GLOSES
EN MARGE D’UNE RÉALITÉ
x
Les Gloses
en marge d'une réalité ont été rédigées en tenant compte, en
particulier,
de la mort potentielle du capital. Or de 1983, début de leur rédaction,
à nos
jours, la mort potentielle s'est muée en mort effective, même si la
forme
capitaliste perdure, particulièrement au travers de la détermination
financière
qui est le remacke-rejouement du phénomène qui s'imposa lors de la
tendance à
l'autonomisation de la valeur avec la monnaie universelle, tant sous
l'empire
romain que lors de la dissolution du mode de production féodal,
approximativement
du XIV° siècle au XVI°.
Il y a donc fin
d'une réalité précise, déterminée par le devenir du capital. En
conséquence
plus de gloses possibles, à moins de clarifier quelle est l'autre
réalité qui
s'impose, en laissant de côté que, peut-être, ce à quoi nous avons
affaire est
une virtualité. Toutefois la fin des gloses dérive aussi d'autres
considérations. Elles signalaient une approche pour pouvoir coexister
avec le
monde en place, sans être affecté, voire infesté, par lui. Mais cette
dynamique
était grosse d'une autonomisation en rapport avec l'édification d'un
comportement de spectateur engendrant une relation aux autres, ceux de
ce
monde, où ceux-ci sont plus ou moins posés abstraitement (du fait de
l'en
dehors) et l'édification d'une instance jugeante, d'autant plus que ces
gloses
avaient une certaine vertu apotropaïque. Enfin en se focalisant sur le
monde du
capital, même posé extérieur, on pouvait glisser à la dépendance
directe ou
indirecte: l'analyse de son devenir pouvant inhiber la perception d'un
autre
émergeant en son sein. Enfin s'impose à moi l'idée que tout a été dit,
que
toute l'horreur du monde a été signifiée et dénoncée, et qu'il n'y a
plus à
gloser. Ce sera un fil conducteur dans l'exposé de ce final. En outre
pour
qu'il soit le plus explicite possible il convient de préciser en
fonction de
quoi il s'opère en même temps que nous signalerons
ce à quoi nous sommes parvenus.
Dans Gloses
en marge d’une
réalité VII je donnais les indications suivantes:
"Dans la
présentation de
la rubrique Gloses en marge d’une réalité I,
rédigée en juillet 1983, j’écrivis
ceci: “Afin de
faciliter le déchiffrage
de ces gloses j’indique en fonction de quoi, principalement et pour le
moment,
elles vont être rédigées :
– réalisation de la communauté
capital à l’échelle mondiale et les
différentes modalités de refus de la voie occidentale, donc de la
dynamique du
capital ;
– réalisation de la mort
potentielle du capital, en Occident ;
– le deuxième ébranlement de notre
siècle au cours des années 60 et ses conséquences au niveau de
la représentation ;
– le règne de la représentation
autonomisée.”
Aujourd’hui, je dois
ajouter que je tiens compte également du phénomène de la
spéciose-ontose et de
la dynamique de libération-émergence.
Á cela je dois
adjoindre ce que j'ai exposé dans Gloses VIII: fin du capital et échec
de la
sortie de la nature et du recouvrement favorisant le dévoilement de la
spéciose; réaffirmation de la menace. Ceci fut plus illustré dans Gloses
en
marge d’une réalité. IX, en tenant compte également de
la question
de la régression et de la dégénérescence de l'espèce.
Mais pour ce
final d'autres données sont encore essentielles, qui entrent dans la
constitution de la spéciose. Elles seront simplement affirmées; leur
fondation
démonstration se fera ultérieurement:
- Sans le langage verbal Homo
sapiens n'aurait
pas pu subsister.
- Confusion dans tous les
concepts en rapport
fondamentalement au fait que tous les phénomènes onto-spéciosiques se
greffent sur
des phénomènes naturels; dérivent de détournements. Un exemple des plus
pertinents concerne ce que vise le concept de libération.
Le procès de
connaissance a fondé Homo sapiens. Sa dissolution en cours signale le
possible
de l'affirmation d'une autre espèce. Cette dynamique est contemporaine
de la
mise en place de l'extinction éventuelle de la première, rejouement du
risque
encouru il y a des milliers d'années. La contemporanéité des deux
introduit une
confusion. Tout le procès de connaissance tend à nier la réalité et à
imposer
que le réel est
inaccessible. L'incapacité
à comprendre le devenir de la nature induit à toujours vouloir créer
autre
chose; d'où le culte de l'innovation, et l'exaltation mystificatrice de
l'imagination.
C’est
l'enfermement
dans une combinatoire où tout se diversifie et se répète indéfiniment;
à
travers l'échange généralisé, indiscriminé, visant à effacer les
limites, à rendre
tout tolérable, voire interchangeable, mais aussi afin d'être complet, de ne pas être en
faute, en manque, de
ne pas être déficient. La combinatoire réalise pleinement
l'interdépendance
dans l'évanescence de toute diversité. Or l'interdépendance est
l'expression
mystifiée de la continuité.
La combinatoire
est la répression à laquelle on tend à se prêter, à s'y adonner, espèce
de
règle du jeu, analogon du mécanisme infernal.
L'enfermement
implique
la réification, et les choses enferment l'homme dans leur réalité.
Le capital, au
moment où il commence à s'imposer au sein de l'ensemble social lors de
la
révolution industrielle, se réalise avec une visée sotériologique. Les
capitalistes, ses opérateurs initiaux, affirment une
perspective de salut, une dynamique de
salut qui va se vérifier à travers la manifestation et l'exaltation de
la
production. Il disparaît en
même temps
que se vérifie l'évanescence de celle-ci, grâce à l’information et à la
communication, car elle n'est plus l'instance déterminante.
La dynamique de
sauver (sotériologie, rédemption), complémentaire de la persistance de
la
menace, donne au phénomène capital une dimension thérapeutique. Celle-ci
s'affirme dans la répression qui s'impose comme une drogue engendrant
addiction
et dépendance
L'argent apparaît comme une catégorie
anhistorique, étant présent au sein du mouvement de la valeur, comme
dans celui
du capital. Dans ce cas il eut pour fonction supplémentaire de
représenter la
production, surtout son incrément.
La nocivité de
l'idéologie du progrès dérive de sa relation fondamentale à
l'insatisfaction
continuelle, à la haine de soi, à la projection dans un futur
déterminant tout
(coaching, existentialisme). Elle a partie liée à la recherche du
mouvement
pour le mouvement (abolition de la durée) avec la superfluité,
l'obsolescence, l'homme
bionique, et donc à la disparition de l'espèce. Dans la mesure où le
comble du
progrès serait de permettre à nouveau la spontanéité des phénomènes, et
donc l'imprévu,
cela conduirait à mettre en évidence que l'espèce est devenue inutile,
superflue en sa totalité, rejouement du risque d'extinction.
Le danger du
phénomène capital ce n'est pas son matérialisme, mais ce qui est caché,
son
esprit, sa dynamique du salut. En particulier en ce qui concerne le
capital
sous sa forme argent: qu'est-ce qui fascine encore dans l'acte
d'acheter, de
vendre, reliquats du mouvement de la valeur ?
Ce qui apparaît
déterminant à l'heure actuelle c'est la confiance, ersatz de la
continuité, et,
s'il y a production, c'est une production de confiance, car c'est ce
qui est en
définitive essentiel pour la réalisation du procès total. L'argent est
le
représentant de celle-ci. Il serait possible
s'il y avait accord entre les hommes et les femmes, et
donc confiance
entre eux et dans le monde qu'ils ont engendré, d'accorder à tout un
chacun un
quantum d'argent afin qu'il accomplisse son procès de vie, c'est-à-dire
de consommer
dans la société communauté. C'est pourquoi je dis bien
que toute personne recevrait un quantum
d'argent mais pas un quantum de capital car, dans ce dernier cas, cela
impliquerait
la nécessité de trouver d'autres consommateurs pour réaliser
l'incrément; la
surconsommation ayant ses limites.
Confiance:
assurer et rassurer. Sur quoi? Où est ce quoi sur lequel cela se fonde?
Pourtant cela marche à cause d'un aveuglement généralisé. La confiance
phénomène qui s'est imposé, formé, développé au cours de siècles.
Confiance en
quoi? Confiance en tant que dépossession de soi, confiance pouvoir,
continuité,
mais, aussi répression. Confiance en la répression en tant que
mécanisme régulateur.
La confiance a besoin d'entités, de divinités pour être fondée.
Une telle
réalisation fondée sur la confiance ne correspondrait en rien à la
gratuité
qu'hommes et femmes déterminés par des millénaires d'assujettissement
ne
peuvent pas accepter. Payer permet de vérifier la confiance dans le
système et
la confiance en soi et d'échapper en même temps à la dépendance, grâce
à cet
acte réactualisant quelque chose d'antédiluvien. Payer c'est se
valoriser. En
outre le refus de la gratuité est inévitable car si celle-ci s'imposait
ce
serait comme si on vivait pour rien ; il n'y aurait pas
d'évaluation et donc
pas de reconnaissance. Payer c'est se valoriser, c'est affirmer un
pouvoir
immédiat; c'est exister.
La gratuité
pourrait remettre en cause la dualité sphère de la nécessité
(déterminisme et
dépendance) et sphère de la liberté (imprévu, spontanéité), qui
structure la
spéciose, et indique la séparation en soi-même ou à partir de quoi on
est
soi-même, et ceci d’autant plus qu’on doit créer
en définitive ce que l’on est. La vente
de la force de travail relève de la sphère de la nécessité, les divers
actes
d'achat relèvent de celle de la liberté, moments où l'individu
s'affirme, le
poussant à la consommation indéfinie. Le posé du procès de vie dans le
cadre de
ces deux sphères est une expression de l'enfermement de l'espèce et de
la
tyrannie de la répression[1].
Le procès total
de production et de reproduction du capital concerne l'ensemble des
hommes et
des femmes intervenant (travaillant, opérant) dans les divers secteurs
de la
production proprement dite, de la circulation, de la sécurisation avec
les
assurances et de la mise en confiance de ceux-ci et celles-ci afin
qu'ils,
qu'elles, aient foi dans le système et l'acceptent en définitive comme
une
donnée de fait,
impossible à remettre en
cause. De ce fait le rapport fondamental du capital, le salariat est
devenu
essentiellement un système de contrôle de l'activité des hommes et des
femmes,
ainsi qu'un système de hiérarchisation, un esclavage généralisé. Toute
activité
est devenue un travail et tout doit être rémunéré, mesuré, en fonction
de
l'importance de l'individu dans le procès total. Le management, mode de
gérer,
remplace la politique même si celle-ci conserve formellement des
prérogatives.
Enfin le contenu du travail s'impose beaucoup plus comme médiation pour
pouvoir
consommer que pour produire.
Nous sommes en
plein dans la catastrophe (réalisation d'une menace). On doit
constamment se
protéger contre quelque chose, conjurer la mort. D'autre part les
amples
variations climatiques, dont le réchauffement, l'énorme population, la
destruction de l'agriculture, de la forêt, sont à la fois les
conséquences de
cette catastrophe et des facteurs de son aggravation.
Ainsi s'impose
une forme de matérialisation du mécanisme infernal qui sur le plan
politique
est reconnu sous la forme du complot.
Aménagement,
restructuration du territoire (comparable avec ce qui se passa à
Athènes avec
Clisthènes) avec les divers plans locaux d’urbanisme (même à la
campagne), et
contrôle intense de la population, visent à éviter d'être surpris, pris
au
dépourvu. Les gens opérant avec des concepts imposés[2], même s'ils
s'opposent, le font avec ce qu'on leur a injecté. C’est le piège.
Tradition et
patrimoine sont intégrés pour assurer le progrès indéfini. C’est la
convergence
avec le devenir du salariat dans la mise sous contrôle de tout le
monde, le
salaire devenant moins le paiement d'un travail donné que celui d'une
présence
donnée à une activité imposée par la société.
À nouveau je le redis: tous les
phénomènes
de la spéciose sont greffés sur les phénomènes naturels. Cette continuité hors nature opère en tant que support des
confusions toujours renouvelées, se succédant en une cascade de rejouements.
* *
*
Nous avons
essayé de montrer que la publicité opéra comme conjuration à la mort
potentielle. A l'heure actuelle ce n'est plus suffisant et ce qui
s'impose
c'est le Storytelling ou art de raconter des
histoires. Avant d'aborder
en quoi cela consiste et comment cela recouvre la mort du capital, une
anecdote.
Cela se passait
il y a quelques années. Un ami juif, Saïa, chaque fois que je lui
posais une
question d'une certaine importance, me répondait: écoute Jacques, je
vais te
raconter une histoire. J'étais surpris et, avec une certaine
impatience,
j'écoutais cette histoire. Au bout d'un certain nombre de fois que le
fait se
répéta, je commençais à m'habituer à ce qui me paraissait comme un
rite, mais
un rite nécessaire pour introduire une réponse substantielle.
Je pensais que
ce mode de procéder en rapport à un questionnement était le propre de
mon ami.
Or, ultérieurement, je me suis rendu compte que c'était en fait très
fréquent
chez les juifs. J'en fus totalement convaincu lors de l'écoute d'une
émission
sur France-Culture où un juif interrogé répondit: je vais vous raconter
une
histoire. Alors, là, s'est imposé à moi que les juifs veulent peut-être
constamment
réordonner l'histoire qui, sur des siècles, leur fut défavorable,
jusqu'à ce
qu'ils parviennent à construire leur État, à briser la dépendance, à
sortir de
la déréliction. Tout au moins, c'est ce qu'ils purent penser, car ils
se
rendent compte que rien n'est en fait résolu et que le rejouement
s'impose,
pour les orthodoxes par exemple, rejetant l'État comme ils le firent à
l'époque
du roi Saül et du prophète Samuel, mais aussi pour les juifs plus moins
laïcisés qui doivent s'affronter aux palestiniens qu'ils ont
dépossédés, expropriés et
parqués dans des
camps-bantoustans. Ils rejouent ce qu'ils ont vécu: ils le
reproduisent sur
d'autres populations (en l'occurrence les palestiniens) pour mystifier
la
sortie de leur déréliction.
L'histoire que
raconta ce juif est remarquable et concerne en fait tous les hommes et
toutes
les femmes. Dans une ville, un prophète enjoint à ses habitants de
revenir à
Yahvé, le dieu d'Israël; d'abandonner toutes sortes de pratiques plus
ou moins
avilissantes, sinon ils connaîtront la même fin que leurs prédécesseurs
de
Sodome et Gomorrhe. Ceci se répéta plusieurs années. Un jour un enfant
s'approcha de lui, lui toucha l’épaule et le sermonna en quelque sorte:
tu ne
vois pas que personne ne t'écoute et que tes discours, tes sermons, ne
servent
à rien. Le prophète répondit. Je le sais bien mais si, au début, je
prophétisais
afin que les gens se repentent et reviennent à Yahvé, maintenant je
continue à
témoigner de l'antique message afin de ne pas faire comme eux.
Autrement dit,
cela ne sert à rien de déceler l'horreur et de prédire la catastrophe;
on est
piégé par ce qu'on dénonce et qu'on voudrait voir éliminé; ce contre
quoi on
s'élève, inhibe. Ce qui s'impose c'est, non seulement d'abandonner ce
monde,
mais d'initier une autre dynamique de vie, sinon on rejoue constamment
la
dépendance, et l'on pérennise la spéciose, car on reste dans
l'invective, la
diatribe (avec souvent l'idée que cela peut
« éveiller »).
En revenant à
l'histoire en tant que suite d'événements, les juifs depuis quelques
années
veulent lui donner un fondement qui soit origine et, ce, en réaction à
la
dépossession qu'ils subirent il y a deux mille ans, une dépossession
les
mettant hors histoire, rejouement d'une exclusion renforçant
simultanément leur
élection, phénomène isomorphe à celui de l'équivalent général qui n'est
posé en
tant que tel que par une exclusion de l'ensemble des marchandises de l'une d'entre elles et son élection
au stade de représentant général, d'équivalent universel. Tout doit se
référer au
moment où se réalisa la Shoah.
Sur ce plan du
fondement, les étasuniens veulent instaurer l'événement de la
destruction des
tours jumelles du 11 septembre 2001 comme
étant constitutif et originel de l'histoire nouvelle (rejouement de ce
qui est
advenu), celle de la lutte du bien représenté par les USA et leurs
alliés
(leurs dépendants), contre le mal, le terrorisme effectué
principalement par
les extrémistes islamistes. Tout ce qui eut lieu antérieurement devra
se
percevoir en fonction de cet événement.
Là nous
rencontrons
l’essentialité du récit que souligna déjà fortement Fénelon dans Dialogue
des morts en affirmant qu'Achille a pu réaliser des exploits
remarquables,
mais aucune postérité ne l’aurait su si Homère ne les avait pas racontés[3]. Au fond à
quoi cela sert d’accomplir de hauts faits si personne n’est là pour les
reconnaître, les dire, les transmettre. C’est ce qui s’est imposé
depuis
longtemps. Maintenant on peut constater qu’il est pour ainsi dire
inutile de
faire quoi que ce soit, l’essentiel c’est de raconter une histoire. Il
suffit
d’un récit et tout est consommé. Or les grands
récits, les grandes
histoires concernent souvent ce qui fut perdu, et les grandes
littératures
proviennent moins des vainqueurs que des vaincus exaltant en quelque
sorte ce
qu’ils n’ont pas pu réaliser. D’autre part le contenu de l’histoire est
celui
du dire des hommes et des femmes qui ne veulent pas vivre la
catastrophe, mais
qui sont fasciné-e-s par elle. En effet, ils, elles doivent la vivre
comme un
défi, avec la dynamique de se remettre en cause, et d'affronter
l'épreuve
fondamentale comme la prise de Troie, ou comme une initiation finale.
En somme ce qui
est vécu relève du contingent, mais ce qui est dit à son sujet, surtout
s’il
est fixé par écrit, relève de la nécessité, expression remarquable de
l’insatisfaction profonde de l’espèce et de son incapacité à vivre
l’immédiat
et le concret, génératrice de compensation, de recouvrement avec le
virtuel
dont le développement est tel qu’il fonde l’obsolescence de l’espèce,
sa superfluité,
immense rejouement. Autrement dit, le réel est évanescent et le
fantasme
envahissant. Ainsi le mouvement, dont Mai-68 fut l'apex et
l'exaltation, se
réduit à un support de la nostalgie, mais aussi à celui du regret, de
la haine
de soi (parce qu’on s’est illusionné), et de la dénonciation en
produisant un
discours afin de ne pas être impliqué. Souvent le récit de Mai-68 vise
à
engendrer la nostalgie de quelque chose qu’on aurait perdu. En cela il
possède
une dimension chrétienne, puisque le christianisme s’annonce comme le
récit
d’une soi-disant perte. Dans les deux cas, il en découle qu’il faut
retrouver
un quelque chose qui n’a jamais existé: dynamique de la
mystification.
Je me suis
demandé dans quelle mesure je ne participais pas moi aussi, en écrivant
les Gloses,
à la dynamique apotropaïque de lamentation, dénonciation,
distanciation. Pour
ne pas être plus ou moins partie prenante, je mets un point final à
leur
rédaction.
* *
*
Avant d'aborder
le Storytelling il convient de faire un retour en
arrière en étudiant
dans quelles conditions la communication est devenue le thème dominant.
Pour
cela nous ferons appel au livre de Philippe Breton: L'utopie
de la
communication- Le mythe du village planétaire[4], qui nous
servira également à préciser ce qui fut affirmé dans les premières Gloses.
Ce qui nous
importe et nous interpelle immédiatement c'est la dynamique de
libération et de
rejouement que nous voyons exposée en ce livre avec l'explication de
comment
s'est effectuée la mise en place de la cybernétique et la mise au point
du
concept de communication. Au départ, il y a la volonté d'échapper à une
menace.
Celle-ci est en rapport avec la guerre de 39-45 et avec les tensions
qui lui
succédèrent. "Le premier moment se déroule entre 1942 et 1947-48"
(p.17),
quand se met en place la "barbarie", comme le théorisèrent, à la même
époque, le groupe Socialisme ou Barbarie, ainsi que
divers théoriciens
dont H. Arendt.
"Sur le
plan historique, 1942 est le vrai tournant de la guerre de "Trente Ans"[5]. Cette année
est le point de résolution de toutes les tensions qui s'accumulent
depuis le
début du siècle, le moment précis où la barbarie organisée va faire
retour en
plein cœur de la modernité". (p.67) L'auteur précise:
"(…) l'usage
de la part des alliés de la force aérienne directement contre les
populations
civiles¸(…) Cette stratégie conduira en convergence avec l'utilisation
massive
de la science, aux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, qui
n'auraient pas
eu lieu s'ils ne s'étaient pas insérés dans une politique d'ensemble".
