9.2.
L'État et le mouvement de la valeur
9.2.1
L'État
fondé sur le
mouvement de la valeur ne s'est initialement instauré qu'en Occident.
Même là,
son édification rencontra de vives résistances. C'est ainsi qu'après la
phase
antique, il fut pour ainsi dire résorbé et il ne s'affirma à nouveau
qu'à la
fin de la féodalité, particulièrement dans les zones où celle-ci avait
été
faible (Italie par exemple). Ailleurs ce fut une forme exportée.
Pour
comprendre son surgissement, il faut tenir compte de :
1. La
révolte contre l'État en tant que communauté abstraïsée, l'État sous sa
première forme qui va opérer en tant que référentiel négatif.
2. Les
présuppositions au mouvement de la valeur: la propriété privée; le
développement
des échanges, etc..
3. Le
mouvement de la valeur.
4. La
production de représentations permettant d'expliquer, de justifier le
mouvement
de séparation.
Ces quatre
ordres de faits ne sont pas indépendants; ils opèrent au sein d'une
société
dont l'idéal est l'autarcie, le refus de la dépendance. C'est pourquoi,
souvent, l'acquisition de produits est recherchée non au travers d'une
activité
économique (importation), mais au travers de la guerre qui est un
pillage.
En outre,
le refus de la dépendance est, nous l'avons vu, le refus simultané du
pouvoir
autonomisé tel qu'il se manifeste de façon percutante dans la
communauté
abstraïsée, engendrant la première forme d'État.
L'État sous
sa seconde forme ne fut pas voulu par les hommes. Ils le créèrent à
leur corps
défendant, et crurent pouvoir utiliser le mouvement de la valeur à la
fois
comme moyen de lutter contre l'État sous sa première forme, et en tant
que
fondement de nouveaux rapports entre eux. Dit autrement, le phénomène
de la
valeur fut à la fois impulsé et freiné par les hommes. C'est à partir
de ce
mécanisme que l'État va surgir en tant que compromis et médiation; en
tenant
compte que le compromis a la dimension d'une médiation qui lui est soit
immanente, soit transcendante.
La
thématique de l'intervention est exaltée. Il faut non seulement
intervenir,
contrôler, comme c'était le cas dans la communauté abstraïsée, mais il
faut
opérer de telle sorte qu'on soit à même de conjurer les maux qui sont
en
rapport avec l'autonomisation du pouvoir. Il faut donc être à même de
poser les
limites; ce qui favorise l'irruption du discontinu dans la
représentation. Il
s'opère une grande discontinuité.
Celle-ci
est en grande partie occultée parce que le second type d'État est un
point de
L'affirmation
de ce nouveau type d'État se fait au travers de diverses médiations, ce
qui le
différencie du premier, il surgit de façon immédiate, et ceci est en
relation
avec le rôle nouveau que joue le procès de connaissance qui n'opère
plus
simplement pour permettre la réalisation du procès de vie, mais surtout
pour le
justifier.
La première
forme d'État même lorsqu'elle se réimpose, ne peut plus être en
continuité
Nous parlerons souvent de cet État en utilisant l'expression d'unité supérieure comme le fit K. Marx, car c'est en tant que telle qu'il manifeste au mieux sa réalité. Nous parlerons donc d'unité supérieure immédiate pour caractériser la première forme d'Etat, et d'unité supérieure médiatisée dans le second cas.
Une autre
précision est nécessaire : nous intégrons l'analyse de K.Marx en ce qui
concerne l'importance
de la production, des classes, etc.. De telle sorte que nous n'avons
pas crû
nécessaire d'opérer certains développement à leur sujet car ils
n'apporteraient
rien. Nous avons voulu surtout mettre en relief tout ce qui n'a pas été
abordé
par ce dernier et nous avons essayé, en intégrant cet ensemble de
données, de
fonder une représentation du devenir d'Homo sapiens à partir du moment
où
l'État s'affirme.
En outre,
le procès de connaissance opérait surtout afin d'expliquer la liaison
de
l'espèce à la nature, de comprendre ce qui l'entourait; il opère
ensuite
principalement pour comprendre ce qu'il advient au sein de l'espèce
(c'est en
quelque sorte d'un mouvement intermédiaire dont il est question). Il
s'effectue
une intériorisation.
9.2.2. Avant
de présenter
le surgissement de l'État fondé sur le mouvement de la valeur en une
zone bien
déterminée de la planète, il nous faut revenir sur le devenir antérieur
d'Homo
sapiens. Nous le ferons surtout en ce qui concerne l'aire immense où se
déroulèrent les évènements essentiels pour le thème que nous traitons.
Nous
laisserons de côté l'Amérique et l'Australie, et nous nous occuperons
fondamentalement de l'Asirope ou Eurasie, à laquelle nous ajouterons
toute
l'Afrique du nord comprenant le Maghreb, la Lybie, l'Égypte. Nous
envisagerons
fort peu les évènements se déroulant dans le sud du continent africain,
considérant
que l'apport de l'Afrique au devenir qui nous préoccupe (formation de
l'État
sous sa première et, dans une très faible mesure, sous sa seconde
forme) se
fait par l'intermédiaire de l'Egypte.
9.2.2.1.
C'est
dans cette aire immense que va
s'effectuer un procès de séparation et que va s'instaurer un nouveau
comportement de l'espèce vis-à-vis de la nature, de nouveaux rapports
entre ses
membres, procès qui va engendrer la valeur, qui fonctionnera en tant
que
médiation déterminante pour l'instauration d'une nouvelle forme d'État.
Certes
ceci se réalisera, avons-nous dit, dans une zone limitée de cette aire,
mais on
peut dire qu'elle est le produit de l'activité de la totalité des
hommes et des
femmes qui la peuplèrent. On peut y délimiter en fait un certain nombre
de
foyers à partir desquels elle tendit non seulement à surgir mais à
s'imposer et
à rayonner : la Mésopotamie, la zone comprenant une partie de la
Turquie (la
Lydie et la Cilicie
Pour comprendre ce qu'il advient il faut tenir compte des éléments suivants:
–
Les
conditions ambiantales: données topographiques (plaines,
vallées, terrains plus ou moins accidentés) importantes tant du point
de vue de
l'implantation de l'espèce, que du point de vue du développement des
voies de
communication, climat, fertilité du sol, végétation, gibier plus ou
moins
abondant.
–
L'accroissement
de la population.
–
La
tendance à reformer une communauté qui a été plus ou
moins brisée, et ce d'autant plus que les conditions ambiantales
permettent un
développement sur une base réduite.
–
La
tendance à fonder un enracinement au développement d'une
communauté plus ou moins stable, c'est-à-dire la tendance à la
fonciarisation.
Je veux dire par là que la communauté n'étant plus immédiate, il faut
dès lors
une médiation pour la fonder: la possession terrienne apparaît comme
l'unique
moyen d'assurer les rapports entre hommes, femmes. Nous avons là une
tendance
qui trouvera une de ses formes les plus élaborées dans le féodalisme.
–
La
tendance à reformer une communauté à travers des
échanges. Toutefois dans ce cas, il faut tenir compte d'un mouvement
contradictoire, en ce sens que d'un côté hommes et femmes tendaient à
constituer
des communautés de plus en plus grandes par cet intermédiaire, mais
d'un autre
côté ils les refusaient afin d'éviter une dépendance. Autrement dit,
ils
acceptèrent le mouvement d'échange dans la mesure où il leur permettait
d'englober toute une vaste réalité, mais ils le refusèrent ou se
rebellèrent contre,
dans la mesure où ce mouvement risquait de les rendre dépendants, donc
risquait
d'enrayer le déploiement de leur propre réalité (idioréalité).
Il y a là,
réellement, le point de départ du mouvement de la valeur d'abord, du
capital
ensuite. Car ceci les caractérise tous deux au début de leur devenir;
en notant
bien que le passage du premier au second implique une vaste
intériorisation,
c'est-à-dire que le mouvement doit repartir de l'intérieur du
groupement humain,
puisqu'il faut que la force de travail devienne marchandise pour que le
capital
parvienne à s'instaurer.
L'élément
déterminant de tout le devenir que nous essayons d'exposer est en
définitive le
désir de maintenir ou de reformer une communauté parce qu'il est
enraciné dans
une détermination biologique ayant une dimension paléontologique. On
peut dire
que le phénomène vie qui engendre l'espèce Homo sapiens ne peut pas se
couper
de tout le substrat vivant, autrement dit hommes et femmes, en voulant
restaurer
l'antique communauté, voulaient et veulent maintenir une communauté
avec un
procès en acte sur plus de trois milliards d'années. Il est bien
évident que
cette impulsion à refaire l'unité n'accède pas à une conscience, mais à
un désir
d'harmonie, c'est-à-dire de
compatibilité entre les membres d'une communauté ainsi qu'entre eux et
les
êtres vivants parmi lesquels cette communauté opère.
Ainsi même
lorsque la valeur deviendra le phénomène déterminant le devenir de
l'espèce, le
désir de restaurer la communauté immédiate opèrera en profondeur. En
définitive, la valeur aura été visée comme médiation nécessaire pour la
réalisation de cette dernière, ce qui engendra toutes sortes de
mystifications
comme nous le verrons ultérieurement.
9.2.2.2.
Au début ce sont les conditions
ambiantales qui sont déterminantes, puis l'accroissement démographique
intervient à son tour – en fonction du mode de vie en vigueur – quand
une
population donnée vient à être excédentaire par rapport aux ressources.
Jusque vers -10 000 ans (cela fluctue entre -12 000 et -7 000) on a un développement à peu près homogène de Homo sapiens dans l'aire que nous étudions. Puis, on a, par suite d'une variation climatique (réchauffement), un phénomène de vaste ampleur: l'abandon des cavernes.
“Cette libération
des cavernes est un phénomène mondial.”
(Nougier, Naissance de la civilisation, p. 245)
“Alors
que
la chênaie mixte s'installe dans les régions septentrionales, la steppe
arborée
des régions méridionales s'assèche. Les pluies du nord tombent au
détriment du
sud, la moyenne des précipitations se révèle globalement constante. Les
populations sont peut-être plus sensibles à cette dissécation
climatique qu'à
l'adoucissement de l'Occident. Elles aussi entament leur lent processus
migratoire.
Elles abandonnent les roches et les abris du Hoggar, la falaise de
Nubie ou de
Lybie; elles se retrouvent, se concentrent, elles aussi, dans les
“mésopotamies”, dans les amples vallées du Nil, de l'Euphrate, de
l'Indus, du
Gange, du Huang Ho.
Pour les motifs climatiques, fussent-ils imperceptibles à l'homme les “libérés des grottes” et les “chassés par sécheresse” se retrouvent, mêlés, confondus, dans les grandes plaines fluviales du sud. Peut-être avons-nous là une des explications, si ce n'est la seule du développement démographique qui va transformer l'économie du monde?” (p. 245)
Avant de
poursuivre notre investigation, il nous faut signaler que durant la
période
antérieure dénommée magdalénienne, il y eut deux expansions
démographique “vers
l'ouest, la plus importante, vers l'est, plus réduite”. (p. 248)
En
conséquence, on va avoir une intense exploitation de la forêt, puis un
défrichage de celle-ci, comme le montre Nougier dans le livre
supra-cité.
Il est
certain, nous avons encore la communauté immédiate dont nous avons
parlé dans
les chapitres précédents. On peut dire que les conditions ambiantales,
de même
que la pression démographique n'ont pas encore d'impact déterminant
(surtout du
point de vue de sa dissolution) sur celle-ci.
Cependant,
l'activité de Homo sapiens va maintenant avoir un effet important sur
la
biosphère; il tend à réduire le domaine de la forêt. Ceci n'a pas de
grave
conséquence dans les zones septentrionales où le réchauffement ne peut
pas
engendrer de sécheresse. Il n'en est pas de même dans les zones plus au
sud: Maghreb,
Libye, Égypte, Proche Orient. Ici l'équilibre est plus instable et là
où il y a
la forêt, elle se trouve à la limite de ses possibilités de vie.
L'activité
humaine amplifie le phénomène de sécheresse par suite du défrichement
et, de ce
fait, il y a accélération de la régression de la forêt. En conséquence,
quand
aux alentours de -5 000 s'effectue une autre phase de réchauffement, on
a un
nouveau recul non seulement de la forêt, mais de la végétation dans son
ensemble, dans toute l'aire méridionale. C'est à ce moment là que se
forment
les vastes déserts du Sahara comme de l'Arabie, et que s'effectuent les
migrations humaines vers les “mésopotamies” dont parle Nougier[1].
Dans tous
les cas, la destruction de la forêt amena un déséquilibre écologique
important
qui se traduisit par le pullulement des rongeurs et celui des
parasites, d'où
le développement des maladies.
Au cours
des 5 000 ans en question, l'activité humaine conjointement à son
augmentation démographique, tendit à créer les
vastes zones qui se délimitèrent plus nettement à partir de -5 000 ans,
qui sont
les points de cristallisation du développement ultérieur de Homo
sapiens: Égypte, Mésopotamie, bassin de l'Indus, celui du fleuve Bleu. Dans ces
zones,
il fallut que l'intervention des communautés soit plus efficace car il
fallait
contrôler l'activité des fleuves, d'où la nécessité, nous l'avons vu,
de la
production d'un outil d'intervention communautaire qui s'autonomisa:
l'État,
organe de représentation de la communauté dans la nature, dans le
cosmos. Á
partir de ce moment là, nous avons d'une part un développement accéléré
et d'autre
part une médiation importante comme nous l'avons montré dans les
chapitres
précédents.
Dans les
zones plus septentrionales où la forêt était plus puissante, pouvant
résister
aux effets néfastes de l'activité humaine, les communautés persistèrent
plus
longtemps et, même si elles produisirent cet outil d'intervention, il
ne
s'autonomisa pas.
D'un point
de vue général, on peut dire que la destruction de la forêt va de pair
avec
celle de la communauté. D'ailleurs il faut attendre – dans ces aires
septentrionales – l'intervention des romains puis, lors du
réchauffement du
XII° siècle, celle des colons paysans, pour qu'il y ait une réelle
destruction
de la forêt et une élimination des communautés.
Enfin, il
faut tenir compte d'une autre vaste zone située entre les centres de
développement où surgit l'agriculture, sous sa forme élaborée et celle
où
prédominait la forêt. Il s'agit de l'immense étendue des steppes. C'est
là que
se développa le nomadisme pastoral. Or celui-ci est en relation avec un
accroissement de la population. Il semblerait qu'à un moment donné, à
cause de
ce dernier phénomène, il se serait produit un heurt entre communautés
dédiées à
l'agriculture et communautés plutôt versées dans l'élevage. Ces
dernières
auraient été refoulées vers des zones moins propices à l'agriculture,
mais où,
au contraire, l'élevage
Le retour
de ces peuples dans les zones d'où ils avaient été chassés détermina le
devenir
historique: “Les grandes lignes de l'évolution humaine sont dues à deux
grands
phénomènes naturels: à la sécheresse qui a contraint les sémites de
sortir de
leur péninsule, et un refroidissement de la Sibérie.”[3]
La
différenciation de zones – au sein de l'aire comprenant l'Asirope plus
l'Afrique du nord, à la suite de variations climatiques et de
l'activité
humaine devenue déterminante à cause de l'accroissement démographique,
qui a
permis une répartition de l'espèce sur cette aire immense – va
permettre un
flux de matériaux, puis de produits entre les diverses zones
différenciées,
présupposition au développement du commerce. Ce flux s'accrut avec
l'émergence
de la nécessité de nouveaux matériaux, ainsi que l'obsidienne
remplaçant
souvent le silex qui fut lui aussi sujet à de grands transports.
Il se forma
des zones de relai entre les différentes zones de développement qui
seront ultérieurement
occupées par les peuples marchands. On doit noter particulièrement les
zones de
la Grèce et de la Turquie maritime, la Mésopotamie; mais il y en eut
d'autres
dans l'aire hindoue ou dans celle chinoise, sans oublier celles entre
l'Égypte
et l'Afrique Noire qui n'eurent pas le même impact.
En
conclusion, en Asirope et en Afrique septentrionale, nous avons une
tendance à
la formation d'un outil d'intervention communautaire qui ne se
réalisera
d'abord que dans certaines régions déterminées à cause de données
ambiantales
et de la pression de la population (Égypte, Mésopotamie, bassin de
l'Indus, du fleuve
Bleu) puis dans des régions périphériques comme la Grèce continentale.
Ces
régions sont comme des points de cristallisation d'un phénomène opérant
en
réalité sur des aires plus vastes. Ainsi l'Égypte est un point de
cristallisation non seulement de toute l'Afrique du nord, Sahara
compris, mais
aussi de l'Afrique au sud de celui-ci. Ce n'est que lorsque la
désertification
se sera pleinement réalisée que ce pays sera plus ou moins séparé par
rapport
au reste de l'aire qui a permis cette condensation-cristallisation.
A partir de
ces centres-foyers, ce nouveau type de communauté tendit à se
généraliser. Mais
l'autonomisation de l'État en rapport au devenir de la communauté
despotique
allait susciter des rebellions qui remirent en cause un certain type de
développement de l'espèce: sa séparation d'avec la nature.
Il nous
faut rappeler que parvenu à ce stade de développement, il y a une
mutation
importante: la production de la vie matérielle n'est plus en simple
continuité
avec tout le phénomène productif naturel – moment où les outils étaient
encore
des exsudats et avaient une dimension biologique[4],
elle
se manifeste en tant que substitution. Il n'y a pas encore de classes.
Donc, tout
en ne rompant pas avec la nature, l'espèce s'est posée en
discontinuité; il n'y
a plus d'immédiat total.
9.2.2.3.
Ce qui me semble essentiel c'est
que le premier type d'État fut abattu à la suite de rébellions internes
et
qu'il s'en suivit des périodes troubles plus ou moins longues.
On ne
possède pas d'indications précises sur les causes de la disparition de
la
civilisation de Mohenjo-Daro et de Harappa (qui ont été précédées selon
G. Childe
par d'autres civilisations – Quitta et Amri – sur lesquelles nous avons
très
peu de renseignements). Il est fort probable qu'ici aussi nous ayons eu
une rébellion
interne qui enraya l'autonomisation du pouvoir dans la communauté
abstraïsée.
Entre -2
378 et -2 371 se produisirent de graves troubles en Mésopotamie et donc
une
En Grèce,
on a un phénomène similaire:
“A l'époque
que la céramique nous permet de situer entre 2 200 et 2 100 environ, un
certain
nombre de sites importants de l'Argolide sont en effet plus ou moins
complètement détruits tels Lerne, Tirynthe, Asine, Zigonis, et
probablement
Corinthe; l'Attique ainsi que les Cyclades semblent avoir été atteintes
elles
aussi. Mais on n'a pas encore déterminé quelle fut l'extension en Grèce
de ces
dévastations. Si elles ne furent pas générales, il est néanmoins
difficile de
ne voir qu'une coïncidence dans le fait qu'au cours des derniers
siècles du
troisième millénaire, incendies et destructions sont également visibles
à
travers le monde égéen, à Troie II, plus au sud à Beycesultan (sur le
cours
supérieur du Méandre), dans de nombreux sites, et même en Palestine.”
(M.
Finley, Les premiers temps de la Grèce, p. 25)
“Des
centres qui pour leur époque étaient riches et puissants, qui avaient
connu une
longue période de stabilité et de continuité, s'écroulèrent
littéralement.” (idem, p. 26)
Il est
hautement probable qu'ici encore des bouleversements sociaux soient à
l'origine
de ces destructions dont les envahisseurs ont pu, d'ailleurs, profiter.
Ceci
implique que l'État sous sa première forme fut ensuite reconstruit et
la fin de
celui-ci
Le
mouvement de fracture à partir duquel s'initie la période des siècles
obscurs
mit fin à un devenir de la Grèce commun aux autres régions. En effet à
partir
de ce moment là, s'opère une divergence entre l'Occident représenté
pour
l'heure par ce pays, et l'Orient dans sa vaste acceptation. Ceci
apparaîtra nettement
avec le surgissement de la polis
qui
marque l'effectuation d'une divergence entre une aire qui va devenir
l'aire
occidentale et l'aire orientale (en y incluant l'Egypte) et tout
particulièrement en ce qui concerne la Chine.
Or il faut
y insister, la destruction de la civilisation mycénienne fut due à une
rébellion
des
“Si, comme
c'est probable mais indémontrable, le monde mycénien au moment de sa
disparition,
n'a pas été sans connaître de soulèvements sociaux internes, il serait
logique
de penser qu'on s'en est souvenu lorsqu'il s'est agi de mettre en place
de nouvelles
structures.” (M. Finley, Les premiers temps de
la Grèce, p. 105)[5]
Il est
certain que je ne puis démontrer mon affirmation, ne serait-ce que
parce qu'il
me faudrait faire une recherche énorme qui prendrait trop de temps;
mais il est
possible de donner un argument important en sa faveur – en germe chez
Finley
lui-même – : c'est que le comportement des grecs après cette
chute du pouvoir
mycénien sera de refuser constamment l'État toujours pensé, représenté
comme
l'État sous sa première forme et qui sera décrit ultérieurement sous
l'appellation d'État despotique. Seule une immense rébellion pouvait
donner
l'élan à une pensée contestataire d'une vaste ampleur, comme ce fut le
cas également
à d'autres moments de l'histoire.
Quand ceci advint il y eut une séparation des différents éléments constituant la communauté abstraïsée, et leur autonomisation fut rendue possible, comme nous l'avons indiqué précédemment.
A partir de
là, nous avons trois devenirs fondamentaux possibles que nous
analyserons, et
qui dépendent des conditions écologiques.
1-
Les conditions écologiques sont
telles qu'il est impossible qu'une production privée puisse se
développer.
C'est le cas de l'Égypte où il y a restauration de l'ancien État par
réimposition de l'unité supérieure sur la totalité. Toutefois on n'a
plus
l'immédiateté antérieure. L'unité à la fois abstraite et personnifiée
par le
pharaon ne peut désormais s'imposer que si elle s'incarne à travers un
corpus intermédiaire,
prêtres, scribes, divers fonctionnaires qui s'opposent plus ou moins
activement
pour récupérer le pouvoir, essayer de le détourner à leur profit.
Cependant ils
demeurent prisonniers de l'unité représentée par le pharaon lui-même
expression
de la société égyptienne.
Il est
important de noter que la conquête par les Hyksos, par les perses et
les grecs
laissa intacte la vieille forme d'État, ce n'est qu'avec celle des
romains
qu'on aura progressivement son effritement.
Nous ne
reviendrons pas sur le devenir de l'Égypte car cela n'apporte aucun
élément
nouveau en ce qui concerne notre étude.
2-
Les conditions écologiques se
prêtent à un développement de la propriété privée: possibilité de
produire sur
un lopin de terre isolé et réduit; elles sont également favorables à
des
échanges intenses rendant facile le mécanisme d'instauration de la
dépendance
et de sa levée qui caractérise le mouvement de la valeur. Il y aura
naissance
du second type d'État médiatisé par la valeur et le surgissement du
mode de production
esclavagiste (tout d'abord en Grèce).
3-
Les conditions écologiques sont
diverses et permettent à la fois le développement de la propriété
privée, un
essor du commerce et donc le mouvement de la valeur, une appropriation
terrienne mais également des zones où l'appropriation collective et
nécessitant
une organisation centrale, s'impose. Nous avons trois cas: celui de la
Mésopotamie
avec les pays circonscrivant (Turquie, Arménie, Iran, Syrie,
Palestine), celui
de l'Inde, et celui de la Chine.
Dans ces
diverses zones on aura reformation d'une communauté despotique après un
laps de
temps plus ou moins long. Celle-ci englobera, intégrera les deux
phénomènes qui
tendent le plus à contester sa domination parce qu'elles sont aptes à
leur tour
à fonder des communautés: la fonciarisation et le mouvement de la
valeur. Il se
développera ce que Marx appela le mode de production asiatique.
On doit
noter que le phénomène de fonciarisation apparaîtra quasiment comme un
intermède et se manifestera en tant que recul temporaire (mais pouvant
avoir
une durée séculaire) de la première forme d'État. Ajoutons que si la
première
forme d'État a été en partie déterminée par une certaine accommodation
entre
pasteurs, nomades, et agriculteurs (sans que leur opposition souvent
violente
ne disparaisse), la seconde forme le fut par celle entre propriété
foncière et
valeur.
9.2.2.4
Il est nécessaire de bien insister sur le
fait qu'à partir de l'époque à la laquelle nous sommes parvenus, aucun
des
éléments fondant le devenir – unité supérieure, fonciarisation,
communauté plus
ou moins immédiate, valeur – ne disparaîtra. Lorsqu'un ou deux
dominent, les
autres sont en quelque sorte en sommeil, prêts à se manifester à
nouveau.
L'unité
supérieure existe souvent sans avoir l'aspect répressif: son
autonomisation dès
lors, dérive du fractionnement de la communauté en des composantes plus
réduites mais restant unies, non seulement par les échanges, mais par
des
pratiques communes et par la glorification d'un centre où est
représentée l'unité
commune à toutes les communautés.
Dans un
pays où l'unité supérieure n'a jamais eu la puissance qu'elle connut
ailleurs
(en Chine par exemple), je veux parler de la Grèce, il y eut quand même
une
manifestation de celle-ci et le lieu où elle s'effectua était Delphes.
Toutefois on doit ajouter que certaines cités contestèrent, dans une
certaine
mesure, cette prérogative. Ce fut le cas d' Olympie.
Chez les
étrusques on eut le même phénomène et le lieu de représentation de la
communauté englobante se trouvait sur les rives du lac Bolsène.
Le phénomène est apparent chez d'autres peuples plus anciens comme ceux des vallées alpines, dont nous avons déjà parlé, ainsi que chez les peuples mégalithiques. On peut penser que les fameux monuments comme ceux de Stonehenge ou de Carnack étaient des constructions visant à exalter la communauté dans son lien avec le cosmos, lieu d'enracinement où s'inscrivait une espèce de généalogie de la communauté repérée au cosmos.
En dehors
de l'aire que nous étudions, on peut signaler les fameuses zones du
pays du
rêve chez les australiens, ou la cité de Ifé en pays Yoruba en Afrique
Noire.
Dans l'Occident
médiéval, cette dimension de l'unité supérieure se manifestera tant
dans la volonté
de restaurer l'empire romain ou de lui substituer une organisation
similaire du
point de vue de l'englobement unitaire telle que la rêvèrent les papes.
En ce
cas l'approche autonomisée de l'unité supérieure est encore plus
prégnante que
dans la réalisation de l'empire.
En ce qui
concerne la fonciarisation, il s'agit d'une occupation d'une portion
plus ou
moins importante de terre, ce qui implique que celle-ci peut être
appropriée
posant l'existence d'une propriété privée et d'une propriété publique
qui fonde
l'existence de celui qui s'approprie.
Il nous
faut distinguer cette forme d'occupation de la terre, de celle où c'est
une
communauté entière qui s'empare du territoire d'une autre, l'asservit
et la
fait produire pour elle, comme on peut le constater avec Sparte et les
hilotes,
ou en Afrique centrale avec par exemple avec les Hutus et les Tutsi.
Ici, ce
qui est fondamental, c'est le phénomène communautaire. On ne peut pas
ranger
cette forme dans un mode de production déterminé, parce que la
production ne
s'est pas encore autonomisée, toute enserrée qu'elle est dans la
communauté. Il
faut plutôt considérer cela comme une modalité qu'a la communauté
asservissante
de se perpétuer en tant que telle, justement en assujettissant une
autre. Ce
qui fait qu'elle peut même ultérieurement utiliser des phénomènes qui
tendent
normalement à dissoudre toute communauté plus ou moins immédiate comme
le
mouvement de la valeur dans sa phase initiale du commerce.
Le même
phénomène se présente sous une forme plus percutante chez les peuples
pasteurs
où nous l'avons vu, c'est toujours une communauté déterminée qui tend à
un
moment donné à l'emporter et à se constituer État pour l'ensemble des
autres.
D'où la non-abstraïsation d'une communauté, et la fragilité de ce dernier comme nous
l'avons noté
en citant Ibn Khaldun.
L'unité
supérieure peut englober aussi bien une société sans propriété privée
qu'une
société où celle-ci s'est imposée. En revanche la fonciarisation
implique son
développement.
Je préfère
parler de fonciarisation plutôt que de féodalisation, parce que
celle-ci n'est
qu'un cas particulier de la première. Enfin il semblerait que
l'oscillation –
constitution d'un vaste empire avec triomphe d'une unité supérieure et
fonciarisation avec fragmentation en petits groupements sociaux –
puisse être comparée
à celle entre cladisation et maintient de la totalité-unité de l'espèce.
