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GLOSES EN MARGE D’UNE RÉALITÉ

 

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Les Gloses en marge d'une réalité ont été rédigées en tenant compte, en particulier, de la mort potentielle du capital. Or de 1983, début de leur rédaction, à nos jours, la mort potentielle s'est muée en mort effective, même si la forme capitaliste perdure, particulièrement au travers de la détermination financière qui est le remacke-rejouement du phénomène qui s'imposa lors de la tendance à l'autonomisation de la valeur avec la monnaie universelle, tant sous l'empire romain que lors de la dissolution du mode de production féodal, approximativement du XIV° siècle au XVI°.

 

Il y a donc fin d'une réalité précise, déterminée par le devenir du capital. En conséquence plus de gloses possibles, à moins de clarifier quelle est l'autre réalité qui s'impose, en laissant de côté que, peut-être, ce à quoi nous avons affaire est une virtualité. Toutefois la fin des gloses dérive aussi d'autres considérations. Elles signalaient une approche pour pouvoir coexister avec le monde en place, sans être affecté, voire infesté, par lui. Mais cette dynamique était grosse d'une autonomisation en rapport avec l'édification d'un comportement de spectateur engendrant une relation aux autres, ceux de ce monde, où ceux-ci sont plus ou moins posés abstraitement (du fait de l'en dehors) et l'édification d'une instance jugeante, d'autant plus que ces gloses avaient une certaine vertu apotropaïque. Enfin en se focalisant sur le monde du capital, même posé extérieur, on pouvait glisser à la dépendance directe ou indirecte: l'analyse de son devenir pouvant inhiber la perception d'un autre émergeant en son sein. Enfin s'impose à moi l'idée que tout a été dit, que toute l'horreur du monde a été signifiée et dénoncée, et qu'il n'y a plus à gloser. Ce sera un fil conducteur dans l'exposé de ce final. En outre pour qu'il soit le plus explicite possible il convient de préciser en fonction de quoi il s'opère en même temps que nous signalerons  ce à quoi nous sommes parvenus.

 

Dans Gloses en marge d’une réalité VII je donnais les indications suivantes:

 

"Dans la présentation de la rubrique Gloses en marge d’une réalité I, rédigée en juillet 1983, j’écrivis ceci: “Afin de faciliter le déchiffrage de ces gloses j’indique en fonction de quoi, principalement et pour le moment, elles vont être rédigées :

 

– réalisation de la communauté capital à l’échelle mondiale et les différentes modalités de refus de la voie occidentale, donc de la dynamique du capital ;

 

– réalisation de la mort potentielle du capital, en Occident ;

 

– le deuxième ébranlement de notre siècle au cours des années 60 et ses conséquences au niveau de la représentation ;

 

– le règne de la représentation autonomisée.

 

Aujourd’hui, je dois ajouter que je tiens compte également du phénomène de la spéciose-ontose et de la dynamique de libération-émergence.

 

Á cela je dois adjoindre ce que j'ai exposé dans Gloses VIII: fin du capital et échec de la sortie de la nature et du recouvrement favorisant le dévoilement de la spéciose; réaffirmation de la menace. Ceci fut plus illustré dans Gloses en marge d’une réalité. IX, en tenant compte également de la question de la régression et de la dégénérescence de l'espèce.

 

Mais pour ce final d'autres données sont encore essentielles, qui entrent dans la constitution de la spéciose. Elles seront simplement affirmées; leur fondation démonstration se fera ultérieurement:

 

-  Sans le langage verbal Homo sapiens n'aurait pas pu subsister.

 

-  Confusion dans tous les concepts en rapport fondamentalement au fait que tous les phénomènes onto-spéciosiques se greffent sur des phénomènes naturels; dérivent de détournements. Un exemple des plus pertinents concerne ce que vise le concept de libération.

 

Le procès de connaissance a fondé Homo sapiens. Sa dissolution en cours signale le possible de l'affirmation d'une autre espèce. Cette dynamique est contemporaine de la mise en place de l'extinction éventuelle de la première, rejouement du risque encouru il y a des milliers d'années. La contemporanéité des deux introduit une confusion. Tout le procès de connaissance tend à nier la réalité et à imposer que  le réel est inaccessible. L'incapacité à comprendre le devenir de la nature induit à toujours vouloir créer autre chose; d'où le culte de l'innovation, et l'exaltation mystificatrice de l'imagination.

 

C’est l'enfermement dans une combinatoire où tout se diversifie et se répète indéfiniment; à travers l'échange généralisé, indiscriminé, visant à effacer les limites, à rendre tout tolérable, voire interchangeable, mais aussi afin d'être  complet, de ne pas être en faute, en manque, de ne pas être déficient. La combinatoire réalise pleinement l'interdépendance dans l'évanescence de toute diversité. Or l'interdépendance est l'expression mystifiée de la continuité.

 

La combinatoire est la répression à laquelle on tend à se prêter, à s'y adonner, espèce de règle du jeu, analogon du mécanisme infernal.

 

L'enfermement implique la réification, et les choses enferment l'homme dans leur réalité.

 

Le capital, au moment où il commence à s'imposer au sein de l'ensemble social lors de la révolution industrielle, se réalise avec une visée sotériologique. Les capitalistes, ses opérateurs initiaux, affirment  une perspective de salut, une dynamique de salut qui va se vérifier à travers la manifestation et l'exaltation de la production. Il disparaît  en même temps que se vérifie l'évanescence de celle-ci, grâce à l’information et à la communication, car elle n'est plus l'instance déterminante.

 

La dynamique de sauver (sotériologie, rédemption), complémentaire de la persistance de la menace, donne au phénomène capital une dimension thérapeutique. Celle-ci s'affirme dans la répression qui s'impose comme une drogue engendrant addiction et dépendance

 

L'argent apparaît comme une catégorie anhistorique, étant présent au sein du mouvement de la valeur, comme dans celui du capital. Dans ce cas il eut pour fonction supplémentaire de représenter la production, surtout son incrément.

 

La nocivité de l'idéologie du progrès dérive de sa relation fondamentale à l'insatisfaction continuelle, à la haine de soi, à la projection dans un futur déterminant tout (coaching, existentialisme). Elle a partie liée à la recherche du mouvement pour le mouvement (abolition de la durée) avec la superfluité, l'obsolescence, l'homme bionique, et donc à la disparition de l'espèce. Dans la mesure où le comble du progrès serait de permettre à nouveau la spontanéité des phénomènes, et donc l'imprévu, cela conduirait à mettre en évidence que l'espèce est devenue inutile, superflue en sa totalité, rejouement du risque d'extinction.

 

Le danger du phénomène capital ce n'est pas son matérialisme, mais ce qui est caché, son esprit, sa dynamique du salut. En particulier en ce qui concerne le capital sous sa forme argent: qu'est-ce qui fascine encore dans l'acte d'acheter, de vendre, reliquats du mouvement de la valeur ?

 

Ce qui apparaît déterminant à l'heure actuelle c'est la confiance, ersatz de la continuité, et, s'il y a production, c'est une production de confiance, car c'est ce qui est en définitive essentiel pour la réalisation du procès total. L'argent est le représentant de celle-ci. Il serait possible  s'il y avait accord entre les hommes et les femmes, et donc confiance entre eux et dans le monde qu'ils ont engendré, d'accorder à tout un chacun un quantum d'argent afin qu'il accomplisse son procès de vie, c'est-à-dire de consommer dans la société communauté. C'est pourquoi je dis bien  que toute personne recevrait un quantum d'argent mais pas un quantum de capital car, dans ce dernier cas, cela impliquerait la nécessité de trouver d'autres consommateurs pour réaliser l'incrément; la surconsommation ayant ses limites.

 

Confiance: assurer et rassurer. Sur quoi? Où est ce quoi sur lequel cela se fonde? Pourtant cela marche à cause d'un aveuglement généralisé. La confiance phénomène qui s'est imposé, formé, développé au cours de siècles. Confiance en quoi? Confiance en tant que dépossession de soi, confiance pouvoir, continuité, mais, aussi répression. Confiance en la répression en tant que mécanisme régulateur. La confiance a besoin d'entités, de divinités pour être fondée.

 

Une telle réalisation fondée sur la confiance ne correspondrait en rien à la gratuité qu'hommes et femmes déterminés par des millénaires d'assujettissement ne peuvent pas accepter. Payer permet de vérifier la confiance dans le système et la confiance en soi et d'échapper en même temps à la dépendance, grâce à cet acte réactualisant quelque chose d'antédiluvien. Payer c'est se valoriser. En outre le refus de la gratuité est inévitable car si celle-ci s'imposait ce serait comme si on vivait pour rien ; il n'y aurait pas d'évaluation et donc pas de reconnaissance. Payer c'est se valoriser, c'est affirmer un pouvoir immédiat; c'est exister.

 

La gratuité pourrait remettre en cause la dualité sphère de la nécessité (déterminisme et dépendance) et sphère de la liberté (imprévu, spontanéité), qui structure la spéciose, et indique la séparation en soi-même ou à partir de quoi on est soi-même, et ceci d’autant plus qu’on doit  créer en définitive ce que l’on est. La vente de la force de travail relève de la sphère de la nécessité, les divers actes d'achat relèvent de celle de la liberté, moments où l'individu s'affirme, le poussant à la consommation indéfinie. Le posé du procès de vie dans le cadre de ces deux sphères est une expression de l'enfermement de l'espèce et de la tyrannie de la répression[1].

 

Le procès total de production et de reproduction du capital concerne l'ensemble des hommes et des femmes intervenant (travaillant, opérant) dans les divers secteurs de la production proprement dite, de la circulation, de la sécurisation avec les assurances et de la mise en confiance de ceux-ci et celles-ci afin qu'ils, qu'elles, aient foi dans le système et l'acceptent en définitive comme une donnée  de fait, impossible à remettre en cause. De ce fait le rapport fondamental du capital, le salariat est devenu essentiellement un système de contrôle de l'activité des hommes et des femmes, ainsi qu'un système de hiérarchisation, un esclavage généralisé. Toute activité est devenue un travail et tout doit être rémunéré, mesuré, en fonction de l'importance de l'individu dans le procès total. Le management, mode de gérer, remplace la politique même si celle-ci conserve formellement des prérogatives. Enfin le contenu du travail s'impose beaucoup plus comme médiation pour pouvoir consommer que pour produire.

 

Nous sommes en plein dans la catastrophe (réalisation d'une menace). On doit constamment se protéger contre quelque chose, conjurer la mort. D'autre part les amples variations climatiques, dont le réchauffement, l'énorme population, la destruction de l'agriculture, de la forêt, sont à la fois les conséquences de cette catastrophe et des facteurs de son aggravation.

 

Ainsi s'impose une forme de matérialisation du mécanisme infernal qui sur le plan politique est reconnu sous la forme du complot.

 

Aménagement, restructuration du territoire (comparable avec ce qui se passa à Athènes avec Clisthènes) avec les divers plans locaux d’urbanisme (même à la campagne), et contrôle intense de la population, visent à éviter d'être surpris, pris au dépourvu. Les gens opérant avec des concepts imposés[2], même s'ils s'opposent, le font avec ce qu'on leur a injecté. C’est le piège. Tradition et patrimoine sont intégrés pour assurer le progrès indéfini. C’est la convergence avec le devenir du salariat dans la mise sous contrôle de tout le monde, le salaire devenant moins le paiement d'un travail donné que celui d'une présence donnée à une activité imposée par la société.

 

À nouveau je le redis: tous les phénomènes de la spéciose sont greffés sur les phénomènes naturels. Cette continuité  hors nature opère en tant que support  des confusions toujours renouvelées, se succédant en une cascade de rejouements.

 

 

*      *      *

 

 

Nous avons essayé de montrer que la publicité opéra comme conjuration à la mort potentielle. A l'heure actuelle ce n'est plus suffisant et ce qui s'impose c'est le Storytelling ou art de raconter des histoires. Avant d'aborder en quoi cela consiste et comment cela recouvre la mort du capital, une anecdote.

 

Cela se passait il y a quelques années. Un ami juif, Saïa, chaque fois que je lui posais une question d'une certaine importance, me répondait: écoute Jacques, je vais te raconter une histoire. J'étais surpris et, avec une certaine impatience, j'écoutais cette histoire. Au bout d'un certain nombre de fois que le fait se répéta, je commençais à m'habituer à ce qui me paraissait comme un rite, mais un rite nécessaire pour introduire une réponse substantielle.

 

Je pensais que ce mode de procéder en rapport à un questionnement était le propre de mon ami. Or, ultérieurement, je me suis rendu compte que c'était en fait très fréquent chez les juifs. J'en fus totalement convaincu lors de l'écoute d'une émission sur France-Culture où un juif interrogé répondit: je vais vous raconter une histoire. Alors, là, s'est imposé à moi que les juifs veulent peut-être constamment réordonner l'histoire qui, sur des siècles, leur fut défavorable, jusqu'à ce qu'ils parviennent à construire leur État, à briser la dépendance, à sortir de la déréliction. Tout au moins, c'est ce qu'ils purent penser, car ils se rendent compte que rien n'est en fait résolu et que le rejouement s'impose, pour les orthodoxes par exemple, rejetant l'État comme ils le firent à l'époque du roi Saül et du prophète Samuel, mais aussi pour les juifs plus moins laïcisés qui doivent s'affronter aux palestiniens qu'ils ont dépossédés, expropriés et parqués dans des camps-bantoustans. Ils rejouent ce qu'ils ont vécu: ils le reproduisent sur d'autres populations (en l'occurrence les palestiniens) pour mystifier la sortie de leur déréliction.

 

L'histoire que raconta ce juif est remarquable et concerne en fait tous les hommes et toutes les femmes. Dans une ville, un prophète enjoint à ses habitants de revenir à Yahvé, le dieu d'Israël; d'abandonner toutes sortes de pratiques plus ou moins avilissantes, sinon ils connaîtront la même fin que leurs prédécesseurs de Sodome et Gomorrhe. Ceci se répéta plusieurs années. Un jour un enfant s'approcha de lui, lui toucha l’épaule et le sermonna en quelque sorte: tu ne vois pas que personne ne t'écoute et que tes discours, tes sermons, ne servent à rien. Le prophète répondit. Je le sais bien mais si, au début, je prophétisais afin que les gens se repentent et reviennent à Yahvé, maintenant je continue à témoigner de l'antique message afin de ne pas faire comme eux.

 

Autrement dit, cela ne sert à rien de déceler l'horreur et de prédire la catastrophe; on est piégé par ce qu'on dénonce et qu'on voudrait voir éliminé; ce contre quoi on s'élève, inhibe. Ce qui s'impose c'est, non seulement d'abandonner ce monde, mais d'initier une autre dynamique de vie, sinon on rejoue constamment la dépendance, et l'on pérennise la spéciose, car on reste dans l'invective, la diatribe (avec souvent l'idée que cela peut « éveiller »).

 

En revenant à l'histoire en tant que suite d'événements, les juifs depuis quelques années veulent lui donner un fondement qui soit origine et, ce, en réaction à la dépossession qu'ils subirent il y a deux mille ans, une dépossession les mettant hors histoire, rejouement d'une exclusion renforçant simultanément leur élection, phénomène isomorphe à celui de l'équivalent général qui n'est posé en tant que tel que par une exclusion de l'ensemble des marchandises de l'une d'entre elles et son élection au stade de représentant général, d'équivalent universel. Tout doit se référer au moment où se réalisa la Shoah.

 

Sur ce plan du fondement, les étasuniens veulent instaurer l'événement de la destruction  des tours jumelles du 11 septembre 2001 comme étant constitutif et originel de l'histoire nouvelle (rejouement de ce qui est advenu), celle de la lutte du bien représenté par les USA et leurs alliés (leurs dépendants), contre le mal, le terrorisme effectué principalement par les extrémistes islamistes. Tout ce qui eut lieu antérieurement devra se percevoir en fonction de cet événement.

 

Là nous rencontrons l’essentialité du récit que souligna déjà fortement Fénelon dans  Dialogue des morts en affirmant qu'Achille a pu réaliser des exploits remarquables, mais aucune postérité ne l’aurait su si Homère ne les avait pas racontés[3]. Au fond à quoi cela sert d’accomplir de hauts faits si personne n’est là pour les reconnaître, les dire, les transmettre. C’est ce qui s’est imposé depuis longtemps. Maintenant on peut constater qu’il est pour ainsi dire inutile de faire quoi que ce soit, l’essentiel c’est de raconter une histoire. Il suffit d’un récit et tout est consommé. Or les grands récits, les grandes histoires concernent souvent ce qui fut perdu, et les grandes littératures proviennent moins des vainqueurs que des vaincus exaltant en quelque sorte ce qu’ils n’ont pas pu réaliser. D’autre part le contenu de l’histoire est celui du dire des hommes et des femmes qui ne veulent pas vivre la catastrophe, mais qui sont fasciné-e-s par elle. En effet, ils, elles doivent la vivre comme un défi, avec la dynamique de se remettre en cause, et d'affronter l'épreuve fondamentale comme la prise de Troie, ou comme une initiation finale.

 

En somme ce qui est vécu relève du contingent, mais ce qui est dit à son sujet, surtout s’il est fixé par écrit, relève de la nécessité, expression remarquable de l’insatisfaction profonde de l’espèce et de son incapacité à vivre l’immédiat et le concret, génératrice de compensation, de recouvrement avec le virtuel dont le développement est tel qu’il fonde l’obsolescence de l’espèce, sa superfluité, immense rejouement. Autrement dit, le réel est évanescent et le fantasme envahissant. Ainsi le mouvement, dont Mai-68 fut l'apex et l'exaltation, se réduit à un support de la nostalgie, mais aussi à celui du regret, de la haine de soi (parce qu’on s’est illusionné), et de la dénonciation en produisant un discours afin de ne pas être impliqué. Souvent le récit de Mai-68 vise à engendrer la nostalgie de quelque chose qu’on aurait perdu. En cela il possède une dimension chrétienne, puisque le christianisme s’annonce comme le récit d’une soi-disant perte. Dans les deux cas, il en découle qu’il faut retrouver un quelque chose qui n’a jamais existé: dynamique de la mystification.

 

Je me suis demandé dans quelle mesure je ne participais pas moi aussi, en écrivant les Gloses, à la dynamique apotropaïque de lamentation, dénonciation, distanciation. Pour ne pas être plus ou moins partie prenante, je mets un point final à leur rédaction.

 

 

 

*      *      *

 

 

 

Avant d'aborder le Storytelling il convient de faire un retour en arrière en étudiant dans quelles conditions la communication est devenue le thème dominant. Pour cela nous ferons appel au livre de Philippe Breton: L'utopie de la communication- Le mythe du village planétaire[4], qui nous servira également à préciser ce qui fut affirmé dans les premières Gloses.

 

Ce qui nous importe et nous interpelle immédiatement c'est la dynamique de libération et de rejouement que nous voyons exposée en ce livre avec l'explication de comment s'est effectuée la mise en place de la cybernétique et la mise au point du concept de communication. Au départ, il y a la volonté d'échapper à une menace. Celle-ci est en rapport avec la guerre de 39-45 et avec les tensions qui lui succédèrent. "Le premier moment se déroule entre 1942 et 1947-48" (p.17), quand se met en place la "barbarie", comme le théorisèrent, à la même époque, le groupe Socialisme ou Barbarie, ainsi que divers théoriciens dont H. Arendt.