(p.68
et compléments p. 84)
La barbarie
s'affirme à travers la théorie de la justification de l'élimination
d'hommes et
de femmes, ce que H. Arendt a également mis en évidence en le dénonçant
dans
son livre sur le totalitarisme.
"Tout un
réseau de justifications concrètes va alors se mettre en place pour
légitimer
dans certains milieux, l'idée que certains membres de la société ne
sont pas
des hommes et que leur appartenance d'humanité est même, d'une certaine
façon, une
menace".70
Revenons à la
mise au point du concept communication. "Le
deuxième moment, à
partir de 1947-48, va être caractérisé par une volonté explicite,
notamment
celle du mathématicien Norbert Wiener, l'un des fondateurs du réseau
initial,
d'étendre la portée de
cette notion de
communication au domaine de l'analyse puis de l'action politique et
sociale." (p.18) La communication devient une
notion unifiante,
"source et clef de l'existence de tous les phénomènes naturels et
artificiels". (pp. 34-35)
« La
troisième étape est celle où "l'idée de communication" va prendre
"une nouvelle extension, jusqu'à se constituer progressivement comme
valeur utopique. Cette troisième étape décisive dans l'historie de la
communication moderne va se faire en rapport direct avec l'évolution de
la
société occidentale d'après-guerre, fortement marquée par le conflit
mondial
qui vient d'avoir eu lieu". (p.18) Toutefois cela reste limité dans le
monde des chercheurs.
Ces données
permettent de mieux relever le rapport avec la menace, repérée en tant
que
barbarie ambiante. Ph. Breton fait remarquer: "Je découvrais alors que
le
thème de la "société de communication" était né là, précisément, en
opposition, en réaction à la barbarie moderne et à la crise profonde
qu'elle a
engendrée." Ceci à la page 9 et, à la page suivante, il ajoute:
"L'analyse qui suit tente de montrer comment la communication s'est
installée comme "valeur post-traumatique", alternative supposée à la
barbarie, au racisme et à la société de l'exclusion." Ce qu'il
réaffirme:
"Wiener va y développer longuement les raisons pour lesquelles, selon
lui,
la communication doit devenir une valeur centrale, et notamment, la
crainte du
chaos social." (p. 31)
Voyons quelques
fondements scientifiques, quelques supports de la menace:" Il (N.
Wiener)
est en effet persuadé que l'univers est bien un système clos, qui est
en route
vers son nivellement absolu, et que nous vivons dans un monde
inéluctablement
voué à la destruction. Ce point est, pour lui scientifiquement acquis.
"Nous
sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort"". (p.32)"pour
lui l'entropie est une Imperfection originelle mais elle n'est pas un
phénomène
trompeur". (p.33) On voit ressurgir, placée dans le cosmos,
l'affirmation
d'un péché originel, en même temps qu'est reproposée
la dynamique du refus et de la lutte toujours
continuée.
"Ce qui
est d'ailleurs normal car la communication n'est au fond rien d'autre
que la
lutte contre l'entropie. La communication en elle-même ne produit pas
d'information[6], elle ne fait
que lutter contre ce qui empêche l'information de circuler". (p.9)
"Le rôle
de la communication est donc de s'attaquer à la fois au désordre généré
par
l'homme et au Mal que la Nature porte en elle." (p.33)[7] Ce désordre
serait en définitive une anthropomorphisation du Mal que la
nature porte en
elle. Dés lors s'impose le possible d'expliquer l'irrationnel
en l'homme,
la femme; le fait qu'il, qu'elle, recèlerait une tare, un
dysfonctionnement
irréductible[8]. Ce n'est pas
la première fois qu'il y a une tentative de justifier "le mal en
l'homme" par un "mal au sein du cosmos, variante de la théorie
gnostique de la création effectuée par un dieu mauvais (ou un démiurge).
Comment N.
Wiener est-il parvenu à fonder sa théorisation de la communication?
"
L'élément commun est pour Wiener l'existence de "relations" – au sens
mathématique – entre des éléments séparés par leurs apparences."
(p.22).
(1° moment avant le combinisme[9] qui permettra
ensuite le développement du rejouement.) Or dit-il ce qui compte
beaucoup plus,
ce sont les relations qu'entretiennent les phénomènes entre eux, plutôt
que ce
qu'ils "contiendraient". Wiener propose donc de développer ce qu'il
nomme la "méthode
comportementale
d'étude", valable pour l'ensemble des phénomènes naturels, humains,
sociaux." (p.25)
"On voit
ainsi se développer une
proposition
épistémologiquement très forte, qui pourrait s'énoncer ainsi: le réel
peut tout
entier s'interpréter en termes d'information et de communication.
(p.25) Et Ph.
Breton précise:
"Il faut
mesurer clairement la portée de la rupture paradigmatique que propose
ici
Wiener. Elle est en fait double. La nouveauté n'est pas tant que soient
mise en
scène l'information et le mouvement de son échange comme nouvel objet
de
science – ce que l'on croit généralement –mais bien que ce mouvement
d'échange
d'information soit présenté comme constitutif intégralement des
phénomènes,
aussi bien naturels qu'artificiels. Là est l'origine du "tout
communication… » (p.26).
En effet
l'objet essentiel de toute connaissance à l'heure actuelle est
l'information;
ce qui amène Hervé Poirier dans un article Il n'y a pas de
paradoxes
quantiques à faire remarquer: "il suffit juste de partir du
principe
que cette théorie (théorie quantique, n.d.r) ne décrit pas la matière
de notre
monde… mais des informations dont on dispose pour la décrire"[10].
« L’idée
n’est pas si nouvelle. En affirmant que « le but de la
physique n’et pas
de découvrir ce qu’est la Nature, mais ce qu’on peut dire sur
elle », Niels
Bohr, l’inspirateur de la théorie quantique dans les années 20, ne
soulignait-il pas le rôle central de l’information ? »[11]
Toutefois, en
définitive, une information ne révèle sa puissance que si elle est
communiquée.
D’où l’importance de l’apport des fondateurs de la cybernétique.
« Il
n’est dans son esprit, de bon message qu’un
message facilement
communicable. » (p.152)
De là
s’imposent les conséquences sur l'approche anthropologique: comment
appréhender
l'homme, la femme qu’il faut étudier pour mettre en place
« l’utopie » ? Comment opérer en fonction de
leurs insuffisances
et de leur tendance à la barbarie, l'entropie de l'espèce?
"Il s'en
tient (N. Wiener en 1942 n.d.r) d'une part à l'idée de comportement,
d'autre
part à la notion d'information:" le comportement des êtres consiste à
"échanger de l'information". (p.26). On en reste à l'échange (comme
celui des marchandises) et l’on comprend que N. Wiener ait pu
s’interroger à
propos des conséquences des ses découvertes sur l’approche
anthropologique
puisqu’il s’agit de fonder un autre comportement afin d’éviter la
barbarie. La communication
va opérer pour escamoter le vécu immédiat, concret, support pour la
dynamique
de symbolisation, de spiritualisation, du recouvrement intégral.
L’élimination
de l’émotion, de l’affectif pour se focaliser sur le comportement, sur
les
relations, et donc la communication, relève
de la très forte tendance à la purification scientifique
qu’on a connue
au XX° siècle: behaviorisme, école de Vienne, etc., en parfaite
continuité avec
la volonté constante s’affirmant dés le début du développement de la
science
d’éliminer toute charge subjective sur les phénomènes étudiés et
d’atteindre
ainsi l’objectivité ; la volonté d’éliminer tout ce qui peut
affecter ce
qui est posé en tant qu’objet. Le point d’arrivée est la négation de
toute
intériorité.
"Son
attaque contre la "méthode fonctionnelle" classique vise, on le voit
bien à la lecture des métaphores qu'il utilise, toutes les conceptions
qui
postulent une quelconque "intériorité" des phénomènes" (p 26).
« L'"Homo
communicans est un être sans intériorité et sans corps[12], qui vit dans
une société sans secret un être tout entier tourné vers le social, qui
n'existe
qu'à travers l'information et l'échange, dans une société rendue
transparente
grâce aux nouvelles "machines à communiquer". » (p.50) Il est
sans intérieur, « réduit à son image », de même que
la nature est
réduite à un paysage. L’absence
d’intérieur se traduit par la levée d’inertie et la communication
peut-être
fluide : un échange de mots, d’images. En même temps cet Homo ne
peut se
retrouver que dans des images.
"D'une
certaine façon, avec la communication, il n'y a plus d'"êtres
humains", mais plutôt des "êtres sociaux", entièrement définis
par leurs capacités à communiquer socialement." (p.51) L’absence
d’intériorité aspire, par compensation, le déploiement du spectacle, le
déchaînement de l’artificialité. Le déploiement d’une certaine violence
s’impose pour inhiber de façon constante cette intériorité, ce qui se
conjugue
avec le refoulement qu’opère inconsciemment l’individu constamment
réprimé.
L’intériorité a
toujours été éprouvée comme un obstacle, particulièrement en ce qui
concerne la
connaissance. K. Marx affirma que l’on ne pouvait pas tenir compte de
la
conscience des hommes et des femmes et qu’il fallait percer les
mécanismes
réels. Ce qui renferme sa part d’exactitude dans la mesure où ceux-ci,
celles-ci, sont soumis-e-s à un mécanisme infernal dont ils sont
inconscient-e-s.
Mais ne pas tenir compte, simultanément, de ce qu’ils, qu’elles vivent
concrètement
et de ce qu’ils, elles, en pensent, c’est les nier et c’est opérer
encore dans
la dynamique répressive qui est fondée sur l’idée de l’incapacité de
l’enfant.
Hommes et
femmes devenus sans intérieur ne peuvent pas par eux-mêmes produire des
données
à communiquer; ils, elles, doivent constamment être
traversé-e-s par le
flux d’informations qui constitue la communication, dont ils ne sont
que des
supports temporaires. D’où l’exaltation du mouvement pour le mouvement.
«La nouvelle utopie fournit en effet une métaphore
alternative à l’homme
“dirigé de l’intérieur” : l’“homme nouveau”, l’homme moderne
est
d’abord un “un être
communiquant”. Son
intérieur est tout entier à l’extérieur. Les messages qu’il reçoit ne
lui
viennent pas d’une intériorité mythique mais plutôt de
son“environnement”. Il
n’agit pas, il réagit et
il ne réagit
pas à une action, il “réagit à une réaction” (c’est ainsi que Gregory
Bateson
définit le lien social).» (p. 55)
« La
"vie" n'est plus dans la biologie, mais dans la
"communication".» (p.52) Et donc dans ce qui se construit, dans
l’artificialité, contenu de l’utopie visée, s’affirmant comme un sortir
de la
nature pour atteindre un nulle part virtualisé. De
façon connexe se met
en place une suite de discours recouvrant le vide de l’absence de vie,
perçue
plus ou moins abstraitement, de celle des êtres vivants, expressions de
sa
concrétude et que les individus ne connaissent plus. Cette suite
occulte
l’angoisse de la solitude et réactualise l’escamotage de la souffrance
initiale, de sa source et de son lieu.
"L'avenir
terrestre ne sera pas prolongé si l'être humain ne s'élève pas au
niveau
intégral de ses pouvoirs innés. Pour nous, être moins qu'un homme,
c'est être
moins que vivant. Ceux qui ne sont pas pleinement vivants ne vivent pas
longtemps, même dans leur monde d'ombres. J'ai indiqué (…) que, pour
l'homme,
être vivant équivalait à participer à un large système mondial de
communication." N. Wiener (p 53)
Ici se
manifeste comme une nostalgie[13] de ce qui fut
au travers de la référence à des pouvoirs innés, comme à ce qui fut et
qu’on
est incapable d’actualiser, induisant pour les atteindre l’utopie
scientifique.
Mais cette nostalgie n’est pas seulement d’ordre fantasmatique, elle
désigne
effectivement quelque chose qui a été perdu, comme a été perdue la
participation dont il est question à la suite.
L’absence
d’intériorité
est connexe à l’évanescence du support, l’information est rendue
autonome et
s’impose de plus en plus sous cette détermination. C’est l’accession à
l’utopie
de la pureté comme avec l’enregistrement des morceaux de musique. Seul
le son
de celle-ci est recherché, tout le reste est parasite,
de telle sorte
que l’individu est placé dans la situation où il ne peut plus être apte
à
percevoir un phénomène singulier en même temps que la totalité dont il
fait
partie. Une telle dynamique, dans la nature, impliquerait que pour
jouir du
chant d’un rossignol il faudrait tuer tous les êtres vivants émettant
des sons.
Cette exigence de pureté signale l’impossibilité pour les êtres humains
de
s’atteindre et l’espoir d’éliminer tout ce qui leur nuit. Or, pour qui
a quitté
la nature tout ce qui vient d’elle est support d’une
inimitié. En outre, on
peut constater que, de façon toujours plus accentuée, la musique est
produite
et consommée comme une drogue.[14]
L’individu tend
à ne plus percevoir que lui-même au sein de ce qui l’entoure. Il devra
recourir
à des techniques pour lui révéler l’existence des arbres, du monde,
dans la
mesure où il en aura encore un souvenir. L’individu pur, c’est
l’autiste.
«Le développement d’un néo-individualisme, celui d’un homme
seul qui vit
dans une société fortement communiquante mais faiblement rencontrante,
n’est-il
pas à mettre en rapport
et avec la
résurgence de la xénophobie? [15]»
De là
l'importance de la cybernétique qui, selon N. Wiener est "la science du
contrôle et des communications". (p.19). Au sujet du contrôle Ph.
Breton
écrit: « La langue d’Outre-Atlantique
rend au mot une tonalité plus neutre, plus liée à un
emploi technique.
(…) Là où le français met du "pouvoir" dans la
notion de contrôle,
l’américain y voit d’abord de la "régulation" et
de la "commande" (contrôle est souvent traduit par le
français "commande", dans un sens technique). (p. 20) Ceci
est cohérant avec
la perspective de N. Wiener voulant éviter
les données de la barbarie s’originant
en grande partie dans la dynamique du pouvoir. Mais cela
retentit en moi
comme une neutralisation de celui-ci en le transférant finalement dans
une
machine ; s’affirme également de façon sous-jacente la
nécessité d’éviter
tout débordement et de rester dans les limites de la communication.
D’où
d’ailleurs l’importance signalée par l’auteur du pouvoir en tant
qu’autorégulation, en tant que possibilité de se contrôler soi-même
auquel déjà
Platon se référait et, à partir de là, à la maîtrise. Or, celle-ci est
en
rapport direct avec la répression.
La portée
sociale des nouvelles théories en référence à la barbarie ambiante
conduit
donc à mettre en
évidence l’importance
du contrôle grâce à une science spéciale: "En effet, c'est là une
grande
originalité, pour la première fois peut-être dans l'histoire du savoir
moderne,
une science prétend contenir tout à la fois sa théorie et sa pratique,
les
conditions et les conséquences de son emploi et, pour finir, son
éthique."
(p.20) Cela nous fait penser irrésistiblement à la déclaration d’A.
Bordiga: une seule pratique humaine est
immédiatement
théorie : la révolution
qui
signale le désir profond d’abolir toute séparation entre
théorie et
pratique et d’aller au-delà de ce qu’il exposa au sujet du renversement
de la
praxis qui impliquait , au moins momentanément, une prééminence de la
conscience. Or, ce que visèrent les scientifiques qui mirent au point
la
cybernétique, ou ce que proclama A. Bordiga, était réalisé jadis au
travers de
l’animisme, par exemple, à la fois mode d’explication de tout ce qui
vit, est,
et mode de conduite de l’homme, de la femme, dans la nature.
En anticipant
sur la
suite de notre étude à venir sur la spéciose, on peut dire que tant par
l’intermédiaire de la mise en point de la théorie de la communication
que par
celle de l’intelligence artificielle (des machines), les scientifiques,
particulièrement N. Wiener, A. Turing, disaient l’impossibilité où ils
furent d’être
en continuité avec leurs parents. En cela ils révélaient une infirmité
de
l’espèce acquise au cours de millénaires, et qui s’exprime de façon
complémentaire avec l’autisme. Avec Une logique de la
communication
(paru en 1967 aux USA et traduit en français en 1972) Paul Watslawick
(dir) développe une théorie de la communication et une
thérapie.
Autrement dit une théorie qui est en même temps une sorte de pratique.
En
particulier il expose ce qu’il nomme la métacommunication ou
communication sur la
communication dont l’exemple typique est le double-bind.
"Fais ce
que je te dis″ ou "sois naturel″ en sont des illustrations. C’est le
contenu typique du discours de la répression.
Pour en revenir
à la cybernétique et au projet de N. Wiener nous sommes conduits à
constater la centralité des
savants: "La
communication, dit Wiener, est le ciment de la société et ceux dont le
travail
consiste à maintenir libres les voies de communication sont ceux-là
mêmes dont
dépend surtout la perpétuité ou la chute de notre civilisation". p.37
Cette
importance des savants et leur désir d’intervention hors de leur sphère
s’imposèrent au début du XX° siècle. «Les premières années du
siècle
voient la mise en place d’une tentative de certains représentants de la
communauté scientifique de prendre littéralement le pouvoir au niveau
mondial,
ou du moins de dissoudre toutes les formes de pouvoir associées à
l’État-nation,
considéré comme le facteur principal dans la genèse des conflits et des
guerres.» (p. 39) Et Ph. Breton précise: « Il s'agit
en fait de
"contourner le secteur politique" et de saper l'État sans s'attaquer
fondamentalement aux structures politiques." (p. 40) Ce mouvement régresse avec la première
guerre mondiale et
plus encore avec la seconde où l'engagement des savants fut très
puissant. Donc
c'est en rapport aux conséquences de ce conflit et des tensions qui lui
succédèrent que l'utopie scientifique
va
naître.
Au cours de ce
mouvement, de façon plus précise, ouverte, la science vient à être
posée comme
tutrice de l’humanité. Non seulement elle opère pour son bien-être
général,
mais elle va la délivrer de son irrationalité.
« Le scientifique a dés lors une mission
fondamentale. Non pas
«prendre le pouvoir », mais bien plutôt construire des
machines qui
dépossèderont rapidement l’homme de cette tâche dont il s’acquitte fort
mal, (…)
Il s’agit là aussi, d’une stratégie de « contournement du
pouvoir »,
qui finira bien par « tomber des mains » des hommes
le jour où les machines
auront pris réellement et concrètement la direction des affaires
humaines. Dans
ce sens, la pensée de Wiener est une sorte d’anarchisme rationnel car
il
prône une société
sans État où les
régulations sociales s’opèrent de façon rationnelle. » (p. 36)
Cette
confluence avec la dynamique anarchiste, Ph. Breton la souligne maintes
fois
dans son livre.
Mais «cette problématique du transfert de la décision et de la responsabilité aux machines (qui vont être aptes à penser, n.d.r) se développe avant l’invention de l’ordinateur». (p. 107) Á ce propos Ph. Breton cite l’article de Dominique Dubarle Vers la machine à gouverner paru dans Le Monde du 28 décembre 1948 dont il reporte (p.108) ce passage: «Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait à suppléer – pour le bien ou pour le mal, qui sait ? – l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique.» D. Dubarle se fait l’avocat de la rationalité (contenu de l’utopie). «Une des perspectives les plus fascinantes ainsi ouverte est celle de la conduite rationnelle des processus humains, de ceux, en particulier qui intéressent les collectivités et semblent présenter quelque régularité statistique, tels les phénomènes économiques ou les évolutions de l’opinion. (…) Toutefois les réalités humaines sont des réalités qui ne souffrent point la détermination ponctuelle et certaine, comme c’est le cas pour les données chiffrées du calcul, mais seulement la détermination de valeurs probables.» Dés lors s’impose le recours à la théorie des jeux, et D. Dubarle affirme: «La machine à gouverner définirait alors l’État comme le meneur le plus avisé sur chaque plan particulier, et comme l’unique coordinateur suprême de toutes les données partielles. Privilèges énormes qui, s’ils étaient scientifiquement acquis, permettraient à l’État d’acculer en toutes circonstances tout joueur au "jeu de l’homme" autre que lui à ce dilemme : ou bien la ruine quasi immédiate, ou bien la coopération suivant le plan. Et cela rien qu’en jouant le jeu, sans violence étrangère. Les amateurs de "meilleur des mondes" ont bien de quoi rêver… »
D. Dubarle fait
allusion au Meilleur des mondes d’A. Huxley, ne se
doutant peut-être pas
qu’un an après la parution de son article paraîtrait un livre de la
même veine
que le précédent: 1984. Le rapprochement
est d’autant plus
signifiant que son auteur, G.Orwell, avait envisagé pour
titre: 1948.