La valeur,
par le mouvement du commerce qui est un phénomène horizontal, ne peut
pas au début
réaliser l'unité supérieure. Toutefois à partir du moment où il y a
réflexivité, quand la valeur s'empare de la production, elle va de plus
en plus
avoir la possibilité de fonder une autre communauté et par là une autre
unité.
9.2.3.
Le
devenir historique de l'Asirope plus
l'Afrique du nord est, avons-nous dit, déterminant en ce qui concerne
la situation
où se trouve Homo sapiens. Toutefois pour comprendre le devenir total
de ce dernier
et les possibles qu'il recelait, ainsi que pour évaluer dans quelle
mesure ils
sont épuisés, et quelles sont les déterminations qui peuvent se
conserver et
opérer dans la formation d'une nouvelle espèce, il est nécessaire de
tenir
compte de l'apport constitué par le développement de Homo sapiens dans
les
autres zones, c'est-à-dire en Australie, en Amérique, en Afrique Noire
et
Madagascar, dans les diverses îles du Pacifique et dans la zone
arctique. Nous
aborderons cela dans la partie finale. Toutefois ne serait-ce que pour
ne pas
donner l'impression d'un asiropéocentrisme, il convient de fournir
quelques
points de repère en ce qui concerne notre appréhension à leur sujet.
Elles ont
d'abord un caractère commun: la deuxième forme d'État ne s'y est pas
développée. En ce qui concerne la première, il y a un continent où il
ne semble
même pas que se dessine une dynamique tendant à le produire:
l'Australie.
En Afrique
Noire, le phénomène de l'abstraïsation de la communauté se posant en
tant
qu'État est enrayé par suite de la puissance des communautés basales,
de la
difficulté de l'essor d'une propriété privée. On a donc persistance
d'une
prépondérance des communautés immédiates que l'on peut percevoir
nettement dans
le fait que les rapports de parenté demeurent essentiels, ce qui
exprime bien
qu'il n'y ait pas nécessité d'une médiation pour fonder les relations
entre
hommes-femmes.
En Amérique
nous assistons à une certaine autonomisation de l'État sous sa première
forme.
Toutefois,
il est important de noter que celui-ci est le plus souvent en rapport
avec une
communauté donnée se posant en dominatrice sur l'ensemble des autres,
et que
c'est ensuite au sein de celle-ci que s'effectue une
abstraïsation-individualisation
qui fonde l'unité supérieure. Ceci se perçoit parfaitement chez les
Incas.
Toutefois,
ce qui semble le plus caractéristique de toutes cette aire, c'est
l'importance
du
Dans toutes
ces zones – comme d'ailleurs pour l'Asirope – le grand développement
démographique
fut la cause de l'apparition de conflits entre communautés, et à
l'intérieur de
la communauté.
Il semble
qu'à ce point de vue l'Australie marque une certaine différence: les
Australiens seraient parvenus à un meilleur contrôle de la croissance
de la
population.
Tous ces
éléments devront être repris ultérieurement pour réellement situer où
en est
Homo sapiens.
9.2.4.
Le
mouvement de la valeur n'est pas dû à un
devenir limité dans une aire restreinte, la Grèce par exemple. Il est
le
résultat de celui de toute l'aire englobant ce pays et l'Orient jusqu'à
l'Inde.
C'est ce qui fait la différence entre cette zone et toute l'Afrique,
dont l'apport,
avons-nous dit, s'est sommé en Égypte.
Toutefois,
ce mouvement ne s'est épanoui originellement qu'en des zones
restreintes comme
la Lydie (extrémité occidentale du plateau anatolien) et en Grèce.
Au
VII°siècle, après la chute du royaume de Phrygie (-696) les Lydiens
purent
étendre leur implantation vers le nord et vers la Troade. Les terres
acquises
étaient très fertiles et pouvaient permettre une exploitation
individuelle. En
outre, le pays était difficilement contrôlable par les fonctionnaires
d'un roi
qui aurait voulu organiser la production. En conséquence, une classe de
petits
et de moyens propriétaires fonciers, pu se développer, produisant des
céréales,
des légumes, puis du vin. Ils vendirent leurs produits aux marchands
phéniciens
et grecs qui les revendaient à leur tour aux égyptiens. Cela leur
permit
d'accumuler du métal précieux, ce qui les rendit indépendants,
puisqu'ils
pouvaient acquérir des produits alimentaires quand leurs récoltes
étaient
mauvaises. L'accroissement des échanges avec l'Égypte rendit nécessaire
une augmentation
de forces de travail sur les lopins de terres. Certains marchands
réduisirent
en esclavages beaucoup de prisonniers phrygiens et les vendirent.
Un roi
lydien, Gygès (673-653 av. J.-C.), non seulement ne s'opposa pas au
développement du nouveau mode de production (dit esclavagiste), mais ne
pouvant
plus imposer d'antiques formes étatique, chercha à en tirer profit et
en
favorisa l'extension. Mieux, il fut le premier à battre monnaie. Ce qui
permit
un accroissement du mouvement de la valeur[6].
“Ainsi la
Lydie était devenue un pays où pour la première fois dans l'histoire
humaine,
le mode de production esclavagiste était dominant.” (Le sens
de l'histoire
antique, t. 1, p. 275[7]
Deux
remarques sont nécessaires. Tout d'abord, il faut bien constater la
différence
fondamentale entre les Lydiens et les peuples commerçants tels les
Araméens,
les Phéniciens, les Philistins, ou les Grecs. Ceux-ci servaient
On a donc
une domination réelle de la valeur. C'est elle qui crée maintenant le
flux.
Elle n'est plus simplement l'expression de la réalisation d'un flux
entre deux
communautés ou sociétés, ou même entre deux de leur membres. Ce faisant
elle
n'a plus besoin d'être consacrée, d'où l'évanescence du mouvement
vertical,
même si les métaux précieux vont encore – surtout en d'autres régions –
s'accumuler dans les temples organisateurs de la production et lieux de
dépôts,
etc. En revanche, en Lydie, le mouvement horizontal pourra indéfiniment
se
déployer.
L'histoire
lydienne montre de façon irréfutable qui a en fait désormais la
puissance réelle. Cdependant,
Dans ce cas
toutefois, le mouvement de la valeur s'il avait altéré la forme de
domination
de l'État, il ne l'avait pas bouleversé au point qu'il serait possible
de
parler effectivement d'un nouveau type de celui-ci. En outre, la
conquête
Perse, en -546 mit fin à ce foyer du développement de la valeur en même
temps
qu'elle détruisit les cités grecs commerçantes implantées sur les côtes
Turques, sauf Milet qui avait accepté de se soumettre à l'empire Perse.
C'est en
Grèce et dans les îles entre celle-ci et la Turquie ainsi que dans la
partie
maritime de cette dernière, que le phénomène de constitution de la
polis et le
surgissement de la démocratie s'opéra, c'est-à-dire la formation d'un État
médiatisé par la valeur.
En effet,
dans cette région, la destruction de la communauté abstraïsée aboutit à
une fragmentation
qui fut suivie d'un nouveau développement qui tendit à s'effectuer à
partir
d'un pôle plus individuel. Ceci fut rendu possible à cause de progrès
techniques réalisés dans les siècles antérieurs (fumure des terres,
rotation
biennale, nouvelle charrue)[8].
Les hommes,
non plus unis par l'unité supérieure, furent placés devant un problème
d'organisation:
comment unir ce qui tend à être divisé à cause de la privatisation et
du
mouvement de la valeur – tandis que cette dernière leur permet de se
poser,
d'exister, ce qui n'était pas possible dans la communauté abstraïsée,
au travers
de ces deux mouvements vertical et horizontal; ce dernier tendant
toujours plus
à prédominer. Aussi ce qui est déterminant dans le devenir historique
postérieur à la destruction de la civilisation mycéenne, c'est:
1.
Le refus de l'État sous sa première
forme, donc le refus de l'autonomisation du pouvoir, ce qui impliquait
celui de
l'asservissement.
2.
La tendance à la reformation
d'une communauté naturelle, d'où l'affirmation de l'idéal d'autarcie,
de non
dépendance, ce qui conduisit au développement de la fonciarisation,
c'est-à-dire poser
que c'est la
possession de la terre qui fonde l'existence.
3.
Le développement de la valeur va
permettre de réaliser de façon plus ou moins directe ces deux objectifs.
Nous avons
fait ressortir à quel point dans la phase finale du développement de
la
communauté abstraïsée, la plupart des hommes et des femmes étaient
devenus
asservis à l'État. Il est donc normal que ceux qui se rebellèrent,
refusèrent
tout asservissement et toute dépendance. Cependant pour réaliser ce
dernier
objectif, les hommes qui rejetèrent l'antique État recoururent à
l'asservissement d'autres hommes. Et c'est à partir de cette période
que
s'instaure l'opposition libre-asservi. J'utilise à dessein ce dernier
terme et
non celui d'esclave parce qu'il est plus vaste et permet d'englober
diverses
formes comme celle des hilotes spartiates, des colons, ou celle des
hommes
potentiellement libres mais plus ou moins longuement asservis à
d'autres
puisqu'ils devaient travailler pour eux afin de rembourser leurs dettes.
C'est le
comportement de refus par rapport au vieil État qui conditionne le mode
selon
lequel est considéré le travail. Au fond, à cette époque il y a travail
quand
l'activité est dépendante, c'est-à-dire qu'elle doit permettre de se
libérer
d'une sujétion. En conséquence, le travail a toujours la dimension de
l'asservissement.
Voilà pourquoi les grecs – tout particulièrement – refusèrent le
travail et
voulurent-ils le faire exécuter par des asservis.
Une
solution consistera en la mise en esclavage, ce qui ne put se faire que
grâce
au développement de la valeur, car l'esclave, à la différence de
l'hilote ou du
colon, était une marchandise. Or, la démocratie, forme de gouvernement
exaltant
la liberté des membres de la société, ne fut possible que grâce à
l'esclavage.
“Il est
intéressant de voir que les gens de Chio passaient pour être les
premiers à
avoir acheté des esclaves étrangers: or c'est précisément de Chio que
vient
l'un des témoignages les plus précoces d'une évolution vers la
démocratie. Les
deux sont liés...” (M. Austin et P. Vidal-Naquet : Economies
et sociétés en
Grèce ancienne, éd. A.
Colin, p. 68)[9]
“Athènes
sera à l'époque classique la cité où le citoyen aura vu son pouvoir et
se
droits se développer plus que n'importe où ailleurs; mais elle sera en
même
temps la cité où l'esclavage-marchandise connut sa plus grande
expansion.” (idem, p. 91)
Ainsi le
mouvement de la valeur opère pleinement. Ajoutons:
“Le critère
essentiel qui sépare les États modernes des types les plus archaïques
est le
degré de netteté avec lequel les notions de citoyen et d'homme libre
par opposition
à l'esclave sont définis.” (idem, p.
95)
On peut
dire que l'homme libre faisait partie de la communauté qui, comme
l'écrivit
Marx, devient État politique, tandis que l'esclave était exclu de la
communauté.[10]
L'idéal de
l'homme libre est d'avoir une activité qui ne le rende pas dépendant.
Voilà
pourquoi le philosophe peut apparaître comme le plus libre puisque non
seulement il ne dépend pas des autres mais – surtout selon Platon – la
cité a
besoin de lui.
Cet idéal
est en liaison avec celui d'autarcie, car si on produit quelque chose
pour
compenser ce qu'on n'a pas, on est placé dans une certaine dépendance.
L'artisan par exemple doit réaliser son produit au travers de
l'échange; il ne
peut pas immédiatement acquérir ce dont il a besoin. Autrement dit, la
question
est appréhendée en fonction du pouvoir, de la sécurité et de la
dépendance. On
comprend que – tout particulièrement à Rome – la seule activité qui fut
considérée
comme valable fut l'agriculture. En outre, dans cette affirmation
intervient
également la revendication de l'autochtonie, et l'exaltation de la
terre
ancestrale.
Avec la
revendication de l'autarcie, nous constatons un autre comportement des
hommes
vis-à-vis du mouvement de la valeur qui consiste à essayer de
l'enrayer, de le
freiner, parce que si dans sa dimension de thésaurisation, il
potentialise et
permet d'éviter la dépendance, il a un effet contraire dans sa
dynamique. C'est
pourquoi constate-t-on un lien profond entre recherche de l'autarcie,
refus du
commerce et de l'étranger. Platon proposait de recevoir les commerçants
en
dehors de la ville (cf. Lois, 123
et
125, comme cela est indiqué dans Economies et sociétés en
Grèce ancienne,
p. 145).
Le commerce
est bouleversement par mise en mouvement de toutes sortes de choses. Il
met
tout le monde en contact et accroît les dépendances; avec lui le
problème de
l'autre ressurgit: “on rencontre ici encore une fois de vieux préjugés
dirigés
en partie contre l'activité économique en tant que telle, en partie
contre
l'étranger et tout ce qu'il comporte comme risques d'influences
néfastes venues
de l'extérieur.” (idem, p. 145)
Dès lors,
qu'est ce qui fonde l'homme libre? C'est, comme Marx l'a expliqué, la
propriété
privée. Toutefois,
Cela ne
veut pas dire qu'elle devienne marchandise comme Marx l'avait montré et
comme
le montre les auteurs modernes.
“Cependant,
il ne suffit pas de dire que la terre était aliénable: aliénation ne
signifie
pas nécessairement commercialisation, et l'on verra qu'au IV° siècle,
la terre,
si elle change de main, elle n'est pas une valeur marchande...” (Economies
et sociétés en Grèce ancienne, p. 115)
Ainsi nous
voyons que dans tous les cas, de façon positive ou négative, ce qui est
déterminant c'est le mouvement de la valeur. Comme cela apparaît avec
le rôle
essentiel de la monnaie, d'autant plus que nous ne pensons pas que
celle-ci
soit liée strictement à un phénomène économique.
“Des études
récentes ont renouvelé la conception qu'on se faisait de l'invention de
la
monnaie, et ont mis l'accent sur tous les aspects non économiques des
débuts du
monnayage.” (...) “L'invention de la monnaie serait à replacer dans le
cadre du
développement des relations sociales et de la définition des valeurs,
tendance
fondamentale de l'époque archaïque, où les lois sont codifiées et
publiées pour
être soustraites à l'arbitraire de l'interprétation. La vie de la
communauté
civique ne se conçoit pas sans l'existence et l'application de normes
connues
de tous: l'invention de la monnaie serait à ranger sous cet aspect.” (O.c.,
p. 72)
Ce qui est
essentiel c'est le phénomène de la valeur dû au fait de la
fragmentation de
l'ancienne communauté ayant engendré la première forme d'État et de ce
fait se
muant en société, mouvement en acte, donc au sein de cette dernière,
mais
encore exacerbé à partir du moment où l'unité supérieure a été détruite.
Le
phénomène de la valeur devient de plus en plus puissant au sein d'une
forme
sociale où la propriété privée est apparue de telle sorte que: “Á
l'époque
classique, l'usage de la monnaie se répand de plus en plus, et à
Athènes, au
IV° siècle, toute les valeurs seront finalement exprimées en argent.” (O.c., p. 145)
Pour bien
comprendre l'importance de ce phénomène, il faut tenir compte qu'il
permit aux
En effet,
“La thésaurisation de la valeur d'échange a été le phénomène historique
qui a
permis l'émancipation définitive des couches des petits et moyens
propriétaires, c'est-à-dire des producteurs indépendants..” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, p. 283)
Mais ce fut
également ce qui permit l'esclavage.
Ce qu'il y
a encore de plus essentiel en définitive, c'est que le mouvement de la
valeur
médiatise la formation de communautés particulières au sein d'un
ensemble qui
n'est plus une communauté mais une société. Il s'agit des classes: les
hommes
libres et les asservis, les possédants et les non-possédants.
La
communauté est devenue État politique et celui-ci représente les
intérêts de la
classe possédante; il est un instrument de la domination des esclaves.
En même
temps il représente la conciliation entre ceux qui possèdent et ce qui
ne
possèdent rien. Autrement dit, l'État définit l'homme.
Pour
comprendre toute la dynamique, il faut se rendre compte qu'en
définitive, les
hommes essayent d'utiliser le mouvement de la valeur tant selon son
mouvement
vertical que celui horizontal. En ce qui concerne ce dernier, les
représentations des hommes de l'époque furent un frein à son
épanouissement, bien
que parfois il tendisse à s'autonomiser, ce qui fut perçu comme
irrationalité
par des théoriciens comme Aristote.
En ce qui
concerne la tendance à utiliser le mouvement de la valeur, on peut le
constater
avec l'instauration de la tyrannie qui manifeste une certaine
autonomisation de
l'État (Le sens de l'histoire antique,
t. 1, p. 231)
“Les causes
de la tyrannie varient d'un endroit à l'autre, mais le plus souvent la
tyrannie
a un caractère anti-aristocratique; il s'agit d'éliminer les querelles
des
fractions aristocratiques, de réprimer la rapacité et l'ostentation de
l'aristocratie, de favoriser dans la polis la
montée des classes
inférieures sur lesquelles le tyran s'appuie. C'est au VII° siècle que
le
slogan caractéristique de l'histoire grecque, celui du partage des
terres, fait
son apparition.” (Economies et sociétés en Grèce ancienne,
p. 89)
On a déjà
l'affirmation de la dynamique de la classe qui est mobilisable mais
n'est pas mobilisatrice,
parce qu'elle n'a pas d'objectifs fondamentaux qui pourraient être des
assises
pour une autre société.
Mais pour
en revenir à la valeur, on peut noter que Pisistrate utilisa sa
fortune, lui
venant des mines d'argent pour en quelque sorte acheter la plèbe. Il
put
également, ainsi que d'autres tyrans, accorder des avantages sous forme
de rémunération.
Sans le mouvement de la valeur tout cela eût été impossible.
En outre,
un aspect important est le fait que le tyran permet en définitive un
développement de la base, ce à quoi se résout, en définitive, l'antique
communauté; par là aussi il favorisera le développement de la
démocratie.
“...les
tyrans sont en un sens à côté de la polis. Mais en
même temps leur
pouvoir et leur succès passent par le développement des intérêts
communautaires
.” (idem, p. 90). Ce qui exprime
bien
la désagrégation de l'antique unité qui rend possible la manipulation.
On a donc
élimination des formes monarchiques, aristocratiques. Mais la valeur ne
peut s'affirmer
directement, elle n'opère pas une union immédiate, mais une réunion. Ce
qui
permettra la formation d'un nouvel État, non autonomisé.[11]
Les tyrans
vers le VII° siècle permirent aux enrichis d'acquérir des terres. Ainsi
ils se
firent de nombreux alliés pour lutter contre les antiques propriétaires
qui
limitaient leur pouvoir.
Par là, la
première forme d'État avait tendance à se réimposer. L'on comprend
pourquoi la tyrannie
fut toujours – au moins théoriquement – rejetée avec véhémence. On doit
noter
que cette dynamique d'une conjonction d'intérêts entre unité supérieure
et une
masse d'hommes libres mais non possédants se répètera dans toute
l'antiquité
occidentale. Elle se réaffirmera à nouveau bien plus tard, chaque fois
qu'il s'agira
d'éliminer des intermédiaires, comme avec le bonapartisme ou avec le
fascisme!
La
dynamique de la valeur opère également dans le mercenariat. La guerre,
nécessité liée au monde de production esclavagiste, permit de résorber
les
populations rendues inutiles l'incrément de population.
La valeur
dans ce cas permet à l'homme d'acquérir une sécurité, mais il devient
dépendant, comme asservi à une unité supérieure: chef de l'armée ou
chef de
l'État. En conséquence, il y a une interférence: ce n'est pas que la
valeur qui
opère, mais également la fascination de l'unité englobante et
sécurisante.
Cependant
il convient de noter également les limites du mouvement de la valeur.
Elles apparaissent
dans les mesures de Solon qui abolit les dettes[12].
Mais “après le V° siècle au contraire, l'abolition des dettes fut
considérée
comme le signe de l'extrême anarchie...” (note des traducteurs de Constitution
d'Athènes, d'Aristote, éd. Belles Lettres, p. 6; ils
fournissent plusieurs
références, particulièrement à Platon, République 556a).
Mais cette
faiblesse du mouvement de la valeur se manifesta également dans la
consommation
ostentatoire communautaire: construction d'édifices publics avec leurs
statues,
etc. on a là encore une forme de mouvement vertical, qui fige au
sommet. Ce
n'est qu'à notre époque que cette fixation tend à être levée: on peut
vendre
n'importe quelle statue, tandis que dans le cas où les oeuvres d'art
sont
accumulées dans les musées, elles sont rentabilisée et leur valeur mise
en
circulation puisque pour les voir, il faut payer[13].
“Cependant
la tendance générale de l'époque est nette: avec le développement de la
polis,
c'est tout le sentiment communautaire qui entre en jeu (Économies
et
sociétés en Grèce ancienne, p. 89) En fait je serais tenté de
poser les
choses autrement: c'est à cause du renforcement du sentiment
communautaire
immédiat, c'est-à-dire ne se réalisant pas au travers d'une
représentation,
comme dans l'État, que la polis peut se réaliser.
Elle fut une des
réponses possibles – celle qui s'est effectuée – à ce désir de
communauté
immédiate. Ceci s'exprime bien dans le fait que dans la démocratie il y
avait
tendance à ne pas séparer la communauté de l'État.
La
réalisation de la polis ne doit pas être séparée des tentatives de
fonder
d'autres formes de convivialité. Il est probable que toute la période
des
siècles obscurs fut une période d'utopie, comme celle des Royaumes
Combattants
en Chine. Nous aborderons cette question dans le chapitre “Réaction au
devenir hors
nature”, particulièrement celle du surgissement de l'utopie, à cause du
mouvement de la valeur qui fait accéder l'espèce à d'autres possibles.
Enfin, on a
manifestation d'une thématique inverse qui exprime une autonomisation:
l'État
doit servir la société, il doit être le bienfaiteur, non à la manière
de l'État
sous sa première forme qui demeurait en continuité plus ou moins
immédiate avec
la masse des sujets, mais en tant qu'outil ou que machine permettant de
réaliser des bienfaits.
“J'ai
maintenant exposé les mesures que l'État doit prendre afin que chaque
athénien
soit entretenu aux frais de l'État.” (Xenophon, Revenu
4.33, cité par M. Finley: Économies et sociétés en Grèce
ancienne, p. 290)
C'est une
communauté qui asservit un certain nombre d'hommes et de femmes: les
esclaves,
et qui ne peut assurer le bien être qu'en exerçant une exploitation de
divers
territoires: cf. la question de l'impérialisme athénien. La communauté
est donc
pensée, recherchée dans une mutilation totale.
Ainsi,
c'est de façon tout de même limitée que la valeur a opéré. Mais les
fondements
d'un État médiatisé par elle sont posés; d'autant plus que si elle
n'agit pas
encore réellement en ce sens, elle provoque, grâce au renforcement dû à
l'autonomisation de l'individu, la formation des protagonistes du futur État.
Pour
illustrer notre thèse nous limiterons notre argumentation à un exemple
d'instauration de la démocratie, afin de ne pas rendre l'exposé
démesuré. Il
s'agit d'Athènes.[14]
Dans un
premier temps, comme dans les autres parties de la Grèce, on a
reformation d'un État du premier type, mais il est très faible. Il opère en fait en tant
qu'opérateur d'unification entre fractions se heurtant férocement et
maintenant
un certain nombre d'hommes et de femmes dans une dépendance. Toutefois,
“Dans tout
le monde grec, marchands, entrepreneurs et autres propriétaires privés
d'esclaves, se libérèrent donc au début ou durant le cours du VII°
siècle av.
J-.C. de tout contrôle de leurs acropoles.” (Le sens
de l'histoire
antique, t. 1, p. 286)
À partir de
la fin du VIII° siècle, Athènes est une polis, c'est-à-dire en
définitive une
société où il y a différenciation entre une aristocratie guerrière
maîtresse de
la terre, et une masse d'hommes et de femmes chez qui les relations
sont encore
de type communautaire.
La
fragmentation dut opérer très vite parce que dès -630 on a une
tentative de
Cylon pour imposer la tyrannie.
Ce qui est
ensuite déterminant c'est le phénomène militaire, car en accroissant le
recrutement
d'hoplites, il y eut renforcement d'un corpus intermédiaire, plus ou
moins
déraciné, et donc de moins en moins assujetti aux règles
communautaires. D'où
le surgissement du code de Dracon qui put, entre autre, mettre fin aux
vendettas et marqua un mouvement vers l'autonomisation de l'État:
fondation
d'un droit pour tous.
“L'organisation
de l'État fut alors la suivante: les droits politiques étaient donnés à
ceux
qui étaient en état de s'armer en hoplites.” (Aristote, Constitution
d'Athènes, p. 4)
Les
réformes de Solon (archonte en -594), constituent une autre étape
importante:
suppression des dettes (Seisachteia = levée du fardeau des paysans), et
interdiction de la contrainte par corps, mais refus du partage des
terres;
répartition des citoyens en classes censitaires définissant en même
temps les
charges militaires. Ceci se fit en fonction de la fortune et non en
fonction de
la naissance. Ainsi, même si c'est de façon limitée, la valeur
médiatise en
fait la structure de la société et par là même, l'Etat.
Certes cet État n'a pas la consistance d'un État de la première forme. En
particulier, ce
qu'il y a d'essentiel et qui fonde sa fonction mystificatrice, c'est
qu'étant
inapparent, il semble ne pas exister[15].
Cette
inapparence se manifeste également dans la puissance des luttes
intestines qui
provoquent une fragmentation toujours plus poussée qui va favoriser le
phénomène de la tyrannie de Pisistrate et de ses fills. On peut
Les mesures
de Pisistrate tendant à aider pécuniairement les paysans à exploiter
leurs
terres, si elles eurent la visée politique dont parle Aristote dans sa Constitution d'Athènes[16],
permirent en fait de maintenir une couche sociale dont les produits de
l'activité pouvaient être commercialisée. En même temps, il fit en
sorte
qu'Athènes se préoccupe de contrôler la mer Égée et la région des
Détroits,
afin d'assurer le ravitaillement en blé qui venait du nord.
Le moment
constitutif de la démocratie peut être mis en rapport avec ce que
d'aucuns
appellent la “révolution clisthénienne”.
“Clisthène
fit entrer le démos dans son hétairie, autrement dit décida de
s'appuyer sur le
démos, reprenant en quelque sorte la manoeuvre qui avait permis à
Pisistrate de
s'installer au pouvoir un demi siècle plus tôt.” (C. Mossé: Histoire
d'une
démocratie: Athènes, éd. Seuils Points, p. 26)
“Clisthène
en effet remodèle le territoire de l'Attique, substituant aux quatre
tribus
anciennes, d'origine ionienne, dix tribus nouvelles qui regroupent des
habitants d'une même portion territoriale de l'Attique. Le territoire
de chaque
tribu comprend trois parties, trois trittyes; une située sur la côte,
l'autre
dans la ville et ses environs immédiats, la troisième dans l'intérieur.
Chaque
trittyes regroupe un nombre variable de dèmes, circons_c_r_i_p_tions
territoriales
de base, recouvrant sans absolument s'identifier à eux, les terroirs
des anciens
villages.” (idem, p. 27)
“Clisthène
n'a pas créé la démocratie athénienne, il a créé les conditions qui
allaient
permettre à la démocratie de naître, en rendant tous les citoyens
semblables
devant la loi, une loi qui désormais serait l'expression de la volonté
du démos
tout entier. C'est cette isonomie que traduit concrètement le
remodelage de
l'espace civique, et plus simplement le fait que désormais un athénien
ne se
désigne plus par le nom de son père mais par son dème d'origine.” (idem, p. 29)[17]
Enfin
citons, parce que cela a son importance pour la dynamique s'opposant à
la
première forme d'État, l'ostrakophoria, c'est-à-dire la pratique de
l'ostracisme (bannissement, exil) contre tous ceux qui voudrait
restaurer une
tyrannie.
On a donc
destruction des antiques rapports de dépendance et une unification plus
grande
des populations de l'Attique. Il y a abstraction des hommes et des
femmes, ce
qui pose la question de savoir qu'est-ce qui va désormais les
déterminer: une
loi. Celle-ci doit être l'expression du démos. Mais où puisera-t-il les
données
pour l'édifier? C'est ici qu'en fait s'instaure un procès de
substantification
de la valeur, en ce sens que c'est elle qui va donner les fondements du
raisonnement qui permettra d'élaborer les lois. Et ce, même si les
protagonistes de l'époque ne s'en rendirent pas compte, pensant trouver
en
eux-mêmes les principes de leurs actions.
