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ĖMERGENCE  DE  HOMO GEMEINWESEN

 

 


 

9.2.6.2. L'étude, même non exhaustive, de l'empire byzantin a un intérêt qui découle du fait que l'aire géographique occupée par ce dernier correspond pour une bonne part à l'aire hellenistique où se déploya originellement le mouvement de la valeur, jusqu'au stade de sa réflexivité, et par le fait que le vide provoqué par son effondrement progressif sera comblé par les populations islamisées et par les peuples slaves, russe principalement. En conquence nous analyserons tout d'abord le devenir de Byzance et la montée de la Russie, puis le surgissement et le devenir de l'islam.

 

Le développement de l'empire byzantin est à la fois expression de la dissolution du monde antique et affirmation d'une unité étatique où perdure l'unité supérieure. On a en même une oscillation avec le retour d'une affirmation de la puissance grecque. Ce développement a lieu au sein d'un monde environnant remettant en cause le mouvement de la valeur parvenu à une certaine .réflexivité au sein du mode de -production esclavagiste. Partout il est soit totalement éliminé soit ramené à un simple mouvement horizontal devant être subordonné aux exigences des communautés οu d'unités étatiques.

 

La première phase a lieu à la suite de l'effondrement de l'empire romain dans sa partie occidentale. Elle se caractérise par la tentative de récupérer tous les territoires qui ont été occupés par les barbares dans la partie occidentale de l'ancien empire. C'est avec Justinien (527-565) que ceci s'affirme de façon éclatante et est théorisé dans la Renovatio imperii où est exposée l'idée d'une éternité et d'une universali d'un empire romain et chrétien[1]. On γ trouve une codification-justification de l`Ėtat sous sa première forme engrossée de tous les apports liés au ploiernent intermédiaire d'États de la seconde forme.

 

Tout le devenir de l'empire byzantin se caractérise en définitive par un renforcement de l'unité supérieure, avec production de forrne convergeant avec ce qui s'est imposé dans l'empire chinois. Ainsi du développement d'une bureaucratie dont les membres se recrutaient dans toutes les couches de la société et qui étaient détentrice d'un savoir, lequel était transmis grâce à un système d'examens[2]. La politique iconoclastique (de 725 à 843) est une autre expression de l'accroissement de l'importance de l'unité supérieure parce qu'à travers elle l'empereur tend à dominer 1'appareil ecclésiastique ainsi que les monastères

 

Cette manifestation iconoclastique indique la puissance de l'influence orientale puisque les juifs et les arabes sont opposés à la représentation par des images. Ces dernières sont des médiations comme l'indiquait Jean de Damas[3] pour accéder à la divinité. Or l'unité supèrieure ne peut s'affirmer pleinement que si elle abolit toutes les médiations.

        

En outre, en me temps que s'opérait l'interdiction des icones, il y avait unrépression contre les moines qui eux aussi servaient de médiation pour la communauté chrétienné en sa totalité, entre celle-ci et dieu. Ils sont le corps spécialisé dans le sacré qui consent aux autres de vivre dans le profane, dans le séculier. Par leur seule existence ils actualisent leur purification et, par là, ils sont l'incarnation de l'accommodation à la société en place. Dans le cas de l'empire,byzantin les moines grecs acquérirent une  grande importance grâce justement au culte des icones qui étaient des images, des objets de culte, ayant des fonctions thérapeutiques et apotropaïques, et servant de moyens de propagande. Nous insisterons à nouveau ultérieurement sur le fait qu'il y eut un très grand nombre de moines ce que nous mettrons en relation avec la dimension profondémengt mysogine de l'antique société grecque.

 

L'empereur se devait d'éliminer cette médiation car le propre de celle-ci est de tendre à l'emporter sur les extrêmes qu'elle médie. Léon III qui déclencha l'iconoclasme se voulait "empereur et sacerdote" et "se consirait investi de la mission de réaliser la justice sociale sur des bases chrétiennes. "Avec dieu, pour les pauvres et les opprimés  pour la défense de la patrie." (Histoire d'Italie et d'Europe, t.1. pp. 92-93)

        

Au passage il convient de noter à quel point la justice a encore une dimension immédiate, même si un droit assez élaboré existe déjà. Elle a pour rôle de maintenir dans leurs positions respectives correctes, vis-à-vis de l'unité supérieure les différentes composantes de la société οu, dit autrement, elle garantit leur participation, en fonction de leur essentialité, à l'être commun dont le représentant est l'empereur. 

 

Le rejet de la médiation qui favorise l'implantation puissante de l'unité supérieure n'est pas particulière à l'aire byzantine; c'est une réaction  qui affecte une grande partie du Proche-Orient au VIII° siècle.

 

Les invasions barbares du VI°siècle eurent, comme pour la partie occidentale de 1'ancien empire romain, des conséquences déterminantes. Ιl y a tout d'abord au milieu de ce siècle l'arrivée des slaves qui s'emparent de la région danubienne-balkanique, ce qui provoque la disparition de l'esclavagisme. Mais cette perte a des conquences de plus grande amplitude parce qu'elle détermine un changement important dans l'ordre de 1'Ėtat. En, effet 1'empereur Héraclius (610-641) abandonne la Renovatio imperii et opère un repli sur la Grèce dont la langue devient la langue officielle de l'empire (imperator est remplacé par basileus).

 

En revanche il n'y eut pas de "symbiose", comme en occident, entre forme communautaire barbare et forme esclavagiste et, ceci, parce que la décomposition de cette dernière était moins avancée que dans la partie occidentale de l'ancien empire et parce que les slaves avaient mieux maintenu leur forme communautaire, étant donné leur peu de liens avec l'empire. En outre la rébellion contre le mode de production esclavagiste et la volonté de créer d'autres rapports entre les hommes-femmes ne fut pas déterminante. En conquence, on n'eut en aucun cas un développement du féodalisme[4].

 

Dans un premier temps on a persistance du vieux conflit avec la Perse, et maintes guerres auront lieu entre empire byzantin et empire des sassanides, ce qui correspond encore au conflit entre la première forme d'État, seulement pénêtrée par le mouvement de la valeur, et le déploiement de celle-ci avec la deuxième forme, même si cette dernière subi une réduction. Ce conflit sera réactualisé par  l'opposition avec l'empire arabe.

 

Dans les deux cas on peut constater la tentative de former un ensemble unitaire englobant une partie continentale et une partie maritime alliant en quelque sorte la fonciarisation au mouvement de la valeur et limitant l'un par l'autre[5].

 

Cependant le contact entre peuples slaves et empire byzantin devait conduire à l'accroissement de l'Occident du fait de la christianisation des premiers. Toutefois ce n'est encore que potentiel parce qu'il faudra un long détour historique pour que cela se vérifie. D'une part les Balkans seront soumis pendant de longues années au pouvoir des turcs tandis que les peuples slaves le seront à celui des tsars (espèce de despotisme oriental)[6].

 

Au VII° siècle d'autres envahisseurs plus puissants que les slaves apparurent, ce sont les arabes, suivis par d'autres peuples tels que les turcs qui eurent en commun avec les premiers l'adoption de l'Islam. Ce seront ces derniers qui mettront fin à l'existence de l'empire byzantin (chute de Constantinople en 1453).


"Lorsque les Arabes musulmans lancèrent un défi simultané à l'empire romain d'Orient et à l'Empire perse, ils suscitèrent deux réactions différentes. L’empire d'Orient résista et survécut, encore que mutilé; l'empire perse succomba et se désintégra." A. Toynbee: " La grande aventure de l'humanité", ρ. 355.

 

Ceci peut être lié au fait du non épuisement des possibilités que recelait la forme esclavagiste et en particulier au fait que le développement de la valeur était surtout assuré par cet empire. En Occident le développement du féodalisme correspondait au recul dont nous avons parlé. En revanche la dynamique islamique représentait une solution aux problèmes posés par les rapports entre développement de 1'État fortement englué dans sa première forme et celui de la valeur dans l'aire perse, sumérienne, etc.

     

Ce n'est que lorsque effectivement les possibles de la forme esclavagiste furent épuisés et qu'une nouvelle dynamique de la valeur fut mise en place, venant de l'Occident et incarnée dans les républiques maritimes italiennes puis par celles de l'intérieur comme Florence, Sienne, etc., que l'empire byzantin devait s'écrouler et ceci non seulement à cause d'une intervention des peuples islamisés mais à cause de rebellions internes de vaste amplitude

 

C'est ici qu'on peut noter une certaine contradiction: plus l'empire perd de possessions orientales plus il s’orientalise; ceci est dû au fait qu'il perd les terres οù pouvait s'opérer le mode de production esclavagiste. En outre l'empire qui de latin devint grec va de plus en plus concerner des slaves. De telle sorte que c'est à ces derniers que va être transmise une forme d'unité supérieure οù il y a une certaine non séparation, plutôt qu'une véritable union, entre dimension profane (politique) et sacrée du pouvoir, tandis que ce sont surtout les données du savoir antique, philosophie aristotélicienne principalement, qui seront transmis à l'Occident et aux pays arabes.

 

"À cette date (au ΧΙème siècle, n.d.r), la société byzantine incluait, en plus des Grecs, trois peuples de langue slave les Bulgares, les Serbes et les Russes, de même que les Géorgiens et les Alains au Caucase." (idem, p. 410).

 

L'empire byzantin apparaît comme un syncrétisme s'édifiant au cours du temps au contact du surgissement d'autres formes de production et de formes sociales, puis se vidant de son contenu au cours du déploiement de ces dernières. Mais le contenu fut repris par d'autres groupes particulièrement par les russes.

 

Dans la zone centrale européenne de la Grèce au sud à la Scandinavie et à la Finlande au nord, de l'Allemagne à l'ouest à la Russie (incluse) à l'Est, on a une vaste région οù s'effectue une opposition entre mouvement de la valeur venant de l'Occident (l’influence de Byzance s'évanouissant assez vite) et formes communautaires, entre ces formes (germanique et slave) et, enfin, entre ces dernières et l'unité supérieure transmise par les mongols οu par les byzantins. Ιl y eut d'importantes luttes entre germains et slaves, tandis qu'au sein de ces derniers les polonais et les lituaniens tentèrent de réaliser une unification. Seulement les formes étatiques imposées tant par les uns que par les autres ne parvenaient pas à intégrer à la fois le mouvement de la valeur tendant à pénétrer dans tout l'est européen et les communautés slaves, en même temps que s'imposaient des formes de fonciarisation en liaison avec l'influence de l'Europe occidentale. Finalement toute la partie sud de cette aire fut soumise à l'empire ottoman où l’État sous sa première forme se réimposa avec une unité supérieure particulière, tandis que la plus grande partie restante fut unifiée sous la domination des tsars de Russie. En effet la Hongrie (nation non slave) ainsi que la Bohème furent attirées et dans une certaine mesure unifiées par les Hasbourgs tandis que la Pologne eut rarement, à partir du XVIème siècle, une existence indépendante.

 

Nous n'analyserons pas le surgissement de la Russie au XVIème siècle et ses particularités jusqu'en 1917. D’autres 1'ont fait et nous mêmes avons affronté ces questions[7]. Nous voulons seulement clarifier que les particularités de ce que A. Bordiga appelait l'aire grand-slave sont déterminées par l'existence de communautés basales ne faisant pas obstacle à un développement de l'individu mais incapables de constituer de vastes fédérations, par celle d'une unité supérieure qui n'est pas obligatoirement immédiatement oppressive, et qui s'affirme dans sa dimension antique puisque le tsar en tant que possesseur de la terre est effectivement la totalité qui permet le devenir de toutes les diversités (les communautés). La prégnance de cette unité est d'autant plus importante qu’il y a encore un lien très puissant avec la nature. En effet elle est l'expression de la séparation d'avec cette dernière et son substitut. En revanche dés que le lien avec la nature devient secondaire, ce type d'unité n'a plus de nécessité[8].

 

Avec la persistance de la puissance des communautés jusquau XXème siècle, ce qui caractérise également l'aire slave c’est l'importance de la femme: "Dans les formations slaves, le poids social et culturel des femmes ne peut absolument pas être négligé pour comprendre les résistances à la modernisation, c’est-à-dire à la généralisation des rapports toujours plus médiés par l'argent et par le pouvoir; les résistances l'élément communautaire naturel vis-à-vis de la progression des formes de médiation abstraite (en définitive l'État et le capital). » P.P.Poggio: "L’obchtchina. Communauté paysanne et révolution en Russie", Ed. Jaca BooK, p.XV.[9]

 

Comme pour les autres aires les invasions furent déterminantes. On peut noter d'abord celle des barbares du nord qui furent très souvent de vastes expéditions maritimes. Elles tendirent à créer le royaume varègue vivant de la vente des esclaves au monde islamique. On peut noter que de ce fait les dynamiques de développement de l’État et du mouvement de la valeur furent alors renforcées.

 

Ce fut ensuite, beaucoup plus  déterminante, l'invasion des mongols au XIIIème siècle qui, en détruisant les villes commerçantes, fit momentanément régresser le mouvement de la valeur et bloqua  son aire d'extension, par suite de la coupure avec le Nord et l’Occident, mais apporta aussi les éléments de fondation d'un Ėtat de la première forme avec une unité supérieure toute puissante parce qu'il y eut élimination d'organismes intermédiaires


Ainsi la christianisation de la Russie l’avait potentiellement placée dans le domaine occidental, l’invasion mongole la reportait dans le domaine asiatique. Toutefois il y a certaines convergences dans les deux phénomènes. En effet le christianisme permit de réduire la puissance des communautés en détruisant les idoles, en sapant l’intégration terrienne pour donner une assise plus abstraite et en posant une autorité universelle au-dessus de celle de toutes les communautés. Ce faisant il facilité l’instauration d’un pouvoir aristocratique tel que le légua le pouvoir mongol.[10]

 

L'instauration de l'empire russe ne s'est réalisée qu'à la suite de l'échec de l'unification de l'aire slave par la Pologne et la Lithuanie: (tentatives qui témoignent de la grande tendance à l'unification au sein de cette aire agitée par des conflits inter-ethniques fréquents et aigus, de celle des suédois qui répète celle des peuples barbares du Nord (Varégues, Vikings, etc. ) visant à unifier les deux aires nordique et slave et à tisser dans le nouveau domaine un réseau commercial intense, et de la neutralisation de l'aire allemande qui s'effectue pleinement en tant que conséquence de la guerre de Trente ans.

 

Enfin, dernier élément déterminant: le développement de la servitude dans les pays de l'Est entre le XVème et le XVIIème siècle[11] qui est d'ailleurs en rapport avec le surgissement du mode de production capitaliste en Occident.

        

Au sujet de la formation de l'empire russe, il est nécessaire de tenir compte que ce n’est pas un phénomène singulier, à part du devenir de la partie occidentale de l’Asirope, comme cela apparaît à travers la majorité des études historiques. En fait l'extension de la Russie participe du vaste phénomène d'expansion qui concerne tous les pays, comme l'affirme à sa manière K. Léontiev: "Ce même XVème siècle, au cours duquel commence la floraison de l'Europe, est celui du premier renforcement de la Russie, le siècle de l'expulsion des tartares, de la transplantation, plus vigoureuse que par le passé, de la culture byzantine par le moyen de la consolidation de l’autocratisme, d'un développement spirituel plus grand du clergé local et par l'affirmation de coutumes, de modes et de goûts autour d'une cour unique." (Le byzantinisme et le monde slave, Ed. italienne Arktos, p.13)

 

C'est au XVème siècle également que commence la conquête de la Sibérie qui se traduisit par la destruction de diverses tribus et l`assujettissement des autres comme ce sera le cas lors de la conquête des deux Amériques par les européens occidentaux. C'est de ce même siècle que Marx fait commencer l'affirmation du mode de production capitaliste en Occident. Il y a donc un phénomène semblable qui concerne toute 1'Asirope puisqu’à la même époque nous avons également l'expansion de la communauté islamique (même si elle ne forme pas un tout unitaire) vers 1Asie et celle de la Chine vers l'Occident, mais c'est seulement en Occident qu'il aboutit à l'émergence du capital. Nous y reviendrons. Toutefois rappelons que la phase d'extension territoriale correspond à une phase où le capital fait en quelque sorte alliance avec la propriété foncière afin de se répandre à la surface du globe. Cette dernière fut souvent la plus forte et inhiba le déploiement de son allié (cas en Amérique latine par exemple). Pour le moment ce qui nous intéresse c'est de noter l'importance considérable de Byzance dans la formation de l’empire russe. Tout d’abord 1’autocratie comme l'affirme Léontiev qui accorde au byzantinisme une place qui ne lui est pas reconnue en Occident. "Le byzantinisme, pour Léontiev, n'est pas simplement un cycle historique, c’est une idée-force, un principe universel, l'unique en mesure de modeler et d'organiser l'élément "démotique" de l'aire géographique soumise à sa juridiction, intervenant sur celui-ci de la même manière que la forme agit sur la matière." (Présentation du texte de Léontiev, p.07)[12]

 

Ceci présente des conséquences considérables sur le plan de la représentation historique. En effet Léontiev, comme nous l'indique son présentateur, considérait la civilisation de la Perse antique d’une façon tout à fait différente de celle dont elle était exposée dans les diverses écoles russes du XIXème siècle comme de celle dont elle l'est encore dans les écoles occidentales, où il est beaucoup question de liberté "tandis que l'on ne réserve aux « barbares de l’Orient » que du mépris." (idem, p.06)[13]

 

Nous l'avons indiqué précédemment l'empire perse se caractérisa par la permanence de la première forme d’Ėtat, la prééminence de l'unité supérieure tant sur le mouvement de fonciarisation que sur celui de la valeur. Ceci fut possible à cause de la persistance de formes communautaires, de l’enrayement du phénomène d'individuation et surtout de celui de l'autonomisation de l'individu. En Russie, la puissance de l’Ėtat autocratique, Ėtat de la première forme est en liaison avec celle des formes communautaires et avec l'élimination des organisations intermédiaires que tentèrent de constituer la noblesse, puis la bourgeoisie.

 

Les théoriciens de l’autocratie furent donc amenés à revaloriser Bysance et, par delà celle-ci, la Perse. À notre avis, il ne faut pas les étudier uniquement d'une façon immédiate, c'est-à-dire en tant que théoriciens de la réaction, mais en tant qu'expression de la volonté de leur part de retrouver l'unité perdue, la continuité avec le cosmos ainsi que la possibilité de réaliser l’unité-totalite de l’espèce.

 

Byzance a en outre transmis le christianisme aux slaves, mais ces derniers ont apporté une profonde transformation à cette religion. Ils ont adopté le christianisme triomphateur de Byzance avec son Christ pantocrator, tout puissant, en parfait accord avec 1'unité supérieure incarnée dans l'autocrate, mais ils lui ont donné une dimension cosmique inconnue ailleurs. En un certain sens c'est une certaine résorption du christianisme dans la vieille représentation des communautés slaves qui fonde un enracinement profond pour les russes, ce qui explique la puissance de permanence de l’antique Russie.

 

Un phénomène semblable s’est vérifié en Occident à l'époque féodale: le christianisme des campagnes fut réabsorbé en grande partie par le vieux fond représentationnel des divers peuples européens. Ceci explique en partie la Réforme - ce christianisme n’était pas compatible avec la représentation individualiste que réclamait le mouvement d’affirmation du capital ainsi que la lutte contre les sorcières, etc.

 

Mais même à ce sujet nous avons une certaine parenté entre la Russie et l'Occident montrant qu'ils étaient assaillis par le même phénomène. En effet on eut au VIIème la réforme de Nikon qui provoqua la formation du Raskol, c’est-à-dire celle d'une opposition regroupant tous les vieux croyants profondément enracinés dans la dimension paysanne slave, et même dans le vieux fond antérieur à l'instauration de l’agriculture.

          

Le Raskol, comme nous l’avons déjà indiqué dans nos études sur la Russie, en nous fondant sur l'apport de divers auteurs, a une importance considérable pour comprendre l’anti-occidentalisme des russes. Nous y reviendrons dans le chapitre sur les oppositions au capital[14].

 

On peut comprendre l’appui apporté par le tsar à la réforme de Nikon et à sa politique de persécution des raskolniki, au fait que, si son autorité était en quelque sorte en harmonie avec l'existence de communautés basales slaves, elle se trouvait tout de même inhibée si celles-ci se renforçaient trop ou restaient un peu trop autonomes. Les interventions nikoniennes facilitaient une érosion de la puissance communautaire et une modernisation nécessaire pour avoir un certain développement économique.

 

Le résultat de la lutte fut qu'en définitive le Raskol ne put jamais être éliminé et que le christianisme russe maintint une ample cosmicité et une profonde telluricité, c'est-à-dire une étroite relation avec la terre et une vaste glorification de celle-ci[15].

 

Triomphe de l’Ėtat sous sa première forme avec exaltation de l'unité supérieure, permanence des formes communautaires, maintien d'une ample représentation cosmique, tout cela caractérise la Russie. À partir de ce fond bien particulier, on comprend qu'un théoricien comme K. Léontiev ait pu "opposer à l'idée de nation celle de communauté spirituelle et soutenir la supériorité de cette dernière en des termes provocateurs et violents: "l'évêque orthodoxe même le plus défectueux (à quelque race qu'il appartienne, même s’il est seulement un mongol baptisé) devrait avoir à nos yeux un prix supérieur à vingt démagogues et progressistes slaves." (idem, pp.08-09). Le présentateur cite ici 1`oeuvre de Léontiev (1926) concernant Berdaiev. Ce faisant il n'exprime pas simplement une opinion personnelle, car cette idée de "communauté spirituelle" n'est pas sans rapport avec la théorisation de Moscou troisième Rome ainsi qu`avec l`affirmation de Moscou comme centre directeur du kominform (plus que pour le komintern), organe d'une révolution mondiale dirigée par et pour Moscou.

 

On a là un élément qui accomune l’aire slave à l'aire islamique: toutes deux tendent à leur manière à escamoter la phase nationale afin de réaliser un autre type de communauté[16].

 

Ceci dit il est possible de cerner quel fut l'apport de la Russie dans le devenir de l'Asirope: enrayer le phénomène nomade, neutraliser la puissance de l'aire islamique en parvenant même à s’agrandir à ses dépens, s'accroître au détriment de l'aire chinoise, faire enfin le lien, la connexion avec l'aire hindoue. On peut dire que dans le mouvement d'unification de l’Asirope la Russie a joué un rôle d'articulation entre les différentes aires sus-indiquées parce qu`elle a réalisé un certain compromis, tout en essayant de ne pas se laisser occidentaliser, en définitive se laisser conquérir par le capital. En ce sens elle opéra comme l'Allemagne qui voulut réaliser un devenir hors nature tout en maintenant une liaison essentielle avec cette dernière.

 

Il est donc évident que la tsarisme ne fut possible que parce qu'il y eut une intégration du mouvement de la valeur dont l'importance fut réduite, ainsi quune absorption des données féodales liées au phénomène de fonciarisation en rapport au devenir global de l'Europe occidentale s'étant insurgée contre le mode de production esclavagiste.

 

Le blocage d'un même phénomène, celui du capital, à un stade de développement différent, explique la convergence entre les formes étatiques de l'Occident et celles de la Russie, qui s'affirma de façon percutante avec le despotisme éclairé sur lequel nous reviendrons lors de la rédaction du chapitre sur le capital. La forme étatique absolutiste perdura dans ce dernier pays jusqu'en 1917 parce qu'il y eut à partir de 1848 une autre convergence d'intérêt; bloquer le développement de la révolution prolétarienne.

 

L'irruption de cette dernière en 1917 permit en fait le déploiement du capital à l’échelle mondiale qui avait été inhibé du fait même de la peur de cette révolution. Toutefois on eut à nouveau la nécessité d'un blocage encore plus puissant de la manifestation de cette révolution, de la montée du communisme. Ceci conditionna une nouvelle convergence de formes étatiques entre Occident et Russie devenue URSS: l'état fasciste, celui du New-Deal, le Welfare State, l’Ėtat providence sont comme 1`Ėtat stalinien des Ėtats qui visèrent à empêcher que le prolétariat ne devienne une classe pour lui-même et ne pose son autonégation en supprimant le capital.

 

L’écroulement du bloc de l'Est patent et spectaculaire à partir de 1989 signifie que toute menace prolétarienne a depuis longtemps disparu et indique que le mouvement du capital ne connaîtra plus aucun obstacle venant de l'intérieur de la société dans toute l'aire de l'Asirope en dehors de la Chine, de l'Inde où l'expropriation des paysans n'a pas été complètement réalisée et en dehors de l'aire islamique.

 

C'est la fin de la peur du communisme tel qu’il surgit en 1848.

 

              Désormais on peut avoir non seulement convergence avec, mais intégration de l’aire soviétique dans l'Occident, réalisant un front commun contre les dernières formes de résistance au capital[17] se trouvant dans les zones précédemment indiquées et tout particulièrement contre l'aire islamique. À ce propos on a une analogie historique importante: la fin du monde romain a souvent été mise en rapport avec le surgissement de l'Islam, celle du monde capitaliste pourrait être mise en relation avec le heurt avec celui-ci. À notre avis ceci peut avoir effectivement un impact dans la phase finale d'existence du mode de production capitaliste, mais nous pensons qu'en fait le heurt avec l'Islam se soldera finalement par une victoire du capital et une intégration du premier dans une dynamique de domination à l'échelle mondiale. Car à ce niveau, va se manifester pour tous les tenants du système capitaliste l'affirmation d'un phénomène inconnu contre lequel les institutions, laïques et cléricales, incluses dans la société-communauté capital, devront faire cause commune, comme ce fut le cas pour tous les pouvoirs en place en 1848 contre le communisme.

 

Ce phénomène sera nouveau dans la mesure où il ne sera pas en opposition directe avec ce qui régit le monde des hommes et des femmes et massacre la nature, mais il sera en filiation avec le communisme de 1848 parce qu'il visera à former une communauté humano-féminine non séparée de la nature.

 

Dés maintenant nous pouvons constater que le devenir de l'aire slave est une articulation essentielle dans le surgissement de cette communauté, dans le passage de l'affirmation de la communauté en tant que communisme - moment où ne s’imposait pas encore avec urgence la réconciliation avec la nature et où le développement de la biosphère se concevait presque uniquement en fonction de l’espèce humano-féminine -  à l’affirmation de la communauté, non seulement de l'espèce, mais de la totalité des êtres vivants.

 

9.2.6.3. L'aire que nous devons étudier maintenant comprend le Proche-Orient avec la péninsule arabique, l’Égypte; elle déborde même vers l'Inde dont la partie septentrionale fut souvent incluse dans cette aire. On y a constaté l'instauration d’Ėtats de la première forme, ainsi que la surgissement du mouvement de la valeur en de multiples zones, mouvement qui s'affirma parfois de façon très violente mais qui ne parvint jamais à dominer à cause de la persistance de la puissance des communautés. En revanche, il ne fut jamais éliminé.

 

Elle se caractérise par une affirmation très prononcée de la totalité en tant que multiplicité. L’intervention fréquente des nomades, qui jouent dans cette aire un rôle encore plus grand que dans les autres, eut deux conséquences: d'une part de réactiver la dynamique de différenciation favorisant une fragmentation du pouvoir et donc une fonciarisation (totalité en tant que multiplicité) mais également renforça la nécessité d'une unité supérieure pour mieux défendre les empires qui s'étaient créés, particulièrement l'empire perse et ses variantes (parthe par exemple). De telle sorte que globalement, étant donné que le mouvement de la valeur favorise originellement la multiplicité, on a eu une opposition extrêmement tenace (déjà opérante à Sumer) entre communauté et État avec la tendance à englober, limiter le mouvement de la valeur, mieux à tendre à le faire uniquement fonctionner pour renforcer la totalité en tant qu'unicité. C'est avec l’Islam qu'une telle dynamique parvint à s'imposer d’où son extension à toute l'aire que nous venons brièvement de présenter. Nous le verrons, il fut fondamentalement un phénomène d'intégration.

 

Avant de poursuivre il convient d'insister sur le fait que dans cette aire contrastée regroupant diverses ethnies souvent renouvelées du fait de l`apport des nomades présentant des devenirs historiques divers, se sont manifestés tous les éléments qui devaient constituer l'Occident. On en déduit que la Grèce est une efflorescence de possibles inclus dans le devenir de l’aire proche orientale (qui s'effectuèrent même en Lydie), parce qu`ils ne furent pas limités, inhibés, voire détruits par le devenir des autres possibles opérant dans cette aire.

 

Ceci permet de redimensionner grandement ce qu’on appelle le miracle grec, et de relativiser l'importance de l’empire romain, d'une part parce que certains buts visés par ce dernier le furent également par d'autres pays (Carthage ou l’Égypte en ce qui concerne la domination des mers et le contrôle des voies commerçantes), d'autre part parce que l’extension de cet empire n'est pas un phénomène exceptionnel, etc.

 

Ainsi cette zone renferme tous les éléments caractéristiques de l'Occident plus des éléments qui inhibèrent un devenir semblable à celui de ce dernier. Il s'agit donc de comprendre quelle synthèse originale entre les divers éléments provenant de la dissolution des communautés primitives, puis des communautés abstraisées s'est réalisée dans cette immense zone. Ce fut, nous l’avons déjà dit, l’Islam.

 

Il sera important d'étudier ensuite - surtout dans le chapitre sur le capital comment la levée d'un verrou bloquant la transformation de la valeur en capital ou l'affirmation de celui-ci - peut libérer les ferments d’un devenir à l'occidentale inclus depuis des siècles dans les structures politico-sociales des pays du Proche-Orient.

 

En revenant à la période qui nous préoccupe ajoutons que, en dépit de la conquête par Alexandre de tout le Proche-Orient et tout particulièrement de l'empire perse, il n’y a pas dans cette aire surgissement d'un Ėtat fondé sur la valeur. Le mode de production esclavagiste parvint certes à se développer mais il ne formera que des îlots et l'unité supérieure se réimposera, aboutissant à la restauration de l’Ėtat sous sa première forme. Le phénomène de la valeur, comme nous l'avons vu, fut englobé.

 

9.2.6.3.1. Sur le plan de l'unification de la vaste zone qui va jusqu'à l'Inde y compris sa partie septentrionale, on sait qu’elle fut mise en brèche et qu`il y eut une série de royaumes. Toutefois il convient de signaler la tentative de Démétrius (début du IIéme siècle av.J.C.) de créer un empire « où l’élément grec, celui iranien et celui indien puissent coexister en une unité durable. » (Le sens de l'histoire antique t.2, p.281) parce que non seulement c’est l’ultime tentative de réaliser le projet d'Alexandre mais parce que cela préfigure ce qui sera réalisé par les conquérants musulmans.


Un autre fait important que connut cette aire c'est celui d’une fonciarisation occasionnée par la conquête parthe de toute la zone iranienne et la formation d'un vaste empire du même nom héritier en quelque sorte du vieil empire perse. Les parthes nomades organisés en tribus se donnèrent un roi Arsace en 246 av. J.C. Ils profitèrent de la rébellion des satrapes orientaux au moment de l’ascension au pouvoir de Séleucos II pour s'emparer de toute la zone orientale des hauts plateaux iraniens. À partir de là ils organisèrent leurs conquêtes.

    

Il semblerait que la facilité avec laquelle celles-ci furent réalisées fut due au fait que les parthes reçurent l'aide des paysans iraniens libres qui se révoltèrent contre les propriétaires esclavagistes venus de Grèce. Autrement dit la pénétration du mode de production esclavagiste avait amené une certaine dissolution de l'empire perse et donc une fragmentation de l’unité supérieure avec séparation de celle-ci des unités basales, ce qui permit une réorganisation des rapports sociaux. D'une part il y eut les îlots esclavagistes sus-indiqués et d'autre part formation d'une couche de paysans libres mais incapables d'affronter par eux-mêmes la puissance des propriétaires esclavagistes soutenus par l'armée du royaume séleucide. En outre - et ceci est essentiel - ces paysans étaient en même temps artisans. Il n’y avait donc pas de séparation entre agriculture et manufacture artisanale (comme en Chine).

 

À partir de là se réalisèrent donc de nouvelles relations sociales fondées sur une fonciarisation c'est-à-dire que les guerriers parthes s’emparèrent des terres et défendirent les paysans contre la puissance grecque, puis contre divers envahisseurs et, en contre partie de tette protection, ils prélevèrent un surproduit (une rente). Toutefois on ne peut pas parler de féodalisme[18] parce qu`il n’y eut en aucune façon un recul du phénomène de la valeur. En effet ce surproduit prélevé par les parthes était commercialisé à travers les centres caravaniers de Mésopotamie, etc. En définitive il y eut un vaste compromis entre ces phénomènes de la valeur et de la fonciarisation avec toutefois une certaine régression de la première à partir de sa forme réflexive en liaison avec la régression de l'esclavagisme.

 

Mais ce compromis lui-même devait permettre une réaffirmation de l’unité supérieure et donc un déploiement nouveau de la première forme d'Ėtat avec la formation de l'empire sassanide.

 

En fait avec l'empire parthe avait prévalu la dimension nomade centrifuge. Il y avait eu une réélaboration de diverses tribus sous formes de « dynasties locales » reliées à la tribu centrale gouvernante qui avait remplacé l'antique unité supérieure.


Ceci permit à une des dynasties qui se trouvait dans la zone perse, celle des sassanides, de prendre le dessus. Or il est intéressant de noter que sassanides vient du nom d'un chef mythique, le roi perse Sasan. On eut donc rétablissement d'une forme ancienne, et la réaffirmation des antiques conflits: ainsi les perses s’opposèrent à nouveau aux grecs et leur disputèrent la domination dans la Méditerranée orientale et vinrent assiéger Constantinople en 619.[19]

 

Ultérieurement le Proche-Orient fut dominé par deux puissances: l'empire byzantin successeur de l'empire romain unitaire et l’empire perse des sassanides. Dans les deux cas il y avait prépondérance de l'unité supérieure, en notant bien que le premier subit ce qui a été nommé une orientalisation et l’Ėtat byzantin s’apparenta étrangement à celui chinois[20].

 

Pour ce qui est de l'empire perse, sur l'évolution duquel il conviendrait d'insister plus longuement, signalons le vaste mouvement mazdakite dont nous nous occuperons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors-nature, parce qu'il fut utilisé par le pouvoir central pour lutter contre les propriétaires fonciers afin de limiter leur puissance. Ce mouvement qui eut lieu à la fin du Vème et au début du VIème siècle a été défini par certains auteurs comme un communisme spirituel parce que Mazdak prôna une égalité absolue entre les hommes et la communauté totale des biens et des femmes. Cela nous intéresse ici à cause de la liaison entre Mazdak et le roi perse Kavâd. "Il est difficile de comprendre pourquoi un roi adopta, à moins qu'il n'y ait cru, une doctrine qui offrait toutes les chances de bouleverser les bases mêmes de la société. Espérait-il, comme l'a supposé Nöldeke il y a près de cent ans, qu'en abolissant la propriété et la famille il supprimerait tous les intermédiaires entre lui-même et le peuple et régnerait dés lors sur une masse amorphe et docile," (J. Duschène-Guillemin: L’Eglise sassanide et le mazdéisme in Histoire des religions, éd. Gallimard,t.2, p.28) Nous pensons qu’effectivement, convaincu ou non, le roi utilisa ce mouvement pour renforcer l’unité supérieure et que la conjonction entre les deux n’est pas contre nature en ce sens que le mouvement à la base a besoin d'une, unité englobante, problématique sur laquelle nous reviendrons longuement. Ce ne fut pas le seul cas historique. En effet on peut citer celui de Wang Mang en Chine, et celui tout aussi extraordinaire de Cléomènes roi de Sparte dont nous parlerons ultérieurement.

 

Pour en revenir au mouvement mazdakite, indiquons que les riches et le clergé mazdéen se liguèrent et détrônèrent Kavâd. Elles le mirent en prison et le remplacèrent par son frère Jamas p." (o.c. p. 28) Kavâd put se sauver, reconquérir son trône en s’appuyant sur une rébellion populaire, mais guéri de ses illusions égalitaires, il décida d'en finir avec les mazdakites. Leur chef périt dans un massacre, sous Kavâd ou son successeur." (idem, p. 29)

 

Et l'auteur conclut: "C'est ainsi que le soulèvement mazdakite se trouva avoir préparé, par une sorte de preuve par l'absurde, l’avènement d'un État fort et d’une église mazdéenne définitivement établie." (idem, p. 29)

 

Nous avons déjà insisté sur le fait que les mouvements populaires permirent presque toujours de renforcer l'unité supérieure et donc l’État sous sa première forme, fondement dans la zone perse comme en Chine d’ailleurs, de ce que K. Marx a appelé mode de production asiatique.

 

Ceci nous amène au début du VIIème siècle. C'est à partir de ce moment-là que date un phénomène d'une importance considérable pour tout le développement de l’Asirope : le surgissement de l'Islam.

 

9.2.6.3.2. L'étude de ce dernier revêt une nécessité immédiate à cause de l'importance du phénomène lui-même et une nécessité médiate du fait que l'Islam a la plupart du temps joué le rôle de référentiel négatif pour la constitution de l'Occident. Dans ce rôle il intègre l’antique perse toujours rejetée par les théoriciens occidentaux au profit de la Grèce. Il nous faut ajouter que parfois il opéra en tant que référentiel positif, dans la mesure où il tendit à s'unifier afin de s’opposer à lui.

 

Le judaïsme a également opère en tant que référentiel mais dans une ambiguïté fascinatrice démultipliée. Les occidentaux, plus exactement l’ensemble des hommes placés dans une mouvance qui tendit à constituer ce que nous appelons maintenant l'Occident, reprochèrent aux juifs de poser ouvertement une communauté séparée de la nature, donc d'avoir violé l’interdit. Ils essayèrent toujours de les culpabiliser à cause de cela. En :même temps ils furent fascinés par cette action violatrice des juifs et les jalousèrent. Et ce jusqu'à ce qu'en Occident hommes et femmes soient allés bien au-delà de ce que les juifs avaient commis, parce que non seulement ils se sont séparés de la nature, mais, ils la détruisent et lui instaurent un substitut. D'où l’évanescence dans notre monde occidental actuel du référentiel juif, même si l'antisémitisme persiste encore dans diverses manifestations débiles et ignomineuses[21].

 

En ce qui concerne son surgissement et son affermissement dans et sur l’aire immense qui comprit à un moment donné les pays allant de l’Espagne à ceux de l’océan indien l’affirmation suivante de K Marx se révèle profondément exacte. "Tant que la puissance de l'argent n'est pas le lien des choses et des hommes les rapports sociaux doivent être organisés politiquement, religieusement, etc.." (Le système monétaire achevé, manuscrit de 1851, cité en note page 490 de Fondements de la critique de l'économie politique", t.1)[22]

 

Il nous faut toutefois faire deux remarques. Tout d'abord on doit tenir compte que le procès de dissolution de la communauté qui conduit à l’afferrnissement-concentration du pouvoir et à la formation de l’Ėtat aboutit également au phénomène de la valeur et à l’instauration de la religion. Il n'y a aucune irréductibilité entre les trois. Toutefois le mouvement de la valeur nécessite pour se poser dans sa réalité propre, pour s'imposer aux hommes et aux femmes et pour parvenir et à une certaine autonomisation (et même s'il n'y parvient pas) une série de bouleversements dans les rapports sociaux et surtout dans la représentation sans qu'il y ait obligatoirement élimination de la religion mais celle-ci est radicalement modifiée.

 

Donc quand la puissance de l’argent parviendra à fonder les rapports sociaux, il en sera de même pour la politique et la religion. Nous parviendrons alors à la fin du cycle, en retournant à une apparente immédiateté où tout sera remis dans une espèce d’unité.

 

La seconde remarque est que dans le cas de l'Islam on ne peut pas poser une séparation entre politique et religion; en ajoutant également que la première accède difficilement à sa réalité, comme cela advint en Occident.


Dés lors, nous pouvons indiquer que ce qui caractérise fondamentalement le développement des divers pays conquis par l'Islam, et ce jusqu’au XXème siècle, c'est l'absence de séparation, de fragmentation et celle de toute autonomisation. D'où la grande différence avec les pays qui connurent le féodalisme.

 

Nous devrons essayer de comprendre comment les anciennes conceptions, préoccupations sont reprises au moment où le mouvement de la valeur s’impose, en tenant compte que ce dernier est au fond ce que les  hommes ne voulurent pas tandis que ce qu'ils recherchèrent ce fut le pouvoir; d’où un essai d'assujettir la première au second et ce même lorsque certains hommes essayèrent d’acquérir le pouvoir en utilisant la valeur.

