EMERGENCE DE HOMO GEMEINWESEN
9.2.6.5. Les caractères de l’aire hindoue indiqués en 9.2.5.2. se précisent en même temps que se forme ce pays qu’on appelle l’Inde.
Dans un premier temps, on assiste à une régression de la puissance de l’État sous sa première forme, en relation d’ailleurs avec une incapacité à unifier toute l’aire et, dans la mesure où il ne se réalise plus au travers de tout un corpus de fonctionnaires divers, il ne peut assurer sa pérennité qu’à travers une dictature militaire, comme c’est le cas avec la dynastie Sunga. Mais ce qui nous semble le plus important c’est la lutte contre le mouvement de la valeur avec la limitation du commerce ainsi que la persécution des bouddhistes.
L’invasion grecque, favorisée par l’action des marchands et des bouddhistes, contribua à l’effectuation de ce recul de l’unité supérieure. Toutefois le mode de production esclavagiste ne put en aucune façon s’instaurer. En outre l’invasion ultérieure des Saces provoqua un repli sur une fonciarisation et on eut la formation d’un grand nombre de petits États. Ceci fut encore renforcé par suite de révoltes paysannes dans les régions les plus orientales de l’Inde (royaume de Magadha, particulièrement) 1.
Un élément déterminant, à notre avis, qui nous conduit à refuser de parler d’un féodalisme dans l’aire hindoue, c’est qu’il y eut un très grand développement du commerce. L’on peut se demander si, dans ce cas, la multiplication des petits États, fondés sur le modèle de la première forme, mais sans réaliser de façon parfaite l’unité supérieure (à laquelle nous lions également l’unification), ne fut pas un élément qui le favorisa; qui sait même s’ils ne furent pas dans une certaine mesure le résultat du déploiement de ce commerce. Celui-ci atteignit même une dimension internationale, lorsque le royaume de Pandya se développa dans le sud de l’Inde et qu’il y eut d’intenses échanges avec Rome (indigo, sucre, gingembre, etc..); il en fut de même pour le royaume de Chera qui exportait du poivre, point de départ de cette route des épices qui aura un rôle considérable pour l’Occident, à partir de la fin de la seconde phase du féodalisme. Il est important en outre de signaler qu’il y avait un relais par l’empire des Khusans qui comprenait une grande partie de l’Inde septentrionale.
La période successive est celle au cours de laquelle certains auteurs considèrent que s’instaure le mode de production asiatique dans sa variante hindoue2. Ils mettent à la base de cette instauration le fait que le développement s’effectue dés lors dans des zones comme l’Assam, le Bengale, l’Orissa, le Maharashtra et Madras qui sont soumises à un climat dominé par la mousson. Or celui-ci se caractérise par des pluies intenses qui peuvent engendrer des inondations catastrophiques, si des travaux d’édification de digues n’étaient pas entrepris; ce qui ne pouvait pas se réaliser à l’échelle individuelle. “Il se forma donc dans ces régions aux premiers siècles de l’ère chrétienne une économie de village typique où les paysans étaient également des artisans”3. De là, l’absence ou, tout au moins, une régression significative de la propriété privée et l’affirmation d’une organisation centralisée possédant les connaissances nécessaires pour effectuer tous ces travaux.
On a conjonction d’une unité supérieure avec des communautés de base. “D’autre part aucun pouvoir central ne pouvait surgir, une fois que s’étaient dissouts les centres de pouvoir féodal, s’il ne s’appuyait pas sur la couche supérieure de chaque village pour se garantir contre le contrôle des villages et exiger des tributs nécessaires à l’existence d’un Etat central”4.
Ainsi s’affirma effectivement la forme typiquement hindoue du mode de production asiatique où l’unité supérieure est d’une part réduite sur le plan de son incarnation, à la personne du roi, et divisée, en ce sens que le pouvoir est assuré par celui-ci et les brahmanes qui avaient reconquis leur prépondérance (de là un certain recul du bouddhisme). Il n’y a pas un grand corps de fonctionnaires, comme en Chine, intermédiaire entre l’unité supérieure, qu’il incarne en même temps, et les communautés basales, parce que celles-ci sont structurées, hiérarchisées avec une partie (caste) dominante qui retraduit, décalque, et par là transmet, le pouvoir central. “La caste dominante reproduit la fonction royale au niveau du village”5.
Nous avons la réalisation de l’intégration de la totalité en tant que multiplicité avec toutes les castes, communautés plus ou moins figées, et la totalité en tant qu’unité incarnée par le roi et représentée par les brahmanes assurant l’englobement du tout. Dés lors on se rend compte que le bouddhisme n’est plus aussi nécessaire. En particulier, du fait que le phénomène négateur - parce que provoquant une dissociation de la totalité - la valeur, fut considérablement enrayé. On comprend qu’il put disparaître vers le X° siècle.
On eut accroissement de l’aire hindoue dans le subcontinent désigné actuellement par Inde, mais également en dehors de celui-ci, dans toute la péninsule comprenant actuellement la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge, ce qu’on peut nommer au sens large l’Indochine, zone de contrastes effectifs entre les deux aires: chinoise et hindoue.
Toutefois cet accroissement s’opère surtout sur le plan culturel, de la représentation, en ce sens qu’il n’y eut pas formation d’un immense empire, car chaque pays conserva son indépendance en acceptant la représentation hindoue.
En ce qui concerne le mouvement de la valeur, il semble que s’il est inhibé à l’intérieur de chacun des États formés dans l’aire hindoue - avec d’ailleurs des différences notables - il s’impose toute de même à la périphérie et l’on a un commerce très important aussi bien avec l’ouest jusqu’à Rome, qu’avec l’est, l’aire chinoise, par l’intermédiaire d’un État fondé dans le sud de l’Indochine proprement dite (qu’on appela durant un certain temps Cochinchine). Il s’agit du royaume de Funan6 où dominait une caste hindoue. Ainsi à la fin du II° siècle se développa un commerce très important à travers toute l’Asirope, qui constitue un moment de son unification.
En même temps nous pouvons noter que s’il y a reflux de la valeur d’un point de vue de son développement intensif, et même parfois extensif, persiste toujours une zone où il y a tendance à une sorte de cristallisation du phénomène, ainsi dans le royaume de Funan. L’autonomisation ne s’effectue pas; en conséquence le phénomène mercantile ne peut pas s’imposer dans cette aire.
À propos de cette dernière, il convient de signaler l’importance de l’empire Khusan qui permit la liaison avec la Chine et avec les empires du Moyen-orient.