C'est le
mouvement de la valeur qui impulsa le devenir à l'égalisation, et c'est
le
mouvement interne à celui-ci, qui lui était nécessaire pour pouvoir se
dérouler, qui constitue la base de tout le procès de connaissance,
comme nous
le montrerons.
Le dernier
moment essentiel dans le triomphe de la démocratie est le heurt entre
la Grèce,
particulièrement Athènes, et l'empire perse. En effet, il y a une très
grande
importance sur le plan économique, parce que la victoire grecque permit
à
Athènes de contrôler les voies maritimes dont nous avons précédemment
parlé,
mais aussi sur le plan économique et idéologique: on a une exaltation
de la
démocratie contre la première forme d'État, présentée comme le mal
absolu. On
peut dire qu'on a là une des racines les plus importantes de la théorie
démocratique, de la mystification démocratique. Sur le plan politique,
on doit noter
que c'est lors de ces guerres que le pouvoir des assemblées fut
renforcé: il
passa de l'Aéropage à la Boulé des Cinq Cents et au tribunal de
l'Hélicie
(-462).[18]
“Périclès
en effet enleva certains droits de l'Aéropage et poussa vivement l'État
à
augmenter sa puissance maritime, ce qui donna à la foule l'audace de
tirer à
elle de plus en plus toute la vie politique.” (Aristote, La
constitution
d'Athènes, p. 29)
L'époque de
Périclès enfin, est celle où la démocratie s'affirma réellement, ce qui
est
encore en rapport avec le mouvement de la valeur. En effet, une des
mesure de
celui-ci fut l'instauration de la misthophorie, c'est-à-dire la
pratique de
rétribuer (misthos = salaire), ceux qui exerçaient une charge donnée.
Il apparaît vraisemblable que ceci ait eu pour corollaire le décret de -451,
voulu par
Périclès, qui réservait la qualité de citoyen athénien à celui qui
était né
d'un père citoyen et d'une mère elle-même citoyenne. Cela limitait
ainsi le
nombre de ceux qui devait être rétribués.
Le triomphe
de la démocratie apparaît comme celui d'un compromis (conciliation), et
on peut
dire que ce dernier fonde un concept essentiel pour tout le devenir
ultérieur
tant sur le plan politique de représentationnel, idéologique, sur celui
de la
connaissance. Il marque également la faiblesse du mouvement de la
valeur.
En ce qui
concerne le mode de production esclavagiste qui permit l'essor de la
démocratie, il convient de noter qu'il provoqua continuellement
l'expropriation
d'un nombre important d'hommes et de femmes parce que devenus inutiles
pour la
production. Il durent abandonner la campagne et s'entasser dans les
cités. Ce
fut la constitution de ce qu'on a appelé, ultérieurement à Rome, où le
même
phénomène se produisit, le prolétariat antique: foule d'hommes et de
femmes
assistés qui servirent de masse de manœuvre dans différentes opérations
politiques et qui, en général, appuyèrent les entreprises de conquête
parce
qu'ils acquéraient, grâce à celles-ci, la nourriture et l'argent et
parce
qu'ils trouvaient dans l'armée une communauté où ils pouvaient accéder
à une
sécurité.
On voit se
manifester de façon claire le double mouvement de l'asservissement et de
Autrement
dit, la démocratie se réalisa parce qu'il y eut esclavage à l'intérieur
et
pillage et oppression à l'extérieur. Et ceci est totalement lié au
phénomène de
la valeur. Ainsi vouloir la démocratie de style ancien, comme le rêvent
certains, mais sans l'esclavage, c'est ne pas comprendre l'ensemble du
phénomène
et tout particulièrement que la démocratie, c'est la séparation. Elle
ne la
crée pas, elle la fonde, la structure, et suscite en même temps la
tentative
toujours vouée à l'échec de constituer une union, une réconciliation.
Sur ce
plan là, l'état démocratique, c'est celui de l'impuissance que déjà
Thucydide
avait perçu.
“Périclès
avait de l'influence en raison de la considération qui l'entourait et
de la
profondeur de son intelligence; il était d'un désintéressement absolu
sans
attenter à la liberté; il contenait la multitude qu'il menait, beaucoup
plus
qu'elle ne le menait. N'ayant acquis son influence que par de moyens
honnêtes,
il n'avait pas à flatter la foule. Grâce à son autorité personnelle, il
pouvait
lui tenir tête, et même lui montrer son irritation. Chaque fois que les
athéniens s'abandonnaient à contretemps à l'audace et à l'orgueil, il
les frappait
de crainte: s'ils s'effrayaient sans motif, il les ramenait à la
confiance. Ce
gouvernement portait le nom de démocratie, en réalité, c'était le
gouvernement
d'un seul homme.” (Thucydide, Histoire de la guerre
du Péloponnèse,
éd. Garnier-Flammarion, t. 1, p. 131)
L'ensemble
des individus constitués en démocratie ne peut pas se percevoir en tant
que
tout à cause de la séparation qui la rendit possible, entre totalité en
tant
que multiplicité et totalité en tant qu'unité. De là
En
conséquence, si les sociétés occidentales, comme le dit Clastres,
aspirent à
l'Un, que l'État soit l'Un, c'est parce qu'elles ont perdu l'unité qui
les
fondait. Ceci confirme les remarques faites au sujet des travaux de cet
auteur,
où nous mettions en évidence l'insuffisance de son analyse parce qu'il
n'a pas
étudié à fond ce qui résultait de la dissolution de la communauté
immédiate. Or
cette dissolution est à l'origine de la thématique de l'immédiateté qui
fonde
celle de l'intuition, du mysticisme, celle de la totalité en tant que
multiplicité
et de celle en tant qu'unité, de même que celle de l'individualisation.
À partir de
là, nous l'avons dit, et nous y reviendrons souvent, se fait une
combinatoire
qui par définition n'opère qu'entre éléments séparés. Aucune totalité
unitaire
et immédiate ne peut plus s'édifier. Chaque
La
démocratie instaure et réalise l'incomplétude qui nécessite de
multiples
compensations. Cependant, ultérieurement, c'est-à-dire après
l'effondrement du
système féodal, elle fut souvent revendiquée parce qu'elle apparaissait
comme
étant le système politique pouvant assurer à chacun un certain
épanouissement.
C'est cet
aspect que Périclès mit déjà en avant, quand il fit son panégyrique de
la
démocratie athénienne.
“Du fait
que l'État, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non
d'une
minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne
les
différents particuliers, l'égalité est assurée à tous par les lois;
mais en ce
qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la
considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il
appartient
importe moins que sa valeur personnelle; enfin, nul n'est gêné par la
pauvreté
et par l'obscurité de sa condition sociale, s'il peut rendre des
services à la
cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république,
et dans
nos relations quotidiennes la suspicion n'a aucune place.” (Discours de
Périclès dans Histoire de la guerre du Péloponnèse,
t. 1, p. 134)
L'intérêt
de ce discours que Thucydide prête à Périclès est qu'il met également
en
évidence la dimension de compensation à laquelle nous avons fait
allusion plus
haut.
“En outre,
pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé l'âme des
délassements fort nombreux;
nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de
l'année
à l'autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l'agrément
journalier bannit la tristesse. L'importance de la cité y fait affluer
toutes
les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions
de
l'univers que de celles de notre pays.” (idem,
p. 135)
Ces
déracinés, ces séparés qui fondèrent la démocratie durent se créer une
vie artificielle,
pour compenser la vie perdue. Plus la masse des dépossédés augmenta,
plus il
fut nécessaire d'organiser la vie. La formule: du pain et des jeux, qui
prévalut à Rome, est déjà valable en Grèce. Nous aurons à nouveau
l'occasion de
signaler l'importance du théâtre chez cette dernière. Or il est très
significatif que théâtre comme théorie dérivent d'un mot ayant le sens
de
contemplation. On contemple ce qu'on a perdu.
À propos de
déracinement, il faut insister tout particulièrement sur la décision de
Périclès de se replier sur la ville, au moment de la guerre du
Péloponnèse;
décision en continuité - selon Y. Garlan, cité par M. Austin et P.
Vidal-Naquet
dans leur ouvrage déjà cité - avec “la politique de fortification de
l'espace urbain,
entreprise par Thémistocle” et était “la conséquence de la primauté
effective –
en dépit des principes – de la ville sur la campagne”, et ils ajoutent,
“elle
entraîna des suites sociales extrêmement graves.” (p. 161)
Ce qui me
semble le plus important, c'est que ce refus a permis la formation
d'une
société voulant se poser en tant que communauté, n'ayant plus de
référents et
de référentiels naturels, et donc instaurant de façon plus prégnante
l'autonomisation de l'espèce où celle-ci devient son propre référent et
son référentiel
privilégié: l'homme est la mesure de toute chose (Protagoras).
L'anthropocentrisme est dès lors structuré.
Une autre
conséquence qui nous reconduit au phénomène de la valeur, c'est que
dans la
mesure où la population de l'Attique se fixait dans la ville, une foule
d'activités, liées originellement à la pratique agricole, se
déroulèrent alors
dans la ville, qui n'est plus simplement dominée par la propriété
foncière, mais
aussi par la valeur, lui donnant plus de consistance. En revanche, cela
appauvrit
la campagne à tous les points de vue, particulièrement sur le plan
intellectuel.
En outre cette décision aboutit à renforcer le mépris des grecs pour le
travail. Car quelle était l'activité qui permettait de ne pas être
dépendant,
d'exercer un pouvoir? Celle de citoyen participant à la gestion
politique de la
cité. Á son tour, un tel comportement renforçait la tendance à réduire
en
esclavage les barbares, afin de leur faire accomplir les travaux que
plus aucun
citoyen démocrate ne désirait accomplir.
Nous avons
donc vu le rôle important de la valeur dans l'édification d'une
nouvelle
société et d'un nouveau type d'État. Toutefois, il faut y revenir, le
phénomène
foncier offrit une grande résistance et ce qui le montre le mieux c'est
la
formation du latifundium qui, en constituant une unité autarcique,
diminuant la
dépendance du propriétaire vis-à-vis du marché, provoquait une
réduction de ce
dernier.
Ainsi le
mouvement de la valeur avait servi pour s'accaparer de deux éléments
fondamentaux, sources de richesses pour l'époque: les esclaves, la
terre. Un
fois le but atteint, il y eut résurgence de la perspective foncière,
archaïque:
l'autarcie, la non dépendance.
En outre,
ce qu'on a appelé l'impérialisme athénien diffère fondamentalement de
l'impérialisme
tel qu'il est imposé à la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle.
Il y
avait pour but de se procurer des denrées alimentaires ou des métaux,
ou bien
des terres pour installer le surplus de la population. En revanche,
l'impérialisme moderne fut lié à la recherche des marchés, à leur
conquêtes,
soit pour exploiter directement, soit pour empêcher d'autres de le
faire.
Toutefois, la dimension foncière n'est pas absente, tout au moins au
début. Ce
n'est qu'avec le développement mondial du capital que celle-ci s'efface
mais, à
ce moment là, le terme d'impérialisme n'est plus adapté, comme nous le
montrâmes naguère.
Pour en
revenir à la valeur, et en nous référant à nouveau au discours de
Périclès,
nous pouvons dire que la valeur économique induit les autres valeurs.
Ce
disant, je ne veux pas affirmer que la première détermine directement
l'État,
parce qu'il semblerait au contraire que cela se fasse en dépit d'elle.
Mais on constate
que le phénomène de valeur est dans un premier temps nié dans sa
puissance
déterminante puisque, quelle que soit la fortune, quiconque peut
accéder aux
charges de l'État.
Mais l'opérationnalité valeur en tant que phénomène
abstrait
parce que pouvant être extrait de diverses manifestations concrètes et
posé
dans une identité à soi, est déterminante. Les hommes opèrent en
fonction de
leur valeur, c'est-à-dire en fonction d'un quantum donné d'aptitudes,
de
capacités. Et ceci vient en quelques sortes compenser le premier
phénomène qui
est inhibé parce qu'il permettrait même à ceux qui n'ont pas les
qualités
requises mais qui ont l'argent, d'accéder aux charges. La valeur
économique est donc là qui détermine le processus tant
par sa seule existence que par l'affirmation d'un procès qui lui
est commun avec les autres valeurs.
Autrement
dit, au sein du phénomène valeur, elle tendra toujours à prédominer sur
toutes
les autres formes de manifestation.
9.2.5
Dans
les autres
aires qu'il nous reste à envisager, le mouvement de la valeur ne va pas
être un
support essentiel à la reformation de l'État, mais il va avoir un
impact sur
celle-ci, de telle sorte qu'au bout de vicissitudes complexes, la
vieille forme
se réimposera en englobant le mouvement de la valeur, ce qui lui
imposera des
caractères nouveaux, absents de la forme immédiate surgie de
l'autonomisation
du phénomène de représentation de la communauté.
Au sein de
chacune des aires nous considérerons – afin de pouvoir établir une
certaine comparaison
– un arc historique dont les extrémités seront d'une part la phase de
dissolution de l'antique communauté (ce qui implique de considérer dans
une
certaine mesure la première forme d'État comme étant également un moyen
de
conserver l'unité-intégralité de cette dernière) et la formation dans
une aire
plus ou moins vaste, d'un empire. Car chaque fois l'édification de ce
dernier
apparaîtra comme la synthèse du devenir antérieur, et le point de
départ, soit
d'un devenir plus ou moins linéaire, soit d'un devenir cyclique que
nous préciserons.
Cette synthèse dépendra du type de liaison qui s'établira entre les
différents
moments dont nous avons parlé: unité supérieure, communauté immédiate,
mouvement de la valeur, fonciarisation.
9.2.5.1
La
Mésopotamie fut le foyer d'une
aire très vaste au devenir fort contrasté qui comprend ce que l'on
nomme la
Proche-Orient (Turquie, Syrie, Palestine, Iran, Arménie, etc..)
Ce qu'on
trouve de fondamental c'est que le mouvement de la valeur y a joué un
grand
rôle tant en ce qui concerne l'édification que la dissolution des
structures,
mais il fut englobé par une unité supérieure, l'État sous sa première
forme,
qui s'imposa dès lors à la suite de médiations. Nous considèrerons
trois moments
essentiels dont celui intermédiaire constitue une charnière car est
celui de
l'opposition de l'État.
9.2.5.1.1.
On
a en réalité une
succession d'empires qui unifient l'aire de façon plus ou moins
complète, tandis
que le mouvement de la valeur tend à avoir un développement qui permet,
tout au
moins à la périphérie, l'édification d'une organisation sociale, en
Phénicie
par exemple.
Á noter que
dans ce cas, le mot empire vise à désigner le résultat de la réunion
d'un
certain nombre d'États (royaumes). Il y a donc bien affirmation d'une
unité
supérieure qui vient englober des éléments parfois très disparates. On
peut
ajouter que ce phénomène qui jouait auparavant sur une aire limitée
(celle de
chacun de ces divers royaumes) opère maintenant sur une échelle
agrandie. Elle
peut se réimposer à ce dernier niveau parce qu'elle est l'unique
élément qui
puisse maintenir ce qui a été divisé.
Il en est
ainsi de l'empire de Sargon et des accadiens (-2330) formé après une
période de
deux siècles de crise sociale et économique au cours de laquelle il put
y avoir
diverses tentatives de création de nouvelles formes de convivialités
que nous
ignorons. Il domina l'ensemble de la Sumérie, mais il agrandit le
domaine en y
incluant un territoire allant à l'ouest jusqu'à la méditerranée, à
l'est
jusqu'à l'Iran actuel.
Les
accadiens étaient des sémites nomades. C'est leur communauté qui vint
former
l'État unificateur et intégrateur des éléments aussi divers que le
mouvement de
la valeur et l'organisation planifiée de la production (limitée à
certaines
régions).
Dès ce
moment s'affirme une caractéristique de cette aire: l'importance des
migrations. Les peuples migrateurs vinrent non seulement pour piller
mais pour
s'emparer des voies commerciales et profiter des échanges en les
contrôlant de
telle sorte qu'ils eurent tout intérêt à dominer une aire la plus vaste
possible.
Ce faisant la valeur ne parvint pas à se développer pour elle-même et
l'État
qui est chaque fois reformé n'est jamais médiatisé par elle.
Après
l'empire de Sargon, qui fut donc le premier à apparaître dans le cours
historique, il y eut celui des Goutéens (-2185), autre peuple sémitique
dont
l'intervention provoqua un recul du mouvement de la valeur. Il fut
suivi de
l'empire de Ur, qui permit au contraire une exaltation du commerce qui
se fit
avec des royaumes fort éloignés comme celui de Magan ou avec l'Inde.
C'est dans
la période suivante qu'on a le passage des échanges assurés par des
marchands opérant
pour le compte de la communauté, à des échanges assurés par des privés
et pour
des privés. Il y eut donc développement de la propriété privée; le
déploiement
de la valeur dans son mouvement horizontal, bien qu'on n'eut pas encore
de
monnaie.
Tout ceci
contribuait à saper les antiques relations humano-féminines et il y eut
tendance à la formation d'un autre monde: le marché. En outre c'est à
ce moment
là également que certains peuples se spécialisèrent dans la réalisation
des
échanges et devinrent des peuples commerçants: les araméens (peuple
sémitique)
par exemple.
On doit
remarquer l'importance de l'action des peuples nomades qui par leur
irruption
mettent fin aux empires, mais qui peuvent ensuite opérer en tant que
caste
gouvernante restauratrice de l'État sous sa première forme. Dans
d'autres cas,
au lieu de piller, nous l'avons vu, ils se transformèrent en
commerçants, servant
d'intermédiaire entre des aires fort différentes. Ils permirent la
diffusion
horizontale du mouvement de la valeur, mais ils ne furent pas
opérateurs de sa
réflexivité. Nous trouverons maintes fois ce rôle tant dans cette aire
que dans
celle hindoue ou chinoise, où les mongols, par exemple, fondèrent au
XIII°
siècle, un empire qui permit des échanges entre les deux extrémités de
l'Asirope.
Autrement
dit, les divers groupements humains ont contribué au déploiement de la
valeur,
parce qu'ils essayèrent chaque fois d'assurer leur existence à ses
dépens, tout
en cherchant à limiter son autonomisation, et ce jusqu'à la période du
surgissement du mercantilisme européen.
On constate
également que les nomades furent peu à peu intégrés dans une structure
sédentaire et qu'ils adoptèrent en définitive le mode de vie de ceux
qu'ils
assujettirent… On retrouvera cette dynamique dans l'immense aire
chinoise.
Avec l'invasion
des indoeuropéens: Hourrites, Kassites, Louvites, Hittites, etc., le
phénomène
se répète. Particulièrement intéressant fut l'empire du Mittani (XVI°
siècle
avant notre ère) où nous avons une affirmation foncière. Les mittanites
grâce à
leur armement et spécialement à leur char de guerre, se rendirent
maîtres de
toute la haute Mésopotamie, puis de l'Assyrie, et enfin de la zone
comprise
entre les monts Zagros (limite de l'Iran), et la méditerranée. Si
l'ancienne
forme d'État est reconstituée, la dimension foncière est plus
importante dans
la mesure où “le pouvoir de commandement et le droit de prélever tout
excédent
de richesse était détenu par une noblesse guerrière, qui transmettait
de telles
prérogatives à ses héritiers. Il y avait un droit de naissance.” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, p. 128)
Ce
phénomène fut encore plus accusé au sein de l'empire hittite où
s'effectua un
recul du mouvement de la valeur, et même, dans une certaine mesure, de
l'agriculture. Car pour les hittites, le moyen de production
fondamental était
le bétail, et non la terre. En conséquence, l'État hittite eut des
caractères comparables
à ceux des États nomades dont parla Ibn Khaldun, en particulier en ce
qui
concerne les rapports de domination-répression concernant les asservis.
Les
hittites améliorèrent le char de guerre des mittaniens. Les diverses
tribus
nomades qui, comme ces deux peuples, se dotèrent d'un tel armement,
eurent un
rôle de répression dans tout le Proche- Orient[19]
et
ils profitèrent,
pour accéder au pouvoir, des luttes internes aux divers royaumes qui
s'étaient constitués
en cette aire. C'est ainsi que dominant les éléments antagonistes d'une
société
données, ils s'érigèrent en caste représentant une unité
gouvernementale
tendant à englober le tout[20].
Le
mouvement de la valeur inhibé au centre de l'aire proche-orientale se
développa
à la périphérie, par exemple sur les côtes de la Syrie. Des différentes
villes
commerçantes, celle qui nous semble la plus représentative est la cité
cananéenne d'Ougarit qui, par ce qu'elle réalisa, constitua en quelque
sorte le
point de départ de toute une lignée de cités marchandes qui se termina
avec
Carthage.
Ici se
manifeste une constante du mouvement de la valeur. C'est toujours à la
périphérie de grands ensembles territoriaux qu'il s'impose; là où les
échanges
ne sont pas entravés et qu'il se renforce pour ensuite conquérir tout
l'arrière-pays. En effet, un phénomène identique se produisit en Grèce
où le mouvement
de la valeur se cristallisa à partir de villes comme Athènes ou
Corinthe, et
s'accrut un peu comme un cristal dans une eau mère en s'adjoignant des
territoires de plus en plus vastes. Ce fut ensuite à la fin de la
période
féodale, à partir des villes italiennes le plus souvent maritimes, ou
celles en
marge de grosses unités foncières, comme les villes de Flandres ou de
Rhénanie,
ou les villes maritimes de la ligue Hanséatique, que le mouvement de la
valeur
se redéploya. Enfin à l'époque actuelle, nous pouvons constater – non
plus en
ce qui concerne la valeur, mais le capital (il y a donc, ici,
continuité entre
les deux) – que c'est à partir des zones périphériques comme Hong Kong,
Singapour, Taïwan, la Corée du Sud, ainsi que le Japon, que le capital
parvient
à se cristalliser en Chine.
Ainsi on a
deux types de peuples commerçants: terrestres comme les araméens,
marins comme les
ougaritiens, les phéniciens. Dans les deux cas, ils se chargèrent de
franchir
des étendues plus ou moins désertes. On peut dire, tout au moins en ce
qui
concerne le début, qu'ils ont une fonction quasiment biologique au sein
d'un
superorganisme, se réalisant sous forme d'empire, ou d'être plus éclaté
en
diverse unités presque toujours antagonistes réparties dans une aire
donnée.
Mais au fur et à mesure que la valeur se rapporte à elle-même, la
dimension
biologique s'évanouit, et celle socio-économique s'impose.
Ce qui était essentiel à Ougarit c'était la coexistence d'éléments disparates produits du développement historique, bien qu'elle ait été fondée par des marchands, et que tout le territoire qui en dépendait fut assujetti à la propriété privée avec existence d'un marché. En effet, l'organisation sociale était la suivante: des corporations d'artisans et de marchands (rapport à la valeur), des tribus (rapport à la vieille communauté), et le roi qui s'occupait de la politique internationale, dirigeait l'armée, et avait des prêtres à sa disposition pour accomplir des fonctions variées (rapport à l'unité supérieure et donc à l'État sous sa première forme).
On avait en
conséquence un îlot où le mouvement de la valeur tendait à se condenser
pour ensuite
se répandre dans l'aire environnante. Mais étant donné que la valeur ne
dominait pas la production, il ne put y avoir fondation d'un autre type
d'État.
9.2.5.1.2.
La
formation du royaume hébreu en
1020 av. J.-C. revêt une grande importance. Elle ne peut pas être mise
sur le
même plan que celle de la fondation des empires envisagés
antérieurement,
puisque ce royaume n'engloba jamais qu'une superficie assez limitée, ce
qui
fait qu'on ne peut pas en tenir compte dans le processus d'unification
de l'aire
proche-orientale. Elle se situe sur le plan du rapport de la communauté
à l'État,
de celui de l'individualité tant à ce dernier qu'à la première[21].
Elle concerne la lutte, non seulement contre la première forme d'État,
mais
contre un devenir donné de l'espèce. C'est pourquoi d'ailleurs, nous
serons
amenés à revenir sur ce sujet dans le chapitre Réactions au
devenir
hors-nature.
Son
importance réside également dans le fait que grâce aux hébreux, s'opéra
une
articulation entre Occident et Orient. Et à ce propos, il convient de
souligner
à quel point on escamote l'existence des juifs quand on parle de
civilisation
occidentale car, en fait, par ses fondements et dans une certaine
mesure, dans
son essence, elle est orientale, à moins d'annexer depuis toujours
Israël à
l'Europe et, par delà ce pays, la Mésopotamie sans laquelle ce dernier
est
incompréhensible et pour certains aspects, l'Égypte.
L'impossibilité
de séparer l'évolution d'Israël (dans une acception transhistorique,
voulant
nous référer par ce terme à un phénomène continu, même s'il subit des
cassures,
depuis l'époque sumérienne jusqu'à nos jours), de celle de la Grèce,
par
exemple, se manifeste déjà dans le fait que dans ces deux pays, il y
eut une
profonde tendance à s'opposer à l'État sous sa première forme, et
pourtant dans
les deux cas les deux peuples édifièrent un État, médiatisé par la
valeur pour
les grecs, sous sa première forme pour les juifs.
Mais, en
même temps, les uns comme les autres engendrèrent les éléments
essentiels à la fondation
d'un puissant devenir hors nature en lequel opérèrent le mouvement de
la
valeur, un autre mode de production, une civilisation nouvelle, une
culture
diverse...
Il est
curieux que très souvent, ceux qui étudient l'histoire des juifs
escamotent toute
la période qui va d'Abraham à l'établissement des hébreux en Égypte.
Or, à mon
avis, elle est déterminante au moins sur le plan de la représentation,
étant
donné qu'il n'est pas prouvé que les faits rapportés par la Bible
concernant
cette période se soient réellement produits.
Pour fonder
cette affirmation nous ferons un détour en présentant d'abord un
synthèse qui servira
d'approche globale à la dynamique de la communauté juive.
Elle est
dominée par la thématique de fuir, de sortir du monde. C'est une
communauté qui
refuse un devenir donné, celui du despotisme, mais sans remettre en
cause les
fondements de ce qui a engendré un tel devenir.
On a une
communauté plus ou moins immédiate, plus ou moins déracinée par rapport
à la nature,
qui veut inhiber les éléments de sa dissolution, tant de la part de ses
membres
par suite d'une individualisation, que de la communauté en tant que
telle qui
en s'autonomisant et en s'abstrayant, fonde un despotisme.
Il se pose
donc aux juifs la question de trouver un autre lien avec la nature et
avec les
autres communautés. D'où la thématique de l'alliance et en conséquence
l'importance d'un Dieu qui soit celui de la communauté, le dieu
d'Israël qui
effectue la médiation sans poser l'autonomisation d'un pouvoir, même
s'il y a
déjà séparation, qui se concrétise dans l'existence des lévites, et
même des
prophètes, dans la mesure où ils se feront intermédiaires entre le dieu
et le
peuple. Toutefois tout israélite peut accéder directement à dieu.
Une telle
dynamique ne peut s'expliquer que par des fondements historiques
précis. Or, il
semble que les hébreux ne furent pas une ethnie bien déterminée, mais
qu'ils
regroupèrent une masse d'exclus de diverses sociétés. Il s'agit des
Hapirou ou
Khapirou dont l'existence est attestée depuis le XVI° siècle av. J.-C.
mais qui
est certainement plus ancienne.
“Les
attestations du terme khapirou/hapirou dans les documents cunéiformes
ou hiéroglyphiques
indiquent qu'il ne s'agit pas d'un nom ethnique, mais de la désignation
d'une
catégorie sociale. On peut relier les divers aspects de leur activité
en
supposant que ce sont des déracinés, ayant dû fuir peut-être les
territoires
des cités afin d'échapper à l'asservissement pour dettes, et contraints
d'errer
aux frontières de ces territoires ou de l'empire d'Égypte quand il n'y
trouvent
pas l'embauche. Il est tentant de rapprocher de leur nom celui des
hébreux
(dans la langue biblique “ibrim”), tant sont évidentes les analogies de
situation entre les uns et les autres.”