          

Les caractères de ces pays sont fondamentalement déterminés par la puissance de la communauté 1'Umma Celle-ci n'est plus la communauté immédiate puisque les liens fondamentaux entre hommes, femmes ne sont plus ceux parentaux, mais ceux entre les croyants et dieu. Autrement dit on a une communauté de croyants-musulmans, comme il y eut antérieurement une communauté des chrétiens qui n’eut jamais la même consistance, cohérence.[23]

 

On a au sein d'une communauté un de ses membres qui postule à la représenter non en se posant comme incarnation totale de celle-ci, mais en tant que médiateur absolu entre elle et dieu. C’est pourquoi après Mahomet les califes tendirent à détenir à la fois le pouvoir politique et le pouvoir sacré.[24]

 

Intégration avec dépassement des liens tribaux, réalisation d’une communauté séparée de la nature par soumission à dieu, donc sortie de la nature avec possibilité d'avoir une pérennité puisque ce phénomène de sortie est durable; en même temps est posé le théme de la régénération, du retour à un stade originel, tel est le point d'aboutissement du phénomène Islam.

 

9.2.6.3.3. Pour comprendre l'Islam, il faut d'abord rapidement évoquer les conditions historico-sociales de l'Arabie à l’époque de Mahomet. L’importance du désert y a favorisé le développement de l'élevage et du nomadisme.

 

De même qu'il a favorisé un certain type de représentation: "La subsistance y est extrêmement précaire; une tribu pourra jouir d'une généreuse chute de pluie et d'abondants pâturages et la tribu voisine n'avoir rien du tout. Les promesses de vie y sont minces, et la mort survient souvent soudainement et inopinément en suite d’une rencontre fortuite. Même encore maintenant, avec toute notre science, il nous est impossible de prévoir, moins encore de déterminer à l'avance le sexe d'un enfant. Au désert, de grandes vicissitudes du sort sont monnaie courante; pour un nomade, l’expérience de Job n'a rien d’improbable. "(W.M,Watt, Mahomet à La Mecque, Ed. Payot, p 49) L'auteur s'appuie sur ces considérations pour expliquer la croyance au destin de la part des bédouins.

 

L'Arabie est occupée par des tribus bédouines en lutte continuelle entre elles, pratiquant la razzia des caravanes transportant des marchandises; elles vivent donc en partie aux dépens du mouvement de la valeur.


On a le triomphe de la totalité en tant que multiplicité. Toutefois se manifeste une unité supérieure sur le plan sacré, la Kaaba avec le pèlerinage à La Mecque; ce qui actualise le contact entre le mouvement vertical et celui horizontal qui permet à la fois le culte de l'ethnie et celui de la valeur. En outre la situation de cette péninsule entre les grands empires romain, abyssin et perse en fit très tôt une zone de voies commerciales intenses et les arabes jouèrent le même rôle que les araméens ou que les phéniciens. Enfin on ne doit pas sous-estimer l'importance des royaumes du sud (État sous sa première forme) comme points de départ et d’arrivée de flux de valeurs.

 

À ce propos il faut insister tout particulièrement sur la persistance et l'extension de ce phénomène commercial et sur le mouvement de la valeur dans sa dimension horizontale sans qu'il y ait accès à une intériorisation (possible si le mouvement de la valeur s'empare de la production) et donc sans pleine réflexivité.[25] Ainsi le phénomène de la valeur est présent dans toute l'aire proche-orientale depuis une époque reculée provoquant d'immenses déséquilibres dans les diverses organisations sociales avec lesquelles il entre en contact tout en permettant une certaine union entre diverses unités géo-sociales.

 

Cette aire arabe (mais cela n’est pas réductible à elle) présente deux mouvements d'union: à l'intérieur de tribus particulières à travers le phénomène de la guerre qui unifie les intérêts pouvant être discordants en trouvant un ennemi commun, à l’extérieur des tribus grâce au mouvement de la valeur parce que l’acte d'achat et de vente implique et aboutit à une union. Cependant il crée également des tensions à l'intérieur de la communauté par formation de zones concurrentielles. Enfin la guerre peut unir des zones économiquement complémentaires mais indépendantes et pouvant se trouver impliquées dans des groupements politiques divergents.

 

"Conséquence de la souveraineté indépendante des tribus, il n'existait au désert aucune loi suprême. (...) Ni avant l'Islam ni ensuite on ne vit se développer chez les arabes l'idée abstraite de loi; même les influences grecques ne purent l'introduire dans la théologie islamique". (idem. p. 45)

       

Avec le développement de plus en plus puissant de ces empires et des échanges entre eux, le mouvement de la valeur prit une énorme importance dans certaines zones de l'Arabie comme celle de La Mecque par exemple. "Le Qoran ne fit pas son apparition dans l'atmosphère du désert, mais dans celle de la haute finance." W.M. Watt, o.c. p. 24)

 

"Si l'on voulait tenir à merci la puissance et la prospérité de La Mecque, il fallait détruire son sanctuaire, en établir un autre à la place, comme centre du commerce de détail chez les arabes du désert. (idem )

 

Plus le mouvement de la valeur s’impose, plus il y a  opposition entre ruraux et citadins comme l'a bien exposé Ibn Khaldoun. Chez les bédouins prédomine la Muruwah "ou virilité". "Bravoure au combat, patience dans l'adversité, ténacité dans la vengeance, protection des faibles, défiance envers les forts. » R. A. Nicholson cité par W.M.Watt, o.c. p. 48.

 

«Il y a là de l’humanisme au sens où c'est foncièrement dans les valeurs purement humaines, dans un comportement vertueux ou viril, que la conception trouva sa signification. Elle diffère toutefois de l’humanisme le plus moderne dans la mesure où elle a en vue comme siège de ces valeurs la tribu plutôt que l'individu." W. M. Watt, o.c. p.43.

 

Par suite du développement d'une activité mercantile intense la communauté se dissolvait et s’affirmait un procès d’individualisation qui s’accompagna d’un phénomène nouveau à La Mecque: "L’apparition d'un sentiment d'unité fondé sur des intérêts- matériels communs. "(idem, p 42)

 

De là deux conséquences:

 

"L'idéal nomade de murûwah n’a plus de sens dans une communauté mercantile." (idem, p.104)

 

"La signification de ce phénomène est qu'il traduit un affaiblissement des liens de parenté de sang et révèle l'opportunité d’établir une unité plus large sur de nouvelles bases." (idem, pp.42-43)

 

Autrement dit une autre médiation unificatrice surgissait entre les hommes: l'argent. Elle leur apportait la puissance et le  pouvoir; d’où le fait que "les mecquois en venaient à nourrir une opinion exagérée des pouvoirs de l’homme et à oublier le caractère précaire de la créature." (idem, p.107)

 

L'honneur fait également partie de cette Muruwah. "Or l’honneur est véritablement sacré chez les arabes ». A.M Delcambre "L`Islam", Ed. La Découverte", p.10.

 

La thématique de l'honneur est celle du maintien de l’intégrité, de la totalité. Cela dépend par rapport à quel référent on se place et à quel moment du devenir. En ce qui concerne les bédouins le référent est la communauté, la tribu. Une atteinte à celle-ci se traduit, dans la représentation par une atteinte à l’homme. Il faut donc rétablir l’intégrité de la tribu, donc réparer l’offense qui a entaché l'honneur.

 

L'honneur opère en tant qu'équivalent général dans les communautés où le mouvement de la valeur a surtout une dimension verticale. En tant que tel il permet aux hommes de se positionner et de déterminer faits et choses. Ainsi pour le problème de l'usure: "Nul n'eut pu dire que l'usure était mauvaise, il n'existait pas de conception abstraite du bien et du mal chez les Arabes. La conception la plus proche aurait été celle d’honorable, déshonorant. "W.M.Watt, p. 113 .

 

Mais cet humanisme entre en grande décadence, du temps de Mahomet, à cause du développement du mouvement de la valeur. Autrement dit la solution ne peut plus être dans l'immanence, on ne peut plus unir les hommes et les femmes par l’intermédiaire d'un élément les constituant immédiatement, il faut donc faire appel à quelque chose d'extérieur et de commun à tous: dieu qui n'est en définitive que l'être de la communauté abstraisée, autonomisé et qui se pose dans un au-delà qui doit être atteint mais sans jamais y parvenir.

 

D'autre part on ne peut pas s 'en remettre aux hommes pour fonder une certaine convivialité, étant donné leur comportement erratique, leur démesure, voire leur ignominie. on peut dire que cela pose le moment fondateur de la religion.

 

On constate donc que ce n’est plus de l’être immédiat de la communauté que dérive un principe unificateur tel que l'honneur dans la Muruwah, mais d'un être abstraïsé séparé et autonomisé de celle-ci, dieu qui va relier hommes et femmes, entre eux. C'est le mouvement intermédiaire qui est posé en tant que tel.


Ainsi le mouvement de la de la valeur fonde donc, comme nous l'avons déjà exposé, à la fois un énorme déséquilibre au sein des communautés et un mouvement d'union entre celles-ci. Le problème se pose donc aux hommes de concilier ces deux aspects en enrayant l'un et en exaltant l'autre.

 

L'étude historique montre que la réponse aux questions individualisées précédemment avaient été données par le judaïsme puis par le christianisme surtout dans ses versions nestorienne et monophysite. Toutefois il y avait une recherche autochtone qui justement explique le surgissement de Mahomet  et le fait qu’on ne puisse pas réduire l'œuvre de ce dernier à un simple prolongement du judaïsme et du christianisme.[26]

 

En outre, nous devons y insister, les problèmes posés par le développement du mouvement de la valeur dans ces zones où prédominait le nomadisme ne pouvaient pas être résolus tant sur un plan économique que sur un plan politique, étant donné le faible développement de l'un et l'autre domaine, tout particulièrement du second qui, d'ailleurs, parviendra difficilement à une autonomisation dans cette aire. En conséquence nous tenons, en fonction de la remarque de K. Marx dont il a été déjà question, à envisager la solution sur le plan religieux, en notant que même pour celui-ci il n’y a pas une autonomisation et que, à l'origine, l'islam est plus qu'une religion. Il tend réellement à opérer un retour à -une phase où il n’y avait pas séparation dans la communauté, toutefois cette dernière est désormais séparée de la nature.

 

 

9.2.6.3.4 - L’œuvre de Mahomet est une réponse aux problèmes ci-dessus indiqués se posant dans l’Arabie du VIIème siècle. Dit autrement on a une solution au problème de la séparation d'avec la nature, autonomisation de l'espèce, surtout au travers du mouvement de la valeur qui tend toujours à s’émanciper des extrêmes  qui l'ont engendré, des agents qui le réalisent, etc., dissolution des rapports parentaux, familiaux, affectifs, tribaux. Mais encore importance des clans.

 

Ainsi toujours dans la perspective tracée par la remarque de K Marx, si l'on veut comprendre la formation de l'aire islamique au  cours de quelques siècles, d’abord de façon explosive puis par poussées successives espacées de phases de pauses, il faut tenir compte qu'ailleurs c'est au sein d'un empire constitué que se développe une religion monothéiste, maintenant, avec l’Islam, il y a fondation d’une religion avec celle d’un empire. Seul le judaïsme a connu un devenir similaire avec la différence que le royaume juif n'eut jamais l'extension de l'empire islamo-arabe. Mais la similitude peut expliquer l’intense antagonisme entre les partisans des deux religions.

 

9.2.6.3.4.1. Voyons donc. les données religieuses du phénomène qui bouleversa l'Arabie au VIIème siècle avant de se propager sur une aire immense au cours des siècles suivants, en tenant compte qu'il s'est agi alors d'élaborer une représentation permettant de sortir d'une impasse créée par le grand développement de la valeur au sein de communautés ayant conservé un mode de vie très archaïque au regard du devenir de cette dernière qui, de ce fait, détermine un phénomène mais est incapable d'en créer un compatible avec son devenir.


Pour bien comprendre le surgissement de la représentation de Mahomet on peut- avancer l’analogie suivante entre la situation de l’Arabie au VIIème et celle de la Russie du début XXème . Dans les deux cas on a un développement inégal en ce sens que, par exemple en Arabie, on a coexistence de formes communautaires encore plus ou moins immédiates et organisations fondées sur la valeur (à La Mecque principalement), ce qui peut s’exprimer également à travers l’idée de développement combiné comme l’affirma Trotsky, situation sociale grosse dune transcroissance révolutionnaire selon Lénine, ou bien encore avec l’idée de révolution radicale qu’exposa K. Marx pour l'Allemagne des années quarante du siècle dernier.


L'importance de l'apport de Mahomet c'est d'avoir proposé une représentation apte à concilier les deux extrêmes. -Elle consista en une vaste synthèse opérant sur les éléments découlant de la décomposition des communautés bédouines comme sur ceux provenant de l'aire romaine, ou perse. Ce qui implique qu’elle doit englober la question de la valeur, comme celle de l'unité supérieure, tant dans sa dimension sacrée que profane, comme cela apparaîtra clairement après la mort de Mahomet.

 

En conséquence l'affirmation suivante de W.M.Watt nous semble insuffisante: "Une des thèses de ce livre est que la grandeur de l’Islam est due en grande partie à la fusion de cet élément ("esprit de solidarité", "un code et une tradition élevés des rapports d'homme à homme") avec certaines conceptions théistiques Judéo-chrétiennes." (o,c: P.46.)[27].

 

               En effet la synthèse ne porte pas uniquement sur des données représentationnelles, mais aussi sur   des données immédiates concernant le mode de vie. Il s’agissait d'opposer à une totalité se désagrégeant une totalité structuratrice et fondatrice. Et le principe fondamental de celle-ci est un dieu transcendant la fois inaccessible et proche, création de Mahomet.


Pour revenir à la situation de l'Arabie du VIIème siècle, on constate que le retour à un stade purement bédouin s'avère impossible. On n'a pas de témoignages importants de personnes ayant prôné un tel retour[28]. En revanche Mahomet en tant que marchand pouvait difficilement le faire. "Par ailleurs; le Qor’ân ne fait aucun effort pour restaurer le vieil ordre antérieur. On n'y trouve aucune ligne évoquant la possibilité de revenir à la vieille solidarité tribale. Chez l’homme, la conscience de soi en tant qu’individu avait pris naissance, et devait dés lors être acceptée et prise en considération. Ceci se dénote particulièrement dans la conception du Jugement dernier dans le Qor’ân, car c'est essentiellement un jugement des individus." (Watt, p. 10)

 

Or nous l’avons maintes fois indiqué, il ne peut pas y avoir d’individus sans un développement de la valeur,

 

En conséquence nous pouvons préciser que les bédouins n’avaient pas de religion[29]. Ils avaient une représentation organique non autonomisée. De ce fait il fallait apporter à l’ensemble des arabes placé à des stades divers de dissolution des communautés, un complexe incluant représentation et mode de vie aptes à les mobiliser. En ce sens Mahomet apporta plus qu'une religion. Cet apport était gros de possibles qui se développèrent au cours du devenir ultérieur des peuples du Proche-0rient.

 

De là se comprend le refus de Mahomet d’accepter l’une quelconque des religions monothéistes déjà en place au  Proche-Orient: christianisme, judaïsme, mazdéisme. Cela n’est pas dû seulement au fait qu’accepter l’une d’elles c’était accepter l’empire auquel chacune était liée (sauf le judaïsme) comme l’ont noté divers auteurs. Elles ont un défaut de puissance intégrative. Or il est nécessaire d’intégrer communauté et valeur.

 

Il ne s'agit pas seulement d’un problème national, de rivalité d'ethnies, ni même de concurrence commerciale bien que tous ces facteurs aient joué (par exemple oppositions avec les tribus juives de Yatrib). Il faut tenir compte que ces religions sont en rapport étroit avec un Ėtat, or Mahomet cherche à réaffirmer la communauté. Nous verrons d’ailleurs que sa solution consiste à escamoter le corpus étatique (même si par la suite il se réimposa). On doit tenir également à l'esprit que cette solution est un possible au sein de la combinatoire divine, c'est-à-dire de la représentation de dieu.

 

En ce qui concerne le mazdéisme, l'unité supérieure est divisée, déchirée. Elle semble entériner la coupure, vivre de sa substance. D'autre part cette religion est grosse d’un grave danger à cause de l'hérésie qui lui est liée le manichéisme. On ne peut pas non plus négliger le fait que le mouvement communiste de Mazdak, qui concerna l'aire même où s'était affirmé le mazdéisme, ait pu avoir directement ou indirectement (c'est-à-dire au travers d’une tradition plus ou moins claire), une influence sur Mahomet pour lui faire emprunter la voie moyenne. En effet les solutions proposées par Mazdak: abolition de la propriété privée, communauté des femmes ne pouvaient pas être adoptées par Mahomet qui se pose en réformateur. Sur ce plan également il ne put pas accepter Mazdak car celui-ci apparaît également comme "un authentique fidèle de la "Bonne Religion" zoroastrienne, désireux d`instaurer à la fois la justice sociale prêchée par l`ancien Prophète et le dualisme modéré des Gathâs, opposé au dualisme radical zervano-manichéen." Cela reviendrait à accepter, directement ou indirectement l’empire perse. Enfin, comme nous l`avons vu plus haut, le résultat du mouvement mazdakite fut le renforcement de l’État. Or, Mahomet par suite de ses origines et du milieu bédouin avec lequel il avait beaucoup de contacts ne pouvait pas accepter un tel État. On peut dire, en faisant un anachronisme, qu`il devait considérer celui-ci comme le pire représentant de l’incarnationisme et de l’anthropocentrisme.

 

Le christianisme manque de transcendance et présente trop d’intermédiaires entre dieu et sa créature tandis qu`il pâtit d’une trop facile réductibilité à une forme de polythéisme au travers de son dogme de la trinité. C`est d’ailleurs pour cela que les hommes et les femmes de la zone proche-orientale furent surtout sensibles à sa forme monophysite, escamotant cette trinité (il en fut de même d’ailleurs pour l’Espagne). Autrement dit la solution de Mahomet était recherchée depuis longtemps, mais les éléments de sa réalisation n'avaient pas encore été trouvés. En outre le christianisme apparaît comme une forme secondaire, en ce sens qu'il peut être considéré comme une déviation du judaÏsme qui, lui, est en rapport avec la religon originelle. En  revanche il est trop lié à une ethnie, ce qui constitue un frein au développement de la transcendance.


              Par rapport au christianisme, l’Islam n’a pas la dimension de sortie du monde, de l’abandonner pour accéder à un autre. On peut Seulement considérer la migration à Yathrib comme un certain abandon d’une communauté en place pour en fonder une nouvelle (ceci apparaît moins net pour la migration en Abyssinie). La dimension de l’abandon est bien limité puisqu`Il y a eu conservation de ce qui est le fondement de la communauté qui est abandonnée: le mouvement de la valeur. Toutefois le fait de poser un dieu unique transcendant permit une distanciation importante par rapport à la communauté de la Mekke, en même temps qu’il créa un espace de développement où des possibles, points de départ de dynamiques tendant à rompre avec l’ordre établi, purent s’affirmer, comme on le verra avec le surgissement de diverses sectes islamiques[30]. En conséquence on n’a pas eu en terre islamique un phénomène comparable au monachisme aussi bien oriental qu’occidental, en-dehors de cas assez limités et du mouvement des Almoravides qui constituaient une confrérie de type monastique.



          Le judaïsme et le christianisme sont le fruit d`une rébellion, le premier d’abord contre l’unité supérieure, puis contre le mouvement de la valeur, le second surtout contre ce dernier. En effet, il y a une puissante dimension anti-valeur dans le judaïsme sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors-nature. Rappelons, pour le moment, la pratique suivante : « Une norme de l’antique loi de Moïse, tombée par la suite en total abandon au moment où l’économie hébraïque était sortie de son stade le plus primitif, prescrivait que tous les cinquante ans il devait y avoir une « année de miséricorde du Seigneur », qui aurait été proclamée par celui qui avait été consacré par Dieu à travers la cérémonie politico-religieuse de l'onction sacrée par la plus haute autorité de l’antique Israël. L' «année de miséricorde» comportait la libération des esclaves (qui avaient toujours été très peu nombreux parmi les hébreux et, surtout aux époques les plus anciennes, jamais esclaves dans le vrai et propre sens du terme), la rémission des dettes et la libération des prisonniers qui pour la plupart avaient fini en prison à cause de dettes non payées. Elle comportait ensuite la nécessité d'une nouvelle cession à la communauté de tous les biens immobiliers qui étaient tombés entre temps dans les mains privées. Il s' agissait par là d'un jour défini comme celui de la vengeance de Dieu, comme si dieu, ce jour-là, voulait se venger, de tous ceux qui s'étaient accaparé des biens collectifs, en les contraignant à les restituer à la propriété collective. »[31]

 

9.2.6.3.4.2. Or le comportement de Mahomet se place en revanche au sein du mouvement de la valeur qui détermine son œuvre. "Après que l'empereur perse Chosroes II eut envahi et occupé successivement la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Egypte, le commerce de La Mecque avec l’empire romain d’Orient dût devenir précaire. La date à laquelle Mahomet reçut pour la première fois un message de Dieu se situe vers 610. Á cette époque, il avait épousé Khadija et il occupait une maison à La Mecque." A. Toynbee La grande aventure de 1’humanité, p . 346.


Il faut certes également considérer l'influence des perturbations énormes qui affectaient le Proche-Orient durant la période de gestation de la représentation de Mahomet. En 614 les perses prirent Jérusalem et menacèrent Constantinople. L’instabilité régnait et venait renforcer les déséquilibres internes à la communauté engendrés par le mouvement de la valeur. En conséquence c'est bien ce dernier qui nous semble essentiel pour comprendre la représentation de Mahomet. Il s’agit d'un mouvement pour soi, mais dans l’extériorité (il affecte quelque chose, il ne détermine pas de l’intérieur). En même temps cela pose les particularités du groupe qui vit au sein de ce mouvement liant des extrêmes entre lesquels il se trouve et la question de savoir si Mahomet tend à les saisir.


En effet il est dit des musulmans qu'ils forment "la communauté la meilleure qui soit parmi les hommes et il est affirmé:


"C'est ainsi que nous avons fait de vous une nation intermédiaire." Le Coran, Sourate 2. Une autre version traduit "une communauté éloignée des extrêmes." C'est le problème de la voie moyenne qui s'impose dans tous les cas où le mouvement de la valeur s`est déployé. On le trouve chez Aristote, Bouddha, Maimonide, etc. "Evitant ces deux extrêmes, Ô moines, le Tathagata a découvert le chemin du milieu." (Premier discours du Bouddha). Nous aborderons cela de façon plus détaillée dans le chapitre 9.3. Valeur et procès de connaissance.

 

Il nous faut, insister sur ce caractère intermédiaire :


"Le point le plus important se dégageant de cet exposé est que le jeune Islam fut essentiellement un mouvement de jeunes hommes (...). La grande majorité de ceux dont l'âge est précisé n'avaient pas atteint la quarantaine à l’Hégire (certains beaucoup moins) et beaucoup étaient déjà convertis depuis huit ou neuf ans." W. M. Watt, o.c. p. 128.

 

Les jeunes sont toujours placés dans l'intermédiaire et sentent le déracinement parce qu'ils sont à la recherche de quelque chose qui fonde.


"Il tira sa force, non des degrés inférieurs de l'échelle sociale mais de ceux qui se situant à peu prés au milieu, ayant pris conscience de l'écart entre eux-mêmes et les privilégiés du sommet, ayant commencé à se convaincre qu'ils étaient des sous-privilégiés, " (idem, p.129)

 

Ceci confirme bien que l'Islam n'est pas un mouvement qui s'oppose à celui de la valeur, qui veut le subvertir, mais qui veut au contraire aboutir à un aménagement de celui-ci. En conséquence il nous faut insister sur le fait que Mahomet fut un marchand et qu'il y a de nombreux hadiths qui exaltent l'importance de ce dernier. "On rapportait que le Prophète aurait dit: « Le marchand sincère et de confiance sera (au jour du Jugement) parmi les prophètes, les justes et les martyrs » ou bien’ le marchand de confiance sera assis à l'ombre du trône de Dieu au jour du Jugement » ou encore « les marchands sont les courriers de ce monde et- les curateurs fidèles de Dieu sur la terre »". ( M. Rodinson: Islam et capitalisme, p. 33)

 

Ainsi, "Avec l’établissement de la société musulmane, le simple guerrier cesse de figurer le type idéal. Le combattant de la foi jouit d’une haute considération, mais les hauts faits accomplis au service de la religion ne donnent pas le droit d'occuper la première place dans l’Ėtat. L’Islam est une civilisation urbaine; la profession la plus représentative est celle de marchand." G. E. Grunebaum: L'identité culturelle de l’Islam, éd. Gallimard p. 05)[32].


En ce sens l'Islam apporte une discontinuité car, avec la dissolution des communautés et avec le développement des divers États, c'est le guerrier qui était le personnage important, voire essentiel, le marchand étant placé hiérarchiquement assez bas.

 

Mahomet a tendance à poser la communauté sur le mode d'être du mouvement de la valeur. Le marchand en tant qu'intermédiaire apparaît comme un sauveur-médiateur, comme l'or dans le commerce. Il ne portait qu'à bout une tendance déjà en acte - dont nous avons parlé - de poser l’intermédiaire en tant que divinité, comme ce fut le cas avec Mithra. C'est la communauté intermédiaire abstraïsée qui est la divinité et est posée inaccessible, transcendante, mais à laquelle on peut participer grâce à la foi, thème sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

 

Cela n'abolit pas le phénomène de la guerre puisque l'antique razzia pour s'emparer des marchandises (et vivre aux dépens du mouvement de la valeur) sera remplacé du temps même de Mahomet par la guerre en vue de convertir ( djihad) ce qui en  même temps accroît le champ de développement du mouvement de la valeur. Cependant la guerre n'apparaît plus selon la conception de Clastres comme un facteur de différenciation, mais comme un moyen d'homogénéiser, de faire l’accord et de briser l'antique séparation au sein de la communauté humaine. Autrement dit le mouvement de la valeur est primordial pour essayer de refaire l'unité (c'est bien la contradiction profonde de l'islam), la guerre est secondaire, quoi qu'on en pense en Occident où l'on a mythifié le djihad.


Si Mahomet se présente comme le porte-parole de la gent intermédiaire, comme l'expose W. M. Watt, cela n'empêche pas qu'il ait pu être soutenu par des hommes et des femmes participant à des couches inférieures et qu'il ait dû son triomphe à leur intervention. "IL n'avait pour lui que les esclaves et les déshérité; c'est pour eux qu'il allait prêcher d’abord, et combattre ensuite; mais à travers eux, il songeait à la ville sainte des Arabes, devenue un marché de transactions et un pôle d’attraction de la richesse et de toute sa cohorte de corruption, de plaisirs et de débauche." (Toufik Fahd: La naissance de l'islam; in Encyclopédie des religions t. 2, p. 660)

 

On a là les protagonistes d'une dynamique qu'on retrouve dans tous les mouvements de contestation de l’ordre établi, qu'ils soient révolutionnaires ou réformistes: la couche des mobilisations et la couche des mobilisés qui sont catapulté dans l'action par suite de l’intolérabilité de leur situation mais qui opèrent en définitive pour le profit de ceux qui ont une représentation conséquente des rapports de forces et des conflits.

 

Pour en revenir aux jeunes il éprouvent la nécessité d’intégrer un immédiat avec un élément au-delà fondant la transcendance, comme une aspiration pour un devenir, parce que normalement ils ne se trouvent pas immédiatement dans l’établi.

 

Or la valeur surtout dans sa dimension économique est fondamentalement immanence, elle est mouvement intermédiaire tant qu 'elle ne parvient pas à sa réflexivité et surtout à son autonomisation en devenant capital. Dés lors en rester dans la mouvance de la valeur c'est demeurer dans la dépendance immédiate.

 

Pour ne pas être dépendant il faut tenir les extrêmes entre lesquels on se trouve d’autant plus qu'ils jouent souvent un rôle de pôle d’attraction; donc il faut tenir les lieux de départ et darrivée des flux de marchandises. Il en découle, en particulier la nécessité de l'expansion, ce qui n'est pas une particularité de la communauté musulmane mais est valable pour tout groupement humain situé dans les mêmes conditions. En outre l'expansionnisme est déterminé par la nécessité de s'assujettir des populations payant un tribut qui permette d'entretenir la communauté des croyants qui peut ainsi réaliser son idéal de vie en relation avec dieu (d'où l'on retrouve la question de la guerre).

 

Sur le plan de la .représentation, la nécessité de tenir les extrêmes, de les intégrer ou même de les abolir en tant que limites, conduit à poser ou à amplifier la transcendance d'un dieu unique. Car il faut l'unicité pour refléter la multiplicité. "Il est Dieu l'Unique, Dieu le Seul. Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré. Rien n’est comparable à lui." (Coran, CXII, M. Kasimirski) "Il est Dieu, il est l'Un Dieu de plénitude qui n'engendrera ni ne fut engendré et de qui n'est l'égal pas un." (CXII, J. Berque)

 

D'autre part la communauté ne peut perdurer que si se manifeste une opposition aux débordements du mouvement de la valeur qui correspondent â diverses tendances à ce que cette dernière se pose pour soi, s’autonomise. Ces débordements tendent à détruire la communauté. "S'engager dans la haute finance au reste n'exclut pas nécessairement toute générosité, mais n'en milite pas moins contre la générosité, le financier ayant sans cesse en vue d’accroître sa fortune (comme le Qor’ân en témoigne)." (W. M. Watt. o. c. p.104)

 

En outre ce principe doit en quelque sorte s'incarner dans le mode de vie des hommes et des femmes. Pour cela il faut trouver une voie moyenne (le mouvement de la valeur doit être maintenu dans le cadre de la communauté et ne pas le faire éclater) qui ne peut s’établir que si l'on induit dans la communauté un comportement déterminé. En conséquence, il sera nécessaire de préciser certaines règles de conduite.

 

On peut considérer qu’on a là un phénomène de substitution au sein de la représentation qui permit à celle-ci de retrouver une cohérence par rapport à un mode de vie donné. Il est isomorphe à celui de la valeur qui, nous l'avons vu, s'impose par substitution. Ceci comportera comme nous le verrons un problème de justification afin de maintenir une continuité.

 

Nous avons analysé le problème du rapport de Mahomet au mouvement de la valeur au travers de son comportement vis-à-vis du judaïsme et nous avons vu que cela le conduisit à poser un dieu transcendant, tout au moins à accuser ce caractère voire, selon certains à le rétablir, surtout au travers de 1’affirmation que dieu n’est pas lié à un peuple particulier, qu'il est vraiment universel. Il y a par là une perception-affirmation plus prégnante de l'espèce.


"Seigneur! tu rassembleras le genre humain dans le jour au sujet duquel il n’y a point de doute. Certes, Dieu ne manque point à ses promesses." (Coran, 3.7)

 

"C'est pourquoi nous avons écrit cette loi pour les enfants d'Israël: Celui qui aura tué un homme sans que celui-ci ait commis un meurtre, ou des désordres dans le pays, sera regardé comme le meurtrier du genre humain; et celui qui aura rendu la vie à un homme, sera regardé comme s'il avait rendu la vie à tout le genre humain. "(Idem, 5.35)

 

Il faut également tenir compte qu'il lui importait aussi de trouver une voie originale qui soit dans une certaine mesure en cohérence avec le fond arabe, lui apportant la continuité en même temps que la distanciation. Et ceci s'imposait même à son insu car l'aire géo-sociale arabe avait son originalité qu'elle ne pouvait pas abandonner du jour au lendemain. Ainsi, au fur et à mesure que la prédication de Mahomet rencontra un écho parmi les arabes, celui-ci accentua l'élément distanciateur d'avec les juifs. Ce n'est donc pas étonnant que dans la même sourate où s'exprime fortement la perception de l’espèce, il est affirmé : « Il a fait enfin descendre le livre de la distinction. » (III. 2, M. Kamiriski) « Il a fait descendre le Critère. » (III, 3, J. Berque)

 

Il faut y insister, c'est dans la lutte contre et au travers des compromis avec les juifs que Mahomet affirma sa représentation, jusqu'au moment où le rapport des forces lui étant favorable il put réellement rompre avec eux. En revanche la rupture fut rapidement totale et définitive avec les polythéistes parce que leur représentation ne pouvait en aucune façon "dominer" le mouvement de la valeur; son maintien impliquait un recul au stade bédouin devenu impossible.

 

Ce dieu transcendant apte à dominer les extrêmes présente également la garantie absolue. En effet, si les hommes s'abandonnaient au mouvement de la valeur, ils risqueraient d’aller à l’encontre de catastrophes, puisque aucun homme particulier ne peut dominer ce mouvement. En conséquence l’homme doit se soumettre à dieu, doit suivre ses préceptes et ceux-ci ne lui interdisent pas de participer au jeu de la valeur. Mais maintenant il y a une garantie contre toute adversité: dieu.[33]


                Puisque le mouvement de la valeur est à la fois nécessaire et dangereux pour la communauté, il faut pour que celle-ci puisse perdurer, un principe à la fois compensateur, freinant les excès, l’hubris, et un principe unificateur. C’est un dieu transcendant apte à dominer les extrêmes, garantie absolu contre l’adversité, intégrant le destin comme le remarque W. M. Watt: "J'ai suggéré ailleurs que dans certaines Traditions canoniques de l’Islam, nous avons des idées pré-islamiques dans un vêtement islamique, et que ce qui était antérieurement attribué au Temps et au Destin vint à être mis plus ou moins directement au compte de Dieu." (o.c. pp. 48-49) Ce qui rend ce dernier plus acceptable par les arabes et assure un enracinement- théorico-affectif à la représentation.

 

Cet enracinement est nécessaire quand une communauté est soumise à un mouvement immanent mais déconnecté d’une totalité, privé de racines, ce qui engendre la nécessité d'un référent et d'un référentiel à la fois externes et en connexion tout de même avec le corpus communautaire. C’est ainsi que le dieu unique transcendant s’impose: il est au-delà de tout et détermine tout. Il est l’équivalent général absolu qui intègre le mouvement de la valeur et sauve la communauté.

 

C’est là que s’opéré la synthèse de Mahomet sur laquelle nous reviendrons, entre éléments archaïques et donnée anticipatrice. Ce faisant il pose à la fois la continuité et une discontinuité avec tout ce qu’apporte le monde communautaire arabe, d’une part, et avec les représentations de l'aire proche-orientale, qui se trouvait à un stade plus évolué de la dissolution de la communauté et de la sortie de la nature. Cela concerne la communauté, les individus, le mouvement de la valeur, l’Ėtat.

 

Tous les grands fondateurs considèrent qu'ils doivent enraciner profondément leur appréhension du monde, leur conception du devenir de la communauté, de l’espèce, leur synthèse, leur innovation, dans une totalité dont les racines sont fort anciennes. ils refusent l’originalité absolue parce qu'ils pensent sous l’emprise du continuum, et ce même quand ils s’acharnent à instaurer une discontinuité [34]. Il est clair que ce faisant ils opèrent selon un vieux comportement qui consiste à vouloir violer l'interdit tout en se défendant de le faire, par crainte atavique de provoquer une déchirure irréparable. En conséquence ils se glorifient d’enfreindre ce qui est considéré comme intangible et de maintenir l'intégrité. Ils se justifient en proclamant qu’ils permettent au tout originel de se réaffirmer.

 

Dans le cas de Mahomet la question de l'interdit est moins accusée, dans la mesure où la séparation de la nature et à l’intérieur de la communauté a été engendrée par le mouvement de la valeur et que le comportement total qu'il prône dérive du fait qu'il a ressenti la profondeur abyssale de cette dernière, et qu'il s' agit de combler un vide, un espace infini. En outre cette coupure est un procès en acte. Ce n'est pas un phénomène de l'ordre du fini [35]. En conséquence si ce que propose Mahomet est en discontinuité avec les vieilles représentations des arabes, elle permet en fait de rétablir une unité-totalité: dieu substitut de la continuité. Autrement dit par sa démarche, son comportement total il reconnaît la séparation et comble l'espace qu'elle a engendré.

 

9.2.6.3.4.3. En affirmant l'unicité de dieu et sa transcendance, Mahomet permit une levée de verrou pour la représentation et pour le comportement pratique communautaire.

 

L'unité supérieure est dieu; d’où possibilité que des hommes ne soient pas dominés par d'autres hommes, qu'ils soient plus ou moins non tellement posés égaux, ce qui impliquerait une trop grande séparation, mais non hiérarchisables: tous ayant le même accès à Dieu. Toutefois demeure le problème de la modalité de manifestation de cette unité supérieure au sein de la communauté.


Dans le Coran il est suggéré qu'il n'y a pas d'intermédiaires entre dieu et ses créatures, mais c’est seulement dans un hadith qu'on trouve cela explicitement exprimé: "vous êtes tous pasteurs et vous êtes tous responsables de votre troupeau." (cité par Rachid Rida, o.c, p. 49.

 

Or ceci est important étant donnée la dimension communautaire des bédouins, du refus des intermédiaires, de l'autonomisation du pouvoir.

 

"Une série d’épithètes insiste sur le caractère sublime d’Allâh: Il est le "très haut" (87, 1); il est le "roi des hommes’(114, 2) et il possède la "royauté" (67, 1), "la pleine royauté" (36, 83). Son trône couvre les cieux et la terre" (2, 255) et à lui tout ce qui est dans les cieux et sur la terre (42,53) (Toufik Fahd,o.c, p.101) On doit noter à quel point s’exprime de façon puissante la nécessité de dépasser toutes les limites.


Le même auteur signale également: "C'est pourquoi, au début de sa prédication, Mahomet concevait Allah comme le rabb, le Seigneur par excellence, le Maître de l'univers: maître des hommes, leur roi, leur Dieu (114, 1-3), maître des êtres créés (113, 1), maître du sanctuaire de la Ka’ba (106, 3) , dominateur des peuples rebelles (85, 6 sqq), maître du ciel et de la terre et de ce qui existe entre eux (18,37), maître des levants et des couchants (73,9 ;7C, 40;55, 17; etc.), conception qui tendait à le mettre au-dessus des divinités favorites des Mekkois, à savoir al-.Lât, al-Uzzâ et Manât qui ne pouvaient prétendre à aucun rôle cosmique." (o.c, p.99)

 

L'unité supérieure en tant que totalité unité originelle, en tant que mère, ou plutôt en tant que son substitut, fonde la loi qui n'apparaît pas au-dessus, comme une immense réification en tant que donnée séparée de la communauté un peu comme chez les juifs. Á partir du moment où l'on parle de loi, on fait appel au mouvement intermédiaire, c'est comme un monde hors dieu, profane, même si c'est encore lui qui détermine.

 

En réalité c'est un peu abusivement que l’on parle de loi. En effet le mot arabe qu'on traduit ainsi est sharî’a .Or chez Mahomet le terme de sharî’a "n’apparaît tel quel qu'une, seule fois dans le Coran (XLV, 18 : "Nous t'avons ensuite placée sur une voie procédant de l'Ordre. Suis-là donc..")[36], où l'on trouve trois autres occurrences de terme de la même racine (XLII, 13; V,48; XLII ; II, 21). Dans toutes ces occurrences, shari'a signifie non pas les normes juridiques, mais le chemin ou voie. Ce sens coranique du terme est celui-là même que donnent tous les dictionnaires de la langue arabe: le verbe shara'a signifie aller à un point d'eau, et les noms shir’a et shari’a désignent soit l’abreuvoir, soit le chemin ou la déc1ivité- qui y mène. " (Muhammad Said Al-Ashmawy: L’islamisme contre l'islam, Ed. La découverte /Al-Fifkr, pp. 124-125)

 

Confirmant cela J. Berque, dans son index des concepts et thèmes à la fin de sa traduction du Coran, Ed. Sindbad, écrit:

"shari'a : le mot n'est donné dans le Coran qu’en XIV,18, dans le sens de "voie, accès, à rapprocher de shir`a en V,48, accolé à minhâj, "chemin patent". La verbe shara'a apparaît toutefois en XLII, 13 comme signifiant "montrer, recommander". D'où l'évolution dans le sens de "pres_c_r_i_p_tion légale". (p.829)

 

Revenons au texte de Al-Ashmawy qui se poursuit ainsi: "Au départ  shari'a  était utilisé dans ce sens de sentier ou voie de Dieu. Puis on y intégra les règles juridiques révélées dans le Coran, puis celles figurant dans les hadiths, et par la suite les exégèses, gloses, opinions, ijtihad-s, fatwâ-s et jugements, bref, tout ce qui vint compléter et éclaircir ces règles fondamentales pour constituer la jurisprudence islamique (fiqh),de sorte qu’aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, on entend par shari'a  le fik.h tel qu'il s'est formé dans l’histoire."(o. c. p.125)

 

Le mot sharï’a indique donc un comportement total (il en est de même pour Tao en chinois et d'autres termes similaires en d'autres langues) comme la Murawâh, même si à cause de la conception transcendante de la divinité cela la dépasse [37].