 

"Sur le plan historique, 1942 est le vrai tournant de la guerre de "Trente Ans"[5]. Cette année est le point de résolution de toutes les tensions qui s'accumulent depuis le début du siècle, le moment précis où la barbarie organisée va faire retour en plein cœur de la modernité". (p.67) L'auteur précise:

 

"(…) l'usage de la part des alliés de la force aérienne directement contre les populations civiles¸(…) Cette stratégie conduira en convergence avec l'utilisation massive de la science, aux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, qui n'auraient pas eu lieu s'ils ne s'étaient pas insérés dans une politique d'ensemble". (p.68 et compléments p. 84)

 

La barbarie s'affirme à travers la théorie de la justification de l'élimination d'hommes et de femmes, ce que H. Arendt a également mis en évidence en le dénonçant dans son livre sur le totalitarisme.

 

"Tout un réseau de justifications concrètes va alors se mettre en place pour légitimer dans certains milieux, l'idée que certains membres de la société ne sont pas des hommes et que leur appartenance d'humanité est même, d'une certaine façon, une menace".70

 

Revenons à la mise au point du concept communication. "Le deuxième moment, à partir de 1947-48, va être caractérisé par une volonté explicite, notamment celle du mathématicien Norbert Wiener, l'un des fondateurs du réseau initial, d'étendre la portée  de cette notion de communication au domaine de l'analyse puis de l'action politique et sociale." (p.18) La communication devient une notion unifiante, "source et clef de l'existence de tous les phénomènes naturels et artificiels". (pp. 34-35)

 

« La troisième étape est celle où "l'idée de communication" va prendre "une nouvelle extension, jusqu'à se constituer progressivement comme valeur utopique. Cette troisième étape décisive dans l'historie de la communication moderne va se faire en rapport direct avec l'évolution de la société occidentale d'après-guerre, fortement marquée par le conflit mondial qui vient d'avoir eu lieu". (p.18) Toutefois cela reste limité dans le monde des chercheurs.

 

Ces données permettent de mieux relever le rapport avec la menace, repérée en tant que barbarie ambiante. Ph. Breton fait remarquer: "Je découvrais alors que le thème de la "société de communication" était né là, précisément, en opposition, en réaction à la barbarie moderne et à la crise profonde qu'elle a engendrée." Ceci à la page 9 et, à la page suivante, il ajoute: "L'analyse qui suit tente de montrer comment la communication s'est installée comme "valeur post-traumatique", alternative supposée à la barbarie, au racisme et à la société de l'exclusion." Ce qu'il réaffirme: "Wiener va y développer longuement les raisons pour lesquelles, selon lui, la communication doit devenir une valeur centrale, et notamment, la crainte du chaos social." (p. 31)

 

Voyons quelques fondements scientifiques, quelques supports de la menace:" Il (N. Wiener) est en effet persuadé que l'univers est bien un système clos, qui est en route vers son nivellement absolu, et que nous vivons dans un monde inéluctablement voué à la destruction. Ce point est, pour lui scientifiquement acquis. "Nous sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort"". (p.32)"pour lui l'entropie est une Imperfection originelle mais elle n'est pas un phénomène trompeur". (p.33) On voit ressurgir, placée dans le cosmos, l'affirmation d'un péché originel, en même temps qu'est reproposée  la dynamique du refus et de la lutte toujours continuée.

 

"Ce qui est d'ailleurs normal car la communication n'est au fond rien d'autre que la lutte contre l'entropie. La communication en elle-même ne produit pas d'information[6], elle ne fait que lutter contre ce qui empêche l'information de circuler". (p.9)

 

"Le rôle de la communication est donc de s'attaquer à la fois au désordre généré par l'homme et au Mal que la Nature porte en elle." (p.33)[7] Ce désordre serait en définitive une anthropomorphisation du Mal que la nature porte en elle. Dés lors s'impose le possible d'expliquer l'irrationnel en l'homme, la femme; le fait qu'il, qu'elle, recèlerait une tare, un dysfonctionnement irréductible[8]. Ce n'est pas la première fois qu'il y a une tentative de justifier "le mal en l'homme" par un "mal au sein du cosmos, variante de la théorie gnostique de la création effectuée par un dieu mauvais (ou un démiurge).

 

Comment N. Wiener est-il parvenu à fonder sa théorisation de la communication?

 

" L'élément commun est pour Wiener l'existence de "relations" – au sens mathématique – entre des éléments séparés par leurs apparences." (p.22). (1° moment avant le combinisme[9] qui permettra ensuite le développement du rejouement.) Or dit-il ce qui compte beaucoup plus, ce sont les relations qu'entretiennent les phénomènes entre eux, plutôt que ce qu'ils "contiendraient". Wiener propose donc de développer ce qu'il nomme  la "méthode comportementale d'étude", valable pour l'ensemble des phénomènes naturels, humains, sociaux." (p.25)

 

"On voit ainsi se développer  une proposition épistémologiquement très forte, qui pourrait s'énoncer ainsi: le réel peut tout entier s'interpréter en termes d'information et de communication. (p.25) Et Ph. Breton précise:

 

"Il faut mesurer clairement la portée de la rupture paradigmatique que propose ici Wiener. Elle est en fait double. La nouveauté n'est pas tant que soient mise en scène l'information et le mouvement de son échange comme nouvel objet de science – ce que l'on croit généralement –mais bien que ce mouvement d'échange d'information soit présenté comme constitutif intégralement des phénomènes, aussi bien naturels qu'artificiels. Là est l'origine du "tout communication… » (p.26).

 

En effet l'objet essentiel de toute connaissance à l'heure actuelle est l'information; ce qui amène Hervé Poirier dans un article Il n'y a pas de paradoxes quantiques à faire remarquer: "il suffit juste de partir du principe que cette théorie (théorie quantique, n.d.r) ne décrit pas la matière de notre monde… mais des informations dont on dispose pour la décrire"[10].

 

« L’idée n’est pas si nouvelle. En affirmant que « le but de la physique n’et pas de découvrir ce qu’est la Nature, mais ce qu’on peut dire sur elle », Niels Bohr, l’inspirateur de la théorie quantique dans les années 20, ne soulignait-il pas le rôle central de l’information ? »[11]

 

Toutefois, en définitive, une information ne révèle sa puissance que si elle est communiquée. D’où l’importance de l’apport des fondateurs de la cybernétique. «  Il n’est dans son esprit, de bon message qu’un message facilement communicable. » (p.152)

 

De là s’imposent les conséquences sur l'approche anthropologique: comment appréhender l'homme, la femme qu’il faut étudier pour mettre en place « l’utopie » ? Comment opérer en fonction de leurs insuffisances et de leur tendance à la barbarie, l'entropie de l'espèce?

 

"Il s'en tient (N. Wiener en 1942 n.d.r) d'une part à l'idée de comportement, d'autre part à la notion d'information:" le comportement des êtres consiste à "échanger de l'information". (p.26). On en reste à l'échange (comme celui des marchandises) et l’on comprend que N. Wiener ait pu s’interroger à propos des conséquences des ses découvertes sur l’approche anthropologique puisqu’il s’agit de fonder un autre comportement afin d’éviter la barbarie. La communication va opérer pour escamoter le vécu immédiat, concret, support pour la dynamique de symbolisation, de spiritualisation, du recouvrement intégral.

 

L’élimination de l’émotion,  de l’affectif pour se focaliser sur le comportement, sur les relations, et donc la communication, relève  de la très forte tendance à la purification scientifique qu’on a connue au XX° siècle: behaviorisme, école de Vienne, etc., en parfaite continuité avec la volonté constante s’affirmant dés le début du développement de la science d’éliminer toute charge subjective sur les phénomènes étudiés et d’atteindre ainsi l’objectivité ; la volonté d’éliminer tout ce qui peut affecter ce qui est posé en tant qu’objet. Le point d’arrivée est la négation de toute intériorité.

 

"Son attaque contre la "méthode fonctionnelle" classique vise, on le voit bien à la lecture des métaphores qu'il utilise, toutes les conceptions qui postulent une quelconque "intériorité" des phénomènes" (p 26).

 

« L'"Homo communicans est un être sans intériorité et sans corps[12], qui vit dans une société sans secret un être tout entier tourné vers le social, qui n'existe qu'à travers l'information et l'échange, dans une société rendue transparente grâce aux nouvelles "machines à communiquer". » (p.50) Il est sans intérieur, « réduit à son image », de même que la nature est réduite à un paysage.  L’absence d’intérieur se traduit par la levée d’inertie et la communication peut-être fluide : un échange de mots, d’images. En même temps cet Homo ne peut se retrouver que dans des images.

 

"D'une certaine façon, avec la communication, il n'y a plus d'"êtres humains", mais plutôt des "êtres sociaux", entièrement définis par leurs capacités à communiquer socialement." (p.51) L’absence d’intériorité aspire, par compensation, le déploiement du spectacle, le déchaînement de l’artificialité. Le déploiement d’une certaine violence s’impose pour inhiber de façon constante cette intériorité, ce qui se conjugue avec le refoulement qu’opère inconsciemment l’individu constamment réprimé.

 

L’intériorité a toujours été éprouvée comme un obstacle, particulièrement en ce qui concerne la connaissance. K. Marx affirma que l’on ne pouvait pas tenir compte de la conscience des hommes et des femmes et qu’il fallait percer les mécanismes réels. Ce qui renferme sa part d’exactitude dans la mesure où ceux-ci, celles-ci, sont soumis-e-s à un mécanisme infernal dont ils sont inconscient-e-s. Mais ne pas tenir compte, simultanément, de ce qu’ils, qu’elles vivent concrètement et de ce qu’ils, elles, en pensent, c’est les nier et c’est opérer encore dans la dynamique répressive qui est fondée sur l’idée de l’incapacité de l’enfant.

 

Hommes et femmes devenus sans intérieur ne peuvent pas par eux-mêmes produire des données à communiquer; ils, elles, doivent constamment être traversé-e-s par le flux d’informations qui constitue la communication, dont ils ne sont que des supports temporaires. D’où l’exaltation du mouvement pour le mouvement. «La nouvelle utopie fournit en effet une métaphore alternative à l’homme “dirigé de l’intérieur” : l’“homme nouveau”, l’homme moderne est d’abord  un “un être communiquant”. Son intérieur est tout entier à l’extérieur. Les messages qu’il reçoit ne lui viennent pas d’une intériorité mythique mais plutôt de son“environnement”. Il n’agit pas, il réagit  et il ne réagit pas à une action, il “réagit à une réaction” (c’est ainsi que Gregory Bateson définit le lien social).» (p. 55)

 

« La "vie" n'est plus dans la biologie, mais dans la "communication".» (p.52) Et donc dans ce qui se construit, dans l’artificialité, contenu de l’utopie visée, s’affirmant comme un sortir de la nature pour atteindre un nulle part virtualisé. De façon connexe se met en place une suite de discours recouvrant le vide de l’absence de vie, perçue plus ou moins abstraitement, de celle des êtres vivants, expressions de sa concrétude et que les individus ne connaissent plus. Cette suite occulte l’angoisse de la solitude et réactualise l’escamotage de la souffrance initiale, de sa source et de son lieu.

 

"L'avenir terrestre ne sera pas prolongé si l'être humain ne s'élève pas au niveau intégral de ses pouvoirs innés. Pour nous, être moins qu'un homme, c'est être moins que vivant. Ceux qui ne sont pas pleinement vivants ne vivent pas longtemps, même dans leur monde d'ombres. J'ai indiqué (…) que, pour l'homme, être vivant équivalait à participer à un large système mondial de communication." N. Wiener (p 53)

 

Ici se manifeste comme une nostalgie[13] de ce qui fut au travers de la référence à des pouvoirs innés, comme à ce qui fut et qu’on est incapable d’actualiser, induisant pour les atteindre l’utopie scientifique. Mais cette nostalgie n’est pas seulement d’ordre fantasmatique, elle désigne effectivement quelque chose qui a été perdu, comme a été perdue la participation dont il est question à la suite.

 

L’absence d’intériorité est connexe à l’évanescence du support, l’information est rendue autonome et s’impose de plus en plus sous cette détermination. C’est l’accession à l’utopie de la pureté comme avec l’enregistrement des morceaux de musique. Seul le son de celle-ci est recherché, tout le reste est parasite, de telle sorte que l’individu est placé dans la situation où il ne peut plus être apte à percevoir un phénomène singulier en même temps que la totalité dont il fait partie. Une telle dynamique, dans la nature, impliquerait que pour jouir du chant d’un rossignol il faudrait tuer tous les êtres vivants émettant des sons. Cette exigence de pureté signale l’impossibilité pour les êtres humains de s’atteindre et l’espoir d’éliminer tout ce qui leur nuit. Or, pour qui a quitté la nature tout ce qui vient d’elle est support d’une inimitié. En outre, on peut constater que, de façon toujours plus accentuée, la musique est produite et consommée comme une drogue.[14]

 

L’individu tend à ne plus percevoir que lui-même au sein de ce qui l’entoure. Il devra recourir à des techniques pour lui révéler l’existence des arbres, du monde, dans la mesure où il en aura encore un souvenir. L’individu pur, c’est l’autiste. «Le développement d’un néo-individualisme, celui d’un homme seul qui vit dans une société fortement communiquante mais faiblement rencontrante, n’est-il pas à mettre en  rapport et avec la résurgence de la xénophobie? [15]»

 

De là l'importance de la cybernétique qui, selon N. Wiener est "la science du contrôle et des communications". (p.19). Au sujet du contrôle Ph. Breton écrit: « La langue d’Outre-Atlantique  rend au mot une tonalité plus neutre, plus liée à un emploi technique. (…) Là où le français met du "pouvoir" dans la notion de contrôle, l’américain y voit d’abord de la "régulation" et de la "commande" (contrôle est souvent traduit par le français "commande", dans un sens technique). (p. 20) Ceci est cohérant avec la perspective de N. Wiener voulant éviter  les données de la barbarie s’originant  en grande partie dans la dynamique du pouvoir. Mais cela retentit en moi comme une neutralisation de celui-ci en le transférant finalement dans une machine ; s’affirme également de façon sous-jacente la nécessité d’éviter tout débordement et de rester dans les limites de la communication. D’où d’ailleurs l’importance signalée par l’auteur du pouvoir en tant qu’autorégulation, en tant que possibilité de se contrôler soi-même auquel déjà Platon se référait et, à partir de là, à la maîtrise. Or, celle-ci est en rapport direct avec la répression.

 

La portée sociale des nouvelles théories en référence à la barbarie ambiante conduit donc  à mettre en évidence l’importance du contrôle grâce à une science spéciale: "En effet, c'est là une grande originalité, pour la première fois peut-être dans l'histoire du savoir moderne, une science prétend contenir tout à la fois sa théorie et sa pratique, les conditions et les conséquences de son emploi et, pour finir, son éthique." (p.20) Cela nous fait penser irrésistiblement à la déclaration d’A. Bordiga: une seule pratique humaine est immédiatement théorie : la révolution qui signale le désir profond d’abolir toute séparation entre théorie et pratique et d’aller au-delà de ce qu’il exposa au sujet du renversement de la praxis qui impliquait , au moins momentanément, une prééminence de la conscience. Or, ce que visèrent les scientifiques qui mirent au point la cybernétique, ou ce que proclama A. Bordiga, était réalisé jadis au travers de l’animisme, par exemple, à la fois mode d’explication de tout ce qui vit, est, et mode de conduite de l’homme, de la femme, dans la nature.

 

En anticipant sur la suite de notre étude à venir sur la spéciose, on peut dire que tant par l’intermédiaire de la mise en point de la théorie de la communication que par celle de l’intelligence artificielle (des machines), les scientifiques, particulièrement N. Wiener, A. Turing, disaient l’impossibilité où ils furent d’être en continuité avec leurs parents. En cela ils révélaient une infirmité de l’espèce acquise au cours de millénaires, et qui s’exprime de façon complémentaire avec l’autisme. Avec Une logique de la communication (paru en 1967 aux USA et traduit en français en 1972) Paul Watslawick (dir)  développe une théorie de la communication et une thérapie. Autrement dit une théorie qui est en même temps une sorte de pratique. En particulier il expose ce qu’il nomme la métacommunication ou communication sur la communication dont l’exemple typique est le double-bind. "Fais ce que je te dis″ ou "sois naturel″ en sont des illustrations. C’est le contenu typique du discours de la répression.

 

Pour en revenir à la cybernétique et au projet de N. Wiener nous sommes conduits à constater la centralité des savants: "La communication, dit Wiener, est le ciment de la société et ceux dont le travail consiste à maintenir libres les voies de communication sont ceux-là mêmes dont dépend surtout la perpétuité ou la chute de notre civilisation". p.37

 

Cette importance des savants et leur désir d’intervention hors de leur sphère s’imposèrent au début du XX° siècle. «Les premières années du siècle voient la mise en place d’une tentative de certains représentants de la communauté scientifique de prendre littéralement le pouvoir au niveau mondial, ou du moins de dissoudre toutes les formes de pouvoir associées à l’État-nation, considéré comme le facteur principal dans la genèse des conflits et des guerres.» (p. 39) Et Ph. Breton précise: « Il s'agit en fait de "contourner le secteur politique" et de saper l'État sans s'attaquer fondamentalement aux structures politiques." (p. 40) Ce mouvement  régresse avec la première guerre mondiale et plus encore avec la seconde où l'engagement des savants fut très puissant. Donc c'est en rapport aux conséquences de ce conflit et des tensions qui lui succédèrent que l'utopie scientifique  va naître.

 

Au cours de ce mouvement, de façon plus précise, ouverte, la science vient à être posée comme tutrice de l’humanité. Non seulement elle opère pour son bien-être général, mais elle va la délivrer de son irrationalité.  « Le scientifique a dés lors une mission fondamentale. Non pas «prendre le pouvoir », mais bien plutôt construire des machines qui dépossèderont rapidement l’homme de cette tâche dont il s’acquitte fort mal, (…) Il s’agit là aussi, d’une stratégie de « contournement du pouvoir », qui finira bien par « tomber des mains » des hommes le jour où les machines auront pris réellement et concrètement la direction des affaires humaines. Dans ce sens, la pensée de Wiener est une sorte d’anarchisme rationnel car il prône  une société sans État où les régulations sociales s’opèrent de façon rationnelle. » (p. 36) Cette confluence avec la dynamique anarchiste, Ph. Breton la souligne maintes fois dans son livre.

 

Mais «cette problématique du transfert de la décision et de la responsabilité aux machines (qui vont être aptes à penser, n.d.r) se développe avant l’invention de l’ordinateur». (p. 107) Á ce  propos Ph. Breton cite l’article de Dominique Dubarle Vers la machine à gouverner paru dans Le Monde du 28 décembre 1948 dont il reporte (p.108) ce passage: «Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait à suppléer – pour le bien ou pour le mal, qui sait ? – l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique.» D. Dubarle se fait l’avocat de la rationalité (contenu de l’utopie). «Une des perspectives les plus fascinantes  ainsi ouverte est celle de la conduite rationnelle des processus humains, de ceux, en particulier qui intéressent les collectivités et semblent présenter quelque régularité statistique, tels les phénomènes économiques ou les évolutions de l’opinion.  (…) Toutefois les réalités humaines sont des réalités  qui ne souffrent point la détermination ponctuelle et certaine, comme c’est le cas pour les données chiffrées du calcul, mais seulement la détermination de valeurs probables.» Dés lors s’impose le recours à la théorie des jeux, et D. Dubarle affirme: «La machine à gouverner définirait alors l’État comme le meneur le plus avisé sur chaque plan particulier, et comme l’unique coordinateur suprême de toutes les données partielles. Privilèges énormes qui, s’ils étaient scientifiquement acquis, permettraient à l’État d’acculer en toutes circonstances tout joueur au "jeu de l’homme" autre que lui à ce dilemme : ou bien la ruine quasi immédiate, ou bien la coopération suivant le plan. Et cela rien qu’en jouant le jeu, sans violence étrangère. Les amateurs de "meilleur des mondes" ont bien de quoi rêver… »

 

D. Dubarle fait allusion au Meilleur des mondes d’A. Huxley, ne se doutant peut-être pas qu’un an après la parution de son article paraîtrait un livre de la même veine que le précédent: 1984. Le rapprochement est d’autant plus signifiant que son auteur, G.Orwell, avait envisagé pour titre: 1948.