“Il n'est
pas certain que le nom biblique des hébreux ait été à l'origine un nom
ethnique. Plusieurs emplois de l'adjectif hibri pour signifier un
esclave
(...), la valeur méprisante du terme dans la bouche des philistins
(...)
plaident en faveur du rapprochement entre hibri et khapirou. Si l'on
suit cette
hypothèse, les premiers israélites auraient été appelés hébreux en
raison de
leur déchéance sociale suggérée d'un côté, par la misère qui contraint
Jacob de
se rendre en Egypte et, d'un autre côté, par les travaux forcés que
leur impose
le Pharaon.” (Histoire des religions, éd. Gallimard,
La Pléiade, t. 1,
pp. 378-379)
“Les
découvertes récentes de tablettes de El-Amarna et de Mari fournissent
une autre
origine possible de ce terme dans les formes Habiri et Habiru,
désignant comme
nomades pillards des envahisseurs de Canaan vers 1350 av. J.-C. Des
textes
égyptiens du XV° siècle nomment aussi Apiru, les serfs asiatiques
soumis à la
corvée. L'identification des Hébreux avec les Habiru ou avec les Hapiru
n'est
pas admise par tous les savants.” (Article “Judaïsme”,
Encyclopédia
Universalis, V. 9, p. 525)
“Une
opinion récente fait de la conquête de la Palestine, non pas la
conséquence de
l'arrivée de nouvelles vagues de peuplements venus de la steppe
syro-arabe, ce
qui est la conception courante des historiens, mais celle d'une
révolution
sociale: des couches inférieures de la population, victimes du régime
oppresseur
des petits rois de Canaan (...) se seraient insurgés et auraient ruiné
des
villes royales. En se confédérant ils auraient ruiné des traditions et
se
seraient définis comme les descendants des mêmes ancêtres.” (Histoire
des
religions, t. 1, p. 379)
“La
communauté israélite ancienne ne devait guère avoir le caractère fermé
d'un
groupe ethnique. Elle était unie par d'autres liens, ceux que crée une
communauté de situation.” (idem, p.
380)[22]
En fonction
de toute l'histoire des Hébreux-Juifs, et de leur représentation, il
nous
semble
“Térah prit
son fils Abram, son petit-fils Lot, fils de Haran, et sa bru Saraï,
femme
d'Abram. Il les fit sortir d'Ur des chaldéens pour aller au pays de
Canaan
mais, arrivés à Haran, ils s'y établirent.” (Genèse,
11.31)
Il y a là
la thématique d'un refus et d'une sortie d'un monde donné, que Hegel a
d'une
certaine manière perçue et sur lequel nous reviendrons dans Réactions
au
devenir hors nature. Il est possible que ce soit lié à un
accroissement
démographique qui ne permettait plus la coexistence de divers groupes
ethniques,
mais il est fort probable également que ce fut lié au rejet de l'État
sous sa
première forme.
C'est ainsi
que nous comprenons le rapport à la révolution sociale qui affecta le
Proche-Orient et qui induisit les répressions dont nous parlons
précédemment. Cette
révolution tendit à détruire l'État. Ceci nous conduit à dire que la
dimension
de protestation, de refus des Hébreux, est en rapport avec un immense
mouvement
social concernant toute l'aire. Cela ne diminue en rien l'importance de
la
représentation des Hébreux, mais nous permet en revanche de mieux
comprendre
qu'elle rencontra souvent un accueil chaleureux de la part de groupes
ethniques
différents. En outre, la politique tolérante des perses envers les
juifs peut
se comprendre comme étant une manoeuvre de récupération pour maintenir
le calme
dans toute l'aire; car il semble bien que les Hébreux apparurent comme
le
peuple concentrant et représentant la révolte. De là, la répression
intense de
la part des babyloniens et l'exil qu'ils leur imposèrent. Le même
phénomène se reproduira
lors de l'affrontement avec l'empire romain.
Toute
révolution supprime un état social en place, tend à établir des
rapports
conviviaux plus humains (au stade où nous sommes il n'y a pas une
perspective
réellement positive d'où l'affirmation d'une tendance à réimposer une
communauté immédiate) mais il y a aussi la nécessité d'une
justification:
montrer qu'il y a permanence d'une volonté, d'un but. Ceci explique
l'histoire
de Térah et celle d'Abraham. En outre il est curieux de constater qu'il
y a là
comme un cycle antérieur préfigurant celui sur lequel on a des
renseignements
solides. En effet Abraham va dans le pays de Canaan, puis passe en
Egypte, pour
retourner ensuite dans le premier pays. Or
Dans les
deux cycles nous avons la même dynamique de l'exclusion et du refus.
Ceci se
répètera plusieurs fois au sein de la diaspora juive dans les divers
pays où
elle s'installera.
La
dimension révolutionnaire implique aussi que ce groupe ethnique
prépondérant
dont nous avons parlé devait obligatoirement s'unir avec les
révolutionnaires
du pays de Canaan, ce qui se traduisit sur le plan de la représentation
par
l'acceptation de croyances en désaccord avec le corpus fondamental de
ceux qui
avaient déjà connu un grand nombre de situations similaires. Ce qui
induisit
une lutte entre divers composants de ce corpus que nous désignons
hébreux. En
particulier, se manifesta une terrible opposition aux tenants du culte
de la
déesse-mère.
Cette
dynamique est directement liée au fait qu'on a affaire à des déracinés
et que
donc se pose la question de savoir qu'est-ce qui les fonde, qu'est-ce
qui peut
les unir. Ce ne pouvait pas être une donnée communautaire immédiate
étant donné
le phénomène de déracinement, ainsi que le fait du grand nombre
d'ethnies
différentes dérivants d'autant de communautés; en conséquence, ce ne
pouvait
pas être non plus les rapports de parenté, puisque provenant d'ancêtres
multiples et divers; ce ne pouvait pas être un phénomène de
fonciarisation
puisque le pays était à conquérir. Il n'existait pas pour fonder,
enraciner.
Enfin, ce ne pouvait pas être une représentation particularisée, par
exemple un
dieu lié strictement à une ethnie; il fallait au contraire un dieu
équivalent
général où tous les autres s'abolissent et se confirment. Or, Yahvé est
considéré
comme ayant été d'abord un dieu ethnique, disons de ce noyau dont nous
avons
parlé, et il assuma, justement au moment où se déroule le procès
fondamental
d'exclusion et de révolution, un caractère autonomisé en quelque sorte.
Il
fallait qu'il soit unique pour tous les composants de ce qui se
constituait en peuple,
certains disent en nation, les hébreux[23].
Cette même
dynamique implique l'importance de l'alliance qui d'abord à notre avis
est
celle entre les groupes ethniques, et ne peut plus être celle antique,
prônée
au sein de tribus à communauté immédiate, vivant de la chasse dont nous
avons
parlé dans le chapitre consacré à cette dernière. Elle doit être fondée
sur
d'autres éléments assurant l'assise en même temps d'autres
participations sans
lesquelles il ne peut y avoir formation d'un tout uni. Cette alliance
se crée
en liaison avec une perspective commune: la conquête de la terre
promise et la
possibilité d'accéder à un type de vie meilleur. Mais celle-ci manque
de
garantie, d'une justification essentielle. C'est alors que l'alliance
avec dieu
résout la difficulté en accédant au rang de loi. En outre le fait du
déracinement entraîne que rien ne peut être fondé sur le passé, mais
sur un
futur. Pour le justifier, ainsi que tout le devenir qui est considéré
comme
l'engendrant, c'est-à-dire l'action entreprise, il y a interprétation
du passé.
L'alliance
était d'autant plus nécessaire qu'il y avait des tensions au sein du
regroupement.
En ce qui
concerne le dieu unique il convient de noter l'ambiguïté de la lutte
contre
l'État sous sa première forme, contre l'unité supérieure, parce qu'on
peut
considérer ce dieu comme un substitut, c'est lui qui unit et fonde, et
son
alliance garantit celle entre tous les composants du regroupement.
C'est un
vaste opérateur de justification, il a élu un peuple et de ce fait, le
fonde.
Donc essentialité de la reconnaissance: Dieu reconnaît son peuple et
celui-ci
en fait d'autant, au sens où il est apte à le repérer mais aussi au
sens où il
se sent débiteur vis-à-vis de lui: il lui doit tout.
“Les
hébreux les premiers eurent au contraire l'idée que le projet d'une
condition
humaine différente, c'est-à-dire d'un ordonnancement différent de la
société,
et donc des rapports entre les hommes, fut concrètement réalisable. Ils
imaginèrent donc les premiers qu'un peuple entier puisse donner une
condition
humaine nouvelle et plus heureuse, c'est-à-dire une forme de vie et des
relations sociales diverses, et meilleures que celles existant au
monde. La
“Terre promise” vers laquelle se mouvèrent les hébreux en fuyant
l'Égypte ne
fut pas simplement la “mythique terre des aïeux”, mais elle fut surtout
la
préfiguration d'une vie plus heureuse qu'ils auraient pu justement
réaliser
dans la “Terre promise”. Cela parce qu'ils auraient été indépendants et
les
artisans de leur propre existence, en une terre qu'ils imaginaient en
ne peut plus
fertile et propice. C'est là justement la grande, l'extraordinaire
nouveauté
historique qui se réalisait, celle d'un peuple qui ne se rebellait pas
simplement contre quelque chose et fuyait quelque chose (tous les
“Hapirou”
avaient à divers moments vécu une expérience semblable), mais se
mouvait vers
quelque chose qui n'existait pas encore et qu'ils voulaient faire
exister par
leurs propres forces. Toutes les fois que les hommes ont, au cours de
l'histoire, condamné la société dans laquelle ils vivaient et ont
cherché à
réaliser une société diverse – et pas seulement un changement de la vie
individuelle de la société en place – ils se sont mûs sur la base d'une
idée
que les hébreux les premiers avaient créé: l'idée d'un projet de
l'homme
divers, de l'homme existant, d'une assise de la société différente de
celle
historiquement existante, d'une possibilité qui devait être actualisée,
l'idée
en somme que le devoir de l'homme ne consiste pas dans l'acquiescement
des conditions
de vie qui lui sont données et imposées, mais dans la fidélité à une
“loi” qui
a pour fin leur transformation. Naquit ainsi pour la première fois,
l'idée de
l'histoire, c'est-à-dire que les vicissitudes humaines réalisent une
transformation continue vers quelque chose qui est différent de ce qui
existe
déjà, qui constitue un projet à atteindre, une terre promise où
aborder. Celui
qui ne cherche rien de différent de ce qu'il a déjà, de ce qui est
déjà, ne
peut avoir non plus le sens de l'histoire. L'histoire est en fait une
transformation de l'homme, et la transformation présuppose un mode
d'être
initial et un mode d'être final différent de celui initial.” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, pp. 147-148)
Il y a donc
une dimension utopique dans l'entreprise des hébreux qui implique d'une
part,
le refus du monde en place, et d'autre part, la volonté de créer une
autre
forme de convivialité. Or ceci s'est également manifesté en Grèce ou en
Chine.
Dans une certaine mesure ceci s'est réalisé à Athènes par exemple et si
les
forces démocratiques furent finalement soumises à une unité supérieure,
ce fut
sous la contrainte. En revanche, les hébreux instaurèrent, après la
période des
Juges, fort originale et réalisant en partie l'utopie, l'État contre
lequel ils
avaient toujours lutté, rentrant dès lors dans le courant historique
normal[24].
9.2.5.1.3
L'empire
Ourartou fondé aux
alentours du VIII° siècle, unifia, à partir de l'Arménie actuelle, une
vaste
zone du Proche-Orient, du haut Euphrate à la chaîne du Kurdistan. Il
présente
deux caractères déterminants pour le développement ultérieur de cette
aire:
l'existence des grands travaux hydrauliques, une certaine planification
centrale comparable à celle de la Chine, la tendance à constituer une
aire
autarcique, ce qui conditionna la conquêtes et la volonté de contrôler
les
voies commerciales, afin de les intégrer dans tout l'empire. Les
peuples
commerçants y trouvaient leur compte, car ce dernier leur assurait une
sécurité
et une extension de leur champ d'activité. Voilà pourquoi les araméens
soutinrent les ourartéens.
Cependant,
ce même phénomène jouait également en ce qui concerne l'empire
néo-assyrien[25]
d'où
le heurt qui
se produisit entre les deux formations cherchant à tout englober, en
particulier à propos du
contrôle
de la Syrie, point de départ d'importantes voies de
communication. Ce qui est essentiel chez les
assyriens,
c'est l'importance de leur armée
dotée d'armes de fer et comprenant une puissante infanterie, qui
put
largement
rivaliser avec les troupes possédant des chars de guerre. Ils mirent au
point
en outre, une
cavalerie
efficace. Ce second empire put dès lors dominer surtout par la
puissance de son
armée qui opéra en
tant
qu'immense police contrôlant et maintenant unies les
différentes parties de celui-ci.
Un autre
empire présente un grand intérêt, c'est celui des chaldéens, dans la
mesure où
il fut l'oeuvre d'un peuple commerçant. Dans ce cas, il y eut une
meilleure
intégration du mouvement horizontal au sein d'un empire donné; mais
encore une
fois il n'y eut pas de réflexivité, parce que la domination de la
production
n'était pas réalisée.
C'est au
cours des VII° et VI° siècles que le mouvement de la valeur prend une
importance considérable dans toute l'aire proche-orientale et c'est,
nous
l'avons vu à sa périphérie, que surgit le mode de production
esclavagiste. Ceci
entraîna des luttes intenses qui conduisirent à l'écroulement de
l'empire
néoassyrien, qui fut remplacé par un empire néo-babylonien, qui intégra
de
façon plus efficace le mouvement de la valeur, tendant à s'affirmer de
façon
réelle au centre même de l'empire. Toutefois il est intéressant de
noter à quel
point ceci était encore faible car ce sont souvent les temples qui
étaient des
centres d'entreprises commerciales, c'est-à-dire qu'il y avait une
tendance à
résorber le phénomène de la valeur en le ramenant à sa dimension
verticale.
“Les temples
mésopotamiens, et particulièrement celui de Mardouk à Babylone, étaient
aussi
de véritables entreprises commerciales, insérées dans un long rayon de
relations mercantiles avec d'autres temples et avec des marchands
privés. Les
bourses de cuir contenant des quantités déterminées d'argent
contresignés par
le sceau de la cité phénicienne d'origine, circulaient au sein de tous
les
échanges, et étaient autant d'équivalent généraux, sinon encore des
monnaies.
Chaque temple utilisait comme moyen de mesure l'argent, pour compter
ses
sorties et ses entrées, et il y a avait l'obligation de verser la
dixième
partie de ses entrées commerciales au souverain, qui s'en servait pour
rétribuer ses fonctionnaires et officiers (aux soldats au contraire on
distribuait des rations en nature, auxquelles les temples devaient
contribuer
en cédant la dixième partie de leur produit agricole). On était sur le
seuil de
l'économie monétaire...” (Le sens de l'histoire
antique, t. 1, p.
295)
Ainsi on
constate la continuité du phénomène puisque dès l'époque sumérienne,
les
temples furent des lieux où la valeur tendit à s'imposer. En outre, on
perçoit
la difficulté de son autonomisation, et ceci se confirme avec
finalement la
réalisation de l'empire perse du milieu du V° siècle à la fin de
celui-ci, qui
va englober toute l'aire proche-orientale et qui réalise une synthèse
comme
l'expriment fort justement les auteurs précédemment cités.
C'est une
synthèse et en même temps le blocage d'un certain devenir, à cause de
la réinstauration
d'une unité supérieure qui unit les divers éléments. En particulier, il
y a une
intégration du phénomène de fonciarisation en rapport à la volonté de
maintenir
une autarcie, une autochtonie, ainsi que celui de la valeur.
En outre,
il est essentiel de noter que le triomphe de cet empire est lié à la
violente
rébellion de divers peuples contre l'empire néo-babylonien. L'unité
supérieure
s'incarna dans la caste militaire des perses et elle opéra en tant
qu'unité
protectrice et bienfaitrice pour tous les composants de l'empire, de
telle
sorte qu'il y eut une articulation très souple entre un centralisme
directionnel de la totalité et une décentralisation productrice
permettant la
coexistence de diverses aires qui avaient entre elles d'intenses
échanges
assurés surtout par les araméens. Cependant il y eut un recul du
phénomène
conduisant à la formation de la monnaie car ce qui était échangé était
un surplus
en nature.
“L'empire
perse était organisé pour être un grand organisme économiquement
autarcique,
dans le sens que toutes les nécessités économiques de chaque satrapies
auraient
dû trouver les moyens pour être satisfaits, ou dans la satrapie
elle-même, ou
au moins, dans les autres satrapies, mais toujours à l'intérieur de
l'empire.”
(O.c., t. 1, p. 274)
Cet empire
qui englobe également l'Égypte (ceci avait été momentanément réalisé
par les assyriens)
et vise donc à englober l'autre centre de développement ayant opéré en
Afrique,
empiète en outre, avec la conquête de la Dangianie, sur l'aire hindoue,
ce qui
fait qu'il tendit à effectuer une certaine unification d'une grande
partie de
l'Asirope. Il est en fait le premier empire réalisant une telle oeuvre.
C'est
pourquoi il va servir de modèle. En effet, les macédoniens refirent ce
que les
perses avaient effectué en y englobant l'aire grecque. Toutefois ceci
ne dura
pas et cela fut suivi de la formation de divers empires plus réduits
luttant pour
refaire l'unité chacun à son profit.
Les romains
dilatèrent vers l'Occident ce même empire mais ne purent jamais
conserver toute
la partie orientale, sans parler de la fraction relevant du domaine
hindou qui
échappa définitivement à la domination des centres occidentaux.
9.2.5.2
Avant
d'aborder l'étude des
caractères essentiels de l'histoire de l'Inde jusque vers 200 avant J.-
C., il
nous faut faire quelques remarques sur la totalité de cette aire
géo-sociale.
Nous l'avons déjà affirmé – et nous voulons essayer d'expliciter cette
affirmation
– que les formes primitives de la communauté avaient tendance à
toujours
réabsorber, résorber les diverses transformations sociales. Ainsi, si l'on peut
dire que
l'unité supérieure s'est en définitive imposée en Inde avec ce que
K.Marx
appela, à la suite de divers théoriciens, le despotisme oriental, puis
mode de
production asiatique, il faut tenir compte que ceci est dû au fait que
les vieilles
communautés naturelles tendaient à se reformer en opposition tant à
l'affirmation foncière d'une organisation humaine qu'à celle de la
valeur,
inhibant ainsi tout le développement soit du type occidental, soit
Pour
justifier cette affirmation globale nous partirons d'abord de l'Inde
contemporaine telle qu'elle se présentait il y a vingt ans à D. Kosambi
(son
livre est de 1965) qui écrivit Culture et civilisation
de l'Inde
ancienne, éd. Maspero. Il met en évidence la persistance des
formes
tribales.
“Plus on
descend dans l'échelle économique, plus les castes que l'on rencontre
sont
basses dans la hiérarchie sociale; tout en bas nous trouvons des
groupes
purement tribaux, dont beaucoup sont restés au stade de l'économie de
cueillette; or, de nos jours, leur environnement social est formé de
cultivateurs, en sorte que la cueillette et le ramassage d'aliments,
pour ces
castes inférieures ou ces tribus, ne sont souvent rien d'autre que le
vol ou la
mendicité; ces groupes ont été soigneusement catalogués comme “tribus
criminelles”
par les britanniques, parce qu'ils ne reconnaissaient, en général,
aucune loi
en dehors de la tribu.” (p. 33)
Et ceci
vient après l'affirmation qui nous semble essentielle en ce qui
concerne non
seulement la question de la communauté, mais celle de la représentation
hindoue.
“... tandis
que les castes et sous-castes, que l'on observe dans la réalité,
proviennent de
groupes tribaux d'origine ethnique diverse, comme leur nom suffit à le
montrer.” (pp. 32-33)
On doit
noter que la première citation nous montre également un point
fondamental: l'agriculture
n'a pas totalement triomphé en Inde. Un peu plus loin, D. Kosambi est
encore
plus explicite.
“Il nous serait
facile de montrer que bien des castes doivent la situation économique
et
sociale misérable qui est aujourd'hui la leur, à leur refus d'entrer
dans l'ère
de l'agriculture et de la production des aliments.
Les castes les plus
basses conservent souvent des rites, des coutumes, et des mythes
tribaux.” (p.33)[26]
J. Beachler,
de son côté, dans La solution indienne, éd. PUF,
affirme que dans le
système des jati (castes) survivent des éléments tribaux ou lignagers
(p. 16).
Il fait en outre la remarque suivante:
On ne sait
pas grand chose sur ce qui est advenu après la chute de Mohenjo-Daro et
celle
de Harappa. Il est probable qu'on eut un repli sur de petites
communautés.
Puis, on a, dans le nord de l'Inde, l'invasion des aryens, groupements
de
populations semi-nomades et guerrières, méconnaissant l'État, et
pratiquant
l'agriculture sur brûlis et l'élevage. Toutefois on ne sait pas
exactement
comment elles étaient organisées au moment de l'invasion vers le début
du II°
millénaire av. J.-C., en provenance des hauts plateaux.
Ils
soumirent les autochtones et créèrent une forme foncière de domination.
Le
groupement dirigeant était aryen. Il constitua ce qui sera définit
ultérieurement une caste, où la dimension ethnique est déterminante.
Elle est
signifiée ici par la couleur de la peau: le dominant (aryen) a la peau
claire,
le dominé (dasa) a la peau sombre (ce qui n'implique en aucune façon
que tout
le système des castes soit fondé là-dessus).
Il y avait
bien une fonciarisation parce que les aryens vinrent simplement se
surajouter à
l'organisation sociale en place (comme le firent les indo-européens au
Proche-Orient) et monopolisèrent le gouvernement et les fonctions
guerrières
nécessaires surtout pour s'imposer aux autochtones.
Au fond il
y avait une sorte de complémentarité qui s'instaura entre des
communautés plus
ou moins dissociées, dilacérées par des antagonismes et des question de
pouvoir, et une couche d'hommes qui vient assurer une espèce de police.
En
compensation des services rendus dans le maintient de l'ordre, ces
guerriers
recevaient un tribut. Ainsi la présence de ces derniers accusa les
heurts entre
les vieilles communautés hindoues en même temps qu'elle permit leur
maintien.
Toutefois le heurt entre les différents rajas – chefs de guerriers d'un
territoire donné (ce qui exprime bien la fonciarisation) - accéléra la
décomposition
des communautés.
On doit
noter que progressivement la forme de domination devient proche du type
spartiate, c'est-à-dire qu'il y avait réellement domination d'une
ethnie sur
une autre.
Cependant
le développement ultérieur devait amener une différenciation importante
dans la
communauté arya, ne serait-ce qu'à travers l'accroissement de
la population, ce
qui conditionna un mouvement de colonisation de très vaste ampleur qui
dura un
demi-millénaire (du milieu du II° millénaire au début du premier). Il
s'effectua dans l'Inde septentrionale, des sources de l'Indus à
l'embouchure du
Gange, zone peu habitée et où les habitants vivaient en communautés
plus ou
moins immédiates.
Il permit
la formation d'une couche de paysans propriétaires terriens[27]
ainsi
que d'une
couche de guerriers qui avaient accompagné ces derniers pour les
protéger ou
pour détruire les populations autochtones. En
88. “Il
donna en partage aux Brahmanes l'étude de l'enseignement des Védas,
l'accomplissement du sacrifice, la direction des sacrifices offerts par
d'autres, le droit de donner et celui de recevoir;
89. “ Il
imposa pour devoirs aux ksatriya de protéger le peuple, d'exercer la
charité,
de sacrifier, de lire des Livres sacrés, et de ne pas s'abandonner aux
plaisirs
des sens.
90.
“Soigner les bestiaux, donner l'aumône, étudier les Livres saints,
faire le
commerce, prêter à l'intérêt, labourer la terre, sont des fonctions
allouées
aux vaisya.
91. “Mais
le souverain maître n'assigna au soudra qu'un seul office, celui de
servir les
classes précédentes, sans déprécier leur mérite.” (éd. D'aujourd'hui,
pp. 17-18)
Toutefois
il semble bien que le système des castes proprement dit ne put
réellement
s'instaurer que lorsqu'il y eut immobilisation du phénomène,
c'est-à-dire quand
la colonisation ne fut plus possible par suite de la conquête des
différentes
terres exploitables en fonction des techniques agraires d'alors.
Pendant la
période antérieure, nous avons donc une fonciarisation et c'est à
dessein que
nous ne parlons pas de féodalisme comme font divers historiens,
sociologues,
etc..
Notre
position n'est pas déterminée par le fait que nous voulons préserver
une
originalité, une supériorité à l'Occident (et dans ce cas, également au
Japon,
qui connut lui aussi cette forme de production, de société), pour la
simple
raison que nous ne considérons pas obligatoirement le féodalisme comme
étant supérieur.
En fait, du point de vue du mouvement de la valeur, il marque une phase
de
recul, il en est de même en ce qui concerne l'État. Il est difficile en
outre
de parler d'accroissement des forces productives, tout au moins pour la
première période de celui-ci. Il y a également un recul de l'extension
de la
propriété privée, de l'affirmation de l'individu, mais en revanche un
refleurissement de la communauté.
Or, nous
avons en Inde au cours de la phase qui nous occupe, développement de la
propriété privée, de la valeur surtout à partir du VII° siècle, avec
émergence
d'un groupement de marchands qui aura un très grand rôle.
Tant que le
mouvement de colonisation était possible, il ne pouvait y avoir qu'un
développement
centrifuge qui empêchait l'instauration-concentration d'un pouvoir,
donc
formation d'un État du premier type.
Avant de
poursuivre ces remarques sur les caractères de la fonciarisation qui
peuvent se
présenter comme manifestant des formes antédiluviennes de féodalisme
(comme on
a pu parler de formes antédiluviennes archaïques du capital) il
convient de
noter une différence importante avec ce qui se passe dans les autres
aires.
C'est la manifestation d'une résistance très puissante des communautés.
Elles
sont englobées mais ne disparaissent pas, de telle sorte qu'il n'y a
pas
l'homogénéisation que l'on constate tant en Occident qu'en Chine. Le
principe
d'englobement[28]
fonde
une
hiérarchisation qui assure un positionnement non des membres de la
communauté
totale (ensemble des communautés), mais des différentes communautés et
ce par
rapport à l'unité supérieure qui – et c'est une autre différence –
n'est pas
unitaire comme en Égypte ou en Chine, mais est divisée car représentée
par les
brahmanes et les ksatriya.
Ce
qui nous conduit à mettre en évidence une autre caractéristique:
l'existence
d'un mécanisme qui tend à empêcher l'autonomisation du pouvoir. En
effet, le
fait que les ksatriya commandent, mais ne peuvent pas accomplir les
sacrifices
fondant en définitive les déterminations essentielles de la communauté,
tandis
que les brahmanes peuvent sacrifier, mais dépendent matériellement des
ksatriya, conduit à un blocage du pouvoir. Il y a une certaine dualité
de celui-ci:
les brahmane président à la réalisation de la loi qui gouverne
l'univers,
dharma, tandis que le ksatriya-roi s'occupe de l'artha.
Dès lors la
bonne marche du royaume dépend non pas du simple comportement du roi
(comme en
Chine avec l'empereur), mais du bon rapport entre celui-ci et les
brahmanes. Si
le roi usurpe le pouvoir de ces derniers, il peut en résulter des
calamités
comme la sécheresse.
Ainsi
lorsque la phase de colonisation prit fin, on passa en quelque sorte à
un
développement intensif, et les guerres concernèrent dorénavant les
divers
groupements aryens, les divers centres de pouvoir terriens dominés par
les
ksatriya. Il y eut des révoltes paysannes et une crise profonde au
VIII° siècle
qui désorganisa les centres. Il semblerait qu'une des causes de la
sortie de
cette période de marasme, fut la bonification de nouvelles terres et
l'irrigation, ce qui impliqua une organisation sociale du travail,
laquelle
aboutit à restaurer une unité supérieure qui put commander, diriger
tous ces
travaux. C'est pourquoi ce qu'on appelle les monarchies absolues sont
des états
du premier type. On y a un roi qui est au sommet de l'organisation, et
une
couche sociale – désignée caste bureaucratique – qui incarne avec lui
l'unité
supérieure se greffant sur l'ensemble du corpus social. C'est à ce
moment-là
que les brahmanes jouent dans une certaine mesure le rôle des lettrés
en Chine.[30]
Toutefois,
le phénomène fut limité dans son expansion spatiale, parce qu'il y eut
plusieurs royaumes (Magadha, Kosala, etc..) et dans sa réalisation
même, du
fait du développement, vers le VI° siècle, des “républiques
autarciques” où le
phénomène fut le même mais où l'unité supérieure ne s'incarna pas dans
un roi,
mais dans un groupe de ksatriya qui élisaient un raja (roi à pouvoir
limité).