L’écroulement de ce vaste empire favorisa le développement d’un empire hindou de vastes dimensions, celui des Goupta avec Candragoupta II. Celui-ci procéda à des mesures fort importantes qui témoigne d’un recul du despotisme, avec réaffirmation de la communauté; l’unité supérieure s’imposant surtout en tant que protectrice des petites communautés, ce qui entérine tout de même une séparation. “Il (Candragoupta II, n.d.r) décrète en réalité, l’élimination de toute forme de résidence obligatoire et de travail forcé pour les paysans, qui obtiennent la pleine reconnaissance juridique de leur liberté personnelle. En outre, il reconnaît à toutes les familles paysannes le droit de s’affranchir d’un quelconque lien de dépendance, s’ils veulent se réunir pour aller défricher des terres incultes et le droit de fonder sur de telles terres, des villages fondés sur la propriété collective du monde paysan et soustraits aux ingérences des fonctionnaires d’État et des commandants militaires”7.
Seules les régions du sud de l’Inde restèrent hors de l’empire Goupta qui dura jusqu’au V° siècle. À partir de ce moment-là les invasions des Huns provoquèrent un écroulement mais, au début du VII° siècle, l’empire de Vardhana remplace celui du Goupta et une certaine continuité entre les deux se réalise en ce qui concerne le mode de production asiatique. Fa Hsien pèlerin chinois qui voyagea en Inde de 405 à 411, écrivit: “Chaque village produit tout ce qui lui est nécessaire et il n’y a pas de boutiques ni de trafiquants...Ceux qui cultivent la terre doivent verser au souverain une partie de la récolte, mais personne n’est obligé de cultiver la terre et d’habiter là où il est. Tous peuvent aller là où ils préfèrent”8.
Hsuang Tung, autre pèlerin chinois qui voyagea entre 630 et 643, nota ceci: “Ils ne connaissent pas l’argent, mais ils savent administrer avec justice, avec honnêteté et une rectitude inhabituelle... Personne n’est contraint au travail forcé... Ceux qui cultivent cèdent à l’État la septième partie des récoltes en tant que contribution. En ce qui concerne l’utilisation de celui-ci les terres sont divisées en quatre parties: la première sert pour les œuvres publiques, la seconde pour payer les salaires des fonctionnaires et des officiers, la troisième pour en en tirer les compensations dues aux hommes dirigeant (de talent) et les dépenses pour maintenir les écoles, et la quatrième enfin pour les aumônes aux communautés religieuses”9.
Ainsi donc il n’y a pas de propriété privée de la terre et nous avons bien la réalisation de ce qu’on décrit sous l’expression de mode production asiatique, et donc l’État sous sa première forme avec un recul-absorption du phénomène de la valeur. Insistons sur l’autosuffisance des villages. “Ils devaient verser à l’État pour le maintien de la couche dirigeante bureaucratique, intellectuelle, une taxe en nature qui était d’autre part la contrepartie de services économiques très importants que l’État rendait à tous les villages...” Le recul de la valeur se mesure en ceci que sous l’empire Maurya le tribut était payé en argent, alors que sous l’empire Goupta il l’est en nature. Il y a élimination d’une médiation.
C’est à cette époque que se met réellement en place un ensemble de villages séparés, isolés, autosuffisants, et ce qu’on appelle des communautés de villages, communautés en fait fractionnées, et que le système des castes parvient à sa maturité. En même temps le bouddhisme perd de plus en plus de son importance, même après sa mutation: passage du Hinayana (petit véhicule) au Mahayana (grand véhicule) où le nirvana n’est plus conçu comme une extinction mais comme un état de conscience absolue, et que celui qui y accède peut aider les autres à atteindre aussi l’illumination. On a alors une autre hiérarchisation par un positif qui, cette fois, est plus en continuité avec l’antique représentation des brahmanes, c’est-à-dire correspond au vieux fond védique où c’est un procès de connaissance qui est fondement du procès social.
Notons que c’est également à cette époque que l’hindouisme émerge en tant que religion populaire avec la trilogie: Brahman, Vishnou et Schiva, trois aspects différents d’une même principe divin.
Ceci est une autre manifestation de la puissance des communautés autochtones qui tendent à tout réabsorber. Ainsi se manifeste la différence particularisante de l’aire hindoue: les villages peuvent demeurer autonomes. Ils ne sont pas aussi dépendants de l’unité supérieure que ceux de l’aire chinoise; ce qui permit la fragmentation de l’aire et sa non unification réelle, et ce jusqu’à nos jours où nous avons quatre États: Inde, Pakistan, Bangladesh et Sri-Lanka, sans compter les petits États himalayens.
Il s’opéra en quelque sorte une intégration de tout, et ce tout social fut lui-même intégré dans la biosphère.
À la fin du VIII° siècle, se réalise une fragmentation de l’empire avec affirmation du phénomène indiqué ci-dessus, en même temps qu’une fonciarisation dans les zones où la nécessité de grands travaux collectifs ne s’imposait pas. Mais il n’y eut pas de vrai féodalisme.
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L’invasion islamique du X° siècle (les turcs islamisés prenant le relais des arabes qui avaient conquis le Sind en 712) va non seulement contribuer à reconstituer un empire comparable à celui des Maurya ou des Goupta, mais également à accuser le phénomène de fragmentation entre unité supérieure et communautés basales et, enfin, la fonciarisation. On eut dans un premier temps l’affirmation unitaire avec le sultanat de Delhi10. Puis on eut une fragmentation avec en définitive un placage de fonciarisation sur le mode de production asiatique. Ceci fut accusé avec la destruction du sultanat de Delhi par les mongols. Nous avons un repli sur les communautés basales dont peuvent profiter les chefs locaux pour imposer un tribut, ce qui a l’apparence d’une relation féodale. Nous préférons parler de fonciarisation.
Au XV° siècle s’opère un morcellement de l’Inde. Ce n’est que dans les régions septentrionales que les formes de fonciarisation l’emportèrent parce que les conditions ambiantales sur lesquelles nous avons insisté permettaient un développement de la privatisation et donc de la séparation.
En définitive c’est cette dernière qui ne s’est jamais réellement effectuée en Inde, même s’il y eut des fractures, des ruptures qui ont permis des excroissances. Les reculs ne font pas revenir réellement à un stade antérieur, mais provoquent une rigidification des rapports sociaux. Il y a un repli général sur la base; d’où le phénomène de stagnation souvent décrit, avec conservation de la totalité ou d’une partie de tout ce qui a été apporté.
La conquête anglaise au XVIII° siècle n’apporta pas de changements significatifs. les anglais constituèrent en définitive une autre caste qui dominait l’ensemble social de tout le sub-continent et le maintenait uni. Leur intervention toutefois sapa l’édifice dans la mesure où elle provoquait l’élimination des communautés les plus fragiles, les plus archaïques, et cela doit être mis en relation avec le développement de l’industrie cotonnière en Angleterre qui ruina les artisans hindous (les fabricants d’indiennes). En outre, à partir du milieu du XIX° siècle, le marché capitaliste commença à se développer en diverses zones de l’immense édifice économico-social de l’Inde. C’est lui seul qui peut remplacer le système du Jajamani11. Le phénomène est désormais bien enclenché.