 

«Nous risquons aujourd’hui une énorme cité mondiale où l’injustice primitive délibérée et consciente d’elle-même serait la seule condition possible d’un bonheur statistique des masses, mais se rendant pire que l’enfer à toute âme lucide.»

 

Retournons à L’utopie de la communication. «Cette société est sans ennemi humain mais cela ne signifie pas qu’elle ne s’oppose pas, pour sa survie, à des facteurs menaçants. L’utopie de la communication reste malgré tout une utopie de combat, mais ses forces ne sont pas dirigées contre certains hommes qu’il faudrait exclure pour garantir le progrès. Son seul ennemi est non humain, c’est le "bruit", l’entropie, ennemi qui n’est pas sans influence, qui menace même de dominer le monde et que seule  "la libre circulation de l’information" permet de contenir ». (p. 59)

 

Autrement dit selon l’utopie, hommes et femmes ne sont plus supports d’ennemi-e-s, mais le concept et la réalité d’ennemi ne disparaissent pas[16], ayant désormais pour support le bruit c’est-à-dire fondamentalement quelque chose qui affecte et menace. On n’est donc pas sorti de la dynamique spiécosique marquée par le moment de l’affectation et la nécessité de s’en libérer qui mène à la purification fondatrice de séparation et de fragmentation au sein même de l’individu pouvant aboutir à l’efflorescence de personnalités multiples.

 

Le contenu de l’utopie comporte une modification de l’homme, de la femme, avec élimination des émotions et leur réduction à un nœud dans un réseau[17], ce qui implique de porter à bout une transformation en acte depuis déjà longtemps, éliminer son comportement irrationnel[18], favorisant l’absence d’intériorité individuelle, une séparation nette d’avec la nature, une diminution de la puissance de l’État[19] du fait même de son incapacité à rationaliser le comportement des hommes et des femmes, nécessité de la transparence sociale et d’absence de secret (rapport à exhibitionnisme), d’une idéologie sans ennemi, mais du consensus, en revanche s’impose une idéologie à la fois de la purification et de la tolérance (compatible avec la coexistence de la tolérance et de la xénophobie): remplacer les valeurs par une valeur fondamentale post-traumatique.

 

La purification conduit à la dépossession afin de produire des éléments purs, aptes à être combinés «Le nouveau modèle de l’homme est rationnel et transparent. La première opération consiste à le détacher de son corps biologique… » (p.97) Ce qui n’est pas une opération nouvelle puisque c’est ce que visent fondamentalement les spiritualistes. « La deuxième opération consiste à faire de l’homme un être purement social, pilotant son destin rationnellement en fonction de contraintes externes plutôt que « dirigé de l’intérieur » par des valeurs. » (p.98)

 

Dépossession aussi en ce qui concerne le pouvoir afin de surmonter toutes les difficultés engendrées par le comportement des hommes et des femmes, conduisant à la formation d’un monde sur-mécanisé, analogon de dieu; d’un dieu qui conserve sa fonction - nous éloigner de la naturalité - et purifié lui-même de résidus naturels ; un dieu mécanisé, élevé au rang de machine absolue. Dés lors la tangibilisation du mécanisme infernal et la  superfluité des hommes et des femmes, s’affichent pleinement.

 

S’il y a purification, le consensus et la transparence, résultant de l’éjection de contenus opacifiant, sont possibles d’autant plus que l’intériorité a disparu, que tout est information constamment en mouvement grâce à la communication intense. Dans cette perspective on peut constater que la publicité a pour rôle (qui devient moins important) d’excréter les fantasmes des hommes et des femmes.

 

Une autre composante du contenu de l’utopie est l’élimination des limites, des barrières, laissant le champ libre au jeu de la combinatoire[20]. "On voit bien ici qu’une des conséquences majeures de l’acceptation du présupposé initial – “tout est communication” – conduit directement à l’abolition pure et simple de la barrière classique qui sépare le naturel de l’artificiel et à la “débiologisation” de l'intelligence et de l'esprit (mind)." (p.28)

 

Dans ce champ de déploiement de la combinatoire, se déresponsabiliser, se déculpabiliser est possible, mais il est impossible de s’atteindre, puisque c’est la communication qui est, en dernier ressort, la responsable, et que les hommes et les femmes sont vides, réalisant de façon aberrante un objectif du bouddhisme.

 

Nécessité d’une valeur qui est la communication elle-même «en grande partie identifiée à la “modernité”». (p.15) «(…) mais celle-ci est très particulière car elle n'a pas de contenu. C'est une valeur pragmatique, une valeur d'action “Communiquez !” quel que soit  ce que vous communiquez." [21] (p 94). Á noter que, comme toutes les valeurs, elle possède une dimension répressive du fait même de son injonction. Mais elle permet la sortie d’un blocage qui fut induit par l’horreur. « Norbert Wiener a forgé son système utopique, où la communication joue un rôle central à partir du constat de l’horreur. » (p. 91) En fait ce qui fonde la valeur c’est la communicabilité : l’aptitude à transmettre une information

 

La sortie du blocage  débouche dans la combinatoire où la valeur est elle-même incluse tout en étant repère fondamental pour le comportement, permettant d’intégrer en même temps l’unité supérieure, une certaine hiérarchie, l’équivalent général, ce qui vaut pour tout et concède importance, sens, signification. Ainsi la dynamique du recouvrement, permise, favorisée  par la combinatoire, se déploie en “déniant l’entropie”, c’est-à-dire la désorganisation complète de la société-communauté des hommes, des femmes, émanation de la communauté matérielle du capital, elle-même se lézardant. Plus que jamais s’impose aux individus ontosés l’impératif: donnez un sens, une signification à la vie, à votre vie ! Expression la plus prégnante et poignante de la séparation et de l’égarement.

 

L’utopie ne s’est pas réalisée. Á sa place de multiples rejouements ont opéré comme nous le signale Ph. Breton dans son exposé sur les effets pervers (p. 134) mais ceux-ci étaient pour ainsi dire contenus dans l’utopie elle-même. Nous l’avons en fait vu avec la réduction, la répression, l’abandon au mécanisme infernal avec la glorification de l’autorégulation.

 

On peut dire que d’une certaine façon il y a eu détournement du projet “communication” dont N. Wiener eut le pressentiment: «Wiener, qui n’était pas un libéral, rappelons-le, avait bien prédit que si l’information devenait une “marchandise”, alors l’entropie contre laquelle elle était censée lutter  se développerait de façon encore plus dévastatrice ». (p. 126)

 

Elle ne s’est pas réalisée mais elle a permis à ce qu’une autre utopie s’affirme en tant que sortie de la nature pour atteindre un nulle part virtualisé où hommes et femmes disparaîtront, car l’utopie pure, qu’on pourrait dire absolue, c’est celle de l’élimination des hommes et des femmes, rejouement de la menace d’extinction, qui serait le couronnement du procès de rationalisation se posant en définitive comme ce qui actualise la séparation . Hyperindividualisme et hyperrationnalité sont liés et résultent de l’effectuation d’un même procès.

 

N. Wiener considérait que «La société peut être comprise seulement à travers l’étude des messages et des facilités de transmission qui lui sont propres.»[22] Doit-on le percevoir seulement à travers les messages qu’il nous a transmis. La visée anarchiste ne peut pas être remise en cause et il est important qu’il ait affirmé : «Je ne veux être le maître de personne». (p.110) Ce qui ressort de la lecture de son livre Cybernétique et société c’est qu’on le sent obsédé par la menace et hanté par le conflit qui est, comme toujours, invoqué  de façon paradigmatique, et peut curieusement apparaître comme un choix. L’exigence de choisir manifeste une répression à laquelle il semble impossible d’échapper. « Il est tard et déjà sonne l’heure du choix entre le bien et le mal (p.17, de l’édition 10/18).

 

Le titre anglais de l’ouvrage de N. Wiener Cybernétique et société, The human use of human beings suggère une approche manipulatrice des rapports entre les êtres humains, féminins, une vision de manager, impliquant une représentation déterminée du psychisme de l’espèce. En définitive c’est une version récente de l’utilitarisme, d’un utilitarisme agissant, nécessitant pour se réaliser la séparation achevée et le débouché  dans un hyperindividualisme. En effet l’usage privilégie le message, la relation, le lien, la valence en tant que possibilité d’établir des liens. Et, là, nous avons l’articulation avec l’économie politique qui depuis le début est lestée d’une psychologie.[23] On ne peut pas méconnaître que pour utiliser il est nécessaire d’avoir des grandeurs discrètes, tant en ce qui concerne les opérateurs d’usage (individus) que les objets d’usage. La mystique de l’usage, escamote tous ces aspects  trop prosaïques.

 

Cet hyperindividualisme a pour complémentaire que les hommes et les femmes forment une collectivité, plus exactement un ensemble au sens mathématique, ce qui permet de pouvoir opérer une investigation rationnelle de leur devenir où l’approche théorique qui est privilégiée est celle du réseau  qui tient compte des « liens » entre ces individus, qui sont comme des lignes de parcours obligés que ceux-ci semblent pouvoir emprunter librement. Mais le tout est englobé dans la communauté du capital, forme autonomisée et constamment réactualisée par la combinatoire.

 

La combinatoire opère de telle sorte que tout est nouveau et que, pourtant, tout se répète. « De ce point de vue, notre modernité est curieusement conservatrice: notre futur est celui des années quarante. » (p. 10) Cela n’empêche pas que quelque chose d’essentiel se soit produit: la mise au point d’une utopie par des scientifiques eux-mêmes, et sa faillite. Tout cela entrant, évidemment dans la combinatoire.

 

Les rejouements s’insèrent  parfaitement dans la combinatoire et constituent un ensemble d’éléments déterminant de sa mise en place. Écoutons Pline l’Ancien (mort à cause de l’explosion du Vésuve en 70): «On ne peut plus voir, jamais ni nulle part, un seul homme, si opulent soit-il, qui boive des vins naturels; la moralité est tombée si bas, elle a été si complètement supplantée par l’esprit de lucre, qu’on ne vend plus aujourd’hui que le nom des crus. [24]» Cela anticipe la vente d’une histoire dont nous reparlerons, et ce, de façon amplifiée comme cela advient avec tous les rejouements qui se succèdent.

 

Même la haine de soi de l’espèce et le rejet profond de celle-ci que l’on peut trouver chez divers philosophes récents n’est que répétition d’un dire déjà lancé de façon vibrante :

 

Vos temples et vos bordels se valent

Loin de moi, ô genre humain!

Puissé-je rester sous terre et ne pas me lever

Quand dieu vous appellera à la résurrection.

 

Le plus pernicieux des arbres

Est celui qui a l'homme pour fruits.

 

Le mensonge a détruit

Les habitants de 1a terre.

Leurs descendants se sont groupés en sectes

Qui ne peuvent fraterniser.

Si l'inimitié n'avait été dans leur nature

Dés l'origine

Mosquée, Église et Synagogue

N’auraient été qu’une.

 

L'homme est un voyageur

Dont le but est 1a tombe

Sa randonnée se poursuit

Jusqu’à ce qu'il l'atteigne.

 

Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,

Toutes les religions se valent dans l'égarement.

 

 

Al-Maari  - Les rets de l’Éternité

(Poète syrien 973-1057)[25]

 

 

 

*   *   *   *

 

 

 

Marquons une pause afin d’aller voir ce qui se passe ailleurs et qui anticipe sur ce qui risque d’advenir dans toute la société occidentalisée. Allons chez les Iks qui vivent au nord de l’Ouganda, aux confins du Kenya et du Soudan dont la communauté a été détruite, ainsi que le mode de vie ancestral de chasseurs cueilleurs, et qui ne peuvent pas se sédentariser et s’adonner à l’agriculture, d’une part par atavisme, et d’autre part à cause de la sécheresse qui sévit dans la zone où ils on été refoulés. Ne pouvant plus chasser - leur territoire de chasse ayant été érigé en parc naturel - et ne pouvant pas cultiver, ils sont réduits à la famine et luttent cruellement pour survivre. Colin Turnbull a vécu quelque temps avec eux et a décrit ce à quoi ils sont advenus : un  hyperindividualisme. Ils vivent dans l’indifférence des uns et des autres, et communiquent fort peu par la parole ; ils abandonnent leurs enfants dés l’âge de trois ans ainsi que les personnes âgées, et ont perdu presque toute affectivité. Ce qu’en dit C. Turnbull[26] nous signale à quoi mène le phénomène de séparation et de réduction qui, chez nous, opère autrement mais tout aussi implacablement.

 

"Ces valeurs que nous chérissons tant (...) sont peut-être des éléments de base de la société humaine mais non de ce que nous appelons l'"humanité", et cela signifie que les Iks montrent clairement que la société elle-même n'est pas indispensable à la survie de l'homme, que l'homme n'est pas l'animal social qu'il a toujours cru être, qu'il est parfaitement capable de s'associer avec d'autres pour survivre sans pour autant être "social". Les Iks ont renoncé à ces luxes inutiles que sont la famille, la coopération sociale, la foi, l'amour, l'espoir, etc., pour la simple raison que, dans les conditions où ils vivent, ce choses que nous tenons pour fondamentales allaient à l'encontre  de la survie.(   ) ils ont remplacé la société humaine par un simple mécanisme de survie qui ne tient pas compte de l'affectivité". (p.279)

 

"Les Iks ont renoncé à tous les "luxes" au nom de la survie individuelle, et ils sont devenus un peuple sans vie, sans passion, sans humanité Nous nous attachons à des absurdités technologiques et imaginons qu'elles sont les luxes qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. Ce faisant, nous perdons notre capacité de haïr aussi bien que d'aimer, et nous perdons peut-être notre dernière chance  de goûter la vie avec toute la passion qui est notre nature et notre être même." (p.284)

 

"Qu'est devenue la famille occidentale? Les très vieux et les très jeunes sont séparés, et nous nous en débarrassons dans des hospices, des écoles ou des colonies de vacances, sinon sur les pentes du Meraniang. "(p.280)

 

"L'individualisme, qui est prêché avec un curieux fanatisme et exalté par notre goût toujours croissant des sports de compétition et des divertissements suicidaires, est, bien entendu, en contradiction avec les idéaux sociaux que nous continuons à professer, mais nous n'en tenons pas compte, car nous sommes déjà, au fond de nous des individus asociaux." (p.281)

 

Par compensation, l’hyperindividualisme conduit à la dépendance et à l’assistanat. L’individu n’arrivant pas à réaliser son projet, à s’atteindre, régresse et rejoue sa dépendance infantile. On le constate en Occident comme chez les Iks.

 

« Les Iks avaient eu à faire un choix : être des humains ou être des parasites, et ils avaient choisi la seconde solution. Lorsqu’ils avaient vu leurs champs renaître à la vie, un autre choix s’était présenté à eux. S’ils entretiennent trop bien ces champs et les protégeaient contre les insectes et les oiseaux, le gouvernement cesserait de leur venir en aide ; or les mesures prises contre la famine s’étaient révélées  être un moyen beaucoup plus commode d’avoir de quoi manger que le travail de la terre. Ils laissaient donc  la récolte pourrir sur pied, ne mangeant que ce qu’ils voulaient quand ils en avaient envie, et continuaient à profiter des mesures antifamine qui les confirmaient dans leur comportement de parasites.» (p. 270)

 

D’autre part on constate que répression et assistanat entrent parfaitement dans la dynamique du combinisme (autre mode d’être et d’agir) afin de survivre.

 

Pour clore notre pause, faisons un retour à la communication. « Que se passe-t-il dans le monde au moment où Wiener met au point la notion moderne de communication et surtout lorsqu’il construit, à partir de là, les fondements d’une nouvelle utopie ? (…)

 

«Le siècle a enfanté à la place une des plus formidables menaces qui ait jamais pesé sur ce que les sociologues appellent le “lien social”». (p. 63)

 

Le “lien social” est devenu un thème envahissant dénotant que pour maintenir en vie la « société » actuelle, il faut de plus en plus lier, attacher les individus les uns aux autres. Ce thème est la contrepartie de celui de l’attachement dans le domaine de la psychologie. Ajoutons que le lien social assure une fonction duelle, d’union et de répression

 

Cette évanescence du “lien social” se perçoit de façon spectaculaire dans la dynamique de l’Hikikomuri, au Japon, où les adolescents se murent dans leur chambre pour s’adonner à diverses activités à l’ordinateur. Les mères mettent la nourriture devant la porte  et récupèrent les plats vides, sans qu’il y ait un quelconque échange.

 

Enfin ajoutons une remarque fort convergente de Ph. Breton en ce qui concerne notre propos. «Une dernière remarque, sur un point qui généralement n’attire plus guère l’attention : l’acharnement mis par les sociétés libérales au XIX° siècle à réduire le nomadisme. (…) Cette antique dimension de la vie quotidienne a été quasi éradiquée, jusqu’à ce que chacun soit fixé, sous l’œil  d’un pouvoir qui supporte finalement peu le mouvement.» (p. 90) Je préciserai en disant : le mouvement propre des hommes et des femmes, car le pouvoir est totalement compatible avec le mouvement pour le mouvement.

 

Les Iks ont été fixés à une terre stérile et condamnés à survivre cruellement[27].

 

 

*   *   *

 

 

 

La mise en place, grâce à la cybernétique, du développement de l’information, de la communication, n’a pas permis de conjurer ce qui fut appelé la nouvelle barbarie. En fait ce qui s’est imposé c’est un rejouement de grande ampleur avec régression comme on peut le constater à travers les considérations de Ph. Breton au sujet des effets pervers (p. 134) et surtout à la lecture de Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits[28], de Christian Salmon.

 

Á la page 102 l'auteur nous explique: "Le storytelling est donc une opération plus complexe qu'on ne pourrait le croire à première vue: il ne s'agit pas seulement de "raconter des histoires" aux salariés, de cacher la réalité d'un voile de fictions trompeuses, mais aussi de faire partager un ensemble de croyances à même de susciter l'adhésion et orienter les flux d'émotions, bref de créer un mythe collectif contraignant: "les histoires peuvent être des prisons, écrit David Boje. Une fois inscrit dans des histoires, avec des personnages et une intrigue, nous sommes impliqués avec d'autres qui s'attendent à ce que nous réagissions, parlions et évoluions d'une certaine façon. Dans la famille, nous avons certains rôles à jouer, certains aspects qui se répètent sans cesse. Nous sommes accrochés à certaines histoires, nous tenons à notre personnage et nous guettons le moment capital de jouer notre scène favorite. Les histoires et le storytelling peuvent participer au regard panoptique et de l'hégémonie du pouvoir. Qu'est-ce donc alors une histoire? Et que signifie  "suivre" une histoire?"

 

"Dés lors on comprend pourquoi le récit est devenu l'affaire centrale du management: qu'il s'agisse de coordination des tâches, d'interactions des techniques, de communautés de pratiques, d'incitation au changement, le storytelling est censé assurer aussi bien une police des conduites qu'une pédagogie du changement." pp. 102-103.

 

Voilà clairement exprimée la répression généralisée dont le résultat est l'enfermement (histoire en tant que prison) dans le devenir du capital; ce qui implique l'inaccessibilité au réel, la dépendance et l'addiction sous forme, en particulier, d'une dévotion (bhakti) à des marques, avec la mise en suspense par rapport au moment favorable (kairos) et la mise en place inévitable du couple police, pédagogie laquelle se fonde sur la psychologie pour organiser les émotions. Ce qui implique également l’organisation de la régression à une phase infantile, une phase de dépendance.