Encore une
fois nous voyons se manifester un frein à l'autonomisation du pouvoir.
Et nous pouvons
affirmer que la problématique développée par Clastres dans La
société contre
l'État est valable pour l'Inde.
A partir du
V° siècle, le mouvement de la valeur prend de l'importance dans l'aire
hindoue. Comme
C'est à
partir de cette époque que le système des castes (jati) dut prendre de
la
consistance[31].
On peut le
considérer comme un moyen pour les différentes communautés de se
préciser, délimiter.
Probablement, à l'origine, les castes furent de façon prépondérante des
ethnies
asservies. Il est clair qu'ensuite, avec l'accroissement du champ de
production, donc avec l'apparition de nouvelles activités, ainsi qu'à
la suite
de la division du travail, les castes purent être des communautés
déterminées
par une activité donnée. Celle-ci permettait à un groupement d'hommes
et de
femmes de se poser unis entre eux mais séparés du reste. D'autres
facteurs
jouèrent également pour leur formation, structuration et subdivision.
C'était
donc un moyen de se préserver contre un ordre implacable, assurant une
vie
misérable pour le grand nombre, de telle sorte que les membres de ces
royaumes
ou républiques étaient sécurisés, parce qu'englobés dans diverses
communautés,
mais ils étaient dans le même temps très limités, bloqués, inhibés.
Il est
normal que les plus opprimés se rebellassent contre un tel système,
tandis que
ceux qui étaient les plus près de la Gemeinwesen en place se rendissent
compte
de l'inaptitude de l'unité supérieure, sous ses diverses faces (uniple
ou
multiple) à assurer une vie correcte pour tous. Ils perçurent l'impasse.
L'approche
théorique du sujet et la recherche d'une représentation permettant de
comprendre le devenir social s'est effectué au travers des Upanishad qui
parurent à partir du VIII° siècle, c'est-à-dire à partir du moment où
s'opéra
un certain blocage de l'expansion: arrêt de la colonisation.
C'est au
VI° siècle que cette impasse fut perçue de façon plus percutante et
insoutenable, d'où l'émergence d'une pratique de sortie du monde en
place,
ainsi que celle d'une représentation correspondante. Ce
Nous retrouverions
ce problème lors de l'étude des réactions au devenir hors nature, et
nous verrons
la limite de cette individuation. Ce qui nous intéresse à ce niveau,
c'est que
la société en place formée de communautés emboîtées, parvint à intégrer
ce
phénomène en posant l'ensemble de ceux qui abandonnaient la société
comme
formant une communauté, hiérarchiquement supérieure. De telle sorte que
ceux qui
voulurent mettre fin au samsara se retrouvèrent comme étant les
artisans de son
extension[32].
Ceci
exprime bien la puissance des diverses communautés et
celle de l'unité supérieure qui, pendant des siècles, parvint, par
suite de
l'équilibre entre les différentes forces: communautés, fonciarisation,
mouvement
de la valeur, à s'imposer. Ceci se réalisa sur une vaste échelle avec
la
formation de l'empire Maurya par Candragupta (320-293 av. J.-C.)[33)
.
C'est une
époque où se vérifia un phénomène qui aura une ampleur plus
considérable et des
conséquences plus durables en Chine: l'autonomisation du pouvoir et sa
théorisation. En effet, l'Arthasastra de Kautilya sur lequel nous
reviendrons
ultérieurement expose parfaitement le principe de ce que Wittfogel
appelle
société hydraulique, divers auteurs, dont Marx, despotisme oriental,
puis mode
de production asiatique (ici, dans sa variante hindoue).
Dans cette
société les brahmanes jouent de façon limitée le rôle des lettrés
chinois.
Mais, à l'inverse de ceux-ci, ils détiennent un pouvoir qui tôt ou tard
entre
en contradiction avec celui du despote roi, et va le limiter, ce qui
fait que
l'unité supérieure ne put pas se réaliser de façon aussi efficace en
Inde qu'en
Chine; c'est pourquoi il y eut en Inde, comme dit précédemment,
un frein
considérable à l'autonomisation du pouvoir. Ceci put se
produire
durant une période assez limitée dans le temps à cause de l'équilibre
indiqué
plus haut et à cause aussi du phénomène d'individuation, autre donnée
transitoire dans le maintient de cet équilibre.
En
conséquence, sous l'empire Maurya, le pouvoir central tendit à faire se
développer une couche de fonctionnaires de l'État, avec des
inspecteurs, des
espions divers, etc.. Mais ils ne purent en aucune façon former une
communauté
apte à s'emboîter dans l'ensemble social et réaliser leur tâche de
contrôle et
de gouvernement, à cause de leur création artificielle, de leur
individuation
et à cause de l'opposition des brahmanes à l'extension du pouvoir.
L'unité
supérieure put s'imposer de façon efficace au III° siècle par suite du
renforcement du phénomène communautaire en ce sens que son instauration
permit
d'englober tout ce qui tendait à se séparer, à se diviser, et ceci
concernait
également tous ceux qui tendaient à sortir du monde en place. Les
différentes sectes
qui se développèrent servirent de soupapes de sécurité en constituant
des
communautés négatives, intégrées dans le tout.
La
meilleure preuve de l'implantation de l'État sous sa première forme,
c'est que
“brahmanes et ksatriya n'exerçaient directement aucun pouvoir militaire
ou
politique sur les autres couches de la population, de même qu'ils
n'exploitaient pas directement leur travail. Le surproduit était au
contraire
distribué aux classes féodales seulement à travers l'Ėtat; les classes
travailleuses étaient directement exploitées par l'Ėtat, qui exerçait
sur elles
une oppression politico-militaire.” (Le sens de l'histoire
antique, t. 1,
p. 670)
Les auteurs
de ce texte, partisans de la théorie de la présence d'un féodalisme en
Inde,
parlent de classes féodales. Toutefois, comme cette citation elle-même
le
montre, il nous semble plus juste de parler de reformation d'un État de
la première
forme s'implantant sur un système de communautés plus ou moins
intérieurement
dissociées. En effet il est également fort difficile de parler de
classes, bien
qu'elles aient eu tendance à se former. Car, étant donnée l'inexistence
réelle
d'individus, il est impossible d'avoir des classes comme en Occident.
Celles-ci
peuvent apparaître uniquement en tant qu'ensemble de personnes ayant
une situation
définie. Or ce qui est essentiel ce sont les relations entre ces
personnes. Le
système des castes – communautés restreintes et plus ou moins figées –
empêche
une effectuation d'une dynamique de classes.
En
conséquence, on a une période assez extraordinaire en ce sens que
diverses
formes tendent à s'instaurer, mais aucune ne parvient à une véritable
effectuation, parce que le phénomène communautaire tend à tout
résorber, ce
dont l'unité supérieure put profiter durant une certaine période. Ceci
se
perçoit profondément au travers de la tendance à la réalisation de
l'autarcie
et au maintien de l'enracinement.
La
conversion d'Asoka (268-231 av. J.-C.) au bouddhisme peut être
considérée comme
une tentative ultime de l'unité supérieure en vue d'assurer son
implantation
définitive, donc sa pérennité. En effet, en donnant la prépondérance
aux bouddhistes
sur les brahmanes, cela permettait au roi d'éliminer un frein à
l'autonomisation
du pouvoir, à la réalisation d'une unité englobante, despotique; en
même temps
que cela permettait de renforcer son pouvoir par l'affirmation d'une
communauté
négative, fondant par là même la positivité de son rôle référent
essentiel.
“Ils ne
sont pas éloignés de la vérité ces historiens qui pensent que Asoka
soit d'une
certaine façon comparable à l'empereur Constantin. L'un et l'autre se
sont en
réalité prévalu de la religion à laquelle ils sont convertis (le
premier au bouddhisme,
le second au christianisme) pour réabsorber les tensions sociales
engendrées
par l'oppressivité de leur propre empire, et en renforcer les
structures.” (idem, t. 1, p. 675)
Dans le cas
du bouddhisme, il convient mieux de dire que c'est à ce moment là qu'il
s'est constitué
en religion, ce qu'il n'est absolument pas au début. Ceci dit, il est
évident
que ce dernier en intégrant la représentation du samsara, le cycle des
réincarnations, meilleur moyen de justifier l'ordre social avec ses
diverses
oppressions et ignominies, et en plaçant une communauté qui fonde tout
l'ensemble, hors du monde – ce qui implique une non contestation du
pouvoir, ce
que faisait la caste des brahmanes – permettait de tout récupérer dans
un
non-antagonisme. Encore une fois la sortie hors du monde en venait à
justifier
l'empire, c'est-à-dire un État de la première forme. Il ne s'agit pas
de
réduire le bouddhisme à sa phase récupérée (pour le jaïnisme, le
phénomène est moins
apparent); il manifeste la recherche d'un devenir où n'opèrent aucun
des
éléments de la dynamique dont nous avons souvent parlé (mouvement de la
valeur,
fonciarisation, etc..), et de là, le posé d'un vide. Il manifeste aussi
le
refus de l'uniple sous la forme de l'unité supérieure comme du multiple
sous la
forme des diverses communautés-castes et, en conséquence, de la
particularité.
Il va donc plus loin que ne le fait la
9.2.5.3. L'histoire de la Chine après la dynastie des Shang est généralement divisée en périodes qui sont les suivantes: de 1027 à 770, c'est celle des Tchéou, de 770 à 475 celle des Hégémons ou des Printemps et Automnes, enfin de 475 à 221 celle des Royaumes combattants (toutes les dates sont avant J.-C.)
On retrouve
ici le phénomène de guerre et de conquête déjà signalé dans les autres
aires et
celui du remplacement de l'unité supérieure représentée par un
groupement
restreint de la communauté par un groupement d'une ethnie différente.
D'où
après la dynastie des Shang, on eut celles des Tchéou (tribus
guerrières qui
habitaient les hauts plateaux du Shansi). On a alors un phénomène de
dépendance
d'ethnie à ethnie, de clan à clan, et le développement d'une
fonciarisation,
c'est-à-dire d'un développement d'une structure sociale à partir de la
médiation terrienne, qui implique un repli, un reflux de la communauté
sur des bases
plus réduites.
Cette
fonciarisation est liée à la conquête puisque les portions du
territoire furent
données aux divers chefs membres de la maison des Tchéou.
Toutefois
durant la première période, il y a également naissance de deux éléments
essentiels qui vont au-delà de la fonciarisation. Le dogme du fils du
ciel, de
telle sorte que si l'unité supérieure ne règne plus de façon effective,
elle
persiste dans la représentation qui se précise. Ensuite il y a la
formation des
lettrés.
“En outre,
leur religion du ciel contenait cette conception qu'il existe une
interconnection entre le Ciel et la Terre: tout ce qui arrive dans le
Ciel a sa
répercussion sur la Terre et vice-versa. Si donc une cérémonie est
accomplie de
façon “erronée”, il en résulte une influence néfaste dans le Ciel, et
la pluie
ne tombe pas, ou le froid arrive trop tôt, etc.. Il est par conséquent
très
important de tout faire “correctement”. Aussi
Les
différents groupements s'érigèrent en royaumes indépendants bien que l'empereur
(wang)
persista, ayant souvent un rôle d'arbitre et surtout de référentiel. En
effet
on peut dire que chacun des chefs des royaumes tentèrent de se poser en
tant
que wang et de réunifier la Chine, donc de restaurer la première forme
d'État, dans
sa détermination la plus élaborée d'unité supérieure.
C'est dans
le petit état de Chou qu'elle se maintint pour l'ensemble du territoire
divisé
en divers royaumes, car c'est là que se célébrait le “culte du ciel et
de la
terre”, que seul le wang pouvait effectuer.
En 771 av.
J.-C. Lors de l'invasion des nomades Ying, l'Etat de Chou fut occupé,
les
Tchéou migrèrent dans le Honan; ce fut le début de la période des
Hégémons.
Elle se caractérise par un nouveau développement de la fonciarisation
mais
cette fois à partir d'un autre phénomène, qu'on a déjà indiqué à
propos de
l'Inde. Il y eut une migration de paysans chinois dans les territoires
peu
peuplés par des tribus à un stade peu évolué de l'agriculture[35].
Ils
furent suivis par des guerriers qui les protégèrent contre les
aborigènes ou
les aidèrent à conquérir des terres.
La
propriété privée se développa et avec elle le mouvement de la valeur
commença à
prendre une certaine extension. Il y a apparition de la monnaie au VII°
siècle
dans le Chantong (Etat de Tsi), à peu près à la même époque qu'en Lydie
et
qu'en Inde, ce qui implique un rythme de développement similaire dans
les trois
aires qui pourtant eurent un développement différent.
On peut
considérer que durant la période des Hégémons, il se forme deux types
de
société: une fondée sur la fonciarisation et une autre tendant à l'être
sur le
mouvement de la valeur. D'où l'absence d'organicité, ce qui, en
définitive, est
totalement contraire à la tendance profonde de l'aire chinois[36].
À l'époque suivante, celle des Royaumes Combattants et des “Cent écoles”, la pulvérisation en petits royaumes qu'on peut considérer comme une réaction de l'unité supérieure, en rapport à l'intervention des nomades et à la conquête de nouvelles terres accompagnée d'une exploitation intense de la paysannerie, liée à la multiplication des chefs locaux fonciers, conduisit à une lutte féroce qui eut pour résultat une réduction du nombre de royaumes.
Cette
période, plus encore que celle qui la précède, revêt une importance
considérable parce qu'il y a affirmation de tous les éléments de ce qui
est
défini comme étant la civilisation chinoise: tous les thèmes sont alors
posés.
Ceci est dû au fait que c'est une époque de dissolution du vieil ordre
social
avec émergence de phénomènes fondamentaux dont aucun ne parvient à
prédominer;
ce qui fait que tout tend à s'autonomiser engendrant un état de tension
tel que
le débouché est soit l'éclatement total, soit la réalisation d'un
compromis,
point de départ de la formation d'une nouvelle structure unifiée. Une
des
meilleures expressions de ce phénomène fut l'Ecole des légistes (née à
l'époque
des Hégémons aux alentours de 722), à propos de laquelle nous
reviendrons dans
le chapitre Réactions au devenir hors
nature. Elle exprima une volonté de séparation implacable
d'avec cette
dernière.
Je serai
tenté de la considérer également comme une époque d'utopie,
c'est-à-dire une
époque où hommes et femmes cherchèrent d'autres modes de vie, ne
serait-ce que
pour échapper aux conditions de vie extrêmement difficiles d'alors.
Ceci se
retrouvera dans les œuvres de divers personnages qu'on peut considérer
comme
des réformateurs et que nous tâcherons d'analyser dans le chapitre déjà
mentionné.
Du fait que
la fonciarisation n'était pas liée au recul du mouvement de la valeur,
mais fut
en réalité plus ou moins contemporaine de son essor et de celui de la
propriété
privée, il n'y avait rien qui put freiner les luttes intestines. Cette
fonciarisation fut totalement minée par le mouvement de la valeur (les
marchands acquirent alors une importance considérable) et on eut
abolition de
tout le vieil ordre social.
Cette
situation de tension était, avons-nous dit, intenable. La mise en place
de la
solution fut favorisée par la pression des nomades qui s'opéra sur le
royaume
de Qin (-261), alors que celui-ci était menacé par le royaume voisin de
Chao.
Pour résister à la double invasion, le chef Hisao Hsiang leva des
milices
paysannes. Pour les maintenir sous les armes – après le choc entre les
deux
adversaires – ainsi que pour accroître leur nombre, et ce en dépit
d'une
terrible famine qui s'était déclarée auparavant – dans le but de
pouvoir
résister à d'autres assauts éminents, dut recourir à des mesures
anti-foncières. Elles s'avérèrent si efficaces que Hisao Hsiang put
prévenir
l'attaque de son rival du pays Chao et détruire sa puissance.
Les mesures
anti-foncières permirent aux paysans de “constituer des villages
autonomes qui
ne dépendaient plus d'aucun seigneur et qui mettaient en place une
nouvelle
agriculture, fondée sur l'irrigation artificielle et sous la direction
de
l'État. Le mouvement paysan à peine né, devint une avalanche.” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, p. 684)
Nous avons
pensé qu'il était utile de donner plus de détails afin de faire
ressortir ce
phénomène extraordinaire: l'abandon de la propriété privée et le retour
à une
possession collective. Ceci n'aurait pas été possible si le besoin de
la
communauté immédiate n'avait pas persisté et n'avait pas été
profondément
activé dans les moments très difficiles où prévalut la fonciarisation[37].
Toutefois,
il est fort possible également que la propriété privée ne se fusse pas
réellement autonomisée, enserrée qu'elle devait être dans des rapports
de
parenté fort complexes, et limitée par les antiques représentations
comme le
culte des ancêtres.
D'autres
auteurs, comme Eberhard, font remarquer que le royaume de Qin était
composé de nombreux
marchands et que tout le trafic en provenance ou à destination du
Turkestan
passait par la partie centrale de ce pays. En outre, cet auteur fait
remarquer
qu'il était dirigé suivant les préceptes de l'École des Légistes qui
surent utiliser
au mieux la nouvelle situation économique et sociale et appliquer dans
le Qin
les innovations administratives et les théories économiques qui avaient
été
élaborées dans d'autres états plus à l'Est. (Cf. Histoire de
la Chine,
p. 72)
Ainsi, à
l'opposé de Bontempelli et Bruni (reprenant les thèmes de K.Wittfogel),
Eberhard rejette l'idée que les données géographiques et l'irrigation
conditionnèrent l'agriculture chinoise. En ce cas, on comprend
difficilement le
bouleversement que cette zone de la Chine connut au III° siècle avant
notre
ère.
En
revanche, l'existence d'une forte couche de marchands, et donc celle
d'un
mouvement de valeur déjà ample, n'est pas en contradiction avec le
développement
ultérieur. En
Tout cela,
c'est l'unité supérieure qui devait en profiter. C'est pourquoi se
réimposa-t-elle de façon toujours plus puissante. En effet, un roi de
Qin avait
opéré en tant qu'intégrateur au-dessus des paysans et des “féodaux”,
il
fit plus en sorte que l'État garantisse la production en veillant à
l'entretien des
canaux dont la construction remontait au début du VI° siècle.
Il fit
plus. Il reprit le titre de Wang qui était celui du chef de la dynastie
Tcheou
et, en tant que tel, célébra en -248 le sacrifice pour l'ouverture de
l'année
agricole. Ainsi, l'ancienne forme d'État, l'unité supérieure qui anime
l'ensemble du corpus social lui donnant son organicité, était
reconstituée.
Seulement elle opérait sur une aire encore réduite.
On doit
noter que cet acte était en même temps la justification de l'accession
de Qin à
une prééminence et une affirmation de la continuité sans laquelle
l'organicité
ne peut se déployer. Or, dans la mesure où cette dernière est
recherchée par
les diverses ethnies formant la Chine, on comprend qu'un tel acte ne
pouvait
que rencontrer une adhésion. On peut se demander si ce n'est pas
également ce
phénomène qui est intervenu chaque fois que les empereurs firent faire
des retouches
à l'histoire.
De -248 à
-221, à la suite de multiples guerres, les sept États des Royaumes
combattants disparurent
et la Chine connut sa première unification. Le titre de wang, devenu
insuffisant, fut remplacé par celui de houang-ti qu'on traduit par
empereur.
Quand nous
disons que la Chine fut unifiée pour la première fois, nous suivons le
mode de parler
habituel. Il vaudrait mieux dire qu'elle se constitua alors, parce que
l'aire
géographique que l'on appelle la Chine s'est formée, au cours de
multiples
siècles, par dilatation d'une zone réduite au départ, ainsi que par
regroupement d'unités qui s'étaient fragmentées. Ainsi, en définitive,
on eut
unification de divers États chinois, parce qu'ils étaient tous sinisés,
sauf
rares cas, qui avaient en commun la tendance à instaurer une unité
supérieure
coiffant une société de type foncier, une forme de féodalisme, et la
prétention
à dominer l'ensemble sinisé ou en voie de sinisation[38].
A partir de
ce moment là, se développa le mode de production asiatique dont on peut
trouver
l'énoncé des caractéristiques dans maints ouvrages. Ce qu'il nous
importe de
signaler c'est le double mouvement qui est à l'origine de son
instauration:
celui de la reconstitution de communautés de type immédiat et celui de
l'instauration
d'unité englobante.
Les
développements ultérieurs amenèrent un renforcement toujours plus grand
de cet État, ce qui fit que la restauration de la première forme ne fut pas
simplement
formelle. En effet, l'État en vint à redevenir possesseur de la terre
et de
maints produits essentiels: blé, fonte, soie, etc. ces développements
sont liés
à une lutte contre le mouvement de la valeur et c'est pour éliminer la
classe
des marchands qu'il y eut un accroissement de l'importance de la
bureaucratie qui
représente, selon nous, une incarnation, au sens concret, de l'État, de
l'unité
supérieure.
Ainsi nous
pouvons faire une remarque au sujet de l'État. Nous considérons qu'il y
a deux formes
essentielles: celle de surgie d'un phénomène immédiat, concernant la
totalité
de la communauté. Il est en fait celle-ci, abstraïsée. La deuxième
forme est
une forme médiatisée qui est tout à fait différente de la première
forme
lorsque la médiation est la valeur, ou qui tend à lui ressembler dans
la mesure
où l'État se réinstaure à la suite d'un équilibre entre diverses
médiations.
Dans d'autres cas, c'est un peu par excès de langage qu'on parle d'État
parce
qu'on a affaire à un organisme réduit à un chef et à sa famille. On a
donc un recul
sur des formes qui n'ont pas de devenir. Lorsqu'on parle d'État féodal
et qu'on
désigne par là la monarchie absolue réalisée, ou en train de se
réaliser, on
parle d'un État de la première forme qui s'impose à la suite d'un
équilibre
entre différentes classes.
Ainsi la
fonciarisation, dont le féodalisme n'est qu'un cas extrême, implique une
régression, sinon une disparition de l'État. Cela n'élimine pas la
question du
pouvoir. On peut constater une grande parenté entre ce qui se passe
chez les
peuples nomades où l'État parvient difficilement à se constituer, en
tenant compte
qu'ici l'élément médiateur n'est pas la terre, mais le bétail.
9.2.5.4.
Notre
exposé sur ce qui est advenu
risque – de même en ce qui concerne celui traitant de la première forme
d'État
– d'être pris sinon comme une apologie de ce dernier, du moins comme
son acceptation.
En fait, pour le moment, il s'agit de comprendre l'advenu et de
constater que
malheureusement c'est lui et pas autre chose qui s'est réalisé. Essayer
de
comprendre n'implique ni acceptation ni justification. C'est
pourquoi il convient d'insister sur le fait que le développement
de
l'État sous
sa première comme sous sa seconde forme s'est effectué avec
l'extermination de
multiples communautés sur lesquelles nous n'avons pas de documents
détaillés pour
comprendre quel était leur mode de vie et dans quel devenir elles se
plaçaient.
A noter également que dans certains cas elles furent détruites par des
groupements qui essayaient de fonder une communauté où règneraient des
formes
conviviales aptes à ne pas engendrer l'État.
Ainsi on
peut se demander – en abordant le déroulement historique des faits en
fonction
de la théorie darwinienne – si finalement n'ont pas été sélectionnés
les
groupements humains les plus agressifs, ainsi que les plus
immédiatistes,
c'est-à-dire ceux qui n'envisagent jamais les conséquences ultérieures
de leurs
actes, pour qui seul le résultat immédiat compte, parce que rendus
eux-mêmes
immédiats à cause de la séparation de la communauté.
Cependant,
le fait que maintes fois, depuis le surgissement de la première forme
d'État,
hommes et femmes se soient soulevés contre sa domination et celle des
structures économiques le sous-tendant, implique, tout de même, qu'il
n'y a pas
eu une sorte de spéciation, mais que c'est au sein de la totalité de
Homo
sapiens que persiste la tendance à constituer une communauté non
despotique,
etc.. Et ce, on peut l'affirmer jusqu'à nos jours; en notant toutefois
que le
fait qu'il ne puisse y parvenir et le fait qu'il subisse une
dissolution – ne
serait-ce qu'à cause de l'échappement du procès de connaissance,
implique qu'il
faille une véritable spéciation, c'est-à-dire la production d'une
nouvelle
espèce pour réaliser quelque chose qui va peut-être au-delà de ce que
Homo
sapiens a jamais pu poser: l'intégration dans la nature et l'accès à la
réflexivité non seulement pour l'espèce mais pour l'ensemble du monde
vivant
(nous pourrons dire pour Gaïa).
Pour en
revenir à l'Ėtat, disons que dans tous les cas, une condamnation est
insuffisante. Elle n'est que l'affirmation d'une impuissance. Il s'agit
de
rompre avec tout ce devenir en notant à quel point l'espèce s'est laissée
piéger
par ses représentations et à quel point en s'autonomisant elle est
devenue
destructrice des autres espèces, comme des groupements qui en elle
cherchaient
à imposer un autre devenir. Ceci ayant opéré surtout à partir du moment
où les
hommes ont domestiqué les femmes, on peut dire que ce sont eux qui ont
surtout
représenté l'espèce et que de ce fait, on peut ajouter qu'Homo sapiens
aurait
même détruit le sexe féminin s'il n'avait pas été nécessaire pour la
reproduction. Ajoutons que le même danger se pose de nos jours sous une
autre
forme, à cause de l'autonomisation de la science et de la technique et
en
notant que ceci peut affecter l'homme lui-même: la réalisation du
clonage
pourrait éliminer les femmes, mais il est possible d'envisager
également
l'autre possibilité.
La
compréhension de ce devenir permet de mieux asseoir une dynamique qui
vise non
seulement à sortir de ce monde, mais à réaliser une régénération de la
nature,
à permettre l'émergence de Homo Gemeinwesen, ce qui nécessite la mise
en place
d'autres relations entre les membres de l'espèce et entre celle-ci et
la
nature, non posée dans une altérité.
On peut
considérer que le développement de l'État dans sa dimension répressive
est en
rapport avec deux phénomènes: l'accroissement démographique, conduisant
à une
concurrence entre communautés, entre sociétés, et l'augmentation des
forces
productives, qui permit la libération d'un grand nombre d'hommes qui
purent
être embrigadés dans les armées. À ce propos, on peut considérer
l'armée en
tant que police et organe de conquête pour une aire que,
potentiellement,
l'unité supérieure (État sous sa première forme), ou la polis (État
sous sa
seconde forme), pouvait englober.
L'accroissement
de la population fut cause de migrations importantes aussi bien chez les
Pour en
revenir au phénomène militaire, il convient de noter que, dans des
conditions
fort
En ce qui
concerne les différentes aires[39]
de
l'Asirope, nous
avons fait une scansion ou séquenciation (si on veut bien détourner un
mot et
en créer un autre) en fonction de la réalisation, soit d'un empire
unifiant
toute l'aire et réaffirmant l'État sous sa première forme, soit celle
de l'État
sous sa seconde forme. Ainsi nous nous sommes arrêtés à des dates
différentes:
-221 pour la Chine, -449 pour la Grèce, ayant pris la paix de Callia,
qui met
fin aux hostilités avec la Perse, comme moment du triomphe de la
démocratie
fondée sur le mode de production esclavagiste, -530 pour l'empire
perse,
unifiant la quasi totalité du Proche Orient auquel il faut ajouter
l'Égypte, et
-330 approximativement, en ce qui concerne l'Inde avec la constitution
de
l'Empire Maurya.
On peut
relever qu'il y a deux moments essentiels: celui de la dissolution de
la
première forme d'État, en rapport à une série de mouvements de révolte
de vaste
amplitude, sur lesquels on est peu renseigné. Il
Le second
moment déterminé par l'affirmation du mouvement de la valeur, se place
entre le
VIII° et le V° siècle. Il est celui où hommes et femmes, après avoir
subi un
certain nombre de réaffirmations de l'État sous sa première forme sur
des aires
plus ou moins étendues, recherchèrent activement de nouvelles formes de
convivialité. Il y eut une affirmation de ce que l'on peut appeler
l'utopie et
le réformisme (recherche d'un compromis), sans toutefois qu'il y ait eu
une
remise en cause de l'assujettissement de la femme. Plus précisément
disons que
si elle eut lieu, le mouvement qui l'entreprit fut anéanti, ou bien il
ne fut pas
assez puissant pour infléchir tant soit peu la dynamique régnante, donc
aussi
bien le comportement social immédiat que la représentation qui lui est
liée.