Ce bref historique à propos de l’ère hindoue nécessite un certain nombre de remarques.
Tout d’abord il nous suggère qu’il est vraiment préférable d’étudier le cours historique d’une aire donnée en fonction des formes de communauté et non en fonction des modes de production qui constituent des points de repères, en premier lieu parce que le phénomène de la production ne s’autonomise réellement qu’en Occident, et parce qu’en Orient (que ce soit au Proche-Orient, en Inde ou en Chine) nous n’avons pas la discontinuité liée au surgissement de la deuxième forme d’état qui s’instaure en Occident mais, en revanche, une réimposition, une réaffirmation plus ou moins parfaite de la première forme de celui-ci. En conséquence lorsque nous parlons de mode de production asiatique nous voulons uniquement envisager le phénomène que K. Wittvogel désigne sous la locution de société hydraulique, c’est-à-dire l’organisation de la production de façon centrale, la création de canaux et d’ouvrages infrastructuraux déterminants pour rendre l’agriculture efficace. Or ce qui est essentiel dans ce phénomène ce n’est pas tellement le mode de production que cela implique, détermine, et déterminant un rapport social, mais c’est que cela fonde la possibilité pour que l’unité supérieure puisse se réimposer. Ajoutons que nous péchons un peu par exagération quand nous parlons de rapport social dans la mesure où la communauté, plus ou moins médiatisée, n’a pas été totalement supplantée par la société. Autrement dit l’Asie connaît une continuité, absente en Europe occidentale. La discontinuité se réalisera avec la pénétration du mode de production capitaliste.
Ceci dit, il est tout à fait évident que l’Inde fournit un type de développement particulier, en lequel s’est imposé le régime des castes, jati. Il convient donc de s’attarder quelque peu sur une étude de celles-ci. Pour cela nous allons recourir à nouveau au livre de J. Baecheler: La solution indienne.
La thèse de cet auteur confirme notre approche du phénomène hindou: “Le régime des castes est une solution morphologique au problème posé par l’échec de l’impérialisation du sous-continent indien et par l’inconsistance politique subséquente; cette inconsistance est une conséquence directe d’un certain régime politique, qui lui-même résulte d’une structure sociale particulière”.12 En tenant compte de la définition qu’il donne de morphologie - “par morphologie” il entend “les principes et de cohérence et de cohésion qui font vivre les hommes ensemble”13- notre affirmation apparaîtra évidente. Toutefois avant de la préciser, il convient d’indiquer quelques causes que fournit J. Baecheler qui ont déterminé l’échec dont il parle. Il s’agit particulièrement en premier lieu de données géographico-écologiques. Seule la partie septentrionale de l’Inde se prête à la réalisation des échanges intenses et c’est celle qui donna naissance à des royaumes et qui fut unifiée; en revanche toute la partie centrale et surtout méridionale ne présente pas de voies de pénétration importante; la forêt y est puissante, ce qui a favorisé le développement séparé de communautés. Certes il y eut également dans ces zones naissance de royaumes mais rarement unification, qui fut souvent imposée à partir du nord sans jamais pouvoir se maintenir.
Quelques précisions de l’auteur en ce qui concerne sa thèse.
“Grâce au régime des jati, la civilisation indienne a su éviter et l’éclatement et l’uniformité. Les arts figuratifs sont les témoins les plus éloquents de ce succès”14.
“Il fallait que la solution pût fonctionner sans cadres politiques solides et même sans données politiques quelconques. De fait, le régime des jati peut s’analyser et se vivre sans référence au pouvoir politique”15.
“En Inde il n’y a eu ni empire ni royaume qui auraient pu donner à la société la cohérence et la cohésion que la tribu n’assurait plus. Toutes nos analyses ont tendu dans la Deuxième Partie, à démontrer cette affirmation complexe. Le point de départ est la subversion séculaire de la morphologie tribale par la concentration croissante du pouvoir politique au bénéfice d’un aristocrate plus fort que les autres”16.
“Les brahmanes n’ont pas produit le régime des jati. Celui-ci s’est mis en place, entre le II° siècle av. J.C. et le VII° siècle après J.C., pour résoudre le problème morphologique posé par la dissolution de l’empire et l’inconsistance des royaumes rongés par un régime politique à dominante autocratique”17.
À notre avis les brahmanes n’ont fait qu’entériner une forme de résistance qui leur permettait de mieux résister à leur tour, et de fonder une représentation justement intégratice qui puisse faire intervenir la sacralisation de l’ensemble social-communautaire.
Une autre cause déterminante pour l’instauration du système des jati est la réaction à la présence étrangère, tout d’abord contre les grecs, puis contre les musulmans: “À partir du VIII° siècle, les assauts musulmans provoquent une crise d’identité, qui a pour résultat ultime la brahmanisation de la société hindoue”18.
Ici encore les brahmanes ont utilisé un mouvement de rébellion, pas simplement dirigé contre l’étranger en tant que tel, mais contre des formes économico-sociales non tolérées par les communautés hindoues plus ou moins dissociées. J. Baechler cite, et il n’est pas le seul à le faire, le fait que les bouddhistes soutinrent Démétrios de Bactriane quand celui-ci envahit l’Inde vers 180 av. J.C., parce que les brahmanes les persécutaient.
Il nous semble donc que pour pouvoir triompher, les brahmanes ont fait des compromis avec les communautés basales se repliant sur les antiques relations communautaires, afin de pouvoir résister aux envahisseurs. Ainsi il y eut ce que J. Baechler appelle la brahmanisation et, dans d’autres endroits, la sanskritisation. Ce fut un vaste mouvement de récupération et d’accommodation par lequel les brahmanes parvinrent à l’emporter, mais par lequel également les communautés absorbèrent ce qui pouvait les miner, et conjurèrent ainsi leur décomposition.
Il est important de noter que les indiens n’ont pas, comme les chinois, réussi à endiguer les invasions (pas de grande muraille); de même il ne se produisit pas en Inde un phénomène comparable à la sinisation.
On a la dilatation de la communauté originelle qui pourrait éclater et amener une fragmentation; ce qui poserait réellement l’existence de petites communautés, communautés en tant qu’expression de la multiplicité, et celle d’une communauté-unité supérieure, comme dans le cas de la Chine. Il n’en fut pas ainsi grâce au système des jati qui permit au sein de chaque varna d’intégrer tous les apports et des les ordonner, de telle sorte que la communauté est reconstituée en la totalité, même si elle a subi une certaine dissociation. Cela permet certes l’existence d’une unité supérieure, mais elle n’est pas obligatoirement nécessaire; d’où sa domination parcellaire dans le temps, et dans son effectivité.