 

En quoi est-ce nouveau? En pages 1 et 4 de couverture dans la présentation du livre il nous est indiqué tout d'abord ceci : "Depuis qu'elle existe, l'humanité a su cultiver l'art de raconter des histoires, un art partout au cœur du lien social". Puis vient une affirmation qui pourrait dévoiler la nouveauté: "Mais depuis les années 1990, aux États-Unis puis en Europe, il a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant sous l'appellation anodine de "storytelling".

 

La dimension de contrainte et donc de répression se réaffirme avec la théorisation du lien social qui aurait toujours existé alors que la société est un phénomène récent dans le devenir de l’espèce. Quand la participation communautaire disparaît, il faut des liens pour maintenir ensemble les individus, de même qu’on doit les attacher à un idéal. Toutes ces activités suggérées par des métaphores sont nécessaires pour emprisonner, enfermer. Il faut bien des métaphores pour transporter hommes et femmes de leur naturalité à l’artificialité, avant qu’ils n’y soient installés par la domestication.

 

Cette idée au sujet du récit est abordée pp.16-17: "Les grands récits qui jalonnent l'histoire humaine, d'Homère à Tolstoï et de Sophocle à Shakespeare racontaient des mythes universels et transmettaient les leçons de générations passées, leçons de sagesse, fruit de l'expérience accumulée[29]. Le storytelling parcourt le chemin en sens inverse: il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l'espace symbolique de séries et de stories. Il ne raconte pas l'expérience passée, il trace les conduites et oriente les flux d'émotions". C'est logique puisque on doit raconter pour faire accepter l'innovation, ou simplement la présenter, donc on est tourné vers le futur, le récit est celui d'un projet – existentialisme. La virtualité implique une action future pour la rendre efficace; elle doit être extraite…Le capital est constamment anticipation

 

Autrement dit c’est à partir des années 1990 que se manifeste l’utopie de la communication, évidemment pas à la façon dont l’avait envisagée les théoriciens de la cybernétique. C’est d’ailleurs à cette même période que divers auteurs signalent un changement déterminant. [30]

 

L'humanité se dit également à travers des manifestations qui incluent un récit de grande ampleur portant sur des siècles: la religion[31], la philosophie, la science, l'art. Or tous ces vastes récits sont en fait inachevés, non concluants parce qu'en définitive ils n'atteignent pas leur but, et signifient de façons diverses le débouché dans une impasse. Du fait même qu’ils sont inachevés ils sont voués à être répétés en des langues diverses. Ainsi du grand récit de la mise en faute, celui de l’infraction commise par Adam et Ève croquant le fruit défendu. La répression induit inévitablement la réaction de désobéissance. Or dans le récit biblique dieu est un être ultrarépressif. Il impose sans explication. Les créatures sont là pour l’adorer, le reconnaître, et il met au point un dispositif de vérification de l’obéissance et donc de la reconnaissance qu’il doit recevoir de ses créatures. L’acte d’Adam et Ève est inscrit dans la dynamique répressive divine. Á l’heure actuelle, un phénomène similaire se déploie. L’autonomisation et la virtualisation du capital aboutissent à la mise en place d’une quantité énorme de capital sous forme monnaie ou finance, avec la possibilité par suite même de l’autonomisation, de faire accroître de façon démesurée la "somme" à laquelle telle ou telle personne accède. La possibilité d’un accroissement indéfini, c’est ce qu’accorde le système dieu. Mais celui-ci, à travers les anciennes représentations des hommes et des femmes, totalement imprégnées de répression, considère en fait que cela ne doit pas être, que c’est immoral. Or, puisque l’arbre (de nos jours, celui de la spéculation) ne doit pas être atteint, pourquoi le mettre dans le champ de la réalité, et donc pourquoi un système qui est fait pour permettre un accroissement indéfini est-il toléré ? Dans les deux cas, c’est à la racine que se loge la raison du phénomène irrationnel: le rejouement de la répression et donc de la mise en situation de culpabilité.

 

C’est parce qu’elles sont des récits inachevés que les religions réclament des herméneutiques sans cesse renouvelées, en même temps qu’elles  induisent à leur tour, une fois établies en tant que récits devant révéler ce qui est caché, causant l’inachevé, de nouvelles herméneutiques.

 

 La science aussi fait un immense appel au dire. Je cite à nouveau Niels Bohr : «le but de la physique n’est pas de découvrir ce qu’est la Nature, mais ce qu’on peut dire sur elle ».

 

C’est avec l’économie politique que le dire sous ses diverses formes a une importance considérable, et ce depuis longtemps. Pour vérifier cela passons par le commentaire de citations de K. Marx. Pour saisir la dynamique de ce qui est présenté il nous faut préciser que celui-ci expose que le passage de la circulation simple des marchandises à celle des marchandises capital peut se représenter par celui du mouvement M-A-M (marchandise, argent, marchandise) à A-M.A (argent, marchandise, argent). Dans un cas on vend pour acheter, dans l’autre on achète pour vendre. Toutefois, il signale que : « Aux temps les plus anciens de l’évolution économique ce processus de l’achat en vue de la vente constitue la forme propre du commerce : le capital sous la forme du capital marchand »[32]. Ce qui est une inconséquence au sein de son corpus théorique car il n’y a de capital que quand il y a travail salarié et tout ce que cela présuppose. Autrement dit K. Marx a donné une explication théorique de la genèse du capital, mais non une explication historique rigoureuse, car elle est affectée d’une grande ambiguïté. D’où la nécessité de faire une recherche à ce sujet. Ce n’est pas notre but pour le moment, mais de rapporter un essai d’explication tel que l’a effectué Mario di Paoli avec son article Économie commerciale et langage rationnel : argent et logos paru dans la revue italienne Agar-Agar en 1971. Il effectua son essai à partir d’un commentaire  d’une longue citation de Contribution à la critique de l’économie politique que je reporte. Elle est extraite du sous-chapitre intitulé Geld en allemand et traduit par La monnaie. Or celle-ci traduit souvent le mot Münze traduit d’autre part par numéraire. Cela complique quelque peu. Voyons la citation que je reporte telle que (Ed. Sociales).

 

« Considéré comme distinct du numéraire, l’argent, résultat du procès de circulation sous la forme M-A-M, constitue le point de départ du procès de circulation sous la forme A-M-A, c’est-à-dire échange d’argent contre de la marchandise pour échanger de la marchandise contre de l’argent. Dans la formule M-A-M, c’est la marchandise, et dans la formule A-M-A, c’est l’argent qui constitue le point de départ et le point d’aboutissement du mouvement. Dans la première formule, l’argent est le moyen de l’échange des marchandises et, dans la dernière, c’est la marchandise qui permet à la monnaie de devenir argent. L’argent, qui apparaît comme simple moyen dans la première formule, apparaît dans la dernière comme but final de la circulation, alors que la marchandise, qui apparaît comme but final dans la première  formule, apparaît  dans la deuxième comme  simple moyen. Comme l’argent lui-même est déjà  le résultat de la circulation M-A-M, dans la formule A-M-A le résultat de la circulation apparaît comme étant en même temps son point de départ. Tandis que dans M-A-M, c’est l’échange de substance, c’est l’existence formelle de la marchandise elle-même issue de ce premier procès qui constitue le contenu réel du deuxième procès A-M-A.

 

Dans la formule M-A-M, les deux extrêmes sont des marchandises de même grandeur de valeur, mais en même temps des valeurs d’usage qualitativement différentes. Leur échange M-M est un échange réel de substance. Dans la formule A-M-A, en revanche, les deux extrémités sont de l’or et en même temps de l’or de même grandeur de valeur. Echanger de l’or contre de la marchandise pour échanger de la marchandise contre de l’or, ou, si nous considérons le résultat A-A, échanger de l’or contre de l’or, semble absurde. Mais si l’on traduit A-M-A par la formule acheter pour vendre, ce qui n’a d’autre signification que : échanger de l’or contre de l’or à l’aide d’un mouvement médiateur, on reconnaît aussitôt la forme prédominante de la production bourgeoise. Dans la pratique, toutefois, on n’achète pas pour vendre, mais on achète bon marché pour vendre plus cher. On échange de l’argent contre de la marchandise pour échanger à son tour cette même marchandise contre une plus grande quantité d’argent, de telle sorte que les extrêmes A A diffèrent sinon qualitativement, du moins quantitativement. Une telle différence quantitative suppose l’échange de non-équivalents, alors que marchandise et argent en tant que tels ne sont que les formes opposées de la marchandise elle-même, donc des modes d’existence différents de la même grandeur de valeur. Le cycle A-M-A recèle donc sous les formes argent et marchandise des rapports de production plus développés et n’est, dans le cadre de la circulation simple, que le reflet d’un  mouvement supérieur. Ils nous faut donc étudier comment l’argent que nous distinguerons du moyen de circulation naît de la forme immédiate de la circulation des marchandises M-A-M ». pp. 88-89.

 

Autrement dit, cette dynamique impliquait, aux temps plus anciens, que les commerçants –des intermédiaires- étaient en contact avec des zones où les prix pouvaient être différents, ce qui impliquait une non liaison entre celles-ci. Quelque chose de semblable s’effectue, aux temps récents, quand des capitaux quittent une zone moins rentable pour aller dans une zone qui l’est plus, ce qui implique d’avoir des informations le plus rapidement possible.

 

Je puis ajouter : les capitaux ne sont plus intermédiaires mais protagonistes immédiats ; ils remplacent les hommes : anthropomorphose Dans leur extériorité ceux-ci pourraient être comme maîtres, mais ils sont eux-mêmes des quanta du capital : anthropomorphose.

 

Mais, encore une fois, ce qui m’importe en définitive ici ce n’est pas l’explication correcte de la genèse du capital, c’est un support pour dire autre chose. Pour cela voyons donc le commentaire de Mario de Paoli :

 

 «Marx entend par forme dominante de la production bourgeoise, le processus moyennant lequel l’argent s’échange contre la force de travail et le produit de la force de travail contre de l’argent ; c’est-à-dire le processus au sein duquel la marchandise achetée est la force de travail et l’argent assume la détermination de capital. La forme dominante de la production bourgeoise est donc, pour Marx, celle où l’argent a subsumé sous lui les forces productives sociales les transformant en travail social universel (général) et abstrait. Mais l’auteur en identifiant immédiatement la seconde forme avec le mouvement du capital industriel, fait un saut trop brusque et néglige de considérer que la forme de circulation Argent-Marchandise-Argent atteint une ample extension sociale déjà dans un milieu purement commercial, cela veut dire avant que ne s’instaure l’échange de capital contre la force de travail, c’est-à-dire dans un milieu où l’argent a subsumé sous lui la marchandise produite, toute marchandise produite, mais non la production elle-même de marchandises ; c’est le capital commercial mais non encore le capital industriel. C’est le capital commercial qui doit être considéré la forme dominante dans la société grecque et il est la présupposition de base du capital industriel, qui est  sans aucun doute la forme la plus importante de la société bourgeoise par excellence .»[33].

 

Ce commentaire concerne le premier paragraphe et une partie du second (jusqu’à : «Dans la pratique, toutefois… »). Je ne suis pas d’accord avec cet exposé; je l’ai reporté seulement pour que le lecteur puisse mieux comprendre la suite de celui-ci qui nous fait entrer dans le vif du sujet qui nous intéresse.

 

« Marx cherche à résoudre le paradoxe découlant du rapport entre équivalents et l’échange général de non équivalents en introduisant un mouvement supérieur dans la circulation simple, c’est-à-dire un processus différent du commerce au sein du commerce lui-même. Pour Marx ce mouvement supérieur est sans aucun doute le processus productif de marchandises par lequel l’argent parvient à subsumer sous lui le travail social. Mais introduire immédiatement la production de marchandises dans le mouvement de circulation simple pour expliquer le passage  de l’échange M-A-M à l’échange A-M-A signifie négliger de considérer, ou tout au moins de sous-évaluer tout le long procès historique qui a eu ses origines dans la Grèce antique. Un processus linguistique signe le passage à la seconde forme de circulation de l’argent déjà avant que n’intervienne le processus productif de marchandises ».

 

L’auteur se répète mais il ajoute tout de même quelque chose qu’il va développer et qui est intéressant. Cependant je note encore l’imprécision des formulations. On pourrait croire que la production de marchandises ne se réalise qu’avec le capital. Ce qui est déterminant c’est que le procès de production est celui de production de marchandises capital et ce procès est en même temps procès de valorisation qu’il vaudra mieux désigner ensuite procès de capitalisation. Ce qu’il y a de fondamentalement nouveau c’est la coalescence entre production et valorisation. D’entrée le produit a une valeur car il est marchandise-capital.

 

Quand il dit que K. Marx néglige, on  peut dire oui et non. Non parce que théoriquement il a exposé de façon précise comment l’argent devient capital, oui parce qu’il n’a pas fait un exposé historique sur cette question

 

C’est donc la suite qui nous apporte quelque chose. «On a déjà vu chez les grecs deux formes de rapports sociaux l’échange commercial dans la forme Argent-Marchandise-Argent et un échange linguistique pour lequel sont d’une importance essentielle l’argumentation dialectique, la rhétorique, la logique, la politique, c’est-à-dire tous les systèmes de persuasion, d’action directe sur les individus et non sur les choses. Le cycle Argent-Marchandise-argent apparaît dans sa forme la plus primitive, ou mieux, historiquement antérieure, au sein d’un rapport de domination de l’argent sur les personnes, et seulement successivement il apparaît au sein de la domination de l’argent sur les choses. Le cycle A-M-A apparaît pour la première fois au sein du procès de circulation mercantile où le marchand cherche à tromper par la persuasion le vendeur et l’acheteur de marchandises. Ce processus historique advient avant le procès par lequel l’argent se rend possesseur, outre des hommes, du processus productif matériel, c’est-à-dire du travail social.

 

Au sein de la valeur d’échange purement commerciale, la solution du paradoxe, dont le résultat complexif du processus est l’échange de non équivalents, tandis que la base de celui-ci est l’échange entre équivalents, vient donc de l’action faite par le marchand sur le langage c’est-à-dire par la tromperie instaurée par l’intermédiaire du langage, par lequel en échangeant on trompe, on échange non des équivalents dans l’acte même où l’on prétend échanger des équivalents. L’argumentation sert justement à démontrer, à faire voir ce qui n’est pas; sert à faire apparaître le processus total surtout du point de vue de la structure. Maintenant tandis que le résultat du processus est l’échange de non équivalents, c’est-à-dire la tromperie, la base structurale de ce processus est l’échange entre équivalents. Il advient donc que ce qui détermine la valeur d’échange elle-même, l’acte d’équivaloir, de rendre interchangeables, échangeables, des équivalents de valeur d’usage diverses est la présupposition qui conduit à la tromperie, à l’échange de non équivalents».

 

Ce commentaire fait bien ressortir l’importance accordée par K. Marx à la nécessité de montrer que l’échange fondamental pour le capital: l’achat et la vente de la force de travail, respecte la loi de la valeur, que le capital lui-même la respecte, bien qu’il soit un dépassement de celle-ci et qu’il  va produire ses propres lois. On comprend qu’il insiste sur la dimension morale des relations humaines qui interviennent lors de cet échange, ainsi que sur l’importance du puritanisme, et de l’opposition au mercantilisme, à la spéculation, à l’usure.

 

On ne peut pas mettre sur le même plan : «l’argumentation dialectique, la rhétorique, la logique » d’une part, et la politique de l’autre, que l’auteur considère comme «des systèmes de persuasion». En effet, selon moi, la politique est une praxis qui a besoin d’une épistémé dont le contenu est formé par les autres éléments susmentionnés et constituant le corpus de la philosophie. La persuasion est une forme de répression qui prend en compte la réalité de l’autre afin de la modifier et, cela, comme toujours, pour son bien, fondement de toutes les tromperies, plus rigoureusement, de toutes les mystifications. La répression persuasive est une pédagogie au service d’une politique: dynamique d’organisation des hommes et des femmes.

 

Le but de la rhétorique est la persuasion et l’incrémentation. Le sophiste s’incrémente d’être à travers l’incrémentation de la confiance que l’autre ressent pour lui, grâce aux discours qu’il débite, métaphore d’une réalité insaisissable, remplis de recours au glissement, au détournement, au renversement.

 

Afin de mieux faire saisir comment Mario di Paoli fait porter au langage verbal le possible de créer un incrément grâce à la tromperie, je reporte un passage qui précède immédiatement ce que nous avons précédemment cité. Auparavant il m’importe de faire remarquer que la création ex-nihilo (à partir de rien) est une création à partir du langage ce qui, par transitivité au sein du discours peut conduire à affirmer que la création est une tromperie. En outre une telle création nous fait dépendre tous d’un vide initial, fondement de toute dépression.

 

«La raison grecque est une raison commerciale, non industrielle. Le commerce peut advenir seulement au prix d’une tromperie, grâce au langage, tandis que l’industrialisation peut advenir seulement à condition d’une manipulation de la réalité naturelle. Le langage est construit sur la tromperie: l’analyse du langage est, donc, l’analyse du langage trompeur du commerçant. Le langage doit persuader, doit argumenter la persuasion, doit démontrer. Le langage comme l’Être de Parménide, doit trouver en lui-même sa vérification.»[34]

 

Lorsque l’auteur affirme que le langage est construit sur la tromperie, considère-t-il celui-ci uniquement en rapport à la période où s’affirme ce qu’il nomme la raison grecque, ou cela concerne-t-il aussi l’immense période antérieure? Dans ce dernier cas, cela impliquerait  que d’entrée hommes et femmes ont pratiqué la tromperie, la supercherie,  la duperie, la fourberie, tous mots pouvant traduire le mot italien inganno qu’utilise Mario di Paoli. En ce cas l’histoire de la tour de Babel ne serait  plus nécessaire pour expliquer la non entente parmi les hommes, les femmes. Ou bien, alors, il faut affirmer  que la compréhension implique la tromperie. Toutefois le récit biblique pourrait conserver un intérêt pour exprimer la recherche d’un incrément sans lequel l’être se séparant de la nature ne peut pas «fonctionner». Que devait rapporter la construction de la tour? Dieu en provoquant un trouble langagier a pu ainsi réaffirmer sa tromperie originelle. Reste encore une interrogation: la tromperie est-elle de l’ordre du langage ou est-elle seulement dite par le langage? Si elle est uniquement exprimée, représentée, alors quel est son support, sa substance? En reprenant le texte de K. Marx et son commentaire par Mario di Paoli[35], on pourrait conclure que c’est avec le capital que la substance est révélée avec la production de la plus-valeur. Mais cette révélation n’est acquise qu’à la suite d’une démystification.

 

Notons que l’on peut faire "dire" beaucoup aux divers récits des hommes, des femmes, et revenons à la citation de Mario di Paoli. La raison est une progression. Au sein de tout le mouvement de la valeur, elle se manifeste au mieux dans la pratique du commerce. Au sein du phénomène capital, elle se réalise à travers le mouvement de celui-ci. Dans ce cas elle est aussi incrémentation, fondement du progrès en tant qu’acquisition d’un incrément qui induit la nécessité de sa propre incrémentation, en un devenir infini, voilant aux hommes et aux femmes non plus une tromperie mais la mystification d’une soi-disant issue d’un blocage, d’un immobilisme; alors qu’ils, qu’elles, demeurent englué-e-s dans des angoisses liées à une menace ayant opéré dans un passé lointain.