K. Jaspers
et L. Mumford ont qualifié cette période de période axiale. Nous
reviendrons
sur ce sujet dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature.
On peut
noter que dans les diverses aires, on a un rythme de développement
assez
semblable et un point commun déterminant: le surgissement du mouvement
de la
valeur qui fait que les problèmes posés dès la crise du II° millénaire
sont
abordés selon une dimension plus ample.
En
revanche, il y a une rupture fondamentale, une discontinuité qui se
produit
avec l'instauration de la polis en Grèce. A partir de ce moment là, il
y a une
divergence d'évolution qui pose réellement les bases de ce que
deviendront
l'Occident et l'Orient (proche et lointain) et qui concerne également –
si nous
sortons des limites de l'Asirope et tenons compte de tout l'œkoumène –
l'Afrique, l'Amérique et l'Australie.
Ceci est
déterminant pour la représentation qui se déploiera par la suite, tant
en
Occident qu'en Orient. Toutefois, la divergence ne deviendra réellement
spectaculaire, sur ce plan et sur celui de la production matérielle,
qu'à
partir du moment où le capital – valeur d'échange autonomisée – se sera
emparé du
procès de production immédiat, puis total. Car à ce moment là, comme
nous
l'avons maintes fois exposé en nous fondant sur l'oeuvre de Marx,
toutes les
barrières sont abolies, les tabous brisés, et l'on a un développement
indéfini
avec lequel aucun autre mode de production, et donc aucune formation
sociale,
ne peut rivaliser.
Mais pour
que le capital triomphe, nous le verrons, il faudra que justement la
valeur
s'empare du faire et se pose en science, comme cela se vérifiera au
XVI° siècle
en Occident, et là seulement. Or sans la science, il y a impossibilité
de
transformer ce qui est coutumier, traditionnel et limité, en un procès
qui a sa
rationalité interne; de même qu'il n'est pas possible de transformer
l'inné en
acquis, ce qui permet d'accéder à une production en quantité indéfinie.
9.2.6.
Parvenu
à ce stade
de l'exposé des rapports entre tendance à réformer une communauté plus
ou moins
immédiate, à opérer un repli sur des unités plus réduites que l'empire,
et donc
à une fonciarisation (terre déterminant l'existence des hommes et des
femmes),
celle d'une réinstauration de l'unité supérieure, et enfin le mouvement
de la
valeur lui-même, en rapport avec l'affirmation de la propriété privée
et de l'individualité,
nous devons relever que tous ces éléments opèrent dans les différentes
aires
mais le résultat est divergent en Orient et en Occident. Toutefois, il
n'y a
pas une irréductibilité. Ainsi, par exemple, on a création de nouvelles
communautés, mais sous forme de classes en Occident, sous formes de
castes en Orient.
La
divergence, nous l'avons dit, provient du surgissement de la seconde
forme
d'État en rapport au mode de production esclavagiste. Le devenir
ultérieur va
consister en un approfondissement de cette divergence.
Nous ne
nous étendrons pas sur le problème des classes. Le courant marxiste a
suffisamment
développé cet aspect du développement des sociétés. Nous rappellerons
simplement que pour nous, elles n'opèrent qu'à partir d'un moment
donné,
fondamentalement celui de la formation du second type d'État.
Ce qui est
appréhendé sous le concept de classe est une réalité bien déterminée au
moment
où s'impose ce concept, mais la réalité antérieure ne cadre pas
obligatoirement
avec les déterminations de celui-ci.
Une autre
remarque qui concerne l'aire hindoue: je ne pense pas qu'on puisse
considérer
les castes comme des protoclasses. Il y a surgissement des castes et
une
tendance à la formation de classes, mais celles-ci sont castisées. Ces
structures témoignent d'une autre approche, d'un autre comportement.
C'est essentiel
pour le rapport à l'État, d'autant plus que nous n'avons pas eu en Inde
émergence du second type d'État.
Ainsi en ce
qui concerne l'Asirope, nous avons trois modalités importantes qui se
réalisent
en Occident, en Chine, en Inde. Nous verrons dans quelle mesure l'aire
arabe
n'apporte rien de fondamentalement nouveau, sinon qu'elle maintient une
forme
particulière d'État en rapport au premier type: l'État constitué à
partir de
communautés nomades.
Ceci posé,
nous pouvons aborder les phases essentielles du devenir historique des
ces
diverses aires jusqu'à l'instauration du mode de production capitaliste.
9.2.6.1.
Nous
commencerons par l'aire
occidentale (qui comprend désormais non seulement la Grèce et la grande
Grèce -Italie du sud -mais l'ensemble de cette dernière, une partie de la
France
ainsi que l'Espagne), parce que c'est en elle que le capital surgira.
Elle nous
servira, en ce qui concerne celui-ci, de coupe type, de référent. En
revanche,
nous nous servirons des autres aires comme modèles pour comprendre
certaines particularités
de son évolution qui ne sont pas tout à fait en concordance, cohérence,
avec le
devenir du capital. Nous y distinguerons diverses périodes, parce
qu'une
caractéristique de cette aire, c'est son développement tourmenté où il
y a
affirmation des divers éléments dont nous avons précédemment parlé.
9.2.6.1.1
La
première période est celle qu'on
définit hellénistique. Pour la comprendre il nous faut repartir de
l'époque de
Périclès, au cours de laquelle s'affirma la démocratie d'Athènes, mais
où
commença également un conflit d'une très grande importance: la guerre
du Péloponnèse.
Celle-ci
dériva du heurt entre différents centres du mode de production
esclavagiste. En
effet, nous avons pris Athènes comme exemple pour le surgissement de la
deuxième forme d'État, mais il y en eut d'autres, tout particulièrement
Corinthe. C'est pourquoi au-delà de l'opposition entre Athènes et
Sparte, il
faut voir celle plus déterminante entre Athènes et Corinthe, qu'il ne
faut pas
réduire à une opposition entre démocratie et oligarchie.[40]
L'importance
de cette guerre (opposant la Ligue maritime dirigée par Athènes et la
Ligue du Péloponnèse
dirigée par Sparte) dérive du fait qu'elle permit une extension du mode
de
production esclavagiste et donc un accroissement de l'aire de
l'économie
monétaire et du fait que ceci advint avec le concours indirect de pays
n'étant
pas dominés par ce mode de production: Sparte ou l'empire perse. En
effet, Corinthe
et Athènes firent appel à ces deux puissances pour essayer de vaincre.
Cette
guerre révélait des difficultés économiques de toute l'aire grecque,
particulièrement celles du maintien d'un marché permettant la mise en
production de terres et la réalisation de cette production.
“Pour
comprendre la crise du IV° siècle avant J.-C., nous devons rappeler que
durant
la seconde moitié du V° siècle il y avait eu une diffusion progressive
dans
tout le monde grec, du mode de production esclavagiste à tel point que
des
couches entières de petits propriétaires terriens, bouleversés par la
concurrence
des entreprises esclavagistes les plus efficientes, avaient été
contraintes à
vendre leurs terres et à effluer en tant que dépossédés (nulla-tenenti)
dans
les centres urbains. Il y avait donc eu un procès de concentration
foncier dans
les campagnes, qui avaient eu comme résultat dans les cités une énorme
augmentation
de la population urbaine et des masses de dépossédés.” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, p. 550)[41]
Ainsi
s'affirme déjà un phénomène qui se répètera plusieurs fois au cours du
développement du mode de production esclavagiste: l'accroissement de ce
qui fut
nommé à un moment la plèbe, le prolétariat urbain. Celui-ci vivra aux
dépens de
la société, plus précisément aux dépens de l'exploitation des esclaves,
ou
grâce aux pillages des divers pays. C'est pourquoi le parti
démocratique,
expression des intérêts de ces dépossédés, fut partisan de la guerre et
de l'
“impérialisme”. Il fut belliciste aussi parce que l'armée et la marine
leur
offraient la possibilité de récupérer un salaire et donc de pouvoir
vivre. En
retour ils formaient une masse importante pouvant exercer une pression
sur le
pouvoir en place.[42]
Il nous faut
en même temps faire intervenir un autre phénomène de vaste amplitude
pour
Le
développement ne débouchait pas sur une extension du domaine de la
valeur, mais
sur une affirmation d'un comportement plus ancien.
La terre permettait d'accéder à la réalité. C'est elle qui donnait puissance et pouvoir. La représentation ancienne était encore toute puissante; elle empêchait donc les hommes de s'adonner totalement au mouvement de la valeur. Voilà pourquoi celui-ci ne put réellement se développer qu'à la suite d'un long procès d'élimination de toutes les vieilles représentations. Or, pour que ceci se réalise, il fallut qu'hommes et femmes fussent déracinés de leurs antiques relations, donc qu'il y ait évanescence des communautés et coupure du lien à la terre. La civilisation urbaine le permit. Toutefois les villes de l'antiquité avaient encore trop de lien avec la campagne, étant encore immergées en quelque sorte en elle, pour que le procès puisse réellement être efficace.[43]
La
fonciarisation s'exprime aussi dans la revendication du partage des
terres
(dimension
Ce partage
des terres fut conçu comme la grande solution à tous les maux de la
société.
C'est pourquoi il fut repris plus tard et donna naissance à ce qui a
été appelé
les partageux. En revanche, et peut-être en réaction à cette
perception, se
fonde le communisme, défini en tant que forme de production où il y
aurait une
propriété commune de la terre. C'est en quelque sorte le communisme
dans sa
dimension agraire. C'était
La crise du
monde grec où régnait le mode de production esclavagiste permit à
Sparte de dominer
toute l'aire continentale grecque; ce qui préfigure la domination de la
Macédoine, puis celle de Rome. C'est-à-dire que l'État sous sa deuxième
forme
n'est pas à même de dominer une aire très vaste et, en conséquence,
c'est la
première forme qui se réaffirme.
Ensuite on
eut une certaine répétition de la phase antérieure quand la démocratie
s'affermit en Grèce, c'est-à-dire que Sparte entraîna les différentes
cités de
la Grèce dans une guerre contre la Perse (-393). Toutefois le
déroulement
s'effectua de façon totalement différente, en ce sens que les cités
démocratiques se rebellèrent, s'allièrent à la Perse, ce qui fit que
celle-ci
en vint à dominer indirectement la Grèce.
Ceci est
important à cause du mythe de la lutte de la démocratie contre le
despotisme,
des cités grecques contre la Perse et même dans une certaine mesure
d'Athènes
contre Sparte!
Le jeu des
alliances devait ensuite se renverser: Sparte s'alliant à la Perse pour
tenter
de limiter la puissance athénienne, etc..
Donc à
nouveau un État de la première forme dominait l'ensemble et contrôlait
les
différentes cités à qui il était interdit de contracter des alliances
entre
elles.
Il semble
qu'une autre tentative d'unification de la Grèce en vue de combattre la
Perse
(lutte qui aurait à son tour concrétisé l'unification) fut élaborée par
Agésilas, roi de Thessalie, aux environs de -370.
Ceci montre
que ce que réalisèrent Philippe et Alexandre de Macédoine avait été
plusieurs
fois projeté.
Il est
important de noter qu'Alexandre se présenta comme le restaurateur de
l'indépendance des cités grecques d'Asie et le champion de la
démocratie. Il
put ainsi regrouper les cités grecques dans la lutte contre la Perse.
On sait que
progressivement Alexandre se comporta comme un roi perse et même comme
un pharaon.
Il ne vécut pas assez longtemps pour parachever l'instauration d'une
unité
supérieure bien caractéristique, mais des diadoques le firent à sa
place dans
des aires certes bien plus réduites, puisque l'empire fut divisé en
quatre
parties. En Égypte (Ptolémée) l'économie esclavagiste ne put se
développer et l'État
fut celui antique peu modifié. En ce qui concerne la Perse et les
contrées
avoisinantes (Séleucides), il y eut une certaine pénétration de
l'économie
esclavagiste, mais insuffisante pour bouleverser l'ordre social et
modifier
amplement le type d'État. En Grèce, le roi de Macédoine maintint un
type d'État
de la première forme.
9.2.6.1.2.
Avec
la phase
romaine, nous avons des phénomènes similaires à ceux qui se sont
produits durant
la phase conduisant à l'instauration de l'empire d'Alexandre et à celle
hellénistique. Nous avons une dilatation de l'aire occidentale, et une
affirmation également de l'unité supérieure venant intégrer États et
cités-états,
régissant des pays où s'imposait le mode de production esclavagiste, ce
qui
fait que ces États relevaient souvent de la seconde forme. En
conséquence, il
nous suffit de relever les faits importants mettant bien en évidence
l'intervention des différents éléments opérant à la suite de la
dissolution des
premiers empires ayant vu l'affermissement de l'État en tant que
communauté
abstraïsée.
Tout
d'abord il y a instauration à Rome d'un État sous sa deuxième forme,
c'est-à-dire médiatisé par le phénomène de la valeur. L'on doit ajouter
que
cette médiation se fera de plus en plus puissante, opérante au fur et à
mesure
du développement de Rome, même sous l'empire.
Nous signalerons
aussi l'élimination de Carthage, déjà voulue par les cités grecques,
tout
Ce qui est
essentiel, c'est la tendance à l'instauration d'une unité supérieure.
Étant
donné qu'elle se déroule dans le cadre de l'aire occidentale, il nous
faut
préciser cette dynamique; la formation de l'empire romain convient
parfaitement
à l'illustration et explication de cette dernière.
Par suite
du procès d'individuation, la tendance à la formation d'une unité
supérieure
n'est pas seulement, comme en Orient, celle de retrouver une unité
englobante,
réintégrant le tout de la communauté puis de la société, tout en
permettant
d'accroître l'aire d'implantation de cette dernière; il y a aussi la
tendance,
passant à travers des individus, de réaliser une domination la plus
complète
sur l'ensemble de leurs contemporains et, par là, d'unifier à partir de
leur
action le pouvoir et les différents membres de la société. Ici l'unité
part de
l'individu, alors que dans le premier cas l'unité est individualisation
de la
communauté, c'est-à-dire sa représentation charnelle.[44]
La réussite
de la réalisation du projet de domination unitaire vient – nous l'avons
déjà
indiqué à propos de la tyrannie en Grèce – d'une conjonction de forces
entre
celui qui tend à se poser unité supérieure et la masse, la base, tous
ceux qui
ne possèdent rien. Il s'agit d'une conjonction-conjuration des extrêmes
contre
les “moyens” c'est-à-dire les possédants, lesquels peuvent se classer
en
différentes catégories selon la quantité de leur avoir, le type de
celui-ci, le
tout subsumé par leur rapport fondamental à la production.
En Grèce la
base fut formée par les expropriés des campagnes s'entassant dans les
villes,
ou s'engageant dans l'armée ou la marine. A Rome la masse fut
essentiellement
formée par les soldats.
Ainsi
l'État assura l'armement et les vêtements de légionnaires afin que les
dépossédés puissent s'engager dans l'armée (lex militaris qui fut faite
adopter
par Caïus Gracchus et qui ne fut pas abrogée).
Les chefs
des différents corps d'armée s'engageaient à assurer l'obtention d'un
lopin de
terre à leurs vétérans. Ainsi Jules César en 59 proposa une réforme
agraire
afin de donner des terres à ces derniers.[45]
En
conséquence, les soldats se sentaient liés non à l'État romain, mais à
leur
général. Ils créaient un type d'allégeance nouveau, préfigurant la
fondation
d'un rapport plus ou moins étroit entre unité supérieure et base. “La
concentration latifundiaire de la propriété terrienne esclavagiste
avait en réalité
dépeuplé les campagnes, et concentré dans les cités une plèbe sans
terre et
sans travail, qui avait trouvé l'unique débouché possible dans l'armée
et
l'avait de ce fait transformé en une armée professionnelle au service
de son
général.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p.
242)
Ainsi le
pouvoir de la plèbe passa dans l'armée.
Cette
convergence d'intérêts entre l'unité supérieure et la base ne s'est pas
opérée
de façon consciente, et ne fut probablement pas voulue. En effet un
homme comme
Silla utilisa la puissance de l'armée qu'il avait renforcée, et qui lui
était
dévouée, pour accroître la puissance des couches intermédiaires.
La
réalisation du projet de Silla eut constitué un obstacle à celle de
l'empire et
à l'instauration de l'unité supérieure qui présupposait une certaine
homogénéisation. Ici aussi les antiques représentations et les intérêts
immédiats apparaissent comme pouvant bloquer, tout au moins
momentanément, un
devenir.[46]
Les
positions de Marius, Pompée, Cassius, César, tous protagonistes de
l'instauration d'un pouvoir personnel, point de départ pour la
réalisation de
l'empire et de l'unité supérieure, sont différentes mais elles sont
immergées elles
aussi dans la même sphère archaïque.
Silla et
Pompée[47]
voulaient
au fond
utiliser l'armée pour soutenir le pouvoir d'une république
oligarchique.
Cependant la dynamique est toujours la même: la médiation tend à
s'autonomiser.
En conséquence, l'armée devint de plus en plus déterminante.
Toutefois,
l'activité de Pompée facilita l'affirmation d'un nouvel élément qui
conduisit à
l'instauration d'un double pouvoir. “L'appui donné au mouvement
populaire et
aux cavaliers consentit à Pompée d'avoir un appui externe au sénat pour
continuer à être “imperator”, c'est-à-dire commandant d'une armée
professionnelle de façon à conserver la base de pouvoir avec laquelle
se faire
accepter par le sénat comme “princeps””. (idem,
t. 2, p. 262)
“Il
s'agissait de la première manifestation du Principat parce que Pompée
avait un
“imperium” non lié à la magistrature, mais qui lui était conféré en
tant que
citoyen privé.” (idem, t. 2, p. 263)[48]
Le double
pouvoir se réalisa avec Octave qui prit ultérieurement le nom
d'Auguste, qui
eut le titre de princeps à vie et non plus pour une durée limitée comme
Pompée.
L'existence de provinces impériales et de provinces sénatoriales
l'expriment
clairement. “Le pouvoir impérial dont Octave était titulaire commença
en somme
à s'organiser de façon stable en dehors du territoire de la république
et des
sept provinces qui continuaient à dépendre d'elle (Sardaigne-Corse,
Sicile,
Afrique, Macédoine, Acaia et Bythinie-Pont) laissant que la république
puisse
se gouverner elle-même ainsi que ses possessions, selon son ordre
constitutionnel traditionnel sous la direction du sénat.” (idem, t. 2, p. 368)[49]
Cette
dualité[50]
correspond
en
définitive à ce que visait Octave: rétablir la république. La création
de
l'empire avait pour but de la protéger et d'assurer son existence. Mais
à
partir de ce moment s'enclencha le procès de mise en place de l'unité
supérieure qui devait englober le tout et donc résorber la dualité.
Tout
d'abord il y a le statut particulier d'Octave – le princeps – que
lui-même a
défini: “Dès lors je fus en “autoritas” supérieur à tous les
concitoyens, mais
en ce qui concerne la “potestas” je n'en eu pas plus que les autres qui
furent
mes collègues dans la magistrature”.
Bontempelli
et Bruni qui font cette citation (O.c.,
p.368), l'accompagnent du commentaire suivant: “Tandis que le terme
“potestas”
désigne, comme on sait, l'ensemble des pouvoirs juridiquement liés à
l'exercice
d'une charge publique, le terme “auctoritas” (dont la racine est la
même que
celle du verbe augere et du titre “augustus”) désigne au contraire un
prestige
de caractère personnel, en mesure d'influer de l'extérieur et en dehors
de
toute pres_c_r_i_p_tion normative, sur l'exercice de l'activité propre d'un
sujet ou
d'une entité.” (idem, t. 2, pp.
368-369)
Il faut
noter en outre, que le “prestige à caractère personnel” avait une base
réelle:
l'Égypte était considérée comme propriété privée d'Octave qui
gouvernait
directement les provinces impériales. Ainsi, il se manifestait comme le
plus
grand propriétaire foncier de Rome. La dimension foncière n'est donc
pas du
tout absente de l'affirmation du principat, point de départ de celle de
l'unité
supérieure.
Celle-ci se
manifeste dès le début – certes de façon encore faible – à travers le
rôle
dévolu au principat.
“On
considérait à cette époque que les magistratures de la république
n'étaient
plus désormais en mesure, par elles-mêmes, d'assurer les tâches
institutionnelles pour lesquelles elles étaient prédisposées, et que
donc la
constitution républicaine, abandonnée à son fonctionnement spontané,
aurait
engendré, comme par le passé, des désordres et des guerres civiles.
L'auctoritas d'Auguste était donc retenue nécessaire, dans la mesure où
elle se
présentait comme une activité protectrice de guide supérieur et de
coordination,
vis-à-vis des organes de l'État, justement pour garantir un
fonctionnement
ordonné et régulier de la constitution traditionnelle, et pour rendre
opérante
la restauration de la république. La république était en somme mise en
tutelle
par un “princeps” et un vrai et propre principat venait s'insérer dans
ses
institutions.” (idem, t. 2, p. 369)
Ainsi nous
avons une analogie entre l'unité supérieure en Chine et celle qui tend
à
s'établir à Rome. Toutes les deux doivent garantir l'ordre social. Dans
le
premier cas, le référentiel est le ciel, l'organisation cosmique, dans
le
second, c'est l'ordre institutionnel de la république.
On peut
même percevoir une certaine analogie avec la forme perse de réalisation
de
l'unité supérieure. “L'empire d'Auguste n'était pas un État, mais une
institution supérieure aux États singuliers, surgie pour opérer leur
unification. L'empire romain est de ce fait une organisation
supranationale. L'empereur
ne se considère pas comme le chef d'un État, mais comme le coordinateur
de tous
les Etats.” (Fabrizio Fabbrini, cité dans l'ouvrage mentionné plus
haut, t. 2,
p. 372).
Auguste
aurait pu s'appeler, lui
aussi, le roi des rois[51],
ce
qui fut le rêve d'Alexandre.
Une autre
analogie en même temps qu'une différence vient de l'existence de
l'armée (les
légions) qui constitue un corpus intermédiaire essentiel à la
réalisation de
l'empire et qui opère un peu comme le corps de fonctionnaires dans
l'empire
chinois. D'ailleurs, comme nous l'avons indiqué plus haut, c'est grâce
à elle
que l'unité supérieure put pleinement se réaliser[52].
Au niveau
historique où nous sommes parvenus, nous avons le résultat suivant:
unification
de toute l'aire où prédomine le mode de production esclavagiste.
Le devenir
de l'unité supérieure va se réaliser grâce à divers phénomènes comme
par
exemple une certaine nivellation des conditions sociales en réduisant
les
écarts entre les différentes “classes”: sénatoriale, des cavaliers,
etc.. et
dans une certaine mesure en diminuant les intermédiaires entre
l'empereur et la
base.
On a
ensuite l'accroissement du nombre des citoyens romains. Par exemple
Antonin le
Pieux (138-161) étendit la citoyenneté romaine à tous les habitants des
provinces
occidentales de l'empire[53].
On peut
faire intervenir la fixation par le pouvoir impérial des normes de
traitement
des
Dans la
même dynamique nous pouvons citer l'extension de la propriété impériale
en
Italie[55],
car
cela permit de faire en sorte que les habitants de l'aire dominée par
Rome
soient tous sujets de l'empereur.
Il est
clair que la plus part du temps, les divers phénomènes que nous citons
ne sont
pas
On doit
insister sur le fait que l'opposition ne relève pas uniquement
d'intérêts
économiques mais de la représentation au sujet travail, des rapports
entre
propriétaires-maîtres et asservis, etc.. On peut même se rendre compte
à quel
point l'unité supérieure, placée dans une position plus ou moins
autonomisée, pouvait
mieux percevoir l'intérêt commun de la formation sociale et pouvait
donc opérer
un réformisme par le haut (une première resucée du despotisme éclairé),
et
comment la persistance des antiques représentations empêcha l'adoption
de ces
réformes. L'ensemble de ces phénomènes a joué également dans un autre
sens lorsque
Marc-Aurèle voulut réaliser une vaste zone autarcique, vieil idéal
antique[58].
En règle
générale, la tendance fut d'annihiler les différences, d'homogénéiser,
ce qui
permit une plus grande autonomisation du pouvoir et simultanément, un
renforcement de l'unité supérieure, ce qui accrut les tensions dans
l'empire
avec la tendance à l'affirmation de revendications nationales, surtout
en
Occident.
Nous devons
indiquer
enfin un phénomène qui, d'une part, renforça l'unité supérieure, lui
conférant
des déterminations qu'elle ne possédait pas encore ou imparfaitement,
mais qui,
d'autre part, conduisit à la division de l'empire. Il s'agit de la
prépondérance toujours plus grande sur le plan économique de la partie
orientale de l'empire qui se concrétisa par le transfert de la capitale
à
Constantinople au début du IV° siècle.
Or, la
partie orientale était en contact avec les zones où prévalait la
première forme
d'État et qui englobait d'autres qui avaient connu un tel type d'Etat.
On eut
une orientalisation avec accroissement du culte de l'empereur par
exemple, mais
aussi développement des cultes orientaux avant que le christianisme ne
s'impose
religion d'État.
Certains
ont vu dans cette orientalisation une cause importante de la décadence
de Rome,
sinon de sa chute. En ce qui nous concerne, nous considérons que cela
déboucha
dans le renforcement de l'unité supérieure ce qui, à son tour, put
aggraver les
tensions dans l'ensemble de l'empire. Il n'y a pas obligatoirement un
devenir
cohérent.
Tous les
phénomènes dont nous avons parlé se sont sommés avec la formation du
dominat
sous Dioclétien. Vue l'importance du phénomène, nous le présenterons
par deux
longues citations.
“A partir
de la fin du III° siècle au contraire, commença le “dominat” qui
réalisa une organisation
de l'empire tout à fait différente de celle réalisée en son temps par
le
“principat”. En fait, le “dominat” de Dioclétien effaça tout
autogouvernement
municipal, en lui substituant une centralisation très rigide et effaça
toute
autonomie politique des organes constitutionnels traditionnels (en
premier lieu
le sénat), en lui substituant un absolutisme monarchique. Il effaça en
conséquence toute distinction juridique entre l'état romain vrai et
propre, la
“res publica romanorum”, et l'imperium qui lui était externe, et donc
toute distinction
entre provinces sénatoriales et provinces impériales, entre justice des
magistrats et justice du prince. Toute distinction entre Italie et
province
disparue, puisque l'Italie elle-même fut “provincialisée”. On eut donc
un
nivellement juridique de personnes et de territoires dans la sujétion
commune à
l'empereur qui maintenant était “dominus”; source d'une autorité
illimitée. Les
vieilles magistratures républicaines, temporaires, électives,
politiques (et
donc incluses du pouvoir militaire et du pouvoir civil) furent
éliminées. Il
leur furent substituées des charges bureaucratiques viagères et
héréditaires,
purement exécutives et distinctes, selon les compétences, en charges
civiles et
charges militaires. Le souvenir même de la république se perdit.” (idem, t. 2, p. 602)
“La
formation du dominat coïncida justement avec la transformation du
pouvoir
impérial de suprême régulateur politique de cités capables de se
gouverner
comme c'était le cas sous le principat, en un pouvoir qui administrait
directement dans tout l'empire, en se servant d'un gros appareil
bureaucratico-militaire
capable de gouverner les cités, de faire le recensement des terres, de
percevoir les tributs, de contrôler la main-d'oeuvre servile, souvent
prête à
la fugue si elle se trouvait éloignée de la surveillance des patrons.
