ĖMERGENCE DE
HOMO GEMEINWESEN
9.2.6.2.
L'étude, même non exhaustive, de l'empire
byzantin a un intérêt qui découle du fait
que l'aire
géographique occupée par ce dernier correspond pour une bonne
part
à l'aire hellenistique où
se déploya originellement le mouvement de la valeur, jusqu'au
stade de
sa réflexivité, et par
le fait
que le vide provoqué par son
effondrement progressif
sera comblé par les populations
islamisées
et par
les peuples slaves,
russe principalement.
En conséquence nous analyserons tout
d'abord le devenir de Byzance et
la montée de
la Russie, puis le surgissement
et le devenir de l'islam.
Le
développement de l'empire byzantin est
à la fois
expression de la dissolution du monde
antique et affirmation
d'une unité étatique où
perdure
l'unité supérieure. On a en même une oscillation avec le retour d'une affirmation de la puissance
grecque. Ce développement
a lieu
au sein
d'un monde environnant remettant
en cause
le mouvement de la valeur
parvenu à une certaine .réflexivité
au sein du mode de -production esclavagiste.
Partout
il est soit totalement éliminé soit ramené à un simple mouvement
horizontal
devant
être subordonné aux
exigences
des communautés οu
d'unités
étatiques.
La première phase a lieu à la suite de
l'effondrement de l'empire romain dans
sa partie occidentale.
Elle se caractérise
par la tentative
de récupérer tous les territoires qui ont été occupés
par les
barbares dans la partie occidentale
de l'ancien empire. C'est avec Justinien (527-565)
que ceci s'affirme de
façon éclatante et est théorisé dans la Renovatio
imperii où est exposée l'idée d'une éternité et d'une universalité d'un empire romain et chrétien[1].
On γ
trouve une codification-justification de l`Ėtat
sous
sa première forme engrossée de tous les apports liés au déploiernent intermédiaire
d'États de la seconde forme.
Tout
le
devenir de
l'empire byzantin se caractérise
en définitive
par un
renforcement de l'unité
supérieure, avec
production
de forrne
convergeant avec ce qui s'est imposé
dans l'empire
chinois.
Ainsi
du développement d'une
bureaucratie dont
les membres
se recrutaient dans toutes les couches
de
la société et qui
étaient détentrice d'un savoir,
lequel était
transmis grâce
à un système d'examens[2]. La politique iconoclastique (de 725 à 843) est une autre expression de l'accroissement
de l'importance
de l'unité
supérieure parce qu'à
travers elle l'empereur
tend à dominer
1'appareil ecclésiastique ainsi que les monastères
Cette
manifestation iconoclastique
indique la puissance de l'influence orientale
puisque les juifs
et les arabes
sont opposés
à la représentation
par des images. Ces dernières sont
des médiations comme l'indiquait
Jean de
Damas[3]
pour accéder à la divinité. Or l'unité supèrieure ne
peut
s'affirmer pleinement que si elle abolit toutes
les médiations.
En
outre,
en même temps
que
s'opérait l'interdiction des icones, il y
avait
une répression contre les moines qui eux aussi servaient
de médiation pour
la communauté chrétienné
en sa totalité,
entre
celle-ci et dieu. Ils sont le corps
spécialisé dans
le sacré
qui consent
aux autres de vivre dans
le profane,
dans le
séculier. Par leur seule
existence
ils actualisent leur purification et, par là, ils sont l'incarnation
de l'accommodation à la
société en place.
Dans le
cas de l'empire,byzantin les
moines grecs acquérirent
une grande
importance grâce justement au culte des icones qui étaient des images,
des objets de culte, ayant des fonctions thérapeutiques et
apotropaïques, et servant de moyens de propagande. Nous insisterons à
nouveau ultérieurement sur le fait qu'il y eut un très grand nombre de
moines ce que nous mettrons en relation avec la dimension profondémengt
mysogine de l'antique société grecque.
L'empereur
se devait
d'éliminer cette médiation car
le propre de celle-ci est de tendre
à l'emporter sur les
extrêmes qu'elle médie. Léon III qui déclencha l'iconoclasme se voulait
"empereur et sacerdote"
et "se considérait investi de
la mission de réaliser la
justice sociale sur des bases chrétiennes. "Avec dieu, pour les
pauvres et les opprimés pour la défense de la patrie." (Histoire
d'Italie et d'Europe,
t.1.
pp. 92-93)
Au
passage il convient de noter
à quel
point
la justice
a encore une dimension immédiate, même si
un droit assez
élaboré existe déjà. Elle a pour rôle de maintenir dans leurs positions respectives
correctes,
vis-à-vis
de l'unité supérieure les différentes composantes de la société οu,
dit
autrement,
elle
garantit leur participation, en fonction de leur essentialité,
à l'être commun dont le représentant
est l'empereur.
Le
rejet de la médiation qui favorise l'implantation puissante de l'unité
supérieure n'est pas particulière à l'aire byzantine; c'est une réaction qui affecte une grande
partie du
Proche-Orient au VIII° siècle.
Les
invasions barbares
du VI°siècle
eurent,
comme pour la partie occidentale
de 1'ancien
empire romain, des conséquences déterminantes.
Ιl
y a tout
d'abord au milieu de ce siècle l'arrivée des
slaves qui s'emparent de la région danubienne-balkanique,
ce qui provoque la disparition
de l'esclavagisme.
Mais cette perte a des conséquences de plus grande amplitude
parce
qu'elle détermine
un changement
important dans l'ordre
de 1'Ėtat. En,
effet 1'empereur Héraclius (610-641) abandonne la Renovatio imperii et opère un repli sur la
Grèce dont la langue devient la langue officielle de l'empire (imperator est remplacé par basileus).
En
revanche il n'y
eut
pas de "symbiose",
comme en occident, entre forme communautaire
barbare et forme
esclavagiste et, ceci, parce que la décomposition de
cette dernière était moins avancée que dans la partie occidentale
de l'ancien empire et parce
que les
slaves avaient mieux
maintenu leur forme
communautaire, étant donné leur peu de liens avec
l'empire. En outre la rébellion
contre le mode de production esclavagiste
et la volonté
de créer d'autres rapports entre les hommes-femmes ne fut pas déterminante. En
conséquence, on n'eut en
aucun cas un développement
du féodalisme[4].
Dans un premier temps on a persistance du vieux conflit avec la Perse, et maintes guerres auront lieu entre empire byzantin et empire des sassanides, ce qui correspond encore au conflit entre la première forme d'État, seulement pénêtrée par le mouvement de la valeur, et le déploiement de celle-ci avec la deuxième forme, même si cette dernière subi une réduction. Ce conflit sera réactualisé par l'opposition avec l'empire arabe.
Dans
les deux cas on peut constater la tentative de former un ensemble
unitaire
englobant une partie continentale et une partie maritime alliant en
quelque
sorte la fonciarisation au mouvement de la valeur et limitant l'un par
l'autre[5].
Cependant
le contact entre peuples slaves et empire byzantin devait conduire à
l'accroissement de l'Occident du fait de la christianisation des
premiers. Toutefois
ce n'est encore que potentiel parce qu'il faudra un long détour
historique pour
que cela se vérifie. D'une part les Balkans seront soumis pendant de
longues
années au pouvoir des turcs tandis que les peuples slaves le seront à
celui des
tsars (espèce de despotisme oriental)[6].
Au
VII°
siècle d'autres envahisseurs plus puissants que les slaves apparurent,
ce sont
les arabes, suivis par d'autres peuples tels que les turcs qui eurent
en commun avec les premiers l'adoption de l'Islam. Ce seront ces
derniers qui mettront fin à l'existence de l'empire byzantin (chute de
Constantinople en 1453).
"Lorsque
les Arabes musulmans lancèrent un défi simultané à l'empire romain
d'Orient et
à l'Empire perse, ils suscitèrent deux réactions différentes. L’empire
d'Orient
résista et survécut, encore que mutilé; l'empire perse succomba et se
désintégra." A. Toynbee: " La grande aventure de l'humanité",
ρ. 355.
Ceci
peut être lié au fait du non épuisement des
possibilités que recelait la
forme esclavagiste et en particulier au fait que le développement de la
valeur
était surtout assuré par cet empire. En Occident le développement du
féodalisme
correspondait au recul dont nous avons parlé. En revanche la dynamique
islamique représentait une solution aux problèmes posés par les
rapports entre
développement de 1'État fortement englué dans sa première forme et celui de la valeur dans l'aire perse, sumérienne, etc.
Ce
n'est que lorsque effectivement les possibles de la forme esclavagiste
furent
épuisés et qu'une nouvelle dynamique de la valeur fut mise en place,
venant de
l'Occident et incarnée dans les républiques maritimes italiennes puis
par celles
de l'intérieur comme Florence, Sienne, etc., que l'empire byzantin
devait
s'écrouler et ceci non seulement à cause d'une intervention des peuples
islamisés mais à cause de rebellions internes de vaste amplitude
C'est
ici qu'on peut noter une certaine contradiction: plus l'empire perd de
possessions orientales plus il s’orientalise; ceci est dû au fait qu'il
perd
les terres οù pouvait s'opérer le mode de production esclavagiste. En
outre
l'empire qui de latin devint grec va de plus en plus concerner des
slaves. De
telle sorte que c'est à ces derniers que va être transmise une forme
d'unité
supérieure οù il y a une certaine non séparation, plutôt qu'une
véritable
union, entre dimension profane (politique) et sacrée du pouvoir, tandis
que ce
sont surtout les données du savoir antique, philosophie
aristotélicienne
principalement, qui seront transmis à l'Occident
et aux pays arabes.
"À
cette date (au ΧΙème siècle, n.d.r), la société
byzantine incluait,
en plus des Grecs, trois peuples de langue slave les Bulgares, les
Serbes et
les Russes, de même que les Géorgiens et les Alains au Caucase." (idem,
p.
410).
L'empire
byzantin apparaît comme un syncrétisme s'édifiant au cours du temps au
contact
du surgissement d'autres formes de production et de formes sociales,
puis se
vidant de son contenu au cours du déploiement de ces dernières. Mais le
contenu
fut repris par d'autres groupes particulièrement par les russes.
Dans
la
zone centrale européenne de la Grèce au sud à la Scandinavie et à la
Finlande
au nord, de l'Allemagne à l'ouest à la Russie (incluse) à l'Est, on a
une vaste
région οù s'effectue une opposition entre mouvement de la valeur venant
de
l'Occident (l’influence de Byzance s'évanouissant assez vite) et formes
communautaires, entre ces formes (germanique et slave) et, enfin, entre
ces
dernières et l'unité supérieure transmise par
les mongols οu par les
byzantins. Ιl y eut d'importantes luttes entre germains et slaves,
tandis qu'au
sein de ces derniers les polonais et les lituaniens tentèrent de
réaliser une
unification. Seulement les formes étatiques imposées tant par les uns
que par
les autres ne parvenaient pas à intégrer à la fois le mouvement de la
valeur
tendant à pénétrer dans tout l'est européen et les communautés slaves,
en même
temps que s'imposaient des formes de fonciarisation en liaison avec
l'influence
de l'Europe occidentale. Finalement toute la partie sud de cette aire
fut
soumise à l'empire ottoman où l’État sous sa
première forme se réimposa
avec une unité supérieure particulière, tandis que la plus grande
partie
restante fut unifiée sous la domination des tsars de Russie. En effet
la Hongrie
(nation non slave) ainsi que la Bohème furent attirées et dans une
certaine
mesure unifiées par les Hasbourgs tandis que la Pologne eut rarement, à
partir
du XVIème siècle, une existence indépendante.
Nous
n'analyserons pas le surgissement de la Russie au XVIème siècle
et
ses particularités jusqu'en 1917. D’autres 1'ont fait et nous mêmes
avons
affronté ces questions[7].
Nous voulons seulement clarifier que les particularités de ce que A.
Bordiga
appelait l'aire grand-slave sont déterminées par l'existence de
communautés
basales ne faisant pas obstacle à un développement de l'individu mais
incapables de constituer de vastes fédérations, par celle d'une unité
supérieure qui n'est pas obligatoirement immédiatement oppressive, et
qui
s'affirme dans sa dimension antique puisque le tsar en tant que
possesseur de la
terre est effectivement la totalité qui permet le devenir de toutes les
diversités (les communautés). La prégnance de cette unité est d'autant
plus
importante qu’il y a encore un lien très puissant avec la nature. En
effet
elle est l'expression de la séparation d'avec cette dernière et son
substitut.
En revanche dés que le lien avec la nature devient secondaire, ce type
d'unité
n'a plus de nécessité[8].
Avec
la
persistance de la puissance des communautés jusqu’au
XXème siècle,
ce qui caractérise également l'aire slave c’est l'importance de la
femme:
"Dans les formations slaves, le poids social et culturel des femmes ne
peut absolument pas être négligé pour comprendre les résistances à la
modernisation, c’est-à-dire à la généralisation des rapports toujours
plus médiés
par l'argent et par le
pouvoir; les résistances l'élément
communautaire naturel vis-à-vis de la progression des formes de
médiation
abstraite (en définitive l'État et le capital). » P.P.Poggio: "L’obchtchina.
Communauté paysanne et révolution en Russie",
Ed. Jaca
BooK, p.XV.[9]
Comme
pour les autres aires les invasions furent déterminantes.
On peut noter d'abord celle des barbares du nord qui furent très
souvent de
vastes expéditions maritimes. Elles tendirent à créer le royaume
varègue vivant
de la vente des esclaves au monde islamique. On peut noter que de ce
fait les
dynamiques de développement de l’État et du mouvement de la valeur
furent alors
renforcées.
Ce
fut ensuite, beaucoup plus déterminante, l'invasion des mongols au XIIIème siècle qui, en
détruisant les villes commerçantes, fit
momentanément régresser le mouvement de la valeur et bloqua son aire d'extension, par
suite de la coupure
avec le Nord et l’Occident, mais apporta aussi les éléments de
fondation d'un Ėtat
de la première forme avec une unité supérieure toute puissante parce
qu'il y
eut élimination d'organismes intermédiaires
Ainsi
la christianisation de la Russie l’avait potentiellement
placée dans le domaine occidental, l’invasion mongole la reportait dans
le
domaine asiatique. Toutefois il y a certaines convergences dans les
deux
phénomènes. En effet le christianisme permit de réduire la puissance
des
communautés en détruisant les idoles, en sapant l’intégration terrienne
pour
donner une assise plus abstraite et en posant une autorité universelle
au-dessus de celle de toutes les communautés. Ce faisant il facilité
l’instauration d’un pouvoir aristocratique tel que le légua le pouvoir
mongol.[10]
L'instauration
de l'empire russe ne s'est réalisée qu'à la suite
de l'échec de l'unification de l'aire slave par
la Pologne et la
Lithuanie: (tentatives qui témoignent de la grande tendance à l'unification
au sein de cette aire agitée par des conflits inter-ethniques fréquents
et
aigus, de celle des suédois qui répète celle des peuples barbares du
Nord
(Varégues, Vikings, etc. ) visant à unifier les deux aires nordique et
slave et
à tisser dans le nouveau domaine un réseau commercial intense, et de la
neutralisation de l'aire allemande qui s'effectue pleinement en tant
que
conséquence de la guerre de Trente ans.
Enfin, dernier élément déterminant: le développement de la servitude dans les pays de l'Est entre le XVème et le XVIIème siècle[11] qui est d'ailleurs en rapport avec le surgissement du mode de production capitaliste en Occident.
Au
sujet de la formation de l'empire russe, il est nécessaire de
tenir compte que ce n’est pas un phénomène singulier, à part du devenir
de la
partie occidentale de l’Asirope, comme cela apparaît à travers la
majorité des
études historiques. En fait l'extension de la Russie participe du vaste
phénomène d'expansion qui concerne tous les pays, comme l'affirme à sa
manière K. Léontiev: "Ce même XVème
siècle, au cours duquel commence la floraison de l'Europe, est celui du
premier
renforcement de la Russie, le siècle de
l'expulsion des tartares, de
la transplantation, plus vigoureuse que par le passé, de la culture
byzantine
par le moyen de la consolidation de l’autocratisme, d'un développement
spirituel plus grand du clergé local et par l'affirmation de coutumes,
de modes
et de goûts autour d'une cour unique." (Le byzantinisme et le
monde
slave, Ed. italienne Arktos, p.13)
C'est
au XVème
siècle également que commence la conquête de la Sibérie qui se
traduisit par la
destruction de diverses tribus et l`assujettissement des autres comme
ce sera
le cas lors de la conquête des deux Amériques par les européens
occidentaux.
C'est de ce même siècle que Marx fait commencer l'affirmation du mode
de
production capitaliste en Occident. Il y a donc un phénomène semblable
qui
concerne toute 1'Asirope puisqu’à la même époque nous avons également
l'expansion de la communauté islamique (même si elle ne forme pas un
tout
unitaire) vers 1’Asie et celle de la Chine vers
l'Occident, mais
c'est seulement en Occident qu'il aboutit à l'émergence du capital.
Nous y
reviendrons. Toutefois rappelons que la phase d'extension territoriale
correspond à une phase où le capital fait en quelque sorte alliance
avec la
propriété foncière afin de se répandre à la surface du globe. Cette
dernière
fut souvent la plus forte et inhiba le déploiement de son allié (cas en
Amérique latine par exemple). Pour le moment ce qui nous intéresse
c'est de
noter l'importance considérable de Byzance dans la formation de
l’empire russe.
Tout d’abord 1’autocratie comme l'affirme Léontiev qui accorde au
byzantinisme
une place qui ne lui est pas reconnue en Occident. "Le byzantinisme,
pour
Léontiev, n'est pas simplement un cycle historique, c’est une
idée-force, un
principe universel, l'unique en mesure de modeler et d'organiser
l'élément
"démotique" de l'aire géographique soumise à sa juridiction,
intervenant sur celui-ci de la même manière que la forme
agit sur la matière."
(Présentation du texte de Léontiev, p.07)[12]
Ceci
présente des conséquences considérables sur le plan de la
représentation historique. En effet Léontiev, comme nous l'indique son
présentateur, considérait la civilisation de la Perse antique d’une
façon tout
à fait différente de celle dont elle était exposée dans les diverses
écoles
russes du XIXème
siècle
comme de celle dont elle l'est encore dans les
écoles occidentales,
où il est beaucoup question de liberté "tandis que l'on ne réserve aux
« barbares de l’Orient » que du mépris." (idem, p.06)[13]
Nous
l'avons indiqué précédemment l'empire perse se caractérisa
par la permanence de la première forme d’Ėtat, la prééminence de
l'unité
supérieure tant sur le mouvement de fonciarisation que sur celui de la
valeur.
Ceci fut possible à cause de la persistance de formes communautaires,
de l’enrayement du phénomène d'individuation et surtout de celui de
l'autonomisation
de l'individu. En Russie, la puissance de l’Ėtat autocratique, Ėtat de
la
première forme est en liaison avec celle des formes communautaires et
avec
l'élimination des organisations intermédiaires que tentèrent de
constituer la
noblesse, puis la bourgeoisie.
Les
théoriciens de l’autocratie furent donc amenés à revaloriser
Bysance et, par delà celle-ci, la Perse. À notre avis, il ne faut pas
les
étudier uniquement d'une façon immédiate, c'est-à-dire en tant que
théoriciens
de la réaction, mais en tant qu'expression de la volonté de leur part
de
retrouver l'unité perdue, la continuité avec le cosmos ainsi que la
possibilité
de réaliser l’unité-totalite de l’espèce.
Byzance
a en outre transmis le christianisme aux slaves, mais
ces derniers ont apporté une profonde transformation à cette religion.
Ils ont
adopté le christianisme triomphateur de Byzance avec son Christ
pantocrator,
tout puissant, en parfait accord avec 1'unité supérieure incarnée dans
l'autocrate, mais ils lui ont donné une dimension cosmique inconnue
ailleurs.
En un certain sens c'est une certaine résorption du christianisme dans
la
vieille représentation des communautés slaves qui fonde un enracinement
profond
pour les russes, ce qui explique la puissance de permanence de
l’antique Russie.
Un
phénomène semblable s’est vérifié en Occident à l'époque
féodale: le christianisme des campagnes fut réabsorbé en grande partie
par le
vieux fond représentationnel des divers peuples européens. Ceci
explique en
partie la Réforme - ce christianisme n’était pas compatible avec la
représentation individualiste que réclamait le mouvement d’affirmation
du
capital ainsi que la lutte contre les sorcières, etc.
Mais même à ce sujet nous avons une certaine parenté entre la Russie et l'Occident montrant qu'ils étaient assaillis par le même phénomène. En effet on eut au VIIème la réforme de Nikon qui provoqua la formation du Raskol, c’est-à-dire celle d'une opposition regroupant tous les vieux croyants profondément enracinés dans la dimension paysanne slave, et même dans le vieux fond antérieur à l'instauration de l’agriculture.
Le
Raskol, comme nous l’avons déjà indiqué dans nos études sur
la Russie, en nous fondant sur l'apport de divers auteurs, a une
importance
considérable pour comprendre l’anti-occidentalisme des russes. Nous y
reviendrons dans le chapitre sur les oppositions au capital[14].
On
peut comprendre l’appui apporté par le tsar à la réforme de Nikon et à sa politique de
persécution des raskolniki, au fait que, si son autorité était en quelque sorte en harmonie avec l'existence de communautés
basales
slaves, elle se trouvait tout de même inhibée si celles-ci se
renforçaient trop
ou restaient un peu trop autonomes. Les interventions nikoniennes
facilitaient
une érosion de la puissance communautaire et une modernisation
nécessaire pour
avoir un certain développement économique.
Le
résultat de la lutte fut qu'en définitive le Raskol ne put
jamais être éliminé et que le christianisme russe maintint une ample
cosmicité
et une profonde telluricité, c'est-à-dire une étroite relation avec la
terre et
une vaste glorification de celle-ci[15].
Triomphe
de l’Ėtat sous sa première forme avec exaltation de
l'unité supérieure, permanence des formes communautaires, maintien
d'une ample
représentation cosmique, tout cela caractérise la Russie. À partir de
ce fond
bien particulier, on comprend qu'un théoricien comme K. Léontiev ait pu
"opposer à l'idée de nation celle de communauté spirituelle et soutenir
la
supériorité de cette dernière en des termes provocateurs et violents:
"l'évêque orthodoxe même le plus défectueux (à quelque race qu'il
appartienne, même s’il est seulement un mongol baptisé) devrait avoir à
nos
yeux un prix supérieur à vingt démagogues et progressistes slaves."
(idem,
pp.08-09). Le présentateur cite ici 1`oeuvre de
Léontiev (1926)
concernant Berdaiev. Ce faisant il n'exprime pas simplement une opinion
personnelle, car cette idée de "communauté spirituelle" n'est pas
sans rapport avec la théorisation de Moscou troisième Rome ainsi
qu`avec l`affirmation
de Moscou comme centre directeur du kominform
(plus que pour le
komintern), organe d'une révolution mondiale dirigée par et pour Moscou.
On
a là un élément qui accomune l’aire slave à l'aire islamique:
toutes deux tendent à leur manière à escamoter la phase nationale afin
de
réaliser un autre type de communauté[16].
Ceci
dit il est possible de cerner quel fut l'apport de la
Russie dans le devenir de l'Asirope: enrayer le phénomène nomade,
neutraliser
la puissance de l'aire islamique en parvenant même à s’agrandir à ses
dépens,
s'accroître au détriment de l'aire chinoise, faire enfin le lien, la
connexion
avec l'aire hindoue. On peut dire que dans le mouvement d'unification
de
l’Asirope la Russie a joué un rôle d'articulation entre les différentes
aires
sus-indiquées parce qu`elle a réalisé un certain compromis, tout en
essayant de
ne pas se laisser occidentaliser, en définitive se laisser conquérir
par le
capital. En ce sens elle opéra comme l'Allemagne qui voulut réaliser un
devenir
hors nature tout en maintenant une liaison essentielle avec cette
dernière.
Il
est donc évident que la tsarisme ne fut possible que parce
qu'il y eut une intégration du mouvement de la valeur dont l'importance
fut
réduite, ainsi qu’une absorption des données
féodales liées au
phénomène de fonciarisation en rapport au devenir global de l'Europe
occidentale s'étant insurgée contre le mode de production esclavagiste.
Le
blocage d'un même phénomène, celui du capital, à un stade de
développement différent, explique la convergence entre les formes
étatiques de
l'Occident et celles de la Russie, qui s'affirma de façon percutante
avec le
despotisme éclairé sur lequel nous reviendrons lors de la rédaction du
chapitre
sur le capital. La forme étatique absolutiste perdura dans ce dernier
pays
jusqu'en 1917 parce qu'il y eut à partir de 1848 une autre convergence
d'intérêt; bloquer le développement de la révolution prolétarienne.
L'irruption
de cette dernière en 1917 permit en fait le
déploiement du capital à l’échelle mondiale qui avait été inhibé du
fait même
de la peur de cette révolution. Toutefois on eut à nouveau la nécessité
d'un blocage
encore plus puissant de la manifestation de cette révolution, de la
montée du
communisme. Ceci conditionna une nouvelle convergence de formes
étatiques entre
Occident et Russie devenue URSS: l'état fasciste, celui du New-Deal, le
Welfare
State, l’Ėtat providence sont comme 1`Ėtat stalinien des Ėtats qui
visèrent à empêcher
que le prolétariat ne devienne une classe pour lui-même et ne pose son
autonégation en supprimant le capital.
L’écroulement
du bloc de l'Est patent et spectaculaire à partir
de 1989 signifie que toute menace prolétarienne a depuis longtemps
disparu et
indique que le mouvement du capital ne connaîtra plus aucun obstacle
venant de
l'intérieur de la société dans toute l'aire de l'Asirope en dehors de
la Chine,
de l'Inde où l'expropriation des paysans n'a pas été complètement
réalisée et
en dehors de l'aire islamique.
C'est
la fin de la peur du communisme tel qu’il surgit en 1848.
Désormais
on peut avoir non seulement convergence avec, mais
intégration de l’aire soviétique dans l'Occident, réalisant un front
commun
contre les dernières formes de résistance au capital[17]
se
trouvant dans les zones précédemment indiquées et tout particulièrement
contre
l'aire islamique. À ce propos on a une analogie historique importante:
la fin
du monde romain a souvent été mise en rapport avec le surgissement de
l'Islam,
celle du monde capitaliste pourrait être mise en relation avec le heurt
avec
celui-ci. À notre avis ceci peut avoir effectivement un impact dans la
phase
finale d'existence du mode de production capitaliste, mais nous pensons
qu'en
fait le heurt avec l'Islam se soldera finalement par une
victoire du capital et une intégration du premier dans une dynamique de domination à
l'échelle mondiale. Car à ce niveau, va se manifester pour tous les
tenants du
système capitaliste l'affirmation d'un phénomène inconnu contre lequel
les institutions, laïques et cléricales, incluses dans la
société-communauté
capital, devront faire cause commune, comme ce fut le cas pour tous les
pouvoirs en place en 1848 contre le communisme.
Ce
phénomène sera nouveau dans la mesure où il ne sera pas en
opposition directe avec ce qui régit le monde des hommes et des femmes
et
massacre la nature, mais il sera en filiation avec le communisme de
1848 parce
qu'il visera à former une communauté humano-féminine non séparée de la
nature.
Dés
maintenant nous pouvons constater que le devenir de l'aire
slave est une articulation essentielle dans le surgissement de cette
communauté, dans le passage de l'affirmation de la communauté en tant
que
communisme - moment où ne s’imposait pas encore avec urgence la
réconciliation
avec la nature et où le développement de la biosphère se concevait
presque
uniquement en fonction de l’espèce humano-féminine - à l’affirmation de
la
communauté, non seulement de l'espèce, mais de la totalité des êtres
vivants.
9.2.6.3.
L'aire que nous devons étudier maintenant comprend le
Proche-Orient avec la péninsule arabique, l’Égypte; elle déborde même
vers
l'Inde dont la partie septentrionale fut souvent incluse dans cette
aire. On y
a constaté l'instauration d’Ėtats de la première forme, ainsi que la
surgissement du mouvement de la valeur en
de multiples zones,
mouvement qui s'affirma parfois de façon très violente mais qui ne
parvint
jamais à dominer à cause de la persistance de la puissance des
communautés. En
revanche, il ne fut jamais éliminé.
Elle
se caractérise par une affirmation très prononcée de la
totalité en tant que multiplicité. L’intervention fréquente des
nomades, qui
jouent dans cette aire un rôle encore plus grand que dans les autres,
eut deux
conséquences: d'une part de réactiver la dynamique de différenciation
favorisant une fragmentation du pouvoir et donc une fonciarisation
(totalité en
tant que multiplicité) mais également renforça la nécessité d'une unité
supérieure pour mieux défendre les empires qui s'étaient créés,
particulièrement l'empire perse et ses variantes (parthe par exemple).
De telle
sorte que globalement, étant donné que le mouvement de la valeur
favorise
originellement la multiplicité, on a eu une opposition extrêmement
tenace (déjà
opérante à Sumer) entre communauté et État avec la tendance à englober,
limiter
le mouvement de la valeur, mieux à tendre à le faire uniquement
fonctionner
pour renforcer la totalité en tant qu'unicité. C'est avec l’Islam
qu'une telle
dynamique parvint à s'imposer d’où son extension à toute l'aire que
nous venons
brièvement de présenter. Nous le verrons, il fut fondamentalement un
phénomène
d'intégration.
Avant
de poursuivre il convient d'insister sur le fait que dans
cette aire contrastée regroupant diverses ethnies souvent renouvelées
du fait
de l`apport des nomades présentant des devenirs historiques divers, se
sont
manifestés tous les éléments qui devaient constituer l'Occident. On en
déduit que
la Grèce est une efflorescence de possibles inclus dans le devenir de
l’aire
proche orientale (qui s'effectuèrent même en Lydie), parce qu`ils ne
furent pas
limités, inhibés, voire détruits par le devenir des autres possibles
opérant
dans cette aire.
Ceci
permet de redimensionner grandement ce qu’on appelle le
miracle grec, et de relativiser l'importance de l’empire romain, d'une
part
parce que certains buts visés par ce dernier le furent également par
d'autres
pays (Carthage ou l’Égypte en ce qui concerne la domination des mers et
le
contrôle des voies commerçantes), d'autre part parce que l’extension de
cet
empire n'est pas un phénomène exceptionnel, etc.
Ainsi
cette zone renferme tous les éléments caractéristiques de
l'Occident plus des éléments qui inhibèrent un devenir semblable à
celui de ce
dernier. Il s'agit donc de comprendre quelle synthèse originale entre
les
divers éléments provenant de la dissolution des communautés primitives,
puis
des communautés abstraisées s'est réalisée dans cette immense zone. Ce
fut,
nous l’avons déjà dit, l’Islam.
Il
sera important d'étudier ensuite - surtout dans le chapitre
sur le capital comment la levée d'un verrou bloquant la transformation
de la
valeur en capital ou l'affirmation de celui-ci - peut libérer les
ferments d’un
devenir à l'occidentale inclus depuis des siècles dans les structures
politico-sociales des pays du Proche-Orient.
En
revenant à la période qui nous préoccupe ajoutons que, en
dépit de la conquête par Alexandre de tout le Proche-Orient et tout
particulièrement de l'empire perse, il n’y a pas dans cette aire
surgissement
d'un Ėtat fondé sur la valeur. Le mode de production esclavagiste
parvint
certes à se développer mais il ne formera que des îlots et l'unité
supérieure
se réimposera, aboutissant à la restauration de l’Ėtat sous sa première
forme.
Le phénomène de la valeur, comme nous l'avons vu, fut englobé.
9.2.6.3.1. Sur le plan de l'unification de la vaste zone qui va jusqu'à l'Inde y compris sa partie septentrionale, on sait qu’elle fut mise en brèche et qu`il y eut une série de royaumes. Toutefois il convient de signaler la tentative de Démétrius (début du IIéme siècle av.J.C.) de créer un empire « où l’élément grec, celui iranien et celui indien puissent coexister en une unité durable. » (Le sens de l'histoire antique t.2, p.281) parce que non seulement c’est l’ultime tentative de réaliser le projet d'Alexandre mais parce que cela préfigure ce qui sera réalisé par les conquérants musulmans.
Un autre fait important que connut cette aire c'est celui d’une fonciarisation occasionnée par la conquête parthe de toute la zone iranienne et la formation d'un vaste empire du même nom héritier en quelque sorte du vieil empire perse. Les parthes nomades organisés en tribus se donnèrent un roi Arsace en 246 av. J.C. Ils profitèrent de la rébellion des satrapes orientaux au moment de l’ascension au pouvoir de Séleucos II pour s'emparer de toute la zone orientale des hauts plateaux iraniens. À partir de là ils organisèrent leurs conquêtes.
Il
semblerait que la facilité avec laquelle celles-ci furent
réalisées fut due au fait que les parthes reçurent l'aide des paysans
iraniens
libres qui se révoltèrent contre les propriétaires esclavagistes venus
de
Grèce. Autrement dit la pénétration du mode de production esclavagiste
avait
amené une certaine dissolution de l'empire perse et donc une
fragmentation de
l’unité supérieure avec séparation de celle-ci des unités basales, ce
qui
permit une réorganisation des rapports sociaux. D'une part il y eut les
îlots
esclavagistes sus-indiqués et d'autre part formation d'une couche de
paysans
libres mais incapables d'affronter par eux-mêmes la puissance des
propriétaires
esclavagistes soutenus par l'armée du royaume séleucide. En outre - et
ceci est
essentiel - ces paysans étaient en même temps artisans. Il n’y avait
donc pas de
séparation entre agriculture et manufacture artisanale (comme en Chine).
À partir de là se réalisèrent donc de nouvelles relations
sociales fondées sur une fonciarisation c'est-à-dire que les guerriers
parthes
s’emparèrent des terres et défendirent les paysans contre la puissance
grecque,
puis contre divers envahisseurs et, en contre partie de tette protection,
ils
prélevèrent un surproduit (une rente). Toutefois on ne peut pas parler
de
féodalisme[18]
parce
qu`il n’y eut en aucune façon un recul du phénomène de la valeur. En
effet ce
surproduit prélevé par les parthes était commercialisé à travers les
centres
caravaniers de Mésopotamie, etc. En définitive il y eut un vaste
compromis
entre ces phénomènes de la valeur et de la fonciarisation avec
toutefois une
certaine régression de la première à partir de sa forme réflexive en
liaison
avec la régression de l'esclavagisme.
Mais
ce compromis lui-même devait permettre une réaffirmation de
l’unité supérieure et donc un déploiement nouveau de la première forme
d'Ėtat
avec la formation de l'empire sassanide.
En fait avec l'empire parthe avait prévalu la dimension nomade centrifuge. Il y avait eu une réélaboration de diverses tribus sous formes de « dynasties locales » reliées à la tribu centrale gouvernante qui avait remplacé l'antique unité supérieure.
Ceci
permit à une des dynasties qui se trouvait dans la zone
perse, celle des sassanides, de prendre le dessus. Or il est
intéressant de
noter que sassanides vient du nom d'un chef mythique, le roi perse
Sasan. On eut
donc rétablissement d'une forme ancienne, et la réaffirmation des
antiques
conflits: ainsi les perses s’opposèrent à nouveau aux grecs et leur
disputèrent
la domination dans la Méditerranée orientale et vinrent assiéger
Constantinople
en 619.[19]
Ultérieurement
le Proche-Orient fut dominé par deux puissances: l'empire byzantin successeur de l'empire romain unitaire et l’empire
perse des
sassanides. Dans les deux cas il y avait prépondérance de l'unité
supérieure,
en notant bien que le premier subit ce qui a été nommé une
orientalisation et
l’Ėtat byzantin s’apparenta étrangement à celui chinois[20].
Pour ce qui est de l'empire perse, sur l'évolution duquel il conviendrait d'insister plus longuement, signalons le vaste mouvement mazdakite dont nous nous occuperons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors-nature, parce qu'il fut utilisé par le pouvoir central pour lutter contre les propriétaires fonciers afin de limiter leur puissance. Ce mouvement qui eut lieu à la fin du Vème et au début du VIème siècle a été défini par certains auteurs comme un communisme spirituel parce que Mazdak prôna une égalité absolue entre les hommes et la communauté totale des biens et des femmes. Cela nous intéresse ici à cause de la liaison entre Mazdak et le roi perse Kavâd. "Il est difficile de comprendre pourquoi un roi adopta, à moins qu'il n'y ait cru, une doctrine qui offrait toutes les chances de bouleverser les bases mêmes de la société. Espérait-il, comme l'a supposé Nöldeke il y a près de cent ans, qu'en abolissant la propriété et la famille il supprimerait tous les intermédiaires entre lui-même et le peuple et régnerait dés lors sur une masse amorphe et docile," (J. Duschène-Guillemin: L’Eglise sassanide et le mazdéisme in Histoire des religions, éd. Gallimard,t.2, p.28) Nous pensons qu’effectivement, convaincu ou non, le roi utilisa ce mouvement pour renforcer l’unité supérieure et que la conjonction entre les deux n’est pas contre nature en ce sens que le mouvement à la base a besoin d'une, unité englobante, problématique sur laquelle nous reviendrons longuement. Ce ne fut pas le seul cas historique. En effet on peut citer celui de Wang Mang en Chine, et celui tout aussi extraordinaire de Cléomènes roi de Sparte dont nous parlerons ultérieurement.
Pour
en revenir au mouvement mazdakite, indiquons que les riches
et le clergé mazdéen se liguèrent et détrônèrent Kavâd. Elles le mirent
en
prison et le remplacèrent par son frère Jamas p." (o.c. p. 28) Kavâd
put
se sauver, reconquérir son trône en s’appuyant sur une rébellion
populaire, mais
guéri de ses illusions égalitaires, il décida d'en finir avec les
mazdakites.
Leur chef périt dans un massacre, sous Kavâd ou son successeur." (idem,
p.
29)
Et
l'auteur conclut: "C'est ainsi que le soulèvement
mazdakite se trouva avoir préparé, par une sorte de preuve par
l'absurde, l’avènement
d'un État
fort et
d’une église mazdéenne définitivement établie." (idem, p. 29)
Nous
avons déjà insisté sur le fait que les mouvements populaires
permirent presque toujours de renforcer l'unité supérieure et donc l’État
sous sa première forme,
fondement dans la zone perse comme en Chine d’ailleurs, de ce que K.
Marx a
appelé mode de production asiatique.
Ceci
nous amène au début du VIIème siècle. C'est à
partir de ce moment-là que date un phénomène d'une importance
considérable pour
tout le développement de l’Asirope : le surgissement de l'Islam.
9.2.6.3.2.
L'étude de ce dernier revêt une nécessité
immédiate à cause de l'importance du phénomène lui-même et une
nécessité
médiate du fait que l'Islam a la plupart du temps joué le rôle de
référentiel
négatif pour la constitution de l'Occident. Dans ce
rôle il intègre l’antique
perse toujours rejetée par les théoriciens occidentaux au profit de la
Grèce. Il
nous faut ajouter que parfois il opéra en tant que référentiel positif,
dans la
mesure où il tendit à s'unifier afin de s’opposer à lui.
Le
judaïsme a également opère en tant que référentiel mais dans
une ambiguïté fascinatrice démultipliée. Les occidentaux, plus
exactement l’ensemble
des hommes placés dans une mouvance qui tendit à constituer ce que nous
appelons
maintenant l'Occident, reprochèrent aux juifs de poser ouvertement une
communauté séparée de la nature, donc d'avoir violé l’interdit. Ils
essayèrent
toujours de les culpabiliser à cause de cela. En :même temps ils furent
fascinés
par cette action violatrice des juifs et les jalousèrent. Et ce jusqu'à
ce qu'en
Occident hommes et femmes soient allés bien au-delà de ce que les juifs
avaient
commis, parce que non seulement ils se sont séparés de la nature, mais,
ils la
détruisent et lui instaurent un substitut. D'où l’évanescence dans
notre monde
occidental actuel du référentiel juif, même si l'antisémitisme persiste
encore
dans diverses manifestations débiles et ignomineuses[21].
En
ce qui concerne son surgissement et son affermissement dans et
sur l’aire immense qui comprit à un moment donné les pays allant de
l’Espagne à
ceux de l’océan indien l’affirmation suivante de K Marx se révèle
profondément
exacte. "Tant que la puissance de l'argent n'est pas le lien des
choses
et des hommes les rapports sociaux doivent être organisés
politiquement,
religieusement, etc.." (Le système monétaire achevé,
manuscrit de
1851, cité en note page 490 de Fondements de la critique de
l'économie
politique", t.1)[22]
Il nous faut toutefois faire deux remarques. Tout d'abord on
doit tenir compte que le procès de dissolution de la communauté qui
conduit à
l’afferrnissement-concentration du pouvoir et à la formation de l’Ėtat
aboutit
également au phénomène de la valeur et à l’instauration de la religion.
Il n'y
a aucune irréductibilité entre les trois. Toutefois le mouvement de la
valeur
nécessite pour se poser dans sa réalité propre, pour s'imposer aux
hommes et
aux femmes et pour parvenir et à une certaine autonomisation (et même
s'il n'y
parvient pas) une série de bouleversements dans les rapports sociaux et
surtout
dans la représentation sans qu'il y ait
obligatoirement élimination
de la religion mais celle-ci est radicalement modifiée.
Donc
quand la puissance de l’argent parviendra à fonder les rapports
sociaux, il en sera de même pour la politique et la religion. Nous
parviendrons
alors à la fin du cycle, en retournant à une apparente immédiateté où
tout sera
remis dans une espèce d’unité.