 

Á partir du moment où s’impose le mouvement de la valeur, hommes et femmes ont tendance à ne pouvoir se réaliser qu’à travers des échanges; mais leur insatisfaction, due à la perte de continuité, les pousse à ne se reconnaître vraiment qu’à travers un procès d’incrémentation qui signerait en quelque sorte l’acte de leur reconnaissance.

 

Le mouvement supérieur au sein duquel advient un incrément se manifeste donc dans le commerce international ou dans les relations de transmissions de données, au sein de rapports entre homme, femmes, particulièrement dans le domaine politique. Or l’instauration d’un lieu où débattre des problèmes concernant la cité, et celle d’un lieu où s’effectue l’échange de marchandises, le marché, sont contemporaines. En somme c’est avec le capital que peut effectivement se réaliser ce que visaient les rhéteurs antiques. Mais le mouvement ne s’épuise pas là, parce que au sein même du capitalisme se réimpose la dynamique antique : créer à partir de rien, de la virtualité, en définitive à partir de la confiance des autres. Et, là, nous retrouvons la production de récits solliciteurs de confiance, et dispensateurs de tromperie.

 

«La story, nouvelle monnaie du management financier» écrit, p. 107, Christian Salmon et, à la page suivante: «Pour attirer des investisseurs, il faut être un bon storyteller, p.108, puis il cite: «Les histoires sont primordiales pour donner un sens aux chiffres. Elles fournissent le contexte et captivent l’imagination des gens… ».

 

Pour tromper il faut être apte à donner du sens. Et pour cela rien ne vaut une histoire, c’est plus puissant qu’un récit, parce qu’elle contient la dimension d’un vécu (réel ou inventé) et, ce, dans l’immédiateté, tandis que le récit semble impliquer une petite distanciation entre lui et le vécu. C’est du rapporté. L’histoire est un opérateur de détournement. Ainsi quand les gens, en face de leur histoire, parlent de donner un sens à leur vie, que veulent-ils détourner? Et le sens de la vie n’est-ce pas une tromperie, car le sens, la signification que la personne pense trouver à sa vie, n’est-ce pas un aiguillage vers une seule donnée à laquelle, il, elle se résigne? Chercher un sens à la vie c’est avoir perdu toute immédiateté, toute concrétude, ainsi que la rayonnance. «La vie n’est pas une histoire. C’est une résolution nécessitant des problèmes d’adaptation. Mais la vie humaine, elle, nous contraint à faire une histoire pour éviter de la réduire à une série de réactions de défense pour la survie.» Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur[36]. Ce n’est pas la vie humaine, donnée insaisissable, mais le comportement des hommes et des femmes qui nous contraint. Ainsi l’auteur exprime bien l’ampleur de la répression et celle du recouvrement qui fait appel, en particulier, à un storytelling.

 

L’humanité se dit encore à travers d'autres récits beaucoup plus brefs, et d'une certaine façon congelés: adages, apophtegmes, préceptes, sentences, maximes, dictons proverbes, qui tous véhiculent la répression comme les idées reçues dont parla G. Flaubert. "Service. C'est rendre service aux enfants que de les calotter; aux animaux que de les battre; aux domestiques que de les chasser, aux malfaiteurs que de les punir." Qui évoque irrésistiblement: "Frapper un animal s'appelle cruauté; frapper un adulte s'appelle agression; frapper un enfant s'appelle éducation.[37] "

 

Les idées reçues, infligées (comme: qui aime bien châtie bien), indiquent l'enfermement des hommes et des femmes dans un mode de pensée et dans une contrainte comportementale fondée sur l'habitude, la tradition impliquant ce qui est admis, dans la norme. Elles s'expriment en stéréotypes ayant presque souvent la dimension de slogans, ce qui les rend plus aptes à être publicités. Elles ont souvent la dimension de la tautologie, opérateur de simulation d'une certitude, visant à empêcher qu'un imprévu se manifeste, car elle est ce en quoi il ne peut pas y avoir contradiction, ce qu'on ne peut pas contredire, tout au plus nier. Dans ce cas, cela implique d'aller à l'encontre de la contrainte de la menace, à l'interdit de nier, car cela reviendrait à se mettre hors de, à s'isoler. G. Flaubert et d'autres dénoncent cela en tant que bêtise, idiotie. Or cela n’implique pas obligatoirement un manque d'intelligence, mais un enfermement dans un a priori où la personne est réduite au commun, où sa spontanéité est niée.

 

Se dire indéfiniment est une compensation au solipsisme, et permet de s’incrémenter à travers un discours, se gonfler. Plus globalement, parler, se dire, raconter, fabuler, permet à l’espèce de manifester son mal-être, d’essayer de le conjurer et par là de survivre. Sans le langage verbal, elle n’aurait pas pu y parvenir. De ce fait elle exhibe constamment la spéciose, ce qui l’affecte profondément et qui lui est coalescent.

 

L’espèce est dépendante du récit mais aussi du kairos. Le kairos, c'est fondamentalement le moment favorable, celui où l'on doit intervenir, qu'on ne doit pas manquer, laisser passer. Plus profondément il apparaît comme le moment où enfin quelque chose se manifeste et nous offre le possible de sortir de l'enfermement; cela peut être un moment d'illumination; celui où tous les possibles s'imposent  et où tout prend signification et permet donc une issue. Les situationnistes ont, d'une certaine façon, théorisé le kairos avec l'idée qu'il fallait tendre à créer la situation à partir de laquelle tout devient possible et où tout retour en arrière est enrayé. Cela s'apparente à la recherche de l'instant magique, celui où l'on rencontre la grâce. Le kairos est le complémentaire de la menace. Si on est menacé, ont doit être sauvé. Et être sauvé est un des contenus de la nostalgie.

 

La théorie du kairos permet de faire porter à l'individu la responsabilité de ses échecs: il n'a pas su saisir sa chance. Ce qui est déterminant dans la dynamique de l'entreprise (rapport encore à l'intervention) : le moment de la conjonction favorable, etc…

 

″Se dire" et le kairos sont intégrés dans la combinatoire qui, pour se déployer, a besoin de la tolérance - forme dynamique de la coexistence - de la permissivité comme de la répression, du libre jeu, du jeu en tant qu’espace permettant un mouvement, des jeux (spectacles, financiers, sportifs), de fluidité et même d’obsolescence afin que la combinatoire se renouvelle et qu’il y ait illusion de progrès. Elle est intégrative par récupération[38] de ce qui peut être à la marge, comme hors circuit, et par recyclage de ce qui fut. Elle est entretenue grâce à la confiance, ersatz de la continuité. Sur le plan du recouvrement elle s’impose comme un phénomène isomorphe au mécanisme infernal, mais où hommes et femmes pensent pouvoir agir, opérer, selon leur désir, alors qu’ils ont affaire à l’autonomisation en acte qu’ils alimentent eux-mêmes, elles-mêmes, en essayant de trouver (bricoler) une solution qui leur convienne.

 

Cette combinatoire manifeste bien la spéciose, dont elle est le produit. C’est ce que nous allons illustrer à l’aide de quelques autres citations de Storytelling.

 

"Le projet du storytelling se résume à une mise en scène généralisée de la vie au travail."(p 61) En fait, comme il l'expose lui-même, cela déborde ce domaine et affecte toute l’activité humano-féminine.

 

Il ne s'agit plus de séduire ou de convaincre, mais de produire un effet de croyance. " (p.42) Dit autrement, aller à la continuité grâce à la croyance mettant en confiance.

 

On peut considérer que le phénomène publicitaire correspond à la mise en place de la combinatoire dans sa dynamique actuelle. Il a arraché de leur domaine, ou les en a extrait, les diverses particularités humano-féminines. Á la suite de cette vaste opération de séparation, d’autres arrangements, d’autres liaisons sont possibles. On comprend que C. Salmon nous parle de dépassement de la publicité"…"le nouveau marketing a pour but de raconter des histoires et non de concevoir des publicités"". (p. 21)"

 

"La publicité a perdu son pouvoir, écrivaient ainsi en 2002 Al et Laura Ries, auteur du best-seller The Fall of Advertising, elle n'a plus de crédibilité". (p. 24) Internet et les nouveaux medias ont miné la télévision et la publicité qui a opéré comme annonciatrice du passage à l'affirmation sans passer par la réclame, indiquant par là que femmes et hommes sont acquis en définitive à tout ce qui advient; ou si l'on veut, ce qui advient est réalisation de ce qui fut annoncé par la publicité.

 

La publicité fut la proclamation de la nouvelle réalité de ce monde mercatel aux hommes et aux femmes. Mais, pour pleinement perdurer, il lui manquait la dimension thérapeutique qui, ici, concerne l’émotion. Ce faisant elle disait quelque chose de réel. Dans tous les cas, elle ne dit ni la vérité ni le mensonge, comme le remarqua J. Baudrillard, mais, en gardant ces termes moraux, un mélange des deux, un oxymoron. Comme je l’ai déjà affirmé, elle opère par détournement d’un réel sur lequel elle greffe une illusion.

 

L’entreprise est remplacée par sa marque, par son logo puis par son histoire "Selon lui (David M. Boje), les entreprises sont des organisations narratives traversées de multiples récits, terrains d'un dialogue constant entre des récits qui s'opposent et se complètent". (p. 31) Ce sont des opérateurs émotionnels, aptes à susciter des émotions, mais aussi de conjuration, de détournement surtout quand : « Á l’intérieur d’une marque, il y avait des histoires, et c’étaient de sales histoires… » (p.31).

 

Ces récits visent, ainsi, comme avec la programmation neuro-linguistique, à reprogrammer, à transformer le cauchemar en rêve : "Les marketeurs de Chivas décident alors de réécrire l'histoire de la marque". (p 33) Á ce propos on raconte le temps des rêves[39] celui où il y avait le capital, le travail, l'éthique. Les trois sont indissolublement liés car l’éthique permet de réaliser et de justifier un auto-contrôle pour les capitalistes, et un contrôle pour les travailleurs.

 

Et cela peut aller bien plus loin, à créer la réalité : «"Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable". J'ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l'empirisme. Il me coupa: "Ce n'est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, poursuivit-il, et, lorsque nous agissons nous créons notre propre réalité. Et, pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire. (…) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons." » (p.171).[40] C’est un bel écho de : « Il faut vous débarrasser l’esprit de vos idées du XIXème siècle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de la nature. »  George Orwell, 1984, Ed. Le livre de poche, p. 382.

 

La thérapeutique, comme cela s’impose souvent, se mue directement en répression, car créer la réalité c’est rendre les autres dépendants comme d’ailleurs le récit de la genèse l’a montré clairement. Ce qui signifie que nous sommes encore en présence d’un rejouement accompagné de mégalomanie (démesure), expression simultanée de l’empreinte du numen, et infesté d’illusion: créer la réalité pour la rendre accessible et, par là, escamoter l’utopie.

 

Si la thérapeutique est si omniprésente c’est que l’espèce régresse, en particulier à l’oralité car plus que d’une narration écrite, il s'agit souvent d’une narration orale avec résurgence de la magie de l’incantation avec tendance à manipuler les tropes, le vocabulaire : "… ne plus parler de consommateurs mais d'audience." (p39) Et cela débouche dans le neuromarketing.

 

"La résurgence des mythes au sein de notre société contemporaine, affirmait Lewi, se confirme plus particulièrement en période d'insécurité mondialisée qui stimule notre besoin de recherche de vérité, de sens de la vie ainsi que notre soif de magie et de mystère". Autre citation du même auteur. "Il s'agit là en effet d'histoires et de contes qui s'alimentent dans notre patrimoine féerique et qui parlent à notre imaginaire mondialisé tout en nous fournissant un sentiment d'appartenance". (p.41)

 

On passe de la répression directe à celle indirecte sournoise, la permissivité, pour en général revenir à la première. Ch. Salmon note que naguère: "Le travail à la chaîne réduit au silence l’espace de travail; le bruit des machines s’y substitue à la parole des ouvriers. En réaction , la grève et l'occupation des usines sont identifiées pendant tout le XX° siècle à une prise de parole et la reprise du travail à un retour au silence imposé.[41]" (p.52)

 

En conséquence, il faut que tout le monde parle : "En tous cas, le retournement est complet: pour les gourous du néomanagement, le silence ne doit plus être imposé aux salariés, mais au contraire être pourchassé par une injonction inverse à parler, à se raconter." (54) On demeure toujours dans la dynamique de la répression. Cela fait penser à la période des Cent fleurs de Mao Tsé-Toung où chinois et chinoises furent invité-e-s à dire pour ensuite être réprimé-e s. Et dans le cas du Storytelling : "Il s'agit moins d'écouter que de "faire parler" les individus et leurs récits." (p.98) Rien à voir avec la prise de parole réclamée en 1968, mais avec un détournement qui permet de mettre en place un contrôle Réprimer c'est empêcher une manifestation donnée, immédiate mais quand on contrôle on passe au différé: on laisse se manifester pour orienter, pour diluer dans le temps: C’est une pédagogie qui permet de réaliser une meilleure domestication, ce à quoi aboutit toute pédagogie  Dans ce but les managers traquent les non-dits, les secrets. Et, là, c’est la psychologie qui est utilisée.

 

La domestication est parachevée grâce à la consommation.[42] "La consommation comme seul rapport au monde. On attribue aux marques les pouvoirs qu'on cherchait jadis dans les mythes et la drogue: passer la limite, faire l'expérience d'un soi sans pesanteur, voler, planer; » (p. 42)

 

"L'acte de consommer devient alors un exercice de communication, voire de communion, planétaire" (43) C’est l’acte que l’individu opère dans la « sphère de la liberté », celle où il est lui-même le but de son activité, et non un autre (quel qu’il soit), comme dans la « sphère de la nécessité » ; acte qui le met en rapport avec toutes les mystifications. Les divers récits qui le poussent à consommer, font que pour lui, en vertu de la combinatoire en place, vivre c’est se consommer soi-même, c’est se sacrifier pour que tout se perpétue, et que se rédime le système. D’où ces considérations de Ch. Salmon à propos de ce que vise le management: "Elle n'a plus seulement pour ambition de promouvoir les bienfaits de la société de consommation, elle veut "produire" une société nouvelle, un autre monde. Elle ne cache plus son caractère messianique". (p.40)

 

Ainsi tout est nouveau et tout se répète, et ce qui reste invariant, c’est la répression.

 

Avant d’en finir totalement avec les Gloses, s’impose à moi la nécessité de faire un retour rapide sur toute la période à laquelle elles furent consacrées, celle qui va des années 70 du siècle dernier à nos jours. À partir de 1968, avec des camarades - particulièrement Jean-Louis Darlet – nous avons suivi toutes les péripéties de ce qui s’imposait comme la crise monétaire qui induisit la démonétisation de l’or, la mise au point de divers expédients dont les fameux DTS (droits de tirage spéciaux), les eurodollars, etc. Nous fûmes amenés à réexaminer l’exposition de K. Marx concernant la reproduction élargie du capital ainsi que toutes les critiques qu’elle suscita et une étude du crédit et du capital fictif. J’ai publié dans Invariance diverses lettres sur ce sujet. L’explication la plus adéquate à ce qui advenait résidait dans le phénomène d’autonomisation du capital – déjà exposé dans Capital et Gemeinwesen[43] - qui impliquait qu’il y avait continuité depuis la marchandise-capital jusqu’à la monnaie-capital, et non pas qu’il y aurait deux sphères plus ou moins indépendantes, celle des biens matériels et des services, et celle de la finance. La monnaie n’a jamais été chez K. Marx examinée  comme un phénomène hors économie, comme tendent à le poser ceux qui parlent d’une économie réelle et d’une économie monétaire. Dés qu’il y a économie, il y a émergence du phénomène de la valeur avec la tendance à la formation de la monnaie, sur la base même des relations concrètes entre les individus. En conséquence je n’ai pas  accordé beaucoup d’importance à tous les phénomènes financiers des années 80 à nos jours.

 

La crise du début des années 70 - amplement manipulée - qui fut mise en relation avec l’augmentation du prix du baril de pétrole, suscita un grand nombre de débats et diverses propositions comme une décroissance et l’application d’une certaine austérité, comme on peut le constater à la lecture de Halte à la croissance par le club de Rome, texte connu aussi sous le titre de Limites du développement.[44] Le thème n’avait rien de nouveau en ce sens que vingt ans auparavant A. Bordiga avait écrit une série d’articles remettant en cause le dogme de la nécessité de l’accroissement des forces productives; tandis que dans les années 60, il mit en évidence le gaspillage perpétré à tous les stades du procès de production total[45] et, enfin, à la fin de ces mêmes années, il proclama : à bas la science. Un but caché au sein de la crise monétaire fut fondamentalement de manipuler la monnaie afin de faire baisser les salaires des ouvriers étasuniens et par là de réduire leur capacité offensive contre le capital, car on demeurait encore dans une dynamique classiste[46]. G.Cesarano et G. Collu dans Apocalypse et révolution utilisèrent leur réponse au rapport du Club de Rome  pour aborder la question des incidences du développement du capital sur tous les aspects de la vie de l’espèce. De mon côté, dans C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter, in Invariance, série II, 1975, je notais : «Une mutation du MPC (mode de production capitaliste) est en train de s’opérer. Elle réclame une nouvelle représentation afin que puisse s’effectuer la reproduction de toute la communauté du capital, d’autant plus que son cycle économique ne peut pas prendre pour présupposition le résultat de celui antérieur.» (p.7) C’est de cela qu’il fut en fait question dans les divers débats et recherches théoriques depuis les années 1980 jusqu’à l’heure actuelle[47].

 

Avant l’éclatement de la crise de 2007, Ervin Laszlo fondateur (1993) et président du club de Budapest (organisation analogue au club de Rome), a écrit Le point du chaos – Guerres, catastrophes naturelles, systèmes sociaux en difficulté : que faire avant qu’il ne soit trop tard ? [48]  « Le point du chaos, 2012. "Le processus initié à l’aube du dix-neuvième siècle et en accélération depuis 1960 porte inévitablement à une fenêtre décisionnelle et donc à un seuil critique sans retour: le Point du Chaos. Désormais une règle simple prévaut: nous ne pouvons pas nous arrêter, nous ne pouvons pas faire marche arrière, nous devons aller de l’avant. Nous pouvons le faire de diverses façons. Il y a un parcours qui nous porte à l’effondrement, et un autre qui mène à un monde nouveau". (p. 18) Pour que ce second parcours soit adopté, l’auteur mise sur les créatifs culturels, avatar du prolétariat. La société nouvelle qui devrait se développer à partir de 2025 est notre société réformée qui, en conservant la répression (existence d’une police, d’une garde nationale), n’échappe pas au rejouement.

 

En ce qui concerne la crise actuelle on eut, tout d’abord en 2007, une augmentation considérable du prix des matières premières, particulièrement du pétrole. Or, celui-ci a considérablement diminué depuis la fin de cette même année et le prix du gaz oïl est légèrement descendu au-dessous de un euro, mettant bien en évidence la dimension manipulatrice de la crise en cours. C’est une vaste manœuvre politique. Tout d’abord l’augmentation visa à faire plier diverses résistances; la diminution ultérieure visa à enrayer un mouvement de révolte. Dans les deux cas la mise en dépendance fut accentuée.

 

Ceci est un détail mais il possède son intérêt pour mettre en évidence à quel point les discours politiques ou économiques n’ont aucune fiabilité.