C'est
pourquoi la formation du dominat coïncida avec la formation d'un fort
appareil
militaire (organisé surtout par Aurélien qui porta les effectifs de
l'armée à
900 000 hommes) et administratif-bureaucratique (organisé surtout par
Dioclétien) capable dans son ensemble de se substituer à toutes les
institutions
du principat.” (idem, p. 603)
On ne peut
pas assimiler purement et simplement cette forme d'unité supérieure à
celle qui
prévalut en Chine. Les formations sociales sont très différentes. Dans
le cas
de cette dernière, il n'y a pas une classe dominante comme celle qui
s'affirme
en Occident avec les propriétaires d'esclaves. Toutefois, avec le
dominat, on a
fait un certain assujettissement de cette classe parce que se
manifestent dans
le corpus social des tendances à la formation d'un nouveau mode de
production,
donc à la réalisation d'une autre formation sociale (cf. le colonat et
certaines
formes de servitude comparables à celle de la glèbe) sur laquelle
s'appuya l'unité
supérieure essayant de contrôler l'ensemble social afin de pérenniser
sa
domination. Cependant jamais l'unité supérieure ne put favoriser la
formation
d'un ensemble social où les classes auraient disparu.[59]
Enfin un
dernier élément est intervenu: le christianisme. Celui-ci a souvent été
accusé
d'avoir été la cause essentielle de la décadence de l'empire romain. En
réalité, s'il fut une cause d'affaiblissement pendant une première
période,
c'est grâce à lui qu'il survécut. Il fut un élément d'homogénéisation
et de consolidation
d'une cohérence qui avait tendance à se dissoudre. La nécessité d'un
élément
universel qui puisse être partagé par tous et permettant à tous de
participer,
s'est exprimée dans la formation de diverses religions comme le
mithraïsme, le
culte du soleil, celui d'Isis, etc.. Mais le seul qui fut apte à jouer
pleinement
ce rôle, fut le christianisme qui supplanta même le culte de César.
Dès lors
l'unité supérieure prit une forme se rapprochant plus de ce qui se
produisit en
Inde. Il y eut une séparation entre le pouvoir politique et sacré, qui
ne fut
pas d'ailleurs immédiate. Les divers dignitaires de l'Église jouèrent
le rôle
des brahmanes pouvant dans certains cas limiter une autonomisation du
pouvoir.
Mais le
christianisme opéra également sur le plan économique. Son économie de
la
charité constitua une articulation importante pour maintenir les
structures en
place. Les riches en donnant à l'Église justifiaient leur statut de
riches et
accédaient à la chrétienté, au salut. L'Église en répartissant cela aux
divers pauvres
assuraient la paix sociale et s'assuraient une clientèle[60].
Le
monachisme eut également un effet comparable: “Des motifs religieux et
socio-économiques (surtout un moyen de fuir le travail forcé dans
l'agriculture) contribuèrent à l'édification d'une institution
religieuse d'un
type nouveau: le monachisme. Surgi en Égypte dans les premières années
du IV°
siècle, il se diffusa en Palestine, dans l'île de Chypre, en Syrie,
dans l'Asie
mineure et puis, entre le IV° et le V° siècle, en Occident, où la vie
monastique prit un caractère de grande activité pratique.” (idem, p. 626)
Ainsi, un
autre trait de la forme hindoue se manifeste en Occident: la sortie du
monde –
que nous analyserons ultérieurement en étudiant le gnosticisme – et
l'apparition d'un grand nombre de moines
Les Églises
dissidentes opérèrent dans la même dynamique et agirent en tant que
réformisme d'un
phénomène en place trop compromis avec le pouvoir politique et avec
l'exploitation-domination. Par là même, elles le renforçaient tout en
posant
des éléments nouveaux comme la volonté d'autonomie qui pouvait aller
jusqu'à
favoriser l'indépendance de ce qui devenait une nation, comme ce fut le
cas
pour l'Église donatiste.
En
définitive, nous nous rendons compte que si l'unité supérieure s'est
finalement
imposée, toutes les autres déterminations ont également joué:
fonciarisation,
communauté, mouvement de la valeur.
En ce qui
concerne ce dernier, il faut insister sur le blocage de son
développement par
suite de l'esclavage. Ce dernier avait permis une pénétration de la
valeur dans
le procès de production, mais seulement dans la mesure où il facilitait
l'acquisition de moyens de production; l'esclave pouvant apparaître à
la fois
comme producteur et comme moyen de production, en tant qu'animal
domestique
plus performant. À ce propos, on peut noter que la figure de l'esclave
a une
dimension naturelle, car il est considéré comme un produit de la
nature, certes
modifié par l'homme, en tant que domestiqué, à l'égal de n'importe quel
animal.
Il est substitué à ce dernier dans toutes les activités où son habileté
est
irremplaçable
Mais par
là, la valeur était fixée. Il fallait amortir le prix de l'esclave. En
outre
celui-ci n'avait aucun intérêt à produire, donc à opérer une
valorisation.
C'est pourquoi diverses influences conduisirent à la réalisation d'un
latifundium autarcique. C'est-à-dire qu'en définitive, l'esclavage
servit à
reconstituer des communautés basales non plus immédiates. Il est clair
que dans
cette involution (par rapport à la valeur), les phénomènes
représentationnels
jouèrent un rôle déterminant. On eut donc simultanément une certaine
fonciarisation
en même temps que l'unité supérieure venait englober l'ensemble, comme
elle le
faisait en Chine par rapport aux communautés de villages.
Cependant
une grande différence apparaît avec ce dernier pays dans la mesure où
l'on eut
dans l'empire romain un vaste dépeuplement des campagnes et un
accroissement
des villes avec une foule de gens non productifs et dont l'existence ne
pouvait
être maintenue que par une économie monétaire. D'où une contradiction
qui causa
bien des troubles.
Nous ne
prétendons pas faire une analyse économique détaillée qui réclamerait
un
travail considérable, nous voulons seulement insister sur le recul du
mouvement
de la valeur signalé par tous les auteurs, dans la phase finale de
l'existence
de l'empire romain. Autrement dit, se clôturait un vaste cycle commencé
en
Lydie et en Grèce vers le VII° siècle avant J.-C., mais qui avait des
présuppositions importantes déjà en Sumérie. L'involution était due à
l'incapacité de la valeur à s'emparer de la production.
À l'époque
romaine, tout comme à celle gréco-hellénistique, le mouvement de la
valeur fonctionne
comme un système rationnel et en tant qu'opérateur de mise en relation
et en
circulation des choses, des hommes et des femmes (cf. la grande
importance du
mercenariat puis du fonctionnariat). Il subit également, mais
localement, un
phénomène d'accroissement, voire de spéculation. Mais la valeur accrue
pouvait
difficilement se réaliser en moments de valorisation ultérieure, d'où
l'argent
accumulé permit plutôt de renforcer la fonciarisation (achat de
terres). Tout
propriétaire foncier important devenait un personnage influent voire
dominant
dans la cité. La valeur servait de médiation pour parvenir au pouvoir.
Les couches
improductives absorbaient l'excédent, cela permettait de réaliser la
valeur,
mais non de l'accroître et dans ce phénomène l'unité supérieure jouait
à son
tour en tant que pôle fondamental en résorption de la valeur.
Nous avons
noté le vaste dépeuplement des campagnes à la fin d'un premier grand
cycle de
la valeur. Il en est de même maintenant à la fin de celui du capital.
Dans les
villes nous avons les mêmes masses d'assistés. Toutefois, les
représentations
ayant changées, les assistés actuels réclament un travail en plus de
toute une
gamme de divertissements.
Dire que le mouvement de la valeur a servi de moyen, n'infirme pas notre thèse au sujet de l'affirmation réelle de celle-ci dans le mouvement horizontal. Dans le mouvement vertical, la valeur économique n'est qu'un élément d'un tout dont elle se séparera et à qui elle servira de référentiel caché, permettant la structuration de toutes les valeurs, ce qui n'empêche pas que certaines puissent à un moment donné parvenir à un développement plus important que le sien.
Dans
le mouvement horizontal au contraire, c'est elle qui
est déterminante et surtout, il y a possibilité de sa réflexivité, de
se
rapporter à elle-même. Mais la représentation et les conditions
générales de vie
des hommes et des femmes sont telles (en particulier elle ne domine pas
le
faire; si cela peut être le cas, de façon limitée, pour le faire
autonomiser,
l'artisanat et le commerce, cela n'est pas du tout pour le faire
intégrer dans
la nature: l'agriculture) qu'elle est supplantée par la fonciarisation.
Elle
est subordonnée à cette dernière. Elle sert pour acquérir de la terre,
non dans
le but de produire, de valoriser, mais dans celui de fonder la
puissance
politique, le prestige. D'où, on l'a dit, la possibilité de
constitution du
latifundium, unité en laquelle la valeur est en somme résorbée.
Pour mieux
comprendre ce phénomène, il convient de revenir sur les caractères de
ce que
Marx appela la forme antique, qui concerne l'aire occidentale, en
tenant compte
qu'il s'est surtout appuyé pour la définir, sur les données de
l'évolution de
Rome.
Le rapport
à la terre n'est plus immédiat comme dans la communauté originelle.
Celle-ci
est essentielle en tant que propriété foncière, en tant que médiation
pour
poser un pouvoir. “La deuxième forme […] suppose également la
communauté
(Gemeinwesen) en tant que première présupposition mais pas comme dans
le
premier cas en tant que substance dont les individus sont de simples
accidents,
ou dont ils constituent simplement des parties naturelles – elle ne
suppose pas
la terre en tant que base, mais la ville en tant que siège (centre) des
gens de
la campagne (propriétaires fonciers).” (Fondements de la
critique de
l'économie politique, t. 1, p. 438-439)
“La
communauté (die Gemeinde) – en tant qu'État – est d'un côté le rapport
réciproque de ces propriétaires libres et égaux et d'autre part leur
garantie.
L'être de la commune (das Gemeindewesen) repose ici, tout autant sur le
fait
que l'autonomie de ces derniers consiste en leurs relations réciproques
en tant
que membres de la commune, en la préservation de l'ager publicus pour
les
besoins communautaires et la renommée communautaire.” (idem,
p. 440)
Á ce stade,
on a encore la communauté, mais la séparation la pose en tant qu'État
et le mouvement
qui réalise cela est inséparable de celui de la valeur, dans sa phase
initiale.
Ensuite il
y a un caractère qui la différencie très nettement de la forme primaire
ainsi
que de celles asiatiques, et pose un renversement fondamental qui
détermine une
foule de caractéristiques.
“Le membre
de la communauté se reproduit non grâce à la coopération dans le
travail producteur
de richesses, mais dans la coopération dans le travail en vue
d'intérêts communautaires
(imaginaires ou réels).” (idem, p.
441)
Ceci
explique d'une autre manière le refus du travail de la part des grecs
comme des
romains, en tenant compte que ce qui est dénommé travail dans la
seconde partie
de la phrase n'apparaît pas en tant que tel chez ces peuples, c'est une
simple
activité. En outre, cela pose que l'État ne peut se réaliser qu'au
travers d'une
représentation très élaborée. Nous dirons mieux, une représentation au
sein de
la représentation en un mouvement isomorphe à celui de la valeur. En
conséquence, on comprend pourquoi le système des valeurs prend une
importance
considérable: le beau, le bien, la justice, etc., sont déterminants
dans la
représentation et dans le comportement. Il y a plus, surtout en Grèce,
pendant
la période de floraison de la polis, l'importance du théâtre au sujet
duquel
nous reviendrons, sans oublier ce détail essentiel: les spectateurs
étaient
payés pour assister aux représentations.
Ce qui
n'est plus doit être présenté. La communauté s'évanouissant toujours
plus, il
fallait la représenter. Les éléments dissociés de la communauté placés
dans un
mouvement qui les aliènent à elle devaient être représentés au théâtre
comme
dans la philosophie, d'où ces valeurs dont nous avons parlé qui opèrent
comme
des équivalents généraux.
Les
indications de K. Marx concernent la forme antique dans sa phase initiale,
non
dans sa genèse ni dans la réalisation du mode de production
esclavagiste. Ainsi
dans le texte cité, il ne parle d'esclavage que lorsqu'il envisage les
causes
de la disparition de cette forme.
“Dès
l'abord cette base est donc limitée; mais sitôt que ces limites sont
éliminées,
nous assistons à la décadence et à la ruine des anciens rapports. C'est
le
développement de l'esclavage, la concentration de la propriété
foncière,
l'échange, l'argent, les conquêtes, etc.. Ainsi que nous l'avons vu
chez les
romains.” (p. 449)
Ainsi c'est
le mouvement de la valeur dans sa phase où il y a pénétration dans la
sphère de
la production, quand il se pose réellement pour lui-même, qui cause la
disparition de la forme antique. Cela n'empêche pas qu'il puisse y
avoir un
développement important de ces éléments comme la suite du texte de Marx
le
pose. “Jusqu'à un certain point; ces éléments peuvent sembler
compatibles avec
la base donnée, en ayant l'air soit d'élargir innocemment cette base,
soit de
se développer à partir d'elles comme excroissances abusives. Certaines
sphères
peuvent connaître des développements considérables. Des individus
peuvent avoir
une certaine grandeur. Mais il est évident qu'il ne peut pas y avoir
d'épanouissement entier et libre de l'individu ou de la société, car il
serait
en contradiction avec le niveau primitif de la base sociale.” (idem, p. 449)
Il convient
de noter maintenant la différence entre le devenir de la forme antique
en Grèce
et à Rome. C'est chez la première qu'on a le mouvement de séparation le
plus
intense qui aboutit à la démocratie, tandis que chez la deuxième, la
réalisation de la république se fait avec le maintien d'un fond
communautaire
matériel important: l'ager publicus. C'est l'accès à ce dernier qui
fonde
l'oligarchie (patriciens) et la plèbe. On peut dire qu'ensuite on eut
gestion
de la république étendue à toute l'Italie comme il y avait eu
auparavant la
gestion de l'ager publicus.
Ce système
laisse plus de place à l'activité d'un individu isolé car curieusement,
un seul
ou quelques uns au maximum peuvent s'autonomiser; ce qui n'est pas le
cas en
Grèce où en définitive, le vieux rapport à la communauté est si
puissant qu'il
inhibe l'autonomisation, même si c'est opéré dans la médiation,
c'est-à-dire
qu'on vise à ne pas briser l'isonomie, à éviter qu'un seul s'arroge un
pouvoir
trop considérable. En outre, et c'est totalement lié, le refus de
l'unité
supérieure, de l'État sous sa première forme est probablement plus
intense à
Athènes qu'à Rome par exemple. À Athènes, tout individu chargé d'une
mission
donnée est contrôlé par le demos. Cela s'avère un obstacle à la prise
de
décisions importantes et rapides quand cet individu se trouve loin de
la cité,
comme ce fut le cas pour le chef de l'expédition militaire en Sicile.
C'est dans
ces faits que Bontempelli et Bruni voient la cause d'une non
réalisation
durable d'un vaste empire dominé par Athènes, ce que réalisa Rome[62].
Mais cela
laisse aussi plus de possibilités pour que l'unité supérieure se
réaffirme.
C'est
La chute de
l'empire romain fut due à des causes diverses, multiples, en
particulier au
fait que la valeur ne put pas se poser pour elle-même, développer son
procès
réflexif, ce qui aurait dynamisé l'ensemble.
On a
indiqué le rôle des chrétiens, mais on tend souvent à minimiser les
révoltes
contre l'ordre impérial, d'abord celles de 235 à 284 qui mirent
l'empire au
bord de la catastrophe, puis celles de 407-417, 435-437, et 442-443. En
Armorique, les paysans insurgés créèrent un Etat indépendant, chassant
les
officiers, expropriant les propriétaires et créant leur propre armée et
appareil judiciaire[63].
Il nous
semble également important de faire intervenir le rôle des zones
périphériques
de
La chute de
l'empire romain ne peut pas être considéré comme une catastrophe, car
c'était
un système d'oppression très poussé. Si on tient compte en outre, que
la
réalisation de la domination de la république romaine, puis celle de
l'empire
s'est faite au prix de l'extermination d'une foule d'ethnies, il est
incompréhensible
qu'on puisse avoir un quelconque regret au sujet de la disparition de
ce vaste
mécanisme de domestication, de même – et nous y reviendrons – il est
difficilement concevable d'exalter un homme comme Marc-Aurèle qui fut
un
exterminateur de premier ordre[64].
Nous avons
insisté sur cette phase romaine du devenir occidental pour diverses
raisons, et
tout d'abord pour bien mettre en évidence la dynamique de formation de
l'État.
Dans notre exposé nous avons considéré comme allant de soi le rapport
des
classes à celui-ci, c'est-à-dire le fait que la classe dominante crée
son État,
afin de mieux insister sur d'autres aspects souvent oblitérés.
Comme nous
l'avons signalé auparavant, l'État n'est pas le produit d'une opération
machiavélique
effectuée par un groupement humain aux dépens d'autres groupements. Il
n'est
pas, depuis le début, le mal absolu. S'il en était ainsi, il est
évident que
son élimination se serait posée de façon simple, et on peut même penser
que les
hommes et les femmes auraient pu s'en débarrasser depuis longtemps. En
fait, il
dérive d'une nécessité d'intervention dans une situation écologique
bien
déterminée, et la visée qui l'a produit demeure même quand il s'est
autonomisé
et devient oppressif, c'est-à-dire que hommes et femmes gardent la
nostalgie
d'un possible d'intervention unitaire qui potentialise leur
intervention
individuelle. Et ceci persiste d'autant plus qu'à un moment donné,
déterminé
par le phénomène de séparation de la nature, l'espèce se pose
supérieure au
reste du monde vivant. D'où la revendication d'un appareil, d'un
organe, d'un
système qui unifie l'ensemble social. Toutefois hommes et femmes le
désirent
tout en voulant en même temps éliminer les conséquences négatives qu'il
comporte. En outre, à la suite d'une division du corps social en
classes,
intervient également le rêve d'une réunification qu'hommes et femmes ne
sont
plus à même de poser de façon immédiate. Ils ne peuvent que poser,
proposer une
médiation. On comprend que ce soit les classes les plus déshéritées qui
finalement recherchent une unité supérieure, englobant, unifiant – ce
qui
favorise la réinstauration de celle-ci – parce que cela leur permet de
se
retrouver dans une communauté, alors qu'elles se vivent exclues. Tous
ceux qui
sont parvenus au pouvoir absolu: tyrans, monarques, empereurs, ont fait
des concessions
aux défavorisés pour leur donner le sentiment d'une participation à une
unité
plus vaste. Ils sont toujours apparus comme leur bienfaiteur, leur
protecteur.
Ce furent des Bigs Brothers selon Orwell, des bienfaiteurs selon
Zamiatine.
Ce n'est
que lorsque certaines classes furent capables, à partir de leur propre
condition, de se poser comme communauté alternative qu'il put y avoir
une
remise en cause de ce phénomène.
On peut
encore aborder le phénomène en tenant compte qu'une fois que la
fragmentation
de la communauté s'est opérée posant l'individu, celui-ci put avoir
tendance à
recomposer cette dernière à partir de lui-même et pour cela à se placer
à un
point stratégique essentiel, celui de l'articulation entre la sphère
immédiate
et celle non-immédiate, lieu où se pose la transcendance qui le fonde
et à
partir duquel lui-même veut fonder le corpus social. Il s'érige en
grand
médiateur. D'où l'exposé d'une doctrine au sujet d'une organisation
plus ou
moins hiérarchisée de la société qui est assimilée à un organisme et au
sein de
laquelle on veut abolir toute opposition de classe et même toute
réalité de
classe.
Nous
retrouverons ces thèmes – évidemment avec des variantes en fonction des
époques
– chez les empereurs aussi bien que chez les rois de la monarchie
absolue ou
éclairée, chez l'empereur surgi à la suite de la révolution française,
mais
aussi chez Hitler, Staline, Mussolini, De Gaulle, Franco, etc..
Toutefois, les
derniers se manifestent plus en tant que guide qu'en tant que
protecteurs.
Si ces
hommes se sont imposés, c'est que leur propre mouvement d'affirmation a
rencontré celui des masses tel qu'exposé plus haut. Dans les deux cas
il
s'agissait de retrouver la totalité par l'unification, par une
identification à
l'unité, parce qu'en même temps, il semblait qu'il était possible
également
d'atteindre la totalité en tant que somme et parfois – surtout dans le
discours
des idéologues des diverses formations étatiques – en tant que
multiplicité
diversifiante. Ce n'est pas pour rien que certains ont proposé une
réactualisation
des corporations du moyen-âge, en tant que communautés différenciées
dans une
totalité plus vaste.
Á l'heure
actuelle le procès de dissolution est tel qu'un phénomène similaire a
peu de
chance de s'affirmer, si ce n'est sous une forme caricaturale; ce qui
n'empêche
pas que divers protagonistes de la Droite nous reproposent la nécessité
d'une
organisation hiérarchique, d'un chef, etc.. L'étude de la phase romaine
offre
un grand intérêt parce que c'est en elle que s'impose le droit:
ensemble
représentationnel fondamental, non seulement pour le mouvement de la
valeur
mais pour le développement de la science[65].
Nous ne pouvons qu'effleurer la question car notre connaissance du
droit est trop
insignifiante pour pouvoir l'affronter exhaustivement. Disons que
c'est, avec
la république, un élément essentiel sur lequel portera la réflexion des
réformateurs qui se manifesteront après la chute de Rome. En effet, la
république apparaîtra comme la communauté politique idéale et le droit
comme un
ensemble de garanties[66]
permettant
d'assurer le bon fonctionnement de celle-ci. Au fond, le phénomène
romain a
fourni la médiation que des réformateurs vont essayer d'utiliser pour
fonder
une communauté qui ne peut plus être immédiate et qui est totalement
séparée de
la nature. Une société posée en fonction d'un monde humain, d'où le
grand débat
et la grande recherche sur les institutions.
Ainsi,
quand des fractures se produiront au sein de la société féodale, il y
aura une
tentative non seulement de retourner à la communauté, mais surtout de
recomposer
une république idéalisée centrée sur la liberté (apport de Rome),
d'instaurer
une démocratie centrée sur l'égalité (apport de la Grèce).
Autrement
dit, dans leur lutte contre l'État sous sa première forme qui, nous le
verrons ultérieurement,
réapparaîtra dans la phase finale féodale, les hommes chercheront à
fonder des
communautés médiatisées croyant qu'elles sont moins oppressives que
leur
société en place, surtout celles dominées par un tel État. Ils ne se
rendaient
pas compte que la médiation impliquait un autre État et surtout que
liberté et égalité
étaient des expressions du mouvement de la valeur qui tendait à se
poser en
communauté. Tous ceux qui se sont opposés à l'État ont toujours eu en
vue la
première forme de celui-ci, jamais ils n'ont affronté la seconde, car
cela
aurait impliqué celui de remettre en cause la démocratie, de même que
la
liberté, l'égalité, ou la justice. Seuls quelques révolutionnaires
parvinrent à
le faire durant de courtes périodes.
9.2.6.1.3
On
peut dire que la formation du
féodalisme en Europe coïncide avec la constitution et
9.2.6.1.3.1
Pour
comprendre la formation du
féodalisme, il faut bien se représenter l'extraordinaire phase de
dissolution
qui affecte l'Europe occidentale surtout à partir de la chute de Rome,
mais qui
était en acte bien avant celle-ci.
En effet,
plus peut-être que pour d'autres modes de production, il faut tenir
compte
qu'il n'y a pas linéarité rigoureuse entre mode de production
esclavagiste et
mode de production féodale. Si elle existe, elle ne peut être constatée
qu'à
posteriori lorsque le féodalisme s'est pleinement développé. Dès lors,
pour comprendre
à la fois la continuité et la discontinuité s'affirmant avec le
surgissement de
ce dernier, il faut comprendre que le procès social opérant à l'époque
de
l'empire se décompose et tous les éléments tendent plus ou moins à
s'autonomiser ou bien à régresser. Et que c'est à la suite d'une
nouvelle
combinaison entre ces éléments que prendra forme le féodalisme.
Toutefois, ce
dernier a également hérité de l'aire germanique dont la forme de
production
subit, elle aussi, au contact de l'empire romain, une dissolution
importante.
En conséquence, le mode de production féodal résulte d'une combinaison
d'éléments provenant de la forme germanique et de la forme antique
gréco-latine.
Étant
donnée cette recombinaison il est évident qu'il y eut une variété
extraordinaire de rapports entre hommes, femmes et donc mise en place,
plus ou
moins transitoirement de formes sociales diverses dont émergèrent
finalement
celles féodales qui seules persistèrent.
Ce qui
caractérisait la forme germanique c'est que la séparation est à peine
ébauchée,
en ce sens que s'il y a propriété privée et propriété commune, le
membre de la
communauté se comporte vis-à-vis de l'une et de l'autre, simplement en
fonction
de sa participation à la communauté, il n'assume pas deux figures
différentes.
En outre s'il y a des chefs, le pouvoir n'est pas autonomisé, et il n'y
a pas
d'État[67].
Cependant,
par suite de l'accroissement de la population et à cause du contact
avec
l'empire romain, la forme germanique subit à partir du III° siècle, de
profondes modifications. On a le surgissement d'une nouvelle forme de
propriété
des terrains sur lesquels est pratiquée une horticulture, ce qui
installe une agriculture
sédentaire, en rupture avec l'ancienne itinérante. Les produits de
celle-là
furent objets de commerce avec l'empire romain. La diffusion de la
propriété
privée de la terre qui se conjugue avec celle des animaux contribua à
modifier
les différentes formes d'implantation des populations germaniques.
C'est alors que
naît l'économie de la “Wurte” (village) ou de la “Grosswurte” (grand
village),
centre de production géré par une multiplicité de familles
propriétaires
privées.
On a donc
ainsi une réorientation de la production où seul le surplus était
commercialisé
en une production où la valeur pénètre dans le procès global (incluant
production et circulation) et qui fonde une dualité valeur
d'échange-valeur
d'usage.
Bontempelli
et Bruni à qui nous avons emprunté les données historiques précédentes
indiquent que s'établit en outre “un rapport de clientèle entre la plus
grande
partie des membres de la tribu et les seigneurs des familles
dominantes, dans
la mesure où les premiers recevaient le nécessaire pour vivre seulement
en
travaillant pour les grandes fermes des seconds.” (Le sens de
l'histoire
antique, t. 2, p. 586)
“Tout ceci
eut une double conséquence. Avant tout les familles dominantes des
différentes tribus
et des divers peuples germaniques se rendirent compte de la nécessité
d'établir
entre eux des liens étroits grâce à des échanges de dons, une
hospitalité
réciproque, et surtout des mariages et des adoptions, de façon à faire
front
commun, et ainsi à défendre de façon plus aisée leur propre domination
de
classe sur les populations respectives et imposer leur monopole de
groupes
restreints dans les relations avec l'empire romain.” (idem,
p. 586)
Il nous
semble abusif de parler de classe dans ce cas. Une fois cette
thématique
éliminée, on peut accepter le développement.
Dès lors,
il s'établit une espèce de symbiose[68]
entre
les deux
aires: celle germanique et celle de l'empire romain. “Les groupes
sociaux
dominants (...) ne pouvaient maintenir leur domination de classe qu'à
travers
des acquisitions régulières de marchandise produites par la société
esclavagiste romaine et payées avec l'argent de l'empire romain. Il est
évident
qu'à partir de ce moment, ils ne pouvaient plus concevoir d'abattre la
société
esclavagiste et l'empire romain.” (idem,
p. 619)
La chute de
l'empire romain ne conduisit pas seulement à la dissolution du mode de
production esclavagiste mais aussi à celle de la forme germanique minée
par le
mouvement de la valeur et tendant à se structurer en complémentarité
avec la
première.
En
conséquence, il ne faut pas considérer le phénomène des invasions comme
concernant uniquement l'empire romain, mais comme un phénomène
affectant
également les “barbares” envahissant l'empire. En effet, ils furent mis
en
mouvement à cause de la pression d'autres peuples venant d'Asie. Cette
migration
favorisa le procès de dissolution dans les deux aires. Il y a un
phénomène qui
concerne toute l'Asirope. Et ceci apparaît encore plus nettement si
l'on tient
compte également de ce qu'on peut considérer comme une invasion: la
conquête
arabe à partir du VII° siècle. Ne tenir compte que de l'invasion de
l'empire romain,
conduit à ne pas comprendre le phénomène dans toute son ampleur.
Nous
pouvons indiquer maintenant les différents éléments qui vont intervenir
dans la
constitution du mode de production féodal: le féodalisme. À ceux que
nous avons
examinés chaque fois que nous avons étudié la formation d'une
organisation
sociale, il convient d'ajouter les éléments provenant de la
transformation de
la forme germanique comme par exemple les rapports de clientèle
comparables à ceux
surgis au sein de la société esclavagiste, les rapports de dépendance
personnelle, donc importance des liens du sang, la nécessité d'une
réunion pour
poser ou recomposer la communauté, ainsi que les éléments provenant de
la forme
antique: État sous sa seconde forme médiatisé par la valeur, l'individu
etc..
9.2.6.1.3.2.
Nous
avons déjà insisté sur le phénomène de
dissolution à partir duquel quelque chose d'autre peut se manifester.