La seconde remarque est que dans le cas de l'Islam on ne peut pas poser une séparation entre politique et religion; en ajoutant également que la première accède difficilement à sa réalité, comme cela advint en Occident.
Dés
lors, nous pouvons indiquer que ce qui caractérise fondamentalement
le développement des divers pays conquis par l'Islam, et ce jusqu’au XXème
siècle, c'est l'absence de séparation, de fragmentation et celle de
toute
autonomisation. D'où la grande différence avec les pays qui connurent
le
féodalisme.
Nous devrons essayer de comprendre comment les anciennes conceptions, préoccupations sont reprises au moment où le mouvement de la valeur s’impose, en tenant compte que ce dernier est au fond ce que les hommes ne voulurent pas tandis que ce qu'ils recherchèrent ce fut le pouvoir; d’où un essai d'assujettir la première au second et ce même lorsque certains hommes essayèrent d’acquérir le pouvoir en utilisant la valeur.
Les
caractères de ces pays sont fondamentalement
déterminés
par la puissance de la communauté 1'Umma Celle-ci n'est plus la
communauté
immédiate puisque les liens fondamentaux entre hommes, femmes ne sont
plus ceux
parentaux, mais ceux entre les croyants et dieu. Autrement dit on a
une communauté
de croyants-musulmans, comme il y eut antérieurement une communauté des
chrétiens qui n’eut jamais la même consistance, cohérence.[23]
On
a au sein d'une communauté un de ses membres qui postule à la
représenter non en se posant comme incarnation totale de celle-ci, mais
en tant
que médiateur absolu entre elle et dieu. C’est pourquoi après Mahomet
les
califes tendirent à détenir à la fois le pouvoir politique et le pouvoir
sacré.[24]
Intégration
avec dépassement des liens tribaux, réalisation d’une
communauté séparée de la nature par soumission à dieu, donc sortie de
la nature
avec possibilité d'avoir une pérennité puisque ce phénomène de sortie
est
durable; en même temps est posé le théme de la régénération, du retour
à un
stade originel, tel est le point d'aboutissement du phénomène Islam.
9.2.6.3.3.
Pour comprendre l'Islam, il faut d'abord rapidement évoquer les conditions historico-sociales de l'Arabie à l’époque de
Mahomet.
L’importance du désert y a favorisé le développement de l'élevage et du
nomadisme.
De
même qu'il a favorisé un certain type de représentation:
"La subsistance y est extrêmement précaire; une tribu pourra jouir
d'une
généreuse chute de pluie et d'abondants pâturages et la tribu voisine
n'avoir
rien du tout. Les promesses de vie y sont minces, et la mort survient
souvent
soudainement et inopinément en suite d’une rencontre fortuite. Même
encore
maintenant, avec toute notre science, il nous est impossible de
prévoir, moins
encore de déterminer à l'avance le sexe d'un enfant. Au désert, de
grandes
vicissitudes du sort sont monnaie courante; pour un nomade,
l’expérience de Job
n'a rien d’improbable. "(W.M,Watt, Mahomet à La Mecque,
Ed. Payot,
p 49) L'auteur s'appuie sur ces considérations pour expliquer la
croyance au
destin de la part des bédouins.
L'Arabie est occupée par des tribus bédouines en lutte continuelle entre elles, pratiquant la razzia des caravanes transportant des marchandises; elles vivent donc en partie aux dépens du mouvement de la valeur.
On
a le triomphe de la totalité en tant que multiplicité. Toutefois
se manifeste une unité supérieure sur le plan sacré, la Kaaba avec le
pèlerinage
à La Mecque; ce qui actualise le contact entre le mouvement vertical et
celui
horizontal qui permet à la fois le culte de l'ethnie et celui de la
valeur. En
outre la situation de cette péninsule entre les grands empires romain,
abyssin
et perse en fit très tôt une zone de voies commerciales intenses et les
arabes
jouèrent le même rôle que les araméens ou que les
phéniciens. Enfin on ne doit pas sous-estimer l'importance des royaumes du sud (État
sous sa première forme)
comme points de départ et d’arrivée de flux de valeurs.
À
ce propos
il faut insister tout particulièrement sur la persistance et
l'extension de ce
phénomène commercial et sur le mouvement de la valeur dans sa dimension
horizontale sans qu'il y ait accès à une intériorisation (possible si
le
mouvement de la valeur s'empare de la production) et donc sans pleine
réflexivité.[25]
Ainsi le
phénomène de la valeur est présent dans toute l'aire proche-orientale
depuis
une époque reculée provoquant d'immenses déséquilibres dans les
diverses organisations
sociales avec lesquelles il entre en contact tout en permettant une
certaine
union entre diverses unités géo-sociales.
Cette
aire arabe (mais cela n’est pas réductible à elle) présente
deux mouvements d'union: à l'intérieur de tribus particulières à
travers le
phénomène de la guerre qui unifie les intérêts pouvant être discordants
en trouvant
un ennemi commun, à l’extérieur des tribus grâce au mouvement de la
valeur
parce que l’acte d'achat et de vente implique et aboutit à une union.
Cependant
il crée également des tensions à l'intérieur de la communauté par
formation de
zones concurrentielles. Enfin la guerre peut unir des zones
économiquement complémentaires
mais indépendantes et pouvant se trouver impliquées dans des
groupements
politiques divergents.
"Conséquence
de la souveraineté indépendante des tribus, il
n'existait au désert aucune loi suprême. (...) Ni avant l'Islam ni
ensuite on ne vit se développer chez les arabes l'idée abstraite de
loi; même les influences grecques ne purent l'introduire dans la
théologie islamique". (idem. p. 45)
Avec le développement de plus en plus puissant de ces empires et des échanges entre eux, le mouvement de la valeur prit une énorme importance dans certaines zones de l'Arabie comme celle de La Mecque par exemple. "Le Qoran ne fit pas son apparition dans l'atmosphère du désert, mais dans celle de la haute finance." W.M. Watt, o.c. p. 24)
"Si
l'on voulait tenir à merci la puissance et la
prospérité de La Mecque, il fallait détruire son sanctuaire, en établir
un autre
à la place, comme centre du commerce de détail chez les arabes du
désert. (idem
)
Plus
le mouvement de la valeur s’impose, plus il y a opposition
entre ruraux et citadins comme l'a bien exposé Ibn Khaldoun. Chez les
bédouins
prédomine la Muruwah "ou virilité". "Bravoure au combat,
patience dans l'adversité, ténacité dans la vengeance, protection des
faibles,
défiance envers les forts. » R. A. Nicholson cité par
W.M.Watt, o.c. p. 48.
«Il
y a là de l’humanisme au sens où c'est foncièrement dans les
valeurs purement humaines, dans un comportement vertueux ou viril, que
la
conception trouva sa signification. Elle diffère toutefois de
l’humanisme le
plus moderne dans la mesure où elle a en vue comme siège de ces valeurs
la
tribu plutôt que l'individu." W. M. Watt, o.c. p.43.
Par
suite du développement d'une activité mercantile intense la
communauté se dissolvait et s’affirmait un procès d’individualisation
qui s’accompagna
d’un phénomène nouveau à La Mecque: "L’apparition d'un sentiment
d'unité
fondé sur des intérêts- matériels communs.
"(idem, p 42)
De
là deux conséquences:
"L'idéal
nomade de murûwah n’a plus de sens dans
une communauté mercantile." (idem, p.104)
"La
signification de ce phénomène est qu'il traduit un
affaiblissement des liens de parenté de sang et révèle l'opportunité
d’établir
une unité plus large sur de nouvelles bases." (idem, pp.42-43)
Autrement
dit une autre médiation unificatrice surgissait entre
les hommes: l'argent. Elle leur apportait la puissance et le pouvoir; d’où le fait que
"les mecquois
en venaient à nourrir une opinion exagérée des pouvoirs de l’homme et à
oublier
le caractère précaire de la créature." (idem, p.107)
L'honneur
fait également partie de cette Muruwah. "Or l’honneur
est véritablement sacré chez les arabes ». A.M Delcambre "L`Islam",
Ed. La Découverte", p.10.
La
thématique de l'honneur est celle du maintien de l’intégrité,
de la totalité. Cela dépend par rapport à quel référent on se place et
à quel
moment du devenir. En ce qui concerne les bédouins le référent est la
communauté, la tribu. Une atteinte à celle-ci se traduit, dans la
représentation par une atteinte à l’homme. Il faut donc rétablir
l’intégrité de
la tribu, donc réparer l’offense qui a entaché l'honneur.
L'honneur
opère en tant qu'équivalent général dans les communautés
où le mouvement de la valeur a surtout une dimension verticale. En tant
que tel
il permet aux hommes de se positionner et de déterminer faits et
choses. Ainsi
pour le problème de l'usure: "Nul n'eut pu dire que l'usure était
mauvaise, il n'existait pas de conception abstraite du bien et du mal
chez les
Arabes. La conception la plus proche aurait été celle d’honorable,
déshonorant.
"W.M.Watt, p. 113 .
Mais
cet humanisme entre en grande décadence, du temps de Mahomet,
à cause du développement du mouvement de la valeur. Autrement dit la
solution
ne peut plus être dans l'immanence, on ne peut plus unir les hommes et
les femmes
par l’intermédiaire d'un élément les constituant immédiatement, il faut
donc
faire appel à quelque chose d'extérieur et de commun à tous: dieu qui
n'est en
définitive que l'être de la communauté abstraisée, autonomisé et qui se
pose
dans un au-delà qui doit être atteint mais sans jamais y parvenir.
D'autre
part on ne peut pas s 'en remettre aux hommes pour
fonder une certaine convivialité, étant donné leur comportement
erratique, leur
démesure, voire leur ignominie. on peut dire que cela pose le moment
fondateur
de la religion.
On
constate donc que ce n’est plus de l’être immédiat de la communauté
que dérive un principe unificateur tel que l'honneur dans la Muruwah,
mais d'un
être abstraïsé séparé et autonomisé de celle-ci, dieu qui va relier
hommes et
femmes, entre eux. C'est le mouvement intermédiaire qui est posé en
tant que
tel.
Ainsi
le mouvement de la de la valeur fonde donc, comme nous
l'avons déjà exposé, à la fois un énorme déséquilibre au sein des
communautés
et un mouvement d'union entre celles-ci. Le problème se pose donc aux
hommes de
concilier ces deux aspects en enrayant l'un et en exaltant l'autre.
L'étude
historique montre que la réponse aux questions
individualisées précédemment avaient été données par le judaïsme puis
par le
christianisme surtout dans ses versions nestorienne et monophysite.
Toutefois
il y avait une recherche autochtone qui justement explique le
surgissement de Mahomet et
le fait qu’on
ne puisse pas réduire l'œuvre de ce dernier à un simple prolongement
du judaïsme
et du christianisme.[26]
En outre, nous devons y insister, les problèmes posés par le développement du mouvement de la valeur dans ces zones où prédominait le nomadisme ne pouvaient pas être résolus tant sur un plan économique que sur un plan politique, étant donné le faible développement de l'un et l'autre domaine, tout particulièrement du second qui, d'ailleurs, parviendra difficilement à une autonomisation dans cette aire. En conséquence nous tenons, en fonction de la remarque de K. Marx dont il a été déjà question, à envisager la solution sur le plan religieux, en notant que même pour celui-ci il n’y a pas une autonomisation et que, à l'origine, l'islam est plus qu'une religion. Il tend réellement à opérer un retour à -une phase où il n’y avait pas séparation dans la communauté, toutefois cette dernière est désormais séparée de la nature.
9.2.6.3.4 -
L’œuvre de Mahomet est une réponse aux problèmes
ci-dessus indiqués se posant dans l’Arabie du VIIème
siècle.
Ainsi
toujours dans la perspective tracée par la remarque de K
Marx, si l'on veut comprendre la formation de l'aire islamique au cours de quelques siècles, d’abord
de façon
explosive puis par poussées successives espacées de phases de pauses, il faut tenir compte qu'ailleurs c'est au sein
d'un empire
constitué que se développe une religion monothéiste, maintenant, avec
l’Islam,
il y a fondation d’une religion avec celle d’un empire. Seul le
judaïsme a
connu un devenir similaire avec la différence que le royaume juif n'eut
jamais
l'extension de l'empire islamo-arabe. Mais la similitude peut expliquer
l’intense antagonisme entre les partisans des deux religions.
9.2.6.3.4.1. Voyons donc. les données religieuses du phénomène qui bouleversa l'Arabie au VIIème siècle avant de se propager sur une aire immense au cours des siècles suivants, en tenant compte qu'il s'est agi alors d'élaborer une représentation permettant de sortir d'une impasse créée par le grand développement de la valeur au sein de communautés ayant conservé un mode de vie très archaïque au regard du devenir de cette dernière qui, de ce fait, détermine un phénomène mais est incapable d'en créer un compatible avec son devenir.
Pour
bien comprendre le surgissement de la représentation de Mahomet on peut- avancer l’analogie suivante
entre la situation de
l’Arabie au VIIème et celle de la Russie du
début XXème .
Dans les deux cas on a un développement inégal en
ce sens que, par exemple
en Arabie, on a coexistence de formes communautaires encore plus ou
moins
immédiates et organisations fondées sur la valeur (à La Mecque
principalement), ce qui peut s’exprimer également à travers l’idée de développement
combiné comme l’affirma Trotsky, situation sociale grosse dune transcroissance
révolutionnaire selon Lénine, ou bien encore avec l’idée de révolution
radicale
qu’exposa K. Marx pour l'Allemagne des années quarante du siècle
dernier.
L'importance
de l'apport de Mahomet c'est d'avoir proposé une
représentation apte à concilier les deux extrêmes. -Elle
consista en
une vaste synthèse opérant sur les éléments découlant de la
décomposition des
communautés bédouines comme sur ceux provenant de l'aire romaine, ou
perse. Ce
qui implique qu’elle doit englober la question de la valeur, comme
celle de
l'unité supérieure, tant dans sa dimension sacrée que profane, comme
cela apparaîtra
clairement après la mort de Mahomet.
En
conséquence l'affirmation suivante de W.M.Watt nous semble
insuffisante: "Une des thèses de ce livre est que la grandeur de
l’Islam est
due en grande partie à la fusion de cet élément ("esprit de
solidarité", "un code et une tradition élevés des rapports d'homme à
homme") avec certaines conceptions théistiques Judéo-chrétiennes."
(o,c: P.46.)[27].
En
effet la synthèse ne porte pas uniquement sur des données
représentationnelles, mais aussi sur des données immédiates concernant
le mode
de vie. Il s’agissait d'opposer à une totalité se désagrégeant une
totalité structuratrice et fondatrice. Et le principe fondamental de
celle-ci
est un dieu transcendant la fois inaccessible et proche, création de
Mahomet.
Pour
revenir à la situation de l'Arabie du VIIème
siècle, on constate que le retour à un stade purement bédouin s'avère
impossible. On n'a pas de témoignages importants de personnes ayant
prôné un
tel retour[28].
En revanche
Mahomet en tant que marchand pouvait difficilement le faire. "Par
ailleurs; le Qor’ân ne fait aucun effort pour restaurer le vieil ordre
antérieur. On n'y trouve aucune ligne évoquant la possibilité de
revenir à la
vieille solidarité tribale. Chez l’homme, la conscience de soi en tant
qu’individu
avait pris naissance, et devait dés lors être acceptée et prise
en
considération. Ceci se dénote particulièrement dans la conception du
Jugement
dernier dans le Qor’ân, car c'est essentiellement un jugement des
individus." (Watt, p. 10)
Or
nous l’avons maintes fois indiqué, il ne peut pas y avoir
d’individus sans un développement de la valeur,
En
conséquence nous pouvons préciser que les bédouins n’avaient
pas de religion[29].
Ils
avaient une représentation organique non autonomisée. De ce fait il
fallait
apporter à l’ensemble des arabes placé à des stades divers de
dissolution des
communautés, un complexe incluant représentation et mode de vie aptes à
les mobiliser.
En ce sens Mahomet apporta plus qu'une religion. Cet apport était gros
de
possibles qui se développèrent au cours du devenir ultérieur des
peuples du
Proche-0rient.
De
là se comprend le refus de Mahomet d’accepter l’une quelconque
des religions monothéistes déjà en place au Proche-Orient: christianisme, judaïsme,
mazdéisme.
Cela n’est pas dû seulement au fait qu’accepter l’une d’elles c’était
accepter
l’empire auquel chacune était liée (sauf le judaïsme) comme l’ont noté
divers
auteurs. Elles ont un défaut de puissance intégrative. Or il est
nécessaire
d’intégrer communauté et valeur.
Il
ne s'agit pas seulement d’un problème national, de rivalité
d'ethnies, ni même de concurrence commerciale bien que tous ces
facteurs aient
joué (par exemple oppositions avec les tribus juives de Yatrib). Il
faut tenir
compte que ces religions sont en rapport étroit avec un Ėtat, or
Mahomet cherche
à réaffirmer la communauté. Nous verrons d’ailleurs que sa solution
consiste à
escamoter le corpus étatique (même si par la suite il se réimposa). On
doit
tenir également à l'esprit que cette solution est un possible au sein
de la combinatoire
divine, c'est-à-dire de la représentation de dieu.
En
ce qui concerne le mazdéisme, l'unité supérieure est divisée,
déchirée. Elle semble entériner la coupure, vivre de sa substance.
D'autre part
cette religion est grosse d’un grave danger à cause de l'hérésie qui
lui est
liée le manichéisme. On ne peut pas non plus négliger le fait que le
mouvement
communiste de Mazdak, qui concerna l'aire même où s'était affirmé le
mazdéisme,
ait pu avoir directement ou indirectement (c'est-à-dire au travers
d’une
tradition plus ou moins claire), une influence sur Mahomet pour lui
faire
emprunter la voie moyenne. En effet les solutions proposées par
Mazdak:
abolition de la propriété privée, communauté des femmes ne pouvaient
pas être
adoptées par Mahomet qui se pose en réformateur. Sur ce plan également
il ne
put pas accepter Mazdak car celui-ci apparaît également comme "un
authentique fidèle de la "Bonne Religion" zoroastrienne,
désireux
d`instaurer à la fois la justice sociale prêchée par l`ancien Prophète
et le
dualisme modéré des Gathâs, opposé au dualisme radical
zervano-manichéen." Cela reviendrait à accepter, directement ou indirectement l’empire
perse. Enfin, comme nous l`avons vu plus haut, le résultat du mouvement
mazdakite
fut le renforcement de l’État.
Or,
Mahomet par suite de ses origines et du milieu bédouin avec lequel il
avait
beaucoup de contacts ne pouvait pas accepter un tel État.
On peut dire, en
faisant un anachronisme, qu`il devait considérer celui-ci comme le pire
représentant
de l’incarnationisme et de l’anthropocentrisme.
Le
christianisme manque de transcendance et présente
trop d’intermédiaires entre dieu et sa créature tandis qu`il pâtit
d’une trop facile
réductibilité à une forme de polythéisme au travers de son dogme de la
trinité.
C`est d’ailleurs pour cela que les hommes et les femmes de la zone
proche-orientale furent surtout sensibles à sa forme monophysite,
escamotant
cette trinité (il en fut de même d’ailleurs pour l’Espagne). Autrement
dit la
solution de Mahomet était recherchée depuis longtemps, mais les
éléments de sa réalisation n'avaient pas encore été trouvés. En outre
le christianisme apparaît comme une forme secondaire, en ce sens qu'il
peut être considéré comme une déviation du judaÏsme qui, lui, est en
rapport avec la religon originelle. En revanche il est trop lié à
une ethnie, ce qui constitue un frein au développement de la
transcendance.
Par
rapport au christianisme, l’Islam n’a pas la dimension de
sortie du monde, de l’abandonner pour accéder à un autre. On peut
Seulement
considérer la migration à Yathrib comme un certain abandon d’une
communauté en
place pour en fonder une nouvelle (ceci apparaît moins net pour la
migration en
Abyssinie). La dimension de l’abandon est bien limité puisqu`Il y a eu
conservation
de ce qui est le fondement de la communauté qui est abandonnée: le
mouvement de
la valeur. Toutefois le fait de poser un dieu unique transcendant
permit une
distanciation importante par rapport à la communauté de la Mekke, en
même temps
qu’il créa un espace de développement où des possibles, points de
départ de
dynamiques tendant à rompre avec l’ordre établi, purent s’affirmer,
comme on le
verra avec le surgissement de diverses sectes islamiques[30].
En
conséquence on n’a pas eu en terre islamique un phénomène comparable au
monachisme aussi bien oriental qu’occidental, en-dehors de cas assez
limités et
du mouvement des Almoravides qui constituaient une confrérie de type
monastique.
Le
judaïsme et le christianisme sont le fruit d`une rébellion,
le premier d’abord contre l’unité supérieure, puis contre le mouvement
de la
valeur, le second surtout contre ce dernier.
9.2.6.3.4.2.
Or le comportement de Mahomet se place en revanche
au sein du mouvement de la valeur qui détermine son œuvre. "Après que l'empereur
perse Chosroes II eut envahi et occupé successivement la Mésopotamie,
la Syrie,
la Palestine et l’Egypte, le commerce de La Mecque avec l’empire romain
d’Orient
dût devenir précaire. La date à laquelle Mahomet reçut pour la première
fois un
message de Dieu se situe vers 610. Á
cette époque, il avait épousé Khadija et il
occupait une maison à La Mecque." A. Toynbee La grande
aventure de
1’humanité, p . 346.
Il
faut certes également considérer l'influence des perturbations
énormes qui affectaient le Proche-Orient durant la période de gestation
de la
représentation de Mahomet. En 614 les perses prirent Jérusalem et
menacèrent
Constantinople. L’instabilité régnait et venait renforcer les
déséquilibres internes
à la communauté engendrés par le mouvement de la valeur. En conséquence
c'est
bien ce dernier qui nous semble essentiel pour comprendre la
représentation de Mahomet.
Il s’agit d'un mouvement pour soi, mais dans l’extériorité (il affecte
quelque
chose, il ne détermine pas de l’intérieur). En même temps cela pose les
particularités du groupe qui vit au sein de ce mouvement liant des
extrêmes
entre lesquels il se trouve et la question de savoir si Mahomet tend à
les saisir.
"C'est
ainsi que nous avons fait de vous une nation intermédiaire."
Le Coran, Sourate 2. Une autre version traduit "une communauté éloignée
des extrêmes." C'est le problème de la voie moyenne qui s'impose dans
tous
les cas où le mouvement de la valeur s`est déployé. On le trouve chez
Aristote,
Bouddha, Maimonide, etc. "Evitant ces deux extrêmes, Ô moines, le
Tathagata a découvert le chemin du milieu." (Premier discours du
Bouddha).
Nous aborderons cela de façon plus détaillée dans le chapitre 9.3.
Valeur et
procès de connaissance.
Il nous faut, insister sur ce caractère intermédiaire :
"Le
point le plus important se dégageant de cet exposé est
que le jeune Islam fut essentiellement un mouvement de jeunes hommes
(...). La
grande majorité de ceux dont l'âge est précisé n'avaient pas atteint la
quarantaine à l’Hégire (certains beaucoup moins) et beaucoup étaient
déjà convertis
depuis huit ou neuf ans." W. M. Watt, o.c. p. 128.
Les
jeunes sont toujours placés dans l'intermédiaire et sentent
le déracinement parce qu'ils sont à la recherche de quelque chose qui
fonde.
"Il
tira sa force, non des degrés inférieurs de l'échelle
sociale mais de ceux qui se situant à peu prés au milieu, ayant pris
conscience
de l'écart entre eux-mêmes et les privilégiés du sommet, ayant commencé
à se
convaincre qu'ils étaient des sous-privilégiés, " (idem, p.129)
Ceci
confirme bien que l'Islam n'est pas un mouvement qui s'oppose
à celui de la valeur, qui veut le subvertir, mais qui veut au contraire
aboutir
à un aménagement de celui-ci. En conséquence il nous faut insister sur
le fait
que Mahomet fut un marchand et qu'il y a de nombreux hadiths qui
exaltent
l'importance de ce dernier. "On rapportait que le Prophète aurait dit:
« Le marchand sincère et de confiance sera (au jour du
Jugement) parmi les
prophètes, les justes et les martyrs » ou bien’ le
marchand de
confiance sera assis à l'ombre du trône de Dieu au jour du
Jugement » ou
encore « les marchands sont les courriers de ce monde et-
les
curateurs fidèles de Dieu sur la terre »". ( M. Rodinson: Islam
et
capitalisme, p. 33)
Ainsi,
"Avec l’établissement de la société musulmane, le
simple guerrier cesse de figurer le type idéal. Le combattant de la
foi
jouit d’une haute considération, mais les hauts faits accomplis au
service de
la religion ne donnent pas le droit d'occuper la première place dans l’Ėtat.
L’Islam est une
civilisation urbaine; la profession la plus représentative est celle de
marchand." G. E. Grunebaum: L'identité culturelle de l’Islam,
éd. Gallimard
p. 05)[32].
En
ce sens l'Islam apporte une discontinuité car, avec la dissolution
des communautés et avec le développement des divers États,
c'est le guerrier qui
était le personnage important, voire essentiel, le marchand étant placé
hiérarchiquement assez bas.
Mahomet
a tendance à poser la communauté sur le mode
d'être du mouvement de la valeur. Le marchand en tant qu'intermédiaire
apparaît
comme un sauveur-médiateur, comme l'or dans le commerce. Il ne portait
qu'à
bout une tendance déjà en acte - dont nous avons parlé - de poser
l’intermédiaire
en tant que divinité, comme ce fut le cas avec Mithra. C'est la
communauté intermédiaire
abstraïsée qui est la divinité et est posée inaccessible,
transcendante, mais à
laquelle on peut participer grâce à la foi, thème sur lequel nous
reviendrons
ultérieurement.
Cela
n'abolit pas le phénomène de la guerre puisque l'antique
razzia pour s'emparer des marchandises (et vivre aux dépens du
mouvement de la
valeur) sera remplacé du temps même de Mahomet par la guerre en vue de
convertir ( djihad) ce qui en même
temps
accroît le champ de développement du mouvement de la valeur. Cependant
la
guerre n'apparaît plus selon la conception de Clastres comme un facteur
de
différenciation, mais comme un moyen d'homogénéiser, de faire l’accord
et de
briser l'antique séparation au sein de la communauté humaine. Autrement
dit le
mouvement de la valeur est primordial pour essayer de refaire l'unité
(c'est
bien la contradiction profonde de l'islam), la guerre est secondaire,
quoi
qu'on en pense en Occident où l'on a mythifié le djihad.
Si
Mahomet se présente comme le porte-parole de la gent
intermédiaire, comme l'expose W. M. Watt, cela n'empêche pas qu'il ait
pu être
soutenu par des hommes et des femmes participant à des couches
inférieures et
qu'il ait dû son triomphe à leur intervention. "IL n'avait pour lui que
les esclaves et les déshérité; c'est pour eux qu'il allait prêcher
d’abord, et
combattre ensuite; mais à travers eux, il songeait à la ville sainte
des
Arabes, devenue un marché de transactions et un pôle d’attraction de la
richesse et de toute sa cohorte de corruption, de plaisirs et de
débauche."
(Toufik Fahd: La naissance de l'islam; in
Encyclopédie des religions t.
2, p. 660)
On
a là les protagonistes d'une dynamique qu'on retrouve dans
tous les mouvements de contestation de l’ordre établi, qu'ils soient
révolutionnaires ou réformistes: la couche des mobilisations et la
couche des
mobilisés qui sont catapulté dans l'action par suite de
l’intolérabilité de
leur situation mais qui opèrent en définitive pour le profit de ceux
qui ont
une représentation conséquente des rapports de forces et des conflits.
Pour
en revenir aux jeunes il éprouvent la nécessité d’intégrer
un immédiat avec un élément au-delà fondant la transcendance, comme une
aspiration pour un devenir, parce que normalement ils ne se trouvent
pas immédiatement
dans l’établi.
Or
la valeur surtout dans sa dimension économique est fondamentalement
immanence, elle est mouvement intermédiaire tant qu 'elle ne parvient
pas à sa
réflexivité et surtout à son autonomisation en devenant capital. Dés
lors en
rester dans la mouvance de la valeur c'est demeurer dans la dépendance
immédiate.
Pour
ne pas être dépendant il faut tenir les extrêmes entre
lesquels on se trouve d’autant plus qu'ils jouent souvent un rôle de
pôle
d’attraction; donc il faut tenir les lieux de départ et d’arrivée
des flux de marchandises. Il en découle, en particulier la nécessité de
l'expansion, ce qui n'est pas une particularité de la communauté
musulmane mais
est valable pour tout groupement humain situé dans les mêmes
conditions. En
outre l'expansionnisme est déterminé par la nécessité de s'assujettir
des
populations payant un tribut qui permette d'entretenir la communauté
des
croyants qui peut ainsi réaliser son idéal de vie en relation avec dieu
(d'où
l'on retrouve la question de la guerre).
Sur le plan de la .représentation, la nécessité de tenir les extrêmes, de les intégrer ou même de les abolir en tant que limites, conduit à poser ou à amplifier la transcendance d'un dieu unique. Car il faut l'unicité pour refléter la multiplicité. "Il est Dieu l'Unique, Dieu le Seul. Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré. Rien n’est comparable à lui." (Coran, CXII, M. Kasimirski) "Il est Dieu, il est l'Un Dieu de plénitude qui n'engendrera ni ne fut engendré et de qui n'est l'égal pas un." (CXII, J. Berque)
D'autre
part la communauté ne peut perdurer que si se manifeste
une opposition aux débordements du mouvement de la valeur qui
correspondent â
diverses tendances à ce que cette dernière se pose pour soi,
s’autonomise. Ces
débordements tendent à détruire la communauté. "S'engager dans la haute
finance au reste n'exclut pas nécessairement toute générosité, mais
n'en milite
pas moins contre la générosité, le financier ayant sans cesse en vue
d’accroître
sa fortune (comme le Qor’ân en témoigne)." (W. M. Watt. o. c. p.104)
En
outre ce principe doit en quelque sorte s'incarner dans le
mode de vie des hommes et des femmes. Pour cela il faut trouver une
voie
moyenne (le mouvement de la valeur doit être maintenu dans le cadre de
la
communauté et ne pas le faire éclater) qui ne peut s’établir que si
l'on induit
dans la communauté un comportement déterminé. En conséquence, il sera
nécessaire de préciser certaines règles de conduite.
On
peut considérer qu’on a là un phénomène de substitution au
sein de la représentation qui permit à celle-ci de retrouver une
cohérence par
rapport à un mode de vie donné. Il est isomorphe à celui de la valeur
qui, nous
l'avons vu, s'impose par substitution. Ceci comportera comme nous le
verrons un
problème de justification afin de maintenir une continuité.
Nous avons analysé le problème du rapport de Mahomet au mouvement de la valeur au travers de son comportement vis-à-vis du judaïsme et nous avons vu que cela le conduisit à poser un dieu transcendant, tout au moins à accuser ce caractère voire, selon certains à le rétablir, surtout au travers de 1’affirmation que dieu n’est pas lié à un peuple particulier, qu'il est vraiment universel. Il y a par là une perception-affirmation plus prégnante de l'espèce.
"Seigneur!
tu rassembleras le genre humain dans le jour au
sujet duquel il n’y a point de doute. Certes, Dieu ne manque point à
ses promesses."
(Coran, 3.7)
"C'est
pourquoi nous avons écrit cette loi pour les enfants
d'Israël: Celui qui aura tué un homme sans que celui-ci ait commis un
meurtre,
ou des désordres dans le pays, sera regardé comme le meurtrier du genre
humain;
et celui qui aura rendu la vie à un homme, sera regardé comme s'il
avait rendu
la vie à tout le genre humain. "(Idem, 5.35)
Il
faut également tenir compte qu'il lui importait aussi de trouver
une voie originale qui soit dans une certaine mesure en cohérence avec
le fond
arabe, lui apportant la continuité en même temps que la distanciation.
Et ceci
s'imposait même à son insu car l'aire géo-sociale arabe avait son
originalité
qu'elle ne pouvait pas abandonner du jour au lendemain. Ainsi, au fur
et à
mesure que la prédication de Mahomet rencontra un écho parmi les
arabes, celui-ci
accentua l'élément distanciateur d'avec les juifs. Ce n'est donc pas
étonnant
que dans la même sourate où s'exprime fortement la perception de l’espèce,
il est
affirmé : « Il a fait enfin descendre le
livre de la
distinction. » (III. 2, M. Kamiriski) « Il a fait
descendre le
Critère. » (III, 3, J. Berque)
Il
faut y insister, c'est dans la lutte contre et au travers des
compromis avec les juifs que Mahomet affirma sa représentation,
jusqu'au moment
où le rapport des forces lui étant favorable il put réellement rompre
avec eux.
En revanche la rupture fut rapidement totale et définitive avec les
polythéistes parce que leur représentation ne pouvait en aucune façon
"dominer"
le mouvement de la valeur; son maintien impliquait un recul au stade
bédouin
devenu impossible.
Ce
dieu transcendant apte à dominer les extrêmes présente également
la garantie absolue. En effet, si les hommes s'abandonnaient au
mouvement de la
valeur, ils risqueraient d’aller à l’encontre de catastrophes, puisque
aucun
homme particulier ne peut dominer ce mouvement. En conséquence l’homme
doit se
soumettre à dieu, doit suivre ses préceptes et ceux-ci ne lui
interdisent pas
de participer au jeu de la valeur. Mais maintenant il y a une garantie
contre
toute adversité: dieu.[33]
Puisque
le mouvement de la valeur est à la fois nécessaire et dangereux
pour la communauté, il faut pour que celle-ci puisse perdurer, un
principe à la
fois compensateur, freinant les excès, l’hubris, et un principe
unificateur. C’est
un dieu transcendant apte à dominer les extrêmes, garantie absolu
contre
l’adversité, intégrant le destin comme le remarque W. M. Watt: "J'ai
suggéré ailleurs que dans certaines Traditions canoniques de l’Islam,
nous
avons des idées pré-islamiques dans un vêtement islamique, et que ce qui était antérieurement
attribué au Temps et au Destin vint à être mis plus ou moins
directement au
compte de Dieu." (o.c. pp. 48-49) Ce qui rend ce dernier plus
acceptable
par les arabes et assure un enracinement-
théorico-affectif à la représentation.
Cet
enracinement est nécessaire quand une communauté est soumise
à un mouvement immanent mais déconnecté d’une totalité, privé de
racines, ce
qui engendre la nécessité d'un référent et d'un référentiel à la fois
externes
et en connexion tout de même avec le corpus communautaire. C’est ainsi
que le
dieu unique transcendant s’impose: il est au-delà de tout et détermine
tout. Il
est l’équivalent général absolu qui intègre le mouvement de la valeur
et sauve
la communauté.
C’est
là que s’opéré la synthèse de Mahomet sur laquelle nous
reviendrons, entre éléments archaïques et donnée anticipatrice. Ce
faisant il
pose à la fois la continuité et une discontinuité avec tout ce
qu’apporte le monde
communautaire arabe, d’une part, et avec les
représentations de
l'aire proche-orientale, qui se trouvait à un stade plus évolué de la
dissolution de la communauté et de la sortie de la nature. Cela
concerne la
communauté, les individus, le mouvement de la valeur, l’Ėtat.
Tous
les grands fondateurs considèrent qu'ils doivent enraciner
profondément leur appréhension du monde, leur conception du devenir de
la communauté,
de l’espèce, leur synthèse, leur innovation, dans une totalité dont les
racines
sont fort anciennes. ils refusent l’originalité absolue parce qu'ils
pensent
sous l’emprise du continuum, et ce même quand ils s’acharnent à
instaurer une
discontinuité [34].
Il est
clair que ce faisant ils opèrent selon un vieux comportement qui
consiste à
vouloir violer l'interdit tout en se défendant de le faire, par crainte
atavique de provoquer une déchirure irréparable. En conséquence ils se
glorifient d’enfreindre ce qui est considéré comme intangible et de
maintenir
l'intégrité. Ils se justifient en proclamant qu’ils permettent au tout
originel
de se réaffirmer.
Dans
le cas de Mahomet la question de l'interdit est moins accusée,
dans la mesure où la séparation de la nature et à l’intérieur de la
communauté
a été engendrée par le mouvement de la valeur et que le comportement
total qu'il
prône dérive du fait qu'il a ressenti la profondeur abyssale de cette
dernière,
et qu'il s' agit de combler un vide, un espace infini. En outre cette
coupure
est un procès en acte. Ce n'est pas un phénomène de l'ordre du fini [35].
En
conséquence si ce que propose Mahomet est en discontinuité avec les
vieilles
représentations des arabes, elle permet en fait de rétablir une
unité-totalité:
dieu substitut de la continuité. Autrement dit par sa démarche, son
comportement total il reconnaît la séparation et comble l'espace
qu'elle a engendré.
9.2.6.3.4.3.
En affirmant l'unicité de dieu et sa transcendance,
Mahomet permit une levée de verrou pour la représentation et pour le
comportement
pratique communautaire.
L'unité supérieure est dieu; d’où possibilité que des hommes ne soient pas dominés par d'autres hommes, qu'ils soient plus ou moins non tellement posés égaux, ce qui impliquerait une trop grande séparation, mais non hiérarchisables: tous ayant le même accès à Dieu. Toutefois demeure le problème de la modalité de manifestation de cette unité supérieure au sein de la communauté.
Dans
le Coran il est suggéré qu'il n'y a pas d'intermédiaires
entre dieu et ses créatures, mais c’est seulement dans un hadith qu'on
trouve
cela explicitement exprimé: "vous êtes tous pasteurs et vous êtes tous
responsables de votre troupeau." (cité par Rachid Rida, o.c, p. 49.
Or
ceci est important étant donnée la dimension communautaire
des bédouins, du refus des intermédiaires, de l'autonomisation du
pouvoir.
"Une
série d’épithètes insiste sur le caractère sublime d’Allâh:
Il est le "très haut" (87, 1); il est le "roi des hommes’(114, 2)
et il possède la "royauté" (67, 1), "la pleine royauté"
(36, 83). Son trône couvre les cieux et la terre" (2, 255) et à lui
tout
ce qui est dans les cieux et sur la terre (42,53) (Toufik
Fahd,o.c,
p.101) On doit noter à quel point s’exprime de façon puissante la
nécessité de
dépasser toutes les limites.
Le
même auteur signale également: "C'est pourquoi, au début
de sa prédication, Mahomet concevait Allah comme le rabb,
le
Seigneur par excellence, le Maître de l'univers: maître des hommes,
leur roi,
leur Dieu (114, 1-3), maître des êtres créés (113, 1), maître du
sanctuaire de
la Ka’ba (106, 3) , dominateur des peuples rebelles (85, 6 sqq), maître
du ciel
et de la terre et de ce qui existe entre eux (18,37), maître des
levants et des
couchants (73,9 ;7C, 40;55, 17; etc.), conception qui tendait à le
mettre
au-dessus des divinités favorites des Mekkois, à savoir al-.Lât,
al-Uzzâ et
Manât qui ne pouvaient prétendre à aucun rôle cosmique." (o.c, p.99)
L'unité
supérieure en tant que totalité unité originelle, en
tant que mère, ou plutôt en tant que son substitut, fonde la loi qui
n'apparaît
pas au-dessus, comme une immense réification en tant que donnée séparée
de la
communauté un peu comme chez les juifs. Á
partir du moment où l'on parle de loi, on fait
appel au mouvement intermédiaire, c'est comme un monde hors dieu,
profane, même
si c'est encore lui qui détermine.
En
réalité c'est un peu abusivement que l’on parle de loi. En
effet le mot arabe qu'on traduit ainsi est sharî’a .Or chez Mahomet le
terme de
sharî’a "n’apparaît tel quel qu'une, seule fois
dans le Coran (XLV,
18 : "Nous t'avons ensuite placée sur une voie procédant
de
l'Ordre. Suis-là donc..")[36],
où l'on
trouve trois autres occurrences de terme de la même racine (XLII, 13;
V,48;
XLII ; II, 21). Dans toutes ces occurrences, shari'a signifie
non pas les
normes juridiques, mais le chemin ou voie. Ce sens coranique du terme
est
celui-là même que donnent tous les dictionnaires de la langue arabe: le
verbe shara'a
signifie aller à un point d'eau, et les noms shir’a
et shari’a
désignent soit l’abreuvoir, soit le chemin ou la
déc1ivité- qui y
mène. " (Muhammad Said Al-Ashmawy: L’islamisme contre l'islam,
Ed.
La découverte /Al-Fifkr, pp. 124-125)
Confirmant cela J. Berque, dans son index des concepts et thèmes à la fin de sa traduction du Coran, Ed. Sindbad, écrit:
Revenons
au texte de Al-Ashmawy qui se poursuit ainsi: "Au
départ shari'a
était utilisé dans
ce sens de sentier ou voie de Dieu. Puis on y intégra les règles
juridiques
révélées dans le Coran, puis celles figurant dans les hadiths, et par
la suite
les exégèses, gloses, opinions, ijtihad-s, fatwâ-s
et jugements, bref,
tout ce qui vint compléter et éclaircir ces règles fondamentales pour
constituer la jurisprudence islamique (fiqh),de
sorte qu’aujourd’hui,
et depuis longtemps déjà, on entend par shari'a le fik.h
tel qu'il s'est formé dans
l’histoire."(o. c. p.125)
Le
mot sharï’a indique donc un comportement total (il en est de
même pour Tao en chinois et d'autres termes similaires en d'autres
langues)
comme la Murawâh, même si à cause de la conception transcendante de la
divinité
cela la dépasse [37].