«Nous
risquons aujourd’hui une énorme cité mondiale où l’injustice primitive
délibérée et consciente d’elle-même serait la seule condition possible
d’un
bonheur statistique des masses, mais se rendant pire que l’enfer à
toute âme
lucide.»
Retournons à L’utopie
de la communication. «Cette société est sans ennemi
humain mais cela
ne signifie pas qu’elle ne s’oppose pas, pour sa survie, à des facteurs
menaçants. L’utopie de la communication reste malgré tout une utopie de
combat,
mais ses forces ne sont pas dirigées contre certains hommes qu’il
faudrait
exclure pour garantir le progrès. Son seul ennemi est non humain, c’est
le "bruit", l’entropie, ennemi qui n’est pas sans
influence, qui
menace même de dominer le monde et que seule "la libre
circulation de
l’information" permet de contenir ». (p. 59)
Autrement dit
selon l’utopie, hommes et femmes ne sont plus supports d’ennemi-e-s,
mais le
concept et la réalité d’ennemi ne disparaissent pas[16], ayant
désormais pour support le bruit c’est-à-dire fondamentalement quelque
chose qui
affecte et menace. On n’est donc pas sorti de la dynamique spiécosique
marquée
par le moment de l’affectation et la nécessité de s’en libérer qui mène
à la
purification fondatrice de séparation et de fragmentation au sein même
de
l’individu pouvant aboutir à l’efflorescence de personnalités multiples.
Le contenu de
l’utopie comporte une modification de l’homme, de la femme, avec
élimination
des émotions et leur réduction à un nœud dans un réseau[17], ce qui
implique de porter à bout une transformation en acte depuis déjà
longtemps,
éliminer son comportement irrationnel[18], favorisant l’absence
d’intériorité individuelle, une séparation nette d’avec la nature, une
diminution de la puissance de l’État[19] du fait même
de son incapacité à rationaliser le comportement des hommes et des
femmes,
nécessité de la transparence sociale et d’absence de secret (rapport à
exhibitionnisme), d’une idéologie sans ennemi, mais du consensus, en
revanche
s’impose une idéologie à la fois de la purification et de la tolérance
(compatible avec la coexistence de la tolérance et de la
xénophobie): remplacer
les valeurs par une valeur fondamentale post-traumatique.
La purification
conduit à la dépossession afin de produire des éléments purs, aptes à
être
combinés «Le nouveau modèle de l’homme est rationnel et
transparent. La
première opération consiste à le détacher de son corps
biologique… » (p.97)
Ce qui n’est pas une opération nouvelle puisque c’est ce que visent
fondamentalement
les spiritualistes. « La deuxième opération consiste à faire
de l’homme un
être purement social, pilotant son destin rationnellement en fonction
de
contraintes externes plutôt que « dirigé de
l’intérieur » par des
valeurs. » (p.98)
Dépossession
aussi en ce qui concerne le pouvoir afin de surmonter toutes les
difficultés
engendrées par le comportement des hommes et des femmes, conduisant à
la
formation d’un monde sur-mécanisé, analogon de dieu; d’un dieu qui
conserve sa
fonction - nous éloigner de la naturalité - et purifié lui-même de
résidus
naturels ; un dieu mécanisé, élevé au rang de machine absolue.
Dés lors la
tangibilisation du mécanisme infernal et la superfluité
des hommes et des femmes,
s’affichent pleinement.
S’il y a
purification, le consensus et la transparence, résultant de l’éjection
de contenus
opacifiant, sont possibles d’autant plus que l’intériorité a disparu,
que tout
est information constamment en mouvement grâce à la communication
intense. Dans
cette perspective on peut constater que la publicité a pour rôle (qui
devient
moins important) d’excréter les fantasmes des hommes et des femmes.
Une autre
composante du contenu de l’utopie est l’élimination des limites, des
barrières,
laissant le champ libre au jeu de la combinatoire[20]. "On voit
bien ici qu’une des conséquences majeures de l’acceptation du
présupposé initial
– “tout est communication” – conduit directement à l’abolition pure et
simple
de la barrière classique qui sépare le naturel de l’artificiel et à la
“débiologisation” de l'intelligence et de l'esprit (mind)."
(p.28)
Dans ce champ
de déploiement de la combinatoire, se déresponsabiliser, se
déculpabiliser est
possible, mais il est impossible de s’atteindre, puisque c’est la
communication
qui est, en dernier ressort, la responsable, et que les hommes et les
femmes sont
vides, réalisant de façon aberrante un objectif du bouddhisme.
Nécessité d’une
valeur qui est la communication elle-même «en grande partie
identifiée à
la “modernité”». (p.15) «(…) mais celle-ci est très
particulière
car elle n'a pas de contenu. C'est une valeur pragmatique, une valeur
d'action
“Communiquez !” quel que soit
ce
que vous communiquez." [21] (p 94). Á
noter que, comme toutes les valeurs, elle possède une dimension
répressive du
fait même de son injonction. Mais elle permet la sortie d’un blocage
qui fut
induit par l’horreur. « Norbert Wiener a forgé son système
utopique, où la
communication joue un rôle central à partir du constat de
l’horreur. » (p.
91) En fait ce qui fonde la valeur c’est la communicabilité :
l’aptitude à
transmettre une information
La sortie du
blocage débouche
dans la combinatoire où
la valeur est elle-même incluse tout en étant repère fondamental pour
le
comportement, permettant d’intégrer en même temps l’unité supérieure,
une
certaine hiérarchie, l’équivalent général, ce qui vaut pour tout et
concède
importance, sens, signification. Ainsi la dynamique du recouvrement,
permise,
favorisée par la
combinatoire, se
déploie en “déniant l’entropie”, c’est-à-dire la désorganisation
complète de la
société-communauté des hommes, des femmes, émanation de la communauté
matérielle du capital, elle-même se lézardant. Plus que jamais s’impose
aux
individus ontosés l’impératif: donnez un sens, une
signification à la
vie, à votre vie ! Expression la plus prégnante et poignante
de la
séparation et de l’égarement.
L’utopie ne
s’est pas réalisée. Á sa place de multiples rejouements ont opéré comme
nous le
signale Ph. Breton dans son exposé sur les effets pervers (p. 134) mais
ceux-ci
étaient pour ainsi dire contenus dans l’utopie elle-même. Nous l’avons
en fait
vu avec la réduction, la répression, l’abandon au mécanisme infernal
avec la
glorification de l’autorégulation.
On peut dire
que d’une certaine façon il y a eu détournement du projet
“communication” dont N. Wiener eut le pressentiment:
«Wiener, qui
n’était pas un libéral, rappelons-le, avait bien prédit que si
l’information
devenait une “marchandise”, alors l’entropie contre laquelle elle était
censée
lutter se
développerait de façon encore
plus dévastatrice ». (p. 126)
Elle ne s’est
pas réalisée mais elle a permis à ce qu’une autre utopie s’affirme en
tant que
sortie de la nature pour atteindre un nulle part virtualisé où hommes
et femmes
disparaîtront, car l’utopie pure, qu’on pourrait dire absolue, c’est
celle de
l’élimination des hommes et des femmes, rejouement de la menace
d’extinction, qui
serait le couronnement du procès de rationalisation se posant en
définitive
comme ce qui actualise la séparation . Hyperindividualisme et
hyperrationnalité sont liés et résultent de l’effectuation d’un même
procès.
N. Wiener
considérait que «La société peut être comprise seulement
à travers
l’étude des messages et des facilités de transmission qui lui sont
propres.»[22] Doit-on le
percevoir
seulement à travers les messages qu’il nous a transmis. La visée
anarchiste ne
peut pas être remise en cause et il est important qu’il ait
affirmé :
«Je ne veux être le maître de personne». (p.110) Ce
qui ressort de
la lecture de son livre Cybernétique et société
c’est qu’on le sent
obsédé par la menace et hanté par le conflit qui est, comme toujours,
invoqué de façon
paradigmatique, et peut
curieusement apparaître comme un choix. L’exigence de choisir manifeste
une
répression à laquelle il semble impossible d’échapper. « Il
est tard et
déjà sonne l’heure du choix entre le bien et le mal.» (p.17, de l’édition
10/18).
Le titre
anglais de l’ouvrage de N. Wiener Cybernétique et société,
The human
use of human beings suggère une approche manipulatrice des
rapports entre
les êtres humains, féminins, une vision de manager, impliquant une
représentation déterminée du psychisme de l’espèce. En définitive c’est
une
version récente de l’utilitarisme, d’un utilitarisme agissant,
nécessitant pour
se réaliser la séparation achevée et le débouché
dans un hyperindividualisme. En effet l’usage
privilégie le message, la relation, le lien, la valence en tant que
possibilité
d’établir des liens. Et, là, nous avons l’articulation avec l’économie
politique qui depuis le début est lestée d’une psychologie.[23] On ne peut pas
méconnaître que pour utiliser il est nécessaire d’avoir des grandeurs
discrètes, tant en ce qui concerne les opérateurs d’usage (individus)
que les
objets d’usage. La mystique de l’usage, escamote tous ces aspects trop prosaïques.
Cet
hyperindividualisme a pour complémentaire que les hommes et les femmes
forment
une collectivité, plus exactement un ensemble au sens mathématique, ce
qui
permet de pouvoir opérer une investigation rationnelle de leur devenir
où l’approche
théorique qui est privilégiée est celle du réseau
qui tient compte des « liens »
entre ces individus, qui sont comme des lignes de parcours obligés que
ceux-ci
semblent pouvoir emprunter librement. Mais le tout est englobé dans la
communauté
du capital, forme autonomisée et constamment réactualisée par la
combinatoire.
La combinatoire
opère de telle sorte que tout est nouveau et que, pourtant, tout se
répète. « De
ce point de vue, notre modernité est curieusement
conservatrice: notre futur
est celui des années quarante. » (p. 10) Cela n’empêche pas
que quelque
chose d’essentiel se soit produit: la mise au point d’une
utopie par des
scientifiques eux-mêmes, et sa faillite. Tout cela entrant, évidemment
dans la
combinatoire.
Les rejouements
s’insèrent parfaitement
dans la
combinatoire et constituent un ensemble d’éléments déterminant de sa
mise en
place. Écoutons Pline l’Ancien (mort à cause de l’explosion du Vésuve
en 70):
«On ne peut plus voir, jamais ni nulle part, un seul homme,
si opulent
soit-il, qui boive des vins naturels; la moralité est tombée
si bas, elle
a été si complètement supplantée par l’esprit de lucre, qu’on ne vend
plus
aujourd’hui que le nom des crus. [24]» Cela anticipe
la vente d’une histoire dont nous reparlerons, et ce, de façon
amplifiée comme
cela advient avec tous les rejouements qui se succèdent.
Même la haine
de soi de l’espèce et le rejet profond de celle-ci que l’on peut
trouver chez
divers philosophes récents n’est que répétition d’un dire déjà lancé de
façon
vibrante :
Vos temples et
vos bordels se valent
Loin de moi, ô
genre humain!
Puissé-je
rester sous terre et ne pas me lever
Quand dieu vous
appellera à la résurrection.
Le plus
pernicieux des arbres
Est celui qui a
l'homme pour fruits.
Le mensonge a
détruit
Les habitants
de 1a terre.
Leurs
descendants se sont groupés en sectes
Qui ne peuvent
fraterniser.
Si l'inimitié
n'avait été dans leur nature
Dés l'origine
Mosquée, Église
et Synagogue
N’auraient été
qu’une.
L'homme est un
voyageur
Dont le but est
1a tombe
Sa randonnée se
poursuit
Jusqu’à ce
qu'il l'atteigne.
Tous les hommes
se hâtent vers la décomposition,
Toutes les
religions se valent dans l'égarement.
Al-Maari - Les rets de
l’Éternité
(Poète
syrien 973-1057)[25]
* *
* *
Marquons
une pause afin d’aller voir ce qui se passe ailleurs et qui anticipe
sur ce qui
risque d’advenir dans toute la société occidentalisée. Allons chez les
Iks qui
vivent au nord de l’Ouganda, aux confins du Kenya et du Soudan dont la
communauté a été détruite, ainsi que le mode de vie ancestral de
chasseurs
cueilleurs, et qui ne peuvent pas se sédentariser et s’adonner à
l’agriculture,
d’une part par atavisme, et d’autre part à cause de la sécheresse qui
sévit
dans la zone où ils on été refoulés. Ne pouvant plus chasser - leur
territoire
de chasse ayant été érigé en parc naturel - et ne pouvant pas cultiver,
ils
sont réduits à la famine et luttent cruellement pour survivre. Colin
Turnbull a vécu quelque temps avec eux et a décrit ce à quoi
ils sont
advenus : un hyperindividualisme.
Ils vivent dans l’indifférence des uns et des autres, et communiquent
fort peu
par la parole ; ils abandonnent leurs enfants dés l’âge de
trois ans ainsi
que les personnes âgées, et ont perdu presque toute affectivité. Ce
qu’en dit
C. Turnbull[26]
nous signale à quoi mène le phénomène de séparation et de réduction
qui, chez
nous, opère autrement mais tout aussi implacablement.
"Ces
valeurs que nous chérissons tant (...) sont peut-être des éléments de
base de
la société humaine mais non de ce que nous appelons l'"humanité", et
cela signifie que les Iks montrent clairement que la société elle-même
n'est
pas indispensable à la survie de l'homme, que l'homme n'est pas
l'animal social
qu'il a toujours cru être, qu'il est parfaitement capable de s'associer
avec
d'autres pour survivre sans pour autant être "social". Les Iks ont
renoncé à ces luxes inutiles que sont la famille, la coopération
sociale, la
foi, l'amour, l'espoir, etc., pour la simple raison que, dans les
conditions où
ils vivent, ce choses que nous tenons pour fondamentales allaient à
l'encontre de la
survie.( )
ils ont remplacé la société humaine par un
simple mécanisme de survie qui ne tient pas compte de l'affectivité".
(p.279)
"Les
Iks ont renoncé à tous les "luxes" au nom de la survie individuelle,
et ils sont devenus un peuple sans vie, sans passion, sans humanité
Nous nous
attachons à des absurdités technologiques et imaginons qu'elles
sont les
luxes qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. Ce faisant, nous
perdons
notre capacité de haïr aussi bien que d'aimer, et nous perdons
peut-être notre
dernière chance de
goûter la vie avec
toute la passion qui est notre nature et notre être même." (p.284)
"Qu'est
devenue la famille occidentale? Les très vieux et les très jeunes sont
séparés,
et nous nous en débarrassons dans des hospices, des écoles ou des
colonies de
vacances, sinon sur les pentes du Meraniang. "(p.280)
"L'individualisme,
qui est prêché avec un curieux fanatisme et exalté par notre goût
toujours croissant
des sports de compétition et des divertissements suicidaires, est, bien
entendu, en contradiction avec les idéaux sociaux que nous continuons à
professer, mais nous n'en tenons pas compte, car nous sommes déjà, au
fond de
nous des individus asociaux." (p.281)
Par
compensation, l’hyperindividualisme conduit à la dépendance et à
l’assistanat.
L’individu n’arrivant pas à réaliser son projet, à s’atteindre,
régresse et
rejoue sa dépendance infantile. On le constate en Occident comme chez
les Iks.
« Les
Iks avaient eu à faire un choix : être des humains ou être des
parasites,
et ils avaient choisi la seconde solution. Lorsqu’ils avaient vu leurs
champs
renaître à la vie, un autre choix s’était présenté à eux. S’ils
entretiennent
trop bien ces champs et les protégeaient contre les insectes et les
oiseaux, le
gouvernement cesserait de leur venir en aide ; or les mesures
prises
contre la famine s’étaient révélées
être
un moyen beaucoup plus commode d’avoir de quoi manger que le travail de
la
terre. Ils laissaient donc la
récolte
pourrir sur pied, ne mangeant que ce qu’ils voulaient quand ils en
avaient
envie, et continuaient à profiter des mesures antifamine qui les
confirmaient
dans leur comportement de parasites.» (p. 270)
D’autre
part on constate que répression et assistanat entrent parfaitement dans
la
dynamique du combinisme (autre mode d’être et d’agir) afin de survivre.
Pour
clore notre pause, faisons un retour à la communication. « Que
se
passe-t-il dans le monde au moment où Wiener met au point la notion
moderne de
communication et surtout lorsqu’il construit, à partir de là, les
fondements
d’une nouvelle utopie ? (…)
«Le
siècle a enfanté à la place une des plus formidables menaces qui ait
jamais
pesé sur ce que les sociologues appellent le “lien social”».
(p. 63)
Le “lien
social” est devenu un thème envahissant dénotant
que pour maintenir en vie la « société » actuelle, il
faut de plus en
plus lier, attacher les individus les uns aux autres. Ce thème est la
contrepartie de celui de l’attachement dans le domaine de la
psychologie.
Ajoutons que le lien social assure une fonction duelle, d’union et de
répression
Cette
évanescence du “lien social” se perçoit de façon
spectaculaire dans la dynamique de l’Hikikomuri, au Japon, où les
adolescents
se murent dans leur chambre pour s’adonner à diverses activités à
l’ordinateur.
Les mères mettent la nourriture devant la porte
et récupèrent les plats vides, sans qu’il y ait un
quelconque échange.
Enfin ajoutons
une remarque fort convergente de Ph.
Breton en ce qui concerne notre propos. «Une dernière
remarque, sur un
point qui généralement n’attire plus guère l’attention :
l’acharnement mis
par les sociétés libérales au XIX° siècle à réduire le nomadisme. (…)
Cette
antique dimension de la vie quotidienne a été quasi éradiquée, jusqu’à
ce que
chacun soit fixé, sous l’œil d’un
pouvoir qui supporte finalement peu le mouvement.» (p. 90) Je
préciserai
en disant : le mouvement propre des hommes et des femmes, car
le pouvoir
est totalement compatible avec le mouvement pour le mouvement.
Les Iks ont été
fixés à une terre stérile et condamnés à
survivre cruellement[27].
* * *
La mise en
place, grâce à la cybernétique, du développement de l’information, de
la
communication, n’a pas permis de conjurer ce qui fut appelé la nouvelle
barbarie.
En fait ce qui s’est imposé c’est un rejouement de grande ampleur avec
régression comme on peut le constater à travers les considérations de
Ph.
Breton au sujet des effets pervers (p. 134) et surtout à la lecture de Storytelling,
la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits[28], de Christian
Salmon.
Á la page 102
l'auteur nous explique: "Le storytelling est donc une opération plus
complexe qu'on ne pourrait le croire à première vue: il ne s'agit pas
seulement
de "raconter des histoires" aux salariés, de cacher la réalité d'un
voile de fictions trompeuses, mais aussi de faire partager un ensemble
de
croyances à même de susciter l'adhésion et orienter les flux
d'émotions, bref
de créer un mythe collectif contraignant: "les histoires peuvent être
des
prisons, écrit David Boje. Une fois inscrit dans des histoires, avec
des
personnages et une intrigue, nous sommes impliqués avec d'autres qui
s'attendent à ce que nous réagissions, parlions et évoluions d'une
certaine façon.
Dans la famille, nous avons certains rôles à jouer, certains aspects
qui se
répètent sans cesse. Nous sommes accrochés à certaines histoires, nous
tenons à
notre personnage et nous guettons le moment capital de jouer notre
scène
favorite. Les histoires et le storytelling peuvent participer au regard
panoptique et de l'hégémonie du pouvoir. Qu'est-ce donc alors une
histoire? Et
que signifie "suivre"
une
histoire?"
"Dés lors
on comprend pourquoi le récit est devenu l'affaire centrale du
management: qu'il
s'agisse de coordination des tâches, d'interactions des techniques, de
communautés de pratiques, d'incitation au changement, le storytelling
est censé
assurer aussi bien une police des conduites qu'une pédagogie du
changement." pp. 102-103.
Voilà
clairement
exprimée la répression généralisée dont le résultat est l'enfermement
(histoire
en tant que prison) dans le devenir du capital; ce qui implique
l'inaccessibilité au réel, la dépendance et l'addiction sous forme, en
particulier, d'une dévotion (bhakti) à des marques, avec la mise en
suspense
par rapport au moment favorable (kairos) et la mise en place inévitable
du
couple police, pédagogie laquelle se fonde sur la psychologie pour
organiser
les émotions. Ce qui implique également l’organisation de la régression
à une
phase infantile, une phase de dépendance.