Revenons à la brahmanisation. Elle n’a pu triompher qu’en réactivant le vieux fonds non seulement védique, mais antérieur à ce qui a été appelé indoeuropéen. Le samsara n’est pas une représentation à vocation uniquement justificatrice. Il est nécessaire pour permettre de vivre la totalité et de retrouver la communauté. Il s’impose comme un flux dans le phénomène communautaire. Dans une certaine mesure, la représentation hégélienne qui conserve le tout dans un dépassement continu, jusqu’à la réalisation de l’esprit absolu, est un analogon au système hindou.
Dans la réalité hindoue, comme dans la représentation induite par elle, on a une espèce d’inventaire de tous les possibles dans l’espace communautaire plus ou moins autonomisé, d’où différents rapports sur le plan religieux, comme profane, accompagnés d’une espèce de phénomène d’intériorisation communautaire.
Ce qu’il y a d’essentiel dans ce qu’on pourrait appeler la forme indienne, c’est la résorption de la totalité à travers un phénomène d’englobement. Il faut tenir compte, à ce sujet, que celui-ci peut opérer par le haut, comme par le bas. En Inde c’est le dernier cas qui intervint en définitive, ce qui est une autre expression pour signifier que les communautés réabsorbèrent et, en conséquence, on n’a pas affaire à une hiérarchie au sens habituel du terme.
La séparation, jamais achevée, a posé la totalité en tant que multiplicité d’une côté, et la totalité en tant qu’unité de l’autre, puis on eut réabsorption de l’autonomie des deux. On pourra avoir, dans certains cas, une greffe de l’unité supérieure sur les communautés basales mais, jamais, il ne se produira une organicité comme en Chine.
Le village est autarcique. Ce ne sont pas les liens fonciers qui sont déterminants mais ceux entre membres de ce qui fut originellement la communauté (et ses segments).
S’il est donc difficile de parler de communauté de village comme le fit K. Marx, on ne peut pas nier une dynamique communautaire. L’existence de jati dominantes n’abolit pas le phénomène, de même que l’existence des koulaks, au sein du mir, n’exprimait pas la fin de la communauté en Russie19.
Précisons qu’au cours du phénomène de fragmentation, aboutissant à l’instauration d’un grand nombre de jati ainsi qu’à des portons de celles-ci, chaque partie, chaque portion maintient son unité; il ne la délègue pas. Il y a donc maintien des deux déterminations: totalité et unité. Ceci s’accomplit en grande partie grâce à la représentation; d’où l’importance du procès de connaissance qui permet d’effectuer une compensation, en faisant accéder au tout.
Deux remarques essentielles qui viennent encore conforter notre thèse. Tout d’abord la tendance à la déterritorialisation que nous pouvons considérer comme une défonciarisation20.
“L’inconsistance des polities, l’inexistence de la communauté villageoise et l’absence de royaumes a entraîné l’extinction complète du sens de la territorialité. Une jati ou un segment de jati ne se sentent absolument pas liés à un sol ou à une politie. Si le pouvoir politique exagère dans ses exactions, on menace de s’en aller et on s‘en va, si la menace de suffit pas. Ce mouvement était rendu possible, jusqu’au XIX° siècle, par le fait qu’il restait encore de nombreuses terres vacantes”.21 Cela traduit en fait une modalité de sortie de la nature tout en maintenant la communauté. Cela présente une affinité profonde avec ce que vécurent les juifs.
En second lieu, il y a l’absence de pouvoir politique.
“Le régime des jati répond admirablement à ces trois problèmes d’expansion et de maintien d’une grande tradition, en se passant entièrement de tout pouvoir politique”22.
“...parce que le régime peut fonctionner sans pouvoir politique et, par conséquent, avec n’importe quel pouvoir politique”23.
“De fait le régime des jati peut s’analyser et se vivre sans référence aucune au pouvoir politique”24.
Donc dire que le féodalisme n’a pas existé en Inde parce qu’il n’y a pas de vassalité est vrai25; mais cela dénote en même temps de la prise en considération d’une problématique qui ne s’impose pas. En effet la des_c_r_i_p_tion du système varna-jati élimine toute possibilité de penser à l’existence d’une forme féodale.
Parler de théocratie implique encore la possibilité de déceler un pouvoir politique, ne serait-ce qu’en contraposition. En Inde il n’y a pas d’autonomisation. On ne peut pas également parler d’une théocratie, car ce serait poser l’existence d’une séparation, bien que cela désigne une part de réalité: le pouvoir non pleinement autonomisé est fondé sur une affirmation du sacré. Nous préférons parler d’une unité supérieure englobante parce qu’elle est déterminée par une verticalisation qui inclue une dimension au-delà de l’immédiat, mais qui est vécue plus ou moins immédiatement par l’ensemble des hommes et des femmes.
J. Baechler cite une autre cause à la formation des jati: l’absence de révoltes paysannes. “Tout ce qui fait la chronique révolutionnaire des autres sociétés pré modernes manque en Inde”26. Or, nous l’avons vu, divers auteurs affirment le contraire. Ceci nous amène à penser que c’est à partir de la défaite des différentes révoltes que s’instaura et se rigidifia le système des jati, en tant que système de repli, de protection, de préservation de ce qui restait de fondamental dans le phénomène communautaire.
Ce qui nous semble essentiel, c’est le rôle du mouvement de la valeur en Inde qui, comme nous l’avons exposé, prit d’abord une certaine extension avant d’être inhibé. Le bouddhisme, est une expression plus ou moins directe de ce mouvement dont il fut le propagateur27. Cela explique la grande opposition qu’il entretint avec le brahmanisme. Il fut éliminé et l’on peut considérer qu’il fut remplacé par l’islam. Or, ce dernier s’implante surtout dans les zones septentrionales plus favorables à un épanouissement du mouvement de la valeur; ce qui entraîna un conflit entre brahmanisme ou hindouisme et l’islam.
En Inde, répétons-le, on se trouve en présence d’une dualité entre communauté devenant communauté abstraïsée, et donc l’État, et des communautés qui se segmentent en intégrant les divers segments en une espèce de hiérarchie englobante, qui opère comme une communauté supérieure à l’échelle réduite. La dualité est structurée par le fait qu’aucune des deux parties en présence ne parvient réellement à s’imposer de façon prépondérante; le régime des jati résulte de cette double incapacité. Tout cela a conditionné la représentation des hindous28.
9.2.6.6. Le devenir de la Chine après l’unification de -221 ne présente pas de phénomènes nouveaux, déterminants. On assiste à son extension plus ou moins grande par rapport à celle qu’elle possède actuellement. iI présente une série de phases de démembrement et de réunification.
Si on peut considérer les phases de démembrement comme correspondant à l’affirmation d’une fonciarisation, celle-ci ne fut jamais très puissante et, dans certaines zones, lors de la fragmentation de l’unité supérieure, on eut encore affirmation de l’Etat sous sa première forme.