 

En fait que révèle cette crise sinon qu’en dernière analyse c’est l’État qui crée la monnaie nécessaire ou, si l’on veut, c’est l’État qui fait passer de la virtualité  à la réalité tout le montant de capital monnaie qui avait été spéculé avant que la crise n’éclate. Et il en a toujours été ainsi dans le développement du capital, seulement ce n’est que maintenant que la « chose » devient visible du fait de son énormité et des conséquences qu’elle implique. Elle se révèle également à cause de la nécessité d’injecter de la confiance dans tout le système afin qu’il ne s’écroule pas en désagrégeant ce qu’ils appellent l’économie réelle et l’économie fictive[49], ce qui laisse supposer une dichotomie alors que les deux sont inextricablement liés. C’est la confiance qui donne ensuite la substance à la monnaie créée.

 

Pour mieux saisir ce qui précède, faisons un détour par Karl Marx. Le capital pour réaliser son procès de production doit avancer une somme donnée afin que les divers éléments de son procès soient présents dans l'usine et puissent fonctionner. Le capital est anticipation. Les économistes, eux, parlent d'investissement. D'où vient cette somme? On a parlé d'épargne et de vie ascétique pour économiser, etc. Cela fut en quelque sorte l'idéologie originelle qui s'est vite heurtée aux exigences de l'élargissement de la production. C'est alors qu'intervint le crédit. Or celui-ci ne put opérer que parce qu'il y avait eu une accumulation primitive de valeur, de monnaie, et non de capital comme l'affirme  K. Marx, de façon erronée, selon moi. Elle s’effectua au sein de la phase du mouvement de la valeur, que celui-ci dénomme troisième détermination de l’argent, caractérisée par la monnaie universelle, et qu’on peut, grosso-modo, faire correspondre à la période du mercantilisme (pour la période moderne). Les capitalistes vont profiter de cela et, en incorporant cet argent-monnaie dans leur procès de production, ils vont le transcroître en capital.

 

La nécessité du crédit surgit chez K. Marx lors de l'étude du phénomène de la rotation du capital. Il s'agit toujours d'un problème d'anticipation: pour attendre un retour de capital sous forme argent il faut de la monnaie qui assure donc la fonction de continuité. Pour que celle-ci s'effectue il faut qu'il y ait confiance entre les agents économiques. Et l'on peut dire que finalement la confiance est la dynamique psychique qui permet la continuité qui en fait n'existe pas. C'est une dimension spéciosique.

 

C’est à cause de l’absence de confiance mutuelle et à la tendance  à accumuler afin de se protéger, de se mettre à l’abri, que la contrainte est nécessaire. C’est pourquoi dans la perspective marxiste, durant la phase du socialisme inférieur où devait être liquidé le phénomène valeur, il était postulé que toute personne valide devait travailler, contribuer à la réalisation du procès de vie collectif et, qu’en échange, elle devait recevoir un bon de travail lui permettant d’acquérir ce qui lui était nécessaire pour vivre, mais ce bon n’était pas accumulable : l’accumulation était interdite. De nos jours du fait même de la pleine révélation de la création de monnaie, cette mesure du socialisme inférieur serait actualisable tout en étant impossible du fait qu’hommes et femmes rejouent constamment la mise en place de la répression - dont ils ne peuvent pas se passer - et qu’il faut donc régénérer constamment des dominants- possèdants et des dominés-démunis (sans réserve), donc la dominance et la dépendance. Je ne peux pas, par souci de symétrie, écrire dépossédés car cela impliquerait qu’ils aient pu détenir une possession quelconque[50]. En outre, on ne peut pas recourir à  cette mesure, qui fut proposée prés de deux siècles avant nous, car ce serait mettre en place une dynamique répressive.

 

Le problème qui a été soulevé au sujet de la réalisation de la plusvaleur c'est celui de savoir qui peut avoir l'argent capital (sous forme de monnaie) pour acquérir l'incrément. On pose donc qu'il y a dans la société une certaine quantité donnée d'argent et que le surgissement de la plusvaleur fait que ce quantum serait insuffisant. D'où la thèse de Rosa Luxembourg d'un acheteur externe. Mais celui-ci à son tour d'où tient-il l'argent? On peut faire appel à une thésaurisation, à l'accumulation de monnaie au sein même de la phase de la valeur (argent sous sa troisième forme), comme déjà indiqué.

 

Dit autrement le capital a besoin d'un incrément de représentation (la monnaie) pour pouvoir anticiper et réaliser son procès et son extension. C'est à ce problème surgissant en divers endroits du procès total que K. Marx s'est affronté. Or à un moment donné, il apparaît que l'incrément additionnel de monnaie-capital nécessaire est en fait créé ex-nihilo. Dés lors la théorie de la valeur déterminée par le quantum de travail s'évanouit, ainsi que l’essentialité de la plusvaleur. Elle apparaît de ce fait comme ayant été une justification, explication de l'activité humaine, dans sa concrétude et dans sa dynamique sociale. Mais en fait cette activité est pour ainsi dire lestée, voire englobée, dans une autre, celle de création de monnaie et cela en rapport au pouvoir, mais d'un pouvoir surgi du sein du devenir économique. Mais, plus en profondeur, ce pouvoir est celui de la répression qui contraint hommes et femmes à une activité qui est devenue travail. Il me semble que K. Marx a senti cette question. Il fut mis inconsciemment en présence d'une grande aporie: quelle prise pouvait-on avoir sur la réalité, puisque le réel: l'exploitation de la force travail était en fait secondaire par rapport au fait représentationnel: le possible d'engendrer de la monnaie? Or, son étude lui avait montré aussi que le prolétariat ne pouvait pas être l'antagoniste fondamental apte à abattre le capitalisme. D'où une autre raison de délaisser l'étude du capital et d'aller chercher, ailleurs qu'en l'Occident d'alors, un rival apte à abattre le monstre automatisé; d'où ses études sur la Russie. Donc la dynamique de Karl Marx consistait à trouver un "élément" apte à détruire ce qui le tourmente et tourmente des millions d'hommes même s'ils ne sont pas aussi conscients que lui du phénomène.

 

Mais ce qu'il aurait dû faire, et c'est ce qu’il faut tenter de réaliser, c'est de placer le phénomène capital non seulement dans le devenir historique total en précisant bien les rapports avec le phénomène valeur antérieur, mais dans le cheminement de l'espèce en rapport à la séparation, la coupure de continuité et la volonté de retrouver celle-ci en son intégrité, et cela au travers de diverses errances, dérapages conduisant à la mégalomanie et la fondant, de là l'inflation monétaire, à travers la thésaurisation, la spéculation, la fictivisation impliquant un excès de symbolisation et donc un détachement du réel. Alors je sens qu'avec le capital, originairement, il a été recherché une concrétude, une authenticité, un retour au réel (comparable à la démarche scientifique), en même temps qu'une sortie de blocage...

 

Un vaste rejouement réimpose une sortie encore plus intense du réel avec la toute puissance, du fictif, du virtuel, et le retour au premier plan de l’irrationnel. De même au niveau scientifique où l'expérimentation devient simulation. Á noter que pour généraliser la science on a essayé d'étendre la pratique de l'expérimentation même dans des domaines où humainement elle n'aurait pas dû opérer, par exemple dans l'étude psychologique des enfants, des adultes, en physiologie, etc. Lorsqu'on passe à la simulation on peut se demander jusqu'à quel point cela ne retentit pas sur l'individu mettant en place la simulation, et si lui-même n'en devient pas une.

 

Avec le phénomène capital, de façon exemplaire, se pose la question du réel et de la représentation, de la fictivité, du virtuel et, dit en termes archaïques, du non perceptible. C'est une dynamique comparable à celle de la nature (réel) et de la surnature. Là se loge et se rejoue la question même de la pensée et le traumatisme que celle-ci opéra au sein de l'espèce devenant Homo sapiens. Les rejouements sont des phénomènes intégrateurs; ils conservent ce qui s'est joué auparavant et, par là, ils amplifient et peuvent donner l'illusion du progrès. Mais au fond c'est toujours la même question qui est agitée.

 

Je précise. Je pense que K. Marx a intuitionné le phénomène, plus exactement je dirai que l’intuition est potentielle dans les travaux qu’il consacra au procès de production global du capital. Cette intuition ne pouvait pas s’imposer du fait de l’impossibilité où il se serait trouvé pour l’utiliser, car cela l’aurait conduit à devoir remettre en cause toute sa thématique de l’émancipation humaine, de même qu’il ne put pas gérer l’affirmation très explicite dans ses écrits non publiés de son vivant sur l’échappement du capital aux diverses contradictions et sur l’intégration du prolétariat dans la dynamique de celui-ci.

 

La mise en place de nouvelles formes d’entreprise et leur généralisation – tout le monde est convié à fonder son entreprise, à faire du capital – étend à la terre entière l’immense réseau capitaliste où tout un chacun se trouve piégé  dans une de ses mailles, ce qui tend à résoudre les problèmes posés par la mort du capital entraînant la perte de substance du rapport capital-travail, en organisant  à tous les niveaux hommes et femmes. Ne s’impose plus un lieu précis de création de capital, donc de monnaie, cela surgit dans tous les points de ce réseau.

 

Le concept de création tend à remplacer celui de production exprimant l’évanescence de l’importance de celle-ci et, sur le plan idéologique, la floraison du néocréationnisme. À partir de là, tant l’œuvre de K. Marx que celle des socialistes qui le précédèrent, que celle de tous les théoriciens du prolétariat jusqu’à nos jours, peut apparaître comme un immense récit de rationalisation du procès de vie des hommes et des femmes soumis, soumises, à la répression, à un phénomène irrationnel dont ils, elles, étaient totalement inconscient-e-s. En fait depuis des millénaires le procès de rationalisation est enclenché comme en témoigne, l’œuvre de M. Weber au sujet des religions, surtout celles monothéistes. L’espèce cherche vainement à atteindre et éliminer un noyau irrationnel qui est sans cesse régénéré du fait de la non remise en cause de la séparation d’avec le reste de la nature, et de la répression. Or, on n’a pas à lutter contre l’irrationnel (souvent nommé obscurantisme) car c’est maintenir toutes les religions et les superstitions, les recouvrements. On doit tendre au niveau individuel et au niveau de l’espèce, à "revivre" la situation de déréliction initiale, liée à une immense menace, ainsi que la mise en place, en recourant à la surnature, d’une dynamique de protection consistant à s’isoler du reste de la nature, devant pour cela recourir à la répression, constamment effectuée pour le bien (ce qui va nous sauver), oxymoron fondamental, noyau de l’irrationnel.

 

Les auteurs de Le prochain monde que nous avons cités à la note 38, considèrent qu’il va se former (rappelons qu’ils écrivent en 1985) une Réseaupolis qu’ils perçoivent en rapport avec une nouvelle utopie[51]. Signe des temps : celle-ci n’est plus liée au village, mais à la ville. En réalité ce vers quoi on tend c’est, comme je l’ai déjà exposé, à la formation d’un immense domus  (maison) point d’aboutissement de la minéralisation de la nature[52], où l’espèce s’enfermera.

 

Ces auteurs exaltent la fluidité - exigence du capital[53] - que permet le réseau, «Cet étrange pouvoir souple que secrètent les réseaux est, avant tout, pouvoir de création » (p. 167), et exposent un redoublement : « l’information  sur l’argent devient plus importante que l’argent lui-même »[54]. Autrement dit, ce qui eut lieu avec le mouvement de la valeur, puis celui du capital peut recommencer. Dans une certaine mesure la crise financière de 2007 est en rapport avec l’inflation de l’information et le retour à ce qu’elle désigne. De même, dans le même temps, le pouvoir souple s’efface devant le pouvoir de répression (principe de réalité).

 

Avec la tendance à l’autonomisation de l’information nous retrouvons l’essentialité de la langue, de sa manipulation[55], et le Storytelling, mais aussi la thématique des possibles qui est une donnée déterminante pour la combinatoire. Il faut que tout soit possible pour qu’elle se déploie. L’affirmation de W. Leibniz selon laquelle ce monde est le meilleur des mondes possibles acquiert une vraisemblance, du fait que grâce à la combinatoire ces divers mondes peuvent être intégrés, et permettre la floraison de celui qui nous est proposé. Car l’affirmation de W. Leibniz[56] implique que tous les possibles soient connus. En complément, la thèse de celui-ci, selon laquelle ont doit accepter un mal mineur, temporaire, afin d’éviter un mal majeur, est entérinée. Et ce malheur mineur qui devient un bien[57], exprime la toute-puissance de la répression ainsi que sa justification. Ce qui, hélas, s’est affirmé continuellement au cours des phénomènes révolutionnaires. L’utilisation de la violence, de la dictature, fut envisagée en tant que mal transitoire, nécessaire et inévitable pour atteindre le bien de la libération. Même en se mobilisant pour éliminer la répression, on n’échappe pas à l’empreinte de la menace (phénomène inconscient), de celle parentale comme de celle subie par l’espèce et, donc, on rejoue. Pour “résoudre” cette inéluctabilité hommes et femmes ont, à la façon de W. Leibniz, cherché à organiser l’horreur afin de la supporter.

 

En ce qui concerne  la révolution, dés le début des années 70 j’ai affirmé que le procès révolution était terminé. Or, il a rarement été fait autant mention de la révolution qu’à partir du début de la décennie 80. Les locuteurs ont changé: ce sont les tenants du "système" en place. «Il n’est pas possible d’être simultanément secoué par une révolution énergétique, une révolution technologique, une révolution familiale, une révolution sexuelle, et une révolution dans les communications à l’échelle de la planète, sans avoir aussi à affronter  -tôt ou tard - une révolution politique potentiellement explosive.» Alvin Toffler, La troisième vague (p. 482)[58] Ici la révolution est présentée comme un phénomène pulvérisé, toutefois p. 329, l’auteur affirme : «Mais quelle que soit la terminologie utilisée, une révolution est en marche.» J’ai cité Alvin Toffler parce qu’il est probablement le plus explicite. Divers auteurs, cités dans de précédentes Gloses, produisirent un même discours. Ceci ne nous surprend pas car c’est au fond le discours de K. Marx dans le Manifeste du parti communiste, 1848. Cela incluait une importante confusion de la révolution en tant que phénomène passif, agissant hommes et femmes, s’effectuant en dépit d’eux, avec la révolution en tant que phénomène de mise en mouvement de grandes masses d’hommes et de femmes, mais où ils, elles, interviennent consciemment, volontairement, de façon individuelle ou à travers diverses organisations dont le parti. Si la révolution s’opère au sein du mouvement réel mais sans intervention consciente et en étant même non voulue, à quoi sert une révolution politique? La révolution qui abolit l’ordre des choses est « personnifiée » par la taupe, pouvant apparaître comme un agent de l’inconscient collectif. D’autre part l’insistance à mettre en évidence l’action révolutionnaire du capital peut se présenter comme une justification pour la révolution, œuvre des masses dirigées par un parti. L’idée corrélative étant qu’il faut porter le phénomène jusqu’au bout en proclamant la révolution permanente. Au fond l’idée de la nécessité d’une révolution impliquait qu’il y avait certaines insuffisances au sein du mouvement réel et qu’une intervention consciente était nécessaire, la spontanéité apparaissant comme insuffisante; intervention devant mettre fin à un état social se présentant comme irrationnel, injuste, répressif.

 

Á l’heure actuelle avec les managers, principaux théoriciens de la révolution, comme de la psychothérapie, le mouvement réel contient tout, il n’y a pas à intervenir, et l’on peut se demander si, pour eux, la meilleure thérapie ne consisterait pas en la révolution.

 

Historiquement, à des révolutions firent suite des contre-révolutions. En conséquence, les défenseurs des dominés, des opprimés, des exclus, vont-ils recourir à une contre-révolution ?[59] Dans une certaine mesure c’est ce à quoi tendent des ex-marxistes. Ne vont-ils pas prôner une régression, c’est-à-dire un retour à une période antérieure, anté-révolutionnaire, celle exaltée par les tenants du "système"? C’est possible parce que la combinatoire permet les changements de rôles, mais est-ce réalisable? En outre les conservateurs ne sont pas nécessairement des contre-révolutionnaires, car leur dynamique consiste souvent à se mettre en dehors, afin de conserver. Celle-ci a pu se rencontrer chez des révolutionnaires comme A. Bordiga pour qui il était nécessaire de conserver le programme surgi en 1848.

 

La crise financière dévoile le possible de l’amplification de la combinatoire et de l’intégration de domaines encore non encore affectés. Capital d’un côté et travail de l’autre ne sont plus des référents ni des référentiels pour que les hommes et les femmes se perçoivent et agissent dans la société-communauté actuelle en dissolution. L’argent-monnaie, l’argent-finance, dans sa dilatation met en évidence qu’en fait tout repose  sur la répression qui a besoin pour s’effectuer de détenteurs de pouvoir, de monnaie, et de démunis de pouvoir, de monnaie. Derrière la répression (comportant punitions et récompenses) s’impose le mécanisme infernal opérant à travers d’innombrables rejouements en liaison avec l’empreinte de la menace toujours opérationnelle. Le phénomène répression induit chez tout individu la propension à produire un incrément quelconque pour donner sens à sa vie, lui trouver une signification, parce que c’est dans la tension pour engendrer cet incrément que l’individu se sent vivre, alors que c’est la forme induite de la répression qu’il subit. Le phénomène est totalement isomorphe avec ce qui s’impose dans la reproduction : engendrer un enfant, c’est produire un incrément (particulièrement exalté dans l’injonction biblique "multipliez-vous") sur lequel est placé, de surcroît, une visée sotériologique: il doit sauver ses parents. Corrélativement l’individu recherche tout phénomène apte à secréter en lui une tension. D’où l’addiction aux drogues qui ne se limitent pas à ce qu’on désigne généralement par ce mot. Un exemple typique est la pratique du sport qui, en elle-même, est une drogue qui en nécessite une autre, d’où le dopage qui ne touche pas seulement les sportifs de haut niveau. La nocivité ne se limite pas aux sportifs mais touche tous les voyeurs de leur pratique[60]. « Drogage » et dopage expriment la non-acceptation de soi.

 

Être c’est s’incrémenter. Autrefois, c’était se valoriser. Rien ne pouvait se percevoir, s’appréhender s’il n’était valorisé. La valeur était donatrice de sens et de signification. Avec le capital, l’incrément est la preuve qu’on a reçu la grâce de l’existence, manifestant également la preuve de l’incertitude au monde, et l’angoisse qu’il faut conjurer. En cela l’esprit du capitalisme, selon Max Weber, se perpétue et se généralise.

 

Cette recherche de l’incrément n’est pas nouvelle, comme on a pu le voir avec les remarques de Mario di Paoli sur la rhétorique, la logique, etc., ou avec la quête, dans le passé comme à l’heure actuelle, du prestige, de la gloire, de la considération.  Mais elle se produisait en dehors de la sphère proprement économique, bien qu’elle en fut dépendante. C’était aussi une tendance incluse dans le phénomène de la valeur, comme une excroissance toujours possible. Donc ce qui prévalait c’était la simple valorisation. L’individu désirant se valoriser cherchait à se distinguer et à être reconnu dans sa distinction, voire sa séparation. Or, la dynamique de la circulation des marchandises, et donc l’effectuation du mouvement de la valeur, nécessite une dynamique de reconnaissance et de distinction.

 

La poursuite de l’incrément (expression de l’insatisfaction continue) induit la course à l’innovation, concept qui a absorbé le contenu sémantique de celui de modernisation, naguère fort employé. L’incrément dépend du futur  et donc du virtuel. Le tout nouveau est analogue au tout autre (Ganz andere) dont parla Rudolf Otto: ce qui fascine et fait peur, avec dans les deux cas la tendance à l’occultation de celle-ci grâce à un procès de rationalisation.