Divers
théoriciens (dont
Boularés, o.c. p.97) ont mis en évidence que de multiples
éléments en
particulier les hadiths intervenaient pour fonder-la
sharï’a dans un
sens qui n'est pas celui donné par
Mahomet. Ces hadiths font appel à une praxis et accusent le caractère
paradigmatique
de la vie de Mahomet et renforcent celui de héros fondateur sur lequel
nous
reviendrons.
Pour
préciser le rapport d’Allâh à ses créatures on doit noter
qu'il donne tout. Il est le point de départ d’un potlach qui n'a pas de
réciproque; d'où il engendre la totale dépendance déterminant la
soumission
totale à son pouvoir.[38]
La créature peut compenser par un amour démesuré, une dévotion extrême; mais alors ceci n'est pas considéré avec sympathie parce que de ce fait il y a comme un rétablissement d'équilibre et la créature risque de se poser égale au créateur[39].
Il semblerait toutefois que la création, tout au moins les créatures,
soient là pour effectuer une compensation: "Je n'ai créé les hommes et
les
génies qu'afin qu'ils m'adorent." (Coran, LI, 56, Kasimirski - "Je
n'ai créé les démons et les hommes que pour m'adorer. " LI, 56, J.
Berque)
Dans
tous les cas la soumission ne doit pas être perçue comme
une simple activité passive traduisant uniquement la position
tota1ement
subordonnée parce que c'est en fait une médiation pour accéder à une
participation.
C'est
dans la liaison entre dieu et ses créatures que la levée
de verrou est parachevée par une autre affirmation au sujet de dieu
miséricordieux.
Ici on doit noter que les attributs de dieu opèrent une continuité
entre le
créateur et ses créatures, de là le débat ultérieur sur cette question.
Leur
accorder trop d’importance revient finalement à créer des
intermédiaires, des
points de passage entre les deux, puis il est possible qu-il
y ait
hypostase, et on se retrouve devant un polythéisme. D'autre part le
fait qu'il
soit clément et miséricordieux implique qu'il soit comme à l'écoute de
ses
créatures, qu'il prenne en compte ce qu'elles donnent, ce qui atténue
la
rigueur du potlach dont il a été question précédemment. "Dieu est
clément
et miséricordieux". Ce couple d’épithètes caractérise le Dieu de
l’islam
et le rend accessible aux hommes, en dépit de son incommensurable
transcendance." (Toufik Fahd, o.c, p.101)[40]
Ceci est
fondamental si non la foi qui présentifie la divinité, la rend
actuelle,
opérante pour l'homme ou la femme qui la détient, ne pourrait pas être
efficace, car il n'y aurait pas d'écoute. Donc la foi est l'autre
fondement de
la levée de verrou dont nous parlons.
La
foi est une donnée innée. Elle est nécessaire pour affirmer
dieu conçu comme étant un être s 'imposant également à l'espèce dans
une
innéité, ainsi que pour compenser le mouvement de ce qui est acquis qui
tend
souvent à remettre en cause ce qui est établi, en place. Or, le
mouvement de la
valeur est un mouvement d'acquisition dans tous les sens du terme. Pour
que les
hommes et les femmes retrouvent une certaine stabilité, une identité au
sens
philosophique, etc.. il est important que s'affirme un phénomène qui
les
enracine dans une réalité. Ceci sera encore plus essentiel quand la
philosophie
et la science se développeront.
Autrement
dit dieu, tout en étant transcendant, est présent
partout, dans chaque homme; chaque femme puisque chacun, chacune, a la
foi qui
est la manifestation potentielle de dieu en la créature. Nous verrons
alors
comment cette foi s'extériorise et devient manifeste et perceptible
pour tous.
Ceci est un problème pour les créatures car dieu, lui, sait
indubitablement si
la foi est réellement présente ou non. Avec cette nuance essentielle
qu'il
semblerait en définitive que la foi ne pourrait être que dévoyée mais
non être inexistante;
cela nierait le présupposé sur la religion naturelle que nous
aborderons plus
loin.
Dans
L'essence du Christianisme L. Feuerbach
affirme :
"La foi sépare l'homme de l'homme, pose à la place de l'unité et de
l’amour fondés sur la nature une unité surnaturelle - l’unité de la
foi."
(Ed. F.Maspéro, p: 507) IL nous semble que c'est parce que les hommes
et les
femmes sont séparés que la foi est nécessaire pour accéder à une unité
en
dehors d'eux. Là encore nous avons un mouvement isomorphe à celui de la
valeur.
En outre L. Feuerbach vise surtout la séparation qui s'opère entre ceux
qui ont
la foi et ceux qui en sont dépourvu. Nous reviendrons sur ce sujet dans
le
chapitre sur procès de connaissance et valeur.
La
question de la vérification de la foi à travers des manifestations
sensibles n'est pas amplement développée dans le Coran. On doit noter
cette
affirmation: "Tout homme sert d’otage à ses
oeuvres."
(LII,21, Kasimirski), traduite également par: "Chaque être est le gage
de
ses propres acquis." (J. Berque) qui fait saillir la relation de l'inné
à
l'acquis avec le possible que ce dernier puisse entacher le contenu du
premier,
traduisant une certaine peur du devenir. Ce qui, en germe, peut
signifier que
ce dernier est déchéance. Ajoutons que la discussion sur les rapports
de la foi
aux œuvres ainsi que sur le possible d’une prédestination sera très
importante
après la mort de Mahomet.
Donc
dieu est lointain et transcendant: "O transcendance
tellement au-dessus de ce qu'on lui associe." (X.18, J. Berque). Il n'y
a
pas d'intermédiaires entre lui et ses créatures.
La
transcendance est le mode d'être en même temps que la quidditë
de dieu; c'est-à-dire qu’on ne peut pas imaginer celui-ci sans poser
simultanément sa transcendance. C'est plus qu'un attribut, dans la
mesure où
celui-ci semble être adjoint à l'être, car c'est une donnée qui lui est
immanente. Mais on peut considérer aussi que c'est un principe.
Qu'est-ce qui
le fonde? Le décalage vis-à-vis du mouvement de la valeur, l'opposition
à
celui-ci, une distanciation salvatrice à son encontre, sans le remettre
en cause,
parce que celui-ci tend à confondre, relativiser, niveler pour que
puisse
s`accumuler ce qui est réduit au stade de la quantité.
La
seule possibilité d'accéder à dieu c'est la foi, ce qui implique
une dimension individuelle qui s'est affirmée lors de la dissolution
des
communautés bédouines. En conséquence dieu devient le principe
fondateur de la
communauté. Il en devient la substance et l’unité supérieure. Ceci est
gros de
diverses possibilités: la communauté despotique et la formation d'un
Ėtat première
forme. En ce qui concerne la première elle peut, de nos jours,
s'imposer au
travers du triomphe du capital qui inclurait l'Islam comme élément de
sa
combinatoire. Quant à l'État
il sera justifié comme étant un frein à
l'activité désordonnée, voire démentielle, des hommes (limiter leur
hubris),
comme ce sera affirmé dans l'œuvre d’Ibn Khaldoun.
L`unité
supérieure fonde la communauté placée hors nature mais
en même temps elle inhibe toute autonomisation et tout accroissement
dans ce
devenir parce que l'unité supérieure contient en elle la nostalgie de
l'unité
perdue, de la continuité avec la nature, ainsi que le souvenir de
l'importance
de la terre mère.[41]
Il
en découle que dieu ne se réfère plus à une ethnie (fin de
l’hénothéisme) ce qui est en relation avec la perte de l`essentialité
des liens
de parenté, le tout constituant une différenciation nette d'avec le
judaïsme.
Toutefois cette perte est assez théorique parce qu'en fait ces liens
sont
restés très puissants du fait même que l'Islam partant d’un donné:
l'existence
de l'individu, tendait à réduire son autonomisation. En définitive ce
qui est
le plus important c'est la façon dont s'opère la continuité entre la
situation
au moment où Mahomet fait sa prédication et la période initiale de
développement des arabes, ce qui renvoie au problème de la relation aux
juifs
qui auraient abandonné le comportement originel commun aux deux ethnies.[42]
Cette
relation à dieu, à ses créatures qui élimine les intermédiaires
entre les deux, escamote le possible de l'instauration de rapports de
dépendance, d'allégeance d'homme à homme qui caractérisent le
féodalisme. Il ne
faut pas oublier qu'en tant que créature l'homme est faillible et que
le placer
dans une situation médiatrice conduirait à amorcer un procès de
divinisation.
Dit autrement cela reviendrait à associer divinité et créature
faillible, le péché
le plus grave selon l'islam. Seul Allah est dieu et il est l’unique
garantie [43].
On a ainsi l’affirmation de la prépondérance de la communauté. Or nous l'avons vu en note 23 : "la racine de umma évoque union, mère". On a donc là un dépassement par abstraïsation de l’importance de la femme. De même la dimension individuelle souvent génératrice de désagrégation de la communauté tend à être dépassée par le principe auquel certains théoriciens postérieurs à Mahomet accordèrent et accordent une grand importance, l’ijma traduit par consensus. Ils s’appuient sur un hadith: "Ma communauté ne tombe pas ou ne tombera pas d'accord sur une erreur." Ce qui implique bien la primauté de la communauté mais également que, si la dimension communautaire est garantie et fondée par dieu, elle correspond à une profonde pulsion humaine.
9.2.6.3.4.4..
Cette levée de verrou permet à Mahomet, au cours
de plusieurs années, de mettre au point un procès de vie. En effet ce
qui a été
élaboré et proposé aux arabes est plus qu’une religion, plus qu’ une
représentation, et Il faut ajouter que ce procès de vie ne se réduit
pas un
procès biologique concernant un individu donné. Voyons-en les
différents
éléments afin d'y percevoir les données archaïques, anticipatrices et
la
puissance de la continuité.
Il
y a tout d'abord un problème d'enracinement. Mahomet présente
sa solution comme étant en fait un retour à une religion originelle
qu'on
pourrait dire naturelle.
"Abraham
n'était ni juif, ni chrétien, il était pieux et
livré entièrement à Dieu, et il n'associait pas d'autres êtres à Dieu."
(Coran,
M.III,.6O, Kasimirski) "Abraham n'était ni juif ni chrétien, mais
c'était
un croyant originel, un de Ceux-qui-se-soumettent. Il n'était
absolument pas un
associant" III.67, J. Berque)
Il existe d'autres sourates où le rôle d’Abraham est glorifié et présenté comme ancêtre des arabes[44].
Un
hadith[45]
confirme
d'une façon éclatante cette affirmation d'une religion naturelle: "tout
homme naît musulman, ce sont ses parents qui le rendent juif, chrétien
ou mage
(adorateur du feu)." (cité par Kasimirski, p.
18 de sa traduction du Coran) Dans une
autre traduction (de Eva de Vitray-Meyerovitch dans son Anthologie du
soufisme,
Ed. Sinbad, p.31), se révèle un contenu extrêmement intéressant sur
lequel nous
reviendrons de façon substantielle. "Chacun est né avec une "nature
pure" (fitra, c'est-à-dire avec une disposition innée pour chercher et
connaître dieu); ce sont ses parents qui font de lui un juif, un
chrétien ou un
zoroastrien. "[46]
On
peut dire qu’il y a une innéité qui se manifeste non seulement
sur le plan individuel mais spécifique. Ce n’est que parce qu’il y a
ces deux
caractères qu'il y a réellement innéité. Ainsi s’opère un enracinement
pour
ainsi dire biologique de la représentation qui par là acquiert une
dimension
plus vaste et n'est plus simplement en tant que telle.[47]
Cet
enracinement plus ou moins occulté, masqué, nié apporte la
garantie que tôt
tous doivent devenir
musulmans. "Ils (les hommes ) ont formés des scissions entre eux, mais
tous reviendrons à nous. "(Coran XXI,93, M. Kasirmiski) « De
fait,
ils entre-déchirèrent leur observance, bien que tous appelés à nous
revenir… »
J. Berque)
L’innéité
a pour
complémentaire la continuité. "Dites: nous
croyons en
Dieu et à ce qui a été envoyé d'en haut à nous, en
ce qui est descendu
sur nous, à
Abraham
et à Ismaël, à
Isaac, à Jacob, aux douze tribus; nous croyons aux livres qui ont été
donnés à
Moise et à Jésus, aux livres accordés aux prophètes par le
Seigneur; nous
ne mettons point de différence entre eux, et nous nous abandonnons à
Dieu."
Coran, II.130, Kasimirski) "Dites nous croyons en Dieu et en ce qui est
descendu sur nous, en ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac,
Jacob, les Lignages, en ce qui fut donné aux
prophètes de
la part de leur Seigneur. De tous ceux-là nous ne séparons pas un
seul,
puisque c’est à Lui que nous nous soumettons." 11.136, J; Berque)
"Avant
le Koran, il existait le livre de Moise, donné pour
être le guide des hommes et la preuve de la bonté
de Dieu. Le Koran le
confirme en langue arabe, afin que les méchants soient avertis, et afin
que les
vertueux apprennent d'heureuses nouvelles." (Coran, XLVI, 1l ,
M.
Kasimirski) "Or il y avait eu bien avant lui l’Écriture de Moise, en
tant
que précédent et que miséricorde. Ceci est un écrit qui vient l'avérer
en
arabe, afin que tu donnes l’alarme aux iniques et porte la bonne
nouvelle aux
bel-agissants." (XLVI, 12)
Le
Coran fournit la révélation de la continuité et sa justification.
Il comporte donc une exégèse, une herméneutique[48].
"Ce
Livre (le Koran) n'est point inventé par quelque autre
que Dieu; il est donné pour confirmer ce qui était avant lui et pour
expliquer
les Écritures qui
viennent du maître de
l’univers. Il n' y a point de doute à cet égard." (Coran, X,38, M
Kasimirski)
"Ce Coran-ci eut été impossible, en dehors de Dieu, à combiner. Aussi
bien
vient-il avérer les messages en vigueur, et détailler l’Écrit qu'aucun
doute n'entache. Il vient du Seigneur des univers." (X. 37, J. Berque)
Autrement
dit la validité de la révélation, qui est opératoire
pour tous les temps, nécessite l’œuvre de clarification du messager
délivré à
divers moments historiques. Celle-ci n'est pas l’œuvre de Mahomet,
mais de
dieu lui-même. En effet comme le note M. Eliade (Histoire des
idées et des
croyances religieuses, Ed. Payot, t.3, p.75, note 11): "toute
improvisation personnelle lui est interdite". Cette remarque fait suite
à
une citation du Coran (traduction de Denise Masson): "Ne remue pas ta
langue - comme si tu voulais hâter la révélation. Il nous appartient de
le (le
Coran) rassembler et de le lire. Suis sa récitation, lorsque
nous le récitons..."
(75, 16-17) Dans la traduction de J. Berque nous avons:
"N'agite
pas ta langue pour le hâter:
à
Nous de l'assembler et d'en fixer la lecture
et
quand nous l'aurons la, suis-en bien la lecture
et
c'est encore à Nous d'en assurer (les effets)" (LXXV,
16-19)
Il en donne une interprétation qui ne nous semble pas exclure
celle d’Éliade[49].
Étant donné
l'ensemble de la position de Mahomet, je pense qu'il convient d'y voir
l’affirmation
du refus d’innover; l’affirmation qu'il transmet ce qui a été écrit et
qu -il
a lu.
"Récite (c’est-à-dire
prêche) au nom de ton
Seigneur qui a créé l’homme d'un caillot de sang. Prêche, car ton
seigneur est le
plus généreux. Lui qui a instruit l’homme au moyen du
calame et lui a enseigné ce qu'il
ignorait" (96;15)
Ce
qui donne dans la traduction de J. Berque
"Lis!
au nom de ton seigneur qui créa
créa l’hommee d’une adhérence
Lis!
de par ton Seigneur qui créa
Créa
l’homme d’une adhérence
Lis de
par ton Seigneur Tout générosité,
Lui qui enseigna par le
calame,
enseigna
à l’homme ce que l’homme ne savait pas. "(XCVI,
l -5)
La
condamnation de l'innovation liée à un devenir peut se percevoir
dans le fait qu’Allâh ne crée pas réellement le monde, mais intervient
pour
l'ordonner, lui donner un ordre désormais immuable. Encore une fois
c’est une compensation
à l’importance que tend à prendre l'acquis dans toutes les sociétés
pénétrées
par le mouvement de la valeur. Ce qui s'acquiert se présente donc comme
nocif. Il
faut faire en sorte que l’acquis soit toujours en accord avec l'inné.
C'est là
que s'ébranle toute la thématique qui prendra une vaste ampleur après
la mort
de Mahomet sur la question de l'importance de la foi et
des œuvres
(l'apport que peut faire un individu). Ceci implique également qu'il
faille
lutter contre les mauvaises influences afin d’empêcher
toute
déviation. Et ceci se fait en montrant que s'écarter du message, de la
doctrine
originelle, c'est non seulement trahir, mais aller au-devant d'un
désastre[50].
Cependant
il n'a pas pu empêcher que s'affirment une orthodoxie
et une herméneutique. En effet au mouvement descendant qui a apporté le
Livre
aux hommes et aux femmes correspond un mouvement ascendant:
pour une
compréhension du Livre il faut s'élever jusqu' à dieu.
L'innovation
est une des sources de l'hérésie, une autre très
importante est l'exagération qui est encore une forme d'innovation par
rapport
à ce que veut la doctrine. "La notion de l'islam comme religion du
Milieu
conduit à définir (en partie) l’"hérésie" comme une "exagération"
ou un excès’, ghuluww, d'une
tendance qui est
insupportable pour la communauté, non par sa nature, mais par son
radicalisme." (C-E.Von Grunebaum, "L'identité' culturelle de
l’islam", p.36) Ici la notion de continuité se double de
celle d'intégrité.
Exagérer c'est porter atteinte à l'intégrité du corps de doctrine.
C'est aussi
porter atteinte au comportement normal (réclamé par l’ijma ou consensus
comme cela
s'imposera par la suite) que doit avoir tout musulman, tant dans sa
relation à
dieu que dans celle avec ses semblables. On retrouve
la thématique de l’honneur qui était sous
une autre forme celle du maintien de l’intégrité de la tribu.
L’œuvre
de Mahomet a visé à rétablir définitivement la continuité
mais également - étant donné qu’il se proclame le sceau des prophètes -
à éliminer ceux qui
veulent fonder une
religion diverse en fixant le message à un autre stade de son
développement ou
bien en voulant ajouter quelque chose à celui-ci, l’enrichir. Voilà
pourquoi il
rejette tous les intermédiaires entre dieu et les hommes. Il n’y
a
plus qu'à étudier et à comprendre la doctrine incorporée dans le Coran.
Il
semble que Mahomet ait voulu fonder quelque chose qui ne puisse
pas être dévié, déformé etc. , comme le furent le christianisme, le
judaïsme. Il
pose le possible d’une herméneutique portant sur sa propre œuvre en la
condamnant: "C'est lui qui a envoyé le Livre. Il s'y trouve des versets
immuables, qui sont comme la mère du Livre, et d'autres qui sont
métaphoriques.
Ceux dont le coeur dévie de la vraie route, courent après les
métaphores, par désir
du schisme et par désir de l'interprétation; mais il n’y a que dieu qui
en
connaisse l'interprétation." (Coran, III. 5, Kasimirski.) "Lui qui a
fait descendre sur toi l’Écrit, dont tels signes, sa partie-mère, sont
péremptoires, et tels autres ambigus. Qui a dans son coeur la déviance,
eh
bien! s’attache à l’ambigu, par passion du trouble, passion de
déchiffrer l'ambigu,
alors que Dieu seul a la science de le déchiffrer.." (III. 7)
En
réalité la continuité porte sur un arc historique encore plus
vaste, parce qu'elle ne concerne pas seulement l'apport des
hébreux."Car
Al1âh (= al-ilâh) , forme contractée de l'article al et du substantif ilâh,
n'est autre, en réalité, que l’El des Assyro-babyloniens, l'E1 des
cananéens et
des Hébreux, l’Elâh ou Ilâh des Araméens et des anciens Arabes. Il
n'est autre,
en somme, que la grande figure primitive du panthéon sémitique, conçue
comme Père,
lequel partout, a dû s'effacer devant les divers avatars du Fils et de
la Mère,
avec lesquels il formait la triade chez tous les Sémites polythéistes."
(Toufik Fahd, o.c, pp. 98-99)[51]
Toutefois
une différence importante. Il est dit d’Allâh qu'"il
n'a pas été engendré", "nul ne lui a été égal" (112,l’4).
"Ce passé souligne que cette unicité et cette imparité,
sont de
toute éternité; ce n'est pas comme pour Mardouk et autres grands dieux
du paganisme,
le résultat d'une lutte et d'une victoire sur des concurrents. Allâh
"est
le premier et le dernier; il est le visible et l'invisible" (57,3; il
est
"l'immuable," (112,2)" (idem, p.101)
Il
y a là, fortement exprimée, la nécessité de dépasser les limites
dont nous avons parlé. En même temps cela indique que Mahomet est
l'héritier de
tout l’apport de l'aire proche-orientale. Il exprime un résultat et sa
magie
(puisque nous ne voyons plus le procès de production de celui-ci): le
dieu
unitaire n’a plus à s’imposer, à justifier sa prétention à l'unité, à
la souveraineté
absolue: il est. Cet acquis est greffé sur l'aire arabe. La prise de la
greffe
est possible parce que dans les deux aires le patriarcat domine, même
si c'est
à des stades divers[52]
.
L'importance
de la communauté, celle de s’affranchir des limites
tout en les intégrant et la volonté de Mahomet que son enseignement ne
subisse
pas 1es mêmes altérations que celles qu'il constata pour celui de ses
devanciers transparaissent dans tout le Coran, mais c’est explicite
dans le
récit qui est donné de son dernier pèlerinage à La Mecque en 632, peu
avant sa
mort. En effet à cette occasion il prononça une homélie où il déclara
notamment.
"O
hommes, Satan a désespéré d’être adoré dans cette terre
qui est la vôtre; mais il se contentera des concessions que vous lui
ferez dans
vos actions, méfiez-vous de lui pour votre religion.."
Il
reconnaît d’abord le possible de l'altération à venir mais il
l’envisage comme étant fort limité parce qu'il continue en déclarant: "
hommes, écoutez mes
paroles et
pesez-les; car j'ai accomp1i ma vie et je laisse
en vous ce par
quoi, si vous êtes fidèles, vous éviterez à jamais l’égarement, une Loi
claire,
le Livre d’Allah et la tradition de son prophète."
Sa
certitude se manifeste pleinement dans son dialogue avec la
foule. "Puis il demanda à la foule: "Ai-je rempli ma tâche? Par
Allâh, oui, répondit-elle. - Par
Allâh,
reprit Mahomet, je rends témoignage! !...Aujourd’hui, le temps revient
au point
où il était, le jour où Dieu créa les cieux et la terre!" (Cité par
Toufik Fahd dans Naissance
de l'islam,
pp. 687-688)
Ici
se mesure l’immense effort de Mahomet pour revenir à la
source qui était la situation originelle des arabes, personnifiée,
représentée
par Abraham. Mais une fois ceci réalisé, il envisage même un retour à
un moment
encore antérieur, à un moment où tout est encore possible, où l'on peut
emprunter la voie juste qui, dans la suite réelle des évènements, s'est
avérée
avoir été abandonnée. Dans une certaine mesure, il y
une conjuration d'un devenir, d'une errance,
la tentative de réabsorber l'acquis, de tout refaire à partir d'une
purification
qui atteint une dimension cosmique.
Ainsi,
Mahomet en arrive presque à se mettre sur le même plan que
dieu. Certains musulmans, ultérieurement, franchiront le pas et lui
donneront
une nature divine, le rendant ainsi semblable au Christ.
Ceci
appelle quelques remarques. Il y a dans ces affirmations de
Mahomet l'idée de cycle comme chez les stoïciens. Je ne veux pas dire
par là
qu'il ait connu ces derniers, mais signaler que la réflexion au sujet
d'un
devenir qui semble aberrant conduit à imaginer un retour à un stade
initial à
partir duquel il serait possible d’emprunter la juste voie. Ici
d’ailleurs les
plus fatalistes apparaissent être les stoïciens puisqu'ils envisagent
le retour
inexorable de phases similaires. Il n'y pas d'évasion possible et donc
l'espèce
est condamnée éternellement à errer. En outre l'idée d'une errance de
l'espèce
est donc une très vieille idée. Cela implique pour nous la nécessité de
bien
préciser ce que nous entendons signifier quand nous employons cette
expression,
et d'indiquer qu'il ne s'agit pas d'envisager, pour enrayer une telle
errance,
de retourner passivement à une phase initiale donnée, mais qu'il faut
créer un
autre monde, une autre espèce.
Enfin
pour essayer de conclure au sujet des caractères d'Allâh,
le comportement de séparation de celui-ci doit être souligné. "Les
notions
de disjonction et d'harmonisation, inhérentes à l'acte créateur dans
les
cosmogonies sémitiques se dégagent clairement de toutes les épithètes
et de
tous les verbes exprimant le concept de création. Allah est appelé le
"séparateur des cieux et de la
terre (6,14; 12, 101; etc.), "le seigneur de la séparation" (103,1)
du jour et de la nuit." Toufik Fahd: "L'Islam1et
les
sectes islamiques, p.106. C’est ainsi que le mouvement de la
valeur a opère
entre les communautés et en leur sein. Il y a là une isomorphie qui
implique
que la représentation de Mahomet entre en adéquation avec celle du
mouvement de
la valeur. Celui-ci détruit les antiques liens entre les hommes, mais
il doit
les réunir afin que le procès de la valeur puisse se perpétuer. Allâh
apparaît
comme le rassembleur fondamental et la garantie absolue d'une réalité
dont les
fondements originels ont disparu.
En
devant revenir aux sources, éliminer les intermédiaires,
Mahomet tend à imposer une voie, shari’a, adéquate afin que toute
créature
puisse être en contact avec dieu, en liaison avec les autres. En
conséquence il
n'est pas seulement le prophète qui témoigne et rappelle mais il est
celui qui
fonde un comportement qui doit être imité. Il a la dimension - déjà
signalée -
du héros fondateur. Il pose un paradigme. Il y a là à la fois une
tendance à
l’exagération de l'individualisation (pôle Mahomet) et sa limitation
(pôle des imitateurs).
Ce qui est le plus important pour notre approche de l’œuvre de
Mahomet, c'est
de noter que par cette dimension ce dernier s'enracine dans une
représentation
fort ancienne relative au héros fondateur et à l'imitation. Ceci sera à
la base
d'amples développements au sein de l’lslam après la mort du prophète.
Cela ne
constitue pas un phénomène propre aux musulmans puisque le
christianisme a
connu les imitations du Christ et l’hindouisme la bathki (espèce
d'imitation de
la vie d'un dieu).
Ce
comportement de héros fondateur et l'exaltation des prophètes
intègre également le vieux culte des ancêtres.
9.2.6.3.4.5..
Nous avons. vu qu'un problème fondamental réside
dans le fait que la créature doit être adéquate au créateur,
c'est-à-dire
qu'elle doit avoir un comportement qui la maintienne compatible avec
lui, ce
qui transparaît parfaitement dans le mot islam qui signifie soumission.
Dans la
dynamique de cette mise en adéquation la problématique de la pureté se
révèle
essentielle.
Nous
allons le vérifier lors de l'étude des cinq piliers de l'islam.
Auparavant il nous faut l'aborder d'un point de vue global.
"Il
y a synonymie entre "pur" et
"Islâm"; ce qui place l'islam dans le contexte sémitique le plus
authentique,
où la pureté est le fondement de la religion et la seule et unique voie
d`approche du divin.
Toute
la conduite du musulman est conditionnée par la pureté
prise au sens matériel, rituel et moral. Elle est apparente dans toutes
ses
oeuvres, à commencer par celles prescrites par le Coran comme
les signes
distinctifs de l'islam."(Toufik Fahd:L’Islam et les sectes
islamiques,
pp. 119-120)[53]
En
ce qui concerne la synonymie entre islam et pur, il nous semble
essentiel de rappeler ce que nous avons indiqué à propos du pur et de
l'impur
dans le chapitre. consacré à la chasse. La notion de pureté s'impose à
partir
du moment où la dynamique de séparation de la communauté vis-à-vis de
la nature
prend une certaine importance. Elle est liée au surgissement de la
thématique
de la présence au monde. Quand l'espèce est immergée dans la nature,
elle
participe à celle-ci. Tout ce qui existe atteste sa réalité qui ne pose
pas
problème. Dés lors qu'elle se sépare, surgit la question de se situer,
de se
délimiter. Ceci s accuse avec la nécessité de
se distinguer des végétaux,
des animaux, etc. Le procès de production de l’espèce séparée est un
procès de
purification qui s'exprime bien dans diverses théogonies[54].
Une
fois produite l'espèce séparée, la pureté est posée comme
innéité, comme nous l'avons vu à travers le hadith précédemment cité.
On doit
noter que dans 1`islam il n'y a pas un péché originel qui apporte une
souillure, une impureté comme dans le christianisme où elle est
indélébile sur
le plan humain: seule l'intervention divine pourra l'éliminer. Ceci est
le
pendant de la souillure par les ténèbres, par le mélange de celles-ci
avec la
lumière dans la dynamique de la théologie mazdéenne, qu’on retrouve
dans diverses
représentations telle que le manichéisme.
Dans
l'islam la créature est faillible parce que faible (comme
l'a noté M. Eliade) et donc Adam a péché. C'est un fait historique qui
n'a pas
d'effets sur la suite des générations. En revanche le posé de l'innéité
a
d'importantes conséquences puisqu'elle engendre la thématique de
l'innovation
en tant qu'impureté qui affecte le corps de doctrine. D'où le rejet de
l'enrichissement dont nous avons parlé (174) ainsi que celui de
l’exagération
(l’islam est la voie moyenne) qui implique la méconnaissance des limites[55].
Or la
thématique de celle-ci est également suscitée par la séparation, par le
devenir
de l'espèce. Tout séparé est limité au sens de délimité.
Dans
tous les cas la créature ne peut être que pure dans la
mesure où elle a la foi, puisque celle-ci est l’opérateur de continuité
avec
dieu. Donc nous retrouvons l’innéité de l'accession à la religion dont
nous avons
déjà parlé (particulièrement dans la note 47). La cohérence veut qu’en
naissant
hommes et femmes ont la foi, mais qu'en tant que créatures faillibles,
ils
peuvent la perdre. Donc on naît pur.
Diverses
conduites peuvent révéler soit une perte de la foi,
soit une espèce de perversion, une altération de celle-ci, aboutissant
à
entamer la pureté. L'innovation et l'exagération altèrent le contenu du
corps
de doctrine. Il en est de même de l’associationnisme, dont nous avons
déjà
parlé, qui se révèle comme étant un péché. Mais s'il est répété il peut
fonder
à son tour une hérésie.
La
nécessité de la pureté et de la continuité se manifeste dans
la foi qui est ce qui met la créature en continuité avec dieu; mais
elle ne
s'affirme que si cette dernière est pure. Sinon cela voudrait dire que
l'on
pourrait associer une impureté à dieu, la pureté par excellence. En
conséquence
se décèle l’essentialité du refus de l’associationnisme que nous avons
déjà
signalé. " Dieu ne pardonne pas qu'on Lui associe personne, mais Il
remettra un crime moins grave à qui Il veut. Quiconque donne un associé
à Dieu
fabule un énorme péché." (IV, 48, J. Berque)
Le
refus de l'association concerne le niveau divin: il ne faut pas
associer une divinité à Allâh, et le niveau de la créature: elle ne
doit pas
s’associer aux polythéistes, à ceux qui nient dieu, ni contracter des
relations
avec les associants.
Associer
au niveau divin cela reviendrait à fausser toute la
perspective du devenir de l’espèce allant vers l’unification, donc cela
nuirait
à la dynamique de fondation d'une totalité, car cela la vicierait et
l’empêcherait
de se dérouler. Au niveau de la créature cela aboutit à
l’affaiblissement de la
communauté perdant de son homogénéité, la mettant sur la voie de divers
compromis
qui peuvent conduire à une dissolution.
En
conséquence la communauté des croyants doit se défendre
contre les influences néfastes de l'extérieur. "Ne voient-ils pas que
Nous
avons institué une aire d'interdit et de sécurité, quand tout autour on
se
pourchasse?" (XXIX, 67, J. Berque)
En
termes récents, on peut dire que Mahomet voulait établir une
sorte de cordon sanitaire autour de la communauté, afin d’éviter toute
dilution. Or ce n’est qu'en créant un pôle d’attraction homogène,
solide qu'il
est possible d'avoir un impact sur les hommes et les femmes à qui un
certain
message est apporté.
Enfin
le rapport de la pureté à la guerre s'impose de lui-même,
puisqu'il faut éliminer ce qui menace ou vicie la communauté. "Faites
la guerre
à ceux qui ne croient pas en Dieu ni au jour dernier, qui ne regardent
pas
comme défendu ce que Dieu et son apôtre ont défendu..." (IX, 29, M.
Kasimirski)
"Combattez ceux qui lie croient pas en Dieu ni au Jour dernier, ni
n'interdisent ce qu'interdisent Dieu et son Envoyé..." (IX, 29, J.
Berque)
Citons également. "Aussi, quand vous aurez une
rencontre avec
les dénégateurs, un bon coup sur la nuque! Une fois inanimés,
serrez-leur bien
l'entrave;" (XLVII, 4, J. Berque)
9.2.6.3.4.6.
L’islam apparaît bien comme une représentation du
devenir de séparation (puisque la dynamique de la purification implique
cette dernière)
et donc d'un devenir où opère fortement le mouvement de la valeur. Ceci
transparaît nettement si l'on examine comment sont posés les moments de
la
création, de la fin de l’espèce et de son jugement, ainsi que la
question de
son rapport avec la nature.
Á
propos de la création, nous y reviendrons lors d'une étude de
l'ensemble du phénomène religieux proche-oriental. Dans tous les cas
nous avons
déjà noté l’affirmation de la séparation. Pour être plus exhaustif, il
faut
indiquer qu'il y a, de façon peu prononcée, une affirmation de la
création ex-nihilo
et, de façon soutenue, répétée, celle de la création opérée par une
réorganisation
telle qu’on l'a exposée plus haut. La première modalité vise à montrer
et à
exalter la toute-puissance d'Allâh. La seconde découle de
l'appréhension du
phénomène du pôle de la créature, entièrement soumise à dieu, qui veut
affirmer
la continuité et, conséquemment, le refus de l’innovation.
Nous
avons également signalé que la notion de péché originel
escamotée. Or celui-ci est lié au mouvement de la valeur, car il tend à apparaître comme une dette[56].
En
revanche l’activité peccaminatrice étant liée à la faiblesse de la créature, il faut
une pratique purificatrice qui
permette d'expier les péchés, les dettes.
Toutefois
une autre approche du moment initial qui détermine la
représentation globale de Mahomet est la seule division de la
communauté: "Les
hommes ne formaient qu’une seule communauté, puis ils se sont opposés
les uns
aux autres." "Les humains ne constituaient qu’une
communauté
unique. Dès lors ils entrèrent en divergence." (X, 19, J.
Berque)
Mais
«Si Dieu avait voulu, il n’aurait fait de tous les hommes
qu’un seul peuple.» (Coran, XI, 120, M. Kasimirski)
«Si ton
Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait de tous les humains une
communauté
unique, alors qu’ils persistent dans leurs différends» (XI,
118 J.
Berque).
Considérons
maintenant le moment final: le jugement dernier.
Etant donné que la communauté est artificielle, que l'ordre familial
biologique
(dépassement des liens du sang) sont devenus secondaires voire
inexistants
(tout au moins dans la représentation), les récompenses, les
satisfactions ne
peuvent plus relever de ce monde sensible, d'où l'importance du
jugement dernier
avec l’obtention soit du paradis, soit de l'enfer. Ce qui n’empêche pas
que le
paradis ait une consistance très chtonienne.
Le
jugement dernier expose bien le phénomène de la valeur d’une
part à cause de l'importance de la balance, "C'est Dieu lui-même
qui
a envoyé réellement le Livre et la balance. Et qui peut te faire savoir
que
l'heure est proche? (Coran, XLII, 17, M. Kasimirski) "C'est Lui qui a
fait
descendre l’Écrit avec la Vérité, fait descendre la balance. Qu'est-ce
qui peut
faire comprendre que 1`Heure est peut-être si près?" (XLII,17, J.
Berque),
et parce que c'est un jugement individuel. "Lorsque la trompette
sonnera,
les liens de parenté n'existeront plus pour les hommes. On ne se fera
plus de
demandes réciproques" (Coran, XXIII, 103, Kasimirski). "Du jour où il
aura été sonné dans la trompe, plus de parentèle entre les morts, non
plus qu’ils
ne s'interrogent." (XXIII, 101, J. Berque)[57].
Ce
que l'on peut comprendre comme affirmation positive d'une
dimension individuelle mais qui peut signifier également les limites
des liens
parentaux: il y a un moment où ils ne peuvent plus opérer. En
conséquence la
créature se retrouve seule, dépendante, face à son seigneur.
Citons
également: "L’âme qui porte sa charge ne portera pas
celle d'une autre." (LIII, 39, M. Kasimirski) "Qu'aucune âme ne porte
le faix d'une autre" (LII, 38, J. Berque) "Le jour où nulle âme
n'aura plus pouvoir en faveur d'une autre." (82, 19, D, Masson) "Un
jour
où nulle âme n’a pouvoir en faveur de nulle autre'' (LXXXII, 19, J.
Berque).
Le
lien avec le mouvement de la valeur se manifeste également
dans le fait que les créatures jugées portent leur livret (de compte).
"Celui qui recevra son livret en sa main droite sera jugé avec
douceur." (84, 7-8, D. Masson) "Alors qui
recevra son
écrit dans sa droite la reddition des comptes facile lui sera" (LXXXIV,
7-8,
J. Berque), mais surtout parce que la vie apparaît comme un procès
total qui
doit être jugé, apprécié, déterminé, comme au cours du procès
économique.
Beaucoup d'auteurs ont insisté sur cet aspect ce n'est pas la peine de
s'y
attarder.
Il
convient plutôt d'insister sur le lien absolu existant entre
le jugement dernier et dieu. La résurrection des mort et le jugement
dernier exposent
la toute puissance de ce de dernier et le fait que personne ne peut
lui
échapper. "Ils n’ont pas mesuré Dieu à Sa véritable mesure, alors que
la
terre toute entière, au Jour de la résurrection, est Sa prise, et que
les cieux
se reploient dans sa Droite ( ... ) et fulgure la terre de la lumière
de son
Seigneur. L’Ecrit est mis en place. Sont amenés prophètes et témoins.
Il est
jugé entre hommes dans la Vérité, sans la moindre iniquité" XXXIX, 67
et
69) Il est donc vain de croire pouvoir réaliser quelque chose sur un
plan
purement profane, car il y a un juge au-dessus de tout.
Cette figure de
juge chez Allâh montre qu'il y a conservation de
l'antique conception de
la justice prévalant dans l’aire sémitique comme dans l'aire
égyptienne. Allâh
remplace en fait le concept égyptien de Maât, qui signifie à la fois
l'ordre du
monde et le mode de sa manifestation[58].
C'est là
aussi qu'Allâh remplace le destin.
Enfin
la dimension individuelle que nous avons déjà citée est liée
Le
caractère plus ou moins impitoyable de cette relation est atténué
par l'affirmation du possible d'une intercession par certains
prophètes, ou
d'autres personnages. Mais cela apparaît dans une dimension de
médiation. On
n’a plus la communauté en sa totalité qui témoigne pour l'un de ses
membres. En
outre si on peut considérer cette intervention comme un adoucissement
de la rigueur
des règles, la manifestation d'une miséricorde, on peut également y
percevoir
comme une justification des pratiques de ce monde où il est toujours
possible
de "tourner" la loi.
Pour
conclure sur l'isomorphisme entre mouvement de la valeur et
jugement dernier disons qu-elle se révèle dans
ceci: le pouvoir de
la valeur ne s’impose que si celui de la communauté s’évanouit; le
pouvoir de
dieu ne s'affirme qu’autant que l'élément basal de l'antique communauté
devient
un individu isolé. Dés lors ce dernier n'a plus d'autre recours que lui.
Le jugement dernier ne concerne que les hommes et les femmes. Les autres êtres vivants sont exclus: l’âme est un privilège de l’espèce humaine. Cela traduit bien la séparation d’avec la nature et la nécessité de la justification de la place privilégiée des hommes. "Nous avons proposé au ciel de la terre, aux montagnes le dépôt de la Foi, ils ont refusé de s'en charger, ils ont tremblé de le recevoir. L’homme s’en chargea, et il est devenu injuste et insensé." (XXXIII, 72, M. Kasimirski) "Nous proposâmes le dépôt aux cieux, à la terre et aux monts : ils déclinèrent de s’en charger, tant ils en éprouvaient de transe. L’homme, lui, s’en est chargé… Par comble d’ignorance et d’iniquité." (XXXIII, 72)
Cependant
il ne semble pas que Mahomet insiste plus que ne le
font les auteurs de la Bible au sujet de la domination de l’homme sur
la nature.
On peut même trouver qu'il n’effectue pas une justification des
violences faites
à cette dernière. On a surtout dans le Coran, répétons-le, l’expression
de la séparation
d’avec la nature. Indiquons que comme dans le christianisme, dieu est
la médiation
de récupération d'une nature, qui n'est d’ailleurs plus naturelle[59].