En quoi est-ce
nouveau? En pages 1 et 4 de couverture dans la présentation du livre il
nous
est indiqué tout d'abord ceci : "Depuis qu'elle existe, l'humanité a su
cultiver l'art de raconter des histoires, un art partout au cœur du
lien
social". Puis vient une affirmation qui pourrait dévoiler la nouveauté:
"Mais depuis les années 1990, aux États-Unis puis en Europe, il a été
investi par les logiques de la communication et du capitalisme
triomphant sous
l'appellation anodine de "storytelling".
La dimension de
contrainte et donc de répression se réaffirme avec la théorisation du lien
social qui aurait toujours existé alors que la société est
un phénomène
récent dans le devenir de l’espèce. Quand la participation
communautaire
disparaît, il faut des liens pour maintenir ensemble les individus, de
même
qu’on doit les attacher à un idéal. Toutes ces activités suggérées par
des
métaphores sont nécessaires pour emprisonner, enfermer. Il faut bien
des métaphores
pour transporter hommes et femmes de leur naturalité à l’artificialité,
avant
qu’ils n’y soient installés par la domestication.
Cette idée au
sujet du récit est abordée pp.16-17: "Les grands récits qui jalonnent
l'histoire humaine, d'Homère à Tolstoï et de Sophocle à Shakespeare
racontaient
des mythes universels et transmettaient les leçons de générations
passées,
leçons de sagesse, fruit de l'expérience accumulée[29]. Le
storytelling parcourt le chemin en sens inverse: il plaque sur la
réalité des
récits artificiels, bloque les échanges, sature l'espace symbolique de
séries
et de stories. Il ne raconte pas l'expérience
passée, il trace les
conduites et oriente les flux d'émotions". C'est logique puisque on
doit
raconter pour faire accepter l'innovation, ou simplement la présenter,
donc on
est tourné vers le futur, le récit est celui d'un projet –
existentialisme. La
virtualité implique une action future pour la rendre efficace; elle
doit être
extraite…Le capital est constamment anticipation
Autrement dit
c’est à partir des années 1990 que se manifeste l’utopie de la
communication,
évidemment pas à la façon dont l’avait envisagée les théoriciens de la
cybernétique. C’est d’ailleurs à cette même période que divers auteurs
signalent
un changement déterminant. [30]
L'humanité se
dit
également à travers des manifestations qui incluent un récit de grande
ampleur
portant sur des siècles: la religion[31], la
philosophie, la science, l'art. Or tous ces vastes récits sont en fait
inachevés, non concluants parce qu'en définitive ils n'atteignent pas
leur but,
et signifient de façons diverses le débouché dans une impasse. Du fait
même
qu’ils sont inachevés ils sont voués à être répétés en des langues
diverses.
Ainsi du grand récit de la mise en faute, celui de l’infraction commise
par
Adam et Ève croquant le fruit défendu. La répression induit
inévitablement la
réaction de désobéissance. Or dans le récit biblique dieu est un être
ultrarépressif. Il impose sans explication. Les créatures sont là pour
l’adorer, le reconnaître, et il met au point un dispositif de
vérification de
l’obéissance et donc de la reconnaissance qu’il doit recevoir de ses
créatures.
L’acte d’Adam et Ève est inscrit dans la dynamique répressive divine. Á
l’heure
actuelle, un phénomène similaire se déploie. L’autonomisation et la
virtualisation du capital aboutissent à la mise en place d’une quantité
énorme de
capital sous forme monnaie ou finance, avec la possibilité par suite
même de
l’autonomisation, de faire accroître de façon démesurée la "somme" à
laquelle telle ou telle personne accède. La possibilité d’un
accroissement
indéfini, c’est ce qu’accorde le système dieu. Mais celui-ci, à travers
les
anciennes représentations des hommes et des femmes, totalement
imprégnées de
répression, considère en fait que cela ne doit pas être, que c’est
immoral. Or,
puisque l’arbre (de nos jours, celui de la spéculation) ne doit pas
être
atteint, pourquoi le mettre dans le champ de la réalité, et donc
pourquoi un
système qui est fait pour permettre un accroissement indéfini est-il
toléré ? Dans les deux cas, c’est à la racine que se loge la
raison du
phénomène irrationnel: le rejouement de la répression et donc
de la mise
en situation de culpabilité.
C’est parce
qu’elles sont des récits inachevés que les religions réclament des
herméneutiques sans cesse renouvelées, en même temps qu’elles induisent à leur tour, une
fois établies en
tant que récits devant révéler ce qui est caché, causant l’inachevé, de
nouvelles herméneutiques.
La science aussi fait un
immense appel au
dire. Je cite à nouveau Niels Bohr : «le but de la
physique n’est
pas de découvrir ce qu’est la Nature, mais ce qu’on peut dire sur
elle ».
C’est avec
l’économie politique que le dire sous ses diverses formes a une
importance
considérable, et ce depuis longtemps. Pour vérifier cela passons par le
commentaire de citations de K. Marx. Pour saisir la dynamique de ce qui
est
présenté il nous faut préciser que celui-ci expose que le passage de la
circulation
simple des marchandises à celle des marchandises capital peut se
représenter
par celui du mouvement M-A-M (marchandise, argent, marchandise) à A-M.A
(argent, marchandise, argent). Dans un cas on vend pour acheter, dans
l’autre
on achète pour vendre. Toutefois, il signale que :
« Aux temps les
plus anciens de l’évolution économique ce processus de
l’achat en vue de la
vente constitue la forme propre du commerce : le capital sous
la forme du
capital marchand »[32]. Ce qui est une
inconséquence au sein de son corpus théorique car il n’y a de capital
que quand
il y a travail salarié et tout ce que cela présuppose. Autrement dit K.
Marx a
donné une explication théorique de la genèse du capital, mais non une
explication historique rigoureuse, car elle est affectée d’une grande
ambiguïté. D’où la nécessité de faire une recherche à ce sujet. Ce
n’est pas
notre but pour le moment, mais de rapporter un essai d’explication tel
que l’a
effectué Mario di Paoli avec son article Économie
commerciale et langage rationnel : argent et logos paru dans la
revue italienne Agar-Agar en 1971.
Il effectua son essai à partir d’un commentaire
d’une longue citation de Contribution à la
critique de l’économie
politique que je reporte. Elle est
extraite du sous-chapitre intitulé Geld
en allemand et traduit par La monnaie. Or celle-ci traduit souvent le
mot Münze
traduit d’autre part par numéraire. Cela complique quelque peu. Voyons
la
citation que je reporte telle que (Ed. Sociales).
« Considéré
comme distinct du numéraire, l’argent, résultat du procès de
circulation sous
la forme M-A-M, constitue le point de départ du procès de circulation
sous la
forme A-M-A, c’est-à-dire échange d’argent contre de la marchandise
pour
échanger de la marchandise contre de l’argent. Dans la formule M-A-M,
c’est la
marchandise, et dans la formule A-M-A, c’est l’argent qui constitue le
point de
départ et le point d’aboutissement du mouvement. Dans la première
formule,
l’argent est le moyen de l’échange des marchandises et, dans la
dernière, c’est
la marchandise qui permet à la monnaie de devenir argent. L’argent, qui
apparaît comme simple moyen dans la première formule, apparaît dans la
dernière
comme but final de la circulation, alors que la marchandise, qui
apparaît comme
but final dans la première formule,
apparaît dans la
deuxième comme simple
moyen. Comme l’argent lui-même est
déjà le résultat de
la circulation
M-A-M, dans la formule A-M-A le résultat de la circulation apparaît
comme étant
en même temps son point de départ. Tandis que dans M-A-M, c’est
l’échange de
substance, c’est l’existence formelle de la marchandise elle-même issue
de ce
premier procès qui constitue le contenu réel du deuxième procès A-M-A.
Dans la formule
M-A-M, les deux extrêmes sont des marchandises de même grandeur de
valeur, mais
en même temps des valeurs d’usage qualitativement différentes. Leur
échange M-M
est un échange réel de substance. Dans la formule A-M-A, en revanche,
les deux
extrémités sont de l’or et en même temps de l’or de même grandeur de
valeur.
Echanger de l’or contre de la marchandise pour échanger de la
marchandise
contre de l’or, ou, si nous considérons le résultat A-A, échanger de
l’or
contre de l’or, semble absurde. Mais si l’on traduit A-M-A par la
formule acheter
pour vendre, ce qui n’a d’autre
signification que : échanger de
l’or contre de l’or à l’aide d’un mouvement médiateur, on reconnaît
aussitôt la
forme prédominante de la production bourgeoise. Dans la pratique,
toutefois, on
n’achète pas pour vendre, mais on achète bon marché pour vendre plus
cher. On
échange de l’argent contre de la marchandise pour échanger à son tour
cette
même marchandise contre une plus grande quantité d’argent, de telle
sorte que
les extrêmes A A diffèrent sinon qualitativement, du moins
quantitativement.
Une telle différence quantitative suppose l’échange de
non-équivalents,
alors que marchandise et argent en tant que tels ne sont que les formes
opposées de la marchandise elle-même, donc des modes d’existence
différents de
la même grandeur de valeur. Le cycle A-M-A recèle donc sous les formes
argent
et marchandise des rapports de production plus développés et n’est,
dans le
cadre de la circulation simple, que le reflet d’un
mouvement supérieur. Ils nous faut donc
étudier comment l’argent que nous distinguerons du moyen de circulation
naît de
la forme immédiate de la circulation des marchandises M-A-M ».
pp. 88-89.
Autrement dit,
cette dynamique impliquait, aux temps
plus anciens, que les commerçants –des intermédiaires-
étaient en contact
avec des zones où les prix pouvaient être différents, ce qui impliquait
une non
liaison entre celles-ci. Quelque chose de semblable s’effectue, aux
temps
récents, quand des capitaux quittent une zone moins rentable pour aller
dans
une zone qui l’est plus, ce qui implique d’avoir des informations le
plus
rapidement possible.
Je puis
ajouter : les capitaux ne sont plus
intermédiaires mais protagonistes immédiats ; ils remplacent
les hommes :
anthropomorphose Dans leur extériorité ceux-ci pourraient être comme
maîtres,
mais ils sont eux-mêmes des quanta du capital :
anthropomorphose.
Mais, encore
une fois, ce qui m’importe en définitive ici
ce n’est pas l’explication correcte de la genèse du capital, c’est un
support
pour dire autre chose. Pour cela voyons donc le commentaire de Mario de
Paoli :
«Marx entend
par forme dominante de la production bourgeoise, le processus moyennant
lequel
l’argent s’échange contre la force de travail et le produit de la force
de
travail contre de l’argent ; c’est-à-dire le processus au sein
duquel la
marchandise achetée est la force de travail et l’argent assume la
détermination
de capital. La forme dominante de la production bourgeoise est donc,
pour Marx,
celle où l’argent a subsumé sous lui les forces productives sociales
les
transformant en travail social universel (général) et abstrait. Mais
l’auteur en
identifiant immédiatement la seconde forme avec le mouvement du capital
industriel, fait un saut trop brusque et néglige de considérer que la
forme de
circulation Argent-Marchandise-Argent atteint une ample extension
sociale déjà
dans un milieu purement commercial, cela veut dire avant que ne
s’instaure
l’échange de capital contre la force de travail, c’est-à-dire dans un
milieu où
l’argent a subsumé sous lui la marchandise produite, toute marchandise
produite, mais non la production elle-même de marchandises ;
c’est le
capital commercial mais non encore le capital industriel. C’est le
capital
commercial qui doit être considéré la forme dominante dans la société
grecque
et il est la présupposition de base du capital industriel, qui est sans aucun doute la forme
la plus importante
de la société bourgeoise par excellence .»[33].
Ce commentaire
concerne le premier paragraphe et une partie
du second (jusqu’à : «Dans la pratique,
toutefois… »). Je ne suis pas
d’accord avec cet exposé; je l’ai reporté seulement pour que le lecteur
puisse
mieux comprendre la suite de celui-ci qui nous fait entrer dans le vif
du sujet
qui nous intéresse.
« Marx
cherche à résoudre le paradoxe découlant du
rapport entre équivalents et l’échange général de non équivalents en
introduisant un mouvement supérieur dans la circulation simple,
c’est-à-dire un
processus différent du commerce au sein du commerce lui-même. Pour Marx
ce
mouvement supérieur est sans aucun doute le processus productif de
marchandises
par lequel l’argent parvient à subsumer sous lui le travail social.
Mais
introduire immédiatement la production de marchandises dans le
mouvement de
circulation simple pour expliquer le passage
de l’échange M-A-M à l’échange A-M-A signifie négliger de
considérer, ou
tout au moins de sous-évaluer tout le long procès historique qui a eu
ses
origines dans la Grèce antique. Un processus linguistique signe le
passage à la
seconde forme de circulation de l’argent déjà avant que n’intervienne
le
processus productif de marchandises ».
L’auteur se
répète mais il ajoute tout de même quelque
chose qu’il va développer et qui est intéressant. Cependant je note
encore
l’imprécision des formulations. On pourrait croire que la production de
marchandises ne se réalise qu’avec le capital. Ce qui est déterminant
c’est que
le procès de production est celui de production de marchandises capital
et ce
procès est en même temps procès de valorisation qu’il vaudra mieux
désigner ensuite
procès de capitalisation. Ce qu’il y a de fondamentalement nouveau
c’est la coalescence
entre production et valorisation. D’entrée le produit a une valeur car
il est
marchandise-capital.
Quand il dit
que K. Marx néglige, on
peut dire oui et non. Non parce que
théoriquement il a exposé de façon précise comment l’argent devient
capital,
oui parce qu’il n’a pas fait un exposé historique sur cette question
C’est donc la
suite qui nous apporte quelque chose.
«On a déjà vu chez les grecs deux formes de rapports
sociaux
l’échange commercial dans la forme Argent-Marchandise-Argent et un
échange
linguistique pour lequel sont d’une importance essentielle
l’argumentation
dialectique, la rhétorique, la logique, la politique, c’est-à-dire tous
les
systèmes de persuasion, d’action directe sur les individus et non sur
les
choses. Le cycle Argent-Marchandise-argent apparaît dans sa forme la
plus
primitive, ou mieux, historiquement antérieure, au sein d’un rapport de
domination de l’argent sur les personnes, et seulement successivement
il
apparaît au sein de la domination de l’argent sur les choses. Le cycle
A-M-A
apparaît pour la première fois au sein du procès de circulation
mercantile où
le marchand cherche à tromper par la persuasion le vendeur et
l’acheteur de
marchandises. Ce processus historique advient avant le procès par
lequel l’argent
se rend possesseur, outre des hommes, du processus productif matériel,
c’est-à-dire du travail social.
Au sein de la
valeur d’échange purement commerciale, la
solution du paradoxe, dont le résultat complexif du processus est
l’échange de
non équivalents, tandis que la base de celui-ci est l’échange entre
équivalents, vient donc de l’action faite par le marchand sur le
langage
c’est-à-dire par la tromperie instaurée par l’intermédiaire du langage,
par
lequel en échangeant on trompe, on échange non des équivalents dans
l’acte même
où l’on prétend échanger des équivalents. L’argumentation sert
justement à
démontrer, à faire voir ce qui n’est pas; sert à faire apparaître le
processus
total surtout du point de vue de la structure. Maintenant tandis que le
résultat
du processus est l’échange de non équivalents, c’est-à-dire la
tromperie, la
base structurale de ce processus est l’échange entre équivalents. Il
advient
donc que ce qui détermine la valeur d’échange elle-même, l’acte
d’équivaloir,
de rendre interchangeables, échangeables, des équivalents de valeur
d’usage
diverses est la présupposition qui conduit à la tromperie, à l’échange
de non
équivalents».
Ce commentaire
fait bien ressortir l’importance accordée
par K. Marx à la nécessité de montrer que l’échange fondamental pour le
capital: l’achat et la vente de la force de travail, respecte
la loi de
la valeur, que le capital lui-même la respecte, bien qu’il soit un
dépassement
de celle-ci et qu’il va
produire ses
propres lois. On comprend qu’il insiste sur la dimension morale des
relations
humaines qui interviennent lors de cet échange, ainsi que sur
l’importance du
puritanisme, et de l’opposition au mercantilisme, à la spéculation, à
l’usure.
On ne peut pas
mettre sur le même plan : «l’argumentation
dialectique, la
rhétorique, la logique » d’une part, et la politique de
l’autre, que l’auteur
considère comme «des systèmes de persuasion». En
effet, selon moi,
la politique est une praxis qui a besoin d’une épistémé dont le contenu
est
formé par les autres éléments susmentionnés et constituant le corpus de
la
philosophie. La persuasion est une forme de répression qui prend en
compte la
réalité de l’autre afin de la modifier et, cela, comme toujours, pour
son bien,
fondement de toutes les tromperies, plus rigoureusement, de toutes les
mystifications. La répression persuasive est une pédagogie au service
d’une
politique: dynamique d’organisation des hommes et des femmes.
Le but de la
rhétorique est la persuasion et l’incrémentation. Le sophiste
s’incrémente
d’être à travers l’incrémentation de la confiance que l’autre ressent
pour lui,
grâce aux discours qu’il débite, métaphore d’une réalité insaisissable,
remplis
de recours au glissement, au détournement, au renversement.
Afin de mieux
faire saisir comment Mario di Paoli fait porter au langage verbal le
possible
de créer un incrément grâce à la tromperie, je reporte un passage qui
précède
immédiatement ce que nous avons précédemment cité. Auparavant il
m’importe de
faire remarquer que la création ex-nihilo (à partir de rien) est une
création à
partir du langage ce qui, par transitivité au sein du discours peut
conduire à
affirmer que la création est une tromperie. En outre une telle création
nous
fait dépendre tous d’un vide initial, fondement de toute dépression.
«La
raison grecque est une raison commerciale, non industrielle. Le
commerce peut
advenir seulement au prix d’une tromperie, grâce au langage, tandis que
l’industrialisation peut advenir seulement à condition d’une
manipulation de la
réalité naturelle. Le langage est construit sur la tromperie:
l’analyse
du langage est, donc, l’analyse du langage trompeur du commerçant. Le
langage
doit persuader, doit argumenter la persuasion, doit démontrer. Le
langage comme
l’Être de Parménide, doit trouver en lui-même sa
vérification.»[34]
Lorsque
l’auteur affirme que le langage est construit sur la tromperie,
considère-t-il
celui-ci uniquement en rapport à la période où s’affirme ce qu’il nomme
la
raison grecque, ou cela concerne-t-il aussi l’immense période
antérieure?
Dans ce dernier cas, cela impliquerait
que d’entrée hommes et femmes ont pratiqué la tromperie,
la
supercherie, la duperie, la fourberie, tous mots pouvant
traduire le mot
italien inganno qu’utilise Mario di Paoli. En ce
cas l’histoire de la tour
de Babel ne serait plus
nécessaire pour
expliquer la non entente parmi les hommes, les femmes. Ou bien, alors,
il faut
affirmer que la
compréhension implique
la tromperie. Toutefois le récit biblique pourrait conserver un intérêt
pour
exprimer la recherche d’un incrément sans lequel l’être se séparant de
la
nature ne peut pas «fonctionner». Que devait
rapporter la
construction de la tour? Dieu en provoquant un trouble
langagier a pu
ainsi réaffirmer sa tromperie originelle. Reste encore une
interrogation:
la tromperie est-elle de l’ordre du langage ou est-elle seulement dite
par le
langage? Si elle est uniquement exprimée, représentée, alors
quel est son
support, sa substance? En reprenant le texte de K. Marx et
son
commentaire par Mario di Paoli[35], on pourrait
conclure que c’est avec le capital que la substance est révélée avec la
production de la plus-valeur. Mais cette révélation n’est acquise qu’à
la suite
d’une démystification.
Notons que l’on
peut faire "dire" beaucoup aux divers récits des
hommes, des femmes,
et revenons à la citation de Mario di Paoli. La raison est une
progression. Au
sein de tout le mouvement de la valeur, elle se manifeste au mieux dans
la
pratique du commerce. Au sein du phénomène capital, elle se réalise à
travers le
mouvement de celui-ci. Dans ce cas elle est aussi incrémentation,
fondement du
progrès en tant qu’acquisition d’un incrément qui induit la nécessité
de sa
propre incrémentation, en un devenir infini, voilant aux hommes et aux
femmes
non plus une tromperie mais la mystification d’une soi-disant issue
d’un
blocage, d’un immobilisme; alors qu’ils, qu’elles, demeurent
englué-e-s
dans des angoisses liées à une menace ayant opéré dans un passé lointain.
Á partir du
moment où s’impose le mouvement de la valeur, hommes et femmes ont
tendance à
ne pouvoir se réaliser qu’à travers des échanges; mais leur
insatisfaction, due à la perte de continuité, les pousse à ne se
reconnaître
vraiment qu’à travers un procès d’incrémentation qui signerait en
quelque sorte
l’acte de leur reconnaissance.