En ce qui concerne le mouvement de la valeur, il prit par moments une ampleur telle qu’elle qu’une économie monétaire aurait pu prendre son essor. Mais étant, donné que la valeur ne s’affirma jamais de façon décisive dans la production, le mouvement de la valeur fut résorbé.
Il convient toutefois de faire un court historique partant de l’unification de -211 et allant jusqu’à la période d’intervention des européens au XIX° siècle, afin d’envisager non seulement l’aire chinoise en tant telle, mais son rapport au reste de l’Asirope (surtout sa parie asiatique), à cause du phénomène mongol qui opéra une unification à l’échelle de tout le continent. En même temps cela nous permettra de mettre à nouveau en évidence l’importance des nomades dans le devenir historique.
Ce que nous avons affirmé au sujet du mouvement de la valeur s’est vérifié une première fois au II° siècle de notre ère sous les Hans. En effet toutes les zones de la Chine ne sont pas identiques et certaines présentent des conditions écologiques favorables à un développement privé de la production, tout particulièrement dans la grande plaine du Fleuve Jaune. D’où la formation dans la Chine septentrionale d’une oligarchie de propriétaires terriens (chacun desquels a des milliers de paysans à son service, en partie dans des conditions d’esclave ou similaires à l’esclavage”29
La dure exploitation exercée par cette oligarchie entraîna en 184 la révolte des Turbans Jaunes, qui fut dirigée par la secte Taï Ping Tao (La voie de la Grande paix). Elle fut écrasée, mais elle favorisa la désagrégation de l’empire, et de 221 à 504 nous avons une période de morcellement de la Chine.
Certains auteurs parlent alors d’une dissolution du mode de production asiatique, de Moyen-Âge, etc... je pense qu’il est préférable de dire qu’il y a une réduction de son aire d’implantation et, par là, disparition momentanée de l’unité supérieure qui englobait non seulement l’aire sus-indiquée où se développait spontanément, en quelque sorte, le mode de production asiatique, mais aussi des aires où il n’était pas autochtone, non immédiatement nécessaire, et où ce n’était qu’à la suite d’un équilibre entre diverses forces que l’unité supérieure pouvait s’imposer.
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Ainsi dans la Chine de l’époque des Trois Royaumes, on a une zone sud-occidentale où persiste le mode de production asiatique, une zone sud-orientale caractérisée par un grand développement de la valeur, favorisé d’ailleurs par l’essor du bouddhisme qui pénètre en Chine à cette époque-là (les monastères bouddhistes jouent un rôle économique déterminant). La troisième zone est celle septentrionale qui connaît une fragmentation importante déterminée par les invasions des guerriers provenant de Mongolie. On a donc déploiement d’une phase de fonciarisation.
Au V° siècle dans la Chine méridionale se vérifie un grand développement du phénomène valeur; en particulier il s’effectue un important commerce des épices. Ceci entraîna une structure classiste de la société et une intense exploitation des paysans. Ceux-ci se rebellèrent (dans le Chekiang) et formèrent des villages autonomes fondés sur la propriété collective du sol, en même temps que furent entrepris de vastes travaux d’irrigation qui nécessitaient une coordination étroite et une centralisation. Ainsi on eut tendance à la reconstitution de l’unité supérieure et à l’unification dont la base est constituée à la suite des rebellions paysannes qui tendent à réinstaurer ou à maintenir les structures communautaires.
Le phénomène prend une grande ampleur au milieu du VI° siècle. Un commandant militaire de la Chine septentrionale Yang chien, à la suite d’une série de campagnes militaires victorieuses, unifie la Chine et fonde en 589 la dynastie des Souei. Durant son règne les antiques traditions sont reprises et le confucianisme s’affirme fortement.
Ce qui est remarquable c’est qu’on n’a pas élimination des autres formes, c’est-à-dire celles liées à la fonciarisation et à la valeur. Il y a un englobement du tout. Cela s’effectua par le haut, ce qui permit, par exemple, un grand développement de la valeur, alors qu’en Inde, l’englobement se fit par la base, par les communautés de village, ce qui aboutit à l’enrayer. Voilà pourquoi le bouddhisme put continuer à se développer en Chine. Le phénomène se poursuivra sous la dynastie des Tang, remplaçant celle des Souei. C’est alors que la forme classique du mode de production asiatique s’imposa en Chine, avec l’exécution de grands travaux, instauration dus système des examens, etc...
Toutefois l’unité supérieure ne peut persister que s’il se maintient un équilibre entre les différentes forces étant donné - insistons-y encore une fois - que l’hétérogénéité de la Chine favorisait divers types d’organisation sociale. Alors le heurt entre les lettrés confucéens et des couches aristocratiques, diverses révoltes militaires, la pénétration des tibétains, tout cela conduisit à un profond déséquilibre qui entraîna une nouvelle fragmentation de la Chine.
On eut une nouvelle affirmation de la propriété privée et un nouveau développement de la valeur, mais il n’y eut pas d’autonomisation. En conséquence, le problème de la substitution de l’unité supérieure ne put pas se poser.
“... rentes et tributs sont versés en argent et non en nature, et donc les excédents agricoles et artisanaux sont dans une mesure toujours plus grande commercialisées. Le monde rural chinois se caractérise progressivement par de très nombreux marchés villageois (presque inexistants à l’époque des Tang)...”30. A cela s’ajoute une grande différenciation à l’intérieur du village qui mine l’antique communauté.
Cependant en dépit de ces facteurs centrifuges, la nécessité d’une unification, celle d’une unité supérieure qui fonde et rassemble, se fait toujours sentir et, c’est à nouveau l’antique unité qui vient se réaffirmer lors d’une nouvelle réunification avec la dynastie des Song en 961. La Chine se développe surtout par sa partie méridionale et c’est à cette époque que la culture du riz prend son essor, ce qui conduisit à un bouleversement local important de la biosphère. Un monde anthropique est alors mis en place dont l’importance sur le plan de la représentation se révèlera pleinement ultérieurement.
La Chine traverse alors une période de grandes inventions: presse avec caractères mobiles, horloge mécanique, télescope; cartographie de la Chine, et, ainsi que le papier monnaie - valable seulement dans la province où il a été émis - et dont la nécessité se serait imposée à la suite d’une pénurie de cuivre.
A nouveau s’impose un englobement de la valeur et ceci se traduit fort bien dans le fait que la Chine des Song ( 960-1127 pour les Song du Nord, 1127-1279 pour les Song du Sud) abandonne le bouddhisme et remet à l’honneur le confucianisme, plus compatible avec une conception équilibrée, harmonieuse, où il n’y a pas d’excroissance unilatérale, avec un idéal d’autarcie. Autrement dit, en fonction de l’accroissement de puissance du mouvement de la valeur, la vieille structure, tant à la base qu’au sommet se rigidifie, se replie sur ses antiques traditions qu’elle exalte afin de se pérenniser.