9.2.6.3.4.7.
Il convient maintenant pour bien apprécier la
synthèse entre données archaïques et anticipatrices d’étudier comment
l'apport
des communautés bédouines est intégré dans le procès de vie, comment la
Murawah
l'est en étant orientée vers dieu, et comment le
mouvement de la valeur
substantifie les divers rapports
fondamentaux entre les composants de la communauté, en tenant compte
qu’étant
donnée l’impossibilité d’un développement réflexif de la valeur, et
donc sa
transcroissance ultérieure en capital, seule une voie moyenne peut
l’emporter[60].
L’étude
des cinq piliers de l’Islam va nous permettre de répondre à ces
questions.
Auparavant
situons la position de la femme au sein de ce procès.
"Quand
le Coran intervient, il trouve une situation si
fortement établie depuis des siècles qu’il ne parviendra pas à la
modifier sur
deux points essentiels la structure de la parenté et le contrôle de la
sexualité." (A. M. Delcambre: L’Islam, éd. La
Découverte, p.100)
En
effet l'affirmation de liens non-tribaux, artificiels, déterminés
par une participation à une foi commune, intégra les antiques rapports
communautaires sans les abolir. En ce qui concerne la sexualité, il
s'agit avant
tout du problème des femmes.
On
peut considérer l'Islam comme une formulation mise à jour
adaptée à un autre moment de la domination des hommes sur les femmes.
En fait
il y a comme un escamotage de leur importance (l'action de Eve n'est
pas
mentionnée dans le Coran). Il y a une certaine amélioration de leur
situation
(interdiction de tuer les filles à la naissance, possibilité d’hériter,
possibilité de divorcer) sans remise en cause de cette dernière. Le
problème
n'est plus de justifier une domination; il faut la rendre supportable.
Ceci est
en conformité avec le mouvement de la valeur qui a besoin du plus grand
nombre
possible de sujets d’échange posés égaux.
La
réelle position patriarcale nettement anti-femme ne pouvait
plus être opérante à partir du moment ou le mouvement de la valeur
dissolvait
la communauté qui était son support. Mais cela n’aboutit pas à une
remise en
cause du statut des femme toujours considérées comme inférieures.
"Les maris sont supérieurs à leurs femmes" (II, 228, M. Kasimirski) "Les hommes ont toutefois sur elles préséance d'un degré" (II, 228, J. Berque) "Les femmes sont votre champ. Allez à votre champ comme vous voudrez. (II, 223, Kasimirski) "Vos femmes sont votre semaille. Allez à votre semaille de la façon que vous voulez." (II, 223, J. Berque) "Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause de qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes." (IV, 38, M. Kasimirski) "Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens." (IV, 38, J. Berque). Dans ce dernier cas on peut noter une assez grande différence dans la traduction. La seconde exprime l'infériorité des femmes mais de façon moins péremptoire, moins agressive.
La compréhension de l'affermissement d'une nouvelle considération de l’importance des femmes à travers l’œuvre de Mahomet nécessite une étude des rapports entre les ceux sexes à La Mecque d’une part, à Médine de l'autre. Dans cette dernière ville, il y avait maintien des vieilles pratiques matriarcales et il semblerait qu'en définitive les mesures adoptées par Mahomet reflètent un compromis entre pratiques patriarcales en dissolution à La Mecque et celles matriarcales également en dissolution qui s’imposaient à Médine. Pour une analyse pertinente, semblant exhaustive de la question, nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de W. M. Watt. Mahomet à Médine. Voici quelques extraits essentiels:
"Concluons donc que la polygamie (les femmes habitant chez leurs époux), qui pendant longtemps constitua aux yeux des Chrétiens la caractéristique de l'Islam, fut une innovation due à Mahomet. Il y en eut quelques exemples avant sa venue, mais ils étaient peu répandus et cette coutume était particulièrement étrangère aux vues des Médinois. Ce changement remédiait à quelques-uns des abus dus à l’accroissement de l'individualisme; la polygamie permettait aux femmes trop nombreuses de se marier honorablement; elle mettait fin à l'oppression des femmes isolées mises en tutelle et diminuait la tentation des unions temporaires autorisées par une société arabe aux coutumes matriarcales. En comparaison de certains usages jusqu'alors courants, cette réforme doit être considérée comme un progrès important apporté à l'organisation sociale." (p. 544)
Le
nombre élevé des femmes fut un phénomène artificiel dû aux
luttes incessantes des musulmans contre diverses tribus qui
occasionnèrent la
mort d'un grand nombre d’hommes.
"Une
autre concession aux pratiques des groupes à régime matriarcal
est celle du khul ou divorce par consentement
mutuel. C'est là
probablement un vestige des coutumes préislamiques suivant lesquelles
la femme
demeurait dans la maison paternelle et où son frère ou elle-même
avaient qualité
pour renvoyer le mari. Selon la loi islamique, ce pouvoir s'est
transformé,
mais la femme garde l'initiative de la séparation. Elle peut demander à
son
mari de divorcer en lui offrant une compensation (telle que de lui
abandonner
son douaire ou d’allaiter son enfant), mais le mari est dans son droit
s'il
refuse le divorce.''
"Peut-être
la tendance la plus importante qu'on puisse
relever dans ces règles touchant les prohibitions de mariage, est celle
visant
à saper toutes les pratiques qui amoindrissent l’individualité de
l'homme." (p. 548-549)
L'homme
ne doit pas dépendre de la femme. En tenant compte que déjà
cette relation de dépendance était l’expression d’un stade de
séparation par
rapport au moment où hommes et femmes participaient dans leur diversité
à la
totalité de la communauté immergée dans la nature, on mesurera à quel
point
cela traduit une séparation d’avec la nature.
W.
M. Watt met en évidence une autre raison qui a conduit à
l’instauration de la polygamie (polygynie en fait) c’est la situation
des
nombreux orphelins. Or, Mahomet en avait été un. Il eut tendance à
améliorer
leur sort, en leur donnant un père afin qu’il leur assure la protection
et la
défense de leurs intérêts.
Ainsi
l’institution de la polygynie permet de surmonter la dissolution
des rapports parentaux occasionnée par les guerres incessantes. Cela
permit de
recomposer des micro-communautés directement fondées sur l'islam et
isomorphes
à la communauté totale la ummah.
Toutes
ses raisons méritaient d’être révélées parce qu'elles
sont la preuve du caractère non maléfique du personnage de Mahomet, ce
que les thuriféraires
de l'Occident voulaient affirmer de façon irrévocable.
Briser
l'innéité naturelle, donc dominer la femme afin que la
seule innéité qui puisse s'affirmer soit celle posant l'immédiate
nécessité de
dieu, la dépendance absolue, tel est au fond 1'objectif de Mahomet.
C'est la
profonde naturalité de la femme qui a fait problème et provoqué le
sentiment
d’insécurité tant chez Mahomet que chez ses descendants. C'est le
développement
du capital qui va libérer les musulmans de ce problème.
En
fonction des fluctuations des phénomènes de la valeur,
fonciarisation, la situation des femmes put s'améliorer, mais le plus
souvent
empirer par rapport à celle qu’elles eurent durant la période de vie de
Mahomet
et, probablement, durant celle des premiers califes. La détérioration
s'accusera avec le repli du monde musulman sur lui-même à cause de
l'agression
de l'Occident: les hommes compensèrent en augmentant leur despotisme
sur les
femmes.
En
fait, en tenant compte du phénomène islamique dans sa totalité
historique, on peut dire que la question de la réalité de la femme, de
son
statut, de son importance, conditionne l’ensemble du comportement des
musulmans, surtout ceux d'origine arabe. Ce qui veut dire que l'antique
problème de la femme tel qu'il se posait aux tribus nomades avant
Mahomet n'est
pas résolu. Peut-être doit-on mettre en liaison l'acuité de cette
problématique
souvent non explicitée avec les caractères
biologiques de la femme qui
la font considérer impure. Il ne s'agit pas seulement du problème des
menstruations,
mais du fait que la femme n'est pas un être séparé, vivant une
séparation
totale. En effet dans la mesure où elle enfante elle connait des
périodes où
elle n’est pas unique.
Ce
mélange peut évoquer celui originel du chaos avant la séparation
opérée par Allâh. C'est une expression de la toute puissance de la
nature qui méconnaît
la séparation. C'est donc une menace perpétuelle pour la représentation
affirmant
un ordre donné. En outre on a pu se demander dans quelle mesure la
femme ne
pouvait-elle pas dépendre de son enfant et donc, par là, participer à
un stade
d’infériorité. Quoiqu'il en soit la femme pose problèmes aux hommes
qui, eux,
ont accepté le phénomène de séparation.
Á
l'heure actuelle où, grâce à la science, il est possible de
faire des femmes des êtres purs, absolument séparés, en les dépossédant
totalement de leur maternité (ce qui n'empêche pas certains hommes de
vouloir y
accéder), et en les ravalant au rang de ces derniers, tous leurs
caractères
dangereux disparaissent (on peut même penser à une
élimination des menstrues).
Dés lors la représentation édifiée pour les conjurer devient
évanescente. Ne
reste opératoire que sa dimension transcendante dont le capital a
besoin pour
sa combinatoire.
Nous
étudierons cela de façon systématique et surtout, dans la
mesure du possible, exhaustive, dans le chapitre sur l'assujettissement
des
femmes.
9.2.6.3.4.8.
Venons en aux cinq piliers du rituel à "ce
qu'on appelle les bases, quawa’id, ou les pierres
d'angle, arkane,
de l’Islam…" Habib Boulares L’Islam-
La peur et l’espérance, Ed. J.C. Lattes, p.94. Il s'agit de
ce qui
constitue le comportement fondamental de tout musulman vis-à-vis de
Dieu,
comportement qui détermine celui avec ses congénères. Celui-ci intègre
de très
vieux modes d'être de l'espèce qui maintiennent des racines profondes
avec Homo
sapiens aux premiers stades de son développement dans la mouvance de sa
sortie
hors-nature.
"En
premier vient la chahada, le témoignage, la
formule sacramentelle par laquelle on professe sa foi." (idem, p.94) IL
s’agit
d'affirmer l'unicité de dieu; l'affirmation qu'il n'y a pas d’être
référent ni
d'autre référentiel. "Et Dieu n’embrasse-t-il pas toutes choses."
(XLI, 54, M. Kasimirski) "Est-ce que son regard n’embrasse pas toute
chose?" (XLI,54, J. Berque)
Cette
formule est: "Il n'y a pas d'autre Dieu qu’Allâh et
Mahomet est l'envoyé d’Allâh". Selon Toufik Fahd prononcer cette
formule
équivaut au baptême chrétien. Il ajoute qu'elle est elle-même prière.
On peut
considérer qu'elle a valeur de mantra et qu'elle est incantatoire,
dénotant
l’importance considérable qu’a la parole dans l’islam.
C'est
la totalité en tant qu'unité qui est dieu. Ce n'est plus
celle d'une communauté ethnique déterminée. Dans ce cas, on aurait
selon la
terminologie en place, un hénothéisme, mais d'un mouvement, d'un
devenir qui concerne
l'ensemble des hommes et des femmes dans une aire géosociale donnée
pouvant
englober une grande diversité d'ethnies. Ainsi s'affirme la différence
d'avec
le judaïsme: dieu n'est plus localisé. Ce devenir est celui déterminé
par le
mouvement de la valeur qui impulse l’affirmation d'une grande
multiplicité. Il
faut la contenir, comme il faut limiter l’autonomisation des individus
en
affirmant qu'il n'y a qu'un individu réel: la totalité-unité, dieu.
"En
deuxième lieu, il y a la prière, la salat, le
salut de Dieu, l’acte physique et moral de soumission."(idem, p. 94)
Cette
présentation du caractère de la prière confirme bien que
ces cinq piliers sont les constituants d'un comportement déterminé
vis-à-vis de
dieu. Il faut effectivement que le ou la fidèle exprime sa soumission à
celui-ci.
Mais elle a aussi d’autres caractères .Tout d'abord celui d 'être une
mise sous
tension de tout l’être pour se poser en continuité avec dieu. L'être
humain-féminin
a été séparé du fait même de la dissolution de la communauté. Il ne
participe
plus. En revanche la participation au monde en place le déconnecte de
dieu, ce
qui n'est que la manifestation plus tardive de la perte de
participation au
cosmos. La prière est donc une pratique qui fait réaccéder à une
participation
à un monde divin en s'extrayant du monde immédiat produit du mouvement
intermédiaire, mal nécessaire que les hommes et les femmes ne peuvent
pas abolir[61].
Les
remarques suivantes de Watt permettent toutefois de préciser
qu'il y a eu une évolution dans la conception de "la Salât, l'Adoration
ou
Prière solennelle. La traduction habituelle de Salât est "prière", mais
ce mot correspond plutôt à du 'â (...) L’Adoration ne consistait pas à
demander
à Dieu ses faveurs, mais était un acte reconnaissant sa puissance et sa
Majesté." (Mahomet à Médine, p. 577)
Ainsi
à l'origine on a une adoration, c'est-à-dire une simple
reconnaissance et une exaltation de la divinité ( comme cela pouvait se
faire,
auparavant, pour la nature). Il y a immédiateté. Ensuite, cet acte
devient un
moyen de vérifier l’adéquation de la créature avec le créateur, par
l'acte de
soumission. En reconnaissant la toute-puissance
de celui-ci,
celle-là se soumet à lui. Elle passe de l'état d'indépendance à celui
de
dépendance. Cela correspond à la transition du moment où Mahomet expose
simplement un message qu’il dit lui avoir été transmis,
à celui où ce message sert à
organiser une communauté.
Un
autre caractère réside dans le fait qu'elle est "Conçue comme
une purification spirituelle." Elle "est soumise à certaines
dispositions préliminaires: être en état de propreté, corps et
vêtements (...)
se vêtir convenablement; connaitre les moments canoniques de la prière,
s'orienter
en direction de la Ka’ba."(Toufik Fahd: L’islam et les sectes
islamiques;
p.121)
Comme
toutes les autres pratiques, la prière intègre de vieilles
représentations. "L'idée bien sémitique de lieu sacré, défini par une
enceinte, s'est conservée en islam dans le fait que l'orant doit
circonscrire
l'espace sacré sur lequel il fera sa prière... " (idem, p. 125)
Le
dernier caractère est également important bien qu'il ne soit
pas propre à l'islam. Il réside dans le fait que la prière est
communautaire.
"Mahomet introduisit en islam la prière communautaire, cette prière à
laquelle communient tous les fidèles unis dans un même lieu et dans un
même
esprit." (idem, p.120)
En
revanche W. M. Watt insiste sur son caractère individuel.
"La prière, pour un musulman, est essentiellement quelque chose qui
concerne
seulement Dieu et l'individu qui prie." (Mahomet à Médine,
p.582) Il
ne semble pas qu'il y ait une opposition absolue entre les deux
appréhensions
du phénomène. Ceux qui prient sont bien des individus, les produits
finaux d’un
procès de séparation de l’ancienne communauté. Mais par la prière ils
accèdent
à une autre plus vaste que celle qu'ils ont perdue. Comme pour la foi,
la
prière est nécessaire parce que hommes et femmes sont séparés.
En
conclusion la prière est une médiation pratico-affective de
réalisation de la communauté à travers dieu qui est à la fois seconde
médiation
dans la mesure où il n'est, en définitive, que le substitut de la
communauté,
et totalité à laquelle on doit accéder.
Ceci
est absolument nécessaire puisque l'Islam c'est la soumission.
Mais ce qui nous semble très important c'est que le fidèle doit se
purifier
avant de prier. Or la thématique du pur et de l’impur est fondamentale,
comme
nous l’avons vu, au stade de la chasse, c'est une des
plus anciennes bipolarisations.
La
soumission à dieu est soumission à un ordonnancement, à un
mode d'être; donc cela permet d'échapper à la loi profane qui est en
fait la
loi de la valeur même si elle n'apparaît pas en
tant que telle à
Mahomet. Car, ne l’oublions pas, de loi, il n'y en a pas chez les
bédouins. Le
refus de se laisser emporter par un mouvement d’extranéisation qui
dépossède
tout le monde, même s'il permet un enrichissement pour quelques uns,
conduit à
poser l'être total qui donne tout et auquel on se soumet.[62]
Le
fait de poser une soumission implique que quelque part il y a
un phénomène qui soumet: dieu. L’implacabilité de ce dernier, comme
nous
l'avons dit, est compensée par une forme d'amour, la miséricorde.
Celle-ci est
nécessaire parce qu'à cause de la puissance également implacable du
monde
d’ici-bas, de l’impossibilité de s’en extraire la créature est
faillible.
Le
jeûne
(sawn) du Ramadan est encore plus lié à la thématique susmentionnée
puisque
jeûner c'est se purifier. Le caractère archaïque de cette pratique se
révèle
pleinement dans le fait que les femmes qui ont leurs menstrues sont
dispensées
de jeûne. En effet selon l'antique conception, à ce moment-là elles
sont impures.
Or, l'impureté liée à la menstruation est d'un ordre totalement
différent, plus
fondamental parce que plus archaïque et je dirai plus structural.
On
devrait
parler d'un jeûne total (puisqu'il y a même abstention de prise d'eau)
diurne.
En effet les musulmans mangent et boivent la nuit. Ces deux séries de
pratiques
sont fort négatives du point de vue biologique.
Á
ce propos il est très important de noter que Mahomet n'a pas
la dimension d'un thérapeute comme l'eut le Christ, tel que cela
apparaît fort
bien dans les évangiles canoniques mais surtout dans l’Evangile de la
paix
selon St Jean. Ceci est peut-être dû au fait que Mahomet opéra dans un
monde
moins corrompu, moins décadent que celui que connut Jésus[63].
Cela peut-être
également mis en liaison avec la dimension politique plus puissante
chez Mahomet
qui de ce fait pensa guérir à un autre niveau.
Quoiqu’il
en soit le jeûne du Ramadan a acquis une grande importance.
"Cela est dû (le fait qu'il soit suivi, n.d.r) au caractère
communautaire
et collectif qu'il prit dès le début." (Toufik Fahd, L’Islam
et les
sectes islamiques, p.130)[64]
Mais il
n'y a pas réellement un repas communautaire comme l'est la communion
chez les
chrétiens.
"En
quatrième position vient la zaket. On traduit
généralement ce mot par aumône. en vérité, la
langue arabe et l’Islam
disposent d'un autre vocable qui est généralement employé pour
l'aumône: c'est
la sadaqa. La racine du mot zaket
suggère plutôt les notions à la
fois de croissance et de purification, de probité et d’intégrité . Il
s'agit
donc de purifier les biens de ce monde, acquis durant l’année écoulée
en
faisant partie d'un patrimoine, en en prélevant une partie qui doit
être donnée
aux pauvres (...) Cette purification est un devoir, certes, mais encore
faut-il
disposer de biens à purifier. Le pauvre, le démuni, en est donc
dispensé."
(Boulares, p.95)[65]
C’est
à propos de ce pilier qu'on peut percevoir le mieux les
rapports aux données antérieures. Il apparaît comme l'articulation
essentielle
dans le comportement de dépassement et d'intégration du comportement
bédouin
grâce à l'utilisation du mouvement de la valeur.
On
doit noter tout d'abord le rapport au sacrifice et, à ce sujet,
nous renvoyons le lecteur à notre analyse concernant cette pratique
dans le
chapitre sur la chasse. Ce sacrifice apparaît comme un tribut payé à
dieu pour
exister.[66]
Ensuite
c'est une pratique qui permit de résoudre le conflit
entre les tribus arabes et de faire cesser les razzias, facilitant
i"unification de tous les arabes.
La
zakât peut servir également "pour acheter la neutralité
bienveillante" des tribus arabes qui ne se convertissent pas
immédiatement
à l'islam." (Muhammad aïd Al-Ashnawy: o.c, p.49)[67]
En effet
le Coran (IX, 60) indique: "Les aumônes sont destinées (...) â ceux
dont les
coeurs sont à rallier" (traduction D. Masson) "Les aumônes ne doivent
revenir qu’…à aider au chemin de Dieu.." (traduction J. Berque)
Ici
le mouvement de la valeur est utilisé pour accroître le domaine
de l'Islam, le royaume de Dieu. Il en est de même en ce qui concerne le
rachat
des captifs.
Les
autres emplois concernent les composants de la communauté et
dans ce cas il ne s'agit plus d'utiliser le phénomène de la valeur,
mais d’enrayer
les effets négatifs qu'il engendre au sein de celle-ci. Ce sont des
phénomènes
de compensation pour empêcher que la communauté n'éclate, car ces
aumônes concernent
les « pauvres », les
« nécessiteux », « ceux qui sont
chargés de dettes »[68].
Mais
il ne faut pas que cette pratique gène, entrave le
mouvement de la valeur comme l’indique Toukif Fahd (L'islam et
les sectes
islamiques, p.137) qui renvoie au Coran:
"-
Donne à tes proches leur droit, mais aussi au pauvre, au
fils du chemin
-
et cela sans prodigalité prodigue
car
les prodigues sont frères de Satan ...(XVII,
26-27 ,
J. Berque)
C’est
une affirmation, en quelque sorte, anti-potlach. Les hommes
ne doivent pas être dépendants les uns des autres, ce qu’engendrerait
une telle
pratique, mais seulement de dieu qui se suffit à lui-même. "Dieu est
celui-qui-se suffit, le Louangé." (XXVI,26, J
Berque)
Nous
avons abordé les déterminations en rapport au mouvement de
la valeur, indiquons maintenant celles en rapport à l’antique Murawâh,
telle
qu'elle est exprimée dans le verset: "N’oubliez pas d'user de
générosité
les uns envers les autres."
Il
est clair qu’ici il ne s'agit plus de l'aumône légale, la zakât,
mais d’une aumône volontaire, quelque chose qui s'affirme en dépit du
mouvement
de la valeur.
La
détermination de la pureté liée au concept de zakât prend en
fait une ampleur plus considérable si l’on considère que le mouvement
intermédiaire
apparaît comme un mal qu’on ne peut pas éviter, que c’est un existant,
une
donnée non remise en cause, mais qui fausse en fait non la loi mais
l'ordonnancement du monde créé par Dieu.
Dit
autrement: le contact avec le mouvement de la valeur (le
négoce, le commerce etc., toutes les variantes de réalisation de
celui-ci) rend
impur. Il y a un mal qu’on ne peut pas abolir, il y a un phénomène à
tolérer,
ce qui impose la nécessité de se purifier; ce qui a pour conséquence de
redonner puissance. Ceci peut être mis en rapport avec la thématique de
non-sortie du monde; il faut faire avec, mais il faut se garder de
graves
dangers.
Á partir de là on comprend que tout ce qui est inné est pur et
ce qui est acquis est impur. D'où l’importance d’affirmer que le corps
de
doctrine n’est pas une acquisition mais une donnée originelle,
naturelle.
Ultérieurement certains islamistes iront jusqu’à
affirmer la nature
incréée du Coran. Il en découle la revalorisation d’Abraham et le refus
de
toute innovation.
Je ne pense
pas que Mahomet ait songé à ce problème de l'inné et de l'acquis, mais
qu'il
eut tendance à scotomiser tout l'apport des chrétiens et des juifs pour
pouvoir
fonder sa propre représentation réclamée par toute l’Arabie, dont il
fut le
prophète, au sens propre de témoigner d’un devenir et surtout des
modifications
qu'on doit apporter à celui-ci pour être en cohérence avec ce qu’on
pourrait
nommer le projet d'une communauté. Mais le fait que cette
représentation ait
été effectivement acceptable par les arabes montre
que la thématique de l'inné et de
l'acquis opérant en profondeur est réellement effective. Elle indique
qu'hommes
et femmes ont peur du devenir, surtout du
devenu, qui s’autonomise en acquis parce qu'ils pensent qu'il leur fait
perdre
leur originalité et les transforme impurs par rapport à ce qu'ils
étaient au
moment de leur surgissement.
Il
faudra un déracinement profond opère par le
mouvement du capital pour que les hommes et les femmes acceptent
l’acquis, le
devenu. L'idéologie du progrès pourra alors se développer. Il est
difficile à ce
propos de parler de religion parce que la dimension de liaison des
êtres y est
peu apparente.
En
ce qui concerne le pèlerinage (hajj) à La Mecque nous avons
déjà indiqué son importance en parlant de la Kaaba (car il date de la
période anté-islamique),
C’est un acte de retour au sources, aux racines de l’ethnie, c'est la
recomposition
de l'être de la tribu, de l'ethnie, cela correspond aux antiques réunions
des divers
groupes ou tribus composant une population, une ethnie.
Étant
donné qu'il est la reprise d'une vieille pratique jamais
tombée en désuétude, il est normal qu'il englobe un grand nombre de
déterminations archaïques. En effet comme la zadâk, le pèlerinage est
un compendium
de pratiques fort anciennes réactivées dans une dynamique nouvelle.
Indiquons
tout d'abord la purification. Il est évident qu’il faille se purifier
pour retourner
à un stade originel. Cela implique également que le pèlerinage
s'effectue
pendant une temps sacré (il y a des mois sacrés) et dans un espace
sacré (le
territoire de La Mecque), et s’accompagne de multiples interdits
(éléments du
sacré). Enfin il y a intégration d'une dimension initiatique importante
comme
le met en évidence Toufik Fahd qui souligne à quel point le pèlerinage
islamique dérive de très anciennes pratiques sémitiques[69].
Ceci
explique qu’il conserve encore de nos jours une certaine puissance de
fascination. Cependant et ceci est vrai pour tous
les autres éléments
archaïques de l'islam, il en sera ainsi tant que les hommes et les
femmes n'auront
pas pleinement été déracinés, comme cela advient avec l'intense
urbanisation en
cours, correspondant au triomphe du capital.
9.2.6.3.4.9.
On insiste beaucoup pour dire que l`islam est
une religion du livre et l'on fait l'exaltation du Coran. Or "Al-Qoran"
signifie proprement la Récitation, la lecture par excellence.
Le
Coran est un signe, manifestation de dieu lui-même, comprenant
un ensemble de signes qui chacun atteste la puissance et l'existence de
dieu.
Mais l'opération essentielle qui extériorise dieu où qui actualise son
émanation, c’est la lecture solitaire d’abord, avec Mahomet,
communautaire, ultérieurement,
avec les musulmans. Autrement dit il y a une certaine équilibration
entre les
différentes fonctions d'expression avec un freinage de l’autonomisation
de
l'écrit et une exaltation d'une fonction antérieure, la lecture conçue
non
comme le déchiffrement d'un texte écrit, mais comme celui de signes
naturels
puis divins. Et ceci était plus en accord avec le mode de vie des
nomades,
tandis que la lecture réduite à celle du livre est pratique des gens de
ville,
des marchands particulièrement. Ainsi dés le début se manifesta la
nécessité
d'un compromis entre pratiques des bédouins et pratiques des gens
pénétrés par le
mouvement de la valeur.
"Aussi
pour couper court à des déviations possibles, le
texte lui-même fut fixé très tôt et se transforma ainsi en
Livre alors qu'il
était essentiellement une récitation." (Bruno
Étienne, Coran in Dictionnaire des oeuvres
politiques, Ed. PUF, 1986, p. 186)
On
a une affirmation de l’oralité, d'une certaine magie qui
renforce l'accession à la participation à la divinité. Il y a également
manifestation de la perte de
pratiques liant au cosmos et peut-être récupération par cette
récitation.
Ceci
étant on comprend que la récitation soit l’extériorisation
de la soumission, en même temps que s’impose une réaffirmation de la puissance de la
parole. D'ailleurs
Mahomet croyait en la puissance incantatoire de celle-ci: "il est
probable
que Mahomet et lui-même croyait aux présages des noms." (Mahomet à
Médine p .584) "Le Qur `an sous-entend une croyance dans
l'effet des
malédictions, surtout, ajoutons-le, dans la malédiction de Dieu''.
(idem)
Cette lecture "non livresque" intègre les antiques conceptions au sujet des diverses manifestations naturelles en tant que signes de divinités données, ou encore de hiérophanies. En notant que la plupart du temps celles-ci purent accéder au stade de médiateurs entre les hommes et les femmes et la divinité supérieure. "Nombre de superstitions s'attachaient aux divers actes de la vie quotidienne, dominée par une profusion de bétyles, censés protéger les humains et leur épargner la colère divine. Le nombre des médiateurs et intercesseurs entre Allâh et ses créatures ne cessait de croître. On cherchait à connaître sa volonté par toutes les manifestations de la nature, spécialement les astres, les aérolithes, les arbres, les sources." (Toufik Fahd: Naissance de l’Islam, p. 651).
Lire
peut se faire isolement. On ne peut pas parler seul. Donc
la récitation, même si elle est faite à partir d'un livre et même si
elle est
solitaire, implique l'existence d’un interlocuteur qui ne peut être que
dieu. La
communauté est donc toujours présente soit de manière tangible, soit
dans son
abstraisation divine.
Parler
implique écouter. L'homme doit être à l'écoute de dieu.
Ceci s'avère de plus en plus difficile à l’heure actuelle où
l'importance du
langage verbal régresse, l'écoute disparaît et la vertu incantatoire
est transférée
dans divers gadgets. D’où, avec le déploiement de la consommation
capitaliste,
l'évanescence de l'islam qui ne pourra perdurer qu'en tant qu'élément
de la
combinatoire représentationnelle du capital.
Mais
pour Mahomet le monde est une représentation de dieu[72].
"Nous avons déployé partout des signes pour ceux qui comprennent."
(VI., 97, M. Kasimirski) "Nous articulons les signes pour un peuple qui
comprendrait." (VI, 97, J. Berque) La même idée est répétée au verset
98.
C'est dans la sourate XXX que se trouve le mieux exprimé cette idée.
Sur le
plan de la représentation c’est une sourate essentielle pour comprendre
l'ensemble de l'œuvre de Mahomet et celle de ses successeurs.
En
faisant du monde une représentation de dieu Mahomet intègre
un vieux fond anté-islamique et opère une rationalisation: dieu devient
un
principe unificateur, d'explication, heuristique. Cependant il y a une
grande
différence en ce sens que tout est ravalé au stade de signe (âya), une
espèce
de redondance particulaire de dieu. Les arbres, les pierres, les
phénomènes
naturels, etc., ne témoignent pas à cause de leur puissance
intrinsèque, mais
parce qu'ils représentent dieu. Par là Mahomet éliminait toute sorte de
concurrents
ce qui explique d`ailleurs sa lutte acharnée contre le polythéisme et
l’affirmation
de l’élimination de tout intermédiaire entre dieu et ses créatures, le
conduisant à exalter une forme d’individualité. Avec cette précision
essentielle: l'individualisation est cultivée, recherchée lorsqu’il
s'agit de
dégager hommes et femmes de leurs antiques relations et de leurs
représentations, mais elle est jugulée (islam égale soumission) dés
qu'il
s’agit d’édifier l’ummah. Ce faisant il s'agit toujours de résorber une
primordialité
pour renforcer la dimension innée de la nouvelle conception totalisante.
La dévalorisation de la nature qu'implique cette conception s’accompagne de la pratique de privilégier l'apport du prophète. "Oui, le Koran est un recueil de signes évidents dans les coeurs de ceux qui ont reçu la science : il n'y a que les méchants qui refusent nos signes." (XXIX, 48, M. Kasimirski) "Bien plutôt (le message) consiste-t-il en signes probatoires au coeur de ceux dotés de connaissance. Seuls les iniques récusent Nos Signes." (XXIX, 49, J. Berque). Le prophète à la fois trans_c_r_i_p_teur et interprète des signes devient`l’intermédiaire essentiel qui ne peut absolument pas en tolérer d'autres quels qu'ils soient (contre l’associationnisme) .
Il
en découle qu'il ne peut pas y avoir de représentation de la
part de l’homme car ce serait se mettre sur le même plan que dieu ce
qui serait
de l’associationnisme.
La
représentation se veut absolument non anthropocentrique c’est-à-dire
non centrée sur l’homme, mais tout concerne l’homme qui est placé
au-dessus de
tous les êtres vivants et dieu lui-même n’est qu’une projection
anthropocentrique et ce même du point de vue d'une théologie négative.
Toutefois le fait
d'affirmer cela permet
de poser un référent qui ne serait pas humain, donc faillible,
susceptible de
multiples déviations, etc. il faut un référent incorruptible comme
pour la
valeur.
Avec
Mahomet la représentation est posée immédiate. Elle est
immédiateté de dieu se révélant à travers des signes. En revanche dans
l’ensemble
des peuples posés dans la mouvance de la valeur et chez qui celle-ci
parvint
à sa réflexivité tendant à son autonomie, et permit l'édification d'un
nouveau
type d'État, chez les grecs, les romains, puis chez divers peuples
dont
l'ensemble des nations constitue ce qu'on nomme actuellement
l'Occident, la
représentation est une médiation, et celle-ci a de multiples modalités
d’extériorisation: Le théâtre, la démocratie, etc.
Il
ne faut pas de
représentation afin de maintenir la distance et en même temps une non séparation qui est impliquée
justement dans
celle-ci (dans la
mesure où elle est
médiation). Cela porte sur l'art figuratif et cela souligne
l’inaccessibilité
de l'être. Il n'y a pas de théâtre, représentation qui permettait une
sécurisation;
cette dernière est directement est entièrement placée en dieu. On ne
doit pas,
en quelque sorte répéter l'acte de création apanage de dieu.[73]
Ceci
explique la grande difficulté pour le capital de se déployer
dans l'aire islamique comme nous le verrons ultérieurement. Mais
maintenant que
la communauté du capital domine et parvient, à travers son
développement le
plus poussé, à éliminer la représentation[74],
il n'y a
plus d'obstacle empêchant une jonction entre le capital et l'islam.
Cette
théorisation des signes, ce refus de la
représentation-médiation explique aussi le problème que pose la
création. En effet
elle peut être considérée comme l'innovation par excellence,
lorsqu'elle se
fait à partir de rien. En outre cela implique que le néant est
antérieur et coexistant
à dieu. Danger d'associationnisme.
S'il
y a séparation au sein d'un tout; dieu est alors
organisateur et même médiateur absolu parce que c'est lui qui va
permettre l'établissament
des liens entre les différentes parties; par là il impose son pouvoir.
Enfin
on peut avoir une coexistence monde dieu. Affirmer:
le monde est une émanation de dieu (proposition en germe chez Mahomet,
explicitement développée chez Al’Farabi) assure le maintien de la
continuité. I1
n'y a pas d'innovation.. Le monde apparaît comme la voie d'accès de la
créature
à dieu, c'est un compendium de signes de celui-ci. En conséquence prétendre créer, c'est
vouloir faire comme ou
plus que dieu. Il en est de même en ce qui concerne le désir de
représenter
Tout ce que peut faire la créature c'est opérer en étant soumise à dieu pour dévoiler quelque chose qui préexiste à son activité cognitive. Enfin la créature est apte à percevoir d'autres signes de dieu, ce qui permet de concilier la transcendance avec le dévoilement d'une immanence.
Tout
ceci n'est pas une digression, voire une divagation, mais une
réflexion sur le possible ou non d'un verrou cognitif que pourrait
constituer
l'islam vis-à-vis de l'acceptation du phénomène du capital en sa
totalité tel
que nous tentons de le représenter depuis de nombreuses années.
L'étude
des deux phénomènes nous conduit à constater qu'il n'y a
pas d'incompatibilité. L'islam en tant que représentation est
compatible avec
celle du capital plus exactement avec la représentation capital dans la
mesure
où ce dernier au cours de son développement ultime engloutit celle-là.
Dans
le Coran Mahomet se défend fréquemment d'être un poète. Or la
question ne porte pas sur la forme, sur le mode d'énoncer, de dire,
mais sur le
contenu. L'amalgame pouvait se faire parce que les poètes eux aussi,
dans les
sociétés archaïques sont des possédés d'un dieu, ils ont l'enthousiasme.
On peut
même ajouter qu'ils ont une dimension. de
prophète. Ceci nous
renforce dans l’idée qu’effectivement il n’y avait pas une simple
lecture du Coran.
En conséquence encore une fois ce qui pouvait opérer la différence
c'est le
contenu, c'est-à-dire que Mahomet prétendait ne pas opérer dans le
domaine du
fictif, de la fantaisie, de la simple représentation.
Un
autre argument milite en faveur de la psalmodie c'est que le
Coran n'expose pas une pensée strictement linéaire mais une pensée qui
a une grande
dimension de rayonnance, ce qui la rend difficilement traduisible. On a
là un
moment de passage où s’affirme la puissance de la tradition orale, en
même
temps que s'opère la fascination de l'écrit qui permet d'éterniser la
parole.
9.2.6 3.5.
L’édification de la représentation de Mahomet
et son affirmation-affermissement ne
s'effectuèrent pas hors du temps et donc hors de ce qui peut apparaître
aux yeux
des théologiens ou des spiritualistes comme des contingences
historico-sociales.
"Les conditions même de la lutte du prophète Muhammad pour s’imposer,
font
du Coran un texte politique." (Coran, article de
Bruno Étienne dans
le Dictionnaire des oeuvres politiques, Ed. Payot,
p. 184)
Je
pense qu'il vaudrait mieux parler de la dimension politique
du Coran, c'est pourquoi nous allons envisager celle-ci dans l'œuvre
de Mahomet,
en essayant de comprendre comment .sa
représentation s'est édifiée. "L’œuvre
de Mahomet peut être considérée dans son ensemble comme l'édification
sur des
bases religieuses d'un système politique, social et économique et sa
politique
tribale ne fut qu’un aspect de cela." (Mahomet à Médine,
p. 381)
Dans
un premier temps il opère au sein de sa tribu, les
Qorei-chites. "Au début, Mahomet se considère comme envoyé à sa propre
tribu (qawm), ce qui désigne vraisemblablement les Koreishites; mais
peu à peu,
par des degrés qui n'apparaissent pas nettement dans le Qur’an, il en
vint à
voir un objectif plus vaste à sa mission." (Mahomet à Médine,
p. 381). On comprend qu’il insiste à ce moment-là sur le fait que tout peuple a
son
prophète; ce qui ne
met pas en cause
l'universalité d’Allâh, mais réduit la sienne si on compare cette
affirmation
avec sa position à la fin de sa vie.
Il
se comporte en réformateur social qui insiste peu sur
l'unicité de dieu. "Cependant, il est surprenant que, dans ses
premières
proclamations, Mahomet ne mentionne pas l'unicité de Dieu,
avec une
seule exception ("Ne placez pas une autre divinité à côté de
Dieu ! 51,51);
mais il s'agit probablement d'une interpolation tardive." (M. Eliade: Mahomet
et l'essor de l'islam, p. 76)
Il
veut rétablir la prééminence d’Allâh comme cela est indiqué
dans la note 51. Ce qui lui permet de poser un principe supérieur
auquel tous
les membres de la tribu sont assujettis, quelque chose de plus puissant
que le
mouvement profane auquel ils s'abandonnent. Il manifeste une volonté de
réformer
et non d'exclure, car il ne s'agit pas de fragmenter la
tribu-commnauté: Allâh
est un principe englobant. Voilà pourquoi il ne remet pas en cause les
autres
divinités. Elles existent mais elles sont secondaires. En ceci il
développe la
même position que les juifs qui pensaient que l'existence d’Élohim ou de Yahvé n’excluait pas
celles d'autres dieux.
Mais c'étaient ceux d'autres peuples, inférieurs d'ailleurs à celui
d'Israël.
La différence est que, dés le début, il insiste sur le caractère
universel
d'Allâh qui n'est pas limité à une divinité tribale
ou ethnique, mais est posé dieu de tous les
hommes.
En
connexion avec cette affirmation principielle qui
fonde sa prédication, il effectue une dénonciation des excès commis par
les
riches à qui il prédit que, s'ils continuent à opérer comme ils le
font, la
catastrophe est inévitable. Pour les enjoindre à modifier leur
comportement, il
met en avant l’imminence du jugement dernier. "L'heure
qui doit
venir approche, et point de remède contre elle, excepté Dieu" (53, 58,
D.
Masson) "voici une alarme parmi celles données en premier. Imminente
est
l'imminente personne, hors Dieu, ne peut la conjurer" (LIII, 58, J.
Berque)
On ne peut pas dire que Mahomet, à travers sa condamnation des riches, ait visé le mouvement de la valeur. Ce qui lui importait c'était la cohésion de la communauté. Or les riches tendent à la remettre en cause, parce qu'ils se suffisent à eux-mêmes. "Mais l’homme riche, qui se passe -des autres." (LIII .5, M. Kasimirski). J. Berque traduit ainsi: "ou bien encore le suffisant". I1 nous semble que les deux traductions peuvent se compléter. Qui peut avoir tendance à se suffire à lui-même, si ce n'est celui qui a des richesses pour pouvoir assouvir ses besoins, ses désirs. I1 est évident que "suffisant" peut se comprendre aussi comme étant celui qui a une arrogance, qui exagère la portée de ce qu'il peut être par rapport à sa réalité. Mais là encore qui peut effectivement le faire, sinon le riche? Quoi qu'il en soit ce qu'il importe de noter c'est l’opérationnalité extraordinaire de dieu, équivalent général tant positif que négatif. On doit se conduire en créature soumise à dieu, de telle sorte qu'on puisse accéder à sa miséricorde; mais non en l'imitant, ce qui serait exagération, démesure, hubris. Il ne faut pas l'oublier les hommes et les femmes ont des limites qu’ ils ne peuvent abolir qu'en accédant à dieu, en participant à lui par la médiation de la soumission. Par là la communauté est renforcée dans sa cohésion et dans sa dynamique.