 

Donner un sens est une dynamique de rationalisation. Comme toujours, à cause des rejouements, elle débouche dans l’irrationalité, la confusion. Confusion d’autant plus grande que, par suite de l’opérationnalité de la combinatoire, s’impose un retour à une phase orale afin de dire et de recouvrir les maux dont pâtit l’espèce, qui s’accompagne d’un nouveau recours à la gnose afin d’accéder à la vraie vie. La plupart des psychothérapeutes sont des gnostiques. Ils nous disent vos maux découlent de vos croyances, de vos illusions; pour vous libérer vous devez acquérir la connaissance exacte de ce que vous êtes et de ce que vous devez désirer. Il en est de même des managers et des réformateurs sociaux comme Ervin Laszlo, que nous avons précédemment cité, qui affirme : «Nous sommes dirigés là où nous ne voulons pas aller », et qui se sert de la théorie du chaos  comme d’une nouvelle  gnose[61].

 

Au tout début des années 1970, j’ai théorisé l’existence d’une classe universelle: la quasi-totalité de  l’espèce humaine dominée par le capital, du fait même de la disparition pour tout homme, toute femme, de la déterminité de travailleur. « Ce qui distingue précisément le capital du rapport de domination, c'est que le travailleur lui fait face comme consommateur et porteur de valeur d’échange, sous la forme de possesseur d'argent, d’argent, de simple centre de la circulation, et devient l'un de ces centres innombrables où sa déterminité de travailleur s’évanouit (ausgelöscht)» (Grundrisse, p. 323 ; Fondements, t. I, p. 378, traduction modifiée)

 

Á l’heure actuelle se réalise quelque chose de similaire: l’ensemble des hommes et des femmes assujetti-e-s à une répression qu’ils, qu’elles dénient, à un mécanisme dont ils, elles, sont inconscient-e-s. Tout le monde est victime: "Les gens doivent bien comprendre que nous sommes tous des travailleurs contingents, expliqua un dirigeant d'ATT au cours d'une récente vague de dégraissages. Nous sommes tous victimes des temps et des lieux." (p. 83)  Mais dans des mesures différentes, et à divers moments de la vie, tout le monde est bourreau. Ce phénomène bourreau-victime est irrationnel. Selon le jargon en place, il caractérise la condition humaine qu’hommes et femmes désirent fuir, et leur fuite la réactive le plus souvent.

 

Ce monde-ci n’a pas d’avenir parce qu’il se trouve dans un au-delà. En effet tout ce qui s’est édifié au cours des millénaires qui nous précèdent s’effondre, se lézarde, tandis que la nature est détruite et que la surnature s’évanouit remplacée par le monde magique des publicitaires et des managers. En effet comme les hypostases du monde surnaturel ont, à un moment donné, envahi et inhibé le procès de vie, de même, actuellement, les diverses entités matérielles virtualisées, opérant presque comme des divinités[62], ont envahi le monde en place, et simulent un nouveau polythéisme. Cet effondrement est masqué par la résurgence de phénomènes du passé, par leur réactualisation grâce à la combinatoire qui opère de même par rapport aux événements futurs. Autrement dit, celle-ci (actualisant éternel retour et éternel recommencement), à partir de ce qui est engendré du fait de la dissolution, permet de recouvrir l’advenu. Là-dessus se greffe un procès de connaissance dédié, pour la plus grande partie, à nier la réalité : tout est déterminé fondamentalement par la répression. C’est comme si Homo sapiens se masquait sa propre perte. Ce procès de connaissance renferme en même temps une immense dimension répressive: le cosmos doit être tel qu’il est posé par la religion avec un début et une fin, ou bien tel qu’il est conçu par les savants, c’est-à-dire devant être régi par une loi universelle, et auquel on dénie toute spontanéité, alors que l’homme, la femme, sont posés en tant qu’être innovants[63].

 

Ce monde n’a pas d’avenir mais il se trouve toujours sous la menace qui, avec la crise actuelle, se manifeste de façon particulière. Elle provient  du système incontrôlable, incontrôlé, et les hommes du pouvoir, les défenseurs de celui-ci la ressentent profondément et ont peur de sa désagrégation. En revanche, ils ne sont pas menacés immédiatement par les capitalisé-e-s. Toutefois les premiers essaient tout de même de conjurer une menace effective des second-e-s, et vivent hantés de ce fait par une menace immédiate et une menace représentée, escomptée. Les second-e-s sont trop désorienté-e-s pour pouvoir réellement accéder à ce qui les menace réellement.

 

L’espèce piétine et combine avec tout ce qui est parvenu au-delà, écho d’un originel jamais effectivement perçu.

 

L’Homme de Néanderthal a peut-être disparu  parce qu’il a “refusé” de se séparer de la nature. Après des millénaires d’errance, Homo sapiens risque d’aboutir à la même fin. Vouloir le sauver serait s’engluer dans l’errance, mais on peut emprunter le chemin de libération-émergence pour qu’à partir de tous ceux, toutes celles, qui rompent avec ce monde, se réalise Homo Gemeinwesen, en retrouvant la continuité en eux, en elles, avec la nature, le cosmos, et donc avec l’éternité[64].

 

 

 

 

Fin des Gloses

 

 

 

CAMATTE Jacques

 

Achevé en Février 2009

 

 



[1] Dans le cadre de cet enfermement on peut préciser que la première sphère est celle où peut se réaliser un solipsisme, la seconde est celle où le hasard peut se manifester et donc permettre d’échapper à ce dernier.

 

[2]  On assiste à une vaste substitution de concepts comme il en est question dans 1984 de G. Orwell. Ainsi on tend à ne plus parler de capitalisme mais d’économie de marché.

 

[3]  Fénelon fait dire à Homère: « Les muses seules peuvent immortaliser les grandes actions ». Et, en note, il cite Horace : Le monde avant Atride eut des guerriers célèbres ;/ Mais leur nom s’est perdu dans la nuit des ténèbres,/ Aucun fils d’Apollon ne l’ayant publié. » Cf. p. 25, Librairie Ch. Delagrave, onzième édition.

 

Ce Dialogue entre Achille et Homère (entre homme d’action et homme de « rédaction ») est un cas particulier de celui entre le geste et la parole exposé par A. Leroi-Gourhan. Il évoque également l’approche du réel par Jorge Luis Borges, pour qui il semblerait que celui-ci, incluant ce qui est possible et réalisé, et ce qui aurait pu l’être, se trouverait dans une bibliothèque, un temple du récit. Peut-être qu'Homo sapiens, ne parvenant effectivement pas à vivre se réalise conte récit ou conte numérisé (le compte). (note 2009)

 

[4] Edition La découverte/Poche, Paris 1997. Ph. Breton analyse les ouvrages de N. Wiener: Cybernetics or Control and  Communication in the Animal and the  Machine, Librairie Hermann et Cie, Paris, 1948; Cybernétique et société, Deux Rives, Paris, 1952, dont le titre anglais est: The Human use of Human Beings. Il existe une autre édition française de ce livre, celle de 10/18 qui parut en 1962.

       Raymond Ruyer publia aux éditions Flammarion, en 1954 La cybernétique et l’origine de l’information. Il est très critique en ce qui concerne particulièrement le concept d’information et son origine présentés par N. Wiener.

 

[5] C'est-à-dire de 1914 à 1945.

 

[6] «L’information est d’une part, un produit d’un procès bien matériel, d’autre part, un intermédiaire entre les divers pouvoirs au sein de la communauté, pouvoirs qui ne se localisent pas uniquement en l’État, d’où leur insaisissabilité. (…) L’information est l’imagination mécanique. Le computer engloberait tous les possibles existentiels et donc l’imagination humaine elle-même.» La séparation nécessaire et l’immense refus, 1986.

 

[7] « Le scientifique, dans cette perspective, a la responsabilité première de ce combat ». (p. 35)

 

[8] Comme l'a théorisé A. Koestler (cf. par exemple, Janus) en reprenant des données de John C .Eccles (particulièrement Évolution du cerveau et création de la conscience -Á la recherche de la vraie nature), ou, avec des déterminations diverses, A.Bourguignon, L’homme imprévu - Histoire naturelle de l’homme-1 et L’homme fou - Histoire naturelle de l’homme -2, Ed, PUF, Paris, 1989 On peut trouver une thématique similaire mais où les insuffisances humaines sont surtout mises en relation avec une néoténie supposée de l’espèce dans le livre de Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes - De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu. En revanche pour Michel Onfray : « Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes », p. 42 de son Traité d’athéologie, Livre de Poche (Grasset)

 

[9] Voir Glossaire dans Documents  sur le site Revue Invariance.

 

[10] Science et Vie, n° 1 019, août 2002, p. 60

 

[11] Idem, p. 64

 

[12] D’où le possible de l’introjection de divers spectacles, de diverses entités et le déploiement d’un body-art.

 

 

[13]  J’ai noté l’importance de la nostalgie en ce qui concerne le phénomène de Mai-Juin 1968, mais on peut le constater aussi pour d’autres mouvements révolutionnaires. Le livre de Dolf Oehler, Le spleen contre l’oubli – Juin 1848 – Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen (Ein Höllensturz der alten Welt) Ed. Payot, Paris, 1996 est un exposé remarquable de ce phénomène. Dans ce livre il est beaucoup question de spleen, de mélancolie, qui ont grandement à voir avec la nostalgie. La fraternisation de Juin 1848 était l’affirmation d’un contenu nostalgique, pouvant apparaître comme utopique. Les massacres qui s’en suivirent provoquèrent un énorme traumatisme engendreur d’une réactivation de la nostalgie.

 

[14] Elle semblerait également être une bonne indicatrice de phénomènes économiques. Sur Internet à http://new.fr.music.yahoo.com/blogs/avatars de stars/13446/beyonce-responsable-de -la-crise, on peut lire ceci : « Selon une étude très sérieuse, réalisée par Phil. Maymin (et reprise dans le très remarquable quotidien  anglais The Guardian) professeur de finance à l’université de New-York, plus le rythme des chansons en tête du classement  des ventes est régulier, plus le marché connaît des mouvements importants.

…Selon Maymim, "Si le rythme est conitnu, peu importe qu’il soit rapide ou lent, s’il reste le même, le marché peut s’affoler. Ce sont les variations, présentes ou non, qui signalent la volatilité du marché. " Ainsi un morceau comme "Take on me" du groupe norvégien A-Ha (…) était en tête du Billboard lors du krach boursier de 1985. De la même manière, des chansons aux rythmiques plus complexes étaeient en tête des ventes lorsque le marché était stable.

   Beyoncé, actuelle numéro 1 des ventes aux Etats-Unis avec son "Single Ladies" (…), aurait-elle prédit le marasme financier actuel à cause du rythme trop régulier de son tube ? »

La musique compenserait-elle les déséquilibres du système ?

 

[15] Philippe Breton, o.c. p. 12.

 

[16]  Les gens de ce monde peuvent difficilement se passer de l’ennemi. Christian Salmon nous dit que le but des scénarios de la guerre virtuelle «est moins l’annihilation de l’ennemi que sa construction mythique.» p. 166 Dans tous les cas, cette dynamique n’est pas totalement nouvelle. C’est celle de trouver l’ennemi qui peut nous valoriser. De même la propagande étasunienne a constamment surévalué la puissance de l’URSS pour s’exalter elle-même. Le poète l’avait bien dit : Á vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Ce qui retentit sur le poète lui-même qui veut glorifier l’exceptionnel.

 

[17] Albert Bressand, Catherine Distler Le prochain monde, Réseaupolis, Ed. Seuil, Paris 1985.

 

[18] «C’est parce que l’homme a des comportements irrationnels que les technologies de traitement de l’information seraient l’occasion d’une véritable “révolution”». (p. 97)

 

[19] «De la même façon l’analyse implicite de von Neumann, notamment à travers la théorie des jeux, consiste à dénier aux hommes politiques la capacité à diriger rationnellement la société. » (pp. 106-107) Cf. aussi : « L’informaticien J.W. Forrester affirma “les sociétés humaines sont désormais trop complexes pour être dirigées par des hommes”». (p. 108)

 

[20] Ceci concerne désormais tous les domaines. La guerre hors limites de Qiao Lang et Wang Xiangsui, Ed. Rivages Poche, 2003 ; 1999 pour l’édition chinoise.

 

[21] qui évoque une autre injonction célèbre prononcée au XIX° siècle: enrichissez-vous !

 

[22] La citation est extraite de Cybernétique et société. Ph. Breton a souligné le mot seulement (cf. o.c, p. 35).

 

[23] Voir par exemple Adam Smith qui écrivit Théorie des sentiments moraux, Ed.quadrige/puf, Paris, 1999. Il s’agit d’une psychologie et d’une philosophie morales. On peut considérer cette œuvre comme une éthique, un traité de répression bien tempéré. Ainsi la première partie s’intitule De la convenance de l’action et le premier chapitre De la sympathie. Or, on peut dire que la sympathie est à la base de la confiance sans laquelle le phénomène économique ne peut pas se déployer.

     «Un très jeune enfant n’a aucune maîtrise de soi ; quelles que soient ses émotions, la crainte, la peine ou la colère, il essaie toujours d’attirer autant qu’il le peut, par la violence de ses cris, l’attention de sa nourrice ou de ses parents. Tant qu’il demeure sous la garde de ces protecteurs partiaux, la colère est la première et peut-être le seule passion qu’ils lui apprennent à modérer. Ils sont souvent obligés, pour leur propre bien-être, de contenir son tempérament en l’effrayant par des grondements et la menace ; et la passion qui incite l’enfant à attaquer est contenue par la passion qui lui apprend à se soucier de sa sûreté. (…) Il entre ainsi (ultérieurement, n.d.r) dans la grand école de la maîtrise de soi, il étudie pour devenir de plus en plus maître de lui-même, et commence à exercer sur ses propres sentiments une discipline que la plus longue des existences suffit très rarement pour conduire à une perfection complète». (p. 208)

    La répression s’exprime avant tout sur l’enfant. Elle est un procès toujours continué car la perfection est inaccessible (on demeure toujours un enfant). Il faut le réprimer afin qu’il s’autoréprime: maîtrise de soi. Le pourquoi de sa manifestation initiale n’est pas envisagé.

 

[24] Pline l’Ancien, La vertu des arbres, Ed. Arléa, Paris, 1995, pp.29-30.

 

[25] Cette magnifique citation m’a été fournie, il y a quelques années, par François Bochet. Je l'ai déjà utilisée dans  Invariance, série IV, n°8.

 

[26] Un peuple de fauves, Ed. Stock, 1973. Ce livre a été ultérieurement réédité chez Plon dans la collection «Terre humaine».Le titre anglais est The mountain people. Or, Colin Turnbull nous dit : « Je fais allusion ici au terme par lequel les Iks se différencient de certains peuples (…) Ce terme est Kwarikik, le “peuple de la montagne“. Tous les Iks habitent dans les montagnes, et c’est ce fait qui est le plus puissant obstacle à toute tentative administrative de les faire s’installer ailleurs: ils préfèrent mourir de faim et de soif plutôt que de quitter leurs montagnes. » (p. 152)

 

[27] «Il ne faut donc pas s’étonner si la mère rejette son enfant lorsqu’il a trois ans. Elle l’a nourri au sein, de mauvais gré, et s’est occupée de lui pendant trois longues années; désormais, il n’a qu’à se débrouiller. Avant qu’il ne sache marcher, elle le porte sur son dos, attaché par une lanière de cuir. Lorsqu’elle s’arrête quelque part, à un trou d’eau ou dans son champ, elle détache cette lanière et laisse littéralement le bébé tomber par terre, en riant s’il se fait mal, comme je l’ai vu faire plus d’une fois à Bila ou à Matsui; puis elle vaque à ses occupations sans plus s’occuper de lui, souhaitant presque qu’un prédateur l’en débarrassera.
         Un tel abandon s’est produit alors que j’étais à Pirré, et la mère en fut ravie; elle était débarrassée de son enfant; elle n’aurait plus à le porter et à le nourrir, et en outre cela signifiait qu’il y avait dans les parages un léopard qui serait plus facile à tuer lorsqu’il dormirait après avoir mangé l’enfant. Les hommes se mirent en route, trouvèrent effectivement le léopard endormi (il avait mangé l’enfant, sauf une partie du crâne), le tuèrent, le firent cuire et le mangèrent, enfant compris.» Colin Turnbull, o.c, pp. 126-127

 

       Mais de nos jours, en Inde :

   « Autrefois membres respectés (les personnes âgées, n.d.r) de la cellule familiale, ils sont devenus un fardeau et sont abandonnés. En 2007, une femme  de 75 ans a été déposée par sa famille  dans une décharge publique de la banlieue d’Erode, dans le sud du pays. Quelques mois plus tôt, à Hyderabad, un malade du cancer a été sauvé de justesse alors qu’il allait être incinéré vivant par sa famille qui ne voulait plus payer son traitement contre la maladie. » Julien Bouissou, Les vieux Indiens livrés à eux-mêmes, article de Le Monde, vendredi 23 janvier 2009.

 

    Et, en retournant en l’Afrique: «Pour sa part, Gérard Prunier précise: “Les politiciens avaient bien sûr des raisons politiques de tuer. Mais si de simples paysans dans leur ingo (entourage familial) ont poursuivi le génocide  avec un tel acharnement, c’est qu’une réduction de la population, pensaient-ils sans doute, ne pourrait que profiter aux survivants.” (Je cite le fort ouvrage Rwanda, le génocide, Paris, Dagorno, 1997, p.13) » Jared Diamond, Effondrement - Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Ed. Gallimard, Paris 2006.

 

[28] Edition La Découverte

 

[29] Ils ne transmettaient pas uniquement cela, mais également la spéciose, la répression; D’autre part le mythe du prolétariat, celui de la révolution, bien qu’orientés vers le futur opèrent dans la même dynamique. Dans ce cas le terme de mythe s’est imposé par une analogie quelque peu réductrice.

 

De grands récits, souvent d’une plus grande ampleur, ont été également produits ailleurs qu’en Occident : le Ramayana et le Mahabharatha, en Inde par exemple.

 

[30] Cette phase est bien mise en évidence par Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Edition Gallimard, 1999. F. Cusset à la fin de son livre : La décennie – Le cauchemar des années 1980, Ed. La Découverte, Paris, 2006, en parle également.  De même Ph. Breton dans l’ouvrage que nous avons utilisé. On peut consulter également Les métamorphoses de la question sociale, Ed. Fayard, 1995, de Robert Castel, mais aussi, pour l’arrière-fond historique Naissance du chômeur 1880-1910, Ed. Albin Michel, 1994, de Christian Topalov, ainsi que La grande transformation,  Ed. Gallimard, Paris, 1983  de Karl Polanyi. Plus en rapport avec l’actualité, Trois leçons sur la société post-industrielle, Ed. Seuil et la République des idées, 2006 de Daniel Cohen. Enfin signalons dans Les Essentiels d’Universalis nouvelle thématique dans le thème histoire, volume 2, l’article Capitalisme  de Patrick Verley. Il s’agit en fait d’une mise au point au sujet du rapport de celui-ci à l’économie de marché, expression qui tend à le remplacer. On a un escamotage du capital, ce qui correspond à sa mort potentielle, voire effective; il est dilué dans le marché, dans la circulation. Les temps changent comme dit le dicton. Dans l’édition de 1968 de l’Encyclopédie Universalis, l’article Capitalisme fut écrit par le trotskyste Ernest Mandel pour qui le capitalisme était bien vivant. La toute puissance du marché et la combinatoire permettent de parler de Le communisme de marché - De l’utopie marxiste à l’utopie mondialiste, Ed. L’Age D’Homme, Lausanne, 2000, de Flora Montcorbier. Le concept d’utopie prend de nos jours un sens de plus en plus étendu pour en finir à désigner tout ce qui est désiré mais non réalisable.