La suite de l’histoire de la Chine constitue une certaine répétition de ce qui vient d’être dit. On verra à nouveau une fonciarisation, le plus souvent liée à des invasions comme celle des tibétains ou celle des mongols. Cette dernière eut une importance considérable, à cause des destructions en vies humaines qu’elle entraîna et le passage de l’agriculture à l’élevage dans différentes zones, ce qui ne fut possible qu’à la suite, là encore, de destructions aux dépens cette fois de la biosphère anthropomorphisée. En outre la domination mongole sur une grande partie de l’Asirope, de la Chine à la Russie actuelle (à l’exclusion de l’Inde, en dépit d’incursions dévastatrices, et de l’Indochine au sens large) favorise le développement du commerce, et d’intenses échanges se produisirent d’un bout à l’autre du vaste continent. En dépit de cela, on ne peut pas considérer ce fait comme étant un progrès pour le devenir de la valeur. En réalité il masque un recul à une phase d’extensivité du mouvement horizontal qui se diffuse, certes, mais qui ne peut pas parvenir à une phase réflexive parce qu’il s’effectue en dehors de la production, ne serait-ce qu’à cause du recul de l’agriculture.
Enfin, en ce qui concerne l’empire mongol, nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons écrit dans le chapitre 8.5. au sujet de l’État, en utilisant les considérations d’Ibn Khaldoun. Il convient d’ajouter que si on à un État de la première forme dominant le vaste empire, l’unité supérieure se réimpose sous sa forme classique en Chine et on a la dynastie mongole de 1279 à 1368.
Intermezzo
Les sous chapitres 9.2.6.4. et 9.2.6.5. furent rédigés fin des années 1980 puis furent perdus ainsi que le plan intégral détaillé de toute l'étude en cours. Seuls, il y a peu, les deux textes ont été retrouvés. Dans l'entre temps des études et la réflexion sur tout le devenir de l'espèce me conduisent à apporter quelques précisions qui sont en continuité avec ce qui a été exposé dans Données à intégrer. Elles seront complétées par celles qui seront effectuées au moment où nous étudierons la pénétration du mouvement du capital dans les diverses aires de l'Asirope plus l'Afrique du Nord. Je rappelle que, pour bien saisir ce qui fonde Homo sapiens et percevoir en quoi il recèle en lui les potentialités d'un devenir à Homo Gemeinwesen, il est nécessaire de percevoir la multiplicité de son devenir et qu'il nous faudra donc exposer comment il s'est comporté jusqu'à nos jours dans les zones que nous n'avons pas encore étudiées: Amérique, Océanie, Afrique Noire, périphérie arctique.
Tout d'abord en ce qui concerne le concept d'englobement que j'utilise ici pour caractériser la dynamique en acte dans le devenir de l'Inde mais aussi, ailleurs, pour caractériser, le mouvement du capital au sein duquel les contradictions ne sont pas dépassées (au sens hégélien) mais englobées. Il peut signifier que le phénomène de séparation ne s'est pas encore imposé et que, par exemple, dans les communautés primitives ce que nous nommons politique, religion, économie sont englobées dans une totalité. Ultérieurement quand le procès de séparation devient de plus en plus important il indique le phénomène par lequel il y a enraiement de l’autonomisation et du possible d’une confrontation pouvant mettre en péril la communauté, la société.
L.Dumont dans son ouvrage sur les castes (Homo hierarchicus) utilise abondamment ce concept, particulièrement pour expliciter ce qu'il entend par hiérarchie. "Je crois que la hiérarchie n'est pas dans l'essentiel une chaîne de commandements superposés, ou même d'êtres de dignité décroissante, ni un arbre taxonomique, mais une relation qu’on peut appeler succinctement l'englobement du contraire. Il donne comme exemple Adam et Ève. D'abord on a Adam,"l'homme indifférencié, prototype de l'espèce humaine". Puis vient Ève. "(...) Dés lors Adam change d'identité, puisque d'indifférencié qu'il était il est devenu mâle". Il est "deux choses à la fois: le représentant de l'espèce humaine et le prototype des individus mâles de cette espèce. À un premier niveau homme et femmes sont identiques, à un second niveau la femme est l'opposé ou le contraire de l'homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique (qui n'est donc pas unitaire mais duelle, résultant d'une fusion, n.d.r), qui ne peut être mieux symbolisée que par l'englobement matériel de la future Ève dans le corps du premier Adam". Autrement dit le symbole précède l'existence et la détermine. "Cette relation hiérarchique est très généralement celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou de cet ensemble);", est-ce que cela veut dire qu'Adam est le tout et Ève l'élément, il ne serait pas seulement le représentant de l'espèce, il la représenterait et, par glissement, il serait l'espèce. Ève est mise dans une dépendance existentielle totale. Mais on pourrait dire que c'est par la naissance d’Ève que la sexualité parvient au jour, elle représente les sexes, elle est la sexualité et que donc Adam n'accède à la réalité existentielle effective, concrète que grâce à Ève. L. Dumont continue et conclue: "l'élément fait partie de l'ensemble, lui est en ce sens consubstantiel, en même temps il s'en distingue ou s'oppose à lui. C'est ce que je désigne par l'expression "englobement du contraire". Ceci est extrait de la postface: Vers une théorie de la hiérarchie. Ed. Tel Gallimard, p.397. Toutefois on l'a vu, en restant dans la thématique développée par l'auteur, on peut mettre en évidence deux "relations hiérarchiques" qui se neutralisent et vont jusqu’à fonder tout le discours actuel sur le genre comme cela apparaît dans la suite de la page 397 et la page suivante. Citons par exemple: «Vous pouvez bien déclarer les deux sexes égaux, mais plus vous parviendrez à les rendre tels et plus vous détruirez l'unité entre eux (dans le couple ou la famille) parce que le principe de cette unité est en dehors d'eux et que, comme tel, il les hiérarchise nécessairement l'un par rapport à l'autre.» Mais alors comment le principe pose l'un des sexes en tant qu’ensemble et l'autre en tant qu'élément ? Je suis amené à poser cette question non en vue de polémiquer, mais pour essayer de comprendre, car ce qui me semble le plus important c'est la volonté de L. Dumont de s'opposer à un devenir, à celui de Homo æqualis à l'individualisme31 qui s'impose en Occident, devenir intense de séparation aboutissant à l'évanescence des concepts de hiérarchie, de transcendance, de valeur.