Cette
dimension d'un recommencement se manifeste également dans le cadre
naturel par suite
de changements importants dans la biosphère. En effet, il y a eu durant toute
la fin de l'empire romain une extension de la forêt. “On arrive ainsi
déjà au
cours des VI° et VII° siècles à un point où l'Europe est couverte par
un manteau
forestier tel qu'elle ne l'avait jamais eu depuis l'époque
préhistorique (...)”
où l'on “a de petits îlots d'hommes qui pointent dans le grand océan
d'arbres.”
(Bontempelli et Bruni, Histoire et conscience
historique, t. 1,
p. 150)
Il se
produisit une rééquilibration de la biosphère et il est très important
de noter
que parallèlement il y eut un abandon des villes.
Il y eut
donc une sorte de repli vers la forêt et un nouveau démarrage à partir
de son exploitation.
Ceci permit l'affirmation au départ de rapports de non dépendance. Mais
à cause
de la perte de continuité avec cette dernière due à des siècles de
développement de la civilisation antérieure, la forêt n'est plus perçue
comme
un être avec lequel l'espèce est en symbiose, mais comme une entité
menaçante
(bien que servant parfois de refuge jusqu'à une époque assez tardive,
comme
l'atteste l'histoire de Robin des bois); ce qui exprime la coupure
d'avec la
nature. En compensation, l'isolement conduisit au renforcement des
liens communautaires,
et l'individualisme qui s'était développé durant la période antique fut
remis
en cause. On eut une communauté toujours plus médiatisée par rapport à
la
nature.
Ceci
n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu une énorme dépopulation
et un renouvellement
ultérieur de celle-ci à cause des invasions[69].
Le
développement de l'autarcie sur laquelle nous reviendrons plus loin
favorisa
l'implantation de nouvelles habitudes alimentaires.
Beaucoup de
produits végétaux sont remplacés par des produits animaux: le lard et
le beurre
remplacent l'huile d'olive. Cette dernière tend à être substituée
également
dans l'éclairage par la cire (bougie); il y a une régression de la
consommation
de fruits qui proviennent surtout de la région méditerranéenne: figues,
dattes,
amandes, pistaches. On doit noter parallèlement la régression de
l'utilisation de
la soie et le grand développement de celle de la laine ce qui aura une
énorme
importance ultérieurement pour le développement de l'élevage en
Angleterre et
en Espagne. Cependant il semblerait que globalement le régime devienne
plus
végétarien surtout à partir du VIII° siècle à la suite d'une plus
grande
extension de la culture des céréales. Toutefois, ceci n'est pas
homogène en ce
sens que la nourriture varie en fonction des classes: l'alimentation
carnée
prédominant dans les couches supérieures. D'un point de vue général, on
peut indiquer
qu'il y a certainement des carences importantes puisque le rachitisme,
des
formes d'arthrose, des maladies des gencives et la cécité sont
fréquentes (il
semble que les hommes et les femmes du moyen-âge aient été hantés par
cette
infirmité).
On peut se
demander si l'extension de l'espèce en des zones moins favorables à son
développement
n'a pas posé des problèmes très graves à partir du moment où hommes et
femmes
en se multipliant ne pouvaient plus se nourrir uniquement des produits
autochtones. Ils durent cultiver, mais cet apport artificiel n'était
pas
suffisant pour enrayer des troubles par carence. En effet, ce n'est
qu'avec
l'apport de produits venant de zones plus au sud, ou bien grâce à
l'acclimatation de nouvelles espèces que l'alimentation des populations
humaines a pu être équilibrée.
Ainsi tant
à cause de la vaste crise de la représentation, sur laquelle nous
insisterons
maintes fois, qu'à cause d'une alimentation défectueuse ou insuffisante
(d'où
grand nombre de famines), on eut une manifestation récurrente de
maladies
épidémiques (par exemple, entre 543 et 546, cf. O.c.,
p. 17)
En ce qui
concerne les famines on peut se demander si ce n'est pas à cette époque
que
naît la problématique de la lutte contre cette dernière en même temps
qu'elle
fonde le moment de la représentation affirmant que le passé est celui
de la
pénurie.
9.2.6.1.3.3.
Comme
élément
intervenant dans la dynamique – si ce n'est au niveau de la création de
quelque
chose de nouveau, tout au moins à celui d'un frein tant sur le plan de
la
réalité tangible que sur le plan de la représentation – persistance de
formes
d'asservissement comparables à l'esclavage surtout en Italie (cf. pp.
144 et
147). Car dans la mesure où l'économie mercantile régressa, avait-on
réellement
des esclaves? Ceci n'est pas en contradiction avec l'affirmation
précédente au
sujet de la possibilité de dissolution de cette forme
Un
caractère de cette période sur lequel insistent divers historiens c'est
le
recul du mouvement de la valeur. L'économie monétaire n'a certes pas
totalement
disparue, mais elle est devenue minoritaire: cessation, par exemple, de
la
production de monnaie d'or au cours du VII° siècle qui servait au
commerce international
(cf. O.c., pp. 157 et 158).
Ce recul
est concomitant à un repli autarcique, à une fixation, laquelle exprime
au
mieux la perte d'importance de la valeur.
Ceci doit
être perçu dans une totalité, c'est-à-dire que cela ne concerne pas
uniquement
le phénomène économique, pour ample qu'il soit, car c'est en rapport
avec la
phase de recul de la vieille société, et, dans une certaine mesure, un
refus du
devenir de l'espèce depuis sa séparation d'avec la nature, phénomène
lié à et
amplifié par le développement de la production.
Bontempelli
et Bruni font la remarque suivante lors de leur exposition des vastes
mouvements de remise en question de la société établie, à la fin de
l'antiquité: “En réalité, le travail servile était tel qu'il ne créait
pas
entre les hommes un tissu de liens associatifs et coopératifs là où
seulement
aurait pu se former l'embryon d'un nouveau type d'assise sociale,
c'est-à-dire
dans les lieux de travail. Dans le travail au contraire les hommes
étaient
psychologiquement anéantis et socialement isolés. S'ils s'organisaient,
ils le
faisaient seulement en dehors de l'activité productrice. Mais alors il
est
clair qu'ils ne pouvaient jamais préfigurer un autre mode de produire,
c'est-à-dire de nouveaux rapports sociaux.” (Le sens de
l'histoire antique,
t. 2, pp. 587-588)
N'y
avait-il pas en germe – et nous retrouverons cette interrogation quand
nous
envisagerons les réactions au devenir hors nature, à propos du
gnosticisme – la
thématique de mettre fin à la production. Peut-être qu'hommes et femmes
se
rendirent compte de l'absurdité de la dynamique de produire. Ils en
eurent l'intuition
et cela inhiba la mise en mouvement d'une dynamique, car : que faire?
On eut donc
un développement en opposition à la vieille société d'où il y eut
tendance à
exalter ce qu'elle avait diffamé: le travail, l'activité intermédiaire,
le
procès intermédiaire entre la créature et le créateur.
Toutefois,
pour que le travail puisse arriver à s'imposer, il fallait que s'opère
une
dissolution de l'antique procès de vie, sinon les hommes et les femmes
pouvaient difficilement se percevoir se mouvant dans une activité qui
leur
apparaissait comme réduite, ou même qu'ils ne pouvaient pas concevoir
tant elle
était liée à la totalité. C'est ce qu'il y a d'essentiel dans la
période
féodale: s'il y a recul du phénomène de valeur, il y a
approfondissement d'un
procès de séparation, non voulu, qui s'impose en dépit de la volonté
des hommes
et des femmes de constituer de nouvelles unités. En effet, ils le
firent en
partant de données diverses et, pour se fonder, ils tendirent à
produire un
développement plus ample et donc à susciter une certaine
autonomisation. Ainsi
l'activité artisanale se développera séparément de celle agricole; la
ville se
fondera de façon autonome par rapport à la campagne. Le centre de
décision sera
dans la ville et ne sera pas lié à des propriétaires fonciers.
Ce qui
fausse la compréhension c'est que de nouveaux équilibres se sont fondés
qui
pouvaient faire penser à la réalisation d'autres possibilités. Il n'y a
pas
continuité entre les différents segments aussi bien dans l'espace que
dans le
temps. Elle se manifeste seulement dans la tendance de la valeur, ou de
l'unité
supérieure, à se réimposer, etc.. Il faudra que ces équilibres soient à
leur
tour rompus pour qu'ait lieu un développement de vaste ampleur.
Avant de
poursuivre et d'envisager comment se structure la nouvelle société, il
est important
de noter que dans la recherche en vue de fonder une autre dynamique de
vie, il
n'y a pas réaffirmation de la femme. Au contraire, les tentatives qui
visent à
sortir le plus nettement du monde en place, sont des communautés sans
femmes[70].
Il est possible
qu'il y eut quelques tentatives d'enclencher un autre procès de vie en
fondant
de nouvelles relations entre les sexes, mais nous n'en avons pas de
témoignages
tangibles. Nous reviendrons sur ce problème dans le chapitre sur
l'assujettissement de la femme. Nous devons ajouter tout de même que le
problème
de la situation de cette dernière au sein de la société, comme au sein
de
l'espèce en ce qui concerne celle-ci dans une aire bien déterminée du
globe,
transparaît dans la représentation, tout particulièrement dans la
littérature.
9.2.6.1.3.4.
Donc
encore une
fois: procès de dissolution et possibilité d'autonomisation des divers
éléments
constitutifs, ce qui était impossible auparavant pour tenter de sauver
l'unité
empêchant toute remise en cause; le procès intermédiaire peut
s'imposer. Cela
implique une crise de la représentation d'une vaste dimension.
"1.
Féodalisme en tant que domination d'une aristocratie
militaire, parasitaire du point de vue économique.
2.
Féodalisme en tant
que démembrement de l'Etat et fractionnement de la souveraineté.
3.
Féodalisme en tant que système de gouvernement basé sur
des rapports entre personnes privées et non entre des charges et des
fonctions
publiques, et constitué donc par un réseau de liens personnels de
dépendance,
contractuellement assumés en échange de la protection offerte par celui
en
regard duquel est instaurée la dépendance.
4.
Féodalisme en tant que seigneurie foncière, en entendant
par là une propriété terrienne dont le propriétaire privé a, en tant
que tel,
également le droit d'exercer des pouvoirs publiques de commandement
vis-à-vis
des paysans qui y travaillent et peut, de ce fait, leur ôter une partie
du
produit de leur travail en guise de tribut.
5.
Féodalisme en tant que mode de production, c'est-à-dire
en tant que système de rapports de production caractérisant un type
donné de
société.”
Ajoutons
que dans ce dernier cas, beaucoup d'auteurs considèrent ce mode de
production
en tant que résultat de la combinaison de deux autres: celui
esclavagiste et
celui des germains.[72]
Cet
inventaire des diverses acceptations du mot féodalisme était nécessaire
ne
serait-ce que parce que les bourgeois ont eu tendance à déprécier la
période
qui leur était antérieure, ce qu'ils nommèrent l'ancien régime, à la
représenter comme se caractérisant presqu'uniquement par
l'obscurantisme et la répression.
En outre, les socialistes, les communistes et les anarchistes, dans la
mesure
où, bien souvent, ils ont fait cause commune avec les bourgeois pour
lutter
contre le féodalisme, tant sur le plan physique sur celui de la
représentation,
ont également contribué à obscurcir les données, du fait
particulièrement de
leur exaltation du progrès.
En
revanche, il y eut également une glorification acritique, surtout de la
part
des romantiques. On peut dire qu'en général le mouvement réactionnaire,
c'est-à-dire entrant en réaction vis-à-vis du mouvement d'ascension de
la
société capitaliste s'est nourri de moyen-âge pour s'affirmer.
Ces
définitions mettent en saillie certains éléments et il y a donc
incomplétude;
cela concerne également la 5., quoi qu'en faisant intervenir le jeu des
infrastructures et des superstructures, il soit possible d'atteindre à
une
certaine exhaustivité. Il n'en demeure pas moins, comme nous l'avons
déjà fait
ressortir, qu'elle recèle une certaine rigidité et surtout elle ne
prend pas en
compte le phénomène communautaire et celui de l'unité supérieure.
En ce qui
concerne la définition du féodalisme en tant que mode de production, ce
qui
importe c'est que le travailleur-producteur possède son moyen de
production et
qu'il dispose de sa personne, ensuite c'est l'existence de la rente
tout
d'abord en travail puis en nature, enfin en argent. Cette
infrastructure n'est certes
pas immuable de telle sorte que la servitude de la glèbe n'est
absolument pas
déterminante pour définir ce mode de production. On devra l'analyser
avec le
phénomène de fonciarisation.
Ceci posé
ce qui nous intéresse surtout c'est de situer les particularités du
devenir
occidental durant cette période.
9.2.6.1.3.5.
Nous
pouvons
considérer que la fondation de l'Occident comporte les phénomènes
suivants:
"1.
Les relations entre empire romain dans sa partie
occidentale et aire germanique que nous avons déjà envisagés et sur
lesquels il
conviendra de revenir.
2.
Les relations entre les divers Etats chrétiens et
l'Islam.
3.
Les relations entre Byzance et les slaves ainsi que son
heurt à l'Islam.
4.
L'édification de la Russie qui vient remplacer Byzance.
5.
Enfin, dernier élément, intervenant indirectement et qui
montre que cette formation de l'Occident est un phénomène concernant
toute
l'Asirope: l'intervention des mongols opérant, d'une part sur les
slaves
(russes particulièrement) et, d'autre part, sur les états islamisés.
L'affaiblissement de ces derniers, favorisa l'essor de l'Occident.
Nous
faisons commencer la période que nous étudions au V° siècle. Ce n'est
pas parce
que nous considérons que cette date marque une discontinuité absolue
dans le
développement de la société, mais parce qu'elle vaut en tant que repère
au sein
d'un bouleversement. En effet c'est au cours de ce siècle que se
produisirent
la chute de Rome (410), le partage de l'empire et la chute de l'empire
d'Occident (476). Or, s'il est vrai que le phénomène de dissolution
dont nous
avons parlé a commencé avant ces dates, il est clair également que
c'est à
partir de ces évènements qu'il put prendre son essor et surtout aboutir
à une
positivité, n'étant plus inhibé par l'existence d'une unité supérieure.
Et ceci
tant au niveau purement pratique que sur le plan de la représentation.
En outre,
cette date a une grande importance dans la mesure où nous étudions le
devenir
des centres d'unification de l'Asirope étant donné que, nous l'avons
vu, la
tendance à une unification de l'espèce est également un phénomène
déterminant
le devenir de celle-ci. L'écroulement de l'empire romain créa un vide
qui
rendit possible une autre phase d'unification qui s'effectua au travers
de
nouveaux centres: l'Occident qui se crée à partir de cette époque et
l'aire
islamique, centrée au départ sur l'Arabie, puis le Proche-Orient, qui
tendit à
déborder sur l'Occident et sur l'Orient.
Cette
approche des évènements historiques est liée au fait que nous
considérons qu'il
y a une thématique fondamentale de la communauté par rapport à
l'espèce,
voulant signifier par là que la première est une particularisation de
la
seconde, comme un mode de celle-ci tendant à se poser coextensive à
elle, c'est-à-dire
que concrètement toute communauté tendit à se poser espèce. D'où, dans
la
mesure où différentes communautés, puis ethnies, nations affirment la
même
prétention, il y a obligatoirement un heurt, et, de là, une dynamique
d'unification que nous avons antérieurement exposée. Celle-ci doit être
intégrée dans celle du rapport de l'espèce à la biosphère et on doit
lui
inclure celle du rapport de l'individu à la communauté et à l'espèce.
Tout cela
sans escamoter les médiations opératrices: le pouvoir, le mouvement de
la valeur,
ni sans oublier qu'à un moment donné s'imposent d'autres médiations en
connexion directe avec les deux précédentes: les classes.
Nous ne
partons pas du VII° siècle, comme le font certains auteurs pour encore
d'autres
raisons.
En fonction
des différents travaux historiques, il apparaît évident que le
féodalisme ne commence
pas au V° siècle; à ce moment là on a simplement la fin de quelque
chose
d'ancien, et le possible du surgissement de quelque chose de nouveau.
Ce n'est
qu'en fonction de ce qui eut lieu ultérieurement que la date du V°
siècle
présente son importance et ceci que l'on réfère à un mode de
production, à une forme
de communauté ou à un phénomène d'unification.
En
conséquence nous considérons que la première phase de la période
historique au
cours de laquelle s'est imposé le féodalisme va donc du V° siècle au
milieu du
X°, avec comme moment déterminant, parce que c'est réellement à partir
de lui
qu'on peut parler de féodalisme, le VII° siècle au cours duquel
s'effectuèrent
des brisures telles qu'on peut à partir de là réellement distinguer un
nouveau
mode de production. En outre, ce moment est important aussi bien pour
l'Occident que pour la partie orientale qui devient Byzance et enfin
pour toute
l'aire proche-orientale: surgissement de l'Islam.
La deuxième
phase va du milieu du X° au milieu du XIV° siècle. Nous avons accepté
cette dernière
date à cause du vaste mouvement insurrectionnel qui pose des problèmes
nouveaux
et réaffirme des anciens, et non pas parce qu'il y a réellement une
nouveauté
sur le plan de la production, de la forme de la communauté, ou du
pouvoir
politique. Or, un autre élément déterminant dans le devenir de
l'espèce, c'est
la représentation. Il est donc essentiel de délimiter les divers
moments de
crise, de remise en cause de celle qui prédomine à un moment donné, de
même
qu'il est essentiel de comprendre comment peuvent se réimposer des
perspectives, des projets que le devenir social avaient refoulé. C'est
en
particulier à travers tous ces moments de crise que l'on peut percevoir
une
invariance dans la préoccupation de l'espèce: recomposer la communauté
immédiate. Ils permettent également de voir s'affirmer son angoisse de
s'isoler
de la nature; angoisse qui ne peut se conjurer qu'au travers d'une
entreprise
de sécurisation se réalisant dans la tentative de dominer, voire
s'escamoter la
nature.
Ajoutons
que nous voulons donner de l'importance aux moments d'intervention des
masses d'hommes
et de femmes essayant de modifier un devenir donné, même si cette
intervention
ne fut pas assez déterminante pour créer une discontinuité réelle.
Autrement
dit, nous essayons de percevoir et de comprendre le devenir en fonction
des
modifications de la communauté, puis de la société, en rapport avec
tous les
éléments dont nous avons amplement traité dans les chapitres antérieurs
(unité
supérieure, mouvement de la valeur, etc.), en fonction du mode de
production,
du procès d'unification et enfin des divers soulèvements parce qu'ils
sont
déterminants au niveau de la compréhension de ce que hommes et femmes
désirent
dans l'immédiat et de ce qu'ils visent à une vaste échelle historique.
Il n'est
pas obligé que ces divers ordres de faits soient contemporains, ce qui
rend
délicat un exposé du devenir historique.
Quelques
précisions encore pour clarifier notre choix des repères sus-mentionnés.
“Le
féodalisme est l'expression d'une rupture, il est donc gros d'une
diversité
indubitable mais n'étant pas, dans sa dynamique, une structure en soi
complète
et fermée, il est l'expression de la reconstitution d'une trame de
pouvoir sur
laquelle pourront se greffer des formations politiques successives.” (Histoire
d'Italie et d'Europe, t. 1, p. 301)
Cette
rupture se manifeste avec une intensité variable au V°, au VII°, comme
au
milieu du X° siècle. En revanche au milieu du XIV° la rupture en acte
s'effectue par rapport au féodalisme en tant que tel et par rapport à
des phénomènes
qui se sont développés en son sein.
“Le
féodalisme occidental, terrien et nobiliaire, se développa de façon
contemporaine à la révolution communale, au mouvement des communes et à
une
première ascension d'une bourgeoisie liée aux trafics mercantiles, à la
reprise
de la circulation monétaire. Dans la conception historique
traditionnelle ces phénomènes
sont posés en contraposition, comme deux tendances en lutte entre
elles, ou
comme deux mondes totalement séparés qui s'excluent réciproquement. Ils
sont au
contraire des expressions diverses mais étroitement interconnectés d'un
même
mouvement complexe qui transforme l'Europe médiévale, le mouvement qui
a été
désigné “de reconstruction à partir de la base”.” (idem,
pp. 319-320)
Il semble
dans ce cas que l'auteur restreigne la période féodale à ce que nous
nommons la
deuxième phase de celle-ci. En outre ce mouvement “de reconstruction à
partir
de la base” implique-t-il, 1° la phase de dissolution dont nous avons
parlé, 2°
le refus de la société antique ainsi que de celle qui s'édifia dans la
période
ultérieure? C'est ce que nous pensons quant à nous. Et nous ajoutons
qu'il ne
faut pas oublier que l'unité supérieure ne disparut jamais au cours de
toute la
période féodale, qu'elle s'affirma souvent de façon nette et puissante
et que
finalement elle se réimposa au travers des monarchies absolues. Voilà
pourquoi
il est difficile de fixer une limite terminale à la troisième phase.
Enfin, nous ne voulons pas séparer un phénomène féodal des autres indiqués dans la citation précédente, parce qu'à notre avis, le féodalisme est l'intégrale de ces phénomènes. Nous allons essayer de préciser tout cela en analysant les trois phases du féodalisme. Auparavant, il nous faut encore analyser de façon particularisée certains phénomènes qui, s'ils ne sont pas strictement limités à ce qu'on peut dénommer idiosyncrasie féodale, sont déterminants pour comprendre ce que fut le féodalisme.
[La troisième phase commençant au milieu du XIV° siècle, qui
correspond à la phase d'autonomisation de la forme féodale, à sa
domination formelle, et non supperficielle, qualificatif qu'il vaut
mieux consacrer à la caractérisation de la phase iniitiale, se termine
de façon variable selon les pays
européens - nous laissons de côté le Japon qui connut un phénomène
semblable - avec par exemple les révolutions du XVII°siècle en
Angleterre, avec celle du XVIII° siècle en France. L'exposé sur cette
phase se trouve plus loin en 9.2.6.1.3.11.dans emergence7.]
[1]
On
peut considérer que le phénomène se poursuit à l'heure actuelle.
Ainsi ces deux dernières années, on a noté une sécheresse très
importante en
Grèce, mais aussi dans certaines zones italiennes et en Provence. En
conséquence, on peut se demander si la désertification ne va pas
concerner prochainement
tout le pourtour méditerranéen. En outre, étant donnée l'immense
urbanisation
du nord de l'Europe qui entraîne une destruction considérable de la
forêt,
toute cette zone devient très vulnérable et le processus de
désertification va
commencer à opérer là-bas aussi.
Un
phénomène similaire concerne particulièrement le nord de la Chine et
l'Amérique
du nord.
[2]
Un
écho de ce heurt
entre ces deux types de communauté se trouve dans la Bible avec
l'histoire
d'Abel (pasteur) et de Caïn (agriculteur). Telle qu'elle est rapportée,
il en
résulte que la sympathie du narrateur se manifeste pour Abel, celui qui
a
conservé une dimension nomade. Ceci semble caractériser, en partie, le
peuple
hébreu, du moins jusqu'à la période actuelle. Il garda longtemps une
certaine
nostalgie d'une période où la domestication est à peine en germe.
[3] Citation faite par P. Masson-Oursel dans son livre La philosophie en Orient, éd. PUF, p. 9. Il serait intéressant d'étudier s'il n'y a pas eu de causes écologiques à l'irruption des arabes hors de leur péninsule à partir du VII° siècle, après les prédications de Mahomet.
[4]
A
ce propos, nous pouvons revenir sur la question du paradigme animal
qui nous semble, s'enraciner fondamentalement dans la chasse.
“ La
pluralité des sources sur les relations de l'homme avec l'animal invite
à la songerie
que voici: tout se passe comme si l'homme avait en lui un bestiaire
central
rattaché à son être profond, inaccessible en lui-même, mais perceptible
par ses
projections dans les bestiaires secondaires de l'art, de la table, des
objets,
des mots, des autres hommes à travers les injures et les mots doux,
etc., et
ces diverses manifestations seraient corrélées.
Prenons les
outils. Je me suis ravisé il y a peu qu'ils revêtent souvent des noms
d'animaux,
et pratiquement jamais de végétaux. Herminette, bouvet, bédane, et bien
d'autres encore: ce n'est plus une boîte à outils, c'est une ménagerie.
Avec
l'agriculture,
les végétaux prendront de l'importance, mais dans d'autres domaines. Il
est
intéressant de noter qu'en dehors d'exceptions comme l'astrologie
gauloise où
les signes ont des noms d'arbre, tous les autres ont des noms d'animaux.
[5]
Dans
le même ouvrage, Finley écrit ceci:
“L'archéologie
oblige à considérer toutes ces destructions comme contemporaines, et à
les
dater de l'année 1200; il est d'autre part difficile d'imaginer
qu'elles n'ont
aucun rapport avec les mouvements des “peuples de la mer” et des
destructions
de l'empire hittite. La coïncidence serait trop remarquable et le
serait
d'autant plus qu'à partir du moment où l'on prend en considération que
l'agitation s'étendit vers l'est jusqu'en Mésopotamie et toucha à
l'ouest l'Italie,
les îles Lipari, la Sicile, peut-être même la France ainsi que la mer
baltique
au nord.” (p. 77)
Ceci pose
le problème de la destruction de l'empire mycénien par ce qu'on a
appelé l'invasion
dorienne, théorie qui fut en vogue pendant longtemps. Dans un article
de “L'Histoire”
n°48, 1982: “L'invasion dorienne a-t-elle eu lieu?”, Annie
Schnapp-Gourveillon le met en doute de façon fort cohérente et précise
ceci: “les
doriens, année après année, perdent de leur consistance si on écarte le
modèle.
Il reste les institutions, un dialecte, certes; mais ce dernier
apparaît
maintenant beaucoup plus proche du grec mycénien qu'on aurait voulu le
croire:
les recherches philologiques actuelles minimisent les particularismes
doriens.
Quant à l'archéologie, elle souligne la totale inexistence des Doriens
comme
“élément intrusif” dans la production matérielle des “siècles obscurs”.
Il y a catastrophe,
bouleversement profond, et pourtant l'explication simple de l'invasion
ne fait
plus recette, car, culturellement, il n'y a pas coupure, et les Doriens
font
partie intégrante de cette Grèce appauvrie et dévastée qui succède au
monde
mycénien. La chute des Etats mycéniens s'amorce vers l'an 1200 av.
J.-C. On
observe des destructions en chaîne, de nombreuses forteresses. Beaucoup
d'habitat sont purement et simplement désertés. La civilisation
mycénienne
survit pourtant, amoindrie et parcellarisée (la céramique par exemple,
d'un
style unitaire jusqu'à présent, témoigne de sensibles variations
régionales
jusque vers la fin du XII° siècle avant J.-C. Sur le plan
archéologique, aucune
trace d'un apport matériel étranger. (...) On peut seulement admettre
comme
plausible l'hypothèse d'une série de raids violents mais limités,
anéantissant
la puissance mycénienne.”
L'auteur
aboutit à cette espèce de conclusion après avoir fait une critique
intéressante
de diverses représentations de la Grèce antique. Dit brièvement: celle
allemande glorifiant Sparte “symbole du dorisme” en tant que
préfiguration de
la Prusse, celle de la France exaltant l'Attique, et celle de l'Union
Soviétique décrivant un heurt entre patriarcat (dorien) et matriarcat
(autochtone) et entérinant la thèse de l'action destructrice des
Doriens.
Cette
dénonciation de l'utilisation des faits historiques pour justifier des
idéologies est très intéressante. Elle serait également nécessaire en
ce qui
concerne l'exaltation de la démocratie athénienne de la part des
nouveaux philosophes
et autres penseurs actuels.
Il existe
une autre explication des destructions dont parle M. Finley, c'est
celle de
Rhys Carpenter qui dans Discontinuity in Greek Civilisation montre
l'importance des facteurs climatiques dans le développement des
civilisations
ce qui l'amène à penser que les destructions furent dues à une
catastrophe
naturelle comme celle qui détruisit Théra-Santorin. L'explosion
volcanique
aurait pu projeter dans l'air une masse de matériaux telle qu'elle
aurait
empêché l'arrivée des rayons solaires provoquant un refroidissement,
d'où de
mauvaises récoltes, des famines, etc.. Et, à cause de ces dernières, il
y
aurait eu un déchaînement de violences. Il est indéniable que des faits
climatiques, des catastrophes naturelles ont leur importance, mais
elles ne
peuvent que révéler, accuser des phénomènes, non les créer. Ou alors
elles sont
tellement puissantes qu'elles détruisent tout, mais ceci n'a en fait
qu'une
dimension locale, comme la destruction de Pompéi, de Lisbonