DISCONTINUITÉ
ET
IMMÉDIATISME
Percevoir 1a discontinuité, la prévoir et ne pas devenir patûre de l’immédiat qu' elle engendre telle
est la tâche
difficile de
tout être ou de tout
groupement
d'êtres humains qui œuvrent en vue de
l'élimination du despotisme du capital.
Avant
qu’elle
ne
s'effectue, la
prévoir et l'affirmer dans sa réalité comme un fait déjà advenu attire les railleries de
tous. Certains ironisent parce qu'ils ne
comprennent pas qu'il
faut se préparer en fonction de celle-ci pour ne pas réactualiser des schémas éculés, ou vouloir livrer une bataille déjà effectuée. D'autres, les spontaneistes, pensent que de toute façon cela n'a pas
d'importance parce que dés que la cassure se produira tout le monde sera tellement puissant, capable -
parce que
d'un seul coup transformé -
que tout
ce qu'on peut imaginer dans un moment
antérieur ne peut être qu'implicitement
dépassé, voire débile.
La volonté de
prévoir le
cours révolutionnaire, le devenir de ce qui doit abattre 1e pouvoir despotique
du capital est une caractéristique de l'œuvre de A. Bordiga.
Je
1'ai faite mienne. Aussi lorsqu’une
rupture violente comme celle de Mai-Juin 1968 perturba toute 1a société occidentale, il s'est agi de réfléchir sur 1a prévision antérieure et
sur les mouvements immédiats surgis au moment où s'effectua la
rupture et sur ceux qui avaient été
masqués et qui ressurgissaient, comme le conseillisme depuis longtemps repoussé par A.
Bordiga et 1a
gauche italienne. C'est pourquoi se
manifesta la nécessité de parachever 1a rupture enregistrée
et inventoriée dans 1a lettre
du 04.09.1969 publiée sous le titre
de De
l’organisation, lettre qui lança un débat au sein du cercle de camarades produisant Invariance depuis 1968, débat
restreint mais fort caractéristique. Ainsi, après Mai 1968, un camarade fut happé, aspiré par lathéorie de l'Internationale situationniste qu'il me fit ainsi connaître.
À partir de nouvelles données théoriques
qu’i1 aνait
faites
siennes, il voulait qu'on soit plus radical
et qu'on rejette totalement A. Bordiga et
1a gauche italienne. Il recula ensuite, effectuant une redécouverte de
ce qu'il avait rejeté pour finalement devenir, maintenant,
un bordiguiste effréné. D'autres
camarades, à
Florence, après
avoir reconnu de facto la disparition du groupe informel, se
posèrent la question de la conservation d’un certain acquis théorique qui nous était commun dés lors qu'ils éprouvaient la nécessité de participer à
toutes sortes de mouvements qui se développaient à l'époque en Italie. La lettre qui suit
devait, de ce fait, affronter la défense d'une identité qui perdurait au travers d'une
discontinuité ressentie et
vécue intensément et affirmer qu'il fallait
effectivement
s'ouvrir aux autres, les percevoir sans poser
simultanément une extériorité; qu’il fallait participer au devenir négateur du capital,
sans se perdre,,
c'est-à-dire en maintenant une certaine ligne de réflexion, donc en maintenant
son identité.
La première réaction,
souvent, à 1a suite d'un bouleversement qui fait surgir des forces
nouvelles,
c'est de
vouloir absolument en finir avec le passé pour se poser soi-même nouveau et donc compatible
avec le
mouvement en acte. Mais s'autonomiser par rapport au passé, phénomène facilité par l'autonomisation de la théorie (analysée dans 1a lettre), aboutit souvent à s'immerger dans le
moment présent, et donc dans l’immédiatisme,
point
de départ
d'une régression indéfinie et perte totale d'identité. L’immédiatisme est
en nette liaison avec l'autonomisation de
1a théorie ou
avec son évanescence, son absence. La théorie autonomisée
permet
de tout justifier
puisqu'elle
n’a plus aucun lien
avec une réalité quelconque, ce
qui implique aussi sa
scientificité où elle ne prend en considération que le réel advenant
et ne
s'occupera plus ni de l'advenu, ni de ce que les hommes ont pu produire οu
rêver; elle est le
substrat de l'éternisation du capital qui est synthèse des moments immédiats.
Mais
si
on rejette l'immédiatisme et, en allant en profondeur, l'acceptation innocente de toute immédiateté,
on est conduit à rechercher, revendiquer des médiations, d'οù le
heurt avec Hegel, dont il est
également question dans 1a lettre; d'où
le problème de
situer la validité de la dialectique.
Or poser 1a nécessité d'une médiation revient à poser la nécessité d'une représentation, d'un moyen terιme
et souvent,
du fait
qu'on se sent
conscient
d'un certain
procès en acte,
on se catapulte
plus οu
moins ouvertement,
médiateur indispensable
à un dévoilement de conscience nécessaire. Je voulais échapper à ce piège qui est celui de l’avant-garde.