Toutefois l'existence du couple homme femme dont parle L. Dumont présuppose une séparation et la hiérarchisation opère en tant que compensation à celle-ci, tandis que l'englobement du contraire en quoi elle consiste implique une inimitié non déclarée et une menace qu'il faut conjurer. La séparation s’exprime aussi par la nécessité d'un principe externe qui les unisse. Depuis très longtemps il n'y a plus de communauté. Il en est de même pour le couple espèce-nature dont le principe d'union a pu être dieu. La séparation s'accompagne de l'inimitié qui est un opérateur dans la dynamique de reconnaissance et dans celle du positionnement au sein d'un monde où règne le séparé, de telle sorte que tous les couples, dyades, non seulement homme-femme, mais intérieur-extérieur, vide-plein, haut-bas, positif-négatif, droite-gauche, etc., servent de supports pour exprimer une conflictualité, en même temps qu'une inquiétude le plus souvent inconsciente. Les représentations théoriques, religieuses ont permis de masquer, recouvrir... On verra ultérieurement qu'avec le mouvement du capital les dyades sont scindées et remplacées par des "unicités" - triomphe du principe d'individuation - et le nombre de celles-ci tend à s'accroître grâce à l'innovation, permettant de composer d'autres dyades (ou même des triades, voire plus!) où il n'y a pas opposition, contradiction comme cela se met en place dans la "sexualité actuelle" avec la multiplication des sexes, et donc des possibles, de telle sorte qu'on peut avoir les couples mâle-mâle, femelle-femelle... Autrement dit tout conflit, tout heurt est conjuré et ce qui fait coexister toutes les "unicités" c'est la combinatoire opérant comme un dharma, tandis que l'aptitude plus ou moins grande à se conformer à celle-ci jouerait le rôle de karman.
En Inde le système des castes a permis de limiter, d'intégrer, de domestiquer la violence entre les diverses communautés tant initiales que celles constituées au cours de l'histoire en rapport particulièrement avec les invasions, le mouvement économique (surgissement d'activités nouvelles, phénomène de la valeur, etc.), le procès de connaissance, etc.
Avec le développement de la séparation s'impose le concept de pureté. Est pur ce qui est pleinement séparé. En conséquence deux communautés pleinement séparées sont également pures. Donc, à la base, la séparation pour être opérationnelle, fondatrice doit se rapporter à autre chose, la nature par exemple. Dés lors la plus ou moins grande pureté dépend du rapport à celle-ci, du positionnement, de la hiérarchie qui en découle, ce qui résulte du rapport des forces entre communautés donc de l'intervention de la violence. C'est là qu'opère le phénomène de la représentation (l’hindouisme) pour limiter la violence car c'est lui qui détermine ce qui est pur ou impur, et par là le positionnement hiérarchique mais il indique aussi comment en quelque sorte se libérer de l'impureté. Toutefois ceci concerne les composants et composantes des castes mais non celles-ci qui restent figées. Ainsi un homme ou une femme au sein d'une caste hiérarchisée inférieure, se trouve en celle-ci à cause de ce qu'on peut nommer un karman négatif32. S'il ou si elle, accepte le dharma de cette caste, le devoir-être qui lui est imposé, il ou elle pourra améliorer son karman qui lui vient d'une vie antérieure du fait du samsara (transmigration des âmes)33 et après sa mort, en fonction de celui-ci, renaître dans une caste au statut plus favorable. C'est la dynamique fondamentale de la répression qui opère: c'est pour ton bien que tu subis des maux. Et ceci intervient dans la dynamique de la domestication que M. Weber considère être fondamentalement exercée au nom de la religion. «La domestication religieuse des sujets fut conduite par la théorie brahmanique avec une exceptionnelle efficacité.»34 L'individu peut espérer accéder au stade supérieur et, surtout parvenir à ce que les phénomènes cessent, à la délivrance et donc au nirvana. Une autre dynamique s'est imposée en abandonnant ce monde régi par le système des castes en devenant un renonçant comme l'ont préconisé le jaïnisme, le bouddhisme. Dans ce dernier cas le salut est en rapport à la délivrance déterminée par l'accès à la connaissance de ce qui cause la souffrance, donc à la cessation de l'ignorance35, au nirvana36, à l'élimination de toute dépendance génératrice d'affectations.
Il n'est pas question de faire un exposé sur ces doctrines de libération37 qui ne sont pas les seules. Je désire simplement signaler d'une part la dynamique individualisante qu'elles préconisent même si la dimension communautaire se réaffirme avec les communautés monastiques surtout chez les bouddhistes, dynamique en rapport avec le déploiement du mouvement de la valeur. D'autre part l'importance déterminante du procès de connaissance dans l'actualisation et la justification de la répression, et dans la délivrance. Il faut que les masses soient exclues de la connaissance, maintenues dans la dépendance. Et cela opère aussi dans la dynamique de l’accès au salut; il y a toujours des médiateurs, comme les gourous entre le savoir ou la pratique, détenus par ces deniers par exemple, et les aspirants et aspirantes à se libérer.
On retrouve un phénomène similaire en Chine, pour en rester au domaine oriental, avec les mandarins lettrés et là aussi le phénomène de la valeur, peut-être plus ancien que dans l'aire grecque, joue une un rôle déterminant. En même temps l'importance de la connaissance phénomène non strictement lié à la naissance explique l'importance de l'acquis par rapport à l'inné.
Les doctrines du salut se sont surtout développées au sein des dominants tandis que celles du sauveur le furent au sein des dominés. Cela implique que les dominants eux-mêmes ne sont pas heureux, et c'est compréhensible parce que, comme les dominés, ils subissent la répression parentale. Pour devenir pleinement conscients de celle-ci il faut accéder au refoulé et à la situation où celui-ci s'est effectué. Or les indiens, dés une époque reculée ont, sous le nom de subconscient, fait une approche de l'inconscient, d'un ensemble de données inconscientes qui empêchent d'accéder à une pleine connaissance38. On peut penser que ce résidu inatteignable a conditionné un développement énorme de la connaissance afin d'y parvenir allant jusqu'à un développement hypertélique lié à une autonomisation et à un enfermement. Ceci s'est avéré en d'autres lieux et en d'autres temps et témoigne aussi d'un blocage dans une impasse. À l'heure actuelle ceci s'impose également particulièrement en ce qui concerne la science, la philosophie, les mathématiques.
On a constaté qu'il n'y a pas enrayement de la mise en dépendance et donc de la domination que M. Weber a longuement étudiée. C'est un concept générique qui souvent doit être remplacé par d'autres plus précis comme par exemple celui d'exploitation. Toutefois, à l'heure actuelle avec la disparition des classes, l'évanescence de l’État et l'intégration des vieilles formes de domination et même de hiérarchisation, il acquiert une bonne opérationnalité. Cependant on ne peut pas considérer que les dominants se trouvent tous à un pôle qui serait posé supérieur et les dominés à un autre inférieur, car la combinatoire fait alterner, combiner des bipôles. C'est le summum de l'englobement qui permet la coexistence, par exemple de égalité (maintien dans un plan horizontal avec immanence), et de inégalité (maintien dans un pôle vertical avec transcendance).