Proclamer
la venue imminente de la catastrophe accompagnée du
jugement dernier constitue l'essentiel de la prédication de Mahomet à
la
Mecque. C'est à partir de là qu'il pose la nécessité d’une réforme du
comportement des membres de la communauté. Il ne fut pas le seul. Il y
eut en
particulier Musaylimah, appelé faux prophète, qui enseigna lui aussi
les "doctrines
de la résurrection et du jugement dernier"; mais il aurait opéré en
milieu
paysan. À ce propos W.M. Watt cite cette affirmation "Vous êtes
préférés
aux gens des tentes (wadar) et les gens des villages
(madar)
ne sont pas devant vous." I1 la commente ainsi: "Les deux
dernières
clauses signifient simplement "personne n'est supérieur à vous", mais
le serment et l'injonction subséquente de défendre leurs champs (rif)
montrent
que les auditeurs de Musaylimah étaient, semble-t-il surtout des
agriculteurs." (Mahomet à Médine, p .372) Le
mouvement dirigé par
ce prophète ne fut pas insignifiant puisque: "Le défi le plus sérieux
auquel le califat naissant dut faire face vint du mouvement de
Musaylimah." (idem, p. 37s) Toutefois, comme l'indique W.M. Watt, du
vivant de Mahomet il fut circonscrit à la tribu de Hanifah. Nous avons
cité ces
faits pour insister sur le fait que Mahomet ne fait que reprendre des
données
fort anciennes comme le jugement dernier, comme on l'a antérieurement
indiqué
et qu'en outre l’islam est une représentation produite par des
marchands.
En
conséquence Mahomet, au début, pense qu'il peut réformer sans
devoir détruire les vieilles représentations. Cela explique l'existence
des
versets sataniques à propos desquels M Eliade dit ceci:"La tradition
raconte qu’après le verset 20 de la sourate 53, à propos des trois
déesses
Allat, Al-Uzza et Manat ("Ainsi vous auriez vu Allaât et Al-Uzza et
Manât,
cette autre troisième ?" J. Berque),
suivaient ces versets:
"Elles sont des déesses sublimes et leur intercession est certainement
désirable". (Mahomet et l'essor de l'islam, p. 78)
C'est
l'intransigeance des gens de La Mecque, les polythéistes, qui
craignaient que la mise en position subalterne de leurs déesses et de
leurs
dieux ne portât préjudice au pèlerinage de la Kaaba où, de toute
l'Arabie, les
arabes venaient les vénérer, ce qui était l'occasion de fructueuses
affaires
commerciales’ qui conduisit à une rupture, et à une lutte ouverte entre
eux et
les musulmans. Ceux-ci subirent alors beaucoup d'ennuis, de vexations,
etc. De
multiples ouvrages expliquent fort bien tout cela.
Mahomet
rompt donc avec les polythéistes ce qui le conduisit à
abroger les versets. Pour justifier cela il fait intervenir l'oeuvre de
Satan.
"Mais plus tard Mahomet se rendit compte que ces paroles lui furent
inspirées par Satan. Il les remplaça alors par ces mots: "ce ne sont
vraiment que des noms que vous et vos pères leur avez attribués. Dieu
ne leur
accorde aucun pouvoir." (idem, p. 78)[75]
Les musulmans se
réfugièrent à Yatrib (qui devint Médine par la suite). Là encore
Mahomet
chercha à opérer une conciliation non seulement avec les tribus arabes
qui
l'avaient appelé mais avec les juifs très puissants en ce lieu. C`est
le refus
de ces derniers de le considérer comme un prophète et de reconnaître la
validité
de son enseignement, refus conditionné tant par des raisons d'ordre
théoriques-théologiques que pratiques - économiques qui conduisit
Mahomet à
radicaliser et à universaliser son message (ce qui permit d'englober
diverses
réalités) et à entrer en guerre avec les juifs, alors que durant la
prédication
à La Mecque il avait constamment recherché leur appui contre les
polythéistes.
Les
questions économiques furent effectivement déterminantes
parce que les razzias qui permettaient de faire vivre les musulmans ne
pouvaient pas être une solution définitive du fait que le nombre de ces
derniers
s'accroissait par rapport aux non-musulmans aux dépens de qui
s'effectuaient
ces razzias, du fait que Mahomet après en avoir conduites un certain
nombre
contre les caravanes mecquoises, voulut les interrompre afin de ne pas
s`aliéner définitivement les gens de La Mecque, en ne mettant pas
également en
péril leur pèlerinage. En conséquence les richesses et les terres des
juifs purent
constituer une solution économique provisoire. On doit tenir compte en
outre
que les musulmans de Médine étaient d’anciens nomades ou d'anciens
marchands.
Ils ne purent donc pas s’adonner à l’agriculture comme les médinois.
Il
semblerait que ce soit au cours de sa lutte contre les juifs
que Mahomet s’opposa réellement à l’usure (riba) . Ce qui le conduisit
à
accentuer sa dénonciation des excès liés au mouvement
de la valeur, comme il l'avait fait
à La Mecque, mais toujours sans remettre en cause ce dernier.
Á la suite de la rupture définitive avec les juifs, Mahomet accroît le caractère transcendant d’Allah, son universalité et définit une originalité stricte pour la communauté des musulmans.
"1.
Ils forment une communauté distincte des autres peuples."
(Constitution de Médine, cité dans Mahomet
à Médine, p. 374)
"En
conséquence, le Qur’an enjoint à Mahomet et aux croyants de
se regarder ni comme des juifs ni comme des chrétiens, mais de se dire
une
communauté distincte des deux autres, adeptes de la foi d’Abraham."
(idem,
p. 455)
L'éradication du passé récent sur le plan doctrinal s'opéra également sur le plan pratique, comportemental. Mahomet est amené à récupérer le vieux fond tribal arabe ce qui est désigné, comme nous l’avons vu, par Murawah. C'est à l'époque médinoise que commencent effectivement à s'imposer les cinq piliers dont il a été question précédemment. En ce qui concerne la profession de foi elle traduit l'importance toujours plus grande qu'acquiert Mahomet. C'est pour cette période que la remarque de Toufik Fahd est pertinente:" La foi est l’adhésion au message de Mahomet ,elle n’existe pas sans ce message". (L’islam et les sectes islamiques, p. 118). D`ailleurs il est écrit dans le Coran, dans une sourate de l’époque Médinoise: "Celui qui obéit au prophète obéit à Dieu." (IV, 80, L. Masson). "Obéir à l'Envoyé, c'est obéir à Dieu;" (IV. 80, J. Berque). Par là aussi est apporté un élément de rationalisation. En effet nous avons dit que la foi est l'élément de continuité entre la créature et dieu mais, avons-nous ajouté, il n'y a rien de perceptible qui permette de vérifier que quelqu'un a la foi soit de façon innée, soit en la récupérant, puisque nous avons vu qu'il y avait comme un postulat selon lequel tout homme naît musulman, donc avec la foi en Allâh. L'acceptation immédiate ou différée du message prouve donc la réalité de la foi. Ceci vaut également pour les convertis. Il est un signe par rapport auquel les hommes et les femmes se signifient.
Pour
ce qui est de la prière, la séparation d'avec les Juifs
conduit à ne plus considérer Jérusalem comme la cité sacrée par
excellence.
Elle garde ce caractère mais elle est supplantée par La Mecque dans la
direction
(qibla) de laquelle elle se fait dorénavant.
Nous
avons déjà vu que le jeûne fut placé au cours du mois de
Ramadan pour se distinguer effectivement des juifs. Il en est de même
pour
d'autres caractères.
C'est
l’instauration du pèlerinage à La Mecque, devenue cité
sainte des musulmans, tandis que la Kaaba devenait un lieu de culte
édifié par
Abraham et son fils, qui est la création la plus essentielle. En effet
elle
permit de se concilier les mecquois qui ne perdirent pas les avantages
financiers
que leur rapportait l'antique pèlerinage et de créer un rite
d’initiation
fondamental pour la consécration de l'arabe en véritable musulman.
C'est grâce
à ce pèlerinage que les musulmans accèdent pleinement à l’ummah.
"Faire
l’Hégire, c'était quitter sa tribu pour s'intégrer
dans l’ummah. " ( Mahomet à Médine
, p. 499) En même temps
cela réactua1ise le fait originel et le potentialise en tant que fait
déterminant
et discriminant.
On
conçoit très bien que la zakât ait pu être mis au point durant
la période médinoise. "La question se pose de savoir comment le mot
zakat
prit un sens technique d'aumône légale", mais cela nous entraîne en
dehors
de la période limitée par la vie de Mahomet, puisque la transformation
de sens
ne se fit que plus tard." (Mahomet à Médine, p. 514)
Plus loin l'auteur
indique que le phénomène était en cours du temps du prophète mais que
l'essentiel était l'aumône volontaire, spontanée, ce qui souligne la
puissance
de la communauté musulmane initiale et explique 1’idéalisation qu' on
en fit
ensuite.
Il
existe, pour certains, un sixième pilier, le Jihad dont nous avons
peu parlé. La tradition n’est pas unanime pour le considérer en tant
que tel. Toutefois
on peut considérer que sur la fin de sa vie Mahomet en fit une certaine
théorisation. Ceci fut déterminé tant par des considérations d'ordre
théologique: lutter contre les infidèles, d'ordre politique: maintenir
la
cohésion de la communauté en s'opposant à d'autres, que d'ordre
économique. En
effet la totalité de la péninsule arabique étant devenue musulmane, il
n'y
avait plus d'espace pour les razzias; c'était-
la rançon de l’unification
des arabes. En outre la limitation du. mouvement de la valeur imposée
par le
message coranique, empêchait d'accroître les ressources de la
communauté. En
conséquence, effectuer des razzias aux dépens des peuples situés au
nord
(perses, byzantins) devenait la solution au problème économique (on ne
sort pas
du cadre du mouvement de la valeur car c’est aux dépens de celui-ci que
les musulmans
opérèrent) .
"Il
se rendait compte du fait que la paix intérieure de
l’Arabie ne pouvait être maintenue que si l'excédent d’énergie des
populations
était canalisé vers l'extérieur. Les expéditions organisées vers le
nord du
pays se trouvaient donc être de première nécessité si l'on envisageait
la création
d'un État arabe durable." ( Mahomet à Médine,
p.436).
Je ne pense pas qu'on puisse dire que Mahomet visait la création d'un État, étant donné l’opposition des bédouins à celui-ci. En effet ils avaient tout de même eu des contacts avec l'empire romain, puis byzantin comme avec celui perse. En outre comme toutes les communautés nomades, ils s'opposaient à l’autonomisation du pouvoir. De telle sorte que même s'ils n'avaient pas connu 1'État, leur pratique visait à empêcher son émergence. En revanche il est certain que Mahomet songeait à un débordement hors de l’Arabie, Sa conception de la divinité impliquait un expansionnisme.
Quoi qu'il en soit le Jihad, traduit par guerre sainte, fut la justification d'une telle pratique. Toutefois, il faut signaler que les infidèles pouvaient se convertir, ce qui posa d'ailleurs la nécessité d'accroître le caractère universel d'Allâh, mais réactiva le problème économique comme nous le verrons en étudiant la période post-Mahomet.
Nous
reviendrons sur la question du jihad ultérieurement lors de
l'étude du développement de l'aire islamique. On doit noter cependant
que le
retour au sens primitif (notion d'effort) permet une intégration des
musulmans
dans le monde moderne, bien que les occidentaux n'abandonnent pas leur
esprit
de croisade. "On chercherait vainement dans l'Islam une forme de jihad
qui
ordonne de combattre un homme pour une différence d'opinions, fut-ce un
allié
ou un protégé." (Rachid Rida, Le problème du califat,
p. 51) Or, on
lit dans le Coran: "Point de contrainte en religion. La vraie route se
distingue
assez de l'égarement" (II, 257, M. Kasimirski). "Point de contrainte
en matière de religion: droiture est désormais distincte d'insanité."
(II,
256, J. Berque)
La
théorisation de l`ummah s'effectua durant la période de
Médine, moment où Mahomet dut jouer un rôle important de médiateur
entre les
différentes tribus, et où les musulmans se heurtèrent aux juifs, puis
aux
perses et aux byzantins. Pour parvenir à dominer leurs représentations
- bon
moyen de justifier une domination ou une prétention à celle-ci - il
fallait un
principe d'intégration, un opérateur d'universalité puissant; d'où
l'accentuation du caractère transcendant d'Allâh et le posé de l`ummah,
dépassement irrévocable de qawm tribu ou peuple qui "représente un
groupe
qui n’est uni que par les seuls liens de la parenté." (Mahomet
à La
Mecque, p.194)
"Avec l’Hégire la notion d'une ummah ou d'une communauté à base religieuse vint au premier plan." ( Mahomet à Médine, p. 381).
Nous
l’avons déjà affirmé l’ummah est une communauté hors nature,
artificielle, au sein de laquelle les rapports de parenté tendent à
être abolis.
Pour s'affirmer l’ummah dut soutenir une longue lutte contre l'esprit
de clan
(asibaya). La théorisation de la nécessité de cette lutte nous la
trouverons amplement
développée chez Ibn Khaldoun pour
justifier alors l’État D'un
point de vue
immédiat, cela peut apparaître non seulement comme une rationalisation,
mais
une mesure qui tend à favoriser les plus démunis, puisque cela empêche
la
monopolisation du pouvoir et des richesses. En fait, c'est un moyen
d’éliminer
tous les vestiges de l'antique communauté en produisant des individus
totalement dépendants de la nouvelle, l’Ummah. De telle sorte que les
hommes et
les femmes qui veulent désormais fuir la condition individualiste qui
leur
répugne doivent alors se soumettre effectivement aux impératifs de la
communauté artificielle. Nous avons exposé à maintes reprises ce
phénomène. Il
nous faut ajouter que pour donner une dimension d'enracinement, sans
laquelle
hommes et femmes ne peuvent pas avoir de sécurité, il y eut nécessité
justement
d'enraciner la communauté loin dans le temps et d'accroître la
puissance de son
intériorité en intégrant la murawah une fois dépouillée de ses
dimensions
parentales.
9.2.6.3.6.
Nous avons signalé l'opposition de Mahomet à la
formation d'un État. En plus des arguments avancés plus haut il nous
semble
qu'accepter l'État, même théocratique, en tant qu`organisme devant
diriger-la
communauté et faire respecter la sharia, c'était accepter le risque
grave
d'incarnationnisme, en effet cela revenait à incarner dieu dans un
intermédiaire composite. Une fois le Coran apporté aux arabes et autres
hommes
et femmes, il n' y a plus besoin d'un médiateur. En outre "L'islam non
plus ne connaît pas de mot pour distinguer le sacré du profane, le
spirituel du
temporel car il n'accepte pas ou même ne connaît pas de dichotomie que
ces paires
d'antonymes expriment." (B. Lewis, Le retour de l'Islam,
p. 31)
Donc
on a une totalité qui n'accepte pas la fragmentation. Or
même en acceptant une théorie de l’Ėtat en tant qu’émanation de la
communauté,
de même que le monde serait une émanation de dieu, il y a un risque
d`autonomisation de ce corpus qui conduit à une différenciation trop
importante
au sein de la communauté.
Voilà
pourquoi nous pensons que ce que Mahomet avec ses
compagnons (Abou Bakr, Omar, Othman, Ali, etc., parmi les plus
importants et
qu'on oublie trop souvent en ce qui concerne la période où vécut le
prophète)
ont réalisé au début des années trente du septième siècle, c'est une
communauté
despotique et non un État, mais grosse effectivement du possible de réalisation de ce dernier,
comme cela advint
avec les Omeyyades.
La
communauté est despotique ne serait-ce que parce qu'étant
artificielle elle a besoin, pour fonctionner, d'un principe d'autorité,
qui ne
lui est pas totalement immanent. En outre nous l’avons vu le pouvoir de
Mahomet
devient de type autocratique sur la fin de sa vie: "Le degré atteint
par
le pouvoir autocratique de Mahomet, pendant les deux ou trois dernières
années
de sa vie, est encore mis en lumière par le fait qu'il nommait des
agents qui le
remplaçaient dans diverses occasions, et en fait, ce pouvoir est
démontré par
l'ensemble des nominations administratives." (Mahomet à Médine,
p.
491). À ce propos il faut souligner un autre aspect de sa dimension
politique,
c'est le fait qu'il ne parvint à sa position dominante de guide
privilégié de
la communauté qu'à la suite de plusieurs assassinats individuels (cf.
livre
précédemment cité) en ce qui concerne des opposants arabes, ou
collectifs en ce
qui concerne les juifs de Yatrib. Ceci constitue une autre donnée qui
contribue
à rendre impossible l'adoption de sa représentation.
Il s’agit bien de la communauté despotique - où l'unité supérieure
est Allâh - parce que celle-ci n'est pas fragmentée. En particulier il
n'y
a pas de séparation des pouvoir. Les révolutionnaires bourgeois la
préconisèrent au contraire parce qu'ils pensaient ainsi enrayer tout
despotisme. D'un point de vue immédiat ils avaient raison, mais ils ne
se
rendaient pas compte que c'était le réquisit nécessaire pour que le
capital s`empare
de État, grâce à une autonomisation de celui-ci rendue possible
justement par la
séparation des pouvoirs[76].
En
outre à plus long terme l’affaiblissement de la communauté
implique celui des hommes et des femmes, non seulement parce qu'ils
sont isolés
- les différentes organisations qu'ils se donnent alors ne sont que des
ersatz
- mais parce qu'ils n'ont plus de substance. C'est une donnée
fondamentale dans
le procès de dégénérescence de l'espèce qui affecte tous les aspects de
la vie
tant sur le plan psychologique que biologique (par exemple plus grande
sensibilité
aux mauvaises conditions de milieu)[77].
Pour
en revenir à Mahomet précisons encore une fois qu'avec lui
se réalise donc une communauté despotique parce qu’il n'y pas de
séparation.
L'autorité despotique régissant la communauté est à la fois extérieure,
dieu
transcendant, et intérieure, immanente du fait de la foi des différents
membres
de la communauté. Mahomet est un médiateur, chef suprême. Mais il ne
l'est que
parce qu’il est investi par dieu. Il est une condensation de la foi, un
pôle de
rayonnance, ce qui fonde d'ailleurs la dynamique de l'imitation En
conséquence
il n'a pas la dimension , qu'eurent par exemple, les pharaons ou les
empereurs
de Chine. Nous avons noté qu’à l’origine c'est l'être de la communauté
qui devient
État au travers du pharaon ou de l'empereur.
L'islam
apparaît comme un vaste compromis entre le mouvement la
valeur qui fonde une dynamique hors nature, l’État en voie de
surgissement, les
vieilles communautés, les antiques résidus du matriarcat. C'est
pourquoi il se manifeste au cours ou temps comme le phénomène qui favorise le
mouvement de la
valeur dans son développement du pôle échange, mais sans réflexivité,
permettant
ainsi de maintenir les fondements d'une communauté ou d'un État, donc
dans sa dimension
extensive, mais qui tend à l'enrayer dans son intensivité parce qu'il
enraye
l’autonomisation de toutes les présuppositions essentielles sans
lesquelles la
valeur ne peut transcroître en capital. Toutefois l’enrayement fut
facilité par des
causes
économiques externes dépendantes particulièrement du
développement de l'Occident. Nous le montrerons ultérieurement.
Même
si ses successeurs tendirent à le diviniser, Mahomet ne le
fit pas, ni ne se considéra comme étant l’être de la communauté . "Je
ne
suis qu'un humain comme vous mais à qui se révèle
l’unicité de Dieu." (XLI, 5, J. Berque) "
Dis: moi je ne suis ici que pour donner l’alarme. " (XXXVIII, 65) "Je
ne suis qu’un donneur d’alarme explicite." (XXVI, 115, J. Berque) En
revanche c’est l’instauration de cette dernière, la ummah, qui rendit
effective
sa propre puissance, au sens de capacité intense à vivre, à accomplir
un cycle
de vie dans une dimension réflexive, de telle sorte qu-il
eut effectivement
un grand rayonnement. À mon avis ceci est dû à un enracinement
plusieurs fois
évoqué dans un phylum, ce qui lui insufflait une immense certitude.
"Sois
patient, la promesse de Dieu, c'est le Vrai: Ne te laisse pas troubler
par les
incapables de certitude." Tel est le dernier verset (traduction de J.
Berque)
de la sourate XXX,
sourate essentielle
où Mahomet expose sa "théorie" des signes et où il se situe
fondamentalement par rapport à dieu et aux hommes et femmes[78].
Je dirai
que cette certitude va au-delà de la foi, car celle-ci n'est que
l'antidote du
doute. Elle est
absolument nécessaire au
moment d'une intense dissolution de la communauté. Elle lui donna la
force d’attraction
qui lui permit de fonder un mouvement qui devait investir une aire
immense,
ainsi que celle pour réaliser une puissante synthèse dont l`importance dérive tant de ce qu'elle
englobe que de ce
qu’elle élimine, posant ainsi sa
manifestation magique.
Cet
enracinement il l'exprime à travers un exposé de ce que nous
avons indiqué en tant que théorisation d'une religion naturelle. "Ainsi
donc, redresse ta face, en croyant originel, en suivant la prime nature
selon
laquelle Dieu a instauré les humains, sans qu'il y ait de substitution
possible
de Dieu: c`est là la droite religion, mais la plupart ne le savent
pas."
(traduction, J. Berque) Ce verset 30 appartient également à la
sourate qui se
termine par l'affirmation de la certitude.
L'islam
religion naturelle est aussi une religion rationnelle.
Les deux caractéristiques sont liées. La foi, avons-nous dit, est une donnée innée. C'est
pourquoi tout
homme naît musulman, ce qui exprime que le rapport à dieu est d'entrée
immédiat. La raison explique ensuite ce que la foi a posé, elle le
justifie. Au
fond il y a un seul réquisit à accepter, puis
tout se déduit avec une grande rigueur.
Dans ce cas l'existence de dieu ne découle pas d'un procès rationnel.
Mais on
peut la considérer également comme découlant de ce dernier, dans la
mesure où
dieu apparaît comme étant la solution à tous les problèmes posés par la
raison,
de même qu'il peut apparaître comme l'existant nécessaire, l'opérateur
inévitable, indispensable du fait des limites de cette dernière.
Chez
Mahomet ces deux exposés s'interfèrent. Toutefois c'est le premier
qui est fondamental: l'affirmation de dieu en chaque être est une
donnée innée.
La raison est liée au moment intermédiaire, entre cette affirmation
originelle
et celle finale du juge ment dernier.
Or
la raison est effectivement liée au mouvement intermédiaire
qui est celui de la valeur. C'est grâce à elle qu`il est possible
d'analyser
son devenir. Nous verrons que les opérations cognitives ont été
déterminées par
ce dernier (cf. Chapitre 9.3. La valeur et le procès de connaissance):
penser
c'est juger, peser, mesurer, etc. L'idéal de
mesure est pour ainsi
dire sécrété par le mouvement de la valeur. Or nous avons relevé à quel
point
Mahomet défend la voie du juste milieu, la mesure.
L'intégration
du phénomène de la valeur dans sa représentation
s'exprime dans le fait qu'il pose un équivalent général englobant tout,
transcendant: dieu. "Toute chose est mesurée par Lui" (13,8, D. Masson)
"toute chose trouve en Lui sa mesure." (XIII, 8, J. Ber que)
Or
Aristote dans sa Métaphysique écrivit: "Ainsi
donc l'Un est une mesure de toutes choses (Ed. Vrin, p.534) (...) Nous disons
encore que
la science est la mesure des choses." (p. 535) Ce rapprochement ne veut
pas dire que nous pensons que Mahomet ait connu l'œuvre d’Aristote, mais il signifie
qu'une même
réalité sécrète obligatoirement des représentations semblables.
Ce
qu'il faut souligner c'est l’utilisation de la raison pour
détruire les représentations qualifiées d'animistes. Nous avons
antérieurement
réfuté la validité du terme animisme, nous n’y reviendrons pas. Vous
voulons
seulement insister sur le fait qu'il faut priver totalement la nature
de toute
autonomie. C'est ce à quoi fait allusion le terme animé, car il enferme
l'idée
qu-il est possible d’agir par soi-même. Or il
faut que tout dépende
de dieu. D’où l'opposition extrême de Mahomet aux polythéistes, aux
animistes.
Donc la rationalisation est ici nécessaire parce qu'elle sépare, pour
pouvoir
ensuite ordonner selon des principes externes, ceux découlant, ici, de
l'existence de dieu. C'est pourquoi il y a
toujours dans la raison les deux aspects de séparer et
lier (entendement
et raison, Verstand und Vemunft).
On
a donc une sorte d’Aufklârung comme la pratiquèrent les
chrétiens vis-à-vis de ceux qu'ils dénommèrent païens. Cependant
Mahomet va plus
loin parce qu'il élimine tout ce qui est irrationnel en dehors de dieu
et de
ses prérogatives: la résurrection et le jugement dernier. I1 n'accepte
aucun
mystère comme on les trouve dans le christianisme.
L`utilisation
et la limitation du rôle de la raison est isomorphe
à celle du mouvement de la valeur et elle est justifiée
théorico-théologiquememt
par le refus de l'associationnisme. On comprend de ce fait la remarqué
de A. M.
Delcambre: "En donnant à la raison la pleine liberté, l'homme
s'attribue
un rôle de créateur qui n'appartient qu'à dieu. Ainsi la racine du mot
raison
en arabe - 'aql - signifie lier, attacher (une bête) par les pieds.
Pour les
musulmans la raison doit être entravée; elle a besoin d'être sévèrement
contrôlée, encadrée dans des limites fixées et soumise à l’autorité des
textes
sacrés." (o.c, p.49)
Il
est intéressant de reporter ce qu'écrit J. Berque à ce même sujet:
"raison ou réflexion: innombrables emplois des racines ’aql, fkr, dhkr,
sh'ar, lbb." (o.c, p. 827)
Il est certain qu'avec Mahomet le procès est à son début d'où la multiplicité des termes. Ensuite à cause de la théorie anti-innovation, il est évident qu`il est possible qu'il y ait eu une réduction de substrat sémantique. C’est un phénomène sur lequel nous reviendrons dans l'étude du procès de connaissance.
Mahomet
tendit à recomposer l'unité de toute une zone que la
chute de l'empire romain avait conduit à la fragmentation et ce à
partir d'une
région qui avait été fragmentée jusqu'à son époque, la péninsule
arabique. En
ce sens Dante s'est totalement mépris sur le rôle effectif de Mahomet
(cf. note 26). Il ne fut pas un séparateur, mais un rassembleur. Mais le
rassemblement
qu'il impulsa limita celui que les occidentaux tendaient à opérer.
Plus
profondément on peut dire que Mahomet a opéré la résorption,
la cicatrisation d’une immense déchirure qui fut la séparation d'avec
la nature
et celle au sein de la communauté, à l'aide d'une ample médiation qui
fonde une
autre continuité: dieu, qui est à la fois l'une et l'autre. Ainsi
hommes et
femmes peuvent co-exister avec la séparation de fait, tout en vivant
dans la
continuité, grâce à la représentation fondant un autre comportement: la
dépendance absolue.
Encore
une fois, Mahomet met en évidence qu'il y a inévitablement
un moment de séparation, un moment où les relations humaines sont
abolies,
inopérantes, lors du jugement dernier. "Ce jour-là ils seront
séparés’(XXX, 43, J.
Berque) afin de
mieux exalter sa solution: Allâh. Il exalte d'une part l'infirmité des
hommes,
des femmes, qui dérive de leur antique séparation, et la toute
puissance de
dieu, opérateur de continuité et de certitude.
C'est
ici que nous pouvons reprendre la question du pouvoir. Il
est transcendé, placé hors des hommes, seul moyen pour que la
communauté puisse
vivre sans heurt, sans risque de dissolution, puisqu`il est placé au
niveau de
dieu. Il en est de même de l'amour. Or nous l'avons vu que c’est avec
la
dissociation à l’intérieur de la communauté que s'autonomisent pouvoir
et
amour, phénomènes se compensant mutuellement, l'un séparant, l'autre
unissant.
La représentation de Mahomet tend donc à réunir les deux, mais au
niveau de
dieu, avec toutefois une certaine prééminence du pouvoir sur l'amour:
la
miséricorde de dieu compense sa toute-puissance.
Le
pouvoir est à dieu: Il n'est pas limité. Ce serait une contradiction
avec l'essence (si on peut utiliser une tel concept dans ce cas) de
dieu. Voilà
pourquoi Mahomet affirme qu’Allâh peut très bien intervenir de façon
très
différente à propos d'un même fait, entrant parfois en contradiction
avec le
concept de justice qui est tant prôné par ailleurs. "Il pardonne et
châtie
à son gré." (V, 21, M. Kasimirski) "Il se montre indulgent à qui i1
veut, il tourmente qui il veut." (V, 18, J. Berque)
Le
pouvoir ne peut pas demeurer uniquement dans le domaine de la
transcendance, il faut qu'il s'incarne. Il le fait dans la communauté.
C'est la
ummah qui a le pouvoir. De là l’importance déjà signalée de l’ijma, le
consensus.
Si donc la communauté dégénère et abandonne la sharia, on peut arriver
à penser
qu'il faille une autre création pour tout remettre en accord avec dieu.
L'affirmation
de la toute-puissance de dieu, le fait qu'il n'
est pas limité par quoi que ce soit, par qui que ce soit, a conduit à des affirmations
qui peuvent
justifier une théorie de la grâce, ainsi avec le verset IV, 48 cité
plus haut.
Cependant on peut considérer qu'avec sa conception particulière de la
transcendance de dieu, Mahomet anticipe sur toute la production
théologique
telle qu'elle se développera en Occident beaucoup plus tard. Et, étant
donnée
que l'affirmation de cette transcendance englobe en elle, en tant que
possible,
une théorie de la grâce, il anticipe également sur ce plan, même si,
pour lui,
la question est surtout du pôle divin: pouvoir illimité de dieu, tandis
pour le
théologien occidental elle est plutôt du pôle de la créature: la
possibilité ou
non d’être sauvé.
Dans
tous les cas, le Coran renferme des formulations remarquables
pour une théorie de la grâce.
"Il
accorde spécialement sa miséricorde à qui il veut.
Dieu
est le maître de la grâce incommensurable. " (3, 74,
D. Masson)
"La grâce est entre les mains de Dieu. Il dispense a qui
veut"
Dieu
est immense. Connaissant.
Il
privilégie de Sa grâce qui Il veut. Dieu est Maître de la
grâce insigne." (III, 74, J. Berque)
Le
problème de la grâce est lié à celui de la connaissance. La créature
ne peut pas accéder à certaines connaissances
du fait de sa limitation; en conséquence elle ne
peut pas comprendre
le jugement de dieu. Ce n’est donc pas surprenant si un certain nombre
de
musulmans, bien avant les chrétiens, exposèrent une théorie de la
grâce, mais
essayèrent également d'escamoter la difficulté en parvenant à une
connaissance,
à une gnose, qui les libèrerait de la nécessité de toute grâce.
Citons
à nouveau une partie du verset VII, 156: "De mon
tourment je frappe qui Je veux, bien que ma miséricorde ombrage toute
chose."
pour insister sur le fait qu'il y a liaison entre pouvoir et amour.
Pour
réaliser la communauté devant résorber la déchirure, se
posa à Mahomet le problème de fonder une petite communauté agissante,
mobilisatrice,
un pôle de ralliement, etc., d'où, nous l'avons vu, la nécessité du
"cordon sanitaire" pour maintenir sa pureté et son efficacité; car
"la plupart des humains sont des scélérats (V, 49) On peut dire qu'il
s’est posé la question de savoir comment mobiliser les hommes et les
femmes
pour réaliser ce projet. Nous avons déjà rencontré toutes les
composantes de la
réponse; ajoutons qu'il lui fut nécessaire de faire preuve
d'intransigeance,
bien qu'il accomplit, selon nous, beaucoup de compromis, parce qu'il
était
éminemment capable de moduler cette intransigeance pour se plier aux
exigences
de certaines situations. Il fut capable d'adapter sa "théorie" en
fonction de l'activité à développer, sans remettre en cause les
principes
fondamentaux.
L’Islam est une réponse totale aux problèmes posés dans une zone particulière de l'aire proche-orientale, l'Arabie, mais généralisable à l'intégralité de cette dernière à cause de l'affirmation d'une transcendance, d'une rationalité et de la revivification de la communauté par un ressourçage à des origines lointaines aptes à fonder, enraciner. Ces problèmes, découlant de la. dissolution des communautés aux prises avec le mouvement de la valeur, étaient analogues à ceux affectant les zones qui avaient été conquises par les hellènes ou les romains, et qui avaient auparavant connu une économie en partie mercantile bridée par l’unité supérieure, l’État sous sa première forme. En même temps l’islam était une réponse aux problèmes posés par l’échec de l’eschatologie chrétienne, mandéenne, manichéenne. Voilà pourquoi il s'affirme moins radical que le christianisme primitif. D'entrée il est une voie moyenne, un compromis entre toutes les forces en présence, avec transposition et résolution de tous les conflits dans la divinité transcendante qui résorbe tout.
Nous
avons parlé de réponse globale parce que
l'islam
n'est pas originellement uniquement une représentation. C'est ce à
quoi tend à
la réduire le développement économique et social fragmentant la
totalité, ce
qui pose le possible de l'autonomisation du
pouvoir, de l’État, du
droit, etc. Le stade ultime de cette fragmentation se produit de nos
jours.
Ainsi l'œuvre de Mahomet avait tendu à résorber
le mouvement de la
valeur dans la communauté. Lorsque le mouvement de la valeur prendra
ultérieurement une grande importance c'est la dimension marchande
incluse dans
le Coran qui l'emportera. Il y aura alors tendance à masquer tout ce
qui vise à
limiter le mouvement de la valeur. En revanche quand il y aura recul de
celui-ci,
on aura un repli sur la dimension bédouine, une réaffirmation des
valeurs
nomades, en particulier une accentuation de la domination sur les
femmes. Mais
ce flux et ce reflux du mouvement de la valeur est en rapport lui-même
avec tout l'environnement où se trouve l'aire islamique. Or, en
Occident la
transformation de celle-ci en capital fit pression durant plusieurs
années pour
que la même opération se réalise pleinement dans l’aire islamique.
Ceci est
advenu, mais le capital n'y a qu'une domination formelle à l'échelle
sociale.
Sa domination réelle réclame la substitution de toutes les
présuppositions aux
rapports économiques, sociaux, affectifs, représentationnels par celles
du capital.
C'est ce qui est en train de se réaliser. Et, nous l'avons dit, l’islam
réduit
au stade de religion, avec l’évanescence de la
ummah, ne constitue pas un obstacle insurmontable à cette
transformation.
Il va entrer dans la combinatoire représentationnelle du capital. Allâh
y sera
publicisé à cause de son incomparable transcendance. Il sera
métamorphosé en
représentation de ce dernier.
[1] Dans
les deux cas le christianisme apporte un
fondement puissant à ces deux empires; ultérieurement il en sera la
dimension
abstraite, d'où l'idée de chrétienté.
[2]
cf. Histoire
et conscience historique, t.1, p.7 et 8. Il est
particulièrement
intéressant de signaler que le recrutement se faisait dans toutes les
couches
de la société.
[4]
Cf.
en
particulier P. Anderson: "Les communautés slaves qui formaient
l’immense
majorité des colons barbares initiaux dans les Balkans étaient
socialement trop
primitives à l'époque d'Héraclius pour être
capables d'établir des
systèmes politiques du type de ceux que les tribus germaniques avaient
créés
dans l'ouest mérovingien". Passages de l'antiquité au
féodalisme",
p.285.
[5]
Au sujet
de l'opposition entre empires fondés sur la puissance continentale et
empires
fondés sur la puissance maritime, il convient de lire Les
grands courants de
l'historie universelle de J. Pirenne, Ed. de la Baconnière et
A. Michel.
L'auteur met en évidence en particulier l'importance de l’Égypte en
tant que
puissance maritime et à quel point ce pays a subsisté dans l'antiquité
à
travers la détermination liée à la valeur (dans le sud du pays) alors
que la
vieille représentation étatique était depuis longtemps très affaiblie.
Toutefois il ne donne pas une explication convaincante de la non
généralisation
du phénomène de la valeur dans ce pays.
Ce
livre est fort intéressant à cause de ses vues synthétiques
aux vastes proportions, mais il est difficile d'accepter les analyses
telles
qu'elles parce que l'auteur fait intervenir capitalisme et féodalisme à
des
périodes et dans des lieux où ils ne pouvaient pas exister. On
retrouvera cette
question avec l'étude du surgissement du capital.
La
puissance maritime de l’Égypte et donc l'importance de la
pénétration du mouvement de la valeur en ce pays explique la limitation
à la
fois temporelle et spatiale de la force de l'empire égyptien en même
temps que
l'existence de la première forme d État, qu'il représente, fut un frein
énorme
au devenir de la valeur. Nous verrons l'influence déterminante que
celle-ci eut
dans leur aire lorsque nous aborderons le concept de maât dans le
chapitre sur
la valeur et le procès de connaissance. cf. aussi la note 58.
"La
découverte de l'Occident par les Phéniciens au IIème siècle avant J.C.
ouvre dans
l'histoire de l'antiquité une ère nouvelle, comme la découverte de
l'Amérique,
à la fin du 15éme
siècle de notre ère, devait marquer dans l'histoire de l'Europe le
début de
1’êpoque moderne." (idem, p .89)
[6]
Les Balkans
et les pays contigus dans la mouvance connurent trois phases importantes
dans leur
développement: 1° christianisation, 2°
occupation par
les turcs (il ne faut pas oublier le rapport avec l'invasion mongole), 3°
occidentalisation qui ne se fit pas immédiatement, soit à cause de la
résistance des communautés, des vieilles structures dérivant du
compromis
édifié lors de l'occupation ottomane, soit à cause de l’occupation
russe, puis
soviétique.
Depuis
les années 60 du
vingtième siècle le processus d’occidentalisation ne fait que
s'amplifier.
[7]
Nous signalons
à ce sujet le débat entre K. Marx puis F. Engels avec les populistes.
Ce qui
implique de lire les œuvres de ces derniers ainsi que les ouvrages de
F.
Venturi et de Walicki que nous avons souvent mentionnés. Nous
ajouterons les
études de Venturi sur la Russie ainsi que les travaux de P.P. Poggio,
enfin
ceux parus dans Invariance concernant le phénomène russe.
Ces
mêmes travaux seront utiles pour comprendre la question de
1`implantation du capitalisme en Russie et la nécessité du communisme.
Citons
un livre fondamental sur la question de la communauté en
Russie: Die Theorien über Entstehung und Entwiclung des Mir,
(Les
théories sur l'origine et le développement du mir), Ed,
Harrasswitz, de
Carsten Goehrke.
Nous
pensons toujours faire une étude plus exhaustive sur
l’importance du phénomène communautaire envisagé non seulement dans sa
dimension réactionnaire, rétrograde - ce qui a été abondamment traité
de divers
côtés - mais dans sa dynamique visant à fonder une communauté humaine
intégrant
un développement technologique donné.
Dans l'article de M.J. Gefter: La Russie et Marx, il est indiqué de façon fort suggestive la volonté des populistes de trouver une autre voie: "...depuis Tchadaev, à travers tout le XXème siècle, une pensée, une idée générale: il n'y a pas d'autre possibilité pour la Russie de s'inclure dans l'humanité si non de recommencer pour elle-même toute la formation de l’espèce humaine."
[8]
Toutefois pour en arriver
là, il faudra un
long développement avec un déchaînement extrême de violence pour
déraciner totalement les hommes et les femmes de cette aire. Alors le capital pouvant se
poser
communauté et nature affirmera en même temps l’unité, se substituant à
celle
qui s'imposait dans l'immédiateté du lien de l'espèce à la terre.
Le phénomène n'est pas proprement russe puisque avant que la Russie n'accède à sa puissance on eut diverses tentatives de la part des barbares slaves d'accéder au stade de césar, de tsar (cf. par exemple en Bulgarie avec Siméon au Xème siècle).
[9] Dans
le chapitre sur l'assujettissement des
femmes nous reviendrons sur leur importance dans l'aire slave.
Signalons pour
le moment le livre de Gasparini I1 matriarcato slavo,
Ed. Sansoni.
"Le droit coutumier slave réserve à la femme une position sociale et
juridique tout à fait différente de celle qui lui est faite chez les
autres
peuples indo-européens. Le mariage slave n'est pas une "conventio
inmanum",
à cause de cela l’épouse ne tombe pas sous la suggestion du mari
"filiae
loco", elle n'est pas sujet à tutelle mais, en cas de veuvage, elle
exerce
elle-même la tutelle sur les fils mineurs, mieux elle hérite du mari le
droit
de "patria potestas" sur la progéniture, et peut se trouver de ce
fait, avec tous les effets que cela comporte, à la tête de la famille
et
conserve cette position même quand les fils sont devenus majeurs.
Ajoutons que
dans le droit populaire slave il y a mariage non seulement avec
l'entrée de
l’épouse dans la maison du mari, mais aussi avec l'entrée du mari dans
la
maison et dans la famille de la femme; dans ce cas les fils prendront
son nom
et non celui du père, et ceci avec une fréquence qui, à une époque pas
très
lointaine, devait être égale à celle des noces patrilocales avec la
patrilinéarité de la progéniture." (p. 18)
La
survie de formes matriarcales jusqu'au XXème
siècle en Russie explique elle aussi les formes de dissolution en cours
en URSS
à l'heure actuelle.
Rappelons
que la séparation de Homo sapiens vis-à-vis de la
nature n'a pu se réaliser qu'avec l'assujettissement des femmes.
La
limite absolue des différents mouvements de libération des
femmes dérive du fait qu'ils opèrent au sein de la séparation. En
conséquence
ils ne peuvent proposer qu'un réformisme prograde dont les effets sont
le
renforcement de la communauté-société du capital.
[10]
Le christianisme dut faire
un compromis et
prendre une dimension cosmique, panthéiste, païenne en quelque sorte.
[11]
Cf. P. Anderson Passages
de l'antiquité au
féodalisme, pp. 266 sqq. Cet auteur apporte une précision à
l'affirmation
de F. Engels au sujet d' "une seconde servitude", en faisant
remarquer que cette dernière n'avait jamais existé dans les pays de
l'Est. Ceci
confirme bien l'absence de développement du féodalisme et que ce n'est
que sous
l'action de l'Occident où le féodalisme classique perdait de son
importance, et
en liaison avec des exigences économiques à l’Est, que le féodalisme
oriental
put s'imposer. Nous y reviendrons dans le chapitre sur le capital.
[12]
"La
forme est en général l'expression de l'idée incluse dans la matière
(contenu)." K. Léontiev, o.c. p.115).
"
La forme est le despotisme de l'idée interne qui empêche
la matière de se disperser." (idem, p.116)
Ces
deux citations prouvent à quel point K. Léontiev considérait
le byzantinisme comme un moment essentiel dans l'histoire russe. Elles
prouvent
en même temps que son procès de connaissance est totalement dominé par
le
procès de la valeur. En effet c'est bien la forme valeur qui est
l'expression d'une
"entité" qui se trouve incluse dans les marchandises s'affrontant au
cours d’un procès d'échange. Elle exerce bien un despotisme qui empêche
les
différentes marchandises entrant dans ce procès de se disperser. Il
faut qu’elles
soient réunies en un lieu qui prendra une ampleur toujours plus grande:
le
marché, afin de vérifier leur contenu. Ce qui prédomine donc c'est leur
expression-forme qui leur évitera ensuite de perdre la détermination
qui, au départ,
ne leur était que potentielle. Nous reviendrons sur cette question dans
le
chapitre 9.3. Valeur et procès de connaissance.
Un
auteur occidental qui essaie de se délocaliser, c'est-à-dire
de ne pas se polariser sur l'Europe, E. Berl accorde lui aussi une
grande
importance à Byzance, mais pour d'autres raisons. "Il est donc certain
que
les deux batailles de Constantinople en 673 et en 717, ont plus importé
à
l'Europe que Marathon, Salamine et Platées." (Histoire de
l'Europe
d’Attila à Tamerlan, Ed, Gallimard, p. 76)
"Sans
doute, on ne peut surévaluer l'importance de l’épopée
byzantine dans la naissance de l’Occident chrétien. En battant les
Bulgares et
les Musulmans, les Césars macédoniens avaient rendu possible la
formation d'un
empire occidental. Ils avaient contenu les assauts barbares et fait
apparaître
les premières lézardes de l'Islam." (p. 116)
L'auteur
souligne l’opposition des byzantins aux latins:
"En tout cas, justifié ou non, l'instinct ou le préjugé du peuple
s'avéra
tout-puissant; Byzance se fit de plus en plus antiromaine."
(p. 259) I1
semble indiquer que celle-ci essayait de se poser en tant que troisième
voie.
"En revanche le petit peuple maintint jusqu'au bout, fût-ce au
préjudice
de l’Ėtat, la fidélité de l'Empire à son orthodoxie confessionnelle et
son
hellénisme culturel. Il voulait que Byzance restât byzantine. Il aimait
mieux
succomber à la force de l Orient que composer avec l'Occident qu’il
haïssait
davantage." (p. 252)
Ceci
appelle deux remarques. 1° la thématique de la
troisième voie sera reprise par la Russie. 2°
La Grèce
entre-t-elle dans le cadre de l'Occident de façon permanente ou par
éclipses?
ou, posé autrement, qu'est-ce que l'Occident?
En
revanche Hegel porte un jugement sévère et négatif sur
l’empire byzantin. "L'histoire de l'empire romain d'Orient, cultivé à
un
si haut degré, où, comme on devrait le croire, l'esprit du
christianisme, eût
pu être saisi dans sa vérité et sa pureté, nous présente une suite
millénaire de
crimes, de faiblesses, d'infamies et de veulerie continus, le spectacle
le plus
affreux et par suite le moins intéressant. Par là se montre à quel
point la
religion chrétienne peut être abstraite et faible comme telle,
précisément
parce qu'elle est si pure et spirituelle en soi." (...) "L'empire
byzantin
est un grand exemple qui montre comment la religion chrétienne peut
rester
abstraite chez un peuple cultivé quand toute l'organisation de 1'Ėtat
et des lois n’est pas reconstruite selon son principe. À Byzance, le
christianisme
se trouvait aux mains de la lie du peuple et d'une populace sans
frein." (Leçons
sur la philosophie de l'histoire, pp. 260-261)
Terminons
par un historien tout récent, Bernard Lewis: "Ce
fut l'échec des armées arabes devant Constantinople et non la défaite à
Poitiers
d'une troupe se livrant à la razzia qui permit à l’Orient et à
l'Occident
chrétiens de survivre." (Comment l'Islam a découvert l'Europe,
Ed,
Tel Gallimard, p.
12). Nous retrouverons
cette question dans la suite prochaine de cette étude qui concernera
la
période post-Mahomet. Nous constaterons que Bruni et Bontempelli
portent le
même jugement sur la fameuse bataille de Poitiers.
[13]
Le
présentateur nous dit qu’il faut mettre Spengler à part à cause de sa
remise
en cause de l’européocentrisme. Cf. note 21.
En
ce qui concerne K. Léontiev il écrivit :"En réalité les
perses influencèrent plus les grecs que ceux-ci les perses." (o.c. p.
173)
[14]
On
peut
considérer que l’antioccidentalisme ou son opposé l’occidentalisme
forment le
contenu essentiel de la littérature russe du XIXème
siècle. La
révolution de 1917 a un peu occulté le débat entre les deux, mais il
réacquiert
de l'ampleur depuis quelques années. Il en sera ainsi jusqu'à ce que le
capital
triomphe pleinement dans le procès de production global en Union
Soviétique.
La
vie de l’archiprêtre Avvakum,
Ed.
Gallimard montre la puissance du Raskol.
[15]
Rozanov en
tant que visionnaire refusant l'occidentalisme vitupéra le
christianisme parce
qu'il manquait de cosmicité. Ce qui n'est pas le cas de celui
orthodoxe, comme
on peut s'en rendre compte avec cet extrait d'un poème d'Alexandre
Dobrolioubov
(1876-1944) "moine et ermite " selon sa notice biographique dans Poésie
russe. Anthologie, Ed. La Découverte, que l'on peut trouver
aux pp. 298-299
du même livre.
Montagnes
et vallons, vous mes soeurs et mes frères,
Et
vous cailloux des routes, mes fidèles amis,
Firmaments
et rayons qui m'êtes des parents,
Vous,
animaux sauvages mes gentils compagnons,
Et
vous, rivières paisibles - mes fiancées à jamais.
Que
la paix soit sur vous, petites étoiles mes soeurs,
Etoiles étincelantes,
vous êtes les fleurs du ciel.
Toutes
les fleurs des champs en couronnes royales,
Vous,
rayons du soleil messagers de la joie,
Et
vous pierres muettes sur le bord des chemins,
Devant
vous tous, face contre terre, je me prosterne
Je
m'illumine à votre éclat...
Et
toi herbette, orphelinette, ma bien-aimée!
Certes
cela évoque Le cantique des créatures de Saint
François d`Assise. Cependant, ici, la médiation divine ne transparaît
pas,
tandis que s'affirme une ample cosmicité.
[16]
"Seuls les mondes orthodoxe et musulman ont un grand avenir devant eux.
La
Russie, en particulier, à la tâche de sauver la vieille Europe,
désormais
épuisée; mais pour développer cette fonction, la Russie doit retourner
à l'idée
byzantine et s'unir avec les peuples asiatiques et de religion
chrétienne (...)
pour la simple raison que parmi eux l'esprit européen moderne n'a pas
encore
pénétré." (K. Léontiev, o.c , p.10)
L`idée
de sauver le pays grâce à un retour à une forme d'autocratie
est encore vive en Union Soviétique. En revanche il semble que
l'alliance entre
chrétiens et musulmans soit fort hypothétique. Il reste un point commun
entre
les deux: le rejet de l'Occident; toutefois les russes sont désormais
trop
infestés par ce dernier pour pouvoir faire front commun avec les
musulmans.
[17]
M. Eltsine a reconnu
lui-même que "la
notion d'achat et de vente de la terre ne correspond pas à l’esprit
russe"
et a cité 1'exclamation d'un d’un député affirmant qu'il ne "vendrait
jamais
sa mère".
M.
Mikhail Gorbatchev invoquait lui-même la semaine dernière, en
parlant des traditions communautaires de la paysannerie russe pour
justifier
son opposition à la propriété privée de la terre: "Le bail oui, même
pour
cent ans, même avec le droit de vendre des droits au bail mais pas avec
la
propriété privée avec le droit de vendre la terre", avait-il dit devant
les représentants de la culture." Le Monde du 05.12.90
La
victoire du capitalisme n'est effective que lorsqu'il y a eu
élimination complète des paysans. C'est ce que vise la communauté
mondiale du
capital comme on pu
le voir lors des
discussions à propos du Gatt, à la fin de l'année 1990.
Selon
l'Intemational Herald Tribune du 19.12.90, Hedrick Smith,
dans son livre The new russians, Ed. Ransom House,
considère que les obstacles
aux changements en Union Soviétique dérivent de la persistance encore
de nos
jours de la tradition de la Commune. Ce qui se traduit selon lui par la
culture
de l'envie à cause de l'égalitarisme et par celle de la dépendance, du
fait des
prestations sociales à faible prix. Afin de détruire la communauté et
de
permettre le plein épanouissement du capital les théoriciens de tous
les pays
opèrent un front commun où l'ignominie bien partagée n'a d'égale que la
stupidité.
En ce qui concerne l'appréciation de la crise que traverse l’URSS depuis l'arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir, il est intéressant de signaler la position d'un homme qui comme ce dernier est le représentant d'une aire intermédiaire, l'aire islamique. Il s’agit de Khomeiny qui écrivit à Gorbatchev une lettre qui fut remise au Kremlin le 4 Janvier 1989. La réponse de ce dernier n'a pas été rendue publique. Après avoir fait remarquer que: " Il n'y a plus aujourd’hui dans le monde la moindre chose qui puisse être appelée communisme." Il ajoute: "Mais c'est aussi la raison pour laquelle je vous prie énergiquement, après avoir fait tomber la muraille des .illusions marxistes, de ne pas vous laisser enfermer dans la prison de l'Occident et du Grand Satan." Il passe ensuite à une défense et illustration de l'Islam auquel il veut faire jouer un rôle comparable à celui du christianisme par rapport à l'empire romain. Cela veut dire qu'il pense qu’il pourra survivre au mode de production capitaliste et servir de base fondamentale pour le monde surgissant de l'élimination de ce dernier.
Toutefois Khomeiny ne se pose pas le problème que les soviétiques, après les russes, ont toujours prétendu réaliser quelque chose qui ne soit ni de l'Occident ni de l’Orient. Enfin ce qui accomune à nouveau les deux aires que nous avons dites intermédiaires c'est que pour le moment elles pactisent énormément avec l'Occident et que le capital s'y développe avec puissance.
Pour
en revenir à l'URSS et à la question paysanne, nous devons
signaler l’œuvre essentielle de Tchajanov tant avec L’organisation
de
l'économie paysanne, Ed. Librairie du Regard, qui se place
sur la plan scientifique,
qu'avec Voyage de mon frère Alexis au pays de l'utopie
paysanne, publié
sous le pseudonyme de Ivan Kremniov, Ed. L’Age d’Homme qui, comme le
titre
l’indique, se situe dans le domaine de l'utopie. L'action
se passe
en 1984 (le livre aurait été connu de G. Orwell). Il n'y a pas eu la
grande
industrialisation, et c'est du pôle de la campagne que se fait le
développement. Cela n'empêche pas que la perspective internationaliste
est
maintenue, même si sa réalisation s’avère encore impossible. "À la
lecture
des évènements de son époque, Kremniov apprit que l'unité mondiale du
système
socialiste ne se maintint pas longtemps et que les forces sociales
centrifuges
ne tardèrent pas à rompre la bonne entente générale qui s’était
établie."
(p. 47)
On
peut considérer qu'en France J. Giono a rêvé d'une utopie
paysanne et a témoigné en même temps de la fin de la révolution
française qui,
en assurant aux paysans une petite propriété, impulsa le mythe de la
possibilité d'une autosuffisance, tout en commercialisant un surplus
pour
acquérir le moins de choses possibles de la part de la ville. Sa Lettre aux paysans
de 1933 est fort
intéressante à ce sujet.
Une
utopie similaire fut rêvée également par tout un courant
dans les années vingt en Allemagne, comme on en a un écho puissant dans
le roman
La ville d'E. Von Salomon.
Tournons-nous
encore une fois vers l'URSS et écoutons Raspoutine:
"Toute mon œuvre est un adieu à la culture russe, à ce qui n’existe
plus:
les villages, la campagne, la nature, la langue populaire, l'artisanat
et le
folklore." (Interview au Figaro Magazine du 06.01.1991). Il dit en outre : "La
Russie est
différente de vous, elle n'est pas en Europe, elle n"est pas en Asie.
Elle
doit donc suivre sa propre voie et inventer des solutions slaves." Ce
qui
est dans la lignée des slavophiles et des populistes. Nous y
reviendrons. Je
précise que je cite cet auteur, qu’on peut ranger parmi les
réactionnaires, non
pour récupérer qui que ce soit, mais pour bien montrer la pérennité du
problème
de la communauté, point central du devenir de l'espèce.
Enfin en conclusion de cette longue note nous pouvons dire que pour toute l’Asirope, c'est, non seulement la possibilité de sauter ou d'abréger la phase capitaliste grâce à l'intervention du prolétariat qui a été éliminée, mais aussi celle de créer un mode de vie alternatif au mode de production capitaliste, tout en gardant ses prémisses, grâce aux paysans. Toute solution classiste a vécu.
[18]
Bruni et
Bontempelli (Le sens de l'histoire antique, t.2, pp.
268;-277) mettent
bien en évidence l'importance de l'empire parthe et défendent la thèse
de
l'instauration d'un féodalisme dans cette région au IIème
siècle avant
J.C. Nous pensons qu'il y a d`indéniables analogies, convergences avec
ce qui
se produisit en Occident, mais la puissance de l'unité supérieure -
jamais
réellement remise en cause - fut telle qu'elle enraya cette
instauration. C’est
pourquoi nous considérons comme préférable de parler d'un phénomène de
fonciarisation temporaire avec prédominance de la multiplicité en tant
que
totalité.
[19]
"Le sens de l'histoire
antique",
t.2, ^. 570
Nous avons essayé de donner quelques informations historiques plus détaillées parce que ce phénomène est essentiel en ce qui concerne cette aire proche-orientale et parce qu'en définitive cela se répètera avec l'Islam. On aura à partir de l'affirmation de celui-ci des périodes de fonciarisation tandis que, nous le verrons, l'unité supérieure comparable à celle qui prévalut en Chine, s'imposera sans qu'il y ait identité entre les diverses formations sociales.
[20] On a toujours le phénomène de disparition de couches intermédiaires et formation d'un corpus bureaucratique; ce qui permet l'affirmation d'une unité supérieure. Dans le cas de l'empire perse la citation suivante de Plutarque rapportant un propos de Xerxès: "Or quant à vous autres Grecs, on dit que vous estimez la liberté et l'égalité sur toutes autres choses; mais quant à nous, entre plusieurs belles coutumes et ordonnances que nous avons, celle-là nous semble la plus belle, de vénérer et d'adorer notre roi, comme l'image du dieu de nature qui maintient toutes choses en leur être et leur entier." met bien en évidence l'essentialité de cette dernière. Il est évident que les Sassanides sont bien postérieurs à Xerxès, mais le propos reste valable pour leur époque.
Deux remarques peuvent être adjointes: 1° Plutarque témoigne d`une certaine bienveillance vis-à-vis des barbares (cf. note suivante); 2° cette conception de l'unité supérieure permet de comprendre le triomphe de l'islam en Iran. Il suffira d'ôter tout élément anthropomorphe pour que l'unité supérieure devienne Allah. Cela implique également que l'islam aura constamment à lutter dans cette zone (comme dans toutes celles où l’unité supérieure fut prépondérante) contre l’anthropomorphisation d'Allah ou la divinisation d'un chef suprême.
C’est
avec cette unité supérieure que l'organisation parthe dut
composer pour finalement être englobée par elle (cf. note 18)
[21]
Un exemple
moderne fut la théorisation hitlérienne: "L’homme doit précisément
vaincre
la nature!" Des millions d'hommes ressassent sans réfléchir cette
absurdité
d'origine juive et finissent par imaginer qu'ils incarnent une sorte de
victoire sur la nature." Hitler, "Mein Kampf".
Cette
façon d'attribuer le mal aux juifs et ainsi de se virginiser,
de se purifier, est commune à une foule d'occidentaux. Dans le cas de
Hitler il
y a, au niveau de ce qui est cité, mise en évidence d'un phénomène
réel: la séparation
d'avec la nature qui a engendré un trouble profond au sein de l'espèce.
La
solution apportée est inacceptable. Toutefois les démocrates sont
encore plus
ignobles parce qu'ils exaltent la séparation.
Voyons
maintenant diverses appréciations du rôle de la Perse et
des barbares en généal.
"L’empire
perse, situé entre la Méditerranée et l'Asie
apparaît comme le centre possible d'un empire vraiment universel."
Pirenne,
"Les grands courants. de l’histoire universelle", t.1. p. 151
Pirenne
insiste bien sur l'importance de cet empire et sur le
projet d’unification de tout ce que nous nommons le Proche-Orient et
même
au-delà. Il montre comment l'intervention des perses en vue de réaliser
ce
projet bouleversa les rapports entre les divers pays.
"L'ouverture
du canal de Suez (voulue par Darius roi des
perses, n.d.r.) devait avoir sur l'histoire de l'Asie antérieure et de
l’Égypte
une influence décisive. Dorénavant la Mésopotamie n'était plus la
grande voie
de l'occident vers les Indes. La mer allait détrôner la terre. L’Égypte
allait
se trouver appelée à jouer le rôle qui avait donné jusqu'alors son
immense
prospérité à Babylone. Le sort de l’Égypte était fixé: elle devenait le
point
de jonction de l'occident et de l’Orient. Deux siècles suffiraient pour
réaliser cette profonde révolution dans la vie économique du monde;
elle devait
avoir comme conséquences la décadence de la Mésopotamie et l'avènement
de
l'empire romain." (idem, p. 149)
I1 nous faut également citer des auteurs favorables à la Perse mais qui ont été peu utilisés par les historiens. Ainsi de Xénophon qui écrivit une Cyropédie qui consiste à la fois en un éloge de Sparte et de Cyrus.
D’autres
auteurs de l'antiquité furent assez favorables aux
barbares, on peut citer Trogue-Pompée historien de l'époque d'Auguste,
latin
d'origine gauloise. (cf. Dictionnaire des œuvres, Ed.
Laffont-Bompiani, t.3, p.562), bien que
Amir Mehdi Badi’ fasse certaines restrictions à son sujet. Il en est de
même de
Paul Orose écrivain espagnol qui écrivit, sous
l'instigation de
Saint Augustin, une histoire universelle: Histoire contre les
païens."
D'abord Alexandre et les macédoniens accablèrent les Perses de leurs
guerres,
puis les rangèrent sous leurs lois; les régions aussi que les barbares
bouleversent aujourd'hui, s'ils réussissent à s’y établir (ce qu'à Dieu
ne plaise),
ils s’efforçaient d'y établir leur propre ordre, et la postérité
tiendrait pour
grands rois ceux que nous jugeons aujourd'hui nos plus grands ennemis.
Quelque
nom qu'on veuille donner à ces entreprises, qu'on
y aperçoive surtout
nos propres maux, ou surtout la valeur militaire des barbares, dans les
deux
cas les évènements d'aujourd'hui: comparés à ceux d'autrefois, leur
restent
bien inférieurs; dans les deux cas le rapprochement avec Alexandre et
les
Perses demeure valable; si nous parlons de valeur militaire celle de
nos
ennemis n'atteint pas à la hauteur de celle d’Alexandre, si nous
considérons
nos malheurs, ceux des romains sont moins terribles que ceux des Perses
vaincus
par Alexandre."
Salvien
de Marseille (auteur du Vème siècle):
"Les ennemis sont moins redoutables que les collecteurs d'impôts. I1
n’y a
presque pas de crime, presque pas d'ignominie qui ne se trouve dans les
spectacles ( notre époque n’a donc que le privilège de la démesure,
n.d.r)." " Les barbares eux-mêmes sont scandalisés par vos impuretés."
Enfin
citons: Contre Apion de Flavius Joseph.
Certains
historiens plus ou moins récents et des philosophes ont
également pris position en faveur de la Perse.
Voyons
Hegel: "L'empire perse nous fait rentrer dans
l’enchaînement de l’histoire.
Les perses
sont le premier peuple historique, la Perse est le premier empire qui
ait
disparu." (...) "Nous apercevons dans l'empire perse une unité pure
et sublime, comme étant la substance qui laisse libre en elle-même le
particulier, la lumière qui montre seulement ce que les corps sont pour
eux-mêmes; unité qui ne gouverne les individus que pour les exciter à
acquérir
par eux-mêmes de la force, à développer et mettre en valeur leur
caractère
particulier." (...) " Le principe de 1'évolution commence avec la
Perse et c'est pourquoi celle-ci forme, en réalité, le
début de
universelle; car en histoire, l’intérêt général de l'esprit consiste à
parvenir
à l'infinie intériorité de la subjectivité, à la conciliation, en
passant par
1'antithèse absolue." (...) "Nous voyons en Perse se produire, avec
cette universalité, une différenciation de l'universel et aussi une
identification de l'individu avec lui". (Leçons sur la philosophie
de
l'histoire pp. 133-134) Que le lecteur veuille bien comparer
la dernière
phrase de Hegel avec la citation de Plutarque de la note 20.
Cette
appréciation somme toute positive est peut être due au
fait que Hegel annexe en partie la Perse à l'Occident.
E.
Berl, que nous avons déjà cité, reconnaît lui aussi l'importance
de la Perse. " On le voit: la grandeur de Rome s’insère dans
l’intervalle
que la crise asiatique, et plus particulièrement, la crise perse lui
ménagent." (p. 41) C’est souligné dans le texte.
Une mention spéciale doit être faite en ce qui concerne A.
Toynbee. Werner Jaeger rapporte ainsi sa position: "Puisque la
civilisation
grecque était centrée sur l’homme,
sans
doute eût-il été préférable que Xerxès l'emportât à Salamine - du moins
est-ce
ce qu'il a osé écrire!" (Paideia - La formation de l'homme grec,
Ed.
Gallimard, p. XX ) Cette prise de position d'A. Toynbee serait due au
fait que
"le "culte de l'homme" lui parait entaché
d'idolâtrie." (idem. p. XX). Ceci est fort important parce que c'est
une problématique que peuvent très bien développer les islamistes.
C'est
une position assez proche que présente Amir Mehdi Badi `
qui, dans Les grecs et les barbares, Ed: Payot,
affirme que si les grecs
avaient été battus à Salamines et à Marathon, la science perse ce
serait
répandue plus tôt en Occident. Elle dut attendre les arabes. Dans ce
cas le débat
porte sur les caractéristiques originelles de ce qu'on nomme la culture
occidentale. Il semblerait que l’origine perse, orientale, soit
beaucoup plus
importante qu`on ne
le proclame. En
outre cet auteur démystifie la soi-disant opposition Occident-Orient
sous sa forme
première Grecs-Barbares ou Grecs-Perses.
Il est impossible de donner une idée tant soit peu complète de tout ce
que
contient cet ouvrage. Nous nous limiterons à indiquer que, selon nous,
il
dévoile bien que le contenu du concept occident, c'est la mystification.
"Tant
qu'Athènes et Sparte se disputèrent l'hégémonie de la Grèce, les Athéniens se prévalurent des exploits qu’ils s'attribuèrent
et de la
prétendue sottise et de la lâcheté qu'ils imputèrent à leurs ennemis
perses
aussi bien que grecs, pour soutenir que la suprématie leur appartenait
de
droit, parce qu'ils avaient sauvé la liberté. Le jour où ils tinrent en
leur
puissance, avec la maîtrise de la mer, la souveraineté de la plus
grande partie
de l’Héllade, très cyniquement, les Athéniens arguèrent des droits que
leur
procuraient les mêmes exploits de jadis au service de la liberté, pour
priver
les autres cités de la Grèce de toute liberté.
Le
jour où les Lacédémoniens leur enlevèrent l'empire, les
Athéniens invoquèrent encore leurs prétendus exploits de jadis, au
service de
la liberté hellénique, pour se plaindre de l'injustice qui leur était
faite. Lorsque
pour conquérir Babylone, Ecbatane et Suse d'où, une fois vainqueur, il
gouverna
Sparte, Athènes et le reste de la Grèce comme des provinces lointaines
du grand
Roi qu`il était devenu, Alexandre de Macédoine voulut ameuter les
Grecs, c'est
encore la trompette de la propagande athénienne contre les Perses qu'il
emboucha le plus sérieusement du monde, qui fit avancer ceux qui
consentirent à
le suivre. Et lorsque, devenue province
romaine, la Grèce de
Salamine ne fut plus qu'une ombre, la grandeur d'Athènes un souvenir et
le Grec
lui-même traité de Graecu1us par les Romains qui,
après avoir pillé
Athènes et Corinthe, Delphes même et le reste de la Grèce qu'ils
dépouillèrent
de toutes ses richesses, se proclamèrent héritiers légitimes des
Hellènes de
l'histoire et de la légende, alors les fables de la vieille propagande
athénienne refleurirent de plus belle. Elles refleurirent pour cette
raison que
les vainqueurs y trouvaient un prétexte pour mettre à sac l'Asie, et
les
pauvres vaincus une consolation à leurs misères. Depuis les vainqueurs
ont
changé, les vaincus aussi. Il est vrai que ce prétexte était idéal et
certains
idéaux ont la vie dure." (Salamine et Platées - Les Grecs et
les
barbares IV, pp. 944-946).
Ceci
a été écrit en 1974. Le lecteur peut de lui-même continuer
l'histoire de la mystification jusqu'à nos jours. En particulier il
pourra
réfléchir sur le fait suivant: la grande leçon qu’apprirent les perses
de leur
incursion en Grèce fut qu'il était vain de faire la guerre pour
contrôler ce
pays, car il était facile de s`acheter les grecs. Et, effectivement
après la
paix de Callias en 449 av.J.C. l'or de la Perse va être un des
protagonistes
fondamentaux de l'histoire grecque. On voit que les Occidentaux ont une
grande
tradition historique pour se vendre ou pour acheter et qu’en définitive
c'est
le phénomène économique, le capital en sa totalité, qui l'emportera sur
le
phénomène guerrier (dont nous avons montré la composante foncière
déterminante).
Nous
avons fait une étude sur la mystification démocratique.
Elle souffre d'un manque essentiel: la mise en évidence de la
mystification
justificatrice non seulement historique mais culturelle, voire ethnique
qu'expose Amir Mehdi Badi’. Je dis bien mise en évidence, démontrée,
parce que
nous n'avons jamais cru en l'histoire officielle et démocratique. Nous
reviendrons sur l'ouvrage de cet auteur et sur la mystification qu'est
l'Occident. Ajoutons seulement une précision au sujet de Graeculus
fournie en
note par l'auteur qui cite Juvénal qui dit à propos de la Grèce que "c'est
la nation même qui est née comédienne." (o.c. p. 946)
Ceci
est une remarque extrêmement importante parce que nous
pensons que le théâtre est un fondement de la démocratie - comme nous
l'exposerons ultérieurement - parce qu'elle ne peut-être que par
représentation.
Le
livre de Momigliano: Sagesses barbares contient
beaucoup d’informations qui montrent que les barbares n’étaient en rien
inférieurs
aux grecs et aux romains. Il signale en particulier la fascination
exercée par
l'empire perse: "Alexandre le Grand - un macédonien de langue grecque -
se
considérait comme l’héritier des rois de Perse." p. 94. On peut donc
dire
que dans une certaine mesure la Perse a conquis ses vainqueurs. (Cf.
note 12, la
remarque à la citation de E. Berl).
[22] Nous reportons à nouveau cette citation de K. Marx parce qu'elle est essentielle pour mettre en évidence que sa théorie ne peut pas être réduite à un matérialisme économique, même scientifique. Toutefois cela ne veut pas dire que le phénomène économique n'ait aucune importance.
L’essentialité de la détermination économique n'échappe pas à un auteur comme W.M. Watt qui se proclame "monothéiste déclaré", lorsqu'il écrit:"La tension éprouvée par Mahomet et certains de ses contemporains fut sans doute due en fin de compte à ce contraste entre les attitudes conscientes des hommes et la base économique de leur existence." p. 43.
Revenons
à K. Marx: "Pour ce qui est de la religion, la
question peut se résoudre en cette question générale et facile à
résoudre:
Pourquoi l’histoire de l'Orient apparaît-elle comme une histoire des
religions?"
(K. Marx à F. Engels, le 03.06.1853)
Hegel à sa façon, a bien perçu le caractère fondamental de l’Islam: l'affirmation de l'Un, la revendication de l'unicité, l’existence d'une certaine suprématie, mais aussi la dimension anticipatrice.
"C'est donc la spiritualité, la conciliation spirituelle qui commence; et cette conciliation spirituelle est le principe de la quatrième figure de l'Esprit. Celui-ci prend conscience du fait que l'esprit est le vrai. Ici l'Esprit est la pensée. Cette quatrième figure sa dédouble nécessairement en elle-même. D’une part, l’Esprit - l'Esprit entant que conscience du monde intérieur, l'esprit connu comme l’essence et comme la conscience pensante de la valeur suprême, la volonté de l'Esprit - est en lui-même abstrait et demeure dans l'abstraction de la spiritualité. Or, aussi longtemps que la conscience demeure dans cet état, le monde séculier reste abandonné à son inculture et à sa barbarie et rend possible une parfaite indifférence à l'égard du monde séculier en tant que tel, indifférence qui s'explique d'ailleurs par le fait que le monde séculier demeure étranger à l'Esprit et ne parvient pas à la conscience d'une organisation rationnelle. À cette situation correspond le monde musulman, la transfiguration suprême du principe oriental, la plus haute intuition de l'UN. Ce monde, certes, est né plus tard que le christianisme, mais il a fallu le long travail de plusieurs siècles pour que celui-ci devienne une figure de portée mondiale, et ce travail n'a été accompli qu’à partir de Charlemagne. En revanche, l'Islam est devenu rapidement un empire universel à cause de l'abstraction de son principe; en tant qu`ordre universel il est donc antérieur au christianisme." (La raison dans l'histoire, pp. 292-293)
On comprend pourquoi il place l'Islam dans le monde germanique parce qu 'il considère que Mahomet anticipe sur la réforme de Luther. Il est à noter qu'il y a un rapport entre l'ordre universel et l'abstraction. Il n'y a donc pas simplement un préjugé ethno-centrique qui déterminé la pensée de Hegel. En outre il perçoit bien que dans le monde islamique l'individu n’est pas autonomisé. L'œuvre de Mahomet est justement une opération de limitation de l’autonomisation de celui-ci. En revanche le mouvement de Luther est un mouvement visant à autonomiser l'individu. C'est ce qu'en d'autres termes Hegel affirme.
Dans La philosophie de l'histoire il accorde un chapitre au mahométisme où il parle de: "La Révolution de l'Orient qui brisa toute particularité et toute dépendance, éclairant et purifiant parfaitement l'âme, en faisant de l’UN abstrait seul, l'objet absolu et de même de la pure conscience subjective, de la science de cet Un seul l'unique fin de la réalité, de l'inconditionné, la condition de l'existence." (éd. Vrin, p.275)
Il
présente le mahométisme comme un dépassement du judaïsme:
"Dans cette généralité de l'esprit (geistig), dans
cette pureté illimitée
et indéterminée, il ne reste au sujet d'autre but que de réaliser cette
généralité et cette pureté. Allâh ne connaît plus la fin affirmative
limitée du
dieu juif. Honorer l’Un est l'unique fin du mahométisme et la
subjectivité n'a
pour matière de son activité que ce culte ainsi que l'intention de
soumettre le
monde à l'Un." (idem, p. 275). Ensuite le contenu de son exposé est
similaire
à celui dé la citation donnée au début. Puis il nous expose "les traits
fondamentaux du mahométisme" qui "contiennent ceci que dans la
réalité rien ne peut se stabiliser, que tout agissant et vivant, va
vers le
lointain infini du monde, le culte de l'Un demeurant le seul lien qui
doit tout
unir. En ce lointain, en cette puissance disparaît toute borne, toute
distinction de nation et de caste; nulle race, nul droit politique de
naissance
et de propriété n'a de valeur, seule l’homme comme croyant en a une:
adorer l’Un,
croire en lui, jeûner, se dégager du sentiment corporel de la
particularité,
faire l’aumône, cela signifie se défaire de son bien particulier: ce
sont là de
simples commandements; mais le mérite le plus haut, c'est de mourir
pour la
foi, et qui meurt pour elle dans la bataille, est sûr du Paradis."
(idem,
p. 276)
Hegel
exprime bien l’exaltation de l’unité supérieure, mais il
ne perçoit pas que c’est un phénomène compensatoire au devenir multiple
de la
valeur; de même qu'il ne met pas en évidence l'inexistence d’une
préoccupation
foncière. Le phénomène d'abstraction est également souligné mais il ne
le met
pas en corrélation avec le caractère hautement anticipateur de la
représentation de Mahomet, car ce ne sera réellement qu'avec le
développement
du capital que celle-ci s’imposera partout. Enfin je veux insister sur
le fait
que "seul l'homme comme croyant" a une "valeur" car cela
pose bien que la réalité de la ummah, communauté, c'est la croyance en
un dieu
unique et que donc le positionnement des hommes, leur valeur, est
déterminé par
leur aptitude à croire et à se soumettre à un dieu qui est la
transcendance de
la valeur.
O.Spengler voit également dans l'islam un luthérianisme. Toutefois
son appréciation du phénomène islamique est fort complexe parce qu'il
replace
celui-ci au sein de toutes les religions qui se sont développées au
Proche-Orient et ce dans un chapitre intitulé: "Problèmes de la culture
arabe", dans son livre "Le déclin de l’Occident". Ce n’est pas
le moment d'analyser cet ouvrage. Nous voulons seulement citer quelques
passages
pour montrer l'importance que O. Spengler accordait à la culture arabe dont il ne limite pas
l’extension
historique à la période qui commence avec l'islam. Cf. particulièrement
pp.
133-184.
"L'islam
doit être considéré comme le puritanisme du groupe
total des religions précédentes." (Ed. Gallimard, p. 240) Il s’agit du
judaïsme, du christianisme, du mandéisme, du mazdéisme et du
manichéisme.
"En
réalité, il continue les grandes religions
antérieures." (idem, p. 279)
Il
opère une confrontation entre Pythagore, Mahomet et Cromwell
où il expose le rapport qu'il y a entre mathématique et religion.
Or,
il est vrai que les mathématiques ont été nécessaires pour
développer une théologie rigoureuse, pour justifier certaines
affirmations
avancées aussi bien par certaines théologies que par des mystiques.
Elles
servirent à organiser le donné de diverses intuitions incluses dans la
pratique
religieuse. Cf. notes 34 et 56.
Toutefois
si O. Spengler affirme que l'islam est une réforme, il
écrit également: "l’âme de la culture magique ayant fini par trouver
dans
l'islam, sa véritable expression."(idem, p. 279)
Il
conviendra de revenir sur cette approche de l’islam dans les
chapitres suivants concernant l'aire islamique.
[23]
"
Un
quasi synonyme de umma est jama’a.
L’un et l’autre mot peuvent se
traduire par "communauté". La racine de umma évoque umm
"mère", d’où l’idée d'origine commune; la racine de jama’a souligne
l'idée de réunion, d'assemblée." (article "Islam" dans
Encyclopédia Universalis, t. 9, p. 148)
Dans
son étude sur les « Problèmes de la culture
arabe » incluse dans son livre Le déclin de
l'Occident, O. Spengler
cite. "Die religiöse Gedankenwelt des Volkes in heutigem islam" de M.
Horten: "La communauté mystique de l’islam s'étend de l’en-deça à
l'au-delà;
elle dépasse la tombe en embrasant les musulmans morts des générations
antérieures, et même les justes des générations pré-islamiques. Le
musulman sent
qu’il forme avec eux tous une unité. Ils l'aident
et il peut lui
aussi, accroître encore leur félicité en y ajoutant ses mérites."
Étant
donnée que la séparation opère depuis des millénaires,
tout au moins pour le phylum des hommes et des femmes qui ont accepté
le
devenir hors-nature, chaque fois que cette séparation est inexistante
ou niée,
il y a des théoriciens pour parler de mystique. En fait c'est une
réalité bien
concrète. Bordiga a bien mis en évidence l’immense solidarité des
humains du
passé, du présent et de ceux à venir. C'est à cause d'elle d’ailleurs
qu'il
rejetait la démocratie et c'est d’elle qu'il faisait la substance du
parti.
Pour nous, maintenant, nous préférons parler de phylum.
[24]
"Mais
le calife est comme « un tuteur que dieu se subroge »
(Louis
Massignon) dans et par la communauté." (Article "Islam" in
Encyclopedia Universalis, t.9, p.150)
La
citation de Massignon montre qu'il ne peut pas y avoir
séparation pouvoir politique, pouvoir sacré. En outre il ne peut pas y
avoir
une séparation des pouvoirs puisque le calife est là pour que se
développe au
mieux le procès de vie de la ummah, communauté, ce qui implique à la
fois
l'exercice du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Au sens strict
d'ailleurs ce n'est pas lui qui exécute, comme ce n’est pas lui qui
légifère.
Eliade
et Couliano insistent également sur cet aspect: "Ce
titre (calife, n.d.r) signifiera par la suite que le calife réunit en
lui deux
fonctions qui devraient rester séparées chez tout autre être humain: la
fonction militaire de commandeur des croyants (amir al’muémin)
et la
fonction religieuse d’iman des musulmans(imam al-musimîn)."
("Islam"
in Dictionnaire des religions, p. 207)
Nous
reviendrons sur la question du califat dans la suite de
l'étude sur l'aire islamique. Cependant il nous faut indiquer dès
maintenant un
ouvrage fort important datant de 1922: Le problème du califat,
Ed.
Maisoneuve, de Rachid Rida, parce qu'il donne plusieurs définitions du
mot
califat et surtout à cause d'une position théorique qu'on pourrait
qualifier de
justification d'une tribu ou d'une famille élue, véritable pendant de
la
théorie du peuple élu des juifs.
"Le
Prophète confiant à cette tribu (des Quraisites, celle
de Mahomet, n.d.r) la succession de sa mission obéit à deux grandes
considérations.
1° Les Quraisites possédaient les nombreuses qualités
qui peuvent assurer le succès d’un apostolat, qui sont à même de
flatter la
nature intime des hommes, de réaliser par suite leur unité sociale, et,
sinon
de prévenir, du moins d'atténuer toute velléité d'opposition ou de
compétition
politique." (...)
2°
La défense de l’Islam devait être assurée sans solution de
continuité par la même famille qui a reçu la révélation, a été chargée
de la
propager et de la répandre. Ainsi la continuité spirituelle et
historique de
l'islam devait être maintenue; les droits particuliers d'une nation ou
peuple
découlent de leur histoire." (pp. 35-37)
Curieusement
ailleurs il justifie sa position en disant que
c'est le meilleur moyen pour éviter le développement de l'esprit de
clan.
Autrement dit la solution est de proclamer un clan élu.
Signalons
également un autre ouvrage de cet auteur traitant du
même problème: Le califat et l'imamat suprême 1922
dont nous extrayons
au moins cette citation: "De toute évidence, une restauration du
califat
musulman ne saurait être du goût des Ėtats impérialistes qui la
combattront au
contraire de toutes leurs forces. Son ennemi le plus acharné est certes
la
Grande-Bretagne.''
"Les
musulmans, en effet, considèrent que leur religion
n'existant réellement que du jour où est établi un État musulman
indépendant et
fort, qui puisse, à l'abri de toute opposition et de toute domination
étrangère, mettre en application la loi de l'Islam.''
"Le
calife dans l'islam n'est que le chef d'un gouvernement
constitutionnel; il n'a nulle autorité et nul contrôle sur les âmes et
sur les
coeurs. I1 n'a d'autre mission que d'appliquer la loi, et l'obéissance
qu'on lui
doit est limitée à cette mission. C'est là une obéissance à la loi et
non pas à
sa personne."
Nous
reviendrons ultérieurement sur cet ouvrage de Rachid Rida
surtout au sujet du possible de l’autonomisation de la loi, du problème
du
compromis avec le phénomène démocratique de séparation des pouvoirs.
Nous
verrons que les shiites considèrent également la famille
d’Ali comme une famille élue.
[25]
Le
mouvement de la valeur décalque en quelque sorte le devenir d'Homo
sapiens en
tant qu'espèce naturelle. C'est l'espèce qui accède à la réflexivité.
C'est ce
à quoi tend la valeur.
[26]
Nicolas
de
Cuses considéra Mahomet comme un prophète d'un christianisme simplifié
pour
arracher les arabes à l'idolâtrie.
Le
fait que l’Islam ait été perçu comme une hérésie du christianisme
s'exprime très bien chez Dante qui plaça Mahomet dans l’enfer parmi les
semeurs
de discorde qui sont condamnés à être divisés pour avoir eux-mêmes
divisé de
leur vivant.
Au-delà
de la donnée ethnocentrique et du chauvinisme religieux
il y a tout de même une idée intéressante, c'est celle de l’unité de
l'aire qui
avait été dominée par l'empire romain avant l’intrusion des arabes et
le posé
de l'esprit de croisade: volonté de refaire l'unité (en laissant de
côté pour
le moment les questions d'expansion économique qui furent
déterminantes).
Cependant de l'autre côté, c'est-à-dire chez les arabes et les peuples
qui
acceptèrent l’Islam, il y a la même perception d'une unité qu'il faut
rétablir.
Ainsi
donc les présupposés ont empêché de percevoir tout ce que
Mahomet apportait de nouveau. Il faudra la Réforme pour que l’Occident
commence
effectivement à réaliser. Toutefois l'importance de l'islam dans le
devenir des
peuples de l'Asirope ne s'impose qu'à l'heure actuelle. Nous
reviendrons
là-dessus en étudiant la question de la révolution communiste telle
qu'elle se
posait, au début de ce siècle, dans l'aire où règne l'islam.
Quant
à nous il nous importe d'insister sur l'originalité de
l’œuvre de Mahomet en tant que synthèse dont certains éléments sont
originaires de l'Arabie elle-même. En effet, dans sa quête d'un dieu
unique,
universel Mahomet eut des prédécesseurs: les hanifs. "Les hanifs
étaient
les gens qui suivaient les données idéales d'origine de la religion
arabe. Il
ne s'agissait ni d'une secte ni d'une fraction du peuple." W. M. Watt:
Mahomet
à La Mecque, p. 205)
Toutefois
il affirme, à l'encontre de ce que déclare M. Eliade:
"que l'on ne possède aucune preuve établie d'un mouvement concerté
quelconque vers le monothéisme." (idem, p. 53)
Si
Mahomet n'est pas un hérétique du christianisme, ni du judaïsme,
il s'est présenté comme ayant été annoncé tant dans la Torah que dans
l’Évangile:
"en faveur de ceux qui suivent l’Envoyé, le Prophète maternel qu'ils
trouvent
chez eux inscrit dans la Torah comme dans l’Évangile." (VII, 157. J.
Berque)
Divers
musulmans se sont appuyés sur l'Évangile de Saint-Jean
pour affirmer qu'effectivement Jésus avait prédit l’advenue de Mahomet.
En
effet dans cet Évangile, écrit après le "moment révolutionnaire", qui
pose les conditions de résistance à un monde qui s'est maintenu, il y a
l'annonce de l'envoi d'un paraclet (intercesseur, médiateur): cf.
14.16, 14.26,
15.26, 16.7. En outre il est écrit: il «vous enseignera tout,
et vous rappellera
tout ce que je vous dis». Dans ce cas Mahomet est bien le
sceau des
prophètes. En un certain sens c'est vrai, puisqu'il intègre le
mouvement de la
valeur dans le devenir accepté par l'espèce. Il a opéré une vaste
accommodation.
Cet
Évangile de Jean apparaît également comme une des meilleures
justifications de l'activité des apôtres. Ils sont bien dans la lignée
commandée par la divinité puisqu'ils ont reçu l'Esprit Saint (20. 22).
L'astuce
de l’Eglise a été d'identifier Saint Esprit et paraclet et d'en faire
un
médiateur continu de l'attente du royaume de dieu. Pouvant intervenir à
n’importe
quel moment de l'histoire, le possible d’un autre prophète à venir est
dès lors
escamoté. À ce propos notre époque se caractériserait par le fait de
l’absence de
manifestation de l'esprit sain, partie d'un dieu devenant deus otiosus (cf.note 51).
Terminons
par cette remarque d’O. Spengler dans le Déclin de
l'Occident: "L’Évangile de Jean est l’Ecriture chrétienne
manifestant
expressément une intention koranique. "( Ed. Gallimard p.225)
[27]
Si on considère l’Islam dans
sa totalité, non
réduit à l’œuvre de Mahomet: "Ce qui fait la richesse impressionnante
de
ce corps de doctrine, formé en moins de deux cents ans après la mort de
Mahomet,
c'est la part importante que prirent ces nouveaux convertis à son
élaboration.
Juifs, Chrétiens grecs et syriaques, mages zoroastriens, manichéens,
mandéens,
idolâtres hellénistiques de Harrân, hindous, tous ont apporté à leur
nouvelle
foi les éléments exégétiques, parénétiques, typologiques, cultuels,
éthiques
philosophiques, scientifiques et folkloriques qui en consolidaient la
charpente
et étoffaient les dogmes, le morale, la jurisprudence et la liturgie."
(Toufik Fahd: L'Islam et les sectes islamiques, p.
04.)
L’œuvre
de Mahomet ne peut pas se comprendre sans tenir compte
de toutes les représentations produites dans le Proche-Orient durant
toute la
période qui précède le montent de sa prédication. Le fait que des
hommes
provenant de différentes cultures aient pu effectuer des apports
s'explique
fort bien en tenant compte qu’ils venaient greffer leur oeuvre sur des
données
antérieurement intégrées et par là peu apparentes. Mahomet joua par
rapport à
eux le même rôle que les hanifs par rapport à lui.
[28]
En revanche il en sera
autrement plus tard.
Ainsi en Russie comme en Arabie, à chaque moment de crise, la nécessité
de la communauté,
obchtchina, umma, a été posée et, jusqu'à une date assez récente, elle
s'est
réaffirmée concrètement.
[29]
C'est
ce
qu’affirme également W.M. Watt, à partir de considérations qui nous
semblent
moins déterminantes: "S’il en est ainsi, les quatre points principaux
pour
lesquels la vie humaine était contenue dans d'étroites limites par le
Destin
étaient: rizk soutien de l’homme, adjal
ou terme de sa vie, le
sexe de l'enfant, le bonheur ou le malheur. Il ne s'agissait pas de
religion,
car le Destin n'était pas un objet de culte." (o.c , p. 49)
[30]
Cette
tendance à une sortie du monde se manifeste dans des mouvements
soufistes
extrémistes comme celui des malâmatiyya: "Ils cherchent à se détacher
de
tout ce qui les lie au monde extérieur, afin de se livrer entièrement à
l'amour
divin." (Toufik Fahd, o.c , p.91) Il est remarquable de noter la
dissociation pouvoir-amour: la séparation, avons-nous dit, a posé les
deux et
il doit toujours y avoir un phénomène de compensation entre eux. Plus
l'amour
mystique est vaste plus la séparation est immense.
La
dimension transcendante, en dehors de tout référent anthropien,
délimitée par une approche rationnelle, elle-même engendrée par un
souci de
cohérence entre l'affirmation de sa transcendance et celle de sa
désignation
implique qu'on ne puisse pas définir dieu. En effet on ne peut pas le
saisir
par les attributs permettant à la fois de le désigner et de le
qualifier pour
le rendre en quelque sorte sensible aux fidèles, car cela risquerait
d’hypostasier
les différents attributs et de réintroduire un polythéisme.
Voilà
pourquoi dans un courant très rationnel de l'Islam, le
mutazilisme, on trouve cette approche de dieu. Je pense que ce terme
désigne
mieux le comportement des mutazilites que celui de définition qui
risque
d'impliquer une fixation des fidèles d'un côté, de dieu de l'autre, et
une
limitation de ce dernier.
"Dieu
est unique, nul n'est semblable à lui. Il n'est ni
corps ni individu, ni substance, ni accident. Il est au-delà du temps.
Il ne
peut habiter dans un lieu ni dans un être. Il n'est l’objet d'aucun des
attributs ou qualifications convenant aux créatures. Il n'est ni
conditionné ni
déterminé, ni engendrant ni engendré. Il est au-delà de la perception
des sens:
les yeux ne le voient pas, le regard ne l'atteint pas, les
imaginations ne le comprennent
pas. Il est une existence, mais différente des autres existences. Il
est
omniscient, tout-puissant, mais son omniscience et sa toute-puissance ne sont
comparables à
rien de créé. Il a créé le monde sans archétype préétabli et sans
auxiliaires." (Extrait du Makalat al-islamiyyin, cité dans Encyclopedia
Universalis, t. 9, p. 160, 2° colonne)
[31]
En fait
dieu représente ici la communauté, l’antique communauté dans son
indivision,
avant sa fragmentation. Voilà pourquoi nous préférons parler de biens
communautaires,
sans faire de référence à la propriété, car dés que celle-ci existe il
y a
affirmation du collectif et de l'individuel absents dans la communauté
originelle où il n'y a pas de propriété.
Bruni
et Bontempelli donnent ces clarifications afin de faire
comprendre le passage suivant (dont nous reportons une partie) de
l’Évangile
selon Saint Luc (III, 16, 30): "I1 vint à Nazar où il avait été élevé,
entra, selon sa coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et se
leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre, il trouva le
passage
où il est
écrit :
L'esprit
du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par
l'onction. I1 m'a envoyé porter la bonne nouvelle
aux pauvres, annoncer
aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la
liberté
aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur.
Il
replia le livre, le rendit au servant et s'assit. Tous dans
la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors i1 se mit à leur
dire:
"Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture." Et
tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les
paroles
pleines de grâce qui sortaient de sa bouche."
[32]
Bruni
et Bontempelli
insistent également sur l'importance du mouvement de la valeur pour
comprendre
le surgissement de l'Islam. "Il (Mahomet, n.d.r) considère en réalité
que
le temple de La Mecque, une fois libéré des idoles, peut devenir le
temple
d'Allâh et La Mecque la cité sainte de l'islamisme.
En ce sens il envoie
un message implicite à la classe mercantile dominante à La
Mecque: si
elle ne s’oppose pas à l'islamisme et si elle accepte un
redimensionnement de
ses commerces, elle peut continuer à développer ceux-ci dans le cadre
nouveau
de l'unité arabe et elle peut tirer des gains compensateurs par les
pèlerinages
dont La Mecque deviendra le but. La classe mercantile dominante à La
Mecque
finit par comprendre qu'elle n'a pas d'autre choix que d'accepter le
compromis
qui lui est offert par Mahomet..." (Histoire et conscience
historique,
t.l, pp. 97-98)
L'importance
du mouvement de la valeur a été maintes fois signalé.
Voici ce qu'écrivait un certain Torrey en 1892 tel que le rapporte M.
Rodinson
dans son livre Islam et capitalisme, p. 96.
"Les
relations réciproques entre Dieu et l’homme sont d’une
nature strictement commerciale. Allah est le marchand idéal. Il inclut
l'univers entier dans ses relevés de compte. Tout est calculé, chaque
chose est
mesurée. Il a institué le livre de comptes et les balances et il s'est
pose en
modèle pour les affaires honnêtes. La vie est une affaire, on y gagne
ou on y
perd. Celui qui fait une œuvre bonne ou mauvaise (qui "gagne" le
bien ou le mal) en reçoit le paiement, même en cette vie. Certaines
dettes sont
remises car Allah n'est pas un débiteur implacable. Le musulman fait un
prêt à
Allah: il paye à l'avance pour le Paradis; il lui vend son âme et c'est
une
affaire prospère. L'incroyant a vendu la vérité
divine pour un prix misérable;
il fait faillite. Toute âme est retenue en caution pour la dette
qu'elle a
contractée. Au jour de la Résurrection, Allah règle ses derniers
comptes avec
les hommes. Leurs actions sont lues sur le Grand Livre de comptes,
elles sont
pesées sur des balancés. À chacun on paye exactement son compte,
personne n'est
escroqué. Le croyant et l'incroyant reçoivent leur salaire. Le musulman
(à qui
on a donné une paye multiple pour chacune de ses
bonnes actions) reçoit
en plus une prime spéciale." "Il est difficile d'imaginer une somme
de théologie plus purement mathématique."
Toutefois
on a trop souvent pensé que le développement mercantile,
l'essor d'une classe de marchands, s'accompagnait uniquement de
préoccupations
plus ou moins sordides liées à l'affairisme monétaire. En réalité les
grandes
représentations religieuses comme l’Islam, le judaïsme, le bouddhisme,
le
christianisme sont en grande partie des productions de cette classe.
Nous avons
abordé déjà cette question dans les chapitres antérieurs. Nous la
traiterons
mieux dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature. On
notera à
quel point un certain essor de l'art est lié à cette classe, comme on
peut s'en
rendre compte en étudiant l’histoire de la Renaissance européenne. Les
marchands sont dans le hors nature. L'art apparaît comme un phénomène
de
compensation essentiel (comme la religion). En outre grâce aux œuvres
d'art ils
s'accaparent des portions de la nature ou des supports fragmentaires
d'une
esthétité. Enfin et ceci s’accusera avec le développement du capital,
il y a le
mouvement représenté de la fragmentation séparation du tout, ce qui
permit de
l'aliéner, de le vendre, de spéculer, etc. Cela ne nie pas qu'il existe
également
dans le mouvement artistique une composante anti-capitaliste.
En
revanche, Marx se méprenait totalement sur l'islam, puis
qu'il pensait que le mouvement de Mahomet était une réaction contre le
mouvement de la valeur.
"C'est
là, je crois, qu'il faut chercher également l’anéantissement
du commerce de l’Arabie du Sud avec Mahomet, dans lequel tu vois à très
juste
raison un élément principal de la révolution mahométane." (Engels à
Marx,
06.06.1853)
Ce
qu’écrit Engels ensuite a un certain intérêt: "tout cela
suppose non seulement qu'une situation générale du trafic a causé le
déplacement de la route commerciale, mais encore qu'il y a eu une
destruction
tout à fait directe par la violence, destruction qui ne s’explique que
par l'invasion
éthiopienne. " Mais s’il y a eu une influence sur la situation à La
Mecque, elle put être dans une certaine mesure positive. Le déplacement
des
voies commerciales put contribuer à renforcer les relations de celle-ci
avec
les pays du nord, la Syrie particulièrement. Cela ne put en aucune
façon avoir
une action directe sur l'islam. En revanche indirectement la conquête
du Yémen
par les abyssins qui étaient d'obédience chrétienne contribua
probablement à
faire connaître, comme nous l’avons déjà indiqué le christianisme aux
arabes.
"L’expulsion
des Abyssins se fit 40 ans avant Mahomet; ce
fut le premier acte du sentiment national arabe qui s’éveillait et
qu`avivaient
encore par surcroît des invasions perses qui, venues du nord,
poussèrent presque
jusqu’à la La Mecque. "
Ceci
peut être considéré comme un phénomène qui rendit plus facile
la propagation de l’islam dans toute l'Arabie, et qui donc favorisa
l'unification des arabes. Mais on ne peut pas y trouver un élément
important
déterminant la genèse de l’islam.
Nous
avons également indiqué plus haut que l'ensemble des évènements
catastrophiques juste antérieurs à Mahomet ou contemporains de son
enfance,
rendit plus vraisemblable la théorie d'une fin proche, accompagnée d’un
jugement dernier.
[33]
"La
tradition a en effet développé dans des mesures énormes l'interdiction
d'un
certain jeu de hasard (maysir) que formule le Coran. Tout gain pouvant
résulter
d'un hasard, d'une indétermination s`en est trouvé interdit." (M.
Rodinson: Islam et capitalisme, p. 33)
À
ce sujet W. M. Watt écrit ceci: "Si le Qur'ân réprouve
cet usage, ce n'est sans doute pas parce qu’il s'agit là d'une forme de
jeu de
hasard, mais parce que le maysir était en rapport
étroit avec l'ancienne
religion païenne; en effet, les flèches (nécessaires à l'exercice du
jeu)
étaient confiées au gardien de la Ka’bah de la Mecque." (Mahomet
à
Médine, p. 571)
Ceci
est peut-être la raison circonstancielle et immédiate de la
pros_c_r_i_p_tion, mais elle ne peut pas fonder un interdit d'une vaste
ampleur.
Elle est négative, c'est-à-dire qu'elle n'affirme pas la substance de
la
nouvelle religion. Elle la délimite seulement. Or pour s’imposer il
faut
toujours aller au-delà d'une affirmation par la négativité.
Il
n'y a donc pas d'opposition nette entre les deux explications.
[34]
J’ai
déjà
abordé cette question dans la préface aux textes de Bordiga sur le
communisme :
Bordiga et la passion du communisme, Ed. Spartacus.
"Seuls, au
fond, des êtres doués de facultés peu communes peuvent reconnaître en
eux le
devenir immense des ces millions de forces qui se cristallisent en eux,
à un
moment donné, et peuvent ainsi se rendre compte du peu qu'ils ajoutent
en fait
à l’œuvre en acte depuis le surgissement de l'espèce. (...) Par lui
(Bordiga)
se réaffirmait l'existence de ces millions d'êtres qui avaient opéré ou
qui opéraient
dans la direction de la révolution. Il ne s'enflait pas de leur œuvre
mais témoignait
de la leur, au moment où la contre-révolution effaçait, et tendait à le
faire
pour toujours, les traces de leurs luttes. En ce sens encore il était
prophète." (p. 26)
[35]
Le
posé
d'une transcendance, dieu, et d'une limitation, la créature, implique
la
nécessité d'établir des relations, un contact entre ces deux entités,
d'abolir
le vide qui sinon s'instaure rait. Il y a dépassement de la quantité
qui est
par définition limitée par sa quiddité. Donc on comprend que ce soient
les
musulmans qui aient développé le concept de nombre en tant que relation
comme
l'indique R. Garaudy dans Promesses de l'Islam.
Mais
il y a plus. Les musulmans purent facilement accepter le
zéro, l'intégrer dans leur représentation et, de ce fait, permettre un
grand
développement des mathématiques parce qu’ils parvinrent à penser le
néant comme
un existant, comme une donnée positive.
"La
théosophie moniste, à laquelle le cheik Ibn Arabi a
attaché son nom, met en œuvre deux idées (...) l'idée que le néant (ma’dûm),
comme certains mu’tazilites l’avaient soutenu avaient une réalité
positive, et
celle que l'existence de la chose créée (makhlûg)
est l'existence même du
créateur (khâlig), qui se manifeste à lui-même par
elle." (Laoust: Les
schismes dans l’Islam, p. 411)
Selon
les hindous le zéro figuré par un cercle, signifiait le
néant, le vide sunya (cf. Garaudy Promesses de l'Islam).
C'est une
réalité positive et en même temps une limite préférentielle comme on le
voit
dans beaucoup de développements mathématiques. Or la représentation de
Mahomet
doit intégrer les limites.
Le
mode de se comporter de l'homme, de la femme, vis-à-vis de la
communauté retentit dans tous les domaines de la vie et donc sur la
représentation, laquelle a de multiples modalités de réalisation.
[36]
La traduction est de Denise
Masson, Ed.
Gallimard La Pléiade.
Les
traductions du Coran donnent lieu à des versions assez diverses.
Afin de rendre plus saisissable le sens du texte et la compréhension
que j’en
ai moi-même, qui ne connaît pas l’arabe, je reporte - quand c’est moi
qui cite
- deux traductions: la première est de M. Kasimirski, Ed. Charpentier,
1841 (la
première en ma possession!), la seconde de J. Berque, Ed. Sindbad qui
date de
1990.
[37]
Il
semblerait
qu’on doive préciser, à l’aide d’informations provenant d`autres sources,
que le
devenir islamique a conduit de plus en plus à séparer la shari`â du
fikh
(droit) procès déterminé par le mouvement de la valeur, mais surtout
par celui
du capital (comme nous le verrons dans le chapitre suivant concernant
l’aire
islamique).
Ceci
tend à s’accroître de nos jours dans la mesure où il y a
laïcisation de la société islamique avec la séparation de la religion
et de
l’État. Mieux on peut dire qu’on assiste à une vaste tentative de faire
entrer
l’islam dans la combinatoire représentationnelle du capital, à la suite
du conflit Irak-Iran et surtout à la suite de l’assaut contre l’aire
islamique dont
l’acmé belliqueuse fut l’intervention occidentale au Koweit et en Irak
en
Janvier 1991. La pression en vue de la réduction de l’Islam à élément
de la
combinatoire se fait de tous côtés comme en témoigne cet interview de
P. P.
Kaltenbach paru dans Le Monde du 15.03.1991. Celui-ci est partisan
d’une
«charia bien tempérée», ce qui le conduit à la
question:
«Pourquoi l’islam ne pourrait-il pas connaître la Réforme
qu’a connue le
christianisme. La réforme a été «déromanisation»
non un recul de la
foi. Et si les français ont pu se passer du latin, pourquoi des Perses
ou des
Sénégalais ne pourraient-ils pas se passer de
l’arabe ?»
Dans
l’esquisse de réponse qu’on trouve dans l’article, on constate
l’escamotage total de l’importance de l’islam qui est par lui-même une
réforme
profonde, et l’affirmation d’une communauté hors capital. C’est
d’ailleurs cela
que divers idéologues vitupèrent le plus lors de
leurs polémiques. Enfin
voici l’éloge de la combinatoire."Il faut dire "Bienvenue à l’islam
en France" et lui offrir ce que nous avons de mieux: devenir une
religion
parmi d’autres, avec tous les droits et tous les devoirs ." Ce qui
implique
également qu’il n`y ait plus
[38] "La
générosité d`Allâh est soulignée par
plusieurs épithètes: Il est donneur de la vie; existe-t-il un plus
grand don?
Il a toujours quelque chose à donner; car ses faveurs sont illimitées.
Sa générosité
est si particulière qu`elle oblige à la reconnaissance; elle est
l’émanation de
son ineffable bonté." (Toufik Fahd, L’islam et les sectes
islamiques,
pp. 102-103)
L`exposé
d`Eliade et Couliano est très percutant pour faire comprendre
cette donnée de la soumission, mais il me semble qu’ils forcent un peu
la
mesure pour caricaturer. "Les êtres humains sont les esclaves
privilégiés
du Seigneur et ont la possibilité d`ignorer les commandements de Dieu,
étant
souvent induits en tentation par l’ange déchu Iblis (Satan), chassé du
ciel
pour avoir refusé d'adorer Adam (2, 3l-33)." ("Islam" article
dans Dictionnaire des religions, p. 206)
Cette
histoire d’Iblis revêt un intérêt particulier parce qu’elle est en contradiction avec le corpus doctrinal. Au fond Iblis avait
raison
de ne pas se prosterner devant Adam car, ce faisant, il ne tombait pas
dans
l’erreur d'un anthropocentrisme.
[39]
C'est
le
danger mystique tel qu'il se réalise dans le soufisme. Ce qui explique
la
condamnation de ce dernier par les traditionnistes et qu’il ait été
surtout
développé parmi les chiites iraniens. Il ne s'agit pas ici d'exposer
cette
question, mais de la signaler, afin de dévoiler les possibles que crée
la
position de Mahomet. L’œuvre d'un homme est tout aussi importante par
ce
qu’elle apporte que par ce qu'elle permet d'élaborer, par de multiples
autres.
[40]
"On
peut dire que ces deux, épithètes qui imprègnent l’âme de l’islam, du
fait de
leur fréquente répétition dans la prière rituelle et les invocations
jaculatoires,
ont introduit en Islam ce que l'idée de l’Incarnation a introduit dans
le
christianisme, c’est-à-dire l'idée d'un Dieu fait homme pour se rendre
proche
de l’humanité et l'attirer vers lui"(Toufik Fadh: L’Islam et
ses sectes,
p. 101)
Ainsi
on retrouve dans des religions diverses des composantes
similaires parce qu’elles correspondent à des
nécessités dans le comportement communautaire de l’espèce.
[41]
La
figure du
père devient prépondérante, comme elle l’est dans
le christianisme. Cependant
dans certains textes chrétiens c’est la mère qui est encore
amplement évoqué,
comme dans L 'Évangile de
la paix de Jésus-Christ par le disciple Jean, Ed. P.
Genillard." Je
vous le dis, en vérité, l’Homme est le Fils de la Mère, la Terre, et c'est
d'Elle
que le Fils de l’Homme doit recevoir la totalité de son corps, de même
que le
corps du nouveau-né procède du sein de la Mère. Je vous le dis, en
vérité, vous
êtes un avec la Mère, la Terre; Elle est en vous et vous êtes en Elle.
C’est d’Elle
que vous êtes nés, par Elle vous devez vivre et en Elle que vous devrez
enfin
retourner. C'est pourquoi, gardez ses lois, car personne ne peut vivre
de
longues années ni être heureux du moment qu’il n'honore pas sa Mère et n’en
respecte pas les lois."(pp.14 -15)
Rien
n'est nouveau sous le soleil! Cela bien au-delà de ce
qui est exposé dans l'hypothèse Gaïa de Lovelock.
[42]
"Je
vois maintenant avec une netteté absolue que la prétendue Écriture
Sainte des
juifs n'est en somme que la trans_c_r_i_p_tion de la vieille tradition
religieuse
des tribus arabes, modifiée par la séparation précoce des Juifs de
leurs
voisins de même souche, mais nomades. " (F. Engels à K. Marx, mai 1853)
"Les
Arabes paraissent avoir été, dans les régions où ils
s’étaient fixés, dans le Sud-ouest, un peuple tout aussi civilisé que
les Égyptiens,
les Assyriens, etc.; leurs monuments en sont la preuve. Quant au
battage
religieux, il semble ressortir des vieilles ins_c_r_i_p_tions du Sud où
prédomine
encore la tradition de la vieille nation arabe, la tradition du
monothéisme
(comme chez les Indiens d’Amérique) et dont la tradition hébraïque
n'est qu'une
faible partie, que la révolution religieuse de Mahomet, comme tout
mouvement
religieux, ne fut en réalité qu'une réaction, le prétendu retour à la
religion
ancienne, à la religion simple." (F. Engels à K. Marx, mai 1853)
F.
Engels nie en réalité l'existence d’un polythéisme des tribus
arabes et escamote l'apport des juifs dans la fondation du monothéisme.
En réalité,
Mahomet opère bien un retour à une religion ancienne, mais c'est une
création
d`une importance considérable comme nous essayons de le démontrer. Si
on ne
reconnaît pas l’œuvre exceptionnelle
produite par une foule d’hommes et de femmes d’une aire donnée, mais
qui se
cristallise dans un individu donné (ici Mahomet), il est impossible de
comprendre les évènements extraordinaires qui se produisirent en Arabie
à
partir du VII° siècle.
[43]
Il ne doit
pas y avoir de médiateur. Tout le monde dépend de dieu qui est celui
qui se
suffit à lui-même. Mais l'accession à sa connaissance, à la vérité, ne
s’établit pas par une continuité immédiate. Il y a nécessité de relais
humains
en quelque sorte pour lui accéder d’une part, pour la transmettre de l’autre; ce qui fonde les
relations de maître
à disciple. Ceci apparaît très bien dans Le livre du sage et
de son disciple
in L’homme et son ange, H.Corbin, Ed.
Fayard. "Le Sage: alors
que te reste-t-il à faire, sinon de te tourner vers celui dont tu as
besoin,
sans qu'il ait besoin de toi?" (p. 100) En théorie ce ne peut être que dieu. Ici c’est
un
sage important. H. Corbin montre bien que se ploie une double quête: 1°
recherche du maître, du sage qui va permettre l’accession à une
connaissance. 2°
recherche d’un disciple à qui transmettre cette
connaissance sinon la
continuité est brisée; d'où dépendance.
D’où
le risque que les hommes
"s’associent" à dieu, ne serait-ce qu’en se posant
dépositaires privilégiés, se taillant pour ainsi dire un fief dans la
foi, dans
la vérité. Il faut donc qu'il y ait un continuum
fluide de transmission,
Les hommes devenant évanescents, n'étant plus que des supports
cognitifs plus
ou moins amples de la divinité. "Ô non fils maintenant à toi de te
prendre
en charge toi-même, car j'ai à m’occuper d'autres que toi. Cette fois
le
moment de la séparation est venu." (p. 148)
Une
fois qu'un homme a accédé à la connaissance, il doit se séparer
de celui à qui il l'a transmise. De même l’autre, quand il l’aura
transmise à
son tour, se séparera de celui à qui il aura transmis. Le seul lien
qui
reste est le souvenir.
Certes
ceci n'est vrai que pour les sages, les soufis. Mais c’est
un possible important posé par Mahomet lui-même : "Oui nous
avions
proposé le dépôt de la foi aux cieux, aux, montagnes. Ils ont refusé
cette
charge. Ils ont été
effrayés. Seul
l’homme s'en est chargé. " (33, 72.
D. Masson)
Donc
dieu a besoin des hommes pour transmettre sa connaissance.
L'espèce devient dépositaire de la foi, de la vérité. Elle en est
responsable.
On notera au passage que ce verset se prête à diverses interprétations.
"Je
t’ai formé pour moi-même." (XX, 43, M. Kasimirski).
"Quand Je t'eus pour
Moi-même
façonné." (XX, 41,J. Berque) Cette proclamation est justification de ce
qui précède. Si dieu a besoin d'un prophète pour transmettre, attester,
témoigner, peut-être même se représenter, le sage agit à l’instar de
lui,
vis-à-vis de son disciple.
Pour
conclure nous constatons que l’Islam se refuse à privilégier
les rapports humains. D'où la tendance constante dans les sociétés
islamiques à
s'opposer à une fonciarisation, base matérielle qui permettrait à
certains hommes
de se poser en intermédiaires, créant une dépendance pour d'autres
hommes, et
faisant obstacle à la liaison avec dieu. Ceci se conjugue avec le
mouvement de la valeur qui ne tolère pas les monopoles définitifs, ainsi qu’avec
le
devenir à la restauration (ou à l’instauration, selon les zones) de
l’unité
supérieure qui refuse tout intermédiaire entre elle et la base, le
peuple. D'où
la difficulté pour que se réalise un féodalisme dans l’aire islamique.
Il
est suggestif de noter que c'est en Iran où, nous 1’avons vu,
se manifesta un phénomène foncier important, que le chiisme ismaélien,
dont Le
livre du sage et de son disciple est une expression, a pris
racine.
Un
autre aspect de la question, qui montre la dimension de
compromis qu’il y a dans l’œuvre de Mahomet, c'est que celui-ci
conserve des
intermédiaires entre dieu et les hommes et les femmes: les
djinns, les
anges. Ultérieurement, surtout chez les chiites, on aura également les
saints.
Il y eut alors une intégration de "divinités" plus ou moins mineures,
comme dans le christianisme.
[44]
Il est le
plus souvent décrit comme "croyant originel et non associant". On
verra ultérieurement l’importance centrale que lui donne Mahomet.
Citons tout
de suite ce verset: "tel Notre argument, dont Nous munîmes Abraham
contre son
peuple." (VI, 33, J. Berque) car c’est là que Mahomet transforme Yahvé
en
Allâh et pose Abraham en héros fondateur.
Le
fait de glorifier un tel héros est l'expression de la
perte de la communauté et la nécessité de trouver des opérateurs de sa
réactualisation.
Le culte de l'individu commence par la glorification des substitutions,
des
médiations.
[45]
Nous essayons d'éviter de
citer les hadiths
pour présenter la pensée de Mahomet, parce qu'ils la traduisent moins
bien à notre
avis que le Coran, étant donné la grande diversité des gens qui ont
transmis
ces dits et le fait qu'ils ont pris une forme définitive assez tard.
Cependant
il est vrai que nous ne connaissons du Coran que la fusion de versions
qui
furent recensées et légalisées environ vingt ans après la mort de
Mahomet. Ceci
s'est tout de même réalisé à une distance
historique plus réduite que
celle qui sépare la vie de Mahomet du recueil de hadiths fait par El
Bokari au
IXème siècle (cf. L'authentique
tradition musulmane, Ed.
Sindbad)
Le
Coran
reflète mieux la pensée de Mahomet et des
premiers califes. Mais son contenu ne nous permet en aucune façon de
dire qu’il reflète de façon rigoureuse ce que pensa le prophète. Ce qui, en
définitive
n'est pas essentiel. Ce qui l'est - dans le déroulement des évènements
- ce
n'est souvent pas l’activité réelle de certains hommes, mais celle qui
leur est
attribuée à posteriori.
En
revanche nous tiendrons amplement compte de ces hadiths pour
l'histoire de l'aire islamique après Mahomet.
[46]
Notons que J. Berque
indique: "prime
nature, ou innéité (fitra, de fatara, créer à partir de rien)" (Le
Coran, p. 827)
On
pourrait gloser sur cette étymologie en disant que par là
s'exprime encore la dépendance absolue de la créature puisque sa nature
est de
provenir de rien, par la grâce divine.
[47]
À partir
de hadith, on se rend compte à quel point l’Islam est une religion
rationnelle,
car on y trouve exprimée de façon implicite le refus d’un péché
originel.
En
revanche hommes et femmes naissent avec une aptitude à
acquérir la religion. Ceci est très bien exprimé dans l’ouvrage de Ibn
Tufayl: Havy
bin Yakzân, Ed. Papyrus. en même temps cet auteur met en
évidence à quel
point la raison est opérante pour accéder à la vraie religion, à la
vraie
croyance. Cette raison existant en chacun de nous, il n'y a pas besoin
d'intermédiaires entre dieu et les créatures.
Ajoutons
que celle-ci peut agir en tant qu’opérateur de purification.
Elle permet d'éliminer des conceptions fausses. Ceci nous permet de
mieux
apprécier la remarque de Eva de Vitray Meyerovitch qui
se trouve à la suite de la citation
reportée ci-dessus: "La purification du coeur, en dernière analyse,
aura
pour but de permettre à l'homme de « devenir ce qu'il
est »".
Pour
en revenir à Ibn Tufayl (mort en 1185 ou 1186) voici comment il concevait les rapports entre dieu et les hommes.
"Deux
choses toutefois demeuraient pour lui objet d'étonnement:
il n'en comprenait pas la sagesse. En premier lieu, pourquoi cet envoyé
(Mahomet, n.d.r) se servait-il le plus souvent d'allégories, en
s'adressant aux
hommes, dans la des_c_r_i_p_tion du monde divin? Pourquoi s'était-il abstenu
de
présenter à nu la vérité? Ce qui fait tomber les hommes dans l'erreur
grave de
prêter un corps à dieu, d'attribuer à l'essence du véritable des choses
dont il
est exempt et pur; de même en ce qui concerne les
récompenses, les
châtiments, la vie future. En second lieu, pourquoi s'en tenait-il à
ces
préceptes et ces pres_c_r_i_p_tions rituelles, pourquoi permettait-il
d'acquérir des
richesses, et laissait-il une telle latitude en ce qui concerne les
aliments si
bien que les hommes se livraient à des occupations
vaines, et se
détournaient de la Vérité ? Car pour lui il estimait qu-on
ne
devait prendre que la nourriture nécessaire pour entretenir la vie; et
quant à
la richesse, elle n’avait à ses yeux aucune raison d'être. Il voyait
les diverses
dispositions de la Loi relatives aux richesses, par exemple l'aumône
légale et
ses subdivisions, les ventes et achats, l’usure, les pénalités édictées
par la
loi ou laissées à l'appréciation du juge, et tout cela semblait
étrange, lui
paraissait superflu; il se disait que si les hommes comprenaient la
vraie
valeur (il serait important de connaître la signification exacte du
mot qui
est traduit ainsi! n.d.r) des choses, certes ils se détourneraient de
ces
futilités, ils se dirigeraient vers l'Etre véritable, et ils se
passeraient de
tout cela: nul ne posséderait de propriété privée pour laquelle il
serait
passible de l'aumône légale, dont le vol
furtif entraîne pour le coupable la section des mains, et
le vol ostensible
la perte de la vie." (o.c. p.130)
On
a un dépassement de l’œuvre de Mahomet mais sur le plan de
celle-ci, c'est-à-dire que c'est plus rationnel.
Mais c'est un refus
du mouvement de la valeur dans le cadre de ce mouvement. D’où une
contradiction
insoluble. Mais ce qui nous intéresse pour le moment c'est de mettre,
en évidence à quel point l’islarm, en sa totalité anticipe sur
l'Occident.
La
conclusion d’Ibn Tufayl semble être en contradiction avec son point de
départ:
"Ce qui le faisait tomber dans cette illusion, c'est
qu'il se
figurait que tous les hommes étaient doués d’un naturel excellent,
d'une
intelligence pénétrante, d'une âme ferme. Il ne connaissait pas
l’inertie et
l’infirmité de leur esprit, la fausseté de leur jugement, leur
inconstance: il
ignorait qu’ils sont: comme un vil bétail et plus éloignes de la bonne
voie. "
(Le traducteur indique ici: Coran XLIV, 25, mais
nous n’avons pas trouvé
lé texte, ce serait très important.)
Pensa-t-il
que la religion ne pouvait être qu’une accommodation.
Donc
on naît pur. La civilisation corrompt. En conséquence on
comprend bien le fait curieux indiqué dans le Dictionnaire
des œuvres, Ed.
Laffont-Bompiani. : le grand succès de cet ouvrage au XVIIIème
siècle
en Europe. "Ce que les philosophes européens XVIIIème
S. ont surtout
prisé dans cet ouvrage, c’est une confirmation de ce qu’ils
enseignaient
eux-mêmes concernant l'état de nature de l’homme primitif, les
surprenantes capacités
de la raison humaine, et le caractère artificiel de l'influence des
révélations
religieuses sur la civilisation; vues des plus unilatérales et fort
éloignées,
il va sans dire, de ce qu'avait voulu démontrer Ibn Tufal." (tome III,
p.
359)
En
fait il s'agit de l’affimiation de deux
médiations différentes: dieu et la nature,
qui pourtant ont le même fondement la communauté autonomisée et séparée.
Si
le livre de Ibn Tufal
eut
une grande influence, on doit signaler que cet auteur reprend des
thémes qui
avaient été développés dans l'antiquité.
"Mais ici bas, parce que notre race peut-être est dans un état contraire à sa nature, il est difficile d'apprendre et de réfléchir, et on aurait peine à s’en rendre compte, vu cette infirmité et cette vie contre nature; si pourtant un jour nous pouvons nous sauver pour revenir à notre origine, le travail, évidemment, nous sera plus agréable et plus facile. À cette heure, en effet, ayant abandonné les (vrais) biens, nous ne cessons de pourvoir aux nécessités quotidiennes, et ainsi font surtout ceux que la foule tient pour les plus heureux du monde; mais si nous avons pris la route du ciel et établi notre séjour dans l'astre qui nous est affecté, alors nous philosopherons vivant de la vraie vie et contemplant des spectacles d'une beauté indicible, puisque nous fixerons le regard de notre âme sur la vérité, indéfectiblement, que nous contemplerons le royaume des dieux, et que, dans l'exultation joyeuse et continuelle de cette contemplation, nous jouirons libérés de tout chagrin. "(Jamblique: Protreptique, Ed. Belles Lettres, pp. 89-90)
"Si,
après avoir quitté cette vie, il nous était donné de
mener une vie immortelle dans les îles des bienheureux, comme le
racontent les
légendes, qu'aurions-nous à faire de
l’é1oquence? Ou même de vertus?
La force ne serait plus nécessaire, puisque nous ne serions plus en
bute aux
difficultés et aux risques; la justice non plus, puisqu'il n'y aura
plus de
bien à convoiter; ni la tempérance, pour maîtriser les passions
inexistantes;
ni même la prudence, puisque nous n'aurons plus nul choix à faire entre
le bien
et le mal. À elles
seule la connaissance
de la nature et la science nous rendraient heureux, elles qui seules
rendent
enviables la vie même des dieux. On peut comprendre par là que, si le
reste
relève de la nécessité, cela seul relève de la volonté." (Cicéron: Hortensius
cité par saint Augustin dans De trinitate, pp. 379-381)
En
réalité ces deux citations seraient des plagiats, des
accommodations de l’œuvre d’Aristote
Protreptique
totalement perdue.
Ainsi
on voit que dieu remplace la philosophie.
On
peut rapprocher cela aussi du Venusberg qu'on trouve dans
Thannahauser.
Ce
thème se trouve également dans d'autres aires, par exemple
dans celle chinoise. Le récit de la source des fleurs de
pêcher du poète
chinois vivant entre la fin des Han et la grande réunification des
Souei: Tao
Hua Yuan Ji.
On
constate une certaine universalité de la conception d'un
monde, en général une île, où se développe une autre dynamique de vie,
et donc
la permanence de ce que A. Bordiga appelait le mythe du communisme
primitif en
tant que poésie sociale.
Il
y a eu sacralisation ou plus exactement religionalisaion d'un
mythe qu'on ne peut pas réduire d'ailleurs, à une dimension profane
puis, avec
la création de diverses utopies, il y eut une reprise du vieux mythe par
les hommes plus en moins en rébellion contre le monde dans lequel ils
vivaient
. Nous reviendrons sur ce sujet avec l’étude des réactions au devenir
hors
nature.
L’affirmation
qu'il y a une
religion naturelle est une variante de
cette autre: l’homme est un animal religieux; toutes deux, à notre avis,
absolument
fausses. Elles correspondent au repli ultime sur la ligne de défense
au-delà de
laquelle les adeptes de ce monde ne peuvent pas aller, sinon toutes les
représentations
forgées au cours de millénaires de domestication s’effondreraient.
Voilà
pourquoi un historien comme A. Toynbee qui put remettre en cause le
progrès et
la civilisation (La grande aventure de l'humanité)
affirma que l'homme
est un être religieux. C’est d'ailleurs pour cela qu'il aurait préféré
que les
Perses vainquissent à Salamines (cf. note 21).
"La
religion est vraiment une faculté intrinsèque et
inaliénable de la nature humaine (...) La distinction entre le bien et
le mal
et l'obligation de prendre parti sont inscrites dans la nature humaine,
ce qui
laisse supposer qu'elles sont inscrites dans la nature de l’univers."
Ainsi
tous les partisans de la sortie de la nature, de l’humanisation
par séparation de celle-ci, de la nécessité de la dominer et donc les
théoriciens de la supériorité de l'homme, ont un crédo: l’homme animal
religieux. Nous avons déjà montré l’aberration de ce crédo, de cette
affirmation, de cette soi-disante proposition scientifico-historique,
nous y
reviendrons.
Indiquons
seulement ceci: affirmer la nature religieuse de l’homme
c’est essayer d'enraciner celui-ci dans une nature artificielle qui est
l’ensemble
de l’acquis posé comme totalité en devenir. Ce qui s'accorde avec le
fait que
la nature n'est plus qu'un concept. Elle n'est plus l’ensemble divers
et
unitaire des êtres vivants.
La
dimension naturelle de l’homme, de la femme, ne peut plus en
règle générale s’affirmer. Ceci très concrètement parce que tous les
actes
instinctifs ont été dans la mesure du possible éliminés et remplacés
par des pratiques
s’ordonnant en fonction de méthodes bien déterminées.
Maintenant
que la nature naturelle est détruite, la nature
concept est remplacée par la publicité en tant que représentation
globale d'un phénomène
bien réel: le marché substitut de la nature naturelle.
[48]
Cette
affirmation de la continuité exprime sous une forme nouvelle un
certain culte
des ancêtres et des héros fondateurs. Là encore les données archaïques
sont
reprises en une synthèse nouvelle. Nous verrons ce même phénomène dans
d'autres
représentations.
Pour
que la continuité soit fondée, l’herméneutique est nécessaire
car il faut mettre en en évidence les apories, les déviations, etc. Et
ceci
doit se répéter car le message recueilli dans le Coran
(on peut même
dire le message est le Coran) doit être transmis,
ce qui entraîne une
interprétation. Selon les soufis, au mouvement de descente qui a
apporté le
Coran, correspond un mouvement de montée, qui permet de
comprendre ce qui
est dit dans le livre, afin d'accéder jusqu’à dieu.
[49]
M.
Eliade
dans son exposé (o.c. p. 75) sur les révélations mystiques se sert de
"traditions transmises par Ibn Ishak (M. 768)". D’après ce dernier,
Mahomet résista aux injonctions qui lui étaient faites, pour finalement
réciter
ce que nous reportons dans la suite du texte. M. Eliade
en
conclue : "L'authenticité de ces
expériences semble
assurée. La résistance initiale de Mahomet rappelle l’hésitation des
chamans et
de nombreux mystiques et prophètes à assumer leur vocation."(o. c. p.75)
Or
le phénomène chamanique est dans des variantes diverses
présent chez tous les peuples au début de la phase de sortie de la
nature. Encore
une fois Mahomet intègre un très vieux fond culturel.
En
ce qui concerne J.Berque, il écrit en note à ce passage (o.
c. p. 649): "Nous préférons trouver ici une indication sur la réception du
texte coranique, d'abord recueilli dans la conscience du prophète (qu
'ân),
puis doté de son expressivité (bayân). "
Cette explication nous semble fort intéressante et juste, mais elle n’élimine pas le possible d'une "possession" de type chamanique. Or, nous l’avons dit, il nous faut tenir compte aussi bien du personnage Mahomet tel qu'il fut (dans la mesure où nous pouvons atteindre sa réalité), tel qu'il s'est présenté, et tel qu’il a été imaginé par ses plus proches fidèles contemporains.
[50]
"Je
ne
suis pas une nouveauté parmi les envoyés, et j’ignore ce qui sera fait
de moi
comme de vous. Je me borne à suivre ce qui m’est révélé. Je
ne suis qu’un
donneur d'alarme explicite." (XLVI, 9, J. Berque)
D’après
un hadith, Mahomet aurait déclaré: "Les choses les
pires sont celles qui sont des nouveautés; chaque nouveauté est
innovation;
chaque innovation est une erreur et chaque erreur mène au feu de
l'enfer."
La
profession de foi d’Ibn Batta
contient
de nombreux hadith condamnant l'innovation. Citons-en deux:
« Le
Prophète a dit: "Les gens d'innovation sont des
chiens de l’enfer."
Le
Prophète a dit: " Quiconque honore un homme d'innovation
aide à la destruction de l'Islam." » (p. 21)
Confucius:
"Je transmets, je n'innove pas." Ce qui
dans une autre traduction donne: "Je transmets l'enseignement des
anciens
sans rien de nouveau. (Entretiens)
A.
Bordiga: "Pas de créativité (...) annonciateur de cours
nouveau = traître." (Dialogue avec les morts)
En
ce qui concerne ce dernier, nous avons déjà abordé ce problème
de l'innovation au sein de la gauche communiste d'Italie, courant se
rattachant
à lui, dans notre article Perspectives, Invariance,
série I, n° 5,
republié dans le n° 5-6 de la série III.
[51]
L’auteur
continue ainsi : "À l'instar d`Abraham, puis comme Moïse et
mieux que
Jésus, Mahomet s’est proposé de rendre à Allâh sa place de Premier,
d'Unique et
de Tout-puissant." Ce qui confirme le rôle réformateur de Mahomet.
M.
Eliade pour défendre la thèse d'un monothéisme primitif des
arabes définit Allâh comme un deus otiosus, mais il ne donne pas
d'explications
(Histoire des idées, et des croyances religieuses,
t. 3, p. 71) On en
trouve quelques unes dans son Traité d'histoire des religions,
Ed.
Payot, p. 52. Mais il considère uniquement des divinités africaines et
ne donne
pas une définition explicite.
Toufik
Fadh peut nous éclairer: "Al-Lâh ou Allâh forme
assimilée d’al-Ilâh, l'équivalent de l’accadien Il et du cananéen El,
désignait,
comme ces derniers, la divinité impersonnalisée et se confondait
couramment
avec la première personne de la trinité sémitique (comme quoi le
christianisme
n'a rien inventé, n.d.r), constituée par le Père, la Mère et le Fils.
L'importance prise par la Mère, al-Uzza, par le Fils, Hubal et par les
deux
filles, al-Lât et Manât, avait éclipsé Allâh, le père de tous, le Dieu
universel." (Naissance de l'islam, p. 651)
On
peut constater par là qu'il n'y avait pas un monothéisme,
mais il y avait un dieu universel qui est éclipsé. De là on peut poser
qu'il
est inactif, inoccupé, indifférent toutes notions contenues dans le mot
otiosus.
Divers
théologiens ont évoqué une absence transitoire de dieu
pour expliquer la série d'atrocités qui s'est actualisée au cours de ce
siècle.
En outre il y a un théologien protestant allemand, Bonhoeffer, qui est
allé
plus loin théorisant un dieu sans religion, en ce sens qu'il considère
qu'il
n'y a plus personne qui croit. "Le temps où l'on pouvait tout dire aux
hommes par des paroles théologiques ou pieuses est passé, comme le
temps de la
spiritualité et de la conscience, c'est-à-dire le temps de
la religion
en général." (cité dans Histoire des religions, Ed,
Gallimard-La
Pléiade, t. 2, p. 1010)
"Comment
le Christ peut-il devenir le Seigneur des non religieux?
Y a-t-il des chrétiens sans religion?" (cité dans Encyclopedia
Universalis,
t.3. p. 427; colonne 2)
Le
fondement même de la religion est miné à partir du moment où
il y a séparation entre un dieu et ses créatures. Et ceci n’est pas
modifié si
ce dieu est récupéré au sein d'une combinatoire.
[52]
Le
patriarcat dominait réellement à La Mecque mais il était à ses débuts à
Médine
où persistaient des formes matriarcales comme l'explique M. W. Watt dans son livre Mahomet à Médine.
[53]
"Abdelwahab Boudhiba, dans La sexualité en islam,
livre célèbre et
désormais classique, parle d’obsession de la purification. La pureté,
voilà le
but que poursuit le musulman, mais une pureté corporelle; d'où l'adage
musulman
très connu: "La propreté fait partie de la foi." (A. M. Delcambre: L’Islam,
Ed. La Découverte, p. 80)
En
ce qui concerne la pureté corporelle, on peut citer les
notations de B. Lewis dans son livre Comment l'Islam a
découvert l’Europe,
Ed. Tel Gallimard, au sujet de l'étonnement des musulmans découvrant,
lors de
voyages (rares) en Europe occidentale, l’absence de bains. Cela les
confortait
dans le mépris qu'ils avaient pour les barbares occidentaux.
Sur
un plan global on peut dire qu'à la limite le fait d'être en
ce monde rend impur. En germe il y a convergence avec le manichéisme, à
moins
que ce n'en soit un écho. Il en découle soit le compromis avec le
mouvement
intermédiaire soit son refus. Ce mouvement est ce qui se déroule
inévitablement
à partir d'un moment initial où s'effectue une catastrophe: la lancée
dans ce
monde, jusqu’à l'abolition de celui-ci.
Les
antonymes bien-mal, lumière-ténèbre, ne sont en définitive
que des avatars de pur-impur. La conception de la pureté que renferme
l'Islam
était largement compatible avec celle des peuples comme les perses. En
fait,
pour ceux-ci, l'acceptation de cette religion leur permit de simplifier
leurs
pratiques. Ils étaient obnubilés par la souillure ce qui les avait
conduits à mettre
au point toutes sortes de rites qui encombraient leur vie (cf. le
chapitre «Nouvelles
synthèses iraniennes», pp. 294 sqq. dans Histoire
des croyances
et des idées religieuses, de M. Eliade)
E.
Berl insiste sur la problème de la souillure chez les perses
et écrit: "Obsédés par la souillure et par l’idée de caste, la Perse
avait
produit la chevalerie la plus brillante peut-être que l’histoire
connaisse." (o.c, p. 61) Nous
retrouverons ce thème de la pureté et de la chevalerie car le problème
de cette
dernière se pose ultérieurement pour l'islam.
Signalons
encore une fois la dimension Réforme de l'islam, mais
cette fois vis-à-vis des religions surgies de la Perse, comme le nota
O. Spengler,
cf. note 21.
Pour
beaucoup de réformateurs de droite: (réactionnaires) ce
sont les mélanges qui entachent la pureté et qui causent les
décadences. Ainsi K. Léontiev écrivit le mal réside "dans le mélange des formes vitales"
(o.c. p. 149) .
Le
mythe de la pureté comme garant d'un développement positif
pour l'espèce a conduit à d’horribles aberrations dont l’hitlérisme est
la plus
connue, les autres étant cachées par un pudique voile démocratique.
Dans le cas
de l’hitlérisme le substrat auquel s’affère la pureté est la race, un
groupe
d’hommes et de femmes qui doit être séparé des autres. Il ne peut donc
pas y
avoir d’amalgame possible avec la théorie classiste de A. Bordiga qui
prônait
la nécessité de la pureté du programme. La classe était saisie comme
une entité
internationale, comme l’intégrale des hommes et des femmes œuvrant
dans une
même perspective. Et cette impossibilité se manifeste encore plus si
l'on
raisonne au niveau du parti qui, du point de vue de la dimension
biologique,
intégrait toutes les «impuretés», puisqu’il
regroupait les membres
de diverses classes. Nous retrouverons cette question quand nous
étudierons
l’anti-associationnisme de Mahomet. Cf. aussi la note 55.
[54]
On
peut
trouver également ce thème chez ceux qui sont appelés philosophes,
comme
Al’Farabi : "L’Être premier est la Cause Première de l’existence de
tous
les êtres. Il est pur, sans aucune imperfection, alors que tout autre
que Lui
ne peut être exempt d’un certain manque; il peut avoir en lui une ou
plusieurs
imperfections tandis que le Premier, Lui, est exempt de tout ce qui
touche à
l'imperfection."(Traité des opinions des habitants de la cité
idéale,
Ed. J. Vrin, p.43)
C’est
un thème que l’on trouve dans la philosophie alexandrine,
chez Plotin particulièrement, mais aussi chez les gnostiques. Cependant
il
n'est pas proprement grec. En effet on le trouve également dans la
représentation perse. De telle sorte que Al’Farabi renoue, à travers la
médiation grecque, avec une antique préoccupation de l’aire
proche-orientale.
Mais
au-delà de toutes ces filiations ce qui nous importe c’est
de noter à quel point la question de la pureté est importante dans
toute l'aire
proche-orientale et particulièrement en Arabie. Or, elle témoigne de
façon
irrévocable de la profonde séparation de l’espèce d'avec la nature et
l’inquiétude qui en découle.
[55]
J`insiste
sur ce thème de la nécessité de la pureté du
corps de doctrine qui implique
la lutte contre les déformations, les falsifications, etc. parce que ce
fut une
préoccupation qui fut très importante chez A. Bordiga. Ce qui nous amène à
mettre
en évidence la persistance de certains comportements à travers
différentes
générations d’hommes se posant le problème du devenir de l’espèce.
Etant donné
que celui-ci est déterminé par la dynamique de la séparation d'avec la
nature,
il nous faut poser la nécessité de rejeter l’ensemble de ces
théorisations,
tout en conservant les diverses tentatives de dépasser cette
séparation, de la
refuser ou de l'abolir, comme autant d’affirmations d'un autre phylum.
Nous y reviendrons
quand nous analyserons tout le procès de connaissance et la réaction au
devenir
hors nature.
Notre
étude historique vise à comprendre le cheminement de
l’espèce, à montrer à quel point les représentations les plus
puissantes encore
opérationnelles à l'heure actuelle ont repris de très vieux fonds et
qu'elles
sont déterminées par le mouvement de la valeur. Cependant nous ne
voulons pas
nous contenter d'analyser les vieilles représentations qui défendent
l'établi, mais
envisager également les théories révolutionnaires, comme celle de K.
Marx. Si
on constate dans l'œuvre de ce dernier – comme cela a été fait bien
avant nous
- qu'il y a reprise de thèmes fort anciens, cela pose la nécessité de
comprendre
le pourquoi de cette conservation qui ne peut pas être une véritable
Aufhebung
(un dépassement!).
Le
réaffleurement de vieux thèmes exprime des préoccupations
fort anciennes qui signifient que nous sommes encore prisonniers d'une
dynamique que nous voudrions abandonner. Nous ne pouvons le faire qu`en
les
extirpant à la base. Dit autrement il faut déraciner un mode d'être en
tenant
compte que la question de l'être surgit au moment où la séparation
s'impose de
façon réflexive. Cela signifie également que ce que nous rejetons est
tout ce
qui s`édifie au cours de tout l'arc historique qui va de ce moment-là à
nos jours
(indication donnée en première approximation).
Et
ceci nous concerne également dans la mesure où nous refusons
d'opérer une réforme quelconque du marxisme, un ajustement, un
aggiomamento comme
aurait dit A. Bordiga. Notre comportement théorique a consisté à
montrer qu'il
y avait des positions de K. Marx qui avaient été occultées ou non
perçues et
qui étaient à même de fonder une autre compréhension du devenir de la
société du
capital. Il ne s'est jamais agi - comme d'ailleurs en qui concerne A.
Bordiga -
de nier les autres déterminations sur lesquelles se fondèrent et se
fondent
divers marxistes. Ceci est encore plus valide actuellement. Je pense
qu'il faut
montrer comment le comportement de sortie du monde que nous exposons
depuis
1974 peut être fondé sur diverses théorisations de A. Bordiga et de K.
Marx, et
que de ne pas en avoir tenu compte a conduit à diverses impasses. C'est
un
constat qui est en même temps une potentialisation théorique. À partir
de là
nous ne voulons lancer aucun anathème contre qui que ce soit. Leur voie
ne fut
pas la nôtre. C’est tout.
Nous
ne voulons pas avoir de dimension prophétique,
révolutionnaire ou réformiste. Nous voulons avoir la dimension du vivre
au sein
d'une dynamique de sortie de ce monde.
Pour
en revenir au thème de la pureté, nous ne pouvons plus
théoriser comme A. Bordiga la pureté d'un corpus théorique, du fait que
ce
concept est directement en liaison avec une dynamique de séparation.
Cependant
nous devons reconnaître que son anti-associationnisme qui s'exprima
dans son
anti-blocardisme, son anti-frontisme (contre les fronts uniques, les
fronts
populaires) fut amplement justifié. Ce sont tous ceux qui se sont
approchés du
marxisme, sans être réellement convaincus de sa validité, mais
impressionnés,
obnubilés par des faits immédiats qui tendaient à prouver la validité
de
celui-ci, et surtout parce qu'il n'y avait pas de représentation
importante à
laquelle se rattacher qui, dès que les faits dévoilèrent, non tant la
mystification, mais l'insuffisance et même l'ignominie des pratiques de
ceux
qui se réclamaient d'une telle théorie devenue idéologie marxiste, puis
stalinisme, ou autre, ont essayé de déboulonner K. Marx, et emplissent
maintenant
le marché de leurs élucubrations stupides et calomnieuses au sujet de
ce
dernier, de divers révolutionnaires, comme à celui du prolétariat.
[56]
La
nécessité de dépasser les limites est celle de surmonter toute
séparation et
retrouver la participation. Les mathématiques qui abordent le problème
- les
musulmans s’y adonnèrent de façon fructueuse - apparaissent comme une
médiation, un moyen d'accéder à dieu. Elles sont alors une prothèse
pour
parvenir à la participation.
Par
la soumission - espèce de comportement empathique - tout
homme, toute femme, peut accéder à la participation, sans passer par la
médiation d'une connaissance produit d'une réflexivité.
Dans
la note 43 nous avons vu que la continuité était médiatisée.
Les mathématiques permettent de trouver des opérateurs de la
continuité. Il est
d’ailleurs intéressant de constater que celle-ci est posée en tant
qu'axiome:
l'axiome du continu. Finalement c'est une donnée. Mais le doute fait
que l’on
essaye de diverses façons d'en montrer la réalité, la véracité. Ceci
est
totalement isomorphe à la pratique humaine vis-à-vis de dieu posé
donnée immédiate
qu'il faut toujours prouver. Le doute ne découle pas de lui car il est
secondaire. Il surgit du fait de la coupure d'avec la nature qui
introduit
l'insécurité fondamentale dans la présence au monde.
Sous
un autre angle d'appréciation, il apparaît que dieu est un
opérateur qu'il faut sans cesse préciser en fonction du procès de vie
de
l'espèce.
On
peut enfin se poser la question-problème: qu'adviendra-t-il
des mathématiques une fois la séparation abolie?
[57]
C'est
un
peu abusivement que nous parlons de dette à propos du péché en exposant
la
représentation de Mahomet. En effet, il semblerait, d’après J. Berque,
que le
péché ou faute soit en rapport avec des actes prohibés, avec des
comportements
de démesure. Ce qui implique que le phénomène de la
valeur n'a pas été pleinement
intériorisé. Il n’affecte en définitive que la forme. Le jugement
dernier met
bien en évidence le rapport entre dette et péché, faute. Le jugé paye
en allant
en enfer le fait que le total de ses péchés excède celui de ses
mérites. Dans
le cas contraire, il reçoit un prix, le paradis. Nous avons là une
domination
formelle de la valeur. Elle opère au niveau de la substitution, elle ne
fonde
pas quelque chose sur sa propre base.
Ce
sont surtout les chrétiens qui ont développé cette espèce de synonymie
entre péché, et dette, comme nous le montrerons par la suite.
[58]
Nous
indiquons les thèmes
auxquels se relie la représentation de Mahomet, sans les étudier de
façon
exhaustive pour signifier comment celle-ci s’articule dans tout le
champ
représentationnel du Proche-Orient (parfois même au-delà) et opère une
synthèse
nouvelle.
L’utilisation
de la balance lors du jugement dernier marque une
continuité avec l'antique religion égyptienne. Mais il y a également
continuité
en ce qui concerne le concept de justice qui se rapporte à la vieille
conception de la Maât égyptienne. On peut voir à ce propos :
«Maât
code égyptien des vertus cardinales» chapitre du livre de
Théophile
Obenga : La philosophie africaine de la période
pharaonique, Ed.
L’Harmattan, ainsi que: Maât, l’Égypte pharaonique
et l’idée de
justice sociale, de J. Assmann, Ed. Julliard.
Les
versets suivants révèlent la parenté (je ne cite que la
traduction de J. Berque parce qu’elle est plus suggestive):
« Il y a
ce Jour-là pesée de Vérité. Ceux de qui les balances sont lourdes, ce
sont les
bienheureux ceux de qui elles sont légères se seront perdus eux-mêmes par leur
iniquité
envers Nos signes. » (VII, 7-8)
[59] « C’est Dieu qui
vous a fait les bestiaux, afin que tels
d’entre eux vous chevauchiez, ou de tels autres mangiez et vous en tirez
mains
avantages… » (XL, 79) Il y a là une remarquable manifestation
d’anthropocentrisme qui est inacceptable.
"Le
Coran dit plusieurs fois que le monde a été "mis
au service de l'homme", qu'il lui est "assujetti", XIV, 32-33; XVI,
12-14; XXII, 65, etc." (note de D. Masson au Coran,
Ed. Gallimard, p.
178)
La
position de Qotb - principal théoricien des Frères Musulmans
qui fut pendu par Nasser en 1966 - est révélatrice de l'existence d'une
certaine ambiguïté vis-à-vis de la nature, qu'on trouve chez de
nombreux
musulmans.
"Il
a rendu la nature au service de l’homme et lui a donné
toute latitude pour pénétrer ses mystères et découvrir les règles de
son
ordonnancement.
"Le
musulman doit remercier Allâh à chaque fois qu’il lui
permet de gagner le concours d'une des forces de la nature. Car c'est
Allâh qui
la soumet à l'homme, non l'homme qui l'assujettit par la violence."(A
l'ombre du Coran, p.63)
Ce
qui revient à justifier toute intervention de l'homme dans la
nature. Allâh se présente comme un médiateur-opèrateur. En conséquence,
bien
qu'il soit tout puissant et transcendant, il devient un moyen pour
l’espèce de
parvenir à ses fins.
En conséquence il
peut fort bien coexister avec le capital.
En
outre Qotb maintient la séparation avec les êtres vivants.
"L'existence de l'interdit est celui qui permet à la volonté de
s’exercer
et à l'homme de se distinguer de l’animal dans la mesure où la vertu de
l’homme
consiste en cette délibération qui prend en considération cet élément
et
aboutit à son libre choix." (idem)
Mais
par là il conserve l'antique conception qui fonde la culture:
la vie sociale ne peut se développer qu'à partir d'interdits; ce qui
exprime la
séparation achevée.
On
trouve des versets qui témoignent d’une certaine considération
de la nature, mais ils visent surtout à critiquer l'hubris, la tendance
à
l'arrogance des hommes. "Ne marchez pas sur la terre avec
ostentation.
Vous ne pourriez la fendre, pas plus qu'égaler en hauteur les
montagnes."
(XVII, 37, J. Berque)
[60]
Dit
autrement:
la solution est dans une intégration du vieux fond de la représentation
bédouine
avec le posé de la transcendance. L’attitude par rapport à dieu est
déterminée
par la dimension communautaire bédouine, par l'absence
d'intermédiaires. De
telle sorte qu'on peut schématiquement dire que la Murawah a été
conservée mais
orientée vers dieu.
[61]
Religions
et pratiques religieuses sont nées à cause de la scission de la
communauté des
hommes et des femmes d’avec la nature et de la scission au sein de
celle-là.
Elles ne se sont pas imposées immédiatement. Pour le faire elles durent
intégrer de vieilles pratiques conjuratrices de la séparation, tendant
à
rétablir la communication participative avec la totalité du cosmos.
Voilà pourquoi
dans toutes les religions nous avons des pratiques qui originellement
mettaient
son adepte en communion avec la totalité cosmique. Qu'on pense aux
pratiques tibétaines,
au yoga, à l’Hésychasme, etc. L’ascèse est une perversion de cet antique
comportement car elle vise à la participation à dieu, à la fusion en
lui, etc.
[62]
Voilà
pourquoi il y a toujours une dimension d'inaccessibilité
dans la démarche qui est une quête passionnée de quelque chose que les
hommes
et les femmes ne sont plus à même de concevoir dans leur conscience
parce que
c'est quelque chose dont ils ont été dépossédé depuis longtemps. En
conséquence
pour le retrouver ils sont amenés à tout sacrifier et à perdre contact
immédiat
avec leurs semblables.
[63]
Le
Christ
recommande de manger cru, de jeûner. "Régénérez-vous vous-mêmes et
jeûnez!
(...) Car je vous le dis, en vérité, tant que vous n’aurez pas jeûné,
vous ne
serez jamais délivrés de l'emprise de Satan et de toutes les maladies
qui
procèdent de satan." (L'Évangile de la
paix de Jésus-Christ
par le disciple Jean", p.22) (Selon de récentes études, cet
évangile
serait en fait un apocryphe très tardif – note 2008.)
Pour
beaucoup le jeûne est une thérapie. Cela veut dire que c'
est la pratique ultime à laquelle il est alors recouru qui permet de ne
pas
remettre en cause le mode de se nourrir. Pratiquer le repos
physiologique
implique au contraire qu’on ait abandonné le mode ambiant de se nourrir
(omnivore
ou végétarien). Il fait partie alors du procès de vie de l’homme, de la
femme à
l’écoute de leurs rythmes de vie, en connection avec ceux, du cosmos .
Le
Christ selon ce même évangile le préconisait: "Déchaussez-vous,
quittez vos habits, et laissez l'ange de l'air embrasser tout votre
corps.
"(p.23) Cela fait penser à la pratique des musulmans de se déchausser
avant d'entrer dans la mosquée espace sacré. C'est la réduction de l'essentialité
de la terre alors que, pour le Christ, elle était la mère et il
convenait de
vivre en symbiose avec elle. Pour les amérindiens aussi qui voulaient
aller pieds
nus sur la terre sacrée.
Il
est évident que nous reviendrons sur cet
évangile
lors de l'étude de l'assujettisement des femmes et lors de celles
concernant le
mode de vie de l'espèce, particulièrement en ce qui concerne la
nourriture,
l’habillement, etc.
[64]
Cet
auteur
signale à ce propos l'influence du judaïsme. "Il (Mahomet, n.d.r) avait
commencé
par imposer le jeûne juif du kippur, la âshûra;
puis, après la rupture avec
les juifs de Médine, il lui substitua 1e jeûne du ramadân, mois déjà
sacré chez
les anciens Arabes, et cela à l'exemple des chrétiens. Toutefois, le
verser 185
de la sourate 2 pourrait justifier l'institution du jeûne du ramadân
par le
fait que "la
révélation du Coran
s'y est faite". (o.c. p. 130)
Il semblerait qu'en général l’influence chrétienne soit toujours secondaire. En outre il y a constamment intégration des vieilles pratiques arabes, particulièrement après un échec de conciliation avec les juifs.
[65]
À ce propos R .Garaudy écrit
dans Promesses
de l'islam, Ed. du Seuil, p. 23: "La zakat (la dîme),
intégrant la vie
économique à la vie de l’esprit, marque la solidarité de la foi". Mais
il
ajoute en note: "Étymologiquement, par sa racine, le mot zakat
implique
1'idée de pureté. C'est une purification de l'avoir." Ce qui exprime bien
l'intégration du mouvement
de la valeur.
Les
éclaircissements donnés par J. Berque dans sa traduction du Coran
sont également importantes pour comprendre le rapport à la
pureté:
"prélèvement purificateur, sur les biens des fidèles: c'est le sens
étymologique de zakât (...) Se confond initialement avec le don pieux
ou
offrande (çadâqua). " (p.826)
On
trouve des précisions encore plus intéressantes chez
W.M. Watt: "La racine arabe zakâ signifie
à proprement parler croître, prospérer, être florissant, mais l'emploi
qui s`en
fit ne tarda pas à être influencé par ces autres langues (hébreu,
araméen et syriaque,
n.d.r), dans lesquelles une racine analogue correspondait à l’arabe dhakâ)
indique plus spécialement la pureté morale." (p. 208) Suivent des
précisions importantes que nous ne pouvons pas rapporter. Citons
seulement
ceci: "Il (zakâ, n.d.r) est probablement dérivé de l’araméen zakot
signifiant
pureté et non don d’aumônes. Que la transition d'un sens à l’autre ait
été
l’œuvre des Juifs
fixés en Arabie ou ait
été accomplie en premier lieu par Mahomet lui-même, le problème de la
raison de
la transition reste le même. Quels rapports entre droiture, pureté
rituelle,
aumône?
"Bien
que tazakkâ ne présente aucun rapport apparent avec
l’aumône à l’origine, la vertu de générosité a tenu un rôle de premier
plan
dans les premiers passages du Qor
'an et
elle inclut,cela va soi, l'aumône ." Mahomet à La Mecque, p. 208)
[66]
Certains
musulmans utilisent de façon extrémiste, en quelque sorte, cette
dimension de sacrifice
de l’aumône. "Enfin, les sâriquiya (de saraga,
"voler")
considèrent que faire l’aumône du dixième du montant d'un vol suffit
pour
absoudre le voleur, car l'aumône, selon les propres termes du Coran,
6,
160, rapporte dix fois plus que sa valeur." (Toufik
Fahd: L'islam et les sectes islamiques,
p. 52)
Ajoutons
qu’une analyse détaillée de toute la pratique de la
zakât ferait ressortir beaucoup de déterminations du sacrifice, par
exemple
celle des prémices (cf. idem, pp. 136-137)
W.
M. Watt donne de bonnes informations à ce sujet: "L’idée
de faire le sacrifice de quelque chose de très précieux, d’un fils
premier-né
au besoin, était un idée profondément enracinée dans la pensée
sémitique, sur
la conviction sans doute qu’un acte de cette nature tendait à se rendre
propice
une divinité jalouse et à s`assurer une jouissance sans coups du sort
du reste
des biens. Pour des gens pénétrés de cette pensée, il devenait naturel
de
considérer l'aumône, le don d'une part de son argent, de ses biens,
comme une forme
de sacrifice propitiatoire." (Mahomet à la Mecque,
p. 211)
[67]
L'auteur
ajoute: "Muhammad puis Abû Bakr appliquèrent cette règle, mais Umar
bal-Khattâb cessa de verser ces parts d'aumônes, alors que le verset
cité en fait
une obligation divine et qu'aucun autre verset ne peut être considéré
comme
l'ayant abrogé." (idem, p. 49)
La
position d’Umar se comprend très
bien puisque les razzias qui s'effectuaient auparavant entre tribus
arabes,
sont réalisées dorénavant contre les infidèles. Le djihad exclue au
fond
l’achat. Ici le guerrier reprend le dessus sur le marchand! Mais ce que
vise
l'auteur c’est une tout autre question: peut-on ou non modifier les
pres_c_r_i_p_tions
du Coran? Celui-ci a-t-il un caractère intangible, surtout s'il est
incréé?
Nous retrouverons cela dans le cours ultérieur de notre étude sur
l'aire
islamique.
[68]
C'est
quelque chose de similaire à ce qu'on a appelé l’économie caritative de
l’Église
catholique.
[69]
Cf.
L'Islam
et les sectes islamiques, pp. 125-130, particulièrement: "La
conclusion à laquelle nous avons abouti est que l'institution du
pèlerinage fut
l’oeuvre de vagues successives d’immigrants sémitiques qui ont occupé
la vallée
mekkoise et ses hauteurs au cours de leur émigration de la mésopotamie
vers la
Palestine et la Syrie. Nous soupçonnons, derrière ces courses diurnes,
ces feux
nocturnes en l’honneur d'un dieu des lumières, ces lapidations et ces
sacrifices
sanglants qui précèdent tous l'arrivée au sanctuaire, la représentation
d’une
épopée divine remémorant les péripéties de la marche d'un dieu
victorieux vers
sa cité, dont les habitants et les fidèles du dehors sont allés
l'accueillir â
Arafa et vivre avec lui symboliquement les gestes de son épopée.
"Le
pèlerinage islamique dont la portée est diversement
interprétée, est dominé par la figure d’Abraham, fondateur de la Ka’ba,
avec
son fils Ismaël." (pp. 129-130)
Cette dernière remarque confirme bien notre idée que le pèlerinage vise à exalter la communauté. Cela se fait au travers d'un héros fondamental, fondateur. Ici, peu importe que la donnée historique soit vraie ou fausse. Par le pèlerinage il y a réactualisation d'une unité-totalité qui a été posée par souci de cohérence et par nécessité doctrinale.
Le
pélerinage est probablement une pratique en filiation avec la
dynamique, aux temps préhistoriques, des communautés venant
périodiquement en des lieux bien déterminés où s'opérait une
célébration, une consécration, une affirmation de continuité de leur
réalité, comme par exemple au Mont Bego ou au Val camonica (note de
mars 2016).
À
notre époque, on a eu des phénomènes similaires avec les
grands rassemblements des jeunes au cours des années 60, comme ce fut
le cas à Woodstock.
Il y avait une pulsion à retrouver quelque chose de perdu, une unité,
une communauté.
Cependant c'était une recherche qui passait encore par des médiations
sociales:
la drogue, la musique, puisqu'elle était représentée et non pas vécue
totalement
par tous. Ce furent des phénomènes préliminaires à d'autres à venir qui
auront
une autre "profondeur", dans la mesure où l'espèce ne sera pas
totalement intoxiquée (dans tous les sens du mot). En effet on peut
considérer
toutes les rébellions contre le pouvoir du capital durant ces trente
dernières
années comme des tentatives qui ont mis en évidence qu'il fallait faire
autre
chose que ce qui se pratiquait. Elles dénonçaient, passivement,
l’impasse. Il
fallait tout cela pour comprendre qu'on ne peut en
finir avec ce monde
qu'en retrouvant l'immédiate relation avec la nature et donc avec
soi-même et
les "autres", puisque c'est à partir du moment où ceci a été perdu
que l'errance est advenue pour s’amplifier au fur et mesure du devenir
de
l'espèce essayant de conjurer-exalter la coupure. La leçon est donc
qu'il faut
en finir avec toutes les médiations-prothèses sans perdre la puissance
de la
réflexivité.
[70]
J.
Berque
(o.c. p. 827) note qu'il vaut mieux "psalmodier ou réciter plutôt que
lire;"
Réciter
c'est accéder à dieu mais c'est aussi rendre dieu présent
à soi-même. D’où la manifestation d’une opposition insoutenable
entre la pureté de dieu et l’impureté de la créature. Cela conduisit
certains
musulmans à la solution suivante: par cette récitation on devient pur à
la
semblance de dieu. À la limite la créature elle-même est pure, elle est
dieu.
[71]
"Kalam
signifie « parole ». Le Coran est Kalam
Allâh, « parole
de dieu ». L`ilm al-kalam est la théologie
dialectique de l’islam.
" (Couliano et Eliade, o. c, p. 215)
[72]
Dans
l’Évangile
il est également question des signes, mais il n'y a pas une
théorisation
similaire. Ce n'est que beaucoup plus tard qu’on en trouvera une en
Occident.
Ainsi en 1710 Berkeley écrivit ceci dans Principes de la
connaissance
humaine: "Rechercher et s'efforcer de comprendre les signes
institués
par l'Auteur de la nature, c'est ce à quoi devrait s'employer le
philosophe de
la nature..."(Ed, GF-Flammarion, p. 106) Ceci montre bien la dimension
anticipatrice de l’islam par rapport au développement de l'Occident.
Dans
la tradition islamique on trouve de très nombreux exemples
de cette représentation.
"Le
monde n’est qu'un talisman (...) Dieu est tout et les
choses que tu peux voir n'en sont que le signe et le langage. Sache que
le
monde visible et le monde invisible c’est lui-même. Il n’y a que lui,
et ce qui
est, c'est lui." Attar : Le langage des oiseaux.
"Ô
Dieu, je n'ai jamais prêté l'oreille au cri
des bêtes sauvages ni au bruissement des arbres, au clapotement des
eaux ni aux
chants des oiseaux, au sifflement du vent ni aux roulements du tonnerre
sans
percevoir en eux un témoignage de Ton unité - Wahdâniya - et une preuve
de Ton caractère
incomparable." (citation de Dhû’l-Nûn al-Misrî dans Anthologie
du
soufisme).
Notons
que le danger de cette théorisation, surtout telle qu'elle
est exposée par Dhû’l-Nûn al-Misrî, par exemple, c'est de privilégier
la
représentation par rapport à son référent; à la limite, privilégier Dieu
par rapport
à la nature. C’est un peu ce qui fut reproché à Saint François d'Assise
qui,
lui aussi, exalta les créatures.
[73]
En
conséquence
le développement du cinéma et de la télévision dans
tous les pays islamiques
va inexorablement saper les fondements de l’islam.
[74]
Nous
avons
déjà signalé ce phénomène, et nous avons indiqué qu'on pouvait le
trouver
théorisé, par exemple, dans l’œuvre de F. Varela.
[75] La
traduction du Coran est de J. Berque.
M.
Eliade fait ensuite le commentaire suivant: "Cet
incident est instructif pour deux raisons. D'abord il montre la
sincérité du
prophète; il réconnaît que tout en récitant les paroles dictées par
l'inspiration divine, il a été trompé par Satan. En second lieu, il
justifie
l'abrogation de deux versets par la toute-puissance et la liberté
absolue de
Dieu. En effet le Coran est le seul Livre Saint qui connaît la liberté
d'abroger certains passages de la révélation." (idem, p. 78)
Ce
qui nous semble le plus important c'est la question de l’abrogation.
Celle-ci est au coeur du débat entre fondamentalistes et partisans d'un
aggiornamento
de l'islam.
[76]
Rappelons
que le monde capitaliste ne s'oppose pas à l'islam en tant que
religion, mais à
l'islam en tant que communauté comme nous l'avons signalé dans la note
37. Il
est d'ailleurs opposé à toutes les formes communautaires (cf. note 17)
qu'il
doit détruire pour que hommes et femmes soient dépendants du capital.
Toute
la dynamique de la séparation des pouvoirs doit être étudiée
en fonction de la nécessité - tant pour le mouvement de la valeur que
pour
celui du capital - de détruire la force de la communauté, comme celle
de ses
membres, devenus des individus, par suite d'un procès de séparation
contemporain
de la dynamique susmentionnée et déterminé par les mêmes causes. Nous
traiterons de cela dans le chapitre sur le capital.
[77]
La
désintégration
de plus en plus complète au cours des siècles de la dimension
communautaire est
parallèle à celle de la transformation dé tout inné en acquis et de la
participation en propriété. Ceci a des conséquences bien visibles à
l'heure actuelle
en Occident où le phénomène a été le plus poussé. Ici hommes et femmes
tendent
à perdre toute innéité, à être de plus en plus démunis. Cette innéité
n'a pas
été abolie, éliminée du patrimoine génétique, mais elle est inhibée à
cause de
diverses pratiques qui affectent les individus dès avant la naissance,
du fait
de la vie séparée des hommes et des femmes, au cours de la naissance,
et après
celle-ci, fondamentalement durant les premières
années. Nous y reviendrons.
Illustrons seulement. notre propos par un exemple: la perte
de la faculté
à apprendre. En effet le grand débat théorique sur la grande découverte
qu’il
ne suffit pas d’apprendre mais qu’il faut apprendre à apprendre, qui
s’est
propagée jusqu’au niveau des enseignants, montre en fait qu’il y a
perte par inhibition
d'une faculté innée (Cf. Ibn Tufayl dans la note 46) et qu’il faut donc
des techniques,
des prothèses pour combler la défaillance. Du point de vue de
l’économie cela a
pour le moment un grand intérêt parce que cela accroît le marché du
travail en
créant des postes de formateurs, mais la mise en place de ces techniques
prélude
à la dévalorisation totale des enseignants parce qu’elles vont
permettre de
fonder un enseignement par ordinateur, donc un enseignement sans
enseignant,
comme on a une production agricole sans terre, bientôt des enfants sans
femme,
etc.
La
séparation absolue implique la dépendance achevée donc la
fragilisation extrême. À suivre !
[78]
Dante
qui a
haï Mahomet mais qui en a négativement reconnu la puissance (cf. note 26), a écrit quelque
chose de
semblable: "Vien retro a me, e lascia dir le genti;" (Viens derrière
moi et laisse dire les gens). Curieusement K. Marx cite de façon
modifiée:
"Segui il tuo corso e lascia dire le genti" (Suis ton chemin et
laisse dire les gens), à la fin de sa préface au premier livre du Capital.
Il est clair cependant que cela exprime la même idée: la certitude. Les
vers
qui viennent ensuite l’explicitent. Je donne seulement la traduction
:"Sois comme une tour inébranlable dont jamais le faite ne s'incline
malgré
le souffle des vents;" (La Divine Comédie, Purgatoire,
chant V, 14-15, Ed. Le club
français du livre).
Marx
était armé de certitude. Il en fut de même de A. Bordiga
qui lutta constamment contre toutes les formes de doute,
particulièrement le
doute révisionniste. Nous l'avons longuement démontré dans d’autres
travaux. Il
me suffit, ici, d'indiquer que la certitude ne peut exister que si on
est présent
au coeur d'un vaste procès dont on connaît les prémices dans un
lointain passé
et dont on sent l'achèvement dans un futur même éloigné, au point de le
vivre
comme un advenu.