Le mouvement
supérieur au sein duquel advient un incrément se manifeste donc dans le
commerce international ou dans les relations de transmissions de
données, au
sein de rapports entre homme, femmes, particulièrement dans le domaine
politique. Or l’instauration d’un lieu où débattre des problèmes
concernant la
cité, et celle d’un lieu où s’effectue l’échange de marchandises, le
marché,
sont contemporaines. En somme c’est avec le capital que peut
effectivement se
réaliser ce que visaient les rhéteurs antiques. Mais le mouvement ne
s’épuise
pas là, parce que au sein même du capitalisme se réimpose la dynamique
antique : créer à partir de rien, de la virtualité, en
définitive à partir
de la confiance des autres. Et, là, nous retrouvons la production de
récits
solliciteurs de confiance, et dispensateurs de tromperie.
«La
story, nouvelle monnaie du management financier» écrit, p.
107, Christian
Salmon et, à la page suivante: «Pour attirer des
investisseurs, il
faut être un bon storyteller, p.108, puis il
cite: «Les
histoires sont primordiales pour donner un sens aux chiffres. Elles
fournissent
le contexte et captivent l’imagination des gens… ».
Pour tromper il
faut être apte à donner du sens. Et
pour cela rien ne vaut une
histoire, c’est plus puissant qu’un récit, parce qu’elle contient la
dimension
d’un vécu (réel ou inventé) et, ce, dans l’immédiateté, tandis que le
récit
semble impliquer une petite distanciation entre lui et le vécu. C’est
du
rapporté. L’histoire est un opérateur de détournement. Ainsi quand les
gens, en
face de leur histoire, parlent de donner un sens à leur vie, que
veulent-ils
détourner? Et le sens de la vie n’est-ce pas une tromperie,
car le sens,
la signification que la personne pense trouver à sa vie, n’est-ce pas
un aiguillage
vers une seule donnée à laquelle, il, elle se résigne?
Chercher un sens à
la vie c’est avoir perdu toute immédiateté, toute concrétude, ainsi que
la
rayonnance. «La vie n’est pas une histoire. C’est une
résolution
nécessitant des problèmes d’adaptation. Mais la vie humaine, elle, nous
contraint à faire une histoire pour éviter de la réduire à une série de
réactions de défense pour la survie.» Boris Cyrulnik, Un
merveilleux
malheur[36]. Ce n’est pas
la vie humaine, donnée insaisissable, mais le comportement des hommes
et des
femmes qui nous contraint. Ainsi l’auteur exprime
bien l’ampleur de la
répression et celle du recouvrement qui fait appel, en particulier, à
un storytelling.
L’humanité se
dit encore à travers d'autres récits beaucoup plus brefs, et d'une
certaine
façon congelés: adages, apophtegmes, préceptes, sentences, maximes,
dictons
proverbes, qui tous véhiculent la répression comme les idées reçues
dont parla
G. Flaubert. "Service. C'est rendre service aux enfants que de les
calotter; aux animaux que de les battre; aux domestiques que de les
chasser,
aux malfaiteurs que de les punir." Qui évoque irrésistiblement:
"Frapper
un animal s'appelle cruauté; frapper un adulte s'appelle agression;
frapper un
enfant s'appelle éducation.[37] "
Les idées
reçues, infligées (comme: qui aime bien châtie bien),
indiquent
l'enfermement des hommes et des femmes dans un mode de pensée et dans
une
contrainte comportementale fondée sur l'habitude, la tradition
impliquant ce
qui est admis, dans la norme. Elles s'expriment en stéréotypes ayant
presque
souvent la dimension de slogans, ce qui les rend plus aptes à être
publicités.
Elles ont souvent la dimension de la tautologie, opérateur de
simulation d'une
certitude, visant à empêcher qu'un imprévu se manifeste, car elle est
ce en
quoi il ne peut pas y avoir contradiction, ce qu'on ne peut pas
contredire,
tout au plus nier. Dans ce cas, cela implique d'aller à l'encontre de
la
contrainte de la menace, à l'interdit de nier, car cela reviendrait à
se mettre
hors de, à s'isoler. G. Flaubert et d'autres dénoncent cela en tant que
bêtise,
idiotie. Or cela n’implique pas obligatoirement un manque
d'intelligence, mais
un enfermement dans un a priori où la personne est réduite au commun,
où sa
spontanéité est niée.
Se dire
indéfiniment
est une compensation au solipsisme, et permet de s’incrémenter à
travers un
discours, se gonfler. Plus globalement, parler, se dire, raconter,
fabuler,
permet à l’espèce de manifester son mal-être, d’essayer de le conjurer
et par
là de survivre. Sans le langage verbal, elle n’aurait pas pu y
parvenir. De ce
fait elle exhibe constamment la spéciose, ce qui l’affecte profondément
et qui
lui est coalescent.
L’espèce est
dépendante du récit mais aussi du kairos. Le kairos, c'est
fondamentalement le
moment favorable, celui où l'on doit intervenir, qu'on ne doit pas
manquer,
laisser passer. Plus profondément il apparaît comme le moment où enfin
quelque
chose se manifeste et nous offre le possible de sortir de
l'enfermement; cela
peut être un moment d'illumination; celui où tous les possibles
s'imposent et où
tout prend signification et permet donc
une issue. Les situationnistes ont, d'une certaine façon, théorisé le
kairos
avec l'idée qu'il fallait tendre à créer la situation à partir de
laquelle tout
devient possible et où tout retour en arrière est enrayé. Cela
s'apparente à la
recherche de l'instant magique, celui où l'on rencontre la grâce. Le
kairos est
le complémentaire de la menace. Si on est menacé, ont doit être sauvé.
Et être
sauvé est un des contenus de la nostalgie.
La théorie du
kairos permet de faire porter à l'individu la responsabilité de ses
échecs: il
n'a pas su saisir sa chance. Ce qui est déterminant dans la dynamique
de
l'entreprise (rapport encore à l'intervention) : le moment de
la
conjonction favorable, etc…
″Se
dire"
et le kairos sont intégrés dans la combinatoire qui, pour se déployer,
a besoin
de la tolérance - forme dynamique de la coexistence - de la
permissivité comme
de la répression, du libre jeu, du jeu en tant qu’espace permettant un
mouvement, des jeux (spectacles, financiers, sportifs), de fluidité et
même
d’obsolescence afin que la combinatoire se renouvelle et qu’il y ait
illusion
de progrès. Elle est intégrative par récupération[38] de ce qui peut
être à la marge, comme hors circuit, et par recyclage de ce qui fut.
Elle est
entretenue grâce à la confiance, ersatz de la continuité. Sur le plan
du
recouvrement elle s’impose comme un phénomène isomorphe au mécanisme
infernal,
mais où hommes et femmes pensent pouvoir agir, opérer, selon leur
désir, alors
qu’ils ont affaire à l’autonomisation en acte qu’ils alimentent
eux-mêmes,
elles-mêmes, en essayant de trouver (bricoler) une solution qui leur
convienne.
Cette
combinatoire
manifeste bien la spéciose, dont elle est le produit. C’est ce que nous
allons
illustrer à l’aide de quelques autres citations de Storytelling.
"Le projet
du storytelling se résume à une mise en scène généralisée de la vie au
travail."(p 61) En fait, comme il l'expose lui-même, cela déborde ce
domaine et affecte toute l’activité humano-féminine.
Il ne s'agit
plus de séduire ou de convaincre, mais de produire un effet de
croyance. "
(p.42) Dit autrement, aller à la continuité grâce à la croyance mettant
en
confiance.
On peut
considérer que le phénomène publicitaire correspond à la mise en place
de la
combinatoire dans sa dynamique actuelle. Il a arraché de leur domaine,
ou les
en a extrait, les diverses particularités humano-féminines. Á la suite
de cette
vaste opération de séparation, d’autres arrangements, d’autres liaisons
sont
possibles. On comprend que C. Salmon nous parle de dépassement de la
publicité"…"le
nouveau marketing a pour but de raconter des histoires et non de
concevoir des
publicités"". (p. 21)"
"La
publicité a perdu son pouvoir, écrivaient ainsi en 2002 Al et Laura
Ries,
auteur du best-seller The Fall of Advertising, elle
n'a plus de
crédibilité". (p. 24) Internet et les nouveaux medias ont miné la
télévision et la publicité qui a opéré comme annonciatrice du passage à
l'affirmation sans passer par la réclame, indiquant par là que femmes
et hommes
sont acquis en définitive à tout ce qui advient; ou si l'on veut, ce
qui
advient est réalisation de ce qui fut annoncé par la publicité.
La publicité
fut la proclamation de la nouvelle réalité de ce monde mercatel aux
hommes et
aux femmes. Mais, pour pleinement perdurer, il lui manquait la
dimension
thérapeutique qui, ici, concerne l’émotion. Ce faisant elle disait
quelque
chose de réel. Dans tous les cas, elle ne dit ni la vérité ni le
mensonge,
comme le remarqua J. Baudrillard, mais, en gardant ces termes moraux,
un
mélange des deux, un oxymoron. Comme je l’ai déjà affirmé, elle opère
par
détournement d’un réel sur lequel elle greffe une illusion.
L’entreprise
est remplacée par sa marque, par son logo puis par son histoire "Selon
lui
(David M. Boje), les entreprises sont des organisations narratives
traversées
de multiples récits, terrains d'un dialogue constant entre des récits
qui
s'opposent et se complètent". (p. 31) Ce sont des opérateurs
émotionnels,
aptes à susciter des émotions, mais aussi de conjuration, de
détournement
surtout quand : « Á l’intérieur d’une marque, il y
avait des
histoires, et c’étaient de sales histoires… » (p.31).
Ces récits
visent, ainsi, comme avec la programmation neuro-linguistique, à
reprogrammer, à
transformer le cauchemar en rêve : "Les marketeurs de Chivas
décident
alors de réécrire l'histoire de la marque". (p 33) Á ce propos on
raconte
le temps des rêves[39] celui où il y
avait le capital, le travail, l'éthique. Les trois sont
indissolublement liés
car l’éthique permet de réaliser et de justifier un auto-contrôle pour
les
capitalistes, et un contrôle pour les travailleurs.
Et cela peut
aller bien plus loin, à créer la réalité : «"Vous
croyez que
les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité
observable". J'ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes
des
Lumières et l'empirisme. Il me coupa: "Ce n'est plus de cette manière
que
le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant,
poursuivit-il,
et, lorsque nous agissons nous créons notre propre réalité. Et, pendant
que
vous étudiez cette réalité, judicieusement comme vous le souhaitez,
nous
agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous
pouvez
étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous
sommes les
acteurs de l'histoire. (…) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à
étudier ce
que nous faisons." » (p.171).[40] C’est un bel
écho de : « Il faut vous débarrasser l’esprit de vos
idées du XIXème
siècle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de
la
nature. » George
Orwell, 1984,
Ed. Le livre de poche, p. 382.
La
thérapeutique, comme cela s’impose souvent, se mue directement en
répression,
car créer la réalité c’est rendre les autres dépendants comme
d’ailleurs le
récit de la genèse l’a montré clairement. Ce qui signifie que nous
sommes
encore en présence d’un rejouement accompagné de mégalomanie
(démesure), expression
simultanée de l’empreinte du numen, et infesté d’illusion: créer la
réalité
pour la rendre accessible et, par là, escamoter l’utopie.
Si la
thérapeutique est si omniprésente c’est que l’espèce régresse, en
particulier à
l’oralité car plus que d’une narration écrite, il s'agit souvent d’une
narration
orale avec résurgence de la magie de l’incantation avec tendance à
manipuler
les tropes, le vocabulaire : "… ne plus parler de
consommateurs mais
d'audience." (p39) Et cela débouche dans le neuromarketing.
"La
résurgence des mythes au sein de notre société contemporaine, affirmait
Lewi,
se confirme plus particulièrement en période d'insécurité mondialisée
qui
stimule notre besoin de recherche de vérité, de sens de la vie ainsi
que notre
soif de magie et de mystère". Autre citation du même auteur. "Il s'agit
là en effet d'histoires et de contes qui s'alimentent dans notre
patrimoine
féerique et qui parlent à notre imaginaire mondialisé tout en nous
fournissant
un sentiment d'appartenance". (p.41)
On passe de la
répression directe à celle indirecte sournoise, la permissivité, pour
en
général revenir à la première. Ch. Salmon note que naguère: "Le
travail à la chaîne réduit au silence l’espace de travail; le
bruit des
machines s’y substitue à la parole des ouvriers. En réaction , la grève
et
l'occupation des usines sont identifiées pendant tout le XX° siècle à
une prise
de parole et la reprise du travail à un retour au silence imposé.[41]" (p.52)
En conséquence,
il faut que tout le monde parle : "En tous cas, le
retournement est
complet: pour les gourous du néomanagement, le silence ne doit plus
être imposé
aux salariés, mais au contraire être pourchassé par une injonction
inverse à
parler, à se raconter." (54) On demeure toujours dans la dynamique de
la
répression. Cela fait penser à la période des Cent fleurs de Mao
Tsé-Toung
où chinois et chinoises furent invité-e-s à dire pour ensuite être
réprimé-e s.
Et dans le cas du Storytelling : "Il s'agit moins d'écouter
que de
"faire parler" les individus et leurs récits." (p.98) Rien à
voir avec la prise de parole réclamée en 1968, mais avec un
détournement qui
permet de mettre en place un contrôle Réprimer c'est empêcher une
manifestation
donnée, immédiate mais quand on contrôle on passe au différé: on laisse
se
manifester pour orienter, pour diluer dans le temps: C’est une
pédagogie qui
permet de réaliser une meilleure domestication, ce à quoi aboutit toute
pédagogie Dans ce
but les managers
traquent les non-dits, les secrets. Et, là, c’est la psychologie qui
est
utilisée.
La
domestication est parachevée grâce à la consommation.[42] "La
consommation comme seul rapport au monde. On attribue aux marques les
pouvoirs
qu'on cherchait jadis dans les mythes et la drogue: passer la limite,
faire
l'expérience d'un soi sans pesanteur, voler, planer; » (p. 42)
"L'acte de
consommer devient alors un exercice de communication, voire de
communion,
planétaire" (43) C’est l’acte que l’individu opère dans la
« sphère
de la liberté », celle où il est lui-même le but de son
activité, et non
un autre (quel qu’il soit), comme dans la « sphère de la
nécessité » ; acte qui le met en rapport avec toutes
les
mystifications. Les divers récits qui le poussent à consommer, font que
pour
lui, en vertu de la combinatoire en place, vivre c’est se consommer
soi-même,
c’est se sacrifier pour que tout se perpétue, et que se rédime le
système. D’où
ces considérations de Ch. Salmon à propos de ce que vise le management:
"Elle
n'a plus seulement pour ambition de promouvoir les bienfaits de la
société de
consommation, elle veut "produire" une société nouvelle, un autre
monde. Elle ne cache plus son caractère messianique". (p.40)
Ainsi tout est
nouveau et tout se répète, et ce qui reste invariant, c’est la
répression.
Avant d’en
finir totalement avec les Gloses, s’impose à moi la nécessité de faire
un
retour rapide sur toute la période à laquelle elles furent consacrées,
celle
qui va des années 70 du siècle dernier à nos jours. À partir de 1968,
avec des
camarades - particulièrement Jean-Louis Darlet – nous avons suivi
toutes les
péripéties de ce qui s’imposait comme la crise monétaire qui induisit
la
démonétisation de l’or, la mise au point de divers expédients dont les
fameux
DTS (droits de tirage spéciaux), les eurodollars, etc. Nous fûmes
amenés à
réexaminer l’exposition de K. Marx concernant la reproduction élargie
du
capital ainsi que toutes les critiques qu’elle suscita et une étude du
crédit
et du capital fictif. J’ai publié dans Invariance
diverses lettres sur
ce sujet. L’explication la plus adéquate à ce qui advenait résidait
dans le
phénomène d’autonomisation du capital – déjà exposé dans Capital
et
Gemeinwesen[43] - qui
impliquait qu’il y avait continuité depuis la marchandise-capital
jusqu’à la
monnaie-capital, et non pas qu’il y aurait deux sphères plus ou moins
indépendantes, celle des biens matériels et des services, et celle de
la
finance. La monnaie n’a jamais été chez K. Marx examinée comme un phénomène hors
économie, comme
tendent à le poser ceux qui parlent d’une économie réelle et d’une
économie monétaire.
Dés qu’il y a économie, il y a émergence du phénomène de la valeur avec
la
tendance à la formation de la monnaie, sur la base même des relations
concrètes
entre les individus. En conséquence je n’ai pas
accordé beaucoup d’importance à tous les phénomènes
financiers des
années 80 à nos jours.
La crise du
début des années 70 - amplement manipulée - qui fut mise en relation
avec
l’augmentation du prix du baril de pétrole, suscita un grand nombre de
débats
et diverses propositions comme une décroissance et l’application d’une
certaine
austérité, comme on peut le constater à la lecture de Halte à
la croissance par
le club de Rome, texte connu aussi sous le titre de Limites
du développement.[44] Le thème
n’avait rien de nouveau en ce sens que vingt ans auparavant A. Bordiga
avait
écrit une série d’articles remettant en cause le dogme de la nécessité
de
l’accroissement des forces productives; tandis que dans les années 60,
il mit en
évidence le gaspillage perpétré à tous les stades du procès de
production total[45] et, enfin, à
la fin de ces mêmes années, il proclama : à bas la
science. Un but
caché au sein de la crise monétaire fut fondamentalement de manipuler
la
monnaie afin de faire baisser les salaires des ouvriers étasuniens et
par là de
réduire leur capacité offensive contre le capital, car on demeurait
encore dans
une dynamique classiste[46]. G.Cesarano et
G. Collu dans Apocalypse et
révolution utilisèrent
leur réponse au rapport du Club de Rome
pour aborder la question des incidences du développement
du capital sur
tous les aspects de la vie de l’espèce. De mon côté, dans C’est
ici qu’est
la peur, c’est ici qu’il faut sauter, in Invariance,
série II, 1975,
je notais : «Une mutation du MPC (mode de production
capitaliste)
est en train de s’opérer. Elle réclame une nouvelle représentation afin
que
puisse s’effectuer la reproduction de toute la communauté du capital,
d’autant
plus que son cycle économique ne peut pas prendre pour présupposition
le
résultat de celui antérieur.» (p.7) C’est de cela qu’il fut
en fait question
dans les divers débats et recherches théoriques depuis les années 1980
jusqu’à
l’heure actuelle[47].
Avant
l’éclatement de la crise de 2007, Ervin Laszlo fondateur (1993) et
président du
club de Budapest (organisation analogue au club de Rome), a écrit Le
point
du chaos – Guerres, catastrophes
naturelles, systèmes sociaux en
difficulté : que faire avant qu’il ne soit trop
tard ? [48] « Le point
du chaos, 2012. "Le
processus initié à l’aube du dix-neuvième siècle et en accélération
depuis 1960
porte inévitablement à une fenêtre décisionnelle et donc à un seuil
critique
sans retour: le Point du Chaos. Désormais une règle simple
prévaut: nous
ne pouvons pas nous arrêter, nous ne pouvons pas faire marche arrière,
nous
devons aller de l’avant. Nous pouvons le faire de diverses façons. Il y
a un
parcours qui nous porte à l’effondrement,
et un autre
qui mène à un monde nouveau". (p.
18) Pour que ce second parcours soit adopté, l’auteur mise sur les créatifs
culturels, avatar du prolétariat. La société nouvelle qui
devrait se
développer à partir de 2025 est notre société réformée qui, en
conservant la
répression (existence d’une police, d’une garde nationale), n’échappe
pas au
rejouement.
En ce qui
concerne la crise actuelle on eut, tout d’abord en 2007, une
augmentation
considérable du prix des matières premières, particulièrement du
pétrole. Or,
celui-ci a considérablement diminué depuis la fin de cette même année
et le
prix du gaz oïl est légèrement descendu au-dessous de un euro, mettant
bien en
évidence la dimension manipulatrice de la crise en cours. C’est une
vaste
manœuvre politique. Tout d’abord l’augmentation visa à faire plier
diverses
résistances; la diminution ultérieure visa à enrayer un
mouvement de
révolte. Dans les deux cas la mise en dépendance fut accentuée.
Ceci est un
détail mais il possède son intérêt pour mettre en évidence à quel point
les
discours politiques ou économiques n’ont aucune fiabilité.
En fait que
révèle cette crise sinon qu’en dernière analyse c’est l’État qui crée
la
monnaie nécessaire ou, si l’on veut, c’est l’État qui fait passer de la
virtualité à la
réalité tout le montant
de capital monnaie qui avait été spéculé avant que la crise n’éclate.
Et il en
a toujours été ainsi dans le développement du capital, seulement ce
n’est que
maintenant que la « chose » devient visible du fait
de son énormité
et des conséquences qu’elle implique. Elle se révèle également à cause
de la
nécessité d’injecter de la confiance dans tout le système afin qu’il ne
s’écroule pas en désagrégeant ce
qu’ils appellent
l’économie réelle et l’économie fictive[49],
ce qui laisse supposer une dichotomie alors que les deux sont
inextricablement
liés. C’est la confiance qui donne ensuite la substance à la monnaie
créée.
Pour
mieux saisir ce qui précède, faisons un détour par Karl Marx. Le capital pour réaliser son
procès de production doit avancer une somme donnée afin que les divers
éléments
de son procès soient présents dans l'usine et puissent fonctionner. Le capital est
anticipation. Les
économistes, eux, parlent d'investissement. D'où vient cette somme? On
a parlé
d'épargne et de vie ascétique pour économiser, etc. Cela fut en quelque sorte
l'idéologie
originelle qui s'est vite heurtée aux exigences de l'élargissement de
la
production. C'est alors qu'intervint le crédit. Or celui-ci ne put
opérer que
parce qu'il y avait eu une accumulation primitive de valeur, de
monnaie, et non
de capital comme l'affirme K. Marx, de façon erronée, selon
moi. Elle s’effectua
au sein de la phase du mouvement de la valeur, que celui-ci dénomme
troisième
détermination de l’argent, caractérisée par la monnaie universelle, et
qu’on
peut, grosso-modo, faire correspondre à la période du mercantilisme
(pour la
période moderne). Les capitalistes vont profiter de cela et, en
incorporant cet
argent-monnaie dans leur procès de production, ils vont le transcroître
en
capital.
La nécessité du
crédit surgit chez K. Marx lors de l'étude
du phénomène de la rotation du capital. Il s'agit toujours d'un
problème
d'anticipation: pour attendre un retour de capital sous forme argent il
faut de
la monnaie qui assure donc la fonction de continuité. Pour que celle-ci
s'effectue il faut qu'il y ait confiance entre les agents économiques.
Et l'on
peut dire que finalement la confiance est la dynamique psychique qui
permet la
continuité qui en fait n'existe pas. C'est une dimension spéciosique.
C’est à cause
de l’absence de confiance mutuelle et à la
tendance à
accumuler afin de se
protéger, de se mettre à l’abri, que la contrainte est nécessaire.
C’est
pourquoi dans la perspective marxiste, durant la phase du socialisme
inférieur où
devait être liquidé le phénomène valeur, il était postulé que toute
personne
valide devait travailler, contribuer à la réalisation du procès de vie
collectif
et, qu’en échange, elle devait recevoir un bon de travail lui
permettant
d’acquérir ce qui lui était nécessaire pour vivre, mais ce bon n’était
pas
accumulable : l’accumulation était interdite. De nos jours du
fait même de
la pleine révélation de la création de monnaie, cette mesure du
socialisme
inférieur serait actualisable tout en étant impossible du fait
qu’hommes et
femmes rejouent constamment la mise en place de la répression - dont
ils ne
peuvent pas se passer - et qu’il faut donc régénérer constamment des
dominants-
possèdants et des dominés-démunis (sans réserve), donc la dominance et
la
dépendance. Je ne peux pas, par souci de symétrie, écrire dépossédés
car
cela impliquerait qu’ils aient pu détenir une possession quelconque[50]. En outre, on
ne peut pas recourir
à cette mesure, qui
fut proposée prés de
deux siècles avant nous, car ce serait mettre en place une dynamique
répressive.
Le problème qui
a été soulevé au sujet de la réalisation de
la plusvaleur c'est celui de savoir qui peut avoir l'argent capital
(sous forme
de monnaie) pour acquérir l'incrément. On pose donc qu'il y a dans la
société
une certaine quantité donnée d'argent et que le surgissement de la
plusvaleur
fait que ce quantum serait insuffisant. D'où la thèse de Rosa
Luxembourg d'un
acheteur externe. Mais celui-ci à son tour d'où tient-il l'argent? On
peut
faire appel à une thésaurisation, à l'accumulation de monnaie au sein
même de
la phase de la valeur (argent sous sa troisième forme), comme déjà
indiqué.
Dit autrement
le capital a besoin d'un incrément de représentation
(la monnaie) pour pouvoir anticiper et réaliser son procès et son
extension.
C'est à ce problème surgissant en divers endroits du procès total que
K. Marx
s'est affronté. Or à un moment donné, il apparaît que l'incrément
additionnel
de monnaie-capital nécessaire est en fait créé ex-nihilo. Dés lors la
théorie
de la valeur déterminée par le quantum de travail s'évanouit, ainsi que
l’essentialité de la plusvaleur. Elle apparaît de ce fait comme ayant
été une
justification, explication de l'activité humaine, dans sa concrétude et
dans sa
dynamique sociale. Mais en fait cette activité est pour ainsi dire
lestée,
voire englobée, dans une autre, celle de création de monnaie et cela en
rapport
au pouvoir, mais d'un pouvoir surgi du sein du devenir économique.
Mais, plus
en profondeur, ce pouvoir est celui de la répression qui contraint
hommes et femmes
à une activité qui est devenue travail. Il me semble que K. Marx a
senti cette
question. Il fut mis inconsciemment en présence d'une grande aporie:
quelle
prise pouvait-on avoir sur la réalité, puisque le réel: l'exploitation
de la
force travail était en fait secondaire par rapport au fait
représentationnel:
le possible d'engendrer de la monnaie? Or, son étude lui avait montré
aussi que
le prolétariat ne pouvait pas être l'antagoniste fondamental apte à
abattre le
capitalisme. D'où une autre raison de délaisser l'étude du capital et
d'aller
chercher, ailleurs qu'en l'Occident d'alors, un rival apte à abattre le
monstre
automatisé; d'où ses études sur la Russie. Donc la dynamique de Karl
Marx
consistait à trouver un "élément" apte à détruire ce qui le tourmente
et tourmente des millions d'hommes même s'ils ne sont pas aussi
conscients que
lui du phénomène.
Mais ce qu'il
aurait dû faire, et c'est ce qu’il faut tenter
de réaliser, c'est de placer le phénomène capital non seulement dans le
devenir
historique total en précisant bien les rapports avec le phénomène
valeur
antérieur, mais dans le cheminement de l'espèce en rapport à la
séparation, la
coupure de continuité et la volonté de retrouver celle-ci en son
intégrité, et
cela au travers de diverses errances, dérapages conduisant à la
mégalomanie et
la fondant, de là l'inflation monétaire, à travers la thésaurisation,
la
spéculation, la fictivisation impliquant un excès de symbolisation et
donc un
détachement du réel. Alors je sens qu'avec le capital, originairement,
il a été
recherché une concrétude, une authenticité, un retour au réel
(comparable à la
démarche scientifique), en même temps qu'une sortie de blocage...
Un vaste
rejouement réimpose une sortie encore plus intense
du réel avec la toute puissance, du fictif, du virtuel, et le retour au
premier
plan de l’irrationnel. De même au niveau scientifique où
l'expérimentation
devient simulation. Á noter que pour généraliser la science on a essayé
d'étendre la pratique de l'expérimentation même dans des domaines où
humainement elle n'aurait pas dû opérer, par exemple dans l'étude
psychologique
des enfants, des adultes, en physiologie, etc. Lorsqu'on passe à la
simulation
on peut se demander jusqu'à quel point cela ne retentit pas sur
l'individu
mettant en place la simulation, et si lui-même n'en devient pas une.
Avec le
phénomène capital, de façon exemplaire, se pose la
question du réel et de la représentation, de la fictivité, du virtuel
et, dit
en termes archaïques, du non perceptible. C'est une dynamique
comparable à
celle de la nature (réel) et de la surnature. Là se loge et se rejoue
la
question même de la pensée et le traumatisme que celle-ci opéra au sein
de
l'espèce devenant Homo sapiens. Les rejouements sont des phénomènes
intégrateurs; ils conservent ce qui s'est joué auparavant et, par là,
ils
amplifient et peuvent donner l'illusion du progrès. Mais au fond c'est
toujours
la même question qui est agitée.
Je précise. Je
pense que K. Marx a intuitionné le phénomène, plus exactement je dirai
que
l’intuition est potentielle dans les travaux qu’il consacra au procès
de
production global du capital. Cette intuition ne pouvait pas s’imposer
du fait de
l’impossibilité où il se serait trouvé pour l’utiliser, car cela
l’aurait
conduit à devoir remettre en cause toute sa thématique de
l’émancipation
humaine, de même qu’il ne put pas gérer l’affirmation très explicite
dans ses
écrits non publiés de son vivant sur l’échappement du capital aux
diverses
contradictions et sur l’intégration du prolétariat dans la dynamique de
celui-ci.
La mise en
place de nouvelles formes d’entreprise et leur généralisation – tout le
monde
est convié à fonder son entreprise, à faire du capital – étend à la
terre
entière l’immense réseau capitaliste où tout un chacun se trouve piégé dans une de ses mailles,
ce qui tend à
résoudre les problèmes posés par la mort du capital entraînant la perte
de
substance du rapport capital-travail, en organisant
à tous les niveaux hommes et femmes. Ne
s’impose plus un lieu précis de création de capital, donc de monnaie,
cela
surgit dans tous les points de ce réseau.
Le
concept de création tend à remplacer celui de production exprimant
l’évanescence de l’importance de celle-ci et, sur le plan idéologique,
la
floraison du néocréationnisme. À partir de là, tant l’œuvre de K. Marx
que
celle des socialistes qui le précédèrent, que celle de tous les
théoriciens du
prolétariat jusqu’à nos jours, peut apparaître comme un immense récit
de
rationalisation du procès de vie des hommes et des femmes soumis,
soumises, à
la répression, à un phénomène irrationnel dont ils, elles, étaient
totalement
inconscient-e-s. En fait depuis des millénaires le procès de
rationalisation
est enclenché comme en témoigne, l’œuvre de M. Weber au sujet des
religions,
surtout celles monothéistes. L’espèce cherche vainement à atteindre et
éliminer
un noyau irrationnel qui est sans cesse régénéré du fait de la non
remise en
cause de la séparation d’avec le reste de la nature, et de la
répression. Or,
on n’a pas à lutter contre l’irrationnel (souvent nommé obscurantisme)
car
c’est maintenir toutes les religions et les superstitions, les
recouvrements.
On doit tendre au niveau individuel et au niveau de l’espèce, à "revivre" la situation de déréliction initiale,
liée à une immense
menace, ainsi que la mise en place, en recourant à la surnature, d’une
dynamique
de protection consistant à s’isoler du reste de la nature, devant pour
cela
recourir à la répression, constamment effectuée pour le bien (ce qui va
nous
sauver), oxymoron fondamental, noyau de l’irrationnel.
Les auteurs de Le
prochain monde que nous avons cités à la note 38,
considèrent qu’il va se
former (rappelons qu’ils écrivent en 1985) une Réseaupolis
qu’ils
perçoivent en rapport avec une nouvelle utopie[51]. Signe des
temps : celle-ci n’est plus liée au village, mais à la ville.
En réalité
ce vers quoi on tend c’est, comme je l’ai déjà exposé, à la formation
d’un
immense domus (maison)
point
d’aboutissement de la minéralisation de la nature[52], où l’espèce
s’enfermera.
Ces auteurs
exaltent la fluidité - exigence du capital[53] - que permet
le réseau, «Cet étrange pouvoir souple que
secrètent les réseaux est,
avant tout, pouvoir de création » (p.
167), et exposent un
redoublement : « l’information sur
l’argent devient plus importante que
l’argent lui-même »[54]. Autrement
dit,
ce qui eut lieu avec le mouvement de la valeur, puis celui du capital
peut
recommencer. Dans une certaine mesure la crise financière de 2007 est
en
rapport avec l’inflation de l’information et le retour à ce qu’elle
désigne. De
même, dans le même temps, le pouvoir souple s’efface
devant le pouvoir
de répression (principe de réalité).
Avec la
tendance à l’autonomisation de l’information nous retrouvons
l’essentialité de
la langue, de sa manipulation[55], et le
Storytelling, mais aussi la thématique des possibles qui est une donnée
déterminante pour la combinatoire. Il faut que tout soit possible pour
qu’elle
se déploie. L’affirmation de W. Leibniz selon laquelle ce monde est le
meilleur
des mondes possibles acquiert une vraisemblance, du fait que grâce à la
combinatoire ces divers mondes peuvent être intégrés, et permettre la
floraison
de celui qui nous est proposé. Car l’affirmation de W. Leibniz[56]
implique que
tous les possibles soient connus. En complément, la thèse de celui-ci,
selon
laquelle ont doit accepter un mal mineur, temporaire, afin d’éviter
un mal majeur, est entérinée. Et ce malheur mineur qui devient un
bien[57], exprime la
toute-puissance de la répression ainsi que sa justification. Ce qui,
hélas,
s’est affirmé continuellement au cours des phénomènes révolutionnaires.
L’utilisation de la violence, de la dictature, fut envisagée en tant
que mal
transitoire, nécessaire et inévitable pour atteindre le bien de la
libération.
Même en se mobilisant pour éliminer la répression, on n’échappe pas à
l’empreinte
de la menace (phénomène inconscient), de celle parentale comme de celle
subie
par l’espèce et, donc, on rejoue. Pour “résoudre” cette
inéluctabilité
hommes et femmes ont, à la façon de W. Leibniz, cherché à organiser
l’horreur
afin de la supporter.
En ce qui
concerne la
révolution, dés le début des
années 70 j’ai affirmé que le procès révolution était terminé. Or, il a
rarement été fait autant mention de la révolution qu’à partir du début
de la
décennie 80. Les locuteurs ont changé: ce sont les tenants du
"système" en
place. «Il n’est pas possible d’être simultanément secoué par
une
révolution énergétique, une révolution technologique, une révolution
familiale,
une révolution sexuelle, et une révolution dans les communications à
l’échelle
de la planète, sans avoir aussi à affronter
-tôt ou tard - une révolution politique potentiellement
explosive.» Alvin Toffler, La troisième vague
(p. 482)[58] Ici la
révolution est présentée comme un phénomène pulvérisé, toutefois p.
329,
l’auteur affirme : «Mais quelle que soit la
terminologie utilisée,
une révolution est en marche.» J’ai cité Alvin Toffler parce
qu’il est
probablement le plus explicite. Divers auteurs, cités dans de
précédentes Gloses,
produisirent un même discours. Ceci ne nous surprend pas car
c’est au fond
le discours de K. Marx dans le Manifeste du parti communiste, 1848.
Cela incluait
une importante confusion de la révolution en tant que phénomène passif,
agissant hommes et femmes, s’effectuant en dépit d’eux, avec la
révolution en
tant que phénomène de mise en mouvement de grandes masses d’hommes et
de femmes,
mais où ils, elles, interviennent consciemment, volontairement, de
façon
individuelle ou à travers diverses organisations dont le parti. Si la
révolution s’opère au sein du mouvement réel mais sans intervention
consciente
et en étant même non voulue, à quoi sert une révolution
politique? La
révolution qui abolit l’ordre des choses est
« personnifiée » par la
taupe, pouvant apparaître comme un agent de l’inconscient
collectif. D’autre
part l’insistance à mettre en évidence l’action révolutionnaire du
capital peut
se présenter comme une justification pour la révolution, œuvre des
masses
dirigées par un parti. L’idée corrélative étant qu’il faut porter le
phénomène
jusqu’au bout en proclamant la révolution permanente. Au fond l’idée de
la
nécessité d’une révolution impliquait qu’il y avait certaines
insuffisances au
sein du mouvement réel et qu’une intervention consciente était
nécessaire, la
spontanéité apparaissant comme insuffisante; intervention
devant mettre
fin à un état social se présentant comme irrationnel, injuste,
répressif.
Á l’heure
actuelle avec les managers, principaux théoriciens de la révolution,
comme de
la psychothérapie, le mouvement réel contient tout, il n’y a pas à
intervenir,
et l’on peut se demander si, pour eux, la meilleure thérapie ne
consisterait
pas en la révolution.
Historiquement,
à des révolutions firent suite des contre-révolutions. En conséquence,
les
défenseurs des dominés, des opprimés, des exclus, vont-ils recourir à
une
contre-révolution ?[59] Dans une
certaine mesure c’est ce à quoi tendent des ex-marxistes. Ne vont-ils
pas
prôner une régression, c’est-à-dire un retour à une période antérieure,
anté-révolutionnaire, celle exaltée par les tenants du
"système"? C’est
possible parce que la combinatoire permet les changements de rôles,
mais est-ce
réalisable? En outre les conservateurs ne sont pas
nécessairement des
contre-révolutionnaires, car leur dynamique consiste souvent à se
mettre en
dehors, afin de conserver. Celle-ci a pu se rencontrer chez des
révolutionnaires comme A. Bordiga pour qui il était nécessaire de
conserver le
programme surgi en 1848.
La crise
financière dévoile le possible de l’amplification de la combinatoire et
de
l’intégration de domaines encore non encore affectés. Capital d’un côté
et
travail de l’autre ne sont plus des référents ni des référentiels pour
que les
hommes et les femmes se perçoivent et agissent dans la
société-communauté
actuelle en dissolution. L’argent-monnaie, l’argent-finance, dans sa
dilatation
met en évidence qu’en fait tout repose
sur la répression qui a besoin pour s’effectuer de
détenteurs de
pouvoir, de monnaie, et de démunis de pouvoir, de monnaie. Derrière la
répression (comportant punitions et récompenses) s’impose le mécanisme
infernal
opérant à travers d’innombrables rejouements en liaison avec
l’empreinte de la
menace toujours opérationnelle. Le phénomène répression induit chez
tout
individu la propension à produire un incrément quelconque pour donner
sens
à sa vie, lui trouver une signification, parce que
c’est dans la tension
pour engendrer cet incrément que l’individu se sent vivre, alors que
c’est la
forme induite de la répression qu’il subit. Le phénomène est totalement
isomorphe avec ce qui s’impose dans la reproduction :
engendrer un enfant,
c’est produire un incrément (particulièrement exalté dans l’injonction
biblique "multipliez-vous") sur lequel est placé, de surcroît, une
visée
sotériologique: il doit sauver ses parents. Corrélativement
l’individu
recherche tout phénomène apte à secréter en lui une tension. D’où
l’addiction
aux drogues qui ne se limitent pas à ce qu’on désigne généralement par
ce mot.
Un exemple typique est la pratique du sport qui, en elle-même, est une
drogue
qui en nécessite une autre, d’où le dopage qui ne touche pas seulement
les
sportifs de haut niveau. La nocivité ne se limite pas aux sportifs mais
touche
tous les voyeurs de leur pratique[60].
« Drogage » et dopage expriment la non-acceptation de
soi.
Être c’est
s’incrémenter. Autrefois, c’était se valoriser. Rien ne pouvait se
percevoir,
s’appréhender s’il n’était valorisé. La valeur était donatrice de sens
et de
signification. Avec le capital, l’incrément est la preuve qu’on a reçu
la grâce
de l’existence, manifestant également la preuve de l’incertitude au
monde, et
l’angoisse qu’il faut conjurer. En cela l’esprit du capitalisme, selon
Max Weber,
se perpétue et se généralise.
Cette recherche
de l’incrément n’est pas nouvelle, comme on a pu le voir avec les
remarques de
Mario di Paoli sur la rhétorique, la logique, etc., ou avec la quête,
dans le
passé comme à l’heure actuelle, du prestige, de la gloire, de la
considération.
Mais elle se
produisait en dehors de la
sphère proprement économique, bien qu’elle en fut dépendante. C’était
aussi une
tendance incluse dans le phénomène de la valeur, comme une excroissance
toujours possible. Donc ce qui prévalait c’était la simple
valorisation. L’individu
désirant se valoriser cherchait à se distinguer et à être reconnu dans
sa
distinction, voire sa séparation. Or, la dynamique de la circulation
des
marchandises, et donc l’effectuation du mouvement de la valeur,
nécessite une
dynamique de reconnaissance et de distinction.
La poursuite de
l’incrément (expression de l’insatisfaction continue) induit la course
à
l’innovation, concept qui a absorbé le contenu sémantique de celui de
modernisation,
naguère fort employé. L’incrément dépend du futur
et donc du virtuel. Le tout nouveau
est analogue au tout autre (Ganz andere) dont parla
Rudolf Otto: ce qui
fascine et fait peur, avec dans les deux cas la tendance à
l’occultation de
celle-ci grâce à un procès de rationalisation.
Donner un sens
est une dynamique de rationalisation. Comme toujours, à cause des
rejouements,
elle débouche dans l’irrationalité, la confusion. Confusion d’autant
plus
grande que, par suite de l’opérationnalité de la combinatoire, s’impose
un
retour à une phase orale afin de dire et de recouvrir les maux dont
pâtit
l’espèce, qui s’accompagne d’un nouveau recours à la gnose afin
d’accéder à la
vraie vie. La plupart des psychothérapeutes sont des gnostiques. Ils
nous
disent vos maux découlent de vos croyances, de vos illusions;
pour vous
libérer vous devez acquérir la connaissance exacte de ce que vous êtes
et de ce
que vous devez désirer. Il en est de même des managers et des
réformateurs
sociaux comme Ervin Laszlo, que nous avons précédemment cité, qui
affirme : «Nous sommes dirigés là où nous ne voulons
pas
aller », et qui se sert de la théorie du chaos comme d’une nouvelle gnose[61].
Au tout début
des années 1970, j’ai théorisé l’existence d’une classe
universelle: la
quasi-totalité de l’espèce
humaine
dominée par le capital, du fait même de la disparition pour tout homme,
toute
femme, de la déterminité de travailleur. « Ce
qui
distingue précisément le capital du rapport de domination, c'est que le
travailleur lui fait face comme consommateur et porteur de valeur
d’échange,
sous la forme de possesseur d'argent, d’argent, de simple centre de la
circulation, et devient l'un de ces centres innombrables où sa
déterminité de
travailleur s’évanouit (ausgelöscht)» (Grundrisse, p.
323 ; Fondements,
t. I, p. 378, traduction modifiée)
Á l’heure
actuelle se réalise quelque chose de similaire: l’ensemble
des hommes et
des femmes assujetti-e-s à une répression qu’ils, qu’elles dénient, à
un
mécanisme dont ils, elles, sont inconscient-e-s. Tout le monde est
victime: "Les gens doivent bien comprendre que nous sommes
tous des
travailleurs contingents, expliqua un dirigeant d'ATT au cours d'une
récente
vague de dégraissages. Nous sommes tous victimes des temps et des
lieux." (p. 83) Mais
dans des mesures
différentes, et à divers moments de la vie, tout le monde est bourreau.
Ce
phénomène bourreau-victime est irrationnel. Selon le jargon en place,
il caractérise
la condition humaine qu’hommes et femmes désirent
fuir, et leur fuite la réactive le plus souvent.
Ce monde-ci n’a
pas d’avenir parce qu’il se trouve dans un au-delà. En effet tout ce
qui s’est
édifié au cours des millénaires qui nous précèdent s’effondre, se
lézarde,
tandis que la nature est détruite et que la surnature s’évanouit
remplacée par
le monde magique des publicitaires et des managers. En effet comme les
hypostases du monde surnaturel ont, à un moment donné, envahi et inhibé
le
procès de vie, de même, actuellement, les diverses entités matérielles
virtualisées, opérant presque comme des divinités[62], ont envahi le
monde en place, et simulent un nouveau polythéisme. Cet effondrement
est masqué
par la résurgence de phénomènes du passé, par leur réactualisation
grâce à la
combinatoire qui opère de même par rapport aux événements futurs.
Autrement dit,
celle-ci (actualisant éternel retour et éternel recommencement), à
partir de ce
qui est engendré du fait de la dissolution, permet de recouvrir
l’advenu.
Là-dessus se greffe un procès de connaissance dédié, pour la plus
grande partie,
à nier la réalité : tout est déterminé fondamentalement par la
répression.
C’est comme si Homo sapiens se masquait sa propre perte. Ce procès de
connaissance renferme en même temps une immense dimension
répressive: le
cosmos doit être tel qu’il est posé par la religion avec un début et
une fin,
ou bien tel qu’il est conçu par les savants, c’est-à-dire devant être
régi par
une loi universelle, et auquel on dénie toute spontanéité, alors que
l’homme,
la femme, sont posés en tant qu’être innovants[63].
Ce monde n’a
pas d’avenir mais il se trouve toujours sous la menace qui, avec la
crise actuelle,
se manifeste de façon particulière. Elle provient
du système incontrôlable, incontrôlé, et les
hommes du pouvoir, les défenseurs de celui-ci la ressentent
profondément et ont
peur de sa désagrégation. En revanche, ils ne sont pas menacés
immédiatement
par les capitalisé-e-s. Toutefois les premiers essaient tout de même de
conjurer une menace effective des second-e-s, et vivent hantés de ce
fait par
une menace immédiate et une menace représentée, escomptée. Les
second-e-s sont
trop désorienté-e-s pour pouvoir réellement accéder à ce qui les menace
réellement.
L’espèce
piétine
et combine avec tout ce qui est parvenu au-delà, écho d’un originel
jamais
effectivement perçu.
L’Homme de
Néanderthal a peut-être disparu parce
qu’il a “refusé” de se séparer de la nature. Après des millénaires
d’errance,
Homo sapiens risque d’aboutir à la même fin. Vouloir le sauver serait
s’engluer
dans l’errance, mais on peut emprunter le chemin de
libération-émergence pour
qu’à partir de tous ceux, toutes celles, qui rompent avec ce monde, se
réalise
Homo Gemeinwesen, en retrouvant la continuité en eux, en elles, avec la
nature,
le cosmos, et donc avec l’éternité[64].
Fin
des Gloses
CAMATTE Jacques
Achevé en
Février 2009
[1]
Dans le cadre de
cet enfermement on peut préciser que la première sphère est celle où
peut se
réaliser un solipsisme, la seconde est celle où le hasard peut se
manifester et
donc permettre d’échapper à ce dernier.
[2] On assiste à une vaste
substitution de
concepts comme il en est question dans 1984 de G.
Orwell. Ainsi on tend
à ne plus parler de capitalisme mais d’économie de marché.
[3] Fénelon fait dire à
Homère: « Les
muses seules peuvent immortaliser les grandes actions ». Et,
en note, il
cite Horace : Le monde avant Atride eut des guerriers
célèbres ;/
Mais leur nom s’est perdu dans la nuit des ténèbres,/ Aucun fils
d’Apollon ne
l’ayant publié. » Cf. p. 25, Librairie Ch. Delagrave, onzième
édition.
Ce
Dialogue entre Achille et Homère (entre homme d’action et homme de
« rédaction ») est un cas particulier de celui entre
le geste et la
parole exposé par A. Leroi-Gourhan. Il évoque également l’approche du
réel par
Jorge Luis Borges, pour qui il semblerait que celui-ci, incluant ce qui
est
possible et réalisé, et ce qui aurait pu l’être, se trouverait dans une
bibliothèque, un temple du récit. Peut-être qu'Homo sapiens, ne
parvenant effectivement pas à vivre se réalise conte récit ou conte
numérisé (le compte). (note 2009)
[4]
Edition La
découverte/Poche, Paris 1997. Ph. Breton analyse les ouvrages de N.
Wiener: Cybernetics
or Control and Communication
in the
Animal and the Machine,
Librairie
Hermann et Cie, Paris, 1948; Cybernétique et société,
Deux Rives, Paris,
1952, dont le titre anglais est: The Human use of Human
Beings. Il
existe une autre édition française de ce livre, celle de 10/18 qui
parut en
1962.
Raymond Ruyer publia aux
éditions Flammarion, en 1954 La cybernétique et l’origine de
l’information.
Il est très critique en ce qui concerne particulièrement le concept
d’information et son origine présentés par N. Wiener.
[5]
C'est-à-dire de
1914 à 1945.
[6]
«L’information est d’une part, un produit d’un procès bien
matériel,
d’autre part, un intermédiaire entre les divers pouvoirs au sein de la
communauté, pouvoirs qui ne se localisent pas uniquement en l’État,
d’où leur
insaisissabilité. (…) L’information est l’imagination mécanique. Le
computer
engloberait tous les possibles existentiels et donc l’imagination
humaine
elle-même.» La séparation nécessaire et l’immense
refus, 1986.
[7]
« Le scientifique,
dans cette perspective, a la responsabilité première de ce
combat ». (p.
35)
[8]
Comme l'a théorisé
A. Koestler (cf. par exemple, Janus) en reprenant
des données de John
C .Eccles (particulièrement Évolution du cerveau et
création de la
conscience -Á la recherche de la vraie nature), ou, avec des
déterminations
diverses, A.Bourguignon, L’homme imprévu - Histoire naturelle
de l’homme-1 et
L’homme fou - Histoire naturelle de l’homme -2, Ed,
PUF, Paris,
1989 On peut trouver une thématique similaire mais où les
insuffisances
humaines sont surtout mises en relation avec une néoténie supposée de
l’espèce
dans le livre de Dany-Robert Dufour, On achève bien les
hommes - De quelques
conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu. En
revanche pour
Michel Onfray : « Le dernier dieu disparaîtra avec le
dernier des
hommes », p. 42 de son Traité d’athéologie,
Livre de Poche
(Grasset)
[10]
Science et Vie,
n° 1 019, août 2002, p. 60
[11]
Idem, p. 64
[12]
D’où le possible
de l’introjection de divers spectacles, de diverses entités et le
déploiement
d’un body-art.
[13] J’ai noté l’importance de
la nostalgie en ce
qui concerne le phénomène de Mai-Juin 1968, mais on peut le constater
aussi
pour d’autres mouvements révolutionnaires. Le livre de Dolf Oehler, Le spleen
contre l’oubli – Juin 1848 –
Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen (Ein Höllensturz der alten Welt) Ed.
Payot,
Paris, 1996
est un exposé remarquable de ce phénomène. Dans ce livre il est
beaucoup
question de spleen, de mélancolie, qui ont grandement à voir avec la
nostalgie.
La fraternisation de Juin 1848 était l’affirmation d’un contenu
nostalgique,
pouvant apparaître comme utopique. Les massacres qui s’en suivirent
provoquèrent un énorme traumatisme engendreur d’une réactivation de la
nostalgie.
[14] Elle
semblerait également être une
bonne indicatrice de phénomènes économiques. Sur Internet à http://new.fr.music.yahoo.com/blogs/avatars
de stars/13446/beyonce-responsable-de -la-crise, on peut lire
ceci :
« Selon une étude très sérieuse, réalisée par Phil. Maymin (et
reprise
dans le très remarquable quotidien
anglais The Guardian) professeur de finance à l’université
de New-York,
plus le rythme des chansons en tête du classement
des ventes est régulier, plus le marché
connaît des mouvements importants.
…Selon
Maymim, "Si le rythme est
conitnu, peu importe qu’il soit rapide ou lent, s’il reste le même, le
marché
peut s’affoler. Ce sont les variations, présentes ou non, qui signalent
la
volatilité du marché. " Ainsi un morceau comme "Take on me" du
groupe norvégien A-Ha (…) était en tête du Billboard lors du krach
boursier de
1985. De la même manière, des chansons aux rythmiques plus complexes
étaeient
en tête des ventes lorsque le marché était stable.
Beyoncé,
actuelle numéro 1 des
ventes aux Etats-Unis avec son "Single Ladies" (…), aurait-elle
prédit le marasme financier actuel à cause du rythme trop régulier de
son tube
? »
La
musique compenserait-elle les déséquilibres du système ?
[15]
Philippe Breton,
o.c. p. 12.
[16] Les gens de ce monde
peuvent difficilement se
passer de l’ennemi. Christian Salmon nous dit que le but des scénarios
de la
guerre virtuelle «est moins l’annihilation de l’ennemi que sa
construction mythique.» p. 166 Dans tous les cas, cette
dynamique n’est
pas totalement nouvelle. C’est celle de trouver l’ennemi qui peut nous
valoriser. De même la propagande étasunienne a constamment surévalué la
puissance de l’URSS pour s’exalter elle-même. Le poète l’avait bien
dit :
Á vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Ce qui retentit sur le
poète
lui-même qui veut glorifier l’exceptionnel.
[17]
Albert Bressand,
Catherine Distler Le prochain monde, Réseaupolis,
Ed. Seuil, Paris 1985.
[18]
«C’est parce
que l’homme a des comportements irrationnels que les technologies de
traitement
de l’information seraient l’occasion d’une véritable “révolution”». (p.
97)
[19]
«De la même
façon l’analyse implicite de von Neumann, notamment à travers la
théorie des
jeux, consiste à dénier aux hommes politiques la capacité à diriger
rationnellement la société. » (pp. 106-107) Cf.
aussi :
« L’informaticien J.W. Forrester affirma “les sociétés
humaines sont désormais
trop complexes pour être dirigées par des hommes”». (p. 108)
[20]
Ceci concerne
désormais tous les domaines. La guerre hors limites
de Qiao Lang et Wang
Xiangsui, Ed. Rivages Poche, 2003 ; 1999 pour l’édition
chinoise.
[21]
qui évoque une
autre injonction célèbre prononcée au XIX° siècle:
enrichissez-vous !
[22]
La citation est
extraite de Cybernétique et société. Ph. Breton a
souligné le mot
seulement (cf. o.c, p. 35).
[23]
Voir par exemple
Adam Smith qui écrivit Théorie des sentiments moraux,
Ed.quadrige/puf,
Paris, 1999. Il s’agit d’une psychologie et d’une philosophie morales.
On peut
considérer cette œuvre comme une éthique, un
traité de répression
bien tempéré. Ainsi la première partie s’intitule De la
convenance de
l’action et le premier chapitre De la sympathie.
Or, on peut dire
que la sympathie est à la base de la confiance sans laquelle le
phénomène
économique ne peut pas se déployer.
«Un
très jeune enfant
n’a aucune maîtrise de soi ; quelles que soient ses émotions,
la crainte,
la peine ou la colère, il essaie toujours d’attirer autant qu’il le
peut, par
la violence de ses cris, l’attention de sa nourrice ou de ses parents.
Tant
qu’il demeure sous la garde de ces protecteurs partiaux, la colère est
la
première et peut-être le seule passion qu’ils lui apprennent à modérer.
Ils
sont souvent obligés, pour leur propre bien-être, de contenir son
tempérament
en l’effrayant par des grondements et la menace ; et la
passion qui incite
l’enfant à attaquer est contenue par la passion qui lui apprend à se
soucier de
sa sûreté. (…) Il entre ainsi (ultérieurement, n.d.r) dans la grand
école de la
maîtrise de soi, il étudie pour devenir de plus en plus maître de
lui-même, et
commence à exercer sur ses propres sentiments une discipline que la
plus longue
des existences suffit très rarement pour conduire à une perfection
complète». (p. 208)
La
répression s’exprime avant
tout sur l’enfant. Elle est un procès toujours continué car la
perfection est
inaccessible (on demeure toujours un enfant). Il faut le réprimer afin
qu’il
s’autoréprime: maîtrise de soi. Le pourquoi de sa
manifestation initiale
n’est pas envisagé.
[24]
Pline l’Ancien, La
vertu des arbres, Ed. Arléa, Paris, 1995, pp.29-30.
[25]
Cette magnifique
citation m’a été fournie, il y a quelques années, par François Bochet. Je l'ai déjà utilisée dans Invariance, série IV, n°8.
[26]
Un peuple de fauves, Ed. Stock, 1973. Ce livre a été ultérieurement
réédité chez Plon dans la collection «Terre
humaine».Le titre
anglais est The mountain people. Or, Colin Turnbull
nous dit :
« Je fais allusion ici au terme par lequel les Iks se
différencient de
certains peuples (…) Ce terme est Kwarikik, le
“peuple de la montagne“.
Tous les Iks habitent dans les montagnes, et c’est ce fait qui est le
plus
puissant obstacle à toute tentative administrative de les faire
s’installer
ailleurs: ils préfèrent mourir de faim et de soif plutôt que
de quitter
leurs montagnes. » (p. 152)
[27]
«Il ne faut donc pas s’étonner si la mère rejette son enfant lorsqu’il
a
trois ans. Elle l’a nourri au sein, de mauvais gré, et s’est occupée de
lui
pendant trois longues années; désormais, il n’a qu’à se débrouiller.
Avant
qu’il ne sache marcher, elle le porte sur son dos, attaché par une
lanière de
cuir. Lorsqu’elle s’arrête quelque part, à un trou d’eau ou dans son
champ,
elle détache cette lanière et laisse littéralement le bébé tomber par
terre, en
riant s’il se fait mal, comme je l’ai vu faire plus d’une fois à Bila
ou à
Matsui; puis elle vaque à ses occupations sans plus s’occuper de lui,
souhaitant presque qu’un prédateur l’en débarrassera.
Un tel abandon s’est produit alors que j’étais à Pirré, et la mère en
fut ravie; elle était débarrassée de son enfant; elle n’aurait plus à le porter
et à le
nourrir, et en outre cela signifiait qu’il y avait dans les parages un
léopard
qui serait plus facile à tuer lorsqu’il dormirait après avoir mangé
l’enfant.
Les hommes se mirent en route, trouvèrent effectivement le léopard
endormi (il
avait mangé l’enfant, sauf une partie du crâne), le tuèrent, le firent
cuire et
le mangèrent, enfant compris.» Colin Turnbull, o.c, pp. 126-127
Mais de nos jours, en Inde :
« Autrefois membres respectés (les personnes
âgées, n.d.r) de la
cellule familiale, ils sont devenus un fardeau et sont abandonnés. En
2007, une
femme de 75 ans a
été déposée par sa
famille dans une
décharge publique de la
banlieue d’Erode, dans le sud du pays. Quelques mois plus tôt, à
Hyderabad, un
malade du cancer a été sauvé de justesse alors qu’il allait être
incinéré
vivant par sa famille qui ne voulait plus payer son traitement contre
la
maladie. » Julien Bouissou, Les vieux Indiens livrés
à eux-mêmes, article
de Le Monde, vendredi 23 janvier 2009.
Et, en
retournant en
l’Afrique: «Pour sa part, Gérard Prunier
précise: “Les
politiciens avaient bien sûr des raisons politiques de tuer. Mais si de
simples
paysans dans leur ingo (entourage familial) ont
poursuivi le
génocide avec un
tel acharnement, c’est
qu’une réduction de la population, pensaient-ils sans doute, ne
pourrait que
profiter aux survivants.” (Je cite le fort ouvrage Rwanda, le
génocide,
Paris, Dagorno, 1997, p.13) » Jared Diamond, Effondrement
- Comment les
sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Ed.
Gallimard,
Paris 2006.
[28]
Edition La
Découverte
[29]
Ils ne
transmettaient pas uniquement cela, mais également la spéciose, la
répression;
D’autre part le mythe du prolétariat, celui de la révolution, bien
qu’orientés
vers le futur opèrent dans la même dynamique. Dans ce cas le terme de
mythe
s’est imposé par une analogie quelque peu réductrice.
De
grands récits, souvent d’une plus grande ampleur, ont été également
produits ailleurs qu’en Occident : le Ramayana
et le Mahabharatha,
en Inde par exemple.
[30]
Cette phase est
bien mise en évidence par Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le
nouvel
esprit du capitalisme, Edition Gallimard, 1999. F. Cusset
à la fin
de son livre : La décennie – Le cauchemar des années
1980, Ed. La
Découverte, Paris, 2006, en parle également.
De même Ph. Breton dans l’ouvrage que nous avons utilisé.
On peut
consulter également Les métamorphoses de la question sociale,
Ed.
Fayard, 1995, de Robert Castel, mais aussi, pour l’arrière-fond
historique Naissance
du chômeur 1880-1910, Ed. Albin Michel,
1994, de Christian Topalov,
ainsi que La grande transformation, Ed. Gallimard,
Paris, 1983 de Karl
Polanyi. Plus en rapport avec
l’actualité, Trois leçons sur la société post-industrielle, Ed.
Seuil et
la République des idées, 2006 de Daniel Cohen. Enfin signalons dans Les
Essentiels d’Universalis nouvelle thématique dans le thème histoire,
volume 2,
l’article Capitalisme de
Patrick
Verley. Il s’agit en fait d’une mise au point au sujet du rapport de
celui-ci à
l’économie de marché, expression qui tend à le remplacer. On a un
escamotage du
capital, ce qui correspond à sa mort potentielle, voire
effective; il est
dilué dans le marché, dans la circulation. Les temps changent comme dit
le
dicton. Dans l’édition de 1968 de l’Encyclopédie Universalis, l’article
Capitalisme
fut écrit par le trotskyste Ernest Mandel pour qui le
capitalisme était
bien vivant. La toute puissance du marché et la combinatoire permettent
de
parler de Le communisme de marché - De l’utopie
marxiste à l’utopie
mondialiste, Ed. L’Age D’Homme, Lausanne, 2000, de Flora
Montcorbier. Le
concept d’utopie prend de nos jours un sens de plus en plus étendu pour
en
finir à désigner tout ce qui est désiré mais non réalisable.
[31] Plus
je
pense à la religion et plus je la perçois comme constituant un vaste
récit, une
sorte de roman familial à l'échelle de vastes regroupements d'hommes et
de
femmes; récit qui les fonde, les sécurise, donne sens à
leur vie
(expression selon moi de la perte de sécurité, de la continuité, etc.),
les
protège, les console et recouvre tout, laissant intacts l’ensemble du
devenir
répressif et leur immense souffrance. Elle est la répression et son
masquage.
Mais, hommes et femmes ne se réduisent pas au contenu religieux qu'ils,
qu’elles, véhiculent.
L’œuvre
de Mircea Eliade,
particulièrement son livre : Histoires des
croyances et des idées
religieuses, Ed. Payot, Paris, 1976 pour le premier volume,
fournit
d’immenses matériaux pour nourrir cette pensée.
Toutefois:
« Dans le monde
occidental où le grand récit a
largement
disparu, les mondes virtuels peuvent médiatiser la recherche d’identité
et de
spiritualité, conclut-il. » World of Warcraft, monde
spirituel de
Laurent Checola,
http://playtime.blog.lemonde.fr/2009.02/06/world-of-warcraft-monde-spirituel/.
La citation est de Theo
Zydweld, auteur de Cyberpilgrims. Ces cyberpilgrims
ne sont-ils pas à la
recherche du cybertelling ?
[32],
Fondements de
la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, Paris
1967, t.1, p.199;
Grundrisse, Ed. Dietz Verlage, Berlin, 1953, p.
164.
[33]
Agar-Agar,
n°3, 1971, p. 39.
[34]
Idem, p.38. En
complémentarité je soumets ceci de Ph. Breton, La parole
manipulée, Ed.
La découverte/Poche, 2000: « Ayant ainsi libéré la
parole, les Grecs
se rendirent compte qu’ils n’avaient pas pour autant
purgé de toute violence le nouvel espace
public inauguré. Celle-ci fait en effet retour au sein même de la
parole,
alternative à la violence physique, certes, mais à la violence
symbolique qui
peut encore s’exercer en son sein. Démagogues, manipulateurs, sorciers
du verbe
envahissent l’espace public ». (p. 36) En plus du dit
immédiat, il est bon
de remarque que l’on a toujours la même dynamique : il y a un
essai de
déjouer ou de conjurer mais, en définitive, s’impose le rejouement.
L’auteur
insiste sur le fait que la parole est utilisée fondamentalement pou
convaincre.
Or convaincre implique plus ou moins réprimer. En outre il se pose la
question
de savoir si elle n’est pas le « fruit d’une
régression ? »
(p.30), liée à la perte
des formidables
capacités de traitement de l’information
dont dispose l’animal… » (p.30). (…) Ainsi
l’homme
…Inventerait une
parole en perpétuelle
recherche de son adéquation avec le réel. Privé
d’un rapport informationnel fiable avec le monde, celui
qui cesse de ce
fait d’être un animal est conduit à reconstruire, en lui donnant du
sens cet
écart permanent, cette distance perpétuelle au
monde. » (p.31)
Autrement la séparation d’avec la nature fonde la recherche du sens que
nous
retrouvons dans la thématique du sens de la vie.
Dans un autre
registre, mais
signalant également la répression voici une citation de Jean-Marie Le
Clézio
extraite de Les Géants et trouvée dans Le
prochain Monde, d’Albert
Bressand, Catherine Distler, Ed. Seuil, 1985, p. 27:
« Le langage
des Maîtres ne veut pas communiquer. Il n’est pas fait pour être parlé,
ni
entendu. C’est un langage qui dévore des informations et donne des
ordres.».D’une certaine façon c’est ce qui s’impose à l’heure
actuelle où
mots et récits sont imposés, et sont renouvelés, même s’ils n’ont pas
été
réellement consommés.
En revanche dans
les anciennes
communautés la parole a bien une fonction de maintien de la continuité.
Les
palabres interminables visaient à ce que tout ce qui pouvait l’enrayer
soit
éliminé. Les gens civilisés qui sont entrés en contact avec ces
pratiques les
ont dénigrées, comme productions de gens arriérés, et comme perte de
temps. Ces
civilisés, parasités par la hantise de celui-ci, préfèrent la dictature
de la
majorité (même si celle-ci est minime) à l’unanimité, expression de la
continuité ; unanimité qui ne présuppose aucune uniformisation.
D’innombrables
livres exposent l’essentialité de la parole. Je signale
seulement L’homme de parole de Claude
Hagège et Le geste et la
parole de André Leroi-Gourhan.
Une
intense activité se
déploie autour de la parole, parlée ou écrite : codage,
décodage,
déchiffrage, brouillage, protection du discours oral, etc. Dans sa
biographie
d’Alan Turing, Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de
l’intelligence, Ed.
Payot, Paris, 1988, fournit beaucoup de renseignements sur ces
questions. En
même temps ce livre révèle bien à quel point hommes et femmes rejouent
la
menace.
[35]
Dans son étude,
Mario di Paoli cite plusieurs fois l’ouvrage de Th. Adorno et M.
Horkheimer Dialektik
der Aufklärung (Dialectique
de l’illuminisme) ainsi que
J.P. Vernant. Le rapport entre mouvement économico-social,
particulièrement le
mouvement de la valeur, et la représentation chez les grecs, a été
abordé par
divers auteurs auxquels j’ai fait référence dans divers autres articles.
[36] Ed. Poche. Odile Jacob,
pp. 113-114. Ce
titre, un bel oxymoron, révèle magnifiquement la spéciose-ontose.
[37]
Cité par O. Maurel
dans son livre La fessée, auquel nous avons déjà eu
l’occasion de faire
référence.
[38]
"Ainsi le
vocabulaire et l'esprit du management des années 1990 étaient-ils
imprégnés des
revendications des étudiants de Mai 68 contre une société jugée trop
matérialiste, des valeurs du mouvement (l'imagination, l'autonomie,;
l'authenticité…) et même certains de ses slogans. Ainsi du prémonitoire
et trop
méconnu: "Cache-toi, objet!" Ou encore de l'injonction devenue,
trente ans après, un cliché de marketing; "Êtes-vous des consommateurs
ou
bien des participants?" Storytelling, p.30
[39]
"La société du rêve montre comment une culture de la consommation
comme la nôtre raconte des histoires à travers les produits que nous
achetons,
les transports, les loisirs, les vacances, l'intérieur de nos maisons.
(…) Dans
la société du rêve, notre travail sera dirigé par des histoires et des
émotions." Citation, p.40, de Rolf Jensen : The
dream
society. How the Coming shift from
Information to Imagination Will Trnsform Your Business. Donc
ce n'est pas nous qui faisons
l'histoire : nous sommes dépendants.
[40] En note, Christian Salmon nous indique la
référence:
Ron Suskind, Without a doubt, faith, certainty and the
presidency of George
W. Bush, in The new York Times, 17
octobre 2004
[41]
L’imposition du
silence et d’un comportement donné où la mobilité est grandement
réduite, a des
conséquences négatives énormes sur la vie des hommes et des femmes,
surtout au
stade de l’enfance. En effet, marcher, parler et penser se déploient
synergiquement, permettant la rayonnance de tout individu. Comme
toujours avec
la répression le résultat est la mise en dépendance.
[42]
Jean Baudrillard,
La société de consommation- ses mythes, ses
structures. Ed.
Gallimard (collection idées), 1974, mais
la première édition chez P. Denoël date de 1970. On eut auparavant La
société du Spectacle de G. Debord. Ensuite s’imposèrent la
société de
l’information, de la communication, du rêve, libérale, despotique,
utopique,
etc. Cette multiplication de déterminations de la société manifeste la
difficulté à saisir le réel du vécu des hommes et des femmes.
Citons
ceci, syntone avec storytelling.
«La consommation est un mythe. C’est-à-dire que c’est une
parole de la
société contemporaine sur elle-même, c’est la façon dont
notre société se
parle.» (p. 311) «Notre société se pense et se
parle comme société
de consommation. Au moins autant qu’elle consomme, elle se consomme en
tant que
société de consommation en idée. La publicité est
le péan triomphal de
cette idée. »(p. 312)
L’étude de la
société est
insuffisante pur opérer une investigation complète de ce monde.
[43]
Ed. Spartacus, Ce
livre comprend des textes de 1966, 1970,1972 et 1976 pour la préface.
Le thème
de l’autonomisation a été également traité avec L’échappement
du capital.
En ce qui concerne une approche plus phénoménologique voir La séparation nécessaire et
l’immense refus. L’autonomisation
du capital, son anthropomorphose, nous ont conduit souvent, à notre
corps
défendant, à l’élever au rang d’une hypostase. Or le capital ne produit
rien,
ne fait rien ; ce sont les capitalistes, hommes et femmes, et
les
capitalisé-e-s, qui opèrent et, par leurs opérations, perpétuent ce qui
est
dénommé capital.
[44]
Dennis Meadows et
al Halte à la croissance ? Ed.
Fayard, Paris, 1972. Deux ans
après parut : Stratégie pour demain - 2eRapport
au Club de
Rome, Ed. Seuil, Paris 1974, de Mihajlo Mesarovic et Eduard
Pestel
[45]
Amadeo Bordiga Espèce
humaine et croûte terrestre, Ed. pbp, Paris 1978, contenant
divers
articles dont celui
qui a donné son
titre au livre qui date de 1952, Homicide des morts, 1951,
Politique et
« construction », 1952, Espace contre ciment,
1953, etc. De ce
dernier citons : « Comme aujourd’hui les livres
disent que “nous
sommes” 2 500 millions, nous les animalcules humaines qui
fourrons notre nez
partout, il est clair qu’en moyenne
notre espèce dispose
d’un kilomètre
carré pour vingt de ses membres » (p. 145) A l’heure actuelle
nous sommes
plus de 60. Et l’incrémentation se poursuit. En 1971, Paul Ehrlich
publia La
bombe P - 7 milliards d’hommes en l’an
2 000, Ed. Fayard/
Les amis de la terre. Tout a été dit sur la catastrophe à venir,
plaçant tous
ceux qui actuellement avertissent leurs semblables, dans la situation
du
prophète de l’histoire que nous avons rapportée.
[46]
Je ne retrouve
plus l’article où ceci fut affirmé, ni le nom de l’auteur.
[47]
Cf. note 29.
[48]
Ceci est la
traduction du titre de l’édition italienne : Ed. URRA, Milan
2007. Le
titre original est Chaos Point et sa parution est
de 2006. L’auteur
ajoute ceci après la citation que nous reportons:
«Il apparaît significatif
le fait qui ne résulte pas forcément d’un hasard , que le Point du
Chaos,
l’année 2012, coïncide avec la date prévue dans le calendrier de la
civilisation maya pour la fin de « l’ère du
jaguar… ». Dans les deux
cas, nous sommes en présence de la menace.
Á
propos de menace et de
l’effondrement dont il est question dans la citation, indiquons à
nouveau le
livre de Jared Diamond, l’Effondrement. Dans un
livre paru en 1975 aux
Éditions Gallimard/Juliard, dans la collection Archives, L’an
2 000,
présenté par André-Clément Decouflé, l’auteur, à propos de divination,
de
prophétie, de futurologie, révèle la multiplicité des menaces qui
affectent
l’espèce ; menaces généralement placées en des moments précis
du futur,
comme l’an 2 000, l’an 3 000, l’an 4 000, ce
qui est une
expression particulièrement puissante de l’enfermement dans le temps.
«Qu’est-ce, après tout, que la fin du monde ? Rien
d’autre que
l’histoire à refaire. D’autres diraient : à
recommencer.» (p. 195)
Même
dans un lointain avenir,
comme nous le présente Raymond Ruyer, la répression ne disparaîtra pas,
impliquant la pérennité d’une menace: «Les peuples
long-vivants auront de
fortes croyances. Ces croyances seront inculquées dés la première
enfance sans
discussion, et avant toute discussion possible, inculquées
et “imprimées”.» Les
cent prochains siècles -
Le destin historique de l’homme selon la Nouvelle Gnose américaine,
Ed.
Fayard, Paris, 1977. La menace persiste et se trouve présentifiée par
les
enfants qu’il faut dresser: rejouement continuel.
[49]
Cette distinction
met en évidence que tout est vécu de façon séparée, et l’on peut
trouver cette
dualité dans l’individu, avec un moi fictif (imaginé, symbolique,
irréel) et un
moi réel, comme l’a montré, en particulier, Arthur Janov.
[50]
Toutefois, dans
certains cas, le terme peut être adéquat, lors de phénomènes de grande
crise
économico-sociale et, alors on a bien régénération des types
fondamentaux
qu’engendre la répression.
Dans Capital
et Gemeinsesen (pp.
197-213), j’ai exposé en quoi
l’utilisation du bon de travail pouvait permettre d’en finir avec le
phénomène
de la valeur.
[51]
À ce propos ils
citent Oscar Wilde The soul of Man under socialism :
«Une
carte du monde qui n’inclut pas l’Utopie ne mérite pas même un regard
car elle
néglige la seule contrée à laquelle l’Humanité aborde toujours avant de
retendre ses voiles à la recherche d’une terre meilleure
encore ».
[52]
Que nous avons
exposée, au départ, dans l’étude du rapport du capital à l’agriculture
dans La
révolution communiste: thèses de travail, n° 6 d’Invariance,
série I, 1969. Cette affirmation est en filiation directe avec les
thèses d’A.
Bordiga indiquées à la note 34, ainsi qu’avec celle, fondamentale, que
plus le
capital pénètre dans l’agriculture, plus l’humanité risque de connaître
la
famine (cf. Jamais la marchandise n’ôtera la faim à l’homme).
Tout cela
bien avant que l’agriculture en vienne à nourrir les machines et non
les hommes
et les femmes.
[53]
« L’axiome de
l’économie politique classique est la mobilité de
la force de travail et
la fluidité du capital. » Karl. Marx, Un
chapitre inédit du
Capital, Ed. 10/18, Paris, 1971, p. 182.
[54]
Formule
publicitaire du réseau bancaire Citicor. (cf. Le
prochain Monde, p.
179).
[55]
Le but tendanciel
est de créer une langue telle qu’elle conduise ses locuteurs à modifier
totalement leur comportement. Un tel projet a été exposé par Ian Watson
dans
son livre L’enchâssement, Ed. Calmann-Lévy, 1974.
Il ne s’agit plus
seulement, comme dans la Genèse, d’une parole en
tant que créatrice
d’une réalité, mais en tant que modificatrice de la représentation du
réel,
afin que ce soit cette représentation qui devienne le réel. Ceci est
très
voisin de la rédaction de récits d’un certain futur afin de donner
consistance
à ce qui se produit dans le présent, et en faire un événement.
Autrement dit
une projection dans le futur greffée ensuite dans
l’actualité, un
détournement du présent.
1984
de G.Orwell se
place dans la même dynamique et apparaît comme l’utopie de la
modification
intégrale, grâce non seulement à la manipulation de la langue, mais à
la
réduction extrême de son champ d’appréhension, expression. Toutefois
l’opération ne peut réussir que si simultanément la réalité elle-même
est
réduite, sinon la possibilité demeure de réinventer des mots.
[56]
À son sujet voir
Jon Elster Leibniz et la formation de l’esprit du capitalisme,
Ed.
Aubier Montaigne, Paris, 1975 L’idée d’harmonie préétablie est tout à
fait
compatible avec la combinatoire, c’est la mystification du mécanisme
infernal.
C’est la justification d’une implacabilité contre laquelle on ne peut
rien. Par
là W. Leibniz se pose en tant que théoricien de l’accommodement, du
recouvrement.
[57]
Pages 168-169 de Storytelling,
C. Salmon rapporte que Antonin Scalia, «juge suprême à la
cour des
Etats-Unis (…) a justifié l’usage de la torture en se fondant non pas
sur
l’analyse de textes juridiques, mais sur l’exemple de Jack
Bauer» héros
d’une série télévisée qui «sauve la Californie d’une attaque nucléaire
grâce à
des informations obtenues au cours d’“interrogatoires
musclés” ». La
torture devient un bien.
Notons:
«Pour Leibniz il ne s’agit pas d’expliquer causalement la
genèse du mal, mais de lui donner un sens ». (p. 207) Si on
recouvre trop,
on ne trouve plus de sens !
[58]
Ed. Denoël, Paris
1980. L’auteur signale dans le cours de son ouvrage qu’il fut marxiste
dans sa
jeunesse. De même les partisans de la révolution conservatrice actuelle
aux USA
furent en grande partie des trotskystes.
[59]
D’autre part les révolutionnaires ne sont pas à l’abri de la
contestation.
"Phénomène paradoxal: plus une marque s'identifiait à des valeurs de
transgression, plus elle était contestée. Ce fut le cas de
Nike ». (p.
26) Derrière la
transgression il y avait
l’exploitation des enfants. Et
Christian
Salmon nous dit : "Á l'intérieur d'une marque, il y avait des
histoires, et c'étaient de sales histoires…" (p. 31). Cela induisit
Nike à
se fabriquer une autre histoire. En même temps cela nous dit que la
plupart du
temps il y a un gouffre entre ce qui est théorisé et ce qui est
effectué et
cela vaut pour tout le monde, tant qu’on est infesté par l’ontose.
[60]
Marcel Perelman, dans son livre, Le sport Barbare.
Sous-titre: Critique
d'un fléau mondial. Ed. Michalon, Paris, 2008, met bien en
évidence toute
l’horreur du sport et son absurdité.
L’importance universelle du
sport devrait conduire à un changement de calendrier, valable pour
l’espèce
entière, en retournant à celui des anciens grecs dont l’événement
origine était
la première olympiade en 776 avant notre ère. En
conséquence, les jeux
de Pékin eurent lieu en 2 784! Dans
le domaine du
temps aussi la combinatoire est opérationnelle. Notons enfin que le
sport
fournit des “exemples” pour les psychothérapeutes (cf. coach et coaching), tandis que les
installations sportives, les
stades par exemple, peuvent servir de lieux où entasser ceux qu’on
réprime, ou
bien de lieux où célébrer la messe.
[61]
La citation est
tirée de Le point du Chaos, page XXV. Avec une base et une
perspective différentes,
Raymond Ruyer nous présente une gnose qui apparaît comme ayant
fondamentalement
une vertu apotropaïque, permettant une certaine distanciation vis-à-vis
de ce
monde: La gnose de Princeton, Ed. Fayard,
Paris, 1974 (la Préface
et les Commentaires datent de 1977).
[62].Comme
les anciennes elles sont également objet de dévotion. Mais nous sommes
aussi
marqués par elles. Il est pratiquement impossible de se procurer des vêtements, des
chaussures, etc. non
affectés d’une indication de la marque, parfois sous forme de slogans,
signalant
que nous sommes leurs esclaves, leurs choses.
[63]
D’ailleurs depuis le début des années 1980 se manifeste un fort désir
d’aller
au-delà. Au-delà des sens de l’Homo sapiens, Ed.
érés, Au-delà du
cerveau, Ed. Mazarine, 1982 (1981 pour l’édition originale),
de Robert
Jastrow. Le spatiopihèque
- Vers une mutation de l’homme dans
l’espace, ED. Le
Mail-Radio France, 1987, livre
constitué de 11 chapitres rédigés par 11 auteurs. L’homme
mutant, Ed.
Robert Laffont, 1989 de Robert Clarke qui renferme tous les fantasmes
scientifiques ainsi que la menace qui est perçue jusque dans un
lointain avenir
de 5 milliards d’années avec la mort du soleil. Le cerveau
planétaire, Ed. Olivier Orban, 1986, de Joël de Rosnay.
Le début du
livre suffit à nous faire comprendre que l’au-delà est le territoire de
la
réduction où l’horreur est conservée. «Nous sommes les
neurones de la
terre: les cellules d’un cerveau en formation aux dimensions
de la
planète. Malgré nos luttes, et nos haines, malgré l’abîme de nos
divergences nous
participons tous, consciemment ou inconsciemment à cette construction
dont
dépend notre destin. » (p. 11) C’est une dynamique similaire
que propose
R. Jastrow en nous invitant à « créer un cerveau qui combinera
le savoir
de l’esprit humain et la puissance de la machine… ». (p.
213) Encore une fois la solution est dans le combinisme. C’est avec
l’informatique que Nicholas
Negroponte
veut réaliser cet au-delà. Pour lui tout doit être digitalisé, dans son
discours les bits remplacent les gênes et les mêmes des biologistes et
de tous
ceux qui sont fascinés par la génétique.
[64] Dans ce devenir ce qui est
déterminant ce
n’est pas la religion, l’art, la science, les récits divers, la
société,
l’économie ou la politique, mais les relations entre hommes, femmes,
leur procès
de vie concret, immédiat et global, non séparé de celui du reste de la
nature,
leur dynamique psychique.