Ιl
fallait donc penser la médiation et surtout opérer de telle
sorte qu'elle ne s'autonomise pas. En montrant la
formation d’une classe universelle, il était mis en évidence l'évanescence d'une
médiation qui avait été conçue comme un
absolu (cf.
en particulier Lukacs)
Médiation
et identité furent donc affrontées
- ce qui confère encore son importance au débat
dont 1a lettre se fait écho -
de la manière suivante:
du moment qu'on pense et qu’on fait quelque chose et
que,
simultanément, on constate qu'il y en a d'autres qui œuvrent sur une base qu’ils croient nouvelle parce qu'elle est immédiatement
nécessaire, se pose
1a question:
doit-on abandonner sa propre réflexion et se fusionner avec les autres, entrer dans un mouvement quelconque
ou bien doit-on s'unir sans perdre sa propre identité? Ι1
s'agissait de
déterminer le comportement vis-à-vis du
communisme. En fait cette réflexion interrogation est beaucoup plus ancienne. On peut en trouver une indication importante dans Origine et fonction de 1a forme parti
1961, Conserver son identité n'implique pas simplement répéter ce qu'on est, imposer le carcan d'un mode d'être déterminé. Il fallait éviter 1a médiation
organisationnelle qui fige d’où,
à partir de 1966 -
à
1a suite de 1a rupture avec le parti communiste
international - 1a réflexion que nous opérâmes
sur
1a formation d'une Gemeinwesen-communauté qui
existerait en tant qu’uniοn
par
adhésion à une théorie, ce qui impliquait la recherche d'un comportement adéquat
vis-à-vis de celle-ci.
C'est pourquoi dans une lettre du 25.09.1968
j'écrivais: "Notre apport au mouvement réside dans ce fait pratique
qui nécessite
un
travail théorique intense pour pouvoir
le réaliser: vivre en tant que communauté.
" Ce qui me conduisait à mettre
fondamentalement l'accent
sur l'être (comme
ce sera repris dans La Mystification
démocratique) : "Ce qu'il faut bien comprendre,
c’est que le
prolétariat a
acquis l'organisation mais a perdu son être. " (Lettre du 20. 09,69).
Ιl
y a certes
des médiations, L'étude historique permet de les révéler.
Ιl
est nécessaire de les percevoir dans leur amplitude.
Mais il faut que se produise un mouvement qui n’ait pas besoin d’une médiation
à lui externe et qui ne sombre pas dans son immédateté
historique déterminée. Ce qui
équivaut au refus de toute glorification du spontanéisme
salvateur. Telle était mon approche...
Elle
a conditionné
mon comportement vis-à-vis de groupes comme 1'Internationale
Situationniste.
Je
n'ai jamais senti le besoin de faire sa critique. Je n'ai fait qu'indiquer
quelques remarques afin de me délimiter et de conserver mon identité car, surtout entre 1968
et 1973, il
y avait une tendance, de la part d'un grand nombre,
à tout mélanger. Beaucoup ne se rendaient pas compte
que
des questions mises à la mode par l'I,S, avaient déjà été affrontées par d'autres et que
le
fait de les
examiner en tenant compte de la rupture de 1968
n'impliquait en aucune façon la venue sur le terrain situationniste.
Une critique exhaustive ne pouvait que favoriser le gauchisme débile lénino-trotsko-maoîste. Enfin, il fallait bien faire comprendre que, pour moi, il ne s'agissait pas
d'entrer en compétition avec qui que ce
soit. C'est maintenant qu'une critique dé 1'I,S, peut avoir sa raison
d’être non pas tellément vis-à-vis d'elle mais vis-à-vis des périsituationnistes
et de
tous les récupérateurs logés dans les divers horizons sociaux.
Le
cas de l’I.S.
est fondamentalement intéressant parce que ce mouvement a été à
même de sentir 1a fracture qui
s'opérait dans le complexe social. Ce n’est
pas
pour rien que les situationnistes furent "reconnus "
en Mai 1968 et
que leurs
adversaires durent plagier leur langage pour avoir une quelconque chance d'être.entendus. Cependant ce courant ne fut pas à
même d'intégrer ce moment dans 1a dynamique de la société capitaliste et il fut 1a proie du passé en ne sachant que reproposer l'antique
solution des conseils ouvriers. L'I.S,
est
1'expression 1a plus prégnante d'un immédiat
historique, d'un bouleversement qui ne
parvient pas
à sa conscience. C'est
pourquoi elle ne fut capable, après 1968, que de se répéter οu
de se justifier. Jamais elle n'a pu affronter la .discontinuité
hors de sa sphère immédiate. Les solutions qu'elle propose sont limitées à cette sphère et demeurent à l'intérieur du cadre du despotisme du
capital,
Ceci
est
encore plus valable
pour
tous
les théoriciens
qui, de
façon plus ou moins heureuse, sont à même d'exposer le moment qu’atteint
le devenir du capital.
On
ne peut-sauver son identité d'être humain en révolte contre le capital et,
par de là, contre toute oppression, qu'en étant capable de ne pas s'abandonner à l'immédiat, en percevant les discontinuités dans la perspective du but:
l'élimination du capital. Or, maintenant que viennent à manquer les référentiels classiques, les structures sécurisantes, ceci prend une ampleur insoupçonnable il y a prés de dix ans quand
1a question nous fut à nouveau proposée.
Camatte Jacques
Juillet 1977
Ce texte est une préface à la traduction italienne de la lettre du 05.O1.1970 publiée dans Invariance n°1, série III. Sa traduction et celle de la lettre ont paru dans la revue Per il 68 n°. 4-5, 1978 (Maurizio Ρalana - Via Sicilia 12- 90 144 Palermo, Italie).
Depuis la rédaction de ce texte, j'ai rejeté le concept d'identité qui a un contenu de fixation bien compatible avec le pouvoir et la dynamique policière. Je préfère, si c'est nécessaire, le remplacer par idiosyncrasie ou simplement réalité. Août 2019