Le devenir de l'espèce est un devenir d'enfermement39. En compensation, elle doit se délivrer. La combinatoire - mise en mouvement de cet enfermement - peut suggérer l’illusion de la délivrance.
Janvier 2016
1. Cf. Le sens de l’histoire antique, t. 2, p. 302. Elles eurent surtout lieu dans les provinces orientales de l’Inde. P. Anderson dans son livre Lineages of the absolute state, Ed. Verso, p. 499, affirme de son côté qu’il y en eut de très importantes sous l’empire moghol.
2 Bruno et Bontempelli Le sens de l’histoire antique, t.2, p. 755.
3 O.c. p. 756
4 Idem, p. 757.
5. Louis Dumont Homo Hierarchicus, p. 207.
6 Le sens de l’histoire antique, t. 2, P. 762.
7 Histoire et conscience historique, t.1, p. 61.
8. Cité dans Le sens de l’histoire antique, t. 2. p. 765.
9 Idem
10. Cf. Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 340-341.
11. “Le mot vient de la racine sanscrite yaj- sacrifier” ( J. Baechler La solution indienne, p. 22). l’auteur décrit ensuite une série de prestations et contre-prestations et conclue: “ A la fin, le village compose une unité autarcique ou quasi autarcique, où chacun doit et a droit à quelque chose, mais où le flux des prestations et des contre-prestations est dissymétrique, au profit des jati dominantes. Le décalage est compensé par des services religieux, s‘il s’agit de Brahmanes, soit par des appuis que les patrons assurent aux clients, par exemple pour se marier”. p. 23.
Il nous semble important de signaler la dimension autarcique qui est une détermination importante de la communauté, sans qu’elle soit apte à soi seule à la définir. En outre le système de compensation prouve bien la dimension communautaire au sein du phénomène.
13. Idem, p. 9.
14. Idem, p. 132
15. Idem, p. 136.
16. Idem, p. 135.
17. Idem, p. 185.
18Idem, p. 185.
19 Nous avons beaucoup insisté sur ce phénomène car, à notre avis, cela présente un rapport important avec les événements de la révolution russe de 1917. Cf. Communauté et communisme en Russie, Invariance, série II, n° 4. Nous l’avons fait également en ce qui concerne la révolution française au cours de laquelle beaucoup de mouvements paysans s’opposèrent tant aux féodaux qu’aux bourgeois afin de réaffirmer une forme communautaire. On ne peut pas comprendre la rébellion de la Vendée (la chouannerie) sans tenir compte de ce phénomène. G. Babeuf l’avait bien compris.
En ce qui concerne la communauté de village, J. Baechler indique: “En Inde, le village n’est pas une communauté, c’est une addition ou une juxtaposition d’éléments centrés sur des réalités extérieures au village. Cette affirmation vaut pour le village composé de jati”. O.c. p. 171
P. Anderson rejette également l’idée de commnautés de village et ironise sur le fait que K. Marx aurait conçu celles-ci comme des communautés bucoliques inoffensives (Cf. Lineages of the absolute State, p. 489). Il nous semble qu’en fait P. Andrson n’a pas compris la position de celui-ci tant à ce sujet qu’à celui de la possibilité de greffer sur l’obchtchina les acquits techniques de l’Occident pour parvenir au communisme, position commune avec certains populistes.
20. Cette absence de territorialisation, cette espèce de vide en lequel s’instaure la communauté séparée de la nature, mais non autonomisée, crée le possible d’une réflexion qui pose le zéro. Elle est fournie également par le fait que les jati sont bien séparées, ce qui peut s’exprimer de la façon suivante l’intersection entre deux jatis est une ensemble vide.
21. O.c. p.141.
22. Idem, p. 132.
23. Idem, p.136.
24. Idem, p.136.
25. Idem, p. 158.
26 Idem, p.32.
27. Le mouvement entre l’équivalent général et les marchandises et la voie du milieu sont isomorphes.
28. Ce qui nous semble important dans cette représentation c’est le maintien artificiel de la continuité, en dépit des diverses discontinuités affectant le corpus communautaire, en sa totalité, affecté par le phénomène étatique soumis au mouvement de la valeur.
29. Histoire et conscience historique, t.1, p. 56.
30. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 324.
31 Cf. L. Dumont, Homo æqualis, deux volumes aux éditions Gallimard qu je n'ai pas lus) et Essais sur l’individualisme – une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Ed. Du Seuil. On retrouve dans ce dernier ouvrage l'"exemple" d'Adam et Ève.
32 « L'homme détermine son destin par ses seules actions personnelles, dans une succession infinie de vie et de morts toujours nouvelles: telle est la forme la plus conséquente de la doctrine du karman ». Max Weber Hindouisme et bouddhisme, Ed. Champs Flammarion, p, 229 Le karman apparaît comme la sanction de l'acte
33 Nous devons noter que samsara implique l'idée de voie
34 O.c. p. 241. M. Weber insiste particulièrement sur cette dynamique de la domestication réalisée par les brahmanes mais voulue par les autorités dominantes. «De toute évidence, la royauté patrimoniale s'intéressait justement au bouddhisme comme à un instrument de domestication des masses. » p. 397
35 On peut se demander si, à la racine, le maléfice fondamental de l'ignorance ne réside pas dans le fait d'être ignoré, non reconnu, donc dépendant et livré à l’interdépendance des êtres et des choses, support de toutes les affectations.. Cela nous renvoie à l'ontose du Bouddha et à la spéciose.
36 «Il n'y a que le Nirvana qui n'est pas conditionné, pas "construit",et, par conséquent, ne se laisse pas classer parmi les "agrégats".» Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Ed. Payot, t. 2, p. 97.
Il est identifié parfois à "l'anéantissement complet". M. Weber, o.c. p. 364. Dans d'autres théorisations il est considéré comme "état de félicité". «Le nirvana et les états de félicité analogues désignés par des termes différents... ». Idem, p. 308 On peut penser parfois à la lecture de certains textes que le procès de vie lui-même est assujetti à un dharma et, qu'en conséquence, on subit une volonté (comme selon Schopenhauer) de réalisation, un devoir qui nous piège (dépendance absolue).
Il a pu être traduit par rien, par vide; et ce vide correspondrait à l'absence de données psychiques dont l'individu se serait libéré; d'où la recherche de faire le vide. Et, là, on se rapproche de la conception taoïste.
Si on retrouve la continuité, la présence au monde peut apparaître comme le vécu d'un vide parce que nous ne ressentons plus les charges de la conscience et de l'inconscient qui nous encombrent.
37 Ce sera réalisé ailleurs afin, en particulier, de mettre en évidence comment le mouvement du capital se présente comme une dynamique de délivrance.
38 On envisagera ultérieurement le rapport étroit entre connaissance, thérapeutique et sotériologie en tant qu'expression fondamentale de la spéciose.