 

Divers théoriciens (dont  Boularés, o.c. p.97) ont mis en évidence que de multiples éléments en particulier les hadiths intervenaient pour fonder-la sharï’a  dans un sens qui n'est pas celui donné par Mahomet. Ces hadiths font appel à une praxis et accusent le caractère paradigmatique de la vie de Mahomet et renforcent celui de héros fondateur sur lequel nous reviendrons.

 

Pour préciser le rapport d’Allâh à ses créatures on doit noter qu'il donne tout. Il est le point de départ d’un potlach qui n'a pas de réciproque; d'où il engendre la totale dépendance déterminant la soumission totale à son pouvoir.[38]

La créature peut compenser par un amour démesuré, une dévotion extrême; mais alors ceci n'est pas considéré avec sympathie parce que de ce fait il y a comme un rétablissement d'équilibre et la créature risque de se poser égale au créateur[39].

Il semblerait toutefois que la création, tout au moins les créatures, soient là pour effectuer une compensation: "Je n'ai créé les hommes et les génies qu'afin qu'ils m'adorent." (Coran, LI, 56, Kasimirski - "Je n'ai créé les démons et les hommes que pour m'adorer. " LI, 56, J. Berque)

Dans tous les cas la soumission ne doit pas être perçue comme une simple activité passive traduisant uniquement la position tota1ement subordonnée parce que c'est en fait une médiation pour accéder à une participation.

 

              C'est dans la liaison entre dieu et ses créatures que la levée de verrou est parachevée par une autre affirmation au sujet de dieu miséricordieux. Ici on doit noter que les attributs de dieu opèrent une continuité entre le créateur et ses créatures, de là le débat ultérieur sur cette question. Leur accorder trop d’importance revient finalement à créer des intermédiaires, des points de passage entre les deux, puis il est possible qu-il y ait hypostase, et on se retrouve devant un polythéisme. D'autre part le fait qu'il soit clément et miséricordieux implique qu'il soit comme à l'écoute de ses créatures, qu'il prenne en compte ce qu'elles donnent, ce qui atténue la rigueur du potlach dont il a été question précédemment. "Dieu est clément et miséricordieux". Ce couple d’épithètes caractérise le Dieu de l’islam et le rend accessible aux hommes, en dépit de son incommensurable transcendance." (Toufik Fahd, o.c, p.101)[40] Ceci est fondamental si non la foi qui présentifie la divinité, la rend actuelle, opérante pour l'homme ou la femme qui la détient, ne pourrait pas être efficace, car il n'y aurait pas d'écoute. Donc la foi est l'autre fondement de la levée de verrou dont nous parlons.

 

La foi est une donnée innée. Elle est nécessaire pour affirmer dieu conçu comme étant un être s 'imposant également à l'espèce dans une innéité, ainsi que pour compenser le mouvement de ce qui est acquis qui tend souvent à remettre en cause ce qui est établi, en place. Or, le mouvement de la valeur est un mouvement d'acquisition dans tous les sens du terme. Pour que les hommes et les femmes retrouvent une certaine stabilité, une identité au sens philosophique, etc.. il est important que s'affirme un phénomène qui les enracine dans une réalité. Ceci sera encore plus essentiel quand la philosophie et la science se développeront.

 

Autrement dit dieu, tout en étant transcendant, est présent partout, dans chaque homme; chaque femme puisque chacun, chacune, a la foi qui est la manifestation potentielle de dieu en la créature. Nous verrons alors comment cette foi s'extériorise et devient manifeste et perceptible pour tous. Ceci est un problème pour les créatures car dieu, lui, sait indubitablement si la foi est réellement présente ou non. Avec cette nuance essentielle qu'il semblerait en définitive que la foi ne pourrait être que dévoyée mais non être inexistante; cela nierait le présupposé sur la religion naturelle que nous aborderons plus loin.

 

Dans L'essence du Christianisme L. Feuerbach affirme : "La foi sépare l'homme de l'homme, pose à la place de l'unité et de l’amour fondés sur la nature une unité surnaturelle - l’unité de la foi." (Ed. F.Maspéro, p: 507) IL nous semble que c'est parce que les hommes et les femmes sont séparés que la foi est nécessaire pour accéder à une unité en dehors d'eux. Là encore nous avons un mouvement isomorphe à celui de la valeur. En outre L. Feuerbach vise surtout la séparation qui s'opère entre ceux qui ont la foi et ceux qui en sont dépourvu. Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur procès de connaissance et valeur.

 

La question de la vérification de la foi à travers des manifestations sensibles n'est pas amplement développée dans le Coran. On doit noter cette affirmation: "Tout homme sert dotage à ses oeuvres." (LII,21, Kasimirski), traduite également par: "Chaque être est le gage de ses propres acquis." (J. Berque) qui fait saillir la relation de l'inné à l'acquis avec le possible que ce dernier puisse entacher le contenu du premier, traduisant une certaine peur du devenir. Ce qui, en germe, peut signifier que ce dernier est déchéance. Ajoutons que la discussion sur les rapports de la foi aux œuvres ainsi que sur le possible d’une prédestination sera très importante après la mort de Mahomet.

 

Donc dieu est lointain et transcendant: "O transcendance tellement au-dessus de ce qu'on lui associe." (X.18, J. Berque). Il n'y a pas d'intermédiaires entre lui et ses créatures.

 

La transcendance est le mode d'être en même temps que la quidditë de dieu; c'est-à-dire qu’on ne peut pas imaginer celui-ci sans poser simultanément sa transcendance. C'est plus qu'un attribut, dans la mesure où celui-ci semble être adjoint à l'être, car c'est une donnée qui lui est immanente. Mais on peut considérer aussi que c'est un principe. Qu'est-ce qui le fonde? Le décalage vis-à-vis du mouvement de la valeur, l'opposition à celui-ci, une distanciation salvatrice à son encontre, sans le remettre en cause, parce que celui-ci tend à confondre, relativiser, niveler pour que puisse s`accumuler ce qui est réduit au stade de la quantité.

 

La seule possibilité d'accéder à dieu c'est la foi, ce qui implique une dimension individuelle qui s'est affirmée lors de la dissolution des communautés bédouines. En conséquence dieu devient le principe fondateur de la communauté. Il en devient la substance et l’unité supérieure. Ceci est gros de diverses possibilités: la communauté despotique et la formation d'un Ėtat première forme. En ce qui concerne la première elle peut, de nos jours, s'imposer au travers du triomphe du capital qui inclurait l'Islam comme élément de sa combinatoire. Quant à  l'État il sera justifié comme étant un frein à l'activité désordonnée, voire démentielle, des hommes (limiter leur hubris), comme ce sera affirmé dans l'œuvre d’Ibn Khaldoun.

 

L`unité supérieure fonde la communauté placée hors nature mais en même temps elle inhibe toute autonomisation et tout accroissement dans ce devenir parce que l'unité supérieure contient en elle la nostalgie de l'unité perdue, de la continuité avec la nature, ainsi que le souvenir de l'importance de la terre mère.[41]

 

Il en découle que dieu ne se réfère plus à une ethnie (fin de l’hénothéisme) ce qui est en relation avec la perte de l`essentialité des liens de parenté, le tout constituant une différenciation nette d'avec le judaïsme. Toutefois cette perte est assez théorique parce qu'en fait ces liens sont restés très puissants du fait même que l'Islam partant d’un donné: l'existence de l'individu, tendait à réduire son autonomisation. En définitive ce qui est le plus important c'est la façon dont s'opère la continuité entre la situation au moment où Mahomet fait sa prédication et la période initiale de développement des arabes, ce qui renvoie au problème de la relation aux juifs qui auraient abandonné le comportement originel commun aux deux ethnies.[42]

 

Cette relation à dieu, à ses créatures qui élimine les intermédiaires entre les deux, escamote le possible de l'instauration de rapports de dépendance, d'allégeance d'homme à homme qui caractérisent le féodalisme. Il ne faut pas oublier qu'en tant que créature l'homme est faillible et que le placer dans une situation médiatrice conduirait à amorcer un procès de divinisation. Dit autrement cela reviendrait à associer divinité et créature faillible, le péché le plus grave selon l'islam. Seul Allah est dieu et il est l’unique garantie [43].

 

On a ainsi l’affirmation de la prépondérance de la communauté. Or nous l'avons vu en note 23 : "la racine de umma évoque union, mère". On a donc là un dépassement par abstraïsation de l’importance de la femme. De même la dimension individuelle souvent génératrice de désagrégation de la communauté tend à être dépassée par le principe auquel certains théoriciens postérieurs à Mahomet accordèrent et accordent une grand importance, l’ijma traduit par consensus. Ils s’appuient sur un hadith: "Ma communauté ne tombe pas ou ne tombera pas d'accord sur une erreur." Ce qui implique bien la primauté de la communauté mais également que, si la dimension communautaire est garantie et fondée par dieu, elle correspond à une profonde pulsion humaine.

        

 

9.2.6.3.4.4.Cette levée de verrou permet à Mahomet, au cours de plusieurs années, de mettre au point un procès de vie. En effet ce qui a été élaboré et proposé aux arabes est plus qu’une religion, plus qu’ une représentation, et Il faut ajouter que ce procès de vie ne se réduit pas un procès biologique concernant un individu donné. Voyons-en les différents éléments afin d'y percevoir les données archaïques, anticipatrices et la puissance de la continuité.

 

Il y a tout d'abord un problème d'enracinement. Mahomet présente sa solution comme étant en fait un retour à une religion originelle qu'on pourrait dire naturelle.

 

"Abraham n'était ni juif, ni chrétien, il était pieux et livré entièrement à Dieu, et il n'associait pas d'autres êtres à Dieu." (Coran, M.III,.6O, Kasimirski) "Abraham n'était ni juif ni chrétien, mais c'était un croyant originel, un de Ceux-qui-se-soumettent. Il n'était absolument pas un associant" III.67, J. Berque)

 

Il existe d'autres sourates où le rôle d’Abraham est glorifié et présenté comme ancêtre des arabes[44].

 

Un hadith[45] confirme d'une façon éclatante cette affirmation d'une religion naturelle: "tout homme naît musulman, ce sont ses parents qui le rendent juif, chrétien ou mage (adorateur du feu)." (cité par Kasimirski,  p. 18 de sa traduction du Coran) Dans une autre traduction (de Eva de Vitray-Meyerovitch dans son Anthologie du soufisme, Ed. Sinbad, p.31), se révèle un contenu extrêmement intéressant sur lequel nous reviendrons de façon substantielle. "Chacun est né avec une "nature pure" (fitra, c'est-à-dire avec une disposition innée pour chercher et connaître dieu); ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un zoroastrien. "[46]

 

On peut dire qu’il y a une innéité qui se manifeste non seulement sur le plan individuel mais spécifique. Ce n’est que parce qu’il y a ces deux caractères qu'il y a réellement innéité. Ainsi s’opère un enracinement pour ainsi dire biologique de la représentation qui par là acquiert une dimension plus vaste et n'est plus simplement en tant que telle.[47]

 

Cet enracinement plus ou moins occulté, masqué, nié apporte la garantie  que tôt tous doivent devenir musulmans. "Ils (les hommes ) ont formés des scissions entre eux, mais tous reviendrons à nous. "(Coran XXI,93, M. Kasirmiski) « De fait, ils entre-déchirèrent leur observance, bien que tous appelés à nous revenir… » J. Berque)

 

L’innéité a  pour complémentaire la continuité. "Dites: nous croyons en Dieu et à ce qui a été envoyé d'en haut à nous, en ce qui est descendu sur nous,  à Abraham et à Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux douze tribus; nous croyons aux livres qui ont été donnés à Moise et à Jésus, aux livres accordés aux prophètes par le Seigneur; nous ne mettons point de différence entre eux, et nous nous abandonnons à Dieu." Coran, II.130, Kasimirski) "Dites nous croyons en Dieu et en ce qui est descendu sur nous, en ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob,  les Lignages, en ce qui fut donné aux prophètes de la part de leur Seigneur. De tous ceux-là nous ne séparons pas un seul, puisque c’est à Lui que nous nous soumettons." 11.136, J; Berque)


"Avant le Koran, il existait le livre de Moise, donné pour être le guide des hommes et la preuve de la bonté de Dieu. Le Koran le confirme en langue arabe, afin que les méchants soient avertis, et afin que les vertueux apprennent d'heureuses nouvelles." (Coran, XLVI, 1l , M. Kasimirski) "Or il y avait eu bien avant lui l’Écriture de Moise, en tant que précédent et que miséricorde. Ceci est un écrit qui vient l'avérer en arabe, afin que tu donnes l’alarme aux iniques et porte la bonne nouvelle aux bel-agissants." (XLVI, 12)


Le Coran fournit la révélation de la continuité et sa justification. Il comporte donc une exégèse, une herméneutique[48].

 

"Ce Livre (le Koran) n'est point inventé par quelque autre que Dieu; il est donné pour confirmer ce qui était avant lui et pour expliquer les  Écritures qui viennent du maître de l’univers. Il n' y a point de doute à cet égard." (Coran, X,38, M Kasimirski) "Ce Coran-ci eut été impossible, en dehors de Dieu, à combiner. Aussi bien vient-il avérer les messages en vigueur, et détailler l’Écrit qu'aucun doute n'entache. Il vient du Seigneur des univers." (X. 37, J. Berque)

 

Autrement dit la validité de la révélation, qui est opératoire pour tous les temps, nécessite l’œuvre de clarification du messager délivré à divers moments historiques. Celle-ci n'est pas l’œuvre de Mahomet, mais de dieu lui-même. En effet comme le note M. Eliade (Histoire des idées et des croyances religieuses, Ed. Payot, t.3, p.75, note 11): "toute improvisation personnelle lui est interdite". Cette remarque fait suite à une citation du Coran (traduction de Denise Masson): "Ne remue pas ta langue - comme si tu voulais hâter la révélation. Il nous appartient de le (le Coran) rassembler et de le lire. Suis sa récitation, lorsque nous le récitons..." (75, 16-17) Dans la traduction de J. Berque nous avons:

"N'agite pas ta langue pour le hâter:

à Nous de l'assembler et d'en fixer la lecture

et quand nous l'aurons la, suis-en bien la lecture

et c'est encore à Nous d'en assurer (les effets)" (LXXV, 16-19)

 

Il en donne une interprétation qui ne nous semble pas exclure celle d’Éliade[49]. Étant donné l'ensemble de la position de Mahomet, je pense qu'il convient d'y voir l’affirmation du refus d’innover; l’affirmation qu'il transmet ce qui a été écrit et qu -il a lu.


            "Récite (c’est-à-dire prêche) au nom de ton Seigneur qui a créé l’homme d'un caillot de sang. Prêche, car ton seigneur est le plus généreux. Lui qui a instruit l’homme au moyen  du calame et lui a enseigné ce qu'il ignorait" (96;15) 

        

Ce qui donne dans la traduction de J. Berque


"Lis! au nom de ton seigneur qui créa

créa l’hommee d’une adhérence

Lis! de par ton Seigneur qui créa

Créa l’homme d’une adhérence

Lis de par ton Seigneur Tout générosité,

 Lui qui enseigna par le calame,

enseigna à l’homme ce que l’homme ne savait pas. "(XCVI, l -5)

 

La condamnation de l'innovation liée à un devenir peut se percevoir dans le fait qu’Allâh ne crée pas réellement le monde, mais intervient pour l'ordonner, lui donner un ordre désormais immuable. Encore une fois c’est une compensation à l’importance que tend à prendre l'acquis dans toutes les sociétés pénétrées par le mouvement de la valeur. Ce qui s'acquiert se présente donc comme nocif. Il faut faire en sorte que l’acquis soit toujours en accord avec l'inné. C'est là que s'ébranle toute la thématique qui prendra une vaste ampleur après la mort de Mahomet sur la question de l'importance de la foi et des œuvres (l'apport que peut faire un individu). Ceci implique également qu'il faille lutter contre les mauvaises influences afin dempêcher toute déviation. Et ceci se fait en montrant que s'écarter du message, de la doctrine originelle, c'est non seulement trahir, mais aller au-devant d'un désastre[50].

 

Cependant il n'a pas pu empêcher que s'affirment une orthodoxie et une herméneutique. En effet au mouvement descendant qui a apporté le Livre aux hommes et aux femmes correspond un mouvement ascendant: pour une compréhension du Livre il faut s'élever jusqu' à dieu.

 

L'innovation est une des sources de l'hérésie, une autre très importante est l'exagération qui est encore une forme d'innovation par rapport à ce que veut la doctrine. "La notion de l'islam comme religion du Milieu conduit à définir (en partie) l’"hérésie" comme une "exagération" ou un excès’, ghuluww, d'une tendance qui est insupportable pour la communauté, non par sa nature, mais par son radicalisme." (C-E.Von Grunebaum, "L'identité' culturelle de l’islam", p.36) Ici la notion de continuité se double de celle d'intégrité. Exagérer c'est porter atteinte à l'intégrité du corps de doctrine. C'est aussi porter atteinte au comportement normal (réclamé par l’ijma ou consensus comme cela s'imposera par la suite) que doit avoir tout musulman, tant dans sa relation à dieu que dans celle avec ses semblables. On  retrouve la thématique de l’honneur qui était sous une autre forme celle du maintien de l’intégrité de la tribu.

 

L’œuvre de Mahomet a visé à rétablir définitivement la continuité mais également - étant donné qu’il se proclame le sceau des prophètes -  à éliminer ceux qui veulent fonder une religion diverse en fixant le message à un autre stade de son développement ou bien en voulant ajouter quelque chose à celui-ci, l’enrichir. Voilà pourquoi il rejette tous les intermédiaires entre dieu et les hommes. Il n’y a plus qu'à étudier et à comprendre la doctrine incorporée dans le Coran.


Il semble que Mahomet ait voulu fonder quelque chose qui ne puisse pas être dévié, déformé etc. , comme le furent le christianisme, le judaïsme. Il pose le possible d’une herméneutique portant sur sa propre œuvre en la condamnant: "C'est lui qui a envoyé le Livre. Il s'y trouve des versets immuables, qui sont comme la mère du Livre, et d'autres qui sont métaphoriques. Ceux dont le coeur dévie de la vraie route, courent après les métaphores, par désir du schisme et par désir de l'interprétation; mais il n’y a que dieu qui en connaisse l'interprétation." (Coran, III. 5, Kasimirski.) "Lui qui a fait descendre sur toi l’Écrit, dont tels signes, sa partie-mère, sont péremptoires, et tels autres ambigus. Qui a dans son coeur la déviance, eh bien! s’attache à l’ambigu, par passion du trouble, passion de déchiffrer l'ambigu, alors que Dieu seul a la science de le déchiffrer.." (III. 7)

 

En réalité la continuité porte sur un arc historique encore plus vaste, parce qu'elle ne concerne pas seulement l'apport des hébreux."Car Al1âh (= al-ilâh) , forme contractée de l'article al et du substantif ilâh, n'est autre, en réalité, que l’El des Assyro-babyloniens, l'E1 des cananéens et des Hébreux, l’Elâh ou Ilâh des Araméens et des anciens Arabes. Il n'est autre, en somme, que la grande figure primitive du panthéon sémitique, conçue comme Père, lequel partout, a dû s'effacer devant les divers avatars du Fils et de la Mère, avec lesquels il formait la triade chez tous les Sémites polythéistes." (Toufik Fahd, o.c, pp. 98-99)[51]

 

Toutefois une différence importante. Il est dit d’Allâh qu'"il n'a pas été engendré", "nul ne lui a été égal" (112,l’4). "Ce passé souligne que cette unicité et cette imparité, sont de toute éternité; ce n'est pas comme pour Mardouk et autres grands dieux du paganisme, le résultat d'une lutte et d'une victoire sur des concurrents. Allâh "est le premier et le dernier; il est le visible et l'invisible" (57,3; il est "l'immuable," (112,2)" (idem, p.101)

 

Il y a là, fortement exprimée, la nécessité de dépasser les limites dont nous avons parlé. En même temps cela indique que Mahomet est l'héritier de tout l’apport de l'aire proche-orientale. Il exprime un résultat et sa magie (puisque nous ne voyons plus le procès de production de celui-ci): le dieu unitaire n’a plus à s’imposer, à justifier sa prétention à l'unité, à la souveraineté absolue: il est. Cet acquis est greffé sur l'aire arabe. La prise de la greffe est possible parce que dans les deux aires le patriarcat domine, même si c'est à des stades divers[52] .


L'importance de la communauté, celle de s’affranchir des limites tout en les intégrant et la volonté de Mahomet que son enseignement ne subisse pas 1es mêmes altérations que celles qu'il constata pour celui de ses devanciers transparaissent dans tout le Coran, mais c’est explicite dans le récit qui est donné de son dernier pèlerinage à La Mecque en 632, peu avant sa mort. En effet à cette occasion il prononça une homélie où il déclara notamment.

 

"O hommes, Satan a désespéré d’être adoré dans cette terre qui est la vôtre; mais il se contentera des concessions que vous lui ferez dans vos actions, méfiez-vous de lui pour votre religion.."

 

Il reconnaît d’abord le possible de l'altération à venir mais il l’envisage comme étant fort limité parce qu'il continue en déclarant: " hommes, écoutez  mes paroles et pesez-les; car j'ai accomp1i ma vie et je laisse en vous ce par quoi, si vous êtes fidèles, vous éviterez à jamais l’égarement, une Loi claire, le Livre d’Allah et la tradition de son prophète."

 

Sa certitude se manifeste pleinement dans son dialogue avec la foule. "Puis il demanda à la foule: "Ai-je rempli ma tâche? Par Allâh, oui, répondit-elle. -  Par Allâh, reprit Mahomet, je rends témoignage! !...Aujourd’hui, le temps revient au point où il était, le jour où Dieu créa les cieux et la terre!" (Cité par Toufik  Fahd dans Naissance de l'islam, pp. 687-688)

 

Ici se mesure l’immense effort de Mahomet pour revenir à la source qui était la situation originelle des arabes, personnifiée, représentée par Abraham. Mais une fois ceci réalisé, il envisage même un retour à un moment encore antérieur, à un moment où tout est encore possible, où l'on peut emprunter la voie juste qui, dans la suite réelle des évènements, s'est avérée avoir été abandonnée. Dans une certaine mesure, il y  une conjuration d'un devenir, d'une errance, la tentative de réabsorber l'acquis, de tout refaire à partir d'une purification qui atteint une dimension cosmique.


Ainsi, Mahomet en arrive presque à se mettre sur le même plan que dieu. Certains musulmans, ultérieurement, franchiront le pas et lui donneront une nature divine, le rendant ainsi semblable au Christ.

 

Ceci appelle quelques remarques. Il y a dans ces affirmations de Mahomet l'idée de cycle comme chez les stoïciens. Je ne veux pas dire par là qu'il ait connu ces derniers, mais signaler que la réflexion au sujet d'un devenir qui semble aberrant conduit à imaginer un retour à un stade initial à partir duquel il serait possible d’emprunter la juste voie. Ici d’ailleurs les plus fatalistes apparaissent être les stoïciens puisqu'ils envisagent le retour inexorable de phases similaires. Il n'y pas d'évasion possible et donc l'espèce est condamnée éternellement à errer. En outre l'idée d'une errance de l'espèce est donc une très vieille idée. Cela implique pour nous la nécessité de bien préciser ce que nous entendons signifier quand nous employons cette expression, et d'indiquer qu'il ne s'agit pas d'envisager, pour enrayer une telle errance, de retourner passivement à une phase initiale donnée, mais qu'il faut créer un autre monde, une autre espèce.

 

Enfin pour essayer de conclure au sujet des caractères d'Allâh, le comportement de séparation de celui-ci doit être souligné. "Les notions de disjonction et d'harmonisation, inhérentes à l'acte créateur dans les cosmogonies sémitiques se dégagent clairement de toutes les épithètes et de tous les verbes exprimant le concept de création. Allah est appelé le "séparateur des cieux et de  la terre (6,14; 12, 101; etc.), "le seigneur de la séparation" (103,1) du jour et de la nuit." Toufik Fahd: "L'Islam1et les sectes islamiques, p.106. C’est ainsi que le mouvement de la valeur a opère entre les communautés et en leur sein. Il y a là une isomorphie qui implique que la représentation de Mahomet entre en adéquation avec celle du mouvement de la valeur. Celui-ci détruit les antiques liens entre les hommes, mais il doit les réunir afin que le procès de la valeur puisse se perpétuer. Allâh apparaît comme le rassembleur fondamental et la garantie absolue d'une réalité dont les fondements originels ont disparu.

 

En devant revenir aux sources, éliminer les intermédiaires, Mahomet tend à imposer une voie, shari’a, adéquate afin que toute créature puisse être en contact avec dieu, en liaison avec les autres. En conséquence il n'est pas seulement le prophète qui témoigne et rappelle mais il est celui qui fonde un comportement qui doit être imité. Il a la dimension - déjà signalée - du héros fondateur. Il pose un paradigme. Il y a là à la fois une tendance à l’exagération de l'individualisation (pôle Mahomet) et sa limitation (pôle des imitateurs). Ce qui est le plus important pour notre approche de l’œuvre de Mahomet, c'est de noter que par cette dimension ce dernier s'enracine dans une représentation fort ancienne relative au héros fondateur et à l'imitation. Ceci sera à la base d'amples développements au sein de l’lslam après la mort du prophète. Cela ne constitue pas un phénomène propre aux musulmans puisque le christianisme a connu les imitations du Christ et l’hindouisme la bathki (espèce d'imitation de la vie d'un dieu).

Ce comportement de héros fondateur et l'exaltation des prophètes intègre également le vieux culte des ancêtres.

 

9.2.6.3.4.5.. Nous avons. vu qu'un problème fondamental réside dans le fait que la créature doit être adéquate au créateur, c'est-à-dire qu'elle doit avoir un comportement qui la maintienne compatible avec lui, ce qui transparaît parfaitement dans le mot islam qui signifie soumission. Dans la dynamique de cette mise en adéquation la problématique de la pureté se révèle essentielle.

 

Nous allons le vérifier lors de l'étude des cinq piliers de l'islam. Auparavant il nous faut l'aborder d'un point de vue global.

"Il y a synonymie entre "pur" et "Islâm"; ce qui place l'islam dans le contexte sémitique le plus authentique, où la pureté est le fondement de la religion et la seule et unique voie d`approche du divin.

 

Toute la conduite du musulman est conditionnée par la pureté prise au sens matériel, rituel et moral. Elle est apparente dans toutes ses oeuvres, à commencer par celles prescrites par le Coran comme les signes distinctifs de l'islam."(Toufik Fahd:L’Islam et les sectes islamiques, pp. 119-120)[53]

 

En ce qui concerne la synonymie entre islam et pur, il nous semble essentiel de rappeler ce que nous avons indiqué à propos du pur et de l'impur dans le chapitre. consacré à la chasse. La notion de pureté s'impose à partir du moment où la dynamique de séparation de la communauté vis-à-vis de la nature prend une certaine importance. Elle est liée au surgissement de la thématique de la présence au monde. Quand l'espèce est immergée dans la nature, elle participe à celle-ci. Tout ce qui existe atteste sa réalité qui ne pose pas problème. Dés lors qu'elle se sépare, surgit la question de se situer, de se délimiter. Ceci s accuse avec la nécessité de se distinguer des végétaux, des animaux, etc. Le procès de production de l’espèce séparée est un procès de purification qui s'exprime bien dans diverses théogonies[54].

 

Une fois produite l'espèce séparée, la pureté est posée comme innéité, comme nous l'avons vu à travers le hadith précédemment cité. On doit noter que dans 1`islam il n'y a pas un péché originel qui apporte une souillure, une impureté comme dans le christianisme où elle est indélébile sur le plan humain: seule l'intervention divine pourra l'éliminer. Ceci est le pendant de la souillure par les ténèbres, par le mélange de celles-ci avec la lumière dans la dynamique de la théologie mazdéenne, qu’on retrouve dans diverses représentations telle que le manichéisme.

 

                    Dans l'islam la créature est faillible parce que faible (comme l'a noté M. Eliade) et donc Adam a péché. C'est un fait historique qui n'a pas d'effets sur la suite des générations. En revanche le posé de l'innéité a d'importantes conséquences puisqu'elle engendre la thématique de l'innovation en tant qu'impureté qui affecte le corps de doctrine. D'où le rejet de l'enrichissement dont nous avons parlé (174) ainsi que celui de l’exagération (l’islam est la voie moyenne) qui implique la méconnaissance des limites[55]. Or la thématique de celle-ci est également suscitée par la séparation, par le devenir de l'espèce. Tout séparé est limité au sens de délimité.

 

              Dans tous les cas la créature ne peut être que pure dans la mesure où elle a la foi, puisque celle-ci est l’opérateur de continuité avec dieu. Donc nous retrouvons l’innéité de l'accession à la religion dont nous avons déjà parlé (particulièrement dans la note 47). La cohérence veut qu’en naissant hommes et femmes ont la foi, mais qu'en tant que créatures faillibles, ils peuvent la perdre. Donc on naît pur.

 

Diverses conduites peuvent révéler soit une perte de la foi, soit une espèce de perversion, une altération de celle-ci, aboutissant à entamer la pureté. L'innovation et l'exagération altèrent le contenu du corps de doctrine. Il en est de même de l’associationnisme, dont nous avons déjà parlé, qui se révèle comme étant un péché. Mais s'il est répété il peut fonder à son tour une hérésie.

 

La nécessité de la pureté et de la continuité se manifeste dans la foi qui est ce qui met la créature en continuité avec dieu; mais elle ne s'affirme que si cette dernière est pure. Sinon cela voudrait dire que l'on pourrait associer une impureté à dieu, la pureté par excellence. En conséquence se décèle l’essentialité du refus de l’associationnisme que nous avons déjà signalé. " Dieu ne pardonne pas qu'on Lui associe personne, mais Il remettra un crime moins grave à qui Il veut. Quiconque donne un associé à Dieu fabule un énorme péché." (IV, 48, J. Berque)

 

Le refus de l'association concerne le niveau divin: il ne faut pas associer une divinité à Allâh, et le niveau de la créature: elle ne doit pas s’associer aux polythéistes, à ceux qui nient dieu, ni contracter des relations avec les associants.

 

Associer au niveau divin cela reviendrait à fausser toute la perspective du devenir de l’espèce allant vers l’unification, donc cela nuirait à la dynamique de fondation d'une totalité, car cela la vicierait et l’empêcherait de se dérouler. Au niveau de la créature cela aboutit à l’affaiblissement de la communauté perdant de son homogénéité, la mettant sur la voie de divers compromis qui peuvent conduire à une dissolution.

 

En conséquence la communauté des croyants doit se défendre contre les influences néfastes de l'extérieur. "Ne voient-ils pas que Nous avons institué une aire d'interdit et de sécurité, quand tout autour on se pourchasse?" (XXIX, 67, J. Berque)

 

En termes récents, on peut dire que Mahomet voulait établir une sorte de cordon sanitaire autour de la communauté, afin d’éviter toute dilution. Or ce n’est qu'en créant un pôle d’attraction homogène, solide qu'il est possible d'avoir un impact sur les hommes et les femmes à qui un certain message est apporté.

 

Enfin le rapport de la pureté à la guerre s'impose de lui-même, puisqu'il faut éliminer ce qui menace ou vicie la communauté. "Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu ni au jour dernier, qui ne regardent pas comme défendu ce que Dieu et son apôtre ont défendu..." (IX, 29, M. Kasimirski) "Combattez ceux qui lie croient pas en Dieu ni au Jour dernier, ni n'interdisent ce qu'interdisent Dieu et son Envoyé..." (IX, 29, J. Berque) Citons également. "Aussi, quand vous aurez une rencontre avec les dénégateurs, un bon coup sur la nuque! Une fois inanimés, serrez-leur bien l'entrave;" (XLVII, 4, J. Berque)

 

9.2.6.3.4.6.  L’islam apparaît bien comme une représentation du devenir de séparation (puisque la dynamique de la purification implique cette dernière) et donc d'un devenir où opère fortement le mouvement de la valeur. Ceci transparaît nettement si l'on examine comment sont posés les moments de la création, de la fin de l’espèce et de son jugement, ainsi que la question de son rapport avec la nature.

 

Á propos de la création, nous y reviendrons lors d'une étude de l'ensemble du phénomène religieux proche-oriental. Dans tous les cas nous avons déjà noté l’affirmation de la séparation. Pour être plus exhaustif, il faut indiquer qu'il y a, de façon peu prononcée, une affirmation de la création ex-nihilo et, de façon soutenue, répétée, celle de la création opérée par une réorganisation telle qu’on l'a exposée plus haut. La première modalité vise à montrer et à exalter la toute-puissance d'Allâh. La seconde découle de l'appréhension du phénomène du pôle de la créature, entièrement soumise à dieu, qui veut affirmer la continuité et, conséquemment, le refus de l’innovation.

 

Nous avons également signalé que la notion de péché originel escamotée. Or celui-ci est lié au mouvement de la valeur, car il tend à apparaître comme une dette[56]. En revanche l’activité peccaminatrice étant liée à la faiblesse de la créature, il faut une pratique purificatrice qui permette d'expier les péchés, les dettes.

 

Toutefois une autre approche du moment initial qui détermine la représentation globale de Mahomet est la seule division de la communauté: "Les hommes ne formaient qu’une seule communauté, puis ils se sont opposés les uns aux autres."  "Les humains ne constituaient qu’une communauté unique. Dès lors ils entrèrent en divergence." (X, 19, J. Berque)

 

Mais «Si Dieu avait voulu, il n’aurait fait de tous les hommes qu’un seul peuple.» (Coran, XI, 120, M. Kasimirski) «Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait de tous les humains une communauté unique, alors qu’ils persistent dans leurs différends» (XI, 118 J. Berque).

 

Considérons maintenant le moment final: le jugement dernier. Etant donné que la communauté est artificielle, que l'ordre familial biologique (dépassement des liens du sang) sont devenus secondaires voire inexistants (tout au moins dans la représentation), les récompenses, les satisfactions ne peuvent plus relever de ce monde sensible, d'où l'importance du jugement dernier avec l’obtention soit du paradis, soit de l'enfer. Ce qui n’empêche pas que le paradis ait une consistance très chtonienne.

 

Le jugement dernier expose bien le phénomène de la valeur d’une part à cause de l'importance de la balance, "C'est Dieu lui-même qui a envoyé réellement le Livre et la balance. Et qui peut te faire savoir que l'heure est proche? (Coran, XLII, 17, M. Kasimirski) "C'est Lui qui a fait descendre l’Écrit avec la Vérité, fait descendre la balance. Qu'est-ce qui peut faire comprendre que 1`Heure est peut-être si près?" (XLII,17, J. Berque), et parce que c'est un jugement individuel. "Lorsque la trompette sonnera, les liens de parenté n'existeront plus pour les hommes. On ne se fera plus de demandes réciproques" (Coran, XXIII, 103, Kasimirski). "Du jour où il aura été sonné dans la trompe, plus de parentèle entre les morts, non plus qu’ils ne s'interrogent." (XXIII, 101, J. Berque)[57].


Ce que l'on peut comprendre comme affirmation positive d'une dimension individuelle mais qui peut signifier également les limites des liens parentaux: il y a un moment où ils ne peuvent plus opérer. En conséquence la créature se retrouve seule, dépendante, face à son seigneur.

 

Citons également: "L’âme qui porte sa charge ne portera pas celle d'une autre." (LIII, 39, M. Kasimirski) "Qu'aucune âme ne porte le faix d'une autre" (LII, 38, J. Berque) "Le jour où nulle âme n'aura plus pouvoir en faveur d'une autre." (82, 19, D, Masson) "Un jour où nulle âme n’a pouvoir en faveur de nulle autre'' (LXXXII, 19, J. Berque).

 

Le lien avec le mouvement de la valeur se manifeste également dans le fait que les créatures jugées portent leur livret (de compte). "Celui qui recevra son livret en sa main droite sera jugé avec douceur." (84, 7-8, D. Masson) "Alors qui recevra son écrit dans sa droite la reddition des comptes facile lui sera" (LXXXIV, 7-8, J. Berque), mais surtout parce que la vie apparaît comme un procès total qui doit être jugé, apprécié, déterminé, comme au cours du procès économique. Beaucoup d'auteurs ont insisté sur cet aspect ce n'est pas la peine de s'y attarder.

 

Il convient plutôt d'insister sur le lien absolu existant entre le jugement dernier et dieu. La résurrection des mort et le jugement dernier exposent la toute puissance de ce de dernier et le fait que personne ne peut lui échapper. "Ils n’ont pas mesuré Dieu à Sa véritable mesure, alors que la terre toute entière, au Jour de la résurrection, est Sa prise, et que les cieux se reploient dans sa Droite ( ... ) et fulgure la terre de la lumière de son Seigneur. L’Ecrit est mis en place. Sont amenés prophètes et témoins. Il est jugé entre hommes dans la Vérité, sans la moindre iniquité" XXXIX, 67 et 69) Il est donc vain de croire pouvoir réaliser quelque chose sur un plan purement profane, car il y a un juge au-dessus de tout. Cette figure de juge chez Allâh montre qu'il y a conservation de l'antique conception de la justice prévalant dans l’aire sémitique comme dans l'aire égyptienne. Allâh remplace en fait le concept égyptien de Maât, qui signifie à la fois l'ordre du monde et le mode de sa  manifestation[58]. C'est là aussi qu'Allâh remplace le destin.

 

             Enfin la dimension individuelle que nous avons déjà citée est liée au procès de dissolution de la communauté en liaison avec le développement de la valeur. C’est peut-être là que s'exprime mieux l’importance de celle-ci. Le jugement dernier est un rite de passage qui fait accéder hommes et femmes ayant perdu la majorité des liens naturels, étant liés à leurs semblables par des liens artificiels soit à une communauté définitive, soit à une exclusion également définitive. Dieu est la substance de cette communauté de même que la valeur tend à l’être pour celle profane, terrestre.

 

Le caractère plus ou moins impitoyable de cette relation est atténué par l'affirmation du possible d'une intercession par certains prophètes, ou d'autres personnages. Mais cela apparaît dans une dimension de médiation. On n’a plus la communauté en sa totalité qui témoigne pour l'un de ses membres. En outre si on peut considérer cette intervention comme un adoucissement de la rigueur des règles, la manifestation d'une miséricorde, on peut également y percevoir comme une justification des pratiques de ce monde où il est toujours possible de "tourner" la loi.

 

Pour conclure sur l'isomorphisme entre mouvement de la valeur et jugement dernier disons qu-elle se révèle dans ceci: le pouvoir de la valeur ne s’impose que si celui de la communauté s’évanouit; le pouvoir de dieu ne s'affirme qu’autant que l'élément basal de l'antique communauté devient un individu isolé. Dés lors ce dernier n'a plus d'autre recours que lui.

 

Le jugement dernier ne concerne que les hommes et les femmes. Les autres êtres vivants sont exclus: l’âme est un privilège de l’espèce humaine. Cela traduit bien la séparation d’avec la nature et la nécessité de la justification de la place privilégiée des hommes. "Nous avons proposé au ciel de la terre, aux montagnes le dépôt de la Foi, ils ont refusé de s'en charger, ils ont tremblé de le recevoir. L’homme s’en chargea, et il est devenu injuste et insensé." (XXXIII, 72, M. Kasimirski) "Nous proposâmes le dépôt aux cieux, à la terre et aux monts : ils déclinèrent de s’en charger, tant ils en éprouvaient de transe. L’homme, lui, s’en est chargé… Par comble d’ignorance et d’iniquité." (XXXIII, 72)


Cependant il ne semble pas que Mahomet insiste plus que ne le font les auteurs de la Bible au sujet de la domination de l’homme sur la nature. On peut même trouver qu'il n’effectue pas une justification des violences faites à cette dernière. On a surtout dans le Coran, répétons-le, l’expression de la séparation d’avec la nature. Indiquons que comme dans le christianisme, dieu est la médiation de récupération d'une nature, qui n'est d’ailleurs plus naturelle[59].

 

9.2.6.3.4.7. Il convient maintenant pour bien apprécier la synthèse entre données archaïques et anticipatrices d’étudier comment l'apport des communautés bédouines est intégré dans le procès de vie, comment la Murawah l'est en étant orientée vers dieu, et comment le mouvement de la valeur substantifie les divers  rapports fondamentaux entre les composants de la communauté, en tenant compte qu’étant donnée l’impossibilité d’un développement réflexif de la valeur, et donc sa transcroissance ultérieure en capital, seule une voie moyenne peut l’emporter[60]. L’étude des cinq piliers de l’Islam va nous permettre de répondre à ces questions.

 

Auparavant situons la position de la femme au sein de ce procès.

 

"Quand le Coran intervient, il trouve une situation si fortement établie depuis des siècles qu’il ne parviendra pas à la modifier sur deux points essentiels la structure de la parenté et le contrôle de la sexualité." (A. M. Delcambre: L’Islam, éd. La Découverte,  p.100)

 

En effet l'affirmation de liens non-tribaux, artificiels, déterminés par une participation à une foi commune, intégra les antiques rapports communautaires sans les abolir. En ce qui concerne la sexualité, il s'agit avant tout du problème des femmes.

 

On peut considérer l'Islam comme une formulation mise à jour adaptée à un autre moment de la domination des hommes sur les femmes. En fait il y a comme un escamotage de leur importance (l'action de Eve n'est pas mentionnée dans le Coran). Il y a une certaine amélioration de leur situation (interdiction de tuer les filles à la naissance, possibilité d’hériter, possibilité de divorcer) sans remise en cause de cette dernière. Le problème n'est plus de justifier une domination; il faut la rendre supportable. Ceci est en conformité avec le mouvement de la valeur qui a besoin du plus grand nombre possible de sujets d’échange posés égaux.

 

La réelle position patriarcale nettement anti-femme ne pouvait plus être opérante à partir du moment ou le mouvement de la valeur dissolvait la communauté qui était son support. Mais cela n’aboutit pas à une remise en cause du statut des femme toujours considérées comme inférieures.

 

"Les maris sont supérieurs à leurs femmes" (II, 228, M. Kasimirski) "Les hommes ont toutefois sur elles préséance d'un degré" (II, 228, J. Berque) "Les femmes sont votre champ. Allez à votre champ comme vous voudrez. (II, 223, Kasimirski) "Vos femmes sont votre semaille. Allez à votre semaille de la façon que vous voulez." (II, 223, J. Berque) "Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause de qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes." (IV, 38,  M. Kasimirski) "Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens." (IV, 38, J. Berque). Dans ce dernier cas on peut noter une assez grande différence dans la traduction. La seconde exprime l'infériorité des femmes mais de façon moins péremptoire, moins agressive.


La compréhension de l'affermissement d'une nouvelle considération de l’importance des femmes à travers l’œuvre de Mahomet nécessite une étude des rapports entre les ceux sexes à La Mecque d’une part, à Médine de l'autre. Dans cette dernière ville, il y avait maintien des vieilles pratiques matriarcales et il semblerait qu'en définitive les mesures adoptées par Mahomet reflètent un compromis entre pratiques patriarcales en dissolution à La Mecque et celles matriarcales également en dissolution qui s’imposaient à Médine. Pour une analyse pertinente, semblant exhaustive de la question, nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de W. M. Watt. Mahomet à Médine. Voici quelques extraits essentiels:


"Concluons donc que la polygamie (les femmes habitant chez leurs époux), qui pendant longtemps constitua aux yeux des Chrétiens la caractéristique de l'Islam, fut une innovation due à Mahomet. Il y en eut quelques exemples avant sa venue, mais ils étaient peu répandus et cette coutume était particulièrement étrangère aux vues des Médinois. Ce changement remédiait à quelques-uns des abus dus à l’accroissement de l'individualisme; la polygamie permettait aux femmes trop nombreuses de se marier honorablement; elle mettait fin à l'oppression des femmes isolées mises en tutelle et diminuait la tentation des unions temporaires autorisées par une société arabe aux coutumes matriarcales. En comparaison de certains usages jusqu'alors courants, cette réforme doit être considérée comme un progrès important apporté à l'organisation sociale." (p. 544)


Le nombre élevé des femmes fut un phénomène artificiel dû aux luttes incessantes des musulmans contre diverses tribus qui occasionnèrent la mort d'un grand nombre d’hommes.

 

"Une autre concession aux pratiques des groupes à régime matriarcal est celle du khul ou divorce par consentement mutuel. C'est là probablement un vestige des coutumes préislamiques suivant lesquelles la femme demeurait dans la maison paternelle et où son frère ou elle-même avaient qualité pour renvoyer le mari. Selon la loi islamique, ce pouvoir s'est transformé, mais la femme garde l'initiative de la séparation. Elle peut demander à son mari de divorcer en lui offrant une compensation (telle que de lui abandonner son douaire ou d’allaiter son enfant), mais le mari est dans son droit s'il refuse le divorce.''

 

"Peut-être la tendance la plus importante qu'on puisse relever dans ces règles touchant les prohibitions de mariage, est celle visant à saper toutes les pratiques qui amoindrissent l’individualité de l'homme." (p. 548-549)

 

L'homme ne doit pas dépendre de la femme. En tenant compte que déjà cette relation de dépendance était l’expression d’un stade de séparation par rapport au moment où hommes et femmes participaient dans leur diversité à la totalité de la communauté immergée dans la nature, on mesurera à quel point cela traduit une séparation d’avec la nature.

 

W. M. Watt met en évidence une autre raison qui a conduit à l’instauration de la polygamie (polygynie en fait) c’est la situation des nombreux orphelins. Or, Mahomet en avait été un. Il eut tendance à améliorer leur sort, en leur donnant un père afin qu’il leur assure la protection et la défense de leurs intérêts.

 

Ainsi l’institution de la polygynie permet de surmonter la dissolution des rapports parentaux occasionnée par les guerres incessantes. Cela permit de recomposer des micro-communautés directement fondées sur l'islam et isomorphes à la communauté totale la ummah.

 

Toutes ses raisons méritaient d’être révélées parce qu'elles sont la preuve du caractère non maléfique du personnage de Mahomet, ce que les thuriféraires de l'Occident voulaient affirmer de façon irrévocable.

 

Briser l'innéité naturelle, donc dominer la femme afin que la seule innéité qui puisse s'affirmer soit celle posant l'immédiate nécessité de dieu, la dépendance absolue, tel est au fond 1'objectif de Mahomet. C'est la profonde naturalité de la femme qui a fait problème et provoqué le sentiment d’insécurité tant chez Mahomet que chez ses descendants. C'est le développement du capital qui va libérer les musulmans de ce problème.

 

En fonction des fluctuations des phénomènes de la valeur, fonciarisation, la situation des femmes put s'améliorer, mais le plus souvent empirer par rapport à celle qu’elles eurent durant la période de vie de Mahomet et, probablement, durant celle des premiers califes. La détérioration s'accusera avec le repli du monde musulman sur lui-même à cause de l'agression de l'Occident: les hommes compensèrent en augmentant leur despotisme sur les femmes.

 

En fait, en tenant compte du phénomène islamique dans sa totalité historique, on peut dire que la question de la réalité de la femme, de son statut, de son importance, conditionne l’ensemble du comportement des musulmans, surtout ceux d'origine arabe. Ce qui veut dire que l'antique problème de la femme tel qu'il se posait aux tribus nomades avant Mahomet n'est pas résolu. Peut-être doit-on mettre en liaison l'acuité de cette problématique souvent non explicitée avec les caractères biologiques de la femme qui la font considérer impure. Il ne s'agit pas seulement du problème des menstruations, mais du fait que la femme n'est pas un être séparé, vivant une séparation totale. En effet dans la mesure où elle enfante elle connait des périodes où elle n’est pas unique.

 

Ce mélange peut évoquer celui originel du chaos avant la séparation opérée par Allâh. C'est une expression de la toute puissance de la nature qui méconnaît la séparation. C'est donc une menace perpétuelle pour la représentation affirmant un ordre donné. En outre on a pu se demander dans quelle mesure la femme ne pouvait-elle pas dépendre de son enfant et donc, par là, participer à un stade d’infériorité. Quoiqu'il en soit la femme pose problèmes aux hommes qui, eux, ont accepté le phénomène de séparation.

 

Á l'heure actuelle où, grâce à la science, il est possible de faire des femmes des êtres purs, absolument séparés, en les dépossédant totalement de leur maternité (ce qui n'empêche pas certains hommes de vouloir y accéder), et en les ravalant au rang de ces derniers, tous leurs caractères dangereux disparaissent (on peut même penser à une élimination des menstrues). Dés lors la représentation édifiée pour les conjurer devient évanescente. Ne reste opératoire que sa dimension transcendante dont le capital a besoin pour sa combinatoire.

 

Nous étudierons cela de façon systématique et surtout, dans la mesure du possible, exhaustive, dans le chapitre sur l'assujettissement des femmes.

 

9.2.6.3.4.8. Venons en aux cinq piliers du rituel à "ce qu'on appelle les bases, quawa’id, ou les pierres d'angle, arkane, de l’Islam…" Habib Boulares  L’Islam- La peur et l’espérance, Ed. J.C. Lattes, p.94. Il s'agit de ce qui constitue le comportement fondamental de tout musulman vis-à-vis de Dieu, comportement qui détermine celui avec ses congénères. Celui-ci intègre de très vieux modes d'être de l'espèce qui maintiennent des racines profondes avec Homo sapiens aux premiers stades de son développement dans la mouvance de sa sortie hors-nature.

 

"En premier vient la chahada, le témoignage, la formule sacramentelle par laquelle on professe sa foi." (idem, p.94) IL s’agit d'affirmer l'unicité de dieu; l'affirmation qu'il n'y a pas d’être référent ni d'autre référentiel. "Et Dieu n’embrasse-t-il pas toutes choses." (XLI, 54, M. Kasimirski) "Est-ce que son regard n’embrasse pas toute chose?" (XLI,54, J. Berque)

 

Cette formule est: "Il n'y a pas d'autre Dieu qu’Allâh et Mahomet est l'envoyé d’Allâh". Selon Toufik Fahd prononcer cette formule équivaut au baptême chrétien. Il ajoute qu'elle est elle-même prière. On peut considérer qu'elle a valeur de mantra et qu'elle est incantatoire, dénotant l’importance considérable qu’a la parole dans l’islam.

 

C'est la totalité en tant qu'unité qui est dieu. Ce n'est plus celle d'une communauté ethnique déterminée. Dans ce cas, on aurait selon la terminologie en place, un hénothéisme, mais d'un mouvement, d'un devenir qui concerne l'ensemble des hommes et des femmes dans une aire géosociale donnée pouvant englober une grande diversité d'ethnies. Ainsi s'affirme la différence d'avec le judaïsme: dieu n'est plus localisé. Ce devenir est celui déterminé par le mouvement de la valeur qui impulse l’affirmation d'une grande multiplicité. Il faut la contenir, comme il faut limiter l’autonomisation des individus en affirmant qu'il n'y a qu'un individu réel: la totalité-unité, dieu.

 

"En deuxième lieu, il y a la prière, la salat, le salut de Dieu, l’acte physique et moral de soumission."(idem, p. 94)

 

Cette présentation du caractère de la prière confirme bien que ces cinq piliers sont les constituants d'un comportement déterminé vis-à-vis de dieu. Il faut effectivement que le ou la fidèle exprime sa soumission à celui-ci. Mais elle a aussi d’autres caractères .Tout d'abord celui d 'être une mise sous tension de tout l’être pour se poser en continuité avec dieu. L'être humain-féminin a été séparé du fait même de la dissolution de la communauté. Il ne participe plus. En revanche la participation au monde en place le déconnecte de dieu, ce qui n'est que la manifestation plus tardive de la perte de participation au cosmos. La prière est donc une pratique qui fait réaccéder à une participation à un monde divin en s'extrayant du monde immédiat produit du mouvement intermédiaire, mal nécessaire que les hommes et les femmes ne peuvent pas abolir[61].

 

Les remarques suivantes de Watt permettent toutefois de préciser qu'il y a eu une évolution dans la conception de "la Salât, l'Adoration ou Prière solennelle. La traduction habituelle de Salât est "prière", mais ce mot correspond plutôt à du 'â (...) L’Adoration ne consistait pas à demander à Dieu ses faveurs, mais était un acte reconnaissant sa puissance et sa Majesté." (Mahomet à Médine, p. 577)

 

Ainsi à l'origine on a une adoration, c'est-à-dire une simple reconnaissance et une exaltation de la divinité ( comme cela pouvait se faire, auparavant, pour la nature). Il y a immédiateté. Ensuite, cet acte devient un moyen de vérifier l’adéquation de la créature avec le créateur, par l'acte de soumission. En reconnaissant la toute-puissance de celui-ci, celle-là se soumet à lui. Elle passe de l'état d'indépendance à celui de dépendance. Cela correspond à la transition du moment où Mahomet expose simplement un message qu’il dit lui avoir été  transmis, à celui où ce message sert à organiser une communauté.

 

Un autre caractère réside dans le fait qu'elle est "Conçue comme une purification spirituelle." Elle "est soumise à certaines dispositions préliminaires: être en état de propreté, corps et vêtements (...) se vêtir convenablement; connaitre les moments canoniques de la prière, s'orienter en direction de la Ka’ba."(Toufik Fahd: L’islam et les sectes islamiques; p.121)

 

Comme toutes les autres pratiques, la prière intègre de vieilles représentations. "L'idée bien sémitique de lieu sacré, défini par une enceinte, s'est conservée en islam dans le fait que l'orant doit circonscrire l'espace sacré sur lequel il fera sa prière... " (idem, p. 125)

 

Le dernier caractère est également important bien qu'il ne soit pas propre à l'islam. Il réside dans le fait que la prière est communautaire. "Mahomet introduisit en islam la prière communautaire, cette prière à laquelle communient tous les fidèles unis dans un même lieu et dans un même esprit." (idem, p.120)

 

En revanche W. M. Watt insiste sur son caractère individuel. "La prière, pour un musulman, est essentiellement quelque chose qui concerne seulement Dieu et l'individu qui prie." (Mahomet à Médine, p.582) Il ne semble pas qu'il y ait une opposition absolue entre les deux appréhensions du phénomène. Ceux qui prient sont bien des individus, les produits finaux d’un procès de séparation de l’ancienne communauté. Mais par la prière ils accèdent à une autre plus vaste que celle qu'ils ont perdue. Comme pour la foi, la prière est nécessaire parce que hommes et femmes sont séparés.

 

En conclusion la prière est une médiation pratico-affective de réalisation de la communauté à travers dieu qui est à la fois seconde médiation dans la mesure où il n'est, en définitive, que le substitut de la communauté, et totalité à laquelle on doit accéder.

 

Ceci est absolument nécessaire puisque l'Islam c'est la soumission. Mais ce qui nous semble très important c'est que le fidèle doit se purifier avant de prier. Or la thématique du pur et de l’impur est fondamentale, comme nous l’avons vu, au stade de la chasse, c'est une des plus anciennes bipolarisations.

 

La soumission à dieu est soumission à un ordonnancement, à un mode d'être; donc cela permet d'échapper à la loi profane qui est en fait la loi de la valeur même si elle n'apparaît pas en tant que telle à Mahomet. Car, ne l’oublions pas, de loi, il n'y en a pas chez les bédouins. Le refus de se laisser emporter par un mouvement d’extranéisation qui dépossède tout le monde, même s'il permet un enrichissement pour quelques uns, conduit à poser l'être total qui donne tout et auquel on se soumet.[62]

 

Le fait de poser une soumission implique que quelque part il y a un phénomène qui soumet: dieu. L’implacabilité de ce dernier, comme nous l'avons dit, est compensée par une forme d'amour, la miséricorde. Celle-ci est nécessaire parce qu'à cause de la puissance également implacable du monde d’ici-bas, de l’impossibilité de s’en extraire la créature est faillible.

 

Le jeûne (sawn) du Ramadan est encore plus lié à la thématique susmentionnée puisque jeûner c'est se purifier. Le caractère archaïque de cette pratique se révèle pleinement dans le fait que les femmes qui ont leurs menstrues sont dispensées de jeûne. En effet selon l'antique conception, à ce moment-là elles sont impures. Or, l'impureté liée à la menstruation est d'un ordre totalement différent, plus fondamental parce que plus archaïque et je dirai plus structural.

 

On devrait parler d'un jeûne total (puisqu'il y a même abstention de prise d'eau) diurne. En effet les musulmans mangent et boivent la nuit. Ces deux séries de pratiques sont fort négatives du point de vue biologique.


Á ce propos il est très important de noter que Mahomet n'a pas la dimension d'un thérapeute comme l'eut le Christ, tel que cela apparaît fort bien dans les évangiles canoniques mais surtout dans l’Evangile de la paix selon St Jean. Ceci est peut-être dû au fait que Mahomet opéra dans un monde moins corrompu, moins décadent que celui que connut Jésus[63]. Cela peut-être également mis en liaison avec la dimension politique plus puissante chez Mahomet qui de ce fait pensa guérir à un autre niveau.

 

Quoiqu’il en soit le jeûne du Ramadan a acquis une grande importance. "Cela est dû (le fait qu'il soit suivi, n.d.r) au caractère communautaire et collectif qu'il prit dès le début." (Toufik Fahd, L’Islam et les sectes islamiques, p.130)[64] Mais il n'y a pas réellement un repas communautaire comme l'est la communion chez les chrétiens.

 

"En quatrième position vient la zaket. On traduit généralement ce mot par aumône. en vérité, la langue arabe et l’Islam disposent d'un autre vocable qui est généralement employé pour l'aumône: c'est la sadaqa. La racine du mot zaket suggère plutôt les notions à la fois de croissance et de purification, de probité et d’intégrité . Il s'agit donc de purifier les biens de ce monde, acquis durant l’année écoulée en faisant partie d'un patrimoine, en en prélevant une partie qui doit être donnée aux pauvres (...) Cette purification est un devoir, certes, mais encore faut-il disposer de biens à purifier. Le pauvre, le démuni, en est donc dispensé." (Boulares, p.95)[65]

 

C’est à propos de ce pilier qu'on peut percevoir le mieux les rapports aux données antérieures. Il apparaît comme l'articulation essentielle dans le comportement de dépassement et d'intégration du comportement bédouin grâce à l'utilisation du mouvement de la valeur.

 

On doit noter tout d'abord le rapport au sacrifice et, à ce sujet, nous renvoyons le lecteur à notre analyse concernant cette pratique dans le chapitre sur la chasse. Ce sacrifice apparaît comme un tribut payé à dieu pour exister.[66]

 

Ensuite c'est une pratique qui permit de résoudre le conflit entre les tribus arabes et de faire cesser les razzias, facilitant i"unification de tous les arabes.

 

La zakât peut servir également "pour acheter la neutralité bienveillante" des tribus arabes qui ne se convertissent pas immédiatement à l'islam." (Muhammad aïd Al-Ashnawy: o.c, p.49)[67] En effet le Coran (IX, 60) indique: "Les aumônes sont destinées (...) â ceux dont les coeurs sont à rallier" (traduction D. Masson) "Les aumônes ne doivent revenir qu’…à aider au chemin de Dieu.." (traduction J. Berque)

 

Ici le mouvement de la valeur est utilisé pour accroître le domaine de l'Islam, le royaume de Dieu. Il en est de même en ce qui concerne le rachat des captifs.

 

Les autres emplois concernent les composants de la communauté et dans ce cas il ne s'agit plus d'utiliser le phénomène de la valeur, mais d’enrayer les effets négatifs qu'il engendre au sein de celle-ci. Ce sont des phénomènes de compensation pour empêcher que la communauté n'éclate, car ces aumônes concernent les « pauvres », les « nécessiteux », « ceux qui sont chargés de dettes »[68].

 

Mais il ne faut pas que cette pratique gène, entrave le mouvement de la valeur comme l’indique Toukif Fahd (L'islam et les sectes islamiques, p.137) qui renvoie au Coran:

 

"- Donne à tes proches leur droit, mais aussi au pauvre, au fils du chemin

- et cela sans prodigalité prodigue

car les prodigues sont frères de Satan ...(XVII, 26-27 , J. Berque)

 

C’est une affirmation, en quelque sorte, anti-potlach. Les hommes ne doivent pas être dépendants les uns des autres, ce qu’engendrerait une telle pratique, mais seulement de dieu qui se suffit à lui-même. "Dieu est celui-qui-se suffit, le Louangé." (XXVI,26, J Berque)


Nous avons abordé les déterminations en rapport au mouvement de la valeur, indiquons maintenant celles en rapport à l’antique Murawâh, telle qu'elle est exprimée dans le verset: "N’oubliez pas d'user de générosité les uns envers les autres."

 

Il est clair qu’ici il ne s'agit plus de l'aumône légale, la zakât, mais d’une aumône volontaire, quelque chose qui s'affirme en dépit du mouvement de la valeur.


La détermination de la pureté liée au concept de zakât prend en fait une ampleur plus considérable si l’on considère que le mouvement intermédiaire apparaît comme un mal qu’on ne peut pas éviter, que c’est un existant, une donnée non remise en cause, mais qui fausse en fait non la loi mais l'ordonnancement du monde créé par Dieu.

 

Dit autrement: le contact avec le mouvement de la valeur (le négoce, le commerce etc., toutes les variantes de réalisation de celui-ci) rend impur. Il y a un mal qu’on ne peut pas abolir, il y a un phénomène à tolérer, ce qui impose la nécessité de se purifier; ce qui a pour conséquence de redonner puissance. Ceci peut être mis en rapport avec la thématique de non-sortie du monde; il faut faire avec, mais il faut se garder de graves dangers.

 

Á partir de là on comprend que tout ce qui est inné est pur et ce qui est acquis est impur. D'où l’importance d’affirmer que le corps de doctrine n’est pas une acquisition mais une donnée originelle, naturelle. Ultérieurement certains islamistes iront jusquà affirmer la nature incréée du Coran. Il en découle la revalorisation d’Abraham et le refus de toute innovation.

 

Je ne pense pas que Mahomet ait songé à ce problème de l'inné et de l'acquis, mais qu'il eut tendance à scotomiser tout l'apport des chrétiens et des juifs pour pouvoir fonder sa propre représentation réclamée par toute l’Arabie, dont il fut le prophète, au sens propre de témoigner d’un devenir et surtout des modifications qu'on doit apporter à celui-ci pour être en cohérence avec ce qu’on pourrait nommer le projet d'une communauté. Mais le fait que cette représentation ait été effectivement acceptable par les arabes montre que la thématique de l'inné et de l'acquis opérant en profondeur est réellement effective. Elle indique qu'hommes et femmes ont peur du devenir, surtout  du devenu, qui s’autonomise en acquis parce qu'ils pensent qu'il leur fait perdre leur originalité et les transforme impurs par rapport à ce qu'ils étaient au moment de leur surgissement.

 

Il faudra un déracinement profond opère par le mouvement du capital pour que les hommes et les femmes acceptent l’acquis, le devenu. L'idéologie du progrès pourra alors se développer. Il est difficile à ce propos de parler de religion parce que la dimension de liaison des êtres y est peu apparente.

 

En ce qui concerne le pèlerinage (hajj) à La Mecque nous avons déjà indiqué son importance en parlant de la Kaaba (car il date de la période anté-islamique), C’est un acte de retour au sources, aux racines de l’ethnie, c'est la recomposition de l'être de la tribu, de l'ethnie, cela correspond aux antiques réunions des divers groupes ou tribus composant une population, une ethnie.

 

Étant donné qu'il est la reprise d'une vieille pratique jamais tombée en désuétude, il est normal qu'il englobe un grand nombre de déterminations archaïques. En effet comme la zadâk, le pèlerinage est un compendium de pratiques fort anciennes réactivées dans une dynamique nouvelle. Indiquons tout d'abord la purification. Il est évident qu’il faille se purifier pour retourner à un stade originel. Cela implique également que le pèlerinage s'effectue pendant une temps sacré (il y a des mois sacrés) et dans un espace sacré (le territoire de La Mecque), et s’accompagne de multiples interdits (éléments du sacré). Enfin il y a intégration d'une dimension initiatique importante comme le met en évidence Toufik Fahd qui souligne à quel point le pèlerinage islamique dérive de très anciennes pratiques sémitiques[69]. Ceci explique qu’il conserve encore de nos jours une certaine puissance de fascination. Cependant et ceci est vrai pour tous les autres éléments archaïques de l'islam, il en sera ainsi tant que les hommes et les femmes n'auront pas pleinement été déracinés, comme cela advient avec l'intense urbanisation en cours, correspondant au triomphe du capital.

 

9.2.6.3.4.9. On insiste beaucoup pour dire que l`islam est une religion du livre et l'on fait l'exaltation du Coran. Or "Al-Qoran" signifie proprement la Récitation, la lecture par excellence.

 

Le Coran est un signe, manifestation de dieu lui-même, comprenant un ensemble de signes qui chacun atteste la puissance et l'existence de dieu. Mais l'opération essentielle qui extériorise dieu où qui actualise son émanation, c’est la lecture solitaire d’abord, avec Mahomet, communautaire, ultérieurement, avec les musulmans. Autrement dit il y a une certaine équilibration entre les différentes fonctions d'expression avec un freinage de l’autonomisation de l'écrit et une exaltation d'une fonction antérieure, la lecture conçue non comme le déchiffrement d'un texte écrit, mais comme celui de signes naturels puis divins. Et ceci était plus en accord avec le mode de vie des nomades, tandis que la lecture réduite à celle du livre est pratique des gens de ville, des marchands particulièrement. Ainsi dés le début se manifesta la nécessité d'un compromis entre pratiques des bédouins et pratiques des gens pénétrés par le mouvement de la valeur.

 

"Aussi pour couper court à des déviations possibles, le texte lui-même fut fixé très tôt et se transforma ainsi en Livre alors qu'il était essentiellement une récitation." (Bruno  Étienne, Coran in Dictionnaire des oeuvres politiques, Ed. PUF, 1986, p. 186)

 

On a une affirmation de l’oralité, d'une certaine magie qui renforce l'accession à la participation à la divinité. Il  y a également manifestation de la perte de pratiques liant au cosmos et peut-être récupération par cette récitation.

 

Ceci étant on comprend que la récitation soit l’extériorisation de la soumission, en même temps que s’impose une réaffirmation  de la puissance de la parole. D'ailleurs Mahomet croyait en la puissance incantatoire de celle-ci: "il est probable que Mahomet et lui-même croyait aux présages des noms." (Mahomet à Médine p .584) "Le Qur `an sous-entend une croyance dans l'effet des malédictions, surtout, ajoutons-le, dans la malédiction de Dieu''. (idem)

 

Cette lecture "non livresque" intègre les antiques conceptions au sujet des diverses  manifestations naturelles en tant que signes de divinités données,  ou encore de hiérophanies. En notant que la plupart du temps celles-ci purent accéder au stade de médiateurs entre les hommes et les femmes et la divinité supérieure. "Nombre de superstitions s'attachaient aux divers actes de la vie quotidienne, dominée par une profusion de bétyles, censés protéger les humains et leur épargner la colère divine. Le nombre des médiateurs et intercesseurs entre Allâh et ses créatures ne cessait de croître. On cherchait à connaître sa volonté par toutes les manifestations de la nature, spécialement les astres, les aérolithes, les arbres, les sources." (Toufik  Fahd: Naissance de l’Islam, p. 651).

 

                 Lire peut se faire isolement. On ne peut pas parler seul. Donc la récitation, même si elle est faite à partir d'un livre et même si elle est solitaire, implique l'existence d’un interlocuteur qui ne peut être que dieu. La communauté est donc toujours présente soit de manière tangible, soit dans son abstraisation divine. Mais en fait il s'agit d'une pratique plus ancienne que la lecture parce qu’il ne faut pas simplement lire au sens de déchiffrer, mais réciter, psalmodier, comme cela s’opérait dans la tradition orale[70]. C'est- donc un vieux fond plurimillénaire qui est réactivé, intégré dans une pratique nouvelle. Ainsi l'antique puissance de la parole est réaffirmée: sa vertu incantatoire. Cette intégration est si profonde que le mot arabe qui signifie théologie `ilmal-kalam inclue kalam qui veut dire parole[71]. Le champ d'émanation de dieu est la parole.

 

Parler implique écouter. L'homme doit être à l'écoute de dieu. Ceci s'avère de plus en plus difficile à l’heure actuelle où l'importance du langage verbal régresse, l'écoute disparaît et la vertu incantatoire est transférée dans divers gadgets. D’où, avec le déploiement de la consommation capitaliste, l'évanescence de l'islam qui ne pourra perdurer qu'en tant qu'élément de la combinatoire représentationnelle du capital.

 

Mais pour Mahomet le monde est une représentation de dieu[72]. "Nous avons déployé partout des signes pour ceux qui comprennent." (VI., 97, M. Kasimirski) "Nous articulons les signes pour un peuple qui comprendrait." (VI, 97, J. Berque) La même idée est répétée au verset 98. C'est dans la sourate XXX que se trouve le mieux exprimé cette idée. Sur le plan de la représentation c’est une sourate essentielle pour comprendre l'ensemble de l'œuvre de Mahomet et celle de ses successeurs.

 

En faisant du monde une représentation de dieu Mahomet intègre un vieux fond anté-islamique et opère une rationalisation: dieu devient un principe unificateur, d'explication, heuristique. Cependant il y a une grande différence en ce sens que tout est ravalé au stade de signe (âya), une espèce de redondance particulaire de dieu. Les arbres, les pierres, les phénomènes naturels, etc., ne témoignent pas à cause de leur puissance intrinsèque, mais parce qu'ils représentent dieu. Par là Mahomet éliminait toute sorte de concurrents ce qui explique d`ailleurs sa lutte acharnée contre le polythéisme et l’affirmation de l’élimination de tout intermédiaire entre dieu et ses créatures, le conduisant à exalter une forme d’individualité. Avec cette précision essentielle: l'individualisation est cultivée, recherchée lorsqu’il s'agit de dégager hommes et femmes de leurs antiques relations et de leurs représentations, mais elle est jugulée (islam égale soumission) dés qu'il s’agit d’édifier l’ummah. Ce faisant il s'agit toujours de résorber une primordialité pour renforcer la dimension innée de la nouvelle conception totalisante.

 

La dévalorisation de la nature qu'implique cette conception s’accompagne de la pratique de privilégier l'apport du prophète. "Oui, le Koran est un recueil de signes évidents dans les coeurs de ceux qui ont reçu la science : il n'y a que les méchants qui refusent nos signes." (XXIX, 48, M. Kasimirski) "Bien plutôt (le message) consiste-t-il en signes probatoires au coeur de ceux dotés de connaissance. Seuls les iniques récusent Nos Signes." (XXIX, 49, J. Berque). Le prophète à la fois trans_c_r_i_p_teur et interprète des signes devient`l’intermédiaire essentiel qui ne peut absolument pas en tolérer d'autres quels qu'ils soient (contre l’associationnisme) .


Il en découle qu'il ne peut pas y avoir de représentation de la part de l’homme car ce serait se mettre sur le même plan que dieu ce qui serait de l’associationnisme.

 

La représentation se veut absolument non anthropocentrique c’est-à-dire non centrée sur l’homme, mais tout concerne l’homme qui est placé au-dessus de tous les êtres vivants et dieu lui-même n’est qu’une projection anthropocentrique et ce même du point de vue d'une théologie négative. Toutefois  le fait d'affirmer cela permet de poser un référent qui ne serait pas humain, donc faillible, susceptible de multiples déviations, etc. il faut un référent incorruptible comme pour la valeur.

 

Avec Mahomet la représentation est posée immédiate. Elle est immédiateté de dieu se révélant à travers des signes. En revanche dans l’ensemble des peuples posés dans la mouvance de la valeur  et chez qui celle-ci parvint à sa réflexivité tendant à son autonomie, et permit l'édification d'un nouveau type d'État, chez les grecs, les romains, puis chez divers peuples dont l'ensemble des nations constitue ce qu'on nomme actuellement l'Occident, la représentation est une médiation, et celle-ci a de multiples modalités d’extériorisation: Le théâtre, la démocratie, etc.

 

Il ne faut  pas de représentation afin de maintenir la distance et en même temps une non  séparation qui est impliquée justement dans celle-ci  (dans la mesure où elle est médiation). Cela porte sur l'art figuratif et cela souligne l’inaccessibilité de l'être. Il n'y a pas de théâtre, représentation qui permettait une sécurisation; cette dernière est directement est entièrement placée en dieu. On ne doit pas, en quelque sorte répéter l'acte de création apanage de dieu.[73]


Ceci explique la grande difficulté pour le capital de se déployer dans l'aire islamique comme nous le verrons ultérieurement. Mais maintenant que la communauté du capital domine et parvient, à travers son développement le plus poussé, à éliminer la représentation[74], il n'y a plus d'obstacle empêchant une jonction entre le capital et l'islam.

 

Cette théorisation des signes, ce refus de la représentation-médiation explique aussi le problème que pose la création. En effet elle peut être considérée comme l'innovation par excellence, lorsqu'elle se fait à partir de rien. En outre cela implique que le néant est antérieur et coexistant à dieu. Danger d'associationnisme.

 

S'il y a séparation au sein d'un tout; dieu est alors organisateur et même médiateur absolu parce que c'est lui qui va permettre l'établissament des liens entre les différentes parties; par là il impose son pouvoir.

 

Enfin on peut avoir une coexistence monde dieu. Affirmer: le monde est une émanation de dieu (proposition en germe chez Mahomet, explicitement développée chez Al’Farabi) assure le maintien de la continuité. I1 n'y a pas d'innovation.. Le monde apparaît comme la voie d'accès de la créature à dieu, c'est un compendium de signes de celui-ci. En conséquence  prétendre créer, c'est vouloir faire comme ou plus que dieu. Il en est de même en ce qui concerne le désir de représenter

 

Tout ce que peut faire la créature c'est opérer en étant soumise à dieu pour dévoiler quelque chose qui préexiste à son activité cognitive. Enfin la créature est apte à percevoir d'autres signes de dieu, ce qui permet de concilier la transcendance avec le dévoilement d'une immanence.


Tout ceci n'est pas une digression, voire une divagation, mais une réflexion sur le possible ou non d'un verrou cognitif que pourrait constituer l'islam vis-à-vis de l'acceptation du phénomène du capital en sa totalité tel que nous tentons de le représenter depuis de nombreuses années.

 

L'étude des deux phénomènes nous conduit à constater qu'il n'y a pas d'incompatibilité. L'islam en tant que représentation est compatible avec celle du capital plus exactement avec la représentation capital dans la mesure où ce dernier au cours de son développement ultime engloutit celle-là.

 

Dans le Coran Mahomet se défend fréquemment d'être un poète. Or la question ne porte pas sur la forme, sur le mode d'énoncer, de dire, mais sur le contenu. L'amalgame pouvait se faire parce que les poètes eux aussi, dans les sociétés archaïques sont des possédés d'un dieu, ils ont l'enthousiasme. On peut même ajouter qu'ils ont une dimension. de prophète. Ceci nous renforce dans l’idée qu’effectivement il n’y avait pas une simple lecture du Coran. En conséquence encore une fois ce qui pouvait opérer la différence c'est le contenu, c'est-à-dire que Mahomet prétendait ne pas opérer dans le domaine du fictif, de la fantaisie, de la simple représentation.

 

Un autre argument milite en faveur de la psalmodie c'est que le Coran n'expose pas une pensée strictement linéaire mais une pensée qui a une grande dimension de rayonnance, ce qui la rend difficilement traduisible. On a là un moment de passage où s’affirme la puissance de la tradition orale, en même temps que s'opère la fascination de l'écrit qui permet d'éterniser la parole.

 

9.2.6 3.5.  L’édification de la représentation de  Mahomet et son affirmation-affermissement ne s'effectuèrent pas hors du temps et donc hors de ce qui peut apparaître aux yeux des théologiens ou des spiritualistes comme des contingences historico-sociales. "Les conditions même de la lutte du prophète Muhammad pour s’imposer, font du Coran un texte politique." (Coran, article de Bruno Étienne dans le Dictionnaire des oeuvres politiques, Ed. Payot, p. 184)

 

Je pense qu'il vaudrait mieux parler de la dimension politique du Coran, c'est pourquoi nous allons envisager celle-ci dans l'œuvre de Mahomet, en essayant de comprendre comment .sa représentation s'est édifiée. "L’œuvre de Mahomet peut être considérée dans son ensemble comme l'édification sur des bases religieuses d'un système politique, social et économique et sa politique tribale ne fut qu’un aspect de cela." (Mahomet à Médine, p. 381)

 

Dans un premier temps il opère au sein de sa tribu, les Qorei-chites. "Au début, Mahomet se considère comme envoyé à sa propre tribu (qawm), ce qui désigne vraisemblablement les Koreishites; mais peu à peu, par des degrés qui n'apparaissent pas nettement dans le Qur’an, il en vint à voir un objectif plus vaste à sa mission." (Mahomet à Médine, p. 381). On comprend qu’il insiste à ce moment-là sur le fait que tout peuple a son prophète;  ce qui ne met pas en cause l'universalité d’Allâh, mais réduit la sienne si on compare cette affirmation avec sa position à la fin de sa vie.

 

Il se comporte en réformateur social qui insiste peu sur l'unicité de dieu. "Cependant, il est surprenant que, dans ses premières proclamations, Mahomet ne mentionne pas l'unicité de Dieu, avec une seule exception ("Ne placez pas une autre divinité à côté de Dieu ! 51,51); mais il s'agit probablement d'une interpolation tardive." (M. Eliade: Mahomet et l'essor de l'islam, p. 76)

 

Il veut rétablir la prééminence d’Allâh comme cela est indiqué dans la note 51. Ce qui lui permet de poser un principe supérieur auquel tous les membres de la tribu sont assujettis, quelque chose de plus puissant que le mouvement profane auquel ils s'abandonnent. Il manifeste une volonté de réformer et non d'exclure, car il ne s'agit pas de fragmenter la tribu-commnauté: Allâh est un principe englobant. Voilà pourquoi il ne remet pas en cause les autres divinités. Elles existent mais elles sont secondaires. En ceci il développe la même position que les juifs qui pensaient que l'existence d’Élohim ou  de Yahvé n’excluait pas celles d'autres dieux. Mais c'étaient ceux d'autres peuples, inférieurs d'ailleurs à celui d'Israël. La différence est que, dés le début, il insiste sur le caractère universel d'Allâh qui n'est pas limité à une divinité tribale  ou ethnique, mais est posé dieu de tous les hommes.

 

En connexion avec cette affirmation principielle qui fonde sa prédication, il effectue une dénonciation des excès commis par les riches à qui il prédit que, s'ils continuent à opérer comme ils le font, la catastrophe est inévitable. Pour les enjoindre à modifier leur comportement, il met en avant l’imminence du jugement dernier. "L'heure qui doit venir approche, et point de remède contre elle, excepté Dieu" (53, 58, D. Masson) "voici une alarme parmi celles données en premier. Imminente est l'imminente personne, hors Dieu, ne peut la conjurer" (LIII, 58, J. Berque)

 

On ne peut pas dire que Mahomet, à travers sa condamnation des riches, ait visé le mouvement de la valeur. Ce qui lui importait c'était la cohésion de la communauté. Or les riches tendent à la remettre en cause, parce qu'ils se suffisent à eux-mêmes. "Mais l’homme riche, qui se passe -des autres." (LIII .5, M. Kasimirski). J. Berque traduit ainsi: "ou bien encore le suffisant". I1 nous semble que les deux traductions peuvent se compléter. Qui peut avoir tendance à se suffire à lui-même, si ce n'est celui qui a des richesses pour pouvoir assouvir ses besoins, ses désirs. I1 est évident que "suffisant" peut se comprendre aussi comme étant celui qui a une arrogance, qui exagère la portée de ce qu'il peut être par rapport à sa réalité. Mais là encore qui peut effectivement le faire, sinon le riche? Quoi qu'il en soit ce qu'il importe de noter c'est l’opérationnalité extraordinaire de dieu, équivalent général tant positif que négatif. On doit se conduire en créature soumise à dieu, de telle sorte qu'on puisse accéder à sa miséricorde; mais non en l'imitant, ce qui serait exagération, démesure, hubris. Il ne faut pas l'oublier les hommes et les femmes ont des limites qu’ ils ne peuvent abolir qu'en accédant à dieu, en participant à lui par la médiation de la soumission. Par là la communauté est renforcée dans sa cohésion et dans sa dynamique.

 

Proclamer la venue imminente de la catastrophe accompagnée du jugement dernier constitue l'essentiel de la prédication de Mahomet à la Mecque. C'est à partir de là qu'il pose la nécessité d’une réforme du comportement des membres de la communauté. Il ne fut pas le seul. Il y eut en particulier Musaylimah, appelé faux prophète, qui enseigna lui aussi les "doctrines de la résurrection et du jugement dernier"; mais il aurait opéré en milieu paysan. À ce propos W.M. Watt cite cette affirmation "Vous êtes préférés aux gens des tentes (wadar) et les gens des villages (madar) ne sont pas devant vous." I1 la commente ainsi: "Les deux dernières clauses signifient simplement "personne n'est supérieur à vous", mais le serment et l'injonction subséquente de défendre leurs champs (rif) montrent que les auditeurs de Musaylimah étaient, semble-t-il surtout des agriculteurs." (Mahomet à Médine, p .372) Le mouvement dirigé par ce prophète ne fut pas insignifiant puisque: "Le défi le plus sérieux auquel le califat naissant dut faire face vint du mouvement de Musaylimah." (idem, p. 37s) Toutefois, comme l'indique W.M. Watt, du vivant de Mahomet il fut circonscrit à la tribu de Hanifah. Nous avons cité ces faits pour insister sur le fait que Mahomet ne fait que reprendre des données fort anciennes comme le jugement dernier, comme on l'a antérieurement indiqué et qu'en outre l’islam est une représentation produite par des marchands.

 

         En conséquence Mahomet, au début, pense qu'il peut réformer sans devoir détruire les vieilles représentations. Cela explique l'existence des versets sataniques à propos desquels M Eliade dit ceci:"La tradition raconte qu’après le verset 20 de la sourate 53, à propos des trois déesses Allat, Al-Uzza et Manat ("Ainsi vous auriez vu Allaât et Al-Uzza et Manât, cette autre troisième ?" J. Berque), suivaient ces versets: "Elles sont des déesses sublimes et leur intercession est certainement désirable". (Mahomet et l'essor de l'islam, p. 78)


C'est l'intransigeance des gens de La Mecque, les polythéistes, qui craignaient que la mise en position subalterne de leurs déesses et de leurs dieux ne portât préjudice au pèlerinage de la Kaaba où, de toute l'Arabie, les arabes venaient les vénérer, ce qui était l'occasion de fructueuses affaires commerciales’ qui conduisit à une rupture, et à une lutte ouverte entre eux et les musulmans. Ceux-ci subirent alors beaucoup d'ennuis, de vexations, etc. De multiples ouvrages expliquent fort bien tout cela.

 

Mahomet rompt donc avec les polythéistes ce qui le conduisit à abroger les versets. Pour justifier cela il fait intervenir l'oeuvre de Satan. "Mais plus tard Mahomet se rendit compte que ces paroles lui furent inspirées par Satan. Il les remplaça alors par ces mots: "ce ne sont vraiment que des noms que vous et vos pères leur avez attribués. Dieu ne leur accorde aucun pouvoir." (idem, p. 78)[75]

 

 Les musulmans se réfugièrent à Yatrib (qui devint Médine par la suite). Là encore Mahomet chercha à opérer une conciliation non seulement avec les tribus arabes qui l'avaient appelé mais avec les juifs très puissants en ce lieu. C`est le refus de ces derniers de le considérer comme un prophète et de reconnaître la validité de son enseignement, refus conditionné tant par des raisons d'ordre théoriques-théologiques que pratiques - économiques qui conduisit Mahomet à radicaliser et à universaliser son message (ce qui permit d'englober diverses réalités) et à entrer en guerre avec les juifs, alors que durant la prédication à La Mecque il avait constamment recherché leur appui contre les polythéistes.

 

Les questions économiques furent effectivement déterminantes parce que les razzias qui permettaient de faire vivre les musulmans ne pouvaient pas être une solution définitive du fait que le nombre de ces derniers s'accroissait par rapport aux non-musulmans aux dépens de qui s'effectuaient ces razzias, du fait que Mahomet après en avoir conduites un certain nombre contre les caravanes mecquoises, voulut les interrompre afin de ne pas s`aliéner définitivement les gens de La Mecque, en ne mettant pas également en péril leur pèlerinage. En conséquence les richesses et les terres des juifs purent constituer une solution économique provisoire. On doit tenir compte en outre que les musulmans de Médine étaient d’anciens nomades ou d'anciens marchands. Ils ne purent donc pas s’adonner à l’agriculture comme les médinois.

 

Il semblerait que ce soit au cours de sa lutte contre les juifs que Mahomet s’opposa réellement à l’usure (riba) . Ce qui le conduisit à accentuer sa dénonciation des excès liés au  mouvement de la valeur, comme il l'avait fait à La Mecque, mais toujours sans remettre en cause ce dernier.

 

Á la suite de la rupture définitive avec les juifs, Mahomet accroît le caractère transcendant d’Allah, son universalité et définit une originalité stricte  pour la communauté des musulmans.


"1. Ils forment une communauté distincte des autres peuples." (Constitution de Médine, cité dans Mahomet à Médine, p. 374)


 

       "En conséquence, le Qur’an enjoint à Mahomet et aux croyants de se regarder ni comme des juifs ni comme des chrétiens, mais de se dire une communauté distincte des deux autres, adeptes de la foi d’Abraham." (idem, p. 455) Cela veut dire qu'il y a en quelque sorte escamotage des juifs et établissement d’une continuité directe avec Abraham, héros fondateur. Et là, comme à l'occasion d'autres points fondamentaux, Mahomet fait une rupture avec un passé immédiat pour se lier directement à un passé fort ancien, avec occultation du moment intermédiaire, conçu comme le moment d’une errance transitoire. L'importance de la coupure d'avec les juifs se mesure au fait que c’est à partir du moment où elle eut lieu que le nom de la religion professée par Mahomet s'est appelée islam. "Le nom de la religion de Mahomet ne fut pas toujours l’Islam. À la période mecquoise, le nom qu'on lui donnait semble avoir été tazakki "droiture", mais la religion et ses adeptes sont rarement mentionnés explicitement dans les textes ( . . . ) Lorsque Mahomet rompit avec eux (les juifs, n.d.r), il déclara qu'il suivait la religion d`Abraham, la hanif, et pendant quelque temps, la religion de Mahomet dut être appelé. Hanifîyah. Ce mot était celui que lisait  Ibn Mas’ud dans le Qur’an sourate 3, vers.l7. et représentait probablement la lecture originale (...) La variante du codex d’Ibn Mas’ud nous rappelle que les premiers passages médinois du  Qur’an ont pu être révisés afin d'être rendus conformes aux termes récemment adoptés. "Islam" est certainement la meilleure appellation; ce mot possède un sens religieux plus profond, signifiant "résignation ou soumission à la volonté de Dieu". On a émis l’hypothèse que 1`usage de ce mot provenait du récit relatant le sacrifice du fils d’Abraham, récit qui est fait dans le Qur’an, où il est dit qu’Abraham et son fils furent résignés’("aslamâ"). S'il en est vraiment ainsi, il se pourrait fort bien qu'il y ait eu une transition facile entre l'expression "la religion d’Abraham" et "islam". (Mahomet à Médine,  pp.576 - 577)

   

L'éradication du passé récent sur le plan doctrinal s'opéra également sur le plan pratique, comportemental. Mahomet est amené à récupérer le vieux fond tribal arabe ce qui est désigné, comme nous l’avons vu, par Murawah. C'est à l'époque médinoise que commencent  effectivement à s'imposer les cinq piliers dont il a été question précédemment. En ce qui concerne la profession de foi elle traduit l'importance toujours plus grande qu'acquiert Mahomet. C'est pour cette période que la remarque  de Toufik Fahd est pertinente:" La foi est l’adhésion au message de Mahomet ,elle n’existe pas sans ce message". (L’islam et les sectes islamiques, p. 118). D`ailleurs il est écrit dans le Coran, dans une sourate de l’époque Médinoise: "Celui qui obéit au prophète obéit à Dieu." (IV, 80, L. Masson). "Obéir à l'Envoyé, c'est obéir à Dieu;" (IV. 80, J. Berque).  Par là aussi est apporté un élément de rationalisation. En effet nous avons dit que la foi est l'élément de continuité entre la créature et dieu mais, avons-nous ajouté, il n'y a rien de perceptible qui permette de vérifier que quelqu'un a la foi soit de façon innée, soit en la récupérant, puisque nous avons vu qu'il y avait comme un postulat selon lequel tout homme naît musulman, donc avec la foi en Allâh. L'acceptation immédiate ou différée du message prouve donc la réalité de la foi. Ceci vaut également pour les convertis. Il est un signe par rapport auquel les hommes et les femmes se signifient.


Pour ce qui est de la prière, la séparation d'avec les Juifs conduit à ne plus considérer Jérusalem comme la cité sacrée par excellence. Elle garde ce caractère mais elle est supplantée par La Mecque dans la direction (qibla) de laquelle elle se fait dorénavant.

 

Nous avons déjà vu que le jeûne fut placé au cours du mois de Ramadan pour se distinguer effectivement des juifs. Il en est de même pour d'autres caractères.

 

             C'est l’instauration du pèlerinage à La Mecque, devenue cité sainte des musulmans, tandis que la Kaaba devenait un lieu de culte édifié par Abraham et son fils, qui est la création la plus essentielle. En effet elle permit de se concilier les mecquois qui ne perdirent pas les avantages financiers que leur rapportait l'antique pèlerinage et de créer un rite d’initiation fondamental pour la consécration de l'arabe en véritable musulman. C'est grâce à ce pèlerinage que les musulmans accèdent pleinement à l’ummah.

 

"Faire l’Hégire, c'était quitter sa tribu pour s'intégrer dans l’ummah. " ( Mahomet à Médine , p. 499) En même temps cela réactua1ise le fait originel et le potentialise en tant que fait déterminant et discriminant.

 

On conçoit très bien que la zakât ait pu être mis au point durant la période médinoise. "La question se pose de savoir comment le mot zakat prit un sens technique d'aumône légale", mais cela nous entraîne en dehors de la période limitée par la vie de Mahomet, puisque la transformation de sens ne se fit que plus tard." (Mahomet à Médine, p. 514) Plus loin l'auteur indique que le phénomène était en cours du temps du prophète mais que l'essentiel était l'aumône volontaire, spontanée, ce qui souligne la puissance de la communauté musulmane initiale et explique 1’idéalisation qu' on en fit ensuite.

 

Il existe, pour certains, un sixième pilier, le Jihad dont nous avons peu parlé. La tradition n’est pas unanime pour le considérer en tant que tel. Toutefois on peut considérer que sur la fin de sa vie Mahomet en fit une certaine théorisation. Ceci fut déterminé tant par des considérations d'ordre théologique: lutter contre les infidèles, d'ordre politique: maintenir la cohésion de la communauté en s'opposant à d'autres, que d'ordre économique. En effet la totalité de la péninsule arabique étant devenue musulmane, il n'y avait plus d'espace pour les razzias; c'était- la rançon de l’unification des arabes. En outre la limitation du. mouvement de la valeur imposée par le message coranique, empêchait d'accroître les ressources de la communauté. En conséquence, effectuer des razzias aux dépens des peuples situés au nord (perses, byzantins) devenait la solution au problème économique (on ne sort pas du cadre du mouvement de la valeur car c’est aux dépens de celui-ci que les musulmans opérèrent) .


"Il se rendait compte du fait que la paix intérieure de l’Arabie ne pouvait être maintenue que si l'excédent d’énergie des populations était canalisé vers l'extérieur. Les expéditions organisées vers le nord du pays se trouvaient donc être de première nécessité si l'on envisageait la création d'un État arabe durable." ( Mahomet à Médine, p.436).

 

Je ne pense pas qu'on puisse dire que Mahomet  visait la création d'un État, étant donné l’opposition des bédouins à celui-ci. En effet ils avaient tout de même eu des contacts avec l'empire romain, puis byzantin comme avec celui perse. En outre comme toutes les communautés nomades, ils s'opposaient à l’autonomisation du pouvoir. De telle sorte que même s'ils n'avaient pas connu 1'État, leur pratique visait à empêcher son émergence. En revanche il est certain que Mahomet songeait à un débordement hors de l’Arabie, Sa conception de la divinité impliquait un expansionnisme.


Quoi qu'il en soit le Jihad, traduit par guerre sainte, fut la justification d'une telle pratique. Toutefois, il faut signaler que les infidèles pouvaient se convertir, ce qui posa d'ailleurs la nécessité d'accroître le caractère universel d'Allâh, mais réactiva le problème économique comme nous le verrons en étudiant la période post-Mahomet.


Nous reviendrons sur la question du jihad ultérieurement lors de l'étude du développement de l'aire islamique. On doit noter cependant que le retour au sens primitif (notion d'effort) permet une intégration des musulmans dans le monde moderne, bien que les occidentaux n'abandonnent pas leur esprit de croisade. "On chercherait vainement dans l'Islam une forme de jihad qui ordonne de combattre un homme pour une différence d'opinions, fut-ce un allié ou un protégé." (Rachid Rida, Le problème du califat, p. 51) Or, on lit dans le Coran: "Point de contrainte en religion. La vraie route se distingue assez de l'égarement" (II, 257, M. Kasimirski). "Point de contrainte en matière de religion: droiture est désormais distincte d'insanité." (II, 256, J. Berque)

 

La théorisation de l`ummah s'effectua durant la période de Médine, moment où Mahomet dut jouer un rôle important de médiateur entre les différentes tribus, et où les musulmans se heurtèrent aux juifs, puis aux perses et aux byzantins. Pour parvenir à dominer leurs représentations - bon moyen de justifier une domination ou une prétention à celle-ci - il fallait un principe d'intégration, un opérateur d'universalité puissant; d'où l'accentuation du caractère transcendant d'Allâh et le posé de l`ummah, dépassement irrévocable de qawm tribu ou peuple qui "représente un groupe qui n’est uni que par les seuls liens de la parenté." (Mahomet à La Mecque, p.194)

 

"Avec l’Hégire la notion d'une ummah ou d'une communauté à base religieuse vint au premier plan." ( Mahomet à Médine, p. 381).


Nous l’avons déjà affirmé l’ummah est une communauté hors nature, artificielle, au sein de laquelle les rapports de parenté tendent à être abolis. Pour s'affirmer l’ummah dut soutenir une longue lutte contre l'esprit de clan (asibaya). La théorisation de la nécessité de cette lutte nous la trouverons amplement développée chez Ibn Khaldoun  pour justifier alors l’État  D'un point de vue immédiat, cela peut apparaître non seulement comme une rationalisation, mais une mesure qui tend à favoriser les plus démunis, puisque cela empêche la monopolisation du pouvoir et des richesses. En fait, c'est un moyen d’éliminer tous les vestiges de l'antique communauté en produisant des individus totalement dépendants de la nouvelle, l’Ummah. De telle sorte que les hommes et les femmes qui veulent désormais fuir la condition individualiste qui leur répugne doivent alors se soumettre effectivement aux impératifs de la communauté artificielle. Nous avons exposé à maintes reprises ce phénomène. Il nous faut ajouter que pour donner une dimension d'enracinement, sans laquelle hommes et femmes ne peuvent pas avoir de sécurité, il y eut nécessité justement d'enraciner la communauté loin dans le temps et d'accroître la puissance de son intériorité en intégrant la murawah une fois dépouillée de ses dimensions parentales.

 

9.2.6.3.6. Nous avons signalé l'opposition de Mahomet à la formation d'un État. En plus des arguments avancés plus haut il nous semble qu'accepter l'État, même théocratique, en tant qu`organisme devant diriger-la communauté et faire respecter la sharia, c'était accepter le risque grave d'incarnationnisme, en effet cela revenait à incarner dieu dans un intermédiaire composite. Une fois le Coran apporté aux arabes et autres hommes et femmes, il n' y a plus besoin d'un médiateur. En outre "L'islam non plus ne connaît pas de mot pour distinguer le sacré du profane, le spirituel du temporel car il n'accepte pas ou même ne connaît pas de dichotomie que ces paires d'antonymes expriment." (B. Lewis, Le retour de l'Islam, p. 31)

 

Donc on a une totalité qui n'accepte pas la fragmentation. Or même en acceptant une théorie de l’Ėtat en tant qu’émanation de la communauté, de même que le monde serait une émanation de dieu, il y a un risque d`autonomisation de ce corpus qui conduit à une différenciation trop importante au sein de la communauté.

 

Voilà pourquoi nous pensons que ce que Mahomet avec ses compagnons (Abou Bakr, Omar, Othman, Ali, etc., parmi les plus importants et qu'on oublie trop souvent en ce qui concerne la période où vécut le prophète) ont réalisé au début des années trente du septième siècle, c'est une communauté despotique et non un État, mais grosse effectivement du possible de  réalisation de ce dernier, comme cela advint avec les Omeyyades.

 

La communauté est despotique ne serait-ce que parce qu'étant artificielle elle a besoin, pour fonctionner, d'un principe d'autorité, qui ne lui est pas totalement immanent. En outre nous l’avons vu le pouvoir de Mahomet devient de type autocratique sur la fin de sa vie: "Le degré atteint par le pouvoir autocratique de Mahomet, pendant les deux ou trois dernières années de sa vie, est encore mis en lumière par le fait qu'il nommait des agents qui le remplaçaient dans diverses occasions, et en fait, ce pouvoir est démontré par l'ensemble des nominations administratives." (Mahomet à Médine, p. 491). À ce propos il faut souligner un autre aspect de sa dimension politique, c'est le fait qu'il ne parvint à sa position dominante de guide privilégié de la communauté qu'à la suite de plusieurs assassinats individuels (cf. livre précédemment cité) en ce qui concerne des opposants arabes, ou collectifs en ce qui concerne les juifs de Yatrib. Ceci constitue une autre donnée qui contribue à rendre impossible l'adoption de sa représentation.

 

Il s’agit bien de la communauté despotique - où l'unité supérieure est Allâh - parce que celle-ci n'est pas fragmentée. En particulier il n'y a pas de séparation des pouvoir. Les révolutionnaires bourgeois la préconisèrent au contraire parce qu'ils pensaient ainsi enrayer tout despotisme. D'un point de vue immédiat ils avaient raison, mais ils ne se rendaient pas compte que c'était le réquisit nécessaire pour que le capital s`empare de État, grâce à une autonomisation de celui-ci rendue possible justement par la séparation des pouvoirs[76].

 

En outre à plus long terme l’affaiblissement de la communauté implique celui des hommes et des femmes, non seulement parce qu'ils sont isolés - les différentes organisations qu'ils se donnent alors ne sont que des ersatz - mais parce qu'ils n'ont plus de substance. C'est une donnée fondamentale dans le procès de dégénérescence de l'espèce qui affecte tous les aspects de la vie tant sur le plan psychologique que biologique (par exemple plus grande sensibilité aux mauvaises conditions de milieu)[77].

 

Pour en revenir à Mahomet précisons encore une fois qu'avec lui se réalise donc une communauté despotique parce qu’il n'y pas de séparation. L'autorité despotique régissant la communauté est à la fois extérieure, dieu transcendant, et intérieure, immanente du fait de la foi des différents membres de la communauté. Mahomet est un médiateur, chef suprême. Mais il ne l'est que parce qu’il est investi par dieu. Il est une condensation de la foi, un pôle de rayonnance, ce qui fonde d'ailleurs la dynamique de l'imitation En conséquence il n'a pas la dimension , qu'eurent par exemple, les pharaons ou les empereurs de Chine. Nous avons noté qu’à l’origine c'est l'être de la communauté qui devient État au travers du pharaon ou de l'empereur.

 

L'islam apparaît comme un vaste compromis entre le mouvement la valeur qui fonde une dynamique hors nature, l’État en voie de surgissement, les vieilles communautés, les antiques résidus du matriarcat. C'est pourquoi il se manifeste au cours ou temps comme le phénomène qui favorise le mouvement de la valeur dans son développement du pôle échange, mais sans réflexivité, permettant ainsi de maintenir les fondements d'une communauté ou d'un État, donc dans sa dimension extensive, mais qui tend à l'enrayer dans son intensivité parce qu'il enraye l’autonomisation de toutes les présuppositions essentielles sans lesquelles la valeur ne peut transcroître en capital. Toutefois l’enrayement fut facilité par des causes économiques externes dépendantes particulièrement du développement de l'Occident. Nous le montrerons ultérieurement.

 

Même si ses successeurs tendirent à le diviniser, Mahomet ne le fit pas, ni ne se considéra comme étant l’être de la communauté . "Je ne suis qu'un humain comme vous mais à qui se révèle  l’unicité de Dieu." (XLI, 5, J. Berque) " Dis: moi je ne suis ici que pour donner l’alarme. " (XXXVIII, 65) "Je ne suis qu’un donneur d’alarme explicite." (XXVI, 115, J. Berque) En revanche c’est l’instauration de cette dernière, la ummah, qui rendit effective sa propre puissance, au sens de capacité intense à vivre, à accomplir un cycle de vie dans une dimension réflexive, de telle sorte qu-il eut effectivement un grand rayonnement. À mon avis ceci est dû à un enracinement plusieurs fois évoqué dans un phylum, ce qui lui insufflait une immense certitude. "Sois patient, la promesse de Dieu, c'est le Vrai: Ne te laisse pas troubler par les incapables de certitude." Tel est le dernier verset (traduction de J. Berque) de la sourate  XXX, sourate essentielle où Mahomet expose sa "théorie" des signes et où il se situe fondamentalement par rapport à dieu et aux hommes et femmes[78]. Je dirai que cette certitude va au-delà de la foi, car celle-ci n'est que l'antidote du doute.  Elle est absolument nécessaire au moment d'une intense dissolution de la communauté. Elle lui donna la force d’attraction qui lui permit de fonder un mouvement qui devait investir une aire immense, ainsi que celle pour réaliser une puissante synthèse dont l`importance  dérive tant de ce qu'elle englobe que  de ce qu’elle élimine, posant ainsi sa manifestation magique.

 

Cet enracinement il l'exprime à travers un exposé de ce que nous avons indiqué en tant que théorisation d'une religion naturelle. "Ainsi donc, redresse ta face, en croyant originel, en suivant la prime nature selon laquelle Dieu a instauré les humains, sans qu'il y ait de substitution possible de Dieu: c`est là la droite religion, mais la plupart ne le savent pas." (traduction, J. Berque) Ce verset 30 appartient également à la sourate qui se termine par l'affirmation de la certitude.

 

L'islam religion naturelle est aussi une religion rationnelle. Les deux caractéristiques sont liées. La foi, avons-nous dit, est une donnée innée. C'est pourquoi tout homme naît musulman, ce qui exprime que le rapport à dieu est d'entrée immédiat. La raison explique ensuite ce que la foi a posé, elle le justifie. Au fond il y a un seul réquisit à accepter,  puis tout se déduit avec une grande rigueur. Dans ce cas l'existence de dieu ne découle pas d'un procès rationnel. Mais on peut la considérer également comme découlant de ce dernier, dans la mesure où dieu apparaît comme étant la solution à tous les problèmes posés par la raison, de même qu'il peut apparaître comme l'existant nécessaire, l'opérateur inévitable, indispensable du fait des limites de cette dernière.

 

Chez Mahomet ces deux exposés s'interfèrent. Toutefois c'est le premier qui est fondamental: l'affirmation de dieu en chaque être est une donnée innée. La raison est liée au moment intermédiaire, entre cette affirmation originelle et celle finale du juge ment dernier.

 

Or la raison est effectivement liée au mouvement intermédiaire qui est celui de la valeur. C'est grâce à elle qu`il est possible d'analyser son devenir. Nous verrons que les opérations cognitives ont été déterminées par ce dernier (cf. Chapitre 9.3. La valeur et le procès de connaissance): penser c'est juger, peser, mesurer, etc. L'idéal de mesure est pour ainsi dire sécrété par le mouvement de la valeur. Or nous avons relevé à quel point Mahomet défend la voie du juste milieu, la mesure.

 

L'intégration du phénomène de la valeur dans sa représentation s'exprime dans le fait qu'il pose un équivalent général englobant tout, transcendant: dieu. "Toute chose est mesurée par Lui" (13,8, D. Masson) "toute chose trouve en Lui sa mesure." (XIII, 8, J. Ber que)

 

Or Aristote dans sa Métaphysique écrivit: "Ainsi donc l'Un est une mesure de toutes choses (Ed. Vrin, p.534) (...) Nous disons encore que la science est la mesure des choses." (p. 535) Ce rapprochement ne veut pas dire que nous pensons que Mahomet ait connu l'œuvre  d’Aristote, mais il signifie qu'une même réalité sécrète obligatoirement des représentations semblables.

 

Ce qu'il faut souligner c'est l’utilisation de la raison pour détruire les représentations qualifiées d'animistes. Nous avons antérieurement réfuté la validité du terme animisme, nous n’y reviendrons pas. Vous voulons seulement insister sur le fait qu'il faut priver totalement la nature de toute autonomie. C'est ce à quoi fait allusion le terme animé, car il enferme l'idée qu-il est possible d’agir par soi-même. Or il faut que tout dépende de dieu. D’où l'opposition extrême de Mahomet aux polythéistes, aux animistes. Donc la rationalisation est ici nécessaire parce qu'elle sépare, pour pouvoir ensuite ordonner selon des principes externes, ceux découlant, ici, de l'existence de dieu. C'est pourquoi il y a toujours dans la raison les deux aspects de séparer et lier (entendement et raison, Verstand und Vemunft).

 

On a donc une sorte d’Aufklârung comme la pratiquèrent les chrétiens vis-à-vis de ceux qu'ils dénommèrent païens. Cependant Mahomet va plus loin parce qu'il élimine tout ce qui est irrationnel en dehors de dieu et de ses prérogatives: la résurrection et le jugement dernier. I1 n'accepte aucun mystère comme on les trouve dans le christianisme.

 

L`utilisation et la limitation du rôle de la raison est isomorphe à celle du mouvement de la valeur et elle est justifiée théorico-théologiquememt par le refus de l'associationnisme. On comprend de ce fait la remarqué de A. M. Delcambre: "En donnant à la raison la pleine liberté, l'homme s'attribue un rôle de créateur qui n'appartient qu'à dieu. Ainsi la racine du mot raison en arabe - 'aql - signifie lier, attacher (une bête) par les pieds. Pour les musulmans la raison doit être entravée; elle a besoin d'être sévèrement contrôlée, encadrée dans des limites fixées et soumise à l’autorité des textes sacrés." (o.c, p.49)

 

Il est intéressant de reporter ce qu'écrit J. Berque à ce même sujet: "raison ou réflexion: innombrables emplois des racines ’aql, fkr, dhkr, sh'ar, lbb." (o.c, p. 827)

 

Il est certain qu'avec Mahomet le procès est à son début d'où la multiplicité des termes. Ensuite à cause de la théorie anti-innovation, il est évident qu`il est possible qu'il y ait eu une réduction de substrat sémantique. C’est un phénomène sur lequel nous reviendrons dans l'étude du procès de connaissance.


Mahomet tendit à recomposer l'unité de toute une zone que la chute de l'empire romain avait conduit à la fragmentation et ce à partir d'une région qui avait été fragmentée jusqu'à son époque, la péninsule arabique. En ce sens Dante s'est totalement mépris sur le rôle effectif de Mahomet (cf. note 26). Il ne fut pas un séparateur, mais un rassembleur. Mais le rassemblement qu'il impulsa limita celui que les occidentaux tendaient à opérer.

 

Plus profondément on peut dire que Mahomet a opéré la résorption, la cicatrisation d’une immense déchirure qui fut la séparation d'avec la nature et celle au sein de la communauté, à l'aide d'une ample médiation qui fonde une autre continuité: dieu, qui est à la fois l'une et l'autre. Ainsi hommes et femmes peuvent co-exister avec la séparation de fait, tout en vivant dans la continuité, grâce à la représentation fondant un autre comportement: la dépendance absolue.

 

Encore une fois, Mahomet met en évidence qu'il y a inévitablement un moment de séparation, un moment où les relations humaines sont abolies, inopérantes, lors du jugement dernier. "Ce jour-là ils seront séparés’(XXX, 43,  J. Berque) afin de mieux exalter sa solution: Allâh. Il exalte d'une part l'infirmité des hommes, des femmes, qui dérive de leur antique séparation, et la toute puissance de dieu, opérateur de continuité et de certitude.

 

C'est ici que nous pouvons reprendre la question du pouvoir. Il est transcendé, placé hors des hommes, seul moyen pour que la communauté puisse vivre sans heurt, sans risque de dissolution, puisqu`il est placé au niveau de dieu. Il en est de même de l'amour. Or nous l'avons vu que c’est avec la dissociation à l’intérieur de la communauté que s'autonomisent pouvoir et amour, phénomènes se compensant mutuellement, l'un séparant, l'autre unissant. La représentation de Mahomet tend donc à réunir les deux, mais au niveau de dieu, avec toutefois une certaine prééminence du pouvoir sur l'amour: la miséricorde de dieu compense sa toute-puissance.

 

Le pouvoir est à dieu: Il n'est pas limité. Ce serait une contradiction avec l'essence (si on peut utiliser une tel concept dans ce cas) de dieu. Voilà pourquoi Mahomet affirme qu’Allâh peut très bien intervenir de façon très différente à propos d'un même fait, entrant parfois en contradiction avec le concept de justice qui est tant prôné par ailleurs. "Il pardonne et châtie à son gré." (V, 21, M. Kasimirski) "Il se montre indulgent à qui i1 veut, il tourmente qui il veut." (V, 18, J. Berque)

 

Le pouvoir ne peut pas demeurer uniquement dans le domaine de la transcendance, il faut qu'il s'incarne. Il le fait dans la communauté. C'est la ummah qui a le pouvoir. De là l’importance déjà signalée de l’ijma, le consensus. Si donc la communauté dégénère et abandonne la sharia, on peut arriver à penser qu'il faille une autre création pour tout remettre en accord avec dieu.

 

L'affirmation de la toute-puissance de dieu, le fait qu'il n' est pas limité par quoi que ce soit, par qui que ce soit, a  conduit à des affirmations qui peuvent justifier une théorie de la grâce, ainsi avec le verset IV, 48 cité plus haut. Cependant on peut considérer qu'avec sa conception particulière de la transcendance de dieu, Mahomet anticipe sur toute la production théologique telle qu'elle se développera en Occident beaucoup plus tard. Et, étant donnée que l'affirmation de cette transcendance englobe en elle, en tant que possible, une théorie de la grâce, il anticipe également sur ce plan, même si, pour lui, la question est surtout du pôle divin: pouvoir illimité de dieu, tandis pour le théologien occidental elle est plutôt du pôle de la créature: la possibilité ou non d’être sauvé.

Dans tous les cas, le Coran renferme des formulations remarquables pour une théorie de la grâce.

"Il accorde spécialement sa miséricorde à qui il veut.

Dieu est le maître de la grâce incommensurable. " (3, 74, D. Masson)

 "La grâce est entre les mains de Dieu. Il dispense a qui veut"

Dieu est immense. Connaissant.

Il privilégie de Sa grâce qui Il veut. Dieu est Maître de la grâce insigne." (III, 74, J. Berque)

 

Le problème de la grâce est lié à celui de la connaissance. La créature ne peut pas accéder à certaines connaissances  du fait de sa limitation; en conséquence elle ne peut pas comprendre le jugement de dieu. Ce n’est donc pas surprenant si un certain nombre de musulmans, bien avant les chrétiens, exposèrent une théorie de la grâce, mais essayèrent également d'escamoter la difficulté en parvenant à une connaissance, à une gnose, qui les libèrerait de la nécessité de toute grâce.

 

Citons à nouveau une partie du verset VII, 156: "De mon tourment je frappe qui Je veux, bien que ma miséricorde ombrage toute chose." pour insister sur le fait qu'il y a liaison entre pouvoir et amour.

 

Pour réaliser la communauté devant résorber la déchirure, se posa à Mahomet le problème de fonder une petite communauté agissante, mobilisatrice, un pôle de ralliement, etc., d'où, nous l'avons vu, la nécessité du "cordon sanitaire" pour maintenir sa pureté et son efficacité; car "la plupart des humains sont des scélérats (V, 49) On peut dire qu'il s’est posé la question de savoir comment mobiliser les hommes et les femmes pour réaliser ce projet. Nous avons déjà rencontré toutes les composantes de la réponse; ajoutons qu'il lui fut nécessaire de faire preuve d'intransigeance, bien qu'il accomplit, selon nous, beaucoup de compromis, parce qu'il était éminemment capable de moduler cette intransigeance pour se plier aux exigences de certaines situations. Il fut capable d'adapter sa "théorie" en fonction de l'activité à développer, sans remettre en cause les principes fondamentaux.

 

L’Islam est une réponse totale aux problèmes posés dans une zone particulière de l'aire proche-orientale, l'Arabie, mais généralisable à l'intégralité de cette dernière à cause de l'affirmation d'une transcendance, d'une rationalité et de la revivification de la communauté par un ressourçage à des origines lointaines aptes à fonder, enraciner. Ces problèmes, découlant de la. dissolution des communautés aux prises avec le mouvement de la valeur, étaient analogues à ceux affectant les zones qui avaient été conquises par les hellènes ou les romains, et qui avaient auparavant connu une économie en partie mercantile bridée par l’unité supérieure, l’État sous sa première forme. En même temps l’islam était une réponse aux problèmes posés par l’échec de l’eschatologie chrétienne, mandéenne, manichéenne. Voilà pourquoi il s'affirme moins radical que le christianisme primitif. D'entrée il est une voie moyenne, un compromis entre toutes les forces en présence, avec transposition et résolution de tous les conflits dans la divinité transcendante qui résorbe tout.

          

                 Nous avons parlé de réponse globale parce que l'islam n'est pas originellement uniquement une représentation. C'est ce à quoi tend à la réduire le développement économique et social fragmentant la totalité, ce qui pose le possible de l'autonomisation du pouvoir, de l’État, du droit, etc. Le stade ultime de cette fragmentation se produit de nos jours. Ainsi l'œuvre de Mahomet avait tendu à résorber le mouvement de la valeur dans la communauté. Lorsque le mouvement de la valeur prendra ultérieurement une grande importance c'est la dimension marchande incluse dans le Coran qui l'emportera. Il y aura alors tendance à masquer tout ce qui vise à limiter le mouvement de la valeur. En revanche quand il y aura recul de celui-ci, on aura un repli sur la dimension bédouine, une réaffirmation des valeurs nomades, en particulier une accentuation de la domination sur les femmes. Mais ce flux et ce reflux du mouvement de la valeur est en rapport lui-même avec tout l'environnement où se trouve l'aire islamique. Or, en Occident la transformation de celle-ci en capital fit pression durant plusieurs années pour que la même opération se réalise pleinement dans l’aire islamique. Ceci est advenu, mais le capital n'y a qu'une domination formelle à l'échelle sociale. Sa domination réelle réclame la substitution de toutes les présuppositions aux rapports économiques, sociaux, affectifs, représentationnels par celles du capital. C'est ce qui est en train de se réaliser. Et, nous l'avons dit, l’islam réduit au stade de religion, avec l’évanescence de la  ummah, ne constitue pas un obstacle insurmontable à cette transformation. Il va entrer dans la combinatoire représentationnelle du capital. Allâh y sera publicisé à cause de son incomparable transcendance. Il sera métamorphosé en représentation de ce dernier.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]  Dans les deux cas le christianisme apporte un fondement puissant à ces deux empires; ultérieurement il en sera la dimension abstraite, d'où l'idée de chrétienté.

 

 

[2] cf. Histoire et conscience historique, t.1, p.7 et 8. Il est particulièrement intéressant de signaler que le recrutement se faisait dans toutes les couches de la société.

 

 

[3]  Cf. Histoire d'Italie et d'Europe, t.1, p.93

 

 

[4] Cf. en particulier P. Anderson: "Les communautés slaves qui formaient l’immense majorité des colons barbares initiaux dans les Balkans étaient socialement trop primitives à l'époque d'Héraclius pour être capables d'établir des systèmes politiques du type de ceux que les tribus germaniques avaient créés dans l'ouest mérovingien". Passages de l'antiquité au féodalisme", p.285.

 

 

[5] Au sujet de l'opposition entre empires fondés sur la puissance continentale et empires fondés sur la puissance maritime, il convient de lire Les grands courants de l'historie universelle de J. Pirenne, Ed. de la Baconnière et A. Michel. L'auteur met en évidence en particulier l'importance de l’Égypte en tant que puissance maritime et à quel point ce pays a subsisté dans l'antiquité à travers la détermination liée à la valeur (dans le sud du pays) alors que la vieille représentation étatique était depuis longtemps très affaiblie. Toutefois il ne donne pas une explication convaincante de la non généralisation du phénomène de la valeur dans ce pays.

 

Ce livre est fort intéressant à cause de ses vues synthétiques aux vastes proportions, mais il est difficile d'accepter les analyses telles qu'elles parce que l'auteur fait intervenir capitalisme et féodalisme à des périodes et dans des lieux où ils ne pouvaient pas exister. On retrouvera cette question avec l'étude du surgissement du capital.

 

La puissance maritime de l’Égypte et donc l'importance de la pénétration du mouvement de la valeur en ce pays explique la limitation à la fois temporelle et spatiale de la force de l'empire égyptien en même temps que l'existence de la première forme d État, qu'il représente, fut un frein énorme au devenir de la valeur. Nous verrons l'influence déterminante que celle-ci eut dans leur aire lorsque nous aborderons le concept de maât dans le chapitre sur la valeur et le procès de connaissance. cf. aussi la note 58.

 

"La découverte de l'Occident par les Phéniciens au IIème siècle avant J.C. ouvre dans l'histoire de l'antiquité une ère nouvelle, comme la découverte de l'Amérique, à la fin du 15éme siècle de notre ère, devait marquer dans l'histoire de l'Europe le début de 1’êpoque moderne." (idem, p .89)

 

 

[6] Les Balkans et les pays contigus dans la mouvance connurent trois phases importantes dans leur développement: 1° christianisation, 2° occupation par les turcs (il ne faut pas oublier le rapport avec l'invasion mongole), 3° occidentalisation qui ne se fit pas immédiatement, soit à cause de la résistance des communautés, des vieilles structures dérivant du compromis édifié lors de l'occupation ottomane, soit à cause de l’occupation russe, puis soviétique.

 

Depuis les années 60 du vingtième siècle le processus d’occidentalisation ne fait que s'amplifier.

 

 

[7] Nous signalons à ce sujet le débat entre K. Marx puis F. Engels avec les populistes. Ce qui implique de lire les œuvres de ces derniers ainsi que les ouvrages de F. Venturi et de Walicki que nous avons souvent mentionnés. Nous ajouterons les études de Venturi sur la Russie ainsi que les travaux de P.P. Poggio, enfin ceux parus dans Invariance concernant le phénomène russe.

 

Ces mêmes travaux seront utiles pour comprendre la question de 1`implantation du capitalisme en Russie et la nécessité du communisme.

 

Citons un livre fondamental sur la question de la communauté en Russie: Die Theorien über Entstehung und Entwiclung des Mir, (Les théories sur l'origine et le développement du mir), Ed, Harrasswitz, de Carsten Goehrke.

 

Nous pensons toujours faire une étude plus exhaustive sur l’importance du phénomène communautaire envisagé non seulement dans sa dimension réactionnaire, rétrograde - ce qui a été abondamment traité de divers côtés - mais dans sa dynamique visant à fonder une communauté humaine intégrant un développement technologique donné.

 

Dans l'article de M.J. Gefter: La Russie et Marx, il est indiqué de façon fort suggestive la volonté des populistes de trouver une autre voie: "...depuis Tchadaev, à travers tout le XXème siècle, une pensée, une idée générale: il n'y a pas d'autre possibilité pour la Russie de s'inclure dans l'humanité si non de recommencer pour elle-même toute la formation de l’espèce humaine."

 

[8]  Toutefois pour en arriver là, il faudra un long développement avec un déchaînement extrême de violence pour déraciner totalement les hommes et les femmes de cette aire. Alors le capital pouvant se poser communauté et nature affirmera en même temps l’unité, se substituant à celle qui s'imposait dans l'immédiateté du lien de l'espèce à la terre.

Le phénomène n'est pas proprement russe puisque avant que la Russie n'accède à sa puissance on eut diverses tentatives de la part des barbares slaves d'accéder au stade de césar, de tsar (cf. par exemple en Bulgarie avec Siméon au Xème siècle).

 

[9]  Dans le chapitre sur l'assujettissement des femmes nous reviendrons sur leur importance dans l'aire slave. Signalons pour le moment le livre de Gasparini I1 matriarcato slavo, Ed. Sansoni. "Le droit coutumier slave réserve à la femme une position sociale et juridique tout à fait différente de celle qui lui est faite chez les autres peuples indo-européens. Le mariage slave n'est pas une "conventio inmanum", à cause de cela l’épouse ne tombe pas sous la suggestion du mari "filiae loco", elle n'est pas sujet à tutelle mais, en cas de veuvage, elle exerce elle-même la tutelle sur les fils mineurs, mieux elle hérite du mari le droit de "patria potestas" sur la progéniture, et peut se trouver de ce fait, avec tous les effets que cela comporte, à la tête de la famille et conserve cette position même quand les fils sont devenus majeurs. Ajoutons que dans le droit populaire slave il y a mariage non seulement avec l'entrée de l’épouse dans la maison du mari, mais aussi avec l'entrée du mari dans la maison et dans la famille de la femme; dans ce cas les fils prendront son nom et non celui du père, et ceci avec une fréquence qui, à une époque pas très lointaine, devait être égale à celle des noces patrilocales avec la patrilinéarité de la progéniture." (p. 18)

La survie de formes matriarcales jusqu'au XXème siècle en Russie explique elle aussi les formes de dissolution en cours en URSS à l'heure actuelle.

Rappelons que la séparation de Homo sapiens vis-à-vis de la nature n'a pu se réaliser qu'avec l'assujettissement des femmes.

La limite absolue des différents mouvements de libération des femmes dérive du fait qu'ils opèrent au sein de la séparation. En conséquence ils ne peuvent proposer qu'un réformisme prograde dont les effets sont le renforcement de la communauté-société du capital.

 

 

[10]  Le christianisme dut faire un compromis et prendre une dimension cosmique, panthéiste, païenne en quelque sorte.

 

 

[11]  Cf. P. Anderson Passages de l'antiquité au féodalisme, pp. 266 sqq. Cet auteur apporte une précision à l'affirmation de F. Engels au sujet d' "une seconde servitude", en faisant remarquer que cette dernière n'avait jamais existé dans les pays de l'Est. Ceci confirme bien l'absence de développement du féodalisme et que ce n'est que sous l'action de l'Occident où le féodalisme classique perdait de son importance, et en liaison avec des exigences économiques à l’Est, que le féodalisme oriental put s'imposer. Nous y reviendrons dans le chapitre sur le capital.

 

 

[12] "La forme est en général l'expression de l'idée incluse dans la matière (contenu)." K. Léontiev, o.c. p.115).

" La forme est le despotisme de l'idée interne qui empêche la matière de se disperser." (idem, p.116)

Ces deux citations prouvent à quel point K. Léontiev considérait le byzantinisme comme un moment essentiel dans l'histoire russe. Elles prouvent en même temps que son procès de connaissance est totalement dominé par le procès de la valeur. En effet c'est bien la forme valeur qui est l'expression d'une "entité" qui se trouve incluse dans les marchandises s'affrontant au cours d’un procès d'échange. Elle exerce bien un despotisme qui empêche les différentes marchandises entrant dans ce procès de se disperser. Il faut qu’elles soient réunies en un lieu qui prendra une ampleur toujours plus grande: le marché, afin de vérifier leur contenu. Ce qui prédomine donc c'est leur expression-forme qui leur évitera ensuite de perdre la détermination qui, au départ, ne leur était que potentielle. Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre 9.3. Valeur et procès de connaissance.

Un auteur occidental qui essaie de se délocaliser, c'est-à-dire de ne pas se polariser sur l'Europe, E. Berl accorde lui aussi une grande importance à Byzance, mais pour d'autres raisons. "Il est donc certain que les deux batailles de Constantinople en 673 et en 717, ont plus importé à l'Europe que Marathon, Salamine et Platées." (Histoire de l'Europe d’Attila à Tamerlan, Ed, Gallimard, p. 76)

"Sans doute, on ne peut surévaluer l'importance de l’épopée byzantine dans la naissance de l’Occident chrétien. En battant les Bulgares et les Musulmans, les Césars macédoniens avaient rendu possible la formation d'un empire occidental. Ils avaient contenu les assauts barbares et fait apparaître les premières lézardes de l'Islam." (p. 116)

L'auteur souligne l’opposition des byzantins aux latins: "En tout cas, justifié ou non, l'instinct ou le préjugé du peuple s'avéra tout-puissant; Byzance se fit de plus en plus antiromaine." (p. 259) I1 semble indiquer que celle-ci essayait de se poser en tant que troisième voie. "En revanche le petit peuple maintint jusqu'au bout, fût-ce au préjudice de l’Ėtat, la fidélité de l'Empire à son orthodoxie confessionnelle et son hellénisme culturel. Il voulait que Byzance restât byzantine. Il aimait mieux succomber à la force de l Orient que composer avec l'Occident qu’il haïssait davantage." (p. 252)

Ceci appelle deux remarques. 1° la thématique de la troisième voie sera reprise par la Russie. 2° La Grèce entre-t-elle dans le cadre de l'Occident de façon permanente ou par éclipses? ou, posé autrement, qu'est-ce que l'Occident? 

En revanche Hegel porte un jugement sévère et négatif sur l’empire byzantin. "L'histoire de l'empire romain d'Orient, cultivé à un si haut degré, où, comme on devrait le croire, l'esprit du christianisme, eût pu être saisi dans sa vérité et sa pureté, nous présente une suite millénaire de crimes, de faiblesses, d'infamies et de veulerie continus, le spectacle le plus affreux et par suite le moins intéressant. Par là se montre à quel point la religion chrétienne peut être abstraite et faible comme telle, précisément parce qu'elle est si pure et spirituelle en soi." (...) "L'empire byzantin est un grand exemple qui montre comment la religion chrétienne peut rester abstraite chez un peuple cultivé quand toute l'organisation de 1'Ėtat et des lois n’est pas reconstruite selon son principe. À Byzance, le christianisme se trouvait aux mains de la lie du peuple et d'une populace sans frein." (Leçons sur la philosophie de l'histoire, pp. 260-261) 

Terminons par un historien tout récent, Bernard Lewis: "Ce fut l'échec des armées arabes devant Constantinople et non la défaite à Poitiers d'une troupe se livrant à la razzia qui permit à l’Orient et à l'Occident chrétiens de survivre." (Comment l'Islam a découvert l'Europe, Ed, Tel Gallimard,  p. 12). Nous retrouverons cette question dans la suite prochaine de cette étude qui concernera la période post-Mahomet. Nous constaterons que Bruni et Bontempelli portent le même jugement sur la fameuse bataille de Poitiers.

 

 

 

[13] Le présentateur nous dit qu’il faut mettre Spengler à part à cause de sa remise en cause de l’européocentrisme. Cf. note 21.

En ce qui concerne K. Léontiev il écrivit :"En réalité les perses influencèrent plus les grecs que ceux-ci les perses." (o.c. p. 173)

 

 

[14] On peut considérer que l’antioccidentalisme ou son opposé l’occidentalisme forment le contenu essentiel de la littérature russe du XIXème siècle. La révolution de 1917 a un peu occulté le débat entre les deux, mais il réacquiert de l'ampleur depuis quelques années. Il en sera ainsi jusqu'à ce que le capital triomphe pleinement dans le procès de production global en Union Soviétique.

La vie de l’archiprêtre Avvakum, Ed. Gallimard montre la puissance du Raskol.

 

 

[15] Rozanov en tant que visionnaire refusant l'occidentalisme vitupéra le christianisme parce qu'il manquait de cosmicité. Ce qui n'est pas le cas de celui orthodoxe, comme on peut s'en rendre compte avec cet extrait d'un poème d'Alexandre Dobrolioubov (1876-1944) "moine et ermite " selon sa notice biographique dans Poésie russe. Anthologie, Ed. La Découverte, que l'on peut trouver aux pp. 298-299 du même livre.

Montagnes et vallons, vous mes soeurs et mes frères,

Et vous cailloux des routes, mes fidèles amis,

Firmaments et rayons qui m'êtes des parents,

Vous, animaux sauvages mes gentils compagnons,

Et vous, rivières paisibles - mes fiancées à jamais.

Que la paix soit sur vous, petites étoiles mes soeurs,

 Etoiles étincelantes, vous êtes les fleurs du ciel.

Toutes les fleurs des champs en couronnes royales,

Vous, rayons du soleil messagers de la joie,

Et vous pierres muettes sur le bord des chemins,

Devant vous tous, face contre terre, je me prosterne

Je m'illumine à votre éclat...

Et toi herbette, orphelinette, ma bien-aimée!

Certes cela évoque Le cantique des créatures de Saint François d`Assise. Cependant, ici, la médiation divine ne transparaît pas, tandis que s'affirme une ample cosmicité.

 

 

[16] "Seuls les mondes orthodoxe et musulman ont un grand avenir devant eux. La Russie, en particulier, à la tâche de sauver la vieille Europe, désormais épuisée; mais pour développer cette fonction, la Russie doit retourner à l'idée byzantine et s'unir avec les peuples asiatiques et de religion chrétienne (...) pour la simple raison que parmi eux l'esprit européen moderne n'a pas encore pénétré." (K. Léontiev, o.c , p.10)

L`idée de sauver le pays grâce à un retour à une forme d'autocratie est encore vive en Union Soviétique. En revanche il semble que l'alliance entre chrétiens et musulmans soit fort hypothétique. Il reste un point commun entre les deux: le rejet de l'Occident; toutefois les russes sont désormais trop infestés par ce dernier pour pouvoir faire front commun avec les musulmans.


[17]  M. Eltsine a reconnu lui-même que "la notion d'achat et de vente de la terre ne correspond pas à l’esprit russe" et a cité 1'exclamation d'un d’un député affirmant qu'il ne "vendrait jamais sa mère". 

M. Mikhail Gorbatchev invoquait lui-même la semaine dernière, en parlant des traditions communautaires de la paysannerie russe pour justifier son opposition à la propriété privée de la terre: "Le bail oui, même pour cent ans, même avec le droit de vendre des droits au bail mais pas avec la propriété privée avec le droit de vendre la terre", avait-il dit devant les représentants de la culture." Le Monde du 05.12.90

La victoire du capitalisme n'est effective que lorsqu'il y a eu élimination complète des paysans. C'est ce que vise la communauté mondiale du capital comme on  pu le voir lors des discussions à propos du Gatt, à la fin de l'année 1990. 

Selon l'Intemational Herald Tribune du 19.12.90, Hedrick Smith, dans son livre The new russians, Ed. Ransom House, considère que les obstacles aux changements en Union Soviétique dérivent de la persistance encore de nos jours de la tradition de la Commune. Ce qui se traduit selon lui par la culture de l'envie à cause de l'égalitarisme et par celle de la dépendance, du fait des prestations sociales à faible prix. Afin de détruire la communauté et de permettre le plein épanouissement du capital les théoriciens de tous les pays opèrent un front commun où l'ignominie bien partagée n'a d'égale que la stupidité.

En ce qui concerne l'appréciation de la crise que traverse l’URSS depuis l'arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir, il est intéressant de signaler la position d'un homme qui comme ce dernier est le représentant d'une aire intermédiaire, l'aire islamique. Il s’agit de Khomeiny qui écrivit à Gorbatchev une lettre qui fut remise au Kremlin le 4 Janvier 1989.  La réponse de ce dernier n'a pas été rendue publique. Après avoir fait remarquer que: " Il n'y a plus aujourd’hui dans le monde la moindre chose qui puisse être appelée communisme."  Il ajoute: "Mais c'est aussi la raison pour laquelle je vous prie énergiquement, après avoir fait tomber la muraille des .illusions marxistes, de ne pas vous laisser enfermer dans la prison de l'Occident et du Grand Satan." Il passe ensuite à une défense et illustration de l'Islam auquel il veut faire jouer un rôle comparable à celui du christianisme par rapport à l'empire romain. Cela veut dire qu'il pense qu’il pourra survivre au mode de production capitaliste et servir de base fondamentale pour le monde surgissant de l'élimination de ce dernier.

Toutefois Khomeiny ne se pose pas le problème que les soviétiques, après les russes, ont toujours prétendu réaliser quelque chose qui ne soit ni de l'Occident ni de l’Orient. Enfin ce qui accomune à nouveau les deux aires que nous avons dites intermédiaires c'est que pour le moment elles pactisent énormément avec l'Occident et que le capital s'y développe avec puissance.

Pour en revenir à l'URSS et à la question paysanne, nous devons signaler l’œuvre essentielle de Tchajanov tant avec L’organisation de l'économie paysanne, Ed. Librairie du Regard, qui se place sur la plan scientifique, qu'avec Voyage de mon frère Alexis au pays de l'utopie paysanne, publié sous le pseudonyme de Ivan Kremniov, Ed. L’Age d’Homme qui, comme le titre l’indique, se situe dans le domaine de l'utopie. L'action se passe en 1984 (le livre aurait été connu de G. Orwell). Il n'y a pas eu la grande industrialisation, et c'est du pôle de la campagne que se fait le développement. Cela n'empêche pas que la perspective internationaliste est maintenue, même si sa réalisation s’avère encore impossible. "À la lecture des évènements de son époque, Kremniov apprit que l'unité mondiale du système socialiste ne se maintint pas longtemps et que les forces sociales centrifuges ne tardèrent pas à rompre la bonne entente générale qui s’était établie." (p. 47)

On peut considérer qu'en France J. Giono a rêvé d'une utopie paysanne et a témoigné en même temps de la fin de la révolution française qui, en assurant aux paysans une petite propriété, impulsa le mythe de la possibilité d'une autosuffisance, tout en commercialisant un surplus pour acquérir le moins de choses possibles de la part de la ville. Sa  Lettre aux paysans de 1933 est fort intéressante à ce sujet. 

Une utopie similaire fut rêvée également par tout un courant dans les années vingt en Allemagne, comme on en a un écho puissant dans le roman La ville d'E. Von Salomon.

Tournons-nous encore une fois vers l'URSS et écoutons Raspoutine: "Toute mon œuvre est un adieu à la culture russe, à ce qui n’existe plus: les villages, la campagne, la nature, la langue populaire, l'artisanat et le folklore." (Interview au Figaro Magazine du 06.01.1991).  Il dit en outre : "La Russie est différente de vous, elle n'est pas en Europe, elle n"est pas en Asie. Elle doit donc suivre sa propre voie et inventer des solutions slaves." Ce qui est dans la lignée des slavophiles et des populistes. Nous y reviendrons. Je précise que je cite cet auteur, qu’on peut ranger parmi les réactionnaires, non pour récupérer qui que ce soit, mais pour bien montrer la pérennité du problème de la communauté, point central du devenir de l'espèce.

Enfin en conclusion de cette longue note nous pouvons dire que pour toute l’Asirope, c'est, non seulement la possibilité de sauter ou d'abréger la phase capitaliste grâce à l'intervention du prolétariat qui a été éliminée, mais aussi celle de créer un mode de vie alternatif au mode de production capitaliste, tout en gardant ses prémisses, grâce aux paysans. Toute solution classiste a vécu.

 

 

[18] Bruni et Bontempelli (Le sens de l'histoire antique, t.2, pp. 268;-277) mettent bien en évidence l'importance de l'empire parthe et défendent la thèse de l'instauration d'un féodalisme dans cette région au IIème siècle avant J.C. Nous pensons qu'il y a d`indéniables analogies, convergences avec ce qui se produisit en Occident, mais la puissance de l'unité supérieure - jamais réellement remise en cause - fut telle qu'elle enraya cette instauration. C’est pourquoi nous considérons comme préférable de parler d'un phénomène de fonciarisation temporaire avec prédominance de la multiplicité en tant que totalité.

 


 

[19]  "Le sens de l'histoire antique", t.2, ^. 570 

Nous avons essayé de donner quelques informations historiques plus détaillées parce que ce phénomène est essentiel en ce qui concerne cette aire proche-orientale et parce qu'en définitive cela se répètera avec l'Islam. On aura à partir de l'affirmation de celui-ci des périodes de fonciarisation tandis que, nous le verrons, l'unité supérieure comparable à celle qui prévalut en Chine, s'imposera sans qu'il y ait identité entre les diverses formations sociales.


 

[20] On a toujours le phénomène de disparition de couches intermédiaires et formation d'un corpus bureaucratique; ce qui permet l'affirmation d'une unité supérieure. Dans le cas de l'empire perse la citation suivante de Plutarque rapportant un propos de Xerxès: "Or quant à vous autres Grecs, on dit que vous estimez la liberté et l'égalité sur toutes autres choses; mais quant à nous, entre plusieurs belles coutumes et ordonnances que nous avons, celle-là nous semble la plus belle, de vénérer et d'adorer notre roi, comme l'image du dieu de nature qui maintient toutes choses en leur être et leur entier." met bien en évidence l'essentialité de cette dernière.  Il est évident que les Sassanides sont bien postérieurs à Xerxès, mais le propos reste valable pour leur époque. 

Deux remarques peuvent être adjointes: 1° Plutarque témoigne d`une certaine bienveillance vis-à-vis des barbares (cf. note suivante); 2° cette conception de l'unité supérieure permet de comprendre le triomphe de l'islam en Iran. Il suffira d'ôter tout élément anthropomorphe pour que l'unité supérieure devienne Allah. Cela implique également que l'islam aura constamment à lutter dans cette zone (comme dans toutes celles où l’unité supérieure fut prépondérante) contre l’anthropomorphisation d'Allah ou la divinisation d'un chef suprême.

C’est avec cette unité supérieure que l'organisation parthe dut composer pour finalement être englobée par elle (cf. note 18)

 

 

[21] Un exemple moderne fut la théorisation hitlérienne: "L’homme doit précisément vaincre la nature!" Des millions d'hommes ressassent sans réfléchir cette absurdité d'origine juive et finissent par imaginer qu'ils incarnent une sorte de victoire sur la nature." Hitler, "Mein Kampf".

Cette façon d'attribuer le mal aux juifs et ainsi de se virginiser, de se purifier, est commune à une foule d'occidentaux. Dans le cas de Hitler il y a, au niveau de ce qui est cité, mise en évidence d'un phénomène réel: la séparation d'avec la nature qui a engendré un trouble profond au sein de l'espèce. La solution apportée est inacceptable. Toutefois les démocrates sont encore plus ignobles parce qu'ils exaltent la séparation.

Voyons maintenant diverses appréciations du rôle de la Perse et des barbares en généal.

"L’empire perse, situé entre la Méditerranée et l'Asie apparaît comme le centre possible d'un empire vraiment universel." Pirenne, "Les grands courants. de l’histoire universelle", t.1. p. 151

Pirenne insiste bien sur l'importance de cet empire et sur le projet d’unification de tout ce que nous nommons le Proche-Orient et même au-delà. Il montre comment l'intervention des perses en vue de réaliser ce projet bouleversa les rapports entre les divers pays.

"L'ouverture du canal de Suez (voulue par Darius roi des perses, n.d.r.) devait avoir sur l'histoire de l'Asie antérieure et de l’Égypte une influence décisive. Dorénavant la Mésopotamie n'était plus la grande voie de l'occident vers les Indes. La mer allait détrôner la terre. L’Égypte allait se trouver appelée à jouer le rôle qui avait donné jusqu'alors son immense prospérité à Babylone. Le sort de l’Égypte était fixé: elle devenait le point de jonction de l'occident et de l’Orient. Deux siècles suffiraient pour réaliser cette profonde révolution dans la vie économique du monde; elle devait avoir comme conséquences la décadence de la Mésopotamie et l'avènement de l'empire romain." (idem, p. 149)

I1 nous faut également citer des auteurs favorables à la Perse mais qui ont été peu utilisés par les historiens. Ainsi de Xénophon qui écrivit une Cyropédie qui consiste à la fois en un éloge de Sparte et de Cyrus.

D’autres auteurs de l'antiquité furent assez favorables aux barbares, on peut citer Trogue-Pompée historien de l'époque d'Auguste, latin d'origine gauloise. (cf. Dictionnaire des œuvres,  Ed. Laffont-Bompiani, t.3, p.562), bien que Amir Mehdi Badi’ fasse certaines restrictions à son sujet. Il en est de même de Paul Orose écrivain espagnol qui écrivit, sous l'instigation de Saint Augustin, une histoire universelle: Histoire contre les païens." D'abord Alexandre et les macédoniens accablèrent les Perses de leurs guerres, puis les rangèrent sous leurs lois; les régions aussi que les barbares bouleversent aujourd'hui, s'ils réussissent à s’y établir (ce qu'à Dieu ne plaise), ils s’efforçaient d'y établir leur propre ordre, et la postérité tiendrait pour grands rois ceux que nous jugeons aujourd'hui nos plus grands ennemis. Quelque nom qu'on veuille donner à ces entreprises, qu'on y aperçoive surtout nos propres maux, ou surtout la valeur militaire des barbares, dans les deux cas les évènements d'aujourd'hui: comparés à ceux d'autrefois, leur restent bien inférieurs; dans les deux cas le rapprochement avec Alexandre et les Perses demeure valable; si nous parlons de valeur militaire celle de nos ennemis n'atteint pas à la hauteur de celle d’Alexandre, si nous considérons nos malheurs, ceux des romains sont moins terribles que ceux des Perses vaincus par Alexandre."

Salvien de Marseille (auteur du Vème siècle): "Les ennemis sont moins redoutables que les collecteurs d'impôts. I1 n’y a presque pas de crime, presque pas d'ignominie qui ne se trouve dans les spectacles ( notre époque n’a donc que le privilège de la démesure, n.d.r)." " Les barbares eux-mêmes sont scandalisés par vos impuretés."

Enfin citons: Contre Apion de Flavius Joseph.

Certains historiens plus ou moins récents et des philosophes ont également pris position en faveur de la Perse.

Voyons Hegel: "L'empire perse nous fait rentrer dans l’enchaînement de  l’histoire. Les perses sont le premier peuple historique, la Perse est le premier empire qui ait disparu." (...) "Nous apercevons dans l'empire perse une unité pure et sublime, comme étant la substance qui laisse libre en elle-même le particulier, la lumière qui montre seulement ce que les corps sont pour eux-mêmes; unité qui ne gouverne les individus que pour les exciter à acquérir par eux-mêmes de la force, à développer et mettre en valeur leur caractère particulier." (...) " Le principe de 1'évolution commence avec la Perse et c'est pourquoi celle-ci forme, en réalité, le début de universelle; car en histoire, l’intérêt général de l'esprit consiste à parvenir à l'infinie intériorité de la subjectivité, à la conciliation, en passant par 1'antithèse absolue." (...) "Nous voyons en Perse se produire, avec cette universalité, une différenciation de l'universel et aussi une identification de l'individu avec lui". (Leçons sur la philosophie de l'histoire pp. 133-134) Que le lecteur veuille bien comparer la dernière phrase de Hegel avec la citation de Plutarque de la note 20.  

Cette appréciation somme toute positive est peut être due au fait que Hegel annexe en partie la Perse à l'Occident.

E. Berl, que nous avons déjà cité, reconnaît lui aussi l'importance de la Perse. " On le voit: la grandeur de Rome s’insère dans l’intervalle que la crise asiatique, et plus particulièrement, la crise perse lui ménagent." (p. 41) C’est souligné dans le texte.

Une mention spéciale doit être faite en ce qui concerne A. Toynbee. Werner Jaeger rapporte ainsi sa position: "Puisque la civilisation grecque était centrée sur  l’homme, sans doute eût-il été préférable que Xerxès l'emportât à Salamine - du moins est-ce ce qu'il a osé écrire!" (Paideia - La formation de l'homme grec, Ed. Gallimard, p. XX ) Cette prise de position d'A. Toynbee serait due au fait que "le "culte de l'homme" lui parait entaché d'idolâtrie." (idem. p. XX). Ceci est fort important parce que c'est une problématique que peuvent très bien développer les islamistes.

 

C'est une position assez proche que présente Amir Mehdi Badi ` qui, dans Les grecs et les barbares, Ed: Payot, affirme que si les grecs avaient été battus à Salamines et à Marathon, la science perse ce serait répandue plus tôt en Occident. Elle dut attendre les arabes. Dans ce cas le débat porte sur les caractéristiques originelles de ce qu'on nomme la culture occidentale. Il semblerait que l’origine perse, orientale, soit beaucoup plus importante qu`on  ne le proclame. En outre cet auteur démystifie la soi-disant opposition Occident-Orient sous sa forme première Grecs-Barbares ou  Grecs-Perses. Il est impossible de donner une idée tant soit peu complète de tout ce que contient cet ouvrage. Nous nous limiterons à indiquer que, selon nous, il dévoile bien que le contenu du concept occident, c'est la mystification.

 

"Tant qu'Athènes et Sparte se disputèrent l'hégémonie de la Grèce, les Athéniens se prévalurent des exploits qu’ils s'attribuèrent et de la prétendue sottise et de la lâcheté qu'ils imputèrent à leurs ennemis perses aussi bien que grecs, pour soutenir que la suprématie leur appartenait de droit, parce qu'ils avaient sauvé la liberté. Le jour où ils tinrent en leur puissance, avec la maîtrise de la mer, la souveraineté de la plus grande partie de l’Héllade, très cyniquement, les Athéniens arguèrent des droits que leur procuraient les mêmes exploits de jadis au service de la liberté, pour priver les autres cités de la Grèce de toute liberté.

 

Le jour où les Lacédémoniens leur enlevèrent l'empire, les Athéniens invoquèrent encore leurs prétendus exploits de jadis, au service de la liberté hellénique, pour se plaindre de l'injustice qui leur était faite. Lorsque pour conquérir Babylone, Ecbatane et Suse d'où, une fois vainqueur, il gouverna Sparte, Athènes et le reste de la Grèce comme des provinces lointaines du grand Roi qu`il était devenu, Alexandre de Macédoine voulut ameuter les Grecs, c'est encore la trompette de la propagande athénienne contre les Perses qu'il emboucha le plus sérieusement du monde, qui fit avancer ceux qui consentirent à le suivre. Et lorsque, devenue province romaine, la Grèce de Salamine ne fut plus qu'une ombre, la grandeur d'Athènes un souvenir et le Grec lui-même traité de Graecu1us par les Romains qui, après avoir pillé Athènes et Corinthe, Delphes même et le reste de la Grèce qu'ils dépouillèrent de toutes ses richesses, se proclamèrent héritiers légitimes des Hellènes de l'histoire et de la légende, alors les fables de la vieille propagande athénienne refleurirent de plus belle. Elles refleurirent pour cette raison que les vainqueurs y trouvaient un prétexte pour mettre à sac l'Asie, et les pauvres vaincus une consolation à leurs misères. Depuis les vainqueurs ont changé, les vaincus aussi. Il est vrai que ce prétexte était idéal et certains idéaux ont la vie dure." (Salamine et Platées - Les Grecs et les barbares IV, pp. 944-946).

 

Ceci a été écrit en 1974. Le lecteur peut de lui-même continuer l'histoire de la mystification jusqu'à nos jours. En particulier il pourra réfléchir sur le fait suivant: la grande leçon qu’apprirent les perses de leur incursion en Grèce fut qu'il était vain de faire la guerre pour contrôler ce pays, car il était facile de s`acheter les grecs. Et, effectivement après la paix de Callias en 449 av.J.C. l'or de la Perse va être un des protagonistes fondamentaux de l'histoire grecque. On voit que les Occidentaux ont une grande tradition historique pour se vendre ou pour acheter et qu’en définitive c'est le phénomène économique, le capital en sa totalité, qui l'emportera sur le phénomène guerrier (dont nous avons montré la composante foncière déterminante).

 

Nous avons fait une étude sur la mystification démocratique. Elle souffre d'un manque essentiel: la mise en évidence de la mystification justificatrice non seulement historique mais culturelle, voire ethnique qu'expose Amir Mehdi Badi’. Je dis bien mise en évidence, démontrée, parce que nous n'avons jamais cru en l'histoire officielle et démocratique. Nous reviendrons sur l'ouvrage de cet auteur et sur la mystification qu'est l'Occident. Ajoutons seulement une précision au sujet de Graeculus fournie en note par l'auteur qui cite Juvénal qui dit à propos de la Grèce que "c'est la nation même qui est née comédienne." (o.c. p. 946)

Ceci est une remarque extrêmement importante parce que nous pensons que le théâtre est un fondement de la démocratie - comme nous l'exposerons ultérieurement - parce qu'elle ne peut-être que par représentation.

 

Le livre de Momigliano: Sagesses barbares contient beaucoup d’informations qui montrent que les barbares n’étaient en rien inférieurs aux grecs et aux romains. Il signale en particulier la fascination exercée par l'empire perse: "Alexandre le Grand -  un macédonien de langue grecque - se considérait comme l’héritier des rois de Perse." p. 94. On peut donc dire que dans une certaine mesure la Perse a conquis ses vainqueurs. (Cf. note 12,  la remarque à la citation de E. Berl).

 

 

[22]  Nous reportons à nouveau cette citation de K. Marx parce qu'elle est essentielle pour mettre en évidence que sa théorie ne peut pas être réduite à un matérialisme économique, même scientifique. Toutefois cela ne veut pas dire que le phénomène économique n'ait aucune importance.


L’essentialité de la détermination économique n'échappe pas à un auteur comme W.M. Watt qui se proclame "monothéiste déclaré", lorsqu'il écrit:"La tension éprouvée par Mahomet et certains de ses contemporains fut sans doute due en fin de compte à ce contraste entre les attitudes conscientes des hommes et la base économique de leur existence." p. 43.


Revenons à K. Marx: "Pour ce qui est de la religion, la question peut se résoudre en cette question générale et facile à résoudre: Pourquoi l’histoire de l'Orient apparaît-elle comme une histoire des religions?" (K. Marx à F. Engels, le 03.06.1853)          

                    

Hegel à sa façon, a bien perçu le caractère fondamental de l’Islam: l'affirmation de l'Un, la revendication de l'unicité, l’existence d'une certaine suprématie, mais aussi la dimension anticipatrice.


"C'est donc la spiritualité, la conciliation spirituelle qui commence; et cette conciliation spirituelle est le principe de la quatrième figure de l'Esprit. Celui-ci prend conscience du fait que l'esprit est le vrai. Ici l'Esprit est la pensée. Cette quatrième figure sa dédouble nécessairement en elle-même. D’une part, l’Esprit - l'Esprit entant que conscience du monde intérieur, l'esprit connu comme l’essence et comme la conscience pensante de la valeur suprême, la volonté de l'Esprit - est en lui-même abstrait et demeure dans l'abstraction de la spiritualité. Or, aussi longtemps que la conscience demeure dans cet état, le monde séculier reste abandonné à son inculture et à sa barbarie et rend possible une parfaite indifférence à l'égard du monde séculier en tant que tel, indifférence qui s'explique d'ailleurs par le fait que le monde séculier demeure étranger à l'Esprit et ne parvient pas à la conscience d'une organisation rationnelle. À cette situation correspond le monde musulman, la transfiguration suprême du principe oriental, la plus haute intuition de l'UN. Ce monde, certes, est né plus tard que le christianisme, mais il a fallu le long travail de plusieurs siècles pour que celui-ci devienne une figure de portée mondiale, et ce travail n'a été accompli qu’à partir de Charlemagne. En revanche, l'Islam est devenu rapidement un empire universel à cause de l'abstraction de son principe; en tant qu`ordre universel il est donc antérieur au christianisme." (La raison dans l'histoire, pp. 292-293)


On comprend pourquoi il place l'Islam dans le monde germanique parce qu 'il considère que Mahomet anticipe sur la réforme de Luther. Il est à noter qu'il y a un rapport entre l'ordre universel et l'abstraction. Il n'y a donc pas simplement un préjugé ethno-centrique qui déterminé la pensée de Hegel. En outre il perçoit bien que dans le monde islamique l'individu n’est pas autonomisé. L'œuvre de Mahomet est justement une opération de limitation de l’autonomisation de celui-ci. En revanche le mouvement de Luther est un mouvement visant à autonomiser l'individu. C'est ce qu'en d'autres termes Hegel affirme.


Dans La philosophie de l'histoire il accorde un chapitre au mahométisme où il parle de: "La Révolution de l'Orient qui brisa toute particularité et toute dépendance, éclairant et purifiant parfaitement l'âme, en faisant de l’UN abstrait seul, l'objet absolu et de même de la pure conscience subjective, de la science de cet Un seul l'unique fin de la réalité, de l'inconditionné, la condition de l'existence." (éd. Vrin, p.275)


Il présente le mahométisme comme un dépassement du judaïsme: "Dans cette généralité de l'esprit (geistig), dans cette pureté illimitée et indéterminée, il ne reste au sujet d'autre but que de réaliser cette généralité et cette pureté. Allâh ne connaît plus la fin affirmative limitée du dieu juif. Honorer l’Un est l'unique fin du mahométisme et la subjectivité n'a pour matière de son activité que ce culte ainsi que l'intention de soumettre le monde à l'Un." (idem, p. 275). Ensuite le contenu de son exposé est similaire à celui dé la citation donnée au début. Puis il nous expose "les traits fondamentaux du mahométisme" qui "contiennent ceci que dans la réalité rien ne peut se stabiliser, que tout agissant et vivant, va vers le lointain infini du monde, le culte de l'Un demeurant le seul lien qui doit tout unir. En ce lointain, en cette puissance disparaît toute borne, toute distinction de nation et de caste; nulle race, nul droit politique de naissance et de propriété n'a de valeur, seule l’homme comme croyant en a une: adorer l’Un, croire en lui, jeûner, se dégager du sentiment corporel de la particularité, faire l’aumône, cela signifie se défaire de son bien particulier: ce sont là de simples commandements; mais le mérite le plus haut, c'est de mourir pour la foi, et qui meurt pour elle dans la bataille, est sûr du Paradis." (idem, p. 276)

 

Hegel exprime bien l’exaltation de l’unité supérieure, mais il ne perçoit pas que c’est un phénomène compensatoire au devenir multiple de la valeur; de même qu'il ne met pas en évidence l'inexistence d’une préoccupation foncière. Le phénomène d'abstraction est également souligné mais il ne le met pas en corrélation avec le caractère hautement anticipateur de la représentation de Mahomet, car ce ne sera réellement qu'avec le développement du capital que celle-ci s’imposera partout. Enfin je veux insister sur le fait que "seul l'homme comme croyant" a une "valeur" car cela pose bien que la réalité de la ummah, communauté, c'est la croyance en un dieu unique et que donc le positionnement des hommes, leur valeur, est déterminé par leur aptitude à croire et à se soumettre à un dieu qui est la transcendance de la valeur.

 

O.Spengler voit également dans l'islam un luthérianisme. Toutefois son appréciation du phénomène islamique est fort complexe parce qu'il replace celui-ci au sein de toutes les religions qui se sont développées au Proche-Orient et ce dans un chapitre intitulé: "Problèmes de la culture arabe", dans son livre "Le déclin de l’Occident". Ce n’est pas le moment d'analyser cet ouvrage. Nous voulons seulement citer quelques passages pour montrer l'importance que O. Spengler accordait à la culture arabe dont il ne limite pas l’extension historique à la période qui commence avec l'islam. Cf. particulièrement pp. 133-184.

 

"L'islam doit être considéré comme le puritanisme du groupe total des religions précédentes." (Ed. Gallimard, p. 240) Il s’agit du judaïsme, du christianisme, du mandéisme, du mazdéisme et du manichéisme.

 

"En réalité, il continue les grandes religions antérieures." (idem, p. 279)

Il opère une confrontation entre Pythagore, Mahomet et Cromwell où il expose le rapport qu'il y a entre mathématique et religion.

 

Or, il est vrai que les mathématiques ont été nécessaires pour développer une théologie rigoureuse, pour justifier certaines affirmations avancées aussi bien par certaines théologies que par des mystiques. Elles servirent à organiser le donné de diverses intuitions incluses dans la pratique religieuse. Cf. notes 34 et 56.

 

Toutefois si O. Spengler affirme que l'islam est une réforme, il écrit également: "l’âme de la culture magique ayant fini par trouver dans l'islam, sa véritable expression."(idem, p. 279)

 

Il conviendra de revenir sur cette approche de l’islam dans les chapitres suivants concernant l'aire islamique.

 

 

[23] " Un quasi synonyme de umma est jama’a. L’un et l’autre mot peuvent se traduire par "communauté". La racine de umma évoque umm "mère", d’où l’idée d'origine commune; la racine de jama’a souligne l'idée de réunion, d'assemblée." (article "Islam" dans Encyclopédia Universalis, t. 9, p. 148)

 

Dans son étude sur les « Problèmes de la culture arabe » incluse dans son livre Le déclin de l'Occident, O. Spengler cite. "Die religiöse Gedankenwelt des Volkes in heutigem islam" de M. Horten: "La communauté mystique de l’islam s'étend de l’en-deça à l'au-delà; elle dépasse la tombe en embrasant les musulmans morts des générations antérieures, et même les justes des générations pré-islamiques. Le musulman sent qu’il forme avec eux tous une unité. Ils l'aident et il peut lui aussi, accroître encore leur félicité en y ajoutant ses mérites."

 

Étant donnée que la séparation opère depuis des millénaires, tout au moins pour le phylum des hommes et des femmes qui ont accepté le devenir hors-nature, chaque fois que cette séparation est inexistante ou niée, il y a des théoriciens pour parler de mystique. En fait c'est une réalité bien concrète. Bordiga a bien mis en évidence l’immense solidarité des humains du passé, du présent et de ceux à venir. C'est à cause d'elle d’ailleurs qu'il rejetait la démocratie et c'est d’elle qu'il faisait la substance du parti. Pour nous, maintenant, nous préférons parler de phylum.

 

 

[24] "Mais le calife est comme « un tuteur que dieu se subroge » (Louis Massignon) dans et par la communauté." (Article "Islam" in Encyclopedia Universalis, t.9, p.150)

 

La citation de Massignon montre qu'il ne peut pas y avoir séparation pouvoir politique, pouvoir sacré. En outre il ne peut pas y avoir une séparation des pouvoirs puisque le calife est là pour que se développe au mieux le procès de vie de la ummah, communauté, ce qui implique à la fois l'exercice du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Au sens strict d'ailleurs ce n'est pas lui qui exécute, comme ce n’est pas lui qui légifère.

 

Eliade et Couliano insistent également sur cet aspect: "Ce titre (calife, n.d.r) signifiera par la suite que le calife réunit en lui deux fonctions qui devraient rester séparées chez tout autre être humain: la fonction militaire de commandeur des croyants (amir al’muémin) et la fonction religieuse d’iman des musulmans(imam al-musimîn)." ("Islam" in Dictionnaire des religions, p. 207)

 

Nous reviendrons sur la question du califat dans la suite de l'étude sur l'aire islamique. Cependant il nous faut indiquer dès maintenant un ouvrage fort important datant de 1922: Le problème du califat, Ed. Maisoneuve, de Rachid Rida, parce qu'il donne plusieurs définitions du mot califat et surtout à cause d'une position théorique qu'on pourrait qualifier de justification d'une tribu ou d'une famille élue, véritable pendant de la théorie du peuple élu des juifs.

 

"Le Prophète confiant à cette tribu (des Quraisites, celle de Mahomet, n.d.r) la succession de sa mission obéit à deux grandes considérations. 

1° Les Quraisites possédaient les nombreuses qualités qui peuvent assurer le succès d’un apostolat, qui sont à même de flatter la nature intime des hommes, de réaliser par suite leur unité sociale, et, sinon de prévenir, du moins d'atténuer toute velléité d'opposition ou de compétition politique." (...)

2° La défense de l’Islam devait être assurée sans solution de continuité par la même famille qui a reçu la révélation, a été chargée de la propager et de la répandre. Ainsi la continuité spirituelle et historique de l'islam devait être maintenue; les droits particuliers d'une nation ou peuple découlent de leur histoire." (pp. 35-37)

 

Curieusement ailleurs il justifie sa position en disant que c'est le meilleur moyen pour éviter le développement de l'esprit de clan. Autrement dit la solution est de proclamer un clan élu.

 

Signalons également un autre ouvrage de cet auteur traitant du même problème: Le califat et l'imamat suprême 1922 dont nous extrayons au moins cette citation: "De toute évidence, une restauration du califat musulman ne saurait être du goût des Ėtats impérialistes qui la combattront au contraire de toutes leurs forces. Son ennemi le plus acharné est certes la Grande-Bretagne.''

 

"Les musulmans, en effet, considèrent que leur religion n'existant réellement que du jour où est établi un État musulman indépendant et fort, qui puisse, à l'abri de toute opposition et de toute domination étrangère, mettre en application la loi de l'Islam.''

 

"Le calife dans l'islam n'est que le chef d'un gouvernement constitutionnel; il n'a nulle autorité et nul contrôle sur les âmes et sur les coeurs. I1 n'a d'autre mission que d'appliquer la loi, et l'obéissance qu'on lui doit est limitée à cette mission. C'est là une obéissance à la loi et non pas à sa personne."

 

Nous reviendrons ultérieurement sur cet ouvrage de Rachid Rida surtout au sujet du possible de l’autonomisation de la loi, du problème du compromis avec le phénomène démocratique de séparation des pouvoirs.

 

Nous verrons que les shiites considèrent également la famille d’Ali comme une famille élue.

 

 

[25] Le mouvement de la valeur décalque en quelque sorte le devenir d'Homo sapiens en tant qu'espèce naturelle. C'est l'espèce qui accède à la réflexivité. C'est ce à quoi tend la valeur.

 

 

[26] Nicolas de Cuses considéra Mahomet comme un prophète d'un christianisme simplifié pour arracher les arabes à l'idolâtrie.

 

Le fait que l’Islam ait été perçu comme une hérésie du christianisme s'exprime très bien chez Dante qui plaça Mahomet dans l’enfer parmi les semeurs de discorde qui sont condamnés à être divisés pour avoir eux-mêmes divisé de leur vivant.

 

Au-delà de la donnée ethnocentrique et du chauvinisme religieux il y a tout de même une idée intéressante, c'est celle de l’unité de l'aire qui avait été dominée par l'empire romain avant l’intrusion des arabes et le posé de l'esprit de croisade: volonté de refaire l'unité (en laissant de côté pour le moment les questions d'expansion économique qui furent déterminantes). Cependant de l'autre côté, c'est-à-dire chez les arabes et les peuples qui acceptèrent l’Islam, il y a la même perception d'une unité qu'il faut rétablir.

 

Ainsi donc les présupposés ont empêché de percevoir tout ce que Mahomet apportait de nouveau. Il faudra la Réforme pour que l’Occident commence effectivement à réaliser. Toutefois l'importance de l'islam dans le devenir des peuples de l'Asirope ne s'impose qu'à l'heure actuelle. Nous reviendrons là-dessus en étudiant la question de la révolution communiste telle qu'elle se posait, au début de ce siècle, dans l'aire où règne l'islam.

 

Quant à nous il nous importe d'insister sur l'originalité de l’œuvre de Mahomet en tant que synthèse dont certains éléments sont originaires de l'Arabie elle-même. En effet, dans sa quête d'un dieu unique, universel Mahomet eut des prédécesseurs: les hanifs. "Les hanifs étaient les gens qui suivaient les données idéales d'origine de la religion arabe. Il ne s'agissait ni d'une secte ni d'une fraction du peuple." W. M. Watt: Mahomet à La Mecque, p. 205)

 

Toutefois il affirme, à l'encontre de ce que déclare M. Eliade: "que l'on ne possède aucune preuve établie d'un mouvement concerté quelconque vers le monothéisme." (idem, p. 53)

 

Si Mahomet n'est pas un hérétique du christianisme, ni du judaïsme, il s'est présenté comme ayant été annoncé tant dans la Torah que dans l’Évangile: "en faveur de ceux qui suivent l’Envoyé, le Prophète maternel qu'ils trouvent chez eux inscrit dans la Torah comme dans l’Évangile." (VII, 157. J. Berque)

 

Divers musulmans se sont appuyés sur l'Évangile de Saint-Jean pour affirmer qu'effectivement Jésus avait prédit l’advenue de Mahomet. En effet dans cet Évangile, écrit après le "moment révolutionnaire", qui pose les conditions de résistance à un monde qui s'est maintenu, il y a l'annonce de l'envoi d'un paraclet (intercesseur, médiateur): cf. 14.16, 14.26, 15.26, 16.7. En outre il est écrit: il «vous enseignera tout, et vous rappellera tout ce que je vous dis». Dans ce cas Mahomet est bien le sceau des prophètes. En un certain sens c'est vrai, puisqu'il intègre le mouvement de la valeur dans le devenir accepté par l'espèce. Il a opéré une vaste accommodation.

 

Cet Évangile de Jean apparaît également comme une des meilleures justifications de l'activité des apôtres. Ils sont bien dans la lignée commandée par la divinité puisqu'ils ont reçu l'Esprit Saint (20. 22). L'astuce de l’Eglise a été d'identifier Saint Esprit et paraclet et d'en faire un médiateur continu de l'attente du royaume de dieu. Pouvant intervenir à n’importe quel moment de l'histoire, le possible d’un autre prophète à venir est dès lors escamoté. À ce propos notre époque se caractériserait par le fait de l’absence de manifestation de l'esprit sain, partie d'un dieu devenant deus otiosus (cf.note 51).

 

Terminons par cette remarque d’O. Spengler dans le Déclin de l'Occident: "L’Évangile de Jean est l’Ecriture chrétienne manifestant expressément une intention koranique. "( Ed. Gallimard p.225)

 

 

[27]  Si on considère l’Islam dans sa totalité, non réduit à l’œuvre de Mahomet: "Ce qui fait la richesse impressionnante de ce corps de doctrine, formé en moins de deux cents ans après la mort de Mahomet, c'est la part importante que prirent ces nouveaux convertis à son élaboration. Juifs, Chrétiens grecs et syriaques, mages zoroastriens, manichéens, mandéens, idolâtres hellénistiques de Harrân, hindous, tous ont apporté à leur nouvelle foi les éléments exégétiques, parénétiques, typologiques, cultuels, éthiques philosophiques, scientifiques et folkloriques qui en consolidaient la charpente et étoffaient les dogmes, le morale, la jurisprudence et la liturgie." (Toufik Fahd: L'Islam et les sectes islamiques, p. 04.)

 

L’œuvre de Mahomet ne peut pas se comprendre sans tenir compte de toutes les représentations produites dans le Proche-Orient durant toute la période qui précède le montent de sa prédication. Le fait que des hommes provenant de différentes cultures aient pu effectuer des apports s'explique fort bien en tenant compte qu’ils venaient greffer leur oeuvre sur des données antérieurement intégrées et par là peu apparentes. Mahomet joua par rapport à eux le même rôle que les hanifs par rapport à lui.

 

 

[28]  En revanche il en sera autrement plus tard. Ainsi en Russie comme en Arabie, à chaque moment de crise, la nécessité de la communauté, obchtchina, umma, a été posée et, jusqu'à une date assez récente, elle s'est réaffirmée concrètement.

 

 

[29] C'est ce qu’affirme également W.M. Watt, à partir de considérations qui nous semblent moins déterminantes: "S’il en est ainsi, les quatre points principaux pour lesquels la vie humaine était contenue dans d'étroites limites par le Destin étaient: rizk soutien de l’homme, adjal ou terme de sa vie, le sexe de l'enfant, le bonheur ou le malheur. Il ne s'agissait pas de religion, car le Destin n'était pas un objet de culte." (o.c , p. 49)

 

 

[30] Cette tendance à une sortie du monde se manifeste dans des mouvements soufistes extrémistes comme celui des malâmatiyya: "Ils cherchent à se détacher de tout ce qui les lie au monde extérieur, afin de se livrer entièrement à l'amour divin." (Toufik Fahd, o.c , p.91) Il est remarquable de noter la dissociation pouvoir-amour: la séparation, avons-nous dit, a posé les deux et il doit toujours y avoir un phénomène de compensation entre eux. Plus l'amour mystique est vaste plus la séparation est immense.

 

La dimension transcendante, en dehors de tout référent anthropien, délimitée par une approche rationnelle, elle-même engendrée par un souci de cohérence entre l'affirmation de sa transcendance et celle de sa désignation implique qu'on ne puisse pas définir dieu. En effet on ne peut pas le saisir par les attributs permettant à la fois de le désigner et de le qualifier pour le rendre en quelque sorte sensible aux fidèles, car cela risquerait d’hypostasier les différents attributs et de réintroduire un polythéisme.

 

Voilà pourquoi dans un courant très rationnel de l'Islam, le mutazilisme, on trouve cette approche de dieu. Je pense que ce terme désigne mieux le comportement des mutazilites que celui de définition qui risque d'impliquer une fixation des fidèles d'un côté, de dieu de l'autre, et une limitation de ce dernier.

 

"Dieu est unique, nul n'est semblable à lui. Il n'est ni corps ni individu, ni substance, ni accident. Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ni dans un être. Il n'est l’objet d'aucun des attributs ou qualifications convenant aux créatures. Il n'est ni conditionné ni déterminé, ni engendrant ni engendré. Il est au-delà de la perception des sens: les yeux ne le voient pas, le regard ne l'atteint pas, les imaginations ne le comprennent pas. Il est une existence, mais différente des autres existences. Il est omniscient, tout-puissant, mais son omniscience et sa toute-puissance ne sont comparables à rien de créé. Il a créé le monde sans archétype préétabli et sans auxiliaires." (Extrait du Makalat al-islamiyyin, cité dans Encyclopedia Universalis, t. 9, p. 160, 2° colonne)

 

 

[31] En fait dieu représente ici la communauté, l’antique communauté dans son indivision, avant sa fragmentation. Voilà pourquoi nous préférons parler de biens communautaires, sans faire de référence à la propriété, car dés que celle-ci existe il y a affirmation du collectif et de l'individuel absents dans la communauté originelle où il n'y a pas de propriété.

 

Bruni et Bontempelli donnent ces clarifications afin de faire comprendre le passage suivant (dont nous reportons une partie) de l’Évangile selon Saint Luc (III, 16, 30): "I1 vint à Nazar où il avait été élevé, entra, selon sa coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre, il trouva le passage où il est écrit :

 

L'esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction. I1 m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur.

 

Il replia le livre, le rendit au servant et s'assit. Tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors i1 se mit à leur dire: "Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture." Et tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche."

 

[32] Bruni et Bontempelli insistent également sur l'importance du mouvement de la valeur pour comprendre le surgissement de l'Islam. "Il (Mahomet, n.d.r) considère en réalité que le temple de La Mecque, une fois libéré des idoles, peut devenir le temple d'Allâh et La Mecque la cité sainte de l'islamisme. En ce sens il envoie un message implicite à la classe mercantile dominante à La Mecque: si elle ne s’oppose pas à l'islamisme et si elle accepte un redimensionnement de ses commerces, elle peut continuer à développer ceux-ci dans le cadre nouveau de l'unité arabe et elle peut tirer des gains compensateurs par les pèlerinages dont La Mecque deviendra le but. La classe mercantile dominante à La Mecque finit par comprendre qu'elle n'a pas d'autre choix que d'accepter le compromis qui lui est offert par Mahomet..." (Histoire et conscience historique, t.l, pp. 97-98)

 

L'importance du mouvement de la valeur a été maintes fois signalé. Voici ce qu'écrivait un certain Torrey en 1892 tel que le rapporte M. Rodinson dans son livre Islam et capitalisme, p. 96.

 

"Les relations réciproques entre Dieu et l’homme sont d’une nature strictement commerciale. Allah est le marchand idéal. Il inclut l'univers entier dans ses relevés de compte. Tout est calculé, chaque chose est mesurée. Il a institué le livre de comptes et les balances et il s'est pose en modèle pour les affaires honnêtes. La vie est une affaire, on y gagne ou on y perd. Celui qui fait une œuvre bonne ou mauvaise (qui "gagne" le bien ou le mal) en reçoit le paiement, même en cette vie. Certaines dettes sont remises car Allah n'est pas un débiteur implacable. Le musulman fait un prêt à Allah: il paye à l'avance pour le Paradis; il lui vend son âme et c'est une affaire prospère. L'incroyant a vendu la vérité divine pour un prix misérable; il fait faillite. Toute âme est retenue en caution pour la dette qu'elle a contractée. Au jour de la Résurrection, Allah règle ses derniers comptes avec les hommes. Leurs actions sont lues sur le Grand Livre de comptes, elles sont pesées sur des balancés. À chacun on paye exactement son compte, personne n'est escroqué. Le croyant et l'incroyant reçoivent leur salaire. Le musulman (à qui on a donné une paye multiple pour chacune de ses bonnes actions) reçoit en plus une prime spéciale." "Il est difficile d'imaginer une somme de théologie plus purement mathématique."

 

Toutefois on a trop souvent pensé que le développement mercantile, l'essor d'une classe de marchands, s'accompagnait uniquement de préoccupations plus ou moins sordides liées à l'affairisme monétaire. En réalité les grandes représentations religieuses comme l’Islam, le judaïsme, le bouddhisme, le christianisme sont en grande partie des productions de cette classe. Nous avons abordé déjà cette question dans les chapitres antérieurs. Nous la traiterons mieux dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature. On notera à quel point un certain essor de l'art est lié à cette classe, comme on peut s'en rendre compte en étudiant l’histoire de la Renaissance européenne. Les marchands sont dans le hors nature. L'art apparaît comme un phénomène de compensation essentiel (comme la religion). En outre grâce aux œuvres d'art ils s'accaparent des portions de la nature ou des supports fragmentaires d'une esthétité. Enfin et ceci s’accusera avec le développement du capital, il y a le mouvement représenté de la fragmentation séparation du tout, ce qui permit de l'aliéner, de le vendre, de spéculer, etc. Cela ne nie pas qu'il existe également dans le mouvement artistique une composante anti-capitaliste.

 

En revanche, Marx se méprenait totalement sur l'islam, puis qu'il pensait que le mouvement de Mahomet était une réaction contre le mouvement de la valeur.

 

"C'est là, je crois, qu'il faut chercher également l’anéantissement du commerce de l’Arabie du Sud avec Mahomet, dans lequel tu vois à très juste raison un élément principal de la révolution mahométane." (Engels à Marx, 06.06.1853)

 

Ce qu’écrit Engels ensuite a un certain intérêt: "tout cela suppose non seulement qu'une situation générale du trafic a causé le déplacement de la route commerciale, mais encore qu'il y a eu une destruction tout à fait directe par la violence, destruction qui ne s’explique que par l'invasion éthiopienne. " Mais s’il y a eu une influence sur la situation à La Mecque, elle put être dans une certaine mesure positive. Le déplacement des voies commerciales put contribuer à renforcer les relations de celle-ci avec les pays du nord, la Syrie particulièrement. Cela ne put en aucune façon avoir une action directe sur l'islam. En revanche indirectement la conquête du Yémen par les abyssins qui étaient d'obédience chrétienne contribua probablement à faire connaître, comme nous l’avons déjà indiqué le christianisme aux arabes.

 

"L’expulsion des Abyssins se fit 40 ans avant Mahomet; ce fut le premier acte du sentiment national arabe qui s’éveillait et qu`avivaient encore par surcroît des invasions perses qui, venues du nord, poussèrent presque jusqu’à la La Mecque. "

 

Ceci peut être considéré comme un phénomène qui rendit plus facile la propagation de l’islam dans toute l'Arabie, et qui donc favorisa l'unification des arabes. Mais on ne peut pas y trouver un élément important déterminant la genèse de l’islam.

 

Nous avons également indiqué plus haut que l'ensemble des évènements catastrophiques juste antérieurs à Mahomet ou contemporains de son enfance, rendit plus vraisemblable la théorie d'une fin proche, accompagnée d’un jugement dernier.

 

 

[33] "La tradition a en effet développé dans des mesures énormes l'interdiction d'un certain jeu de hasard (maysir) que formule le Coran. Tout gain pouvant résulter d'un hasard, d'une indétermination s`en est trouvé interdit." (M. Rodinson: Islam et capitalisme, p. 33)

 

À ce sujet W. M. Watt écrit ceci: "Si le Qur'ân réprouve cet usage, ce n'est sans doute pas parce qu’il s'agit là d'une forme de jeu de hasard, mais parce que le maysir était en rapport étroit avec l'ancienne religion païenne; en effet, les flèches (nécessaires à l'exercice du jeu) étaient confiées au gardien de la Ka’bah de la Mecque." (Mahomet à Médine, p. 571)

 

Ceci est peut-être la raison circonstancielle et immédiate de la pros_c_r_i_p_tion, mais elle ne peut pas fonder un interdit d'une vaste ampleur. Elle est négative, c'est-à-dire qu'elle n'affirme pas la substance de la nouvelle religion. Elle la délimite seulement. Or pour s’imposer il faut toujours aller au-delà d'une affirmation par la négativité.

 

Il n'y a donc pas d'opposition nette entre les deux explications.

 

 

[34] J’ai déjà abordé cette question dans la préface aux textes de Bordiga sur le communisme : Bordiga et la passion du communisme, Ed. Spartacus. "Seuls, au fond, des êtres doués de facultés peu communes peuvent reconnaître en eux le devenir immense des ces millions de forces qui se cristallisent en eux, à un moment donné, et peuvent ainsi se rendre compte du peu qu'ils ajoutent en fait à l’œuvre en acte depuis le surgissement de l'espèce. (...) Par lui (Bordiga) se réaffirmait l'existence de ces millions d'êtres qui avaient opéré ou qui opéraient dans la direction de la révolution. Il ne s'enflait pas de leur œuvre mais témoignait de la leur, au moment où la contre-révolution effaçait, et tendait à le faire pour toujours, les traces de leurs luttes. En ce sens encore il était prophète." (p. 26)

 

 

[35] Le posé d'une transcendance, dieu, et d'une limitation, la créature, implique la nécessité d'établir des relations, un contact entre ces deux entités, d'abolir le vide qui sinon s'instaure rait. Il y a dépassement de la quantité qui est par définition limitée par sa quiddité. Donc on comprend que ce soient les musulmans qui aient développé le concept de nombre en tant que relation comme l'indique R. Garaudy dans Promesses de l'Islam.

 

Mais il y a plus. Les musulmans purent facilement accepter le zéro, l'intégrer dans leur représentation et, de ce fait, permettre un grand développement des mathématiques parce qu’ils parvinrent à penser le néant comme un existant, comme une donnée positive.

 

"La théosophie moniste, à laquelle le cheik Ibn Arabi a attaché son nom, met en œuvre deux idées (...) l'idée que le néant (ma’dûm), comme certains mu’tazilites l’avaient soutenu avaient une réalité positive, et celle que l'existence de la chose créée (makhlûg) est l'existence même du créateur (khâlig), qui se manifeste à lui-même par elle." (Laoust: Les schismes dans l’Islam, p. 411)

 

Selon les hindous le zéro figuré par un cercle, signifiait le néant, le vide sunya (cf.  Garaudy Promesses de l'Islam). C'est une réalité positive et en même temps une limite préférentielle comme on le voit dans beaucoup de développements mathématiques. Or la représentation de Mahomet doit intégrer les limites.

 

Le mode de se comporter de l'homme, de la femme, vis-à-vis de la communauté retentit dans tous les domaines de la vie et donc sur la représentation, laquelle a de multiples modalités de réalisation.

 

 

[36]  La traduction est de Denise Masson, Ed. Gallimard La Pléiade.

 

Les traductions du Coran donnent lieu à des versions assez diverses. Afin de rendre plus saisissable le sens du texte et la compréhension que j’en ai moi-même, qui ne connaît pas l’arabe, je reporte - quand c’est moi qui cite - deux traductions: la première est de M. Kasimirski, Ed. Charpentier, 1841 (la première en ma possession!), la seconde de J. Berque, Ed. Sindbad qui date de 1990.

 

 

[37] Il semblerait qu’on doive préciser, à l’aide d’informations provenant d`autres sources, que le devenir islamique a conduit de plus en plus à séparer la shari`â du fikh (droit) procès déterminé par le mouvement de la valeur, mais surtout par celui du capital (comme nous le verrons dans le chapitre suivant concernant l’aire islamique).

 

Ceci tend à s’accroître de nos jours dans la mesure où il y a laïcisation de la société islamique avec la séparation de la religion et de l’État. Mieux on peut dire qu’on assiste à une vaste tentative de faire entrer l’islam dans la combinatoire représentationnelle du capital, à la suite du conflit Irak-Iran et surtout à la suite de l’assaut contre l’aire islamique dont l’acmé belliqueuse fut l’intervention occidentale au Koweit et en Irak en Janvier 1991. La pression en vue de la réduction de l’Islam à élément de la combinatoire se fait de tous côtés comme en témoigne cet interview de P. P. Kaltenbach paru dans Le Monde du 15.03.1991. Celui-ci est partisan d’une «charia bien tempérée», ce qui le conduit à la question: «Pourquoi l’islam ne pourrait-il pas connaître la Réforme qu’a connue le christianisme. La réforme a été «déromanisation» non un recul de la foi. Et si les français ont pu se passer du latin, pourquoi des Perses ou des Sénégalais ne pourraient-ils pas se passer de l’arabe ?»

 

              Dans l’esquisse de réponse qu’on trouve dans l’article, on constate l’escamotage total de l’importance de l’islam qui est par lui-même une réforme profonde, et l’affirmation d’une communauté hors capital. C’est d’ailleurs cela que divers idéologues vitupèrent le plus lors de leurs polémiques. Enfin voici l’éloge de la combinatoire."Il faut dire "Bienvenue à l’islam en France" et lui offrir ce que nous avons de mieux: devenir une religion parmi d’autres, avec tous les droits et tous les devoirs ." Ce qui implique également qu’il n`y ait plus de communauté!

 

 

[38]  "La générosité d`Allâh est soulignée par plusieurs épithètes: Il est donneur de la vie; existe-t-il un plus grand don? Il a toujours quelque chose à donner; car ses faveurs sont illimitées. Sa générosité est si particulière qu`elle oblige à la reconnaissance; elle est l’émanation de son ineffable bonté." (Toufik Fahd, L’islam et les sectes islamiques, pp. 102-103)

 

L`exposé d`Eliade et Couliano est très percutant pour faire comprendre cette donnée de la soumission, mais il me semble qu’ils forcent un peu la mesure pour caricaturer. "Les êtres humains sont les esclaves privilégiés du Seigneur et ont la possibilité d`ignorer les commandements de Dieu, étant souvent induits en tentation par l’ange déchu Iblis (Satan), chassé du ciel pour avoir refusé d'adorer Adam (2, 3l-33)." ("Islam" article dans Dictionnaire des religions, p. 206)

 

Cette histoire d’Iblis revêt un intérêt particulier parce qu’elle est en contradiction avec le corpus doctrinal. Au fond Iblis avait raison de ne pas se prosterner devant Adam car, ce faisant, il ne tombait pas dans l’erreur d'un anthropocentrisme.

 

 

 

[39] C'est le danger mystique tel qu'il se réalise dans le soufisme. Ce qui explique la condamnation de ce dernier par les traditionnistes et qu’il ait été surtout développé parmi les chiites iraniens. Il ne s'agit pas ici d'exposer cette question, mais de la signaler, afin de dévoiler les possibles que crée la position de Mahomet. L’œuvre d'un homme est tout aussi importante par ce qu’elle apporte que par ce qu'elle permet d'élaborer, par de multiples autres.

 

 

[40] "On peut dire que ces deux, épithètes qui imprègnent l’âme de l’islam, du fait de leur fréquente répétition dans la prière rituelle et les invocations jaculatoires, ont introduit en Islam ce que l'idée de l’Incarnation a introduit dans le christianisme, c’est-à-dire l'idée d'un Dieu fait homme pour se rendre proche de l’humanité et l'attirer vers lui"(Toufik Fadh: L’Islam et ses sectes, p. 101)

Ainsi on retrouve dans des religions diverses des composantes  similaires parce qu’elles correspondent à des nécessités dans le comportement communautaire de l’espèce.

 

 

[41] La figure du père devient prépondérante, comme elle l’est dans le christianisme. Cependant dans certains textes chrétiens c’est la mère qui est  encore  amplement évoqué, comme dans L 'Évangile de la paix de Jésus-Christ par le disciple Jean, Ed. P. Genillard." Je vous le dis, en vérité, l’Homme est le Fils de la Mère, la Terre, et c'est d'Elle que le Fils de l’Homme doit recevoir la totalité de son corps, de même que le corps du nouveau-né procède du sein de la Mère. Je vous le dis, en vérité, vous êtes un avec la Mère, la Terre; Elle est en vous et vous êtes en Elle. C’est d’Elle que vous êtes nés, par Elle vous devez vivre et en Elle que vous devrez enfin retourner. C'est pourquoi, gardez ses lois, car personne ne peut vivre de longues années ni être heureux du moment qu’il n'honore pas sa Mère et nen respecte pas les lois."(pp.14 -15)

 

Rien n'est nouveau sous le soleil! Cela  bien au-delà de ce qui est exposé dans l'hypothèse Gaïa de Lovelock.

 

 

[42] "Je vois maintenant avec une netteté absolue que la prétendue Écriture Sainte des juifs n'est en somme que la trans_c_r_i_p_tion de la vieille tradition religieuse des tribus arabes, modifiée par la séparation précoce des Juifs de leurs voisins de même souche, mais nomades. " (F. Engels à K. Marx, mai 1853)

 

"Les Arabes paraissent avoir été, dans les régions où ils s’étaient fixés, dans le Sud-ouest, un peuple tout aussi civilisé que les Égyptiens, les Assyriens, etc.; leurs monuments en sont la preuve. Quant au battage religieux, il semble ressortir des vieilles ins_c_r_i_p_tions du Sud où prédomine encore la tradition de la vieille nation arabe, la tradition du monothéisme (comme chez les Indiens d’Amérique) et dont la tradition hébraïque n'est qu'une faible partie, que la révolution religieuse de Mahomet, comme tout mouvement religieux, ne fut en réalité qu'une réaction, le prétendu retour à la religion ancienne, à la religion simple." (F. Engels à K. Marx, mai 1853)

 

F. Engels nie en réalité l'existence d’un polythéisme des tribus arabes et escamote l'apport des juifs dans la fondation du monothéisme. En réalité, Mahomet opère bien un retour à une religion ancienne, mais c'est une création d`une importance considérable comme nous essayons de le démontrer. Si on ne reconnaît pas l’œuvre  exceptionnelle produite par une foule d’hommes et de femmes d’une aire donnée, mais qui se cristallise dans un individu donné (ici Mahomet), il est impossible de comprendre les évènements extraordinaires qui se produisirent en Arabie à partir du VII° siècle.

 

 

[43] Il ne doit pas y avoir de médiateur. Tout le monde dépend de dieu qui est celui qui se suffit à lui-même. Mais l'accession à sa connaissance, à la vérité, ne s’établit pas par une continuité immédiate. Il y a nécessité de relais humains en quelque sorte pour lui accéder d’une part, pour la transmettre de  l’autre; ce qui fonde les relations de maître à disciple. Ceci apparaît très bien dans Le livre du sage et de son disciple in L’homme et son ange, H.Corbin, Ed. Fayard. "Le Sage: alors que te reste-t-il à faire, sinon de te tourner vers celui dont tu as besoin, sans qu'il ait besoin de toi?" (p. 100) En théorie ce ne peut être que dieu. Ici c’est un sage important. H. Corbin montre bien que se ploie une double quête: 1° recherche du maître, du sage qui va permettre l’accession à une connaissance. 2° recherche d’un disciple à qui transmettre cette connaissance sinon la continuité est brisée; d'où dépendance.

 La dépendance se manifeste pour accéder à la vérité, comme pour la transmettre, pour la maintenir, sinon la parole, réceptacle de tout, est perdue. 

D’où le risque que les hommes  "s’associent" à dieu, ne serait-ce qu’en se posant dépositaires privilégiés, se taillant pour ainsi dire un fief dans la foi, dans la vérité. Il faut donc qu'il y ait un continuum fluide de transmission, Les hommes devenant évanescents, n'étant plus que des supports cognitifs plus ou moins amples de la divinité. "Ô non fils maintenant à toi de te prendre en charge toi-même, car j'ai à m’occuper d'autres que toi. Cette fois le moment de la séparation est venu." (p. 148)

Une fois qu'un homme a accédé à la connaissance, il doit se séparer de celui à qui il l'a transmise. De même l’autre, quand il l’aura transmise à son tour, se séparera de celui à qui il aura transmis. Le seul lien qui reste est le souvenir.

Certes ceci n'est vrai que pour les sages, les soufis. Mais c’est un possible important posé par Mahomet lui-même : "Oui nous avions proposé le dépôt de la foi aux cieux, aux, montagnes. Ils ont refusé cette charge. Ils  ont été effrayés.  Seul l’homme s'en est chargé. " (33, 72. D. Masson)

Donc dieu a besoin des hommes pour transmettre sa connaissance. L'espèce devient dépositaire de la foi, de la vérité. Elle en est responsable. On notera au passage que ce verset se prête à diverses interprétations.

 

"Je t’ai formé pour moi-même." (XX, 43, M. Kasimirski).  "Quand Je t'eus pour Moi-même façonné." (XX, 41,J. Berque) Cette proclamation est justification de ce qui précède. Si dieu a besoin d'un prophète pour transmettre, attester, témoigner, peut-être même se représenter, le sage agit à l’instar de lui, vis-à-vis de son disciple.

 

Pour conclure nous constatons que l’Islam se refuse à privilégier les rapports humains. D'où la tendance constante dans les sociétés islamiques à s'opposer à une fonciarisation, base matérielle qui permettrait à certains hommes de se poser en intermédiaires, créant une dépendance pour d'autres hommes, et faisant obstacle à la liaison avec dieu. Ceci se conjugue avec le mouvement de la valeur qui ne tolère pas les monopoles définitifs, ainsi qu’avec le devenir à la restauration (ou à l’instauration, selon les zones) de l’unité supérieure qui refuse tout intermédiaire entre elle et la base, le peuple. D'où la difficulté pour que se réalise un féodalisme dans l’aire islamique.

Il est suggestif de noter que c'est en Iran où, nous 1’avons vu, se manifesta un phénomène foncier important, que le chiisme ismaélien, dont Le livre du sage et de son disciple est une expression, a pris racine.

 

Un autre aspect de la question, qui montre la dimension de compromis qu’il y a dans l’œuvre de Mahomet, c'est que celui-ci conserve des intermédiaires entre dieu et les hommes et les femmes: les djinns, les anges. Ultérieurement, surtout chez les chiites, on aura également les saints. Il y eut alors une intégration de "divinités" plus ou moins mineures, comme dans le christianisme.

 

 

[44] Il est le plus souvent décrit comme "croyant originel et non associant". On verra ultérieurement l’importance centrale que lui donne Mahomet. Citons tout de suite ce verset: "tel Notre argument, dont Nous munîmes Abraham contre son peuple." (VI, 33, J. Berque) car c’est là que Mahomet transforme Yahvé en Allâh et pose Abraham en héros fondateur.

Le fait de glorifier un tel héros est l'expression de la perte de la communauté et la nécessité de trouver des opérateurs de sa réactualisation. Le culte de l'individu commence par la glorification des substitutions, des médiations.

 

 

[45]  Nous essayons d'éviter de citer les hadiths pour présenter la pensée de Mahomet, parce qu'ils la traduisent moins bien à notre avis que le Coran, étant donné la grande diversité des gens qui ont transmis ces dits et le fait qu'ils ont pris une forme définitive assez tard. Cependant il est vrai que nous ne connaissons du Coran que la fusion de versions qui furent recensées et légalisées environ vingt ans après la mort de Mahomet. Ceci s'est tout de même réalisé à une distance historique plus réduite que celle qui sépare la vie de Mahomet du recueil de hadiths fait par El Bokari au IXème siècle (cf. L'authentique tradition musulmane, Ed. Sindbad)

Le Coran reflète mieux la pensée de Mahomet et des premiers califes. Mais son contenu ne nous permet en aucune façon de dire qu’il reflète de façon rigoureuse ce que pensa le prophète. Ce qui, en définitive n'est pas essentiel. Ce qui l'est - dans le déroulement des évènements - ce n'est souvent pas l’activité réelle de certains hommes, mais celle qui leur est attribuée à posteriori.

En revanche nous tiendrons amplement compte de ces hadiths pour l'histoire de l'aire islamique après Mahomet.

 

 

[46]  Notons que J. Berque indique: "prime nature, ou innéité (fitra, de fatara, créer à partir de rien)" (Le Coran, p. 827)

On pourrait gloser sur cette étymologie en disant que par là s'exprime encore la dépendance absolue de la créature puisque sa nature est de provenir de rien, par la grâce divine.

 

 

[47] À partir de hadith, on se rend compte à quel point l’Islam est une religion rationnelle, car on y trouve exprimée de façon implicite le refus d’un péché originel.

 

En revanche hommes et femmes naissent avec une aptitude à acquérir la religion. Ceci est très bien exprimé dans l’ouvrage de Ibn Tufayl: Havy bin Yakzân, Ed. Papyrus. en même temps cet auteur met en évidence à quel point la raison est opérante pour accéder à la vraie religion, à la vraie croyance. Cette raison existant en chacun de nous, il n'y a pas besoin d'intermédiaires entre dieu et les créatures.

 

Ajoutons que celle-ci peut agir en tant qu’opérateur de purification. Elle permet d'éliminer des conceptions fausses. Ceci nous permet de mieux apprécier la remarque de Eva de Vitray Meyerovitch  qui se trouve à la suite de la citation reportée ci-dessus: "La purification du coeur, en dernière analyse, aura pour but de permettre à l'homme de « devenir ce qu'il est »". 

Pour en revenir à Ibn Tufayl (mort en 1185 ou 1186) voici comment il concevait les rapports entre dieu et les hommes.

 

"Deux choses toutefois demeuraient pour lui objet d'étonnement: il n'en comprenait pas la sagesse. En premier lieu, pourquoi cet envoyé (Mahomet, n.d.r) se servait-il le plus souvent d'allégories, en s'adressant aux hommes, dans la des_c_r_i_p_tion du monde divin? Pourquoi s'était-il abstenu de présenter à nu la vérité? Ce qui fait tomber les hommes dans l'erreur grave de prêter un corps à dieu, d'attribuer à l'essence du véritable des choses dont il est exempt et pur; de même en ce qui concerne les récompenses, les châtiments, la vie future. En second lieu, pourquoi s'en tenait-il à ces préceptes et ces pres_c_r_i_p_tions rituelles, pourquoi permettait-il d'acquérir des richesses, et laissait-il une telle latitude en ce qui concerne les aliments si bien que les hommes se livraient à des occupations vaines, et se détournaient de la Vérité ? Car pour lui il estimait qu-on ne devait prendre que la nourriture nécessaire pour entretenir la vie; et quant à la richesse, elle n’avait à ses yeux aucune raison d'être. Il voyait les diverses dispositions de la Loi relatives aux richesses, par exemple l'aumône légale et ses subdivisions, les ventes et achats, l’usure, les pénalités édictées par la loi ou laissées à l'appréciation du juge, et tout cela semblait étrange, lui paraissait superflu; il se disait que si les hommes comprenaient la vraie valeur (il serait important de connaître la signification exacte du mot qui est traduit ainsi! n.d.r) des choses, certes ils se détourneraient de ces futilités, ils se dirigeraient vers l'Etre véritable, et ils se passeraient de tout cela: nul ne posséderait de propriété privée pour laquelle il serait passible de l'aumône légale, dont le vol  furtif entraîne pour le coupable la section des mains, et le vol  ostensible la perte de la vie." (o.c. p.130)

 

On a un dépassement de l’œuvre de Mahomet mais sur le plan de celle-ci, c'est-à-dire que c'est plus rationnel. Mais c'est un refus du mouvement de la valeur dans le cadre de ce mouvement. D’où une contradiction insoluble. Mais ce qui nous intéresse pour le moment c'est de mettre, en évidence à quel point l’islarm, en sa totalité anticipe sur l'Occident.

 

La conclusion d’Ibn Tufayl semble être en contradiction avec son point de départ: "Ce qui le faisait tomber dans cette illusion, c'est qu'il se figurait que tous les hommes étaient doués d’un naturel excellent, d'une intelligence pénétrante, d'une âme ferme. Il ne connaissait pas l’inertie et l’infirmité de leur esprit, la fausseté de leur jugement, leur inconstance: il ignorait qu’ils sont: comme un vil bétail et plus éloignes de la bonne voie. " (Le traducteur indique ici: Coran XLIV, 25, mais nous n’avons pas trouvé lé texte, ce serait très important.)

 

Pensa-t-il que la religion ne pouvait être qu’une accommodation.

 

Donc on naît pur. La civilisation corrompt. En conséquence on comprend bien le fait curieux indiqué dans le Dictionnaire des œuvres, Ed. Laffont-Bompiani. : le grand succès de cet ouvrage au XVIIIème siècle en Europe. "Ce que les philosophes européens XVIIIème S. ont surtout prisé dans cet ouvrage, c’est une confirmation de ce qu’ils enseignaient eux-mêmes concernant l'état de nature de l’homme primitif, les surprenantes capacités de la raison humaine, et le caractère artificiel de l'influence des révélations religieuses sur la civilisation; vues des plus unilatérales et fort éloignées, il va sans dire, de ce qu'avait voulu démontrer Ibn Tufal." (tome III, p. 359)

 

En fait il s'agit de l’affimiation de deux  médiations différentes: dieu et la nature, qui pourtant ont le même fondement la communauté autonomisée et séparée.

 

Si le livre de Ibn  Tufal eut une grande influence, on doit signaler que cet auteur reprend des thémes qui avaient été développés dans l'antiquité.

"Mais ici bas, parce que notre race peut-être est dans un état contraire à sa nature, il est difficile d'apprendre et de réfléchir, et on aurait peine à s’en rendre compte, vu cette infirmité et cette vie contre nature; si pourtant un jour nous pouvons nous sauver pour revenir à notre origine, le travail, évidemment, nous sera plus agréable et plus facile. À cette heure, en effet, ayant abandonné les (vrais) biens, nous ne cessons de pourvoir aux nécessités quotidiennes, et ainsi font surtout ceux que la foule tient pour les plus heureux du monde; mais si nous avons pris la route du ciel et établi notre séjour dans l'astre qui nous est affecté, alors nous philosopherons vivant de la vraie vie et contemplant des spectacles d'une beauté indicible, puisque nous fixerons le regard de notre âme sur la vérité, indéfectiblement, que nous contemplerons le royaume des dieux, et que, dans l'exultation joyeuse et continuelle de cette contemplation, nous jouirons libérés de tout chagrin. "(Jamblique: Protreptique, Ed. Belles Lettres, pp. 89-90)


"Si, après avoir quitté cette vie, il nous était donné de mener une vie immortelle dans les îles des bienheureux, comme le racontent les légendes, qu'aurions-nous à faire de l’é1oquence? Ou même de vertus? La force ne serait plus nécessaire, puisque nous ne serions plus en bute aux difficultés et aux risques; la justice non plus, puisqu'il n'y aura plus de bien à convoiter; ni la tempérance, pour maîtriser les passions inexistantes; ni même la prudence, puisque nous n'aurons plus nul choix à faire entre le bien et le mal. À  elles seule la connaissance de la nature et la science nous rendraient heureux, elles qui seules rendent enviables la vie même des dieux. On peut comprendre par là que, si le reste relève de la nécessité, cela seul relève de la volonté." (Cicéron: Hortensius cité par saint Augustin dans De trinitate, pp. 379-381)

 

En réalité ces deux citations seraient des plagiats, des accommodations de l’œuvre  d’Aristote  Protreptique totalement perdue.

 

Ainsi on voit que dieu remplace la philosophie.

 

On peut rapprocher cela aussi du Venusberg qu'on trouve dans Thannahauser.

 

Ce thème se trouve également dans d'autres aires, par exemple dans celle chinoise. Le récit de la source des fleurs de pêcher du poète chinois vivant entre la fin des Han et la grande réunification des Souei: Tao Hua Yuan Ji.

 

On constate une certaine universalité de la conception d'un monde, en général une île, où se développe une autre dynamique de vie, et donc la permanence de ce que A. Bordiga appelait le mythe du communisme primitif en tant que poésie sociale.

Il y a eu sacralisation ou plus exactement religionalisaion d'un mythe qu'on ne peut pas réduire d'ailleurs, à une dimension profane puis, avec la création de diverses utopies, il y eut une reprise du vieux mythe par les hommes plus en moins en rébellion contre le monde dans lequel ils vivaient . Nous reviendrons sur ce sujet avec l’étude des réactions au devenir hors nature.

Laffirmation qu'il y a  une religion naturelle est une variante de cette autre: l’homme est un animal religieux; toutes deux, à notre avis, absolument fausses. Elles correspondent au repli ultime sur la ligne de défense au-delà de laquelle les adeptes de ce monde ne peuvent pas aller, sinon toutes les représentations forgées au cours de millénaires de domestication s’effondreraient. Voilà pourquoi un historien comme A. Toynbee qui put remettre en cause le progrès et la civilisation (La grande aventure de l'humanité) affirma que l'homme est un être religieux. C’est d'ailleurs pour cela qu'il aurait préféré que les Perses vainquissent à Salamines (cf. note 21).

 

"La religion est vraiment une faculté intrinsèque et inaliénable de la nature humaine (...) La distinction entre le bien et le mal et l'obligation de prendre parti sont inscrites dans la nature humaine, ce qui laisse supposer qu'elles sont inscrites dans la nature de l’univers."

 

Ainsi tous les partisans de la sortie de la nature, de l’humanisation par séparation de celle-ci, de la nécessité de la dominer et donc les théoriciens de la supériorité de l'homme, ont un crédo: l’homme animal religieux. Nous avons déjà montré l’aberration de ce crédo, de cette affirmation, de cette soi-disante proposition scientifico-historique, nous y reviendrons.

 

Indiquons seulement ceci: affirmer la nature religieuse de l’homme c’est essayer d'enraciner celui-ci dans une nature artificielle qui est l’ensemble de l’acquis posé comme totalité en devenir. Ce qui s'accorde avec le fait que la nature n'est plus qu'un concept. Elle n'est plus l’ensemble divers et unitaire des êtres vivants.

 

La dimension naturelle de l’homme, de la femme, ne peut plus en règle générale s’affirmer. Ceci très concrètement parce que tous les actes instinctifs ont été dans la mesure du possible éliminés et remplacés par des pratiques s’ordonnant en fonction de méthodes bien déterminées.

 

Maintenant que la nature naturelle est détruite, la nature concept est remplacée par la publicité en tant que représentation globale d'un phénomène bien réel: le marché substitut de la nature naturelle.

 

 

[48] Cette affirmation de la continuité exprime sous une forme nouvelle un certain culte des ancêtres et des héros fondateurs. Là encore les données archaïques sont reprises en une synthèse nouvelle. Nous verrons ce même phénomène dans d'autres représentations.

 

Pour que la continuité soit fondée, l’herméneutique est nécessaire car il faut mettre en en évidence les apories, les déviations, etc. Et ceci doit se répéter car le message recueilli dans le Coran (on peut même dire le message est le Coran) doit être transmis, ce qui entraîne une interprétation. Selon les soufis, au mouvement de descente qui a apporté le Coran, correspond un mouvement de montée, qui permet de comprendre ce qui est dit dans le livre, afin d'accéder jusqu’à dieu.

 

 

 

[49] M. Eliade dans son exposé (o.c. p. 75) sur les révélations mystiques se sert de "traditions transmises par Ibn Ishak (M. 768)". D’après ce dernier, Mahomet résista aux injonctions qui lui étaient faites, pour finalement réciter ce que nous reportons dans la suite du texte. M. Eliade en conclue : "L'authenticité de ces expériences semble assurée. La résistance initiale de Mahomet rappelle l’hésitation des chamans et de nombreux mystiques et prophètes à assumer leur vocation."(o. c. p.75)

 

Or le phénomène chamanique est dans des variantes diverses présent chez tous les peuples au début de la phase de sortie de la nature. Encore une fois Mahomet intègre un très vieux fond culturel.

 

En ce qui concerne J.Berque, il écrit en note à ce passage (o. c. p. 649): "Nous préférons trouver ici une indication sur la réception du texte coranique, d'abord recueilli dans la conscience du prophète (qu 'ân), puis doté de son expressivité (bayân). "

 

Cette explication nous semble fort intéressante et juste, mais elle n’élimine pas le possible d'une "possession" de type chamanique. Or, nous l’avons dit, il nous faut tenir compte aussi bien du personnage Mahomet tel qu'il fut (dans la mesure où nous pouvons atteindre sa réalité), tel qu'il s'est présenté, et tel qu’il a été imaginé par ses plus proches fidèles contemporains.

 

[50] "Je ne suis pas une nouveauté parmi les envoyés, et j’ignore ce qui sera fait de moi comme de vous. Je me borne à suivre ce qui m’est révélé. Je ne suis qu’un donneur d'alarme explicite." (XLVI, 9, J. Berque)

 

D’après un hadith, Mahomet aurait déclaré: "Les choses les pires sont celles qui sont des nouveautés; chaque nouveauté est innovation; chaque innovation est une erreur et chaque erreur mène au feu de l'enfer."

 

La profession de foi d’Ibn Batta contient de nombreux hadith condamnant l'innovation. Citons-en deux:

 

« Le Prophète a dit: "Les gens d'innovation sont des chiens de l’enfer."

 

Le Prophète a dit: " Quiconque honore un homme d'innovation aide à la destruction de l'Islam." » (p. 21)

 

Confucius: "Je transmets, je n'innove pas." Ce qui dans une autre traduction donne: "Je transmets l'enseignement des anciens sans rien de nouveau. (Entretiens)

 

A. Bordiga: "Pas de créativité (...) annonciateur de cours nouveau = traître." (Dialogue avec les morts)

 

En ce qui concerne ce dernier, nous avons déjà abordé ce problème de l'innovation au sein de la gauche communiste d'Italie, courant se rattachant à lui, dans notre article Perspectives, Invariance, série I, n° 5, republié dans le n° 5-6 de la série III.

 

 

[51] L’auteur continue ainsi : "À l'instar d`Abraham, puis comme Moïse et mieux que Jésus, Mahomet s’est proposé de rendre à Allâh sa place de Premier, d'Unique et de Tout-puissant." Ce qui confirme le rôle réformateur de Mahomet.

 

M. Eliade pour défendre la thèse d'un monothéisme primitif des arabes définit Allâh comme un deus otiosus, mais il ne donne pas d'explications (Histoire des idées, et des croyances religieuses, t. 3, p. 71) On en trouve quelques unes dans son Traité d'histoire des religions, Ed. Payot, p. 52. Mais il considère uniquement des divinités africaines et ne donne pas une définition explicite.

 

Toufik Fadh peut nous éclairer: "Al-Lâh ou Allâh forme assimilée d’al-Ilâh, l'équivalent de l’accadien Il et du cananéen El, désignait, comme ces derniers, la divinité impersonnalisée et se confondait couramment avec la première personne de la trinité sémitique (comme quoi le christianisme n'a rien inventé, n.d.r), constituée par le Père, la Mère et le Fils. L'importance prise par la Mère, al-Uzza, par le Fils, Hubal et par les deux filles, al-Lât et Manât, avait éclipsé Allâh, le père de tous, le Dieu universel." (Naissance de l'islam, p. 651)

 

On peut constater par là qu'il n'y avait pas un monothéisme, mais il y avait un dieu universel qui est éclipsé. De là on peut poser qu'il est inactif, inoccupé, indifférent toutes notions contenues dans le mot otiosus.

 

Divers théologiens ont évoqué une absence transitoire de dieu pour expliquer la série d'atrocités qui s'est actualisée au cours de ce siècle. En outre il y a un théologien protestant allemand, Bonhoeffer, qui est allé plus loin théorisant un dieu sans religion, en ce sens qu'il considère qu'il n'y a plus personne qui croit. "Le temps où l'on pouvait tout dire aux hommes par des paroles théologiques ou pieuses est passé, comme le temps de la spiritualité et de la conscience, c'est-à-dire le temps de la religion en général." (cité dans Histoire des religions, Ed, Gallimard-La Pléiade, t. 2, p. 1010)

 

"Comment le Christ peut-il devenir le Seigneur des non religieux?
Y a-t-il des chrétiens sans religion?" (cité dans Encyclopedia Universalis, t.3. p. 427; colonne 2)

 

Le fondement même de la religion est miné à partir du moment où il y a séparation entre un dieu et ses créatures. Et ceci n’est pas modifié si ce dieu est récupéré au sein d'une combinatoire.

 

 

[52] Le patriarcat dominait réellement à La Mecque mais il était à ses débuts à Médine où persistaient des formes matriarcales comme l'explique M. W. Watt dans son livre Mahomet à Médine.

 

 

[53] "Abdelwahab Boudhiba, dans La sexualité en islam, livre célèbre et désormais classique, parle d’obsession de la purification. La pureté, voilà le but que poursuit le musulman, mais une pureté corporelle; d'où l'adage musulman très connu: "La propreté fait partie de la foi." (A. M. Delcambre: L’Islam, Ed. La Découverte, p. 80)

 

En ce qui concerne la pureté corporelle, on peut citer les notations de B. Lewis dans son livre Comment l'Islam a découvert l’Europe, Ed. Tel Gallimard, au sujet de l'étonnement des musulmans découvrant, lors de voyages (rares) en Europe occidentale, l’absence de bains. Cela les confortait dans le mépris qu'ils avaient pour les barbares occidentaux.

 

Sur un plan global on peut dire qu'à la limite le fait d'être en ce monde rend impur. En germe il y a convergence avec le manichéisme, à moins que ce n'en soit un écho. Il en découle soit le compromis avec le mouvement intermédiaire soit son refus. Ce mouvement est ce qui se déroule inévitablement à partir d'un moment initial où s'effectue une catastrophe: la lancée dans ce monde, jusqu’à l'abolition de celui-ci.

 

Les antonymes bien-mal, lumière-ténèbre, ne sont en définitive que des avatars de pur-impur. La conception de la pureté que renferme l'Islam était largement compatible avec celle des peuples comme les perses. En fait, pour ceux-ci, l'acceptation de cette religion leur permit de simplifier leurs pratiques. Ils étaient obnubilés par la souillure ce qui les avait conduits à mettre au point toutes sortes de rites qui encombraient leur vie (cf. le chapitre «Nouvelles synthèses iraniennes», pp. 294 sqq. dans Histoire des croyances et des idées religieuses, de M. Eliade)

 

E. Berl insiste sur la problème de la souillure chez les perses et écrit: "Obsédés par la souillure et par l’idée de caste, la Perse avait produit la chevalerie la plus brillante peut-être que l’histoire connaisse." (o.c, p. 61)  Nous retrouverons ce thème de la pureté et de la chevalerie car le problème de cette dernière se pose ultérieurement pour l'islam.

 

Signalons encore une fois la dimension Réforme de l'islam, mais cette fois vis-à-vis des religions surgies de la Perse, comme le nota O. Spengler, cf. note 21.

 

Pour beaucoup de réformateurs de droite: (réactionnaires) ce sont les mélanges qui entachent la pureté et qui causent les décadences. Ainsi K. Léontiev écrivit le mal réside "dans le mélange des formes vitales" (o.c. p. 149) .

 

Le mythe de la pureté comme garant d'un développement positif pour l'espèce a conduit à d’horribles aberrations dont l’hitlérisme est la plus connue, les autres étant cachées par un pudique voile démocratique. Dans le cas de l’hitlérisme le substrat auquel s’affère la pureté est la race, un groupe d’hommes et de femmes qui doit être séparé des autres. Il ne peut donc pas y avoir d’amalgame possible avec la théorie classiste de A. Bordiga qui prônait la nécessité de la pureté du programme. La classe était saisie comme une entité internationale, comme l’intégrale des hommes et des femmes œuvrant dans une même perspective. Et cette impossibilité se manifeste encore plus si l'on raisonne au niveau du parti qui, du point de vue de la dimension biologique, intégrait toutes les «impuretés», puisqu’il regroupait les membres de diverses classes. Nous retrouverons cette question quand nous étudierons l’anti-associationnisme de Mahomet. Cf. aussi la note 55.

 

 

[54] On peut trouver également ce thème chez ceux qui sont appelés philosophes, comme Al’Farabi : "L’Être premier est la Cause Première de l’existence de tous les êtres. Il est pur, sans aucune imperfection, alors que tout autre que Lui ne peut être exempt d’un certain manque; il peut avoir en lui une ou plusieurs imperfections tandis que le Premier, Lui, est exempt de tout ce qui touche à l'imperfection."(Traité des opinions des habitants de la cité idéale, Ed. J. Vrin, p.43)

 

C’est un thème que l’on trouve dans la philosophie alexandrine, chez Plotin particulièrement, mais aussi chez les gnostiques. Cependant il n'est pas proprement grec. En effet on le trouve également dans la représentation perse. De telle sorte que Al’Farabi renoue, à travers la médiation grecque, avec une antique préoccupation de l’aire proche-orientale.

 

Mais au-delà de toutes ces filiations ce qui nous importe c’est de noter à quel point la question de la pureté est importante dans toute l'aire proche-orientale et particulièrement en Arabie. Or, elle témoigne de façon irrévocable de la profonde séparation de l’espèce d'avec la nature et l’inquiétude qui en découle.


 

[55] J`insiste sur ce thème de la nécessité de la pureté du corps de doctrine qui implique la lutte contre les déformations, les falsifications, etc. parce que ce fut une préoccupation qui fut très importante chez A. Bordiga. Ce qui nous amène à mettre en évidence la persistance de certains comportements à travers différentes générations d’hommes se posant le problème du devenir de l’espèce. Etant donné que celui-ci est déterminé par la dynamique de la séparation d'avec la nature, il nous faut poser la nécessité de rejeter l’ensemble de ces théorisations, tout en conservant les diverses tentatives de dépasser cette séparation, de la refuser ou de l'abolir, comme autant d’affirmations d'un autre phylum. Nous y reviendrons quand nous analyserons tout le procès de connaissance et la réaction au devenir hors nature.

 

Notre étude historique vise à comprendre le cheminement de l’espèce, à montrer à quel point les représentations les plus puissantes encore opérationnelles à l'heure actuelle ont repris de très vieux fonds et qu'elles sont déterminées par le mouvement de la valeur. Cependant nous ne voulons pas nous contenter d'analyser les vieilles représentations qui défendent l'établi, mais envisager également les théories révolutionnaires, comme celle de K. Marx. Si on constate dans l'œuvre de ce dernier – comme cela a été fait bien avant nous - qu'il y a reprise de thèmes fort anciens, cela pose la nécessité de comprendre le pourquoi de cette conservation qui ne peut pas être une véritable Aufhebung (un dépassement!).

 

Le réaffleurement de vieux thèmes exprime des préoccupations fort anciennes qui signifient que nous sommes encore prisonniers d'une dynamique que nous voudrions abandonner. Nous ne pouvons le faire qu`en les extirpant à la base. Dit autrement il faut déraciner un mode d'être en tenant compte que la question de l'être surgit au moment où la séparation s'impose de façon réflexive. Cela signifie également que ce que nous rejetons est tout ce qui s`édifie au cours de tout l'arc historique qui va de ce moment-là à nos jours (indication donnée en première approximation).

 

Et ceci nous concerne également dans la mesure où nous refusons d'opérer une réforme quelconque du marxisme, un ajustement, un aggiomamento comme aurait dit A. Bordiga. Notre comportement théorique a consisté à montrer qu'il y avait des positions de K. Marx qui avaient été occultées ou non perçues et qui étaient à même de fonder une autre compréhension du devenir de la société du capital. Il ne s'est jamais agi - comme d'ailleurs en qui concerne A. Bordiga - de nier les autres déterminations sur lesquelles se fondèrent et se fondent divers marxistes. Ceci est encore plus valide actuellement. Je pense qu'il faut montrer comment le comportement de sortie du monde que nous exposons depuis 1974 peut être fondé sur diverses théorisations de A. Bordiga et de K. Marx, et que de ne pas en avoir tenu compte a conduit à diverses impasses. C'est un constat qui est en même temps une potentialisation théorique. À partir de là nous ne voulons lancer aucun anathème contre qui que ce soit. Leur voie ne fut pas la nôtre. C’est tout.

 

Nous ne voulons pas avoir de dimension prophétique, révolutionnaire ou réformiste. Nous voulons avoir la dimension du vivre au sein d'une dynamique de sortie de ce monde.

 

Pour en revenir au thème de la pureté, nous ne pouvons plus théoriser comme A. Bordiga la pureté d'un corpus théorique, du fait que ce concept est directement en liaison avec une dynamique de séparation. Cependant nous devons reconnaître que son anti-associationnisme qui s'exprima dans son anti-blocardisme, son anti-frontisme (contre les fronts uniques, les fronts populaires) fut amplement justifié. Ce sont tous ceux qui se sont approchés du marxisme, sans être réellement convaincus de sa validité, mais impressionnés, obnubilés par des faits immédiats qui tendaient à prouver la validité de celui-ci, et surtout parce qu'il n'y avait pas de représentation importante à laquelle se rattacher qui, dès que les faits dévoilèrent, non tant la mystification, mais l'insuffisance et même l'ignominie des pratiques de ceux qui se réclamaient d'une telle théorie devenue idéologie marxiste, puis stalinisme, ou autre, ont essayé de déboulonner K. Marx, et emplissent maintenant le marché de leurs élucubrations stupides et calomnieuses au sujet de ce dernier, de divers révolutionnaires, comme à celui du prolétariat.

 

 

[56] La nécessité de dépasser les limites est celle de surmonter toute séparation et retrouver la participation. Les mathématiques qui abordent le problème - les musulmans s’y adonnèrent de façon fructueuse - apparaissent comme une médiation, un moyen d'accéder à dieu. Elles sont alors une prothèse pour parvenir à la participation.

 

Par la soumission - espèce de comportement empathique - tout homme, toute femme, peut accéder à la participation, sans passer par la médiation d'une connaissance produit d'une réflexivité.

 

Dans la note 43 nous avons vu que la continuité était médiatisée. Les mathématiques permettent de trouver des opérateurs de la continuité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que celle-ci est posée en tant qu'axiome: l'axiome du continu. Finalement c'est une donnée. Mais le doute fait que l’on essaye de diverses façons d'en montrer la réalité, la véracité. Ceci est totalement isomorphe à la pratique humaine vis-à-vis de dieu posé donnée immédiate qu'il faut toujours prouver. Le doute ne découle pas de lui car il est secondaire. Il surgit du fait de la coupure d'avec la nature qui introduit l'insécurité fondamentale dans la présence au monde.

 

Sous un autre angle d'appréciation, il apparaît que dieu est un opérateur qu'il faut sans cesse préciser en fonction du procès de vie de l'espèce.

 

On peut enfin se poser la question-problème: qu'adviendra-t-il des mathématiques une fois la séparation abolie?

 

 

[57] C'est un peu abusivement que nous parlons de dette à propos du péché en exposant la représentation de Mahomet. En effet, il semblerait, d’après J. Berque, que le péché ou faute soit en rapport avec des actes prohibés, avec des comportements de démesure. Ce qui implique que le phénomène de la valeur n'a pas été pleinement intériorisé. Il n’affecte en définitive que la forme. Le jugement dernier met bien en évidence le rapport entre dette et péché, faute. Le jugé paye en allant en enfer le fait que le total de ses péchés excède celui de ses mérites. Dans le cas contraire, il reçoit un prix, le paradis. Nous avons là une domination formelle de la valeur. Elle opère au niveau de la substitution, elle ne fonde pas quelque chose sur sa propre base.

 

Ce sont surtout les chrétiens qui ont développé cette espèce de synonymie entre péché, et dette, comme nous le montrerons par la suite.

 

 

[58] Nous indiquons les thèmes auxquels se relie la représentation de Mahomet, sans les étudier de façon exhaustive pour signifier comment celle-ci s’articule dans tout le champ représentationnel du Proche-Orient (parfois même au-delà) et opère une synthèse nouvelle.

 

L’utilisation de la balance lors du jugement dernier marque une continuité avec l'antique religion égyptienne. Mais il y a également continuité en ce qui concerne le concept de justice qui se rapporte à la vieille conception de la Maât égyptienne. On peut voir à ce propos : «Maât code égyptien des vertus cardinales» chapitre du livre de Théophile Obenga : La philosophie africaine de la période pharaonique, Ed. L’Harmattan, ainsi que: Maât, l’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, de J. Assmann, Ed. Julliard.

 

Les versets suivants révèlent la parenté (je ne cite que la traduction de J. Berque parce qu’elle est plus suggestive): « Il y a ce Jour-là pesée de Vérité. Ceux de qui les balances sont lourdes, ce sont les bienheureux ceux de qui elles sont légères se seront perdus eux-mêmes par leur iniquité envers Nos signes. » (VII, 7-8)

 

[59]  « C’est Dieu qui vous a fait les bestiaux, afin que tels d’entre eux vous chevauchiez, ou de tels autres mangiez et vous en tirez mains avantages… » (XL, 79) Il y a là une remarquable manifestation d’anthropocentrisme qui est inacceptable.

 

"Le Coran dit plusieurs fois que le monde a été "mis au service de l'homme", qu'il lui est "assujetti", XIV, 32-33; XVI, 12-14; XXII, 65, etc." (note de D. Masson au Coran, Ed. Gallimard, p. 178)

 

La position de Qotb - principal théoricien des Frères Musulmans qui fut pendu par Nasser en 1966 - est révélatrice de l'existence d'une certaine ambiguïté vis-à-vis de la nature, qu'on trouve chez de nombreux musulmans.

 

"Il a rendu la nature au service de l’homme et lui a donné toute latitude pour pénétrer ses mystères et découvrir les règles de son ordonnancement.

 

"Le musulman doit remercier Allâh à chaque fois qu’il lui permet de gagner le concours d'une des forces de la nature. Car c'est Allâh qui la soumet à l'homme, non l'homme qui l'assujettit par la violence."(A l'ombre du Coran, p.63)

 

Ce qui revient à justifier toute intervention de l'homme dans la nature. Allâh se présente comme un médiateur-opèrateur. En conséquence, bien qu'il soit tout puissant et transcendant, il devient un moyen pour l’espèce de parvenir à ses  fins. En conséquence il peut fort bien coexister avec le capital.

 

En outre Qotb maintient la séparation avec les êtres vivants. "L'existence de l'interdit est celui qui permet à la volonté de s’exercer et à l'homme de se distinguer de l’animal dans la mesure où la vertu de l’homme consiste en cette délibération qui prend en considération cet élément et aboutit à son libre choix." (idem)

 

Mais par là il conserve l'antique conception qui fonde la culture: la vie sociale ne peut se développer qu'à partir d'interdits; ce qui exprime la séparation achevée.

 

On trouve des versets qui témoignent d’une certaine considération de la nature, mais ils visent surtout à critiquer l'hubris, la tendance à l'arrogance des hommes. "Ne marchez pas sur la terre avec ostentation. Vous ne pourriez la fendre, pas plus qu'égaler en hauteur les montagnes." (XVII, 37, J. Berque)

 

 

[60] Dit autrement: la solution est dans une intégration du vieux fond de la représentation bédouine avec le posé de la transcendance. L’attitude par rapport à dieu est déterminée par la dimension communautaire bédouine, par l'absence d'intermédiaires. De telle sorte qu'on peut schématiquement dire que la Murawah a été conservée mais orientée vers dieu.

 

 

[61] Religions et pratiques religieuses sont nées à cause de la scission de la communauté des hommes et des femmes d’avec la nature et de la scission au sein de celle-là. Elles ne se sont pas imposées immédiatement. Pour le faire elles durent intégrer de vieilles pratiques conjuratrices de la séparation, tendant à rétablir la communication participative avec la totalité du cosmos. Voilà pourquoi dans toutes les religions nous avons des pratiques qui originellement mettaient son adepte en communion avec la totalité cosmique. Qu'on pense aux pratiques tibétaines, au yoga, à l’Hésychasme, etc. L’ascèse est une perversion de cet antique comportement car elle vise à la participation à dieu, à la fusion en lui, etc.

 

 

[62] Voilà pourquoi il y a toujours une dimension d'inaccessibilité dans la démarche qui est une quête passionnée de quelque chose que les hommes et les femmes ne sont plus à même de concevoir dans leur conscience parce que c'est quelque chose dont ils ont été dépossédé depuis longtemps. En conséquence pour le retrouver ils sont amenés à tout sacrifier et à perdre contact immédiat avec leurs semblables.

 

 

[63] Le Christ recommande de manger cru, de jeûner. "Régénérez-vous vous-mêmes et jeûnez! (...) Car je vous le dis, en vérité, tant que vous n’aurez pas jeûné, vous ne serez jamais délivrés de l'emprise de Satan et de toutes les maladies qui procèdent de satan." (L'Évangile de la paix de Jésus-Christ par le disciple Jean", p.22) (Selon de récentes études, cet évangile serait en fait un apocryphe très tardif – note 2008.)

 

Pour beaucoup le jeûne est une thérapie. Cela veut dire que c' est la pratique ultime à laquelle il est alors recouru qui permet de ne pas remettre en cause le mode de se nourrir. Pratiquer le repos physiologique implique au contraire qu’on ait abandonné le mode ambiant de se nourrir (omnivore ou végétarien). Il fait partie alors du procès de vie de l’homme, de la femme à l’écoute de leurs rythmes de vie, en connection avec ceux, du cosmos .

 

Le Christ selon ce même évangile le préconisait: "Déchaussez-vous, quittez vos habits, et laissez l'ange de l'air embrasser tout votre corps. "(p.23) Cela fait penser à la pratique des musulmans de se déchausser avant d'entrer dans la mosquée espace sacré. C'est la réduction de l'essentialité de la terre alors que, pour le Christ, elle était la mère et il convenait de vivre en symbiose avec elle. Pour les amérindiens aussi qui voulaient aller pieds nus sur la terre sacrée.

 

Il est évident que nous reviendrons sur cet évangile lors de l'étude de l'assujettisement des femmes et lors de celles concernant le mode de vie de l'espèce, particulièrement en ce qui concerne la nourriture, l’habillement, etc.

 

 

[64] Cet auteur signale à ce propos l'influence du judaïsme. "Il (Mahomet, n.d.r) avait commencé par imposer le jeûne juif du kippur, la âshûra; puis, après la rupture avec les juifs de Médine, il lui substitua 1e jeûne du ramadân, mois déjà sacré chez les anciens Arabes, et cela à l'exemple des chrétiens. Toutefois, le verser 185 de la sourate 2 pourrait justifier l'institution du jeûne du ramadân par le fait que  "la révélation du Coran s'y est faite". (o.c. p. 130)

 

Il semblerait qu'en général l’influence chrétienne soit toujours secondaire. En outre il y a constamment intégration des vieilles pratiques arabes, particulièrement après un échec de conciliation avec les juifs.

 

 

[65]  À ce propos R .Garaudy écrit dans Promesses de l'islam, Ed. du Seuil, p. 23: "La zakat (la dîme), intégrant la vie économique à la vie de l’esprit, marque la solidarité de la foi". Mais il ajoute en note: "Étymologiquement, par sa racine, le mot zakat implique 1'idée de pureté. C'est une purification de l'avoir."  Ce qui exprime bien l'intégration du mouvement de la valeur.

 

Les éclaircissements donnés par J. Berque dans sa traduction du Coran sont également importantes pour comprendre le rapport à la pureté: "prélèvement purificateur, sur les biens des fidèles: c'est le sens étymologique de zakât (...) Se confond initialement avec le don pieux ou offrande (çadâqua). " (p.826)

 

On trouve des précisions encore plus intéressantes chez  W.M. Watt: "La racine arabe zakâ signifie à proprement parler croître, prospérer, être florissant, mais l'emploi qui s`en fit ne tarda pas à être influencé par ces autres langues (hébreu, araméen et syriaque, n.d.r), dans lesquelles une racine analogue correspondait à l’arabe dhakâ) indique plus spécialement la pureté morale." (p. 208) Suivent des précisions importantes que nous ne pouvons pas rapporter. Citons seulement ceci: "Il (zakâ, n.d.r) est probablement dérivé de l’araméen zakot signifiant pureté et non don d’aumônes. Que la transition d'un sens à l’autre ait été l’œuvre  des Juifs fixés en Arabie ou ait été accomplie en premier lieu par Mahomet lui-même, le problème de la raison de la transition reste le même. Quels rapports entre droiture, pureté rituelle, aumône?

 

"Bien que tazakkâ ne présente aucun rapport apparent avec l’aumône à l’origine, la vertu de générosité a tenu un rôle de premier plan dans les premiers passages du  Qor 'an et elle inclut,cela va soi, l'aumône ." Mahomet à La Mecque,  p. 208)

 

 

[66] Certains musulmans utilisent de façon extrémiste, en quelque sorte, cette dimension de sacrifice de l’aumône. "Enfin, les sâriquiya (de saraga, "voler") considèrent que faire l’aumône du dixième du montant d'un vol suffit pour absoudre le voleur, car l'aumône, selon les propres termes du Coran, 6, 160, rapporte dix fois plus que sa valeur." (Toufik  Fahd: L'islam et les sectes islamiques, p. 52)

Ajoutons qu’une analyse détaillée de toute la pratique de la zakât ferait ressortir beaucoup de déterminations du sacrifice, par exemple celle des prémices (cf. idem, pp. 136-137)

 

W. M. Watt donne de bonnes informations à ce sujet: "L’idée de faire le sacrifice de quelque chose de très précieux, d’un fils premier-né au besoin, était un idée profondément enracinée dans la pensée sémitique, sur la conviction sans doute qu’un acte de cette nature tendait à se rendre propice une divinité jalouse et à s`assurer une jouissance sans coups du sort du reste des biens. Pour des gens pénétrés de cette pensée, il devenait naturel de considérer l'aumône, le don d'une part de son argent, de ses biens, comme une forme de sacrifice propitiatoire." (Mahomet à la Mecque, p. 211)

 

 

        [67] L'auteur ajoute: "Muhammad puis Abû Bakr appliquèrent cette règle, mais Umar bal-Khattâb cessa de verser ces parts d'aumônes, alors que le verset cité en fait une obligation divine et qu'aucun autre verset ne peut être considéré comme l'ayant abrogé." (idem, p. 49)

 

La position d’Umar se comprend très bien puisque les razzias qui s'effectuaient auparavant entre tribus arabes, sont réalisées dorénavant contre les infidèles. Le djihad exclue au fond l’achat. Ici le guerrier reprend le dessus sur le marchand! Mais ce que vise l'auteur c’est une tout autre question: peut-on ou non modifier les pres_c_r_i_p_tions du Coran? Celui-ci a-t-il un caractère intangible, surtout s'il est incréé? Nous retrouverons cela dans le cours ultérieur de notre étude sur l'aire islamique.

 

 

[68] C'est quelque chose de similaire à ce qu'on a appelé l’économie caritative de l’Église catholique.

 


[69] Cf. L'Islam et les sectes islamiques, pp. 125-130, particulièrement: "La conclusion à laquelle nous avons abouti est que l'institution du pèlerinage fut l’oeuvre de vagues successives d’immigrants sémitiques qui ont occupé la vallée mekkoise et ses hauteurs au cours de leur émigration de la mésopotamie vers la Palestine et la Syrie. Nous soupçonnons, derrière ces courses diurnes, ces feux nocturnes en l’honneur d'un dieu des lumières, ces lapidations et ces sacrifices sanglants qui précèdent tous l'arrivée au sanctuaire, la représentation d’une épopée divine remémorant les péripéties de la marche d'un dieu victorieux vers sa cité, dont les habitants et les fidèles du dehors sont allés l'accueillir â Arafa et vivre avec lui symboliquement les gestes de son épopée.

 

"Le pèlerinage islamique dont la portée est diversement interprétée, est dominé par la figure d’Abraham, fondateur de la Ka’ba, avec son fils Ismaël." (pp. 129-130)

 

Cette dernière remarque confirme bien notre idée que le pèlerinage vise à exalter la communauté. Cela se fait au travers d'un héros fondamental, fondateur. Ici, peu importe que la donnée historique soit vraie ou fausse. Par le pèlerinage il y a réactualisation d'une unité-totalité qui a été posée par souci de cohérence et par nécessité doctrinale.

Le pélerinage est probablement une pratique en filiation avec la dynamique, aux temps préhistoriques, des communautés venant périodiquement en des lieux bien déterminés où s'opérait une célébration, une consécration, une affirmation de continuité de leur réalité, comme par exemple au Mont Bego ou au Val camonica (note de mars 2016).

 

À notre époque, on a eu des phénomènes similaires avec les grands rassemblements des jeunes au cours des années 60, comme ce fut le cas à Woodstock. Il y avait une pulsion à retrouver quelque chose de perdu, une unité, une communauté. Cependant c'était une recherche qui passait encore par des médiations sociales: la drogue, la musique, puisqu'elle était représentée et non pas vécue totalement par tous. Ce furent des phénomènes préliminaires à d'autres à venir qui auront une autre "profondeur", dans la mesure où l'espèce ne sera pas totalement intoxiquée (dans tous les sens du mot). En effet on peut considérer toutes les rébellions contre le pouvoir du capital durant ces trente dernières années comme des tentatives qui ont mis en évidence qu'il fallait faire autre chose que ce qui se pratiquait. Elles dénonçaient, passivement, l’impasse. Il fallait tout cela pour comprendre qu'on ne peut en finir avec ce monde qu'en retrouvant l'immédiate relation avec la nature et donc avec soi-même et les "autres", puisque c'est à partir du moment où ceci a été perdu que l'errance est advenue pour s’amplifier au fur et mesure du devenir de l'espèce essayant de conjurer-exalter la coupure. La leçon est donc qu'il faut en finir avec toutes les médiations-prothèses sans perdre la puissance de la réflexivité.

 

 

[70] J. Berque (o.c. p. 827) note qu'il vaut mieux "psalmodier ou réciter plutôt que lire;"

Réciter c'est accéder à dieu mais c'est aussi rendre dieu présent à soi-même. D’où la manifestation d’une opposition insoutenable entre la pureté de dieu et l’impureté de la créature. Cela conduisit certains musulmans à la solution suivante: par cette récitation on devient pur à la semblance de dieu. À la limite la créature elle-même est pure, elle est dieu.

 

 

[71] "Kalam signifie « parole ». Le Coran est Kalam Allâh, « parole de dieu ». L`ilm al-kalam est la théologie dialectique de l’islam. " (Couliano et Eliade, o. c, p. 215)

 


 

[72] Dans l’Évangile il est également question des signes, mais il n'y a pas une théorisation similaire. Ce n'est que beaucoup plus tard qu’on en trouvera une en Occident. Ainsi en 1710 Berkeley écrivit ceci dans Principes de la connaissance humaine: "Rechercher et s'efforcer de comprendre les signes institués par l'Auteur de la nature, c'est ce à quoi devrait s'employer le philosophe de la nature..."(Ed, GF-Flammarion, p. 106) Ceci montre bien la dimension anticipatrice de l’islam par rapport au développement de l'Occident.

 

Dans la tradition islamique on trouve de très nombreux exemples de cette représentation.

 

"Le monde n’est qu'un talisman (...) Dieu est tout et les choses que tu peux voir n'en sont que le signe et le langage. Sache que le monde visible et le monde invisible c’est lui-même. Il n’y a que lui, et ce qui est, c'est lui." Attar : Le langage des oiseaux.

 

"Ô Dieu, je n'ai jamais prêté l'oreille au cri des bêtes sauvages ni au bruissement des arbres, au clapotement des eaux ni aux chants des oiseaux, au sifflement du vent ni aux roulements du tonnerre sans percevoir en eux un témoignage de Ton unité - Wahdâniya - et une preuve de Ton caractère incomparable." (citation de Dhû’l-Nûn al-Misrî dans Anthologie du soufisme).

 

Notons que le danger de cette théorisation, surtout telle qu'elle est exposée par Dhû’l-Nûn al-Misrî, par exemple, c'est de privilégier la représentation par rapport à son référent; à la limite, privilégier Dieu par rapport à la nature. C’est un peu ce qui fut reproché à Saint François d'Assise qui, lui aussi, exalta les créatures.

 

 

[73] En conséquence le développement du cinéma et de la télévision dans tous les pays islamiques va inexorablement saper les fondements de l’islam.

 

 

[74] Nous avons déjà signalé ce phénomène, et nous avons indiqué qu'on pouvait le trouver théorisé, par exemple, dans l’œuvre de F. Varela.

 

 

[75]  La traduction du Coran est de J. Berque.

 

M. Eliade fait ensuite le commentaire suivant: "Cet incident est instructif pour deux raisons. D'abord il montre la sincérité du prophète; il réconnaît que tout en récitant les paroles dictées par l'inspiration divine, il a été trompé par Satan. En second lieu, il justifie l'abrogation de deux versets par la toute-puissance et la liberté absolue de Dieu. En effet le Coran est le seul Livre Saint qui connaît la liberté d'abroger certains passages de la révélation." (idem, p. 78)

 

Ce qui nous semble le plus important c'est la question de l’abrogation. Celle-ci est au coeur du débat entre fondamentalistes et partisans d'un aggiornamento de l'islam.

 

 

[76] Rappelons que le monde capitaliste ne s'oppose pas à l'islam en tant que religion, mais à l'islam en tant que communauté comme nous l'avons signalé dans la note 37. Il est d'ailleurs opposé à toutes les formes communautaires (cf. note 17) qu'il doit détruire pour que hommes et femmes soient dépendants du capital.

 

Toute la dynamique de la séparation des pouvoirs doit être étudiée en fonction de la nécessité - tant pour le mouvement de la valeur que pour celui du capital - de détruire la force de la communauté, comme celle de ses membres, devenus des individus, par suite d'un procès de séparation contemporain de la dynamique susmentionnée et déterminé par les mêmes causes. Nous traiterons de cela dans le chapitre sur le capital.

 

 

[77] La désintégration de plus en plus complète au cours des siècles de la dimension communautaire est parallèle à celle de la transformation dé tout inné en acquis et de la participation en propriété. Ceci a des conséquences bien visibles à l'heure actuelle en Occident où le phénomène a été le plus poussé. Ici hommes et femmes tendent à perdre toute innéité, à être de plus en plus démunis. Cette innéité n'a pas été abolie, éliminée du patrimoine génétique, mais elle est inhibée à cause de diverses pratiques qui affectent les individus dès avant la naissance, du fait de la vie séparée des hommes et des femmes, au cours de la naissance, et après celle-ci, fondamentalement durant les premières années. Nous y reviendrons. Illustrons seulement. notre propos par un exemple: la perte de la faculté à apprendre. En effet le grand débat théorique sur la grande découverte qu’il ne suffit pas d’apprendre mais qu’il faut apprendre à apprendre, qui s’est propagée jusqu’au niveau des enseignants, montre en fait qu’il y a perte par inhibition d'une faculté innée (Cf. Ibn Tufayl dans la note 46) et qu’il faut donc des techniques, des prothèses pour combler la défaillance. Du point de vue de l’économie cela a pour le moment un grand intérêt parce que cela accroît le marché du travail en créant des postes de formateurs, mais la mise en place de ces techniques prélude à la dévalorisation totale des enseignants parce qu’elles vont permettre de fonder un enseignement par ordinateur, donc un enseignement sans enseignant, comme on a une production agricole sans terre, bientôt des enfants sans femme, etc.

La séparation absolue implique la dépendance achevée donc la fragilisation extrême. À suivre !

 

 

[78] Dante qui a haï Mahomet mais qui en a négativement reconnu la puissance (cf. note 26), a écrit quelque chose de semblable: "Vien retro a me, e lascia dir le genti;" (Viens derrière moi et laisse dire les gens). Curieusement K. Marx cite de façon modifiée: "Segui il tuo corso e lascia dire le genti" (Suis ton chemin et laisse dire les gens), à la fin de sa préface au premier livre du Capital. Il est clair cependant que cela exprime la même idée: la certitude. Les vers qui viennent ensuite l’explicitent. Je donne seulement la traduction :"Sois comme une tour inébranlable dont jamais le faite ne s'incline malgré le souffle des vents;" (La Divine Comédie, Purgatoire, chant V, 14-15, Ed. Le club français du livre).

Marx était armé de certitude. Il en fut de même de A. Bordiga qui lutta constamment contre toutes les formes de doute, particulièrement le doute révisionniste. Nous l'avons longuement démontré dans d’autres travaux. Il me suffit, ici, d'indiquer que la certitude ne peut exister que si on est présent au coeur d'un vaste procès dont on connaît les prémices dans un lointain passé et dont on sent l'achèvement dans un futur même éloigné, au point de le vivre comme un advenu.

 

 

 

 

 

 

 

 

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