 

[31] Plus je pense à la religion et plus je la perçois comme constituant un vaste récit, une sorte de roman familial à l'échelle de vastes regroupements d'hommes et de femmes; récit qui les fonde, les sécurise, donne sens à leur vie (expression selon moi de la perte de sécurité, de la continuité, etc.), les protège, les console et recouvre tout, laissant intacts l’ensemble du devenir répressif et leur immense souffrance. Elle est la répression et son masquage. Mais, hommes et femmes ne se réduisent pas au contenu religieux qu'ils, qu’elles, véhiculent.

    L’œuvre de Mircea Eliade, particulièrement son livre : Histoires des croyances et des idées religieuses, Ed. Payot, Paris, 1976 pour le premier volume, fournit d’immenses matériaux pour nourrir cette pensée.

      Toutefois: « Dans le monde occidental où le grand récit  a largement disparu, les mondes virtuels peuvent médiatiser la recherche d’identité et de spiritualité, conclut-il. » World of Warcraft, monde spirituel de Laurent Checola,

http://playtime.blog.lemonde.fr/2009.02/06/world-of-warcraft-monde-spirituel/. La citation est de Theo Zydweld, auteur de Cyberpilgrims. Ces cyberpilgrims ne sont-ils pas à la recherche du cybertelling ?

 

[32], Fondements de la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, Paris 1967, t.1, p.199; Grundrisse, Ed. Dietz Verlage, Berlin, 1953, p. 164.

 

[33] Agar-Agar, n°3, 1971, p. 39.

 

[34] Idem, p.38. En complémentarité je soumets ceci de Ph. Breton, La parole manipulée, Ed. La découverte/Poche, 2000: « Ayant ainsi libéré la parole, les Grecs se rendirent compte qu’ils n’avaient pas pour autant  purgé de toute violence le nouvel espace public inauguré. Celle-ci fait en effet retour au sein même de la parole, alternative à la violence physique, certes, mais à la violence symbolique qui peut encore s’exercer en son sein. Démagogues, manipulateurs, sorciers du verbe envahissent l’espace public ». (p. 36) En plus du dit immédiat, il est bon de remarque que l’on a toujours la même dynamique : il y a un essai de déjouer ou de conjurer mais, en définitive, s’impose le rejouement. L’auteur insiste sur le fait que la parole est utilisée fondamentalement pou convaincre. Or convaincre implique plus ou moins réprimer. En outre il se pose la question de savoir si elle n’est pas le « fruit d’une régression ? » (p.30), liée à la  perte des formidables capacités de traitement de l’information  dont dispose l’animal… » (p.30). (…) Ainsi l’homme …Inventerait  une parole en perpétuelle recherche de son adéquation avec le réel. Privé  d’un rapport informationnel fiable avec le monde, celui qui cesse de ce fait d’être un animal est conduit à reconstruire, en lui donnant du sens cet écart permanent, cette distance perpétuelle au monde. »  (p.31) Autrement la séparation d’avec la nature fonde la recherche du sens que nous retrouvons dans la thématique du sens de la vie.

 

   Dans un autre registre, mais signalant également la répression voici une citation de Jean-Marie Le Clézio extraite de Les Géants et trouvée dans Le prochain Monde, d’Albert Bressand, Catherine Distler, Ed. Seuil, 1985, p. 27: « Le langage des Maîtres ne veut pas communiquer. Il n’est pas fait pour être parlé, ni entendu. C’est un langage qui dévore des informations et donne des ordres.».D’une certaine façon c’est ce qui s’impose à l’heure actuelle où mots et récits sont imposés, et sont renouvelés, même s’ils n’ont pas été réellement consommés.

 

   En revanche dans les anciennes communautés la parole a bien une fonction de maintien de la continuité. Les palabres interminables visaient à ce que tout ce qui pouvait l’enrayer soit éliminé. Les gens civilisés qui sont entrés en contact avec ces pratiques les ont dénigrées, comme productions de gens arriérés, et comme perte de temps. Ces civilisés, parasités par la hantise de celui-ci, préfèrent la dictature de la majorité (même si celle-ci est minime) à l’unanimité, expression de la continuité ; unanimité qui ne présuppose aucune uniformisation.

 

D’innombrables livres exposent l’essentialité de la parole. Je signale seulement L’homme de parole de Claude  Hagège et Le geste et la parole de André Leroi-Gourhan.

     Une intense activité se déploie autour de la parole, parlée ou écrite : codage, décodage, déchiffrage, brouillage, protection du discours oral, etc. Dans sa biographie d’Alan Turing, Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Ed. Payot, Paris, 1988, fournit beaucoup de renseignements sur ces questions. En même temps ce livre révèle bien à quel point hommes et femmes rejouent la menace.

 

[35] Dans son étude, Mario di Paoli cite plusieurs fois l’ouvrage de Th. Adorno et M. Horkheimer  Dialektik der Aufklärung  (Dialectique de l’illuminisme) ainsi que J.P. Vernant. Le rapport entre mouvement économico-social, particulièrement le mouvement de la valeur, et la représentation chez les grecs, a été abordé par divers auteurs auxquels j’ai fait référence dans divers autres articles.

 

[36]  Ed. Poche. Odile Jacob, pp. 113-114. Ce titre, un bel oxymoron, révèle magnifiquement la spéciose-ontose.

 

[37] Cité par O. Maurel dans son livre La fessée, auquel nous avons déjà eu l’occasion de faire référence.

 

[38] "Ainsi le vocabulaire et l'esprit du management des années 1990 étaient-ils imprégnés des revendications des étudiants de Mai 68 contre une société jugée trop matérialiste, des valeurs du mouvement (l'imagination, l'autonomie,; l'authenticité…) et même certains de ses slogans. Ainsi du prémonitoire et trop méconnu: "Cache-toi, objet!" Ou encore de l'injonction devenue, trente ans après, un cliché de marketing; "Êtes-vous des consommateurs ou bien des participants?" Storytelling, p.30

 

[39] "La société du rêve montre comment une culture de la consommation comme la nôtre raconte des histoires à travers les produits que nous achetons, les transports, les loisirs, les vacances, l'intérieur de nos maisons. (…) Dans la société du rêve, notre travail sera dirigé par des histoires et des émotions." Citation, p.40, de Rolf Jensen : The dream society. How the Coming shift from Information to Imagination Will Trnsform Your Business. Donc ce n'est pas nous qui faisons l'histoire : nous sommes dépendants.

 

[40] En note, Christian Salmon nous indique la référence: Ron Suskind, Without a doubt, faith, certainty and the presidency of George W. Bush, in The new York Times, 17 octobre 2004

 

[41] L’imposition du silence et d’un comportement donné où la mobilité est grandement réduite, a des conséquences négatives énormes sur la vie des hommes et des femmes, surtout au stade de l’enfance. En effet, marcher, parler et penser se déploient synergiquement, permettant la rayonnance de tout individu. Comme toujours avec la répression le résultat est la mise en dépendance.

 

[42] Jean Baudrillard, La société de consommation- ses mythes, ses structures.  Ed. Gallimard (collection idées), 1974, mais la première édition chez P. Denoël date de 1970. On eut auparavant La société du Spectacle de G. Debord. Ensuite s’imposèrent la société de l’information, de la communication, du rêve, libérale, despotique, utopique, etc. Cette multiplication de déterminations de la société manifeste la difficulté à saisir le réel du vécu des hommes et des femmes.

      Citons ceci, syntone avec storytelling. «La consommation est un mythe. C’est-à-dire que c’est une parole de la société contemporaine sur elle-même, c’est la façon dont notre société se parle.» (p. 311) «Notre société se pense et se parle comme société de consommation. Au moins autant qu’elle consomme, elle se consomme en tant que société de consommation en idée. La publicité est le péan triomphal de cette idée. »(p. 312)

   L’étude de la société est insuffisante pur opérer une investigation complète de ce monde.

 

[43] Ed. Spartacus, Ce livre comprend des textes de 1966, 1970,1972 et 1976 pour la préface. Le thème de l’autonomisation a été également traité avec L’échappement du capital. En ce qui concerne une approche plus phénoménologique voir La séparation nécessaire et l’immense refus. L’autonomisation du capital, son anthropomorphose, nous ont conduit souvent, à notre corps défendant, à l’élever au rang d’une hypostase. Or le capital ne produit rien, ne fait rien ; ce sont les capitalistes, hommes et femmes, et les capitalisé-e-s, qui opèrent et, par leurs opérations, perpétuent ce qui est dénommé capital.

 

[44] Dennis Meadows et al  Halte à la croissance ? Ed. Fayard, Paris, 1972. Deux ans après parut : Stratégie pour demain - 2eRapport au Club de Rome, Ed. Seuil, Paris 1974, de Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel

 

[45] Amadeo Bordiga Espèce humaine et croûte terrestre, Ed. pbp, Paris 1978, contenant divers articles  dont celui qui a donné son titre au livre qui date de 1952, Homicide des morts, 1951, Politique et « construction », 1952, Espace contre ciment, 1953, etc. De ce dernier citons : « Comme aujourd’hui les livres disent que “nous sommes” 2 500 millions, nous les animalcules humaines qui fourrons  notre nez partout, il est clair qu’en moyenne notre espèce  dispose d’un kilomètre carré pour vingt de ses membres » (p. 145) A l’heure actuelle nous sommes plus de 60. Et l’incrémentation se poursuit. En 1971, Paul Ehrlich publia La bombe P - 7 milliards d’hommes en l’an 2 000, Ed. Fayard/ Les amis de la terre. Tout a été dit sur la catastrophe à venir, plaçant tous ceux qui actuellement avertissent leurs semblables, dans la situation du prophète de l’histoire que nous avons rapportée.

 

[46] Je ne retrouve plus l’article où ceci fut affirmé, ni le nom de l’auteur.

 

[47] Cf. note 29.

 

[48] Ceci est la traduction du titre de l’édition italienne : Ed. URRA, Milan 2007. Le titre original est Chaos Point et sa parution est de 2006. L’auteur ajoute ceci après la citation que nous reportons: «Il apparaît significatif le fait qui ne résulte pas forcément d’un hasard , que le Point du Chaos, l’année 2012, coïncide avec la date prévue dans le calendrier de la civilisation maya pour la fin de « l’ère du jaguar… ». Dans les deux cas, nous sommes en présence de la menace.

    Á propos de menace et de l’effondrement dont il est question dans la citation, indiquons à nouveau le livre de Jared Diamond, l’Effondrement. Dans un livre paru en 1975 aux Éditions Gallimard/Juliard, dans la collection Archives, L’an 2 000, présenté par André-Clément Decouflé, l’auteur, à propos de divination, de prophétie, de futurologie, révèle la multiplicité des menaces qui affectent l’espèce ; menaces généralement placées en des moments précis du futur, comme l’an 2 000, l’an 3 000, l’an 4 000, ce qui est une expression particulièrement puissante de l’enfermement dans le temps. «Qu’est-ce, après tout, que la fin du monde ? Rien d’autre que l’histoire à refaire. D’autres diraient : à recommencer.» (p. 195)

 

    Même dans un lointain avenir, comme nous le présente Raymond Ruyer, la répression ne disparaîtra pas, impliquant la pérennité d’une menace: «Les peuples long-vivants auront de fortes croyances. Ces croyances seront inculquées dés la première enfance sans discussion, et avant toute discussion possible, inculquées et “imprimées”.» Les cent prochains siècles - Le destin historique de l’homme selon la Nouvelle Gnose américaine, Ed. Fayard, Paris, 1977. La menace persiste et se trouve présentifiée par les enfants qu’il faut dresser: rejouement continuel.

 

[49] Cette distinction met en évidence que tout est vécu de façon séparée, et l’on peut trouver cette dualité dans l’individu, avec un moi fictif (imaginé, symbolique, irréel) et un moi réel, comme l’a montré, en particulier, Arthur Janov.

 

[50] Toutefois, dans certains cas, le terme peut être adéquat, lors de phénomènes de grande crise économico-sociale et, alors on a bien régénération des types fondamentaux qu’engendre la répression.

 

   Dans Capital et Gemeinsesen  (pp. 197-213), j’ai exposé en quoi l’utilisation du bon de travail pouvait permettre d’en finir avec le phénomène de la valeur.

 

[51] À ce propos ils citent Oscar Wilde The soul of Man under socialism : «Une carte du monde qui n’inclut pas l’Utopie ne mérite pas même un regard car elle néglige la seule contrée à laquelle l’Humanité aborde toujours avant de retendre ses voiles à la recherche d’une terre meilleure encore ».

 

[52] Que nous avons exposée, au départ, dans l’étude du rapport du capital à l’agriculture dans La révolution communiste: thèses de travail, n° 6 d’Invariance, série I, 1969. Cette affirmation est en filiation directe avec les thèses d’A. Bordiga indiquées à la note 34, ainsi qu’avec celle, fondamentale, que plus le capital pénètre dans l’agriculture, plus l’humanité risque de connaître la famine (cf. Jamais la marchandise n’ôtera la faim à l’homme). Tout cela bien avant que l’agriculture en vienne à nourrir les machines et non les hommes et les femmes.

 

[53] « L’axiome de l’économie politique classique est la mobilité de la force de travail et la fluidité du capital. » Karl. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Ed. 10/18, Paris, 1971, p. 182.

 

[54] Formule publicitaire du réseau bancaire Citicor. (cf. Le prochain Monde, p. 179).

 

[55] Le but tendanciel est de créer une langue telle qu’elle conduise ses locuteurs à modifier totalement leur comportement. Un tel projet a été exposé par Ian Watson dans son livre L’enchâssement, Ed. Calmann-Lévy, 1974. Il ne s’agit plus seulement, comme dans la Genèse, d’une parole en tant que créatrice d’une réalité, mais en tant que modificatrice de la représentation du réel, afin que ce soit cette représentation qui devienne le réel. Ceci est très voisin de la rédaction de récits d’un certain futur afin de donner consistance à ce qui se produit dans le présent, et en faire un événement. Autrement dit une projection dans le futur greffée ensuite dans l’actualité, un détournement du présent.

    1984 de G.Orwell se place dans la même dynamique et apparaît comme l’utopie de la modification intégrale, grâce non seulement à la manipulation de la langue, mais à la réduction extrême de son champ d’appréhension, expression. Toutefois l’opération ne peut réussir que si simultanément la réalité elle-même est réduite, sinon la possibilité demeure de réinventer des mots.

 

[56] À son sujet voir Jon Elster Leibniz et la formation de l’esprit du capitalisme, Ed. Aubier Montaigne, Paris, 1975 L’idée d’harmonie préétablie est tout à fait compatible avec la combinatoire, c’est la mystification du mécanisme infernal. C’est la justification d’une implacabilité contre laquelle on ne peut rien. Par là W. Leibniz se pose en tant que théoricien de l’accommodement, du recouvrement.

 

[57] Pages 168-169 de Storytelling, C. Salmon rapporte que Antonin Scalia, «juge suprême à la cour des Etats-Unis (…) a justifié l’usage de la torture en se fondant non pas sur l’analyse de textes juridiques, mais sur l’exemple de Jack Bauer» héros d’une série télévisée qui «sauve la Californie d’une attaque nucléaire grâce à des informations obtenues au cours d’“interrogatoires musclés” ». La torture devient un bien.

Notons: «Pour Leibniz il ne s’agit pas d’expliquer causalement la genèse du mal, mais de lui donner un sens ». (p. 207) Si on recouvre trop, on ne trouve plus de sens !

 

[58] Ed. Denoël, Paris 1980. L’auteur signale dans le cours de son ouvrage qu’il fut marxiste dans sa jeunesse. De même les partisans de la révolution conservatrice actuelle aux USA furent en grande partie des trotskystes.

 

[59] D’autre part les révolutionnaires ne sont pas à l’abri de la contestation. "Phénomène paradoxal: plus une marque s'identifiait à des valeurs de transgression, plus elle était contestée. Ce fut le cas de Nike ». (p. 26)  Derrière la transgression il y avait l’exploitation des enfants.  Et Christian Salmon nous dit : "Á l'intérieur d'une marque, il y avait des histoires, et c'étaient de sales histoires…" (p. 31). Cela induisit Nike à se fabriquer une autre histoire. En même temps cela nous dit que la plupart du temps il y a un gouffre entre ce qui est théorisé et ce qui est effectué et cela vaut pour tout le monde, tant qu’on est infesté par l’ontose.

 

[60] Marcel Perelman, dans son livre, Le sport Barbare. Sous-titre: Critique d'un fléau mondial. Ed. Michalon, Paris, 2008, met bien en évidence toute l’horreur du sport et son absurdité.

      L’importance universelle du sport devrait conduire à un changement de calendrier, valable pour l’espèce entière, en retournant à celui des anciens grecs dont l’événement origine était la première olympiade en 776 avant notre ère. En conséquence, les jeux de Pékin eurent lieu en 2 784! Dans le domaine du temps aussi la combinatoire est opérationnelle. Notons enfin que le sport fournit des “exemples” pour les psychothérapeutes (cf. coach et coaching), tandis que les installations sportives, les stades par exemple, peuvent servir de lieux où entasser ceux qu’on réprime, ou bien de lieux où célébrer la messe. 

 

 

[61] La citation est tirée de Le point du Chaos, page XXV.  Avec une base et une perspective différentes, Raymond Ruyer nous présente une gnose qui apparaît comme ayant fondamentalement une vertu apotropaïque, permettant une certaine distanciation vis-à-vis de ce monde: La gnose de Princeton, Ed. Fayard, Paris, 1974 (la Préface et les Commentaires datent de 1977).

 

[62].Comme les anciennes elles sont également objet de dévotion. Mais nous sommes aussi marqués par elles. Il est pratiquement impossible de se procurer  des vêtements, des chaussures, etc. non affectés d’une indication de la marque, parfois sous forme de slogans, signalant que nous sommes leurs esclaves, leurs choses.

 

[63] D’ailleurs depuis le début des années 1980 se manifeste un fort désir d’aller au-delà. Au-delà des sens de l’Homo sapiens, Ed. érés, Au-delà du cerveau, Ed. Mazarine, 1982 (1981 pour l’édition originale), de Robert Jastrow. Le spatiopihèque - Vers une mutation de l’homme dans l’espace, ED. Le Mail-Radio France, 1987, livre constitué de 11 chapitres rédigés par 11 auteurs. L’homme mutant, Ed. Robert Laffont, 1989 de Robert Clarke qui renferme tous les fantasmes scientifiques ainsi que la menace qui est perçue jusque dans un lointain avenir de 5 milliards d’années avec la mort du soleil. Le cerveau planétaire, Ed. Olivier Orban, 1986, de Joël de Rosnay. Le début du livre suffit à nous faire comprendre que l’au-delà est le territoire de la réduction où l’horreur est conservée. «Nous sommes les neurones de la terre: les cellules d’un cerveau en formation aux dimensions de la planète. Malgré nos luttes, et nos haines, malgré l’abîme de nos divergences nous participons tous, consciemment ou inconsciemment à cette construction dont dépend notre destin. » (p. 11) C’est une dynamique similaire que propose R. Jastrow en nous invitant à « créer un cerveau qui combinera le savoir de l’esprit humain et la puissance de la machine… ». (p. 213) Encore une fois la solution est dans le combinisme. C’est avec l’informatique que Nicholas Negroponte veut réaliser cet au-delà.  Pour lui tout doit être digitalisé, dans son discours les bits remplacent les gênes et les mêmes des biologistes et de tous ceux qui sont fascinés par la génétique.

 

 

[64]  Dans ce devenir ce qui est déterminant ce n’est pas la religion, l’art, la science, les récits divers, la société, l’économie ou la politique, mais les relations entre hommes, femmes, leur procès de vie concret, immédiat et global, non séparé de celui du reste de la nature, leur dynamique psychique.

 

 


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