique.
Elles
ne furent pas le produit d’un "penseur
solitaire" mais découlèrent de l’affrontement avec une
réalité qui ne se
laissait pas interpréter par un marxisme codifié. Le surgissement de
données
théoriques qui, sans remettre en cause l’œuvre de Marx, lui donnait une
dimension nouvelle, pouvait engendrer un enrichissement; de
là leur
affirmation au moment du heurt avec les adversaires, leur non
développement
ensuite. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait cohérence entre toutes ces
intuitions
et parfois une certaine liaison qui reste, toutefois, au stade
embryonnaire. En
un certain sens O. Damen a raison lorsqu’il dit que Bordiga n’a pas
fait d’étude
théorique exhaustive (cf. Bordiga : validité
et limite d’une
expérience).
Le
dialogue a donc consisté à développer ces intuitions.
Les pages qui précèdent montrent à quel point cela rencontra des
résistances au
sein du PCI (parti communiste international). Je me suis un peu attardé
à son
sujet pour expliciter mon point de rupture avec cette organisation,
pour faire
évidemment comprendre que ce n’est pas avec plaisir que j’ai constaté
l’échec
de la tentative de créer (perspective de Bordiga) un organe stable pour
la
prévision du futur ; ce qui devait être, selon noous, le
parti. Je ne reviendrai
pas là-dessus, tant la réponse à des attaques malveillantes et stupides
détourne de l’œuvre essentielle et fait régresser. À l’avenir je me
contenterai
de publier – dans la mesure où cela sera nécessaire – des lettres et
des textes
antérieurs à 1966, accompagnés de quelques commentaires.
En
revanche le dialogue avec Bordiga se poursuivra en
particulier avec des préfaces[2]
à ses ouvrages non encore publiés en français, parce qu’il est un
élément
essentiel du dialogue plus vaste avec tous ceux qui se sont élevés
contre le
despotisme en marche du capital ; avec les êtres humains du
futur, car
plus que jamais nous devons nous déterminer en fonction d’une action de
l’avenir. Dans la mesure où nous réalisons cet aller hors du monde,
nous le
vivons. Le dialogue avec Bordiga est communication avec hommes et
femmes du
passé ; c’est le maintien de la communication entre les
générations à
laquelle il tenait tant. C’est le refus de la fragmentation du temps
qui est
fragmentation de la
Gemeinwesen qui crée
l’écartèlement des êtres humains et leur incapacité à affronter la
question de
l’élimination du capital.
C’est
aussi un dialogue au sujet de la nécessité de
sortir de ce monde et du comment en sortir. Ce qui le fait éclater tant
le
nombre de protagonistes s’accroît, tant on rencontre aussi d’humanités
diverses
que le mouvement à la communauté humaine doit unifier pour que celle-ci
soit
réellement la solution unique et multiple du divers humain développé au
cours
des millénaires.
Camatte
Jacques
Octobre 1975
[1]
Celles des
articles suivants : Scatologie et résurrection de
J. Camatte, et
En
guise de réponse à Programme communiste de Lucien Laugier,
faisant
partie du n°spécial d’Invariance, série II. 1975. Le texte de Lucien
Laugier a
été republié dans (Dis)continuité. (françois.bochet@free.fr. (Note de
2009)
[2]
Voir également
Dialogue avec Bordiga 1980 et Dialogue avec
Bordiga 1988. (Note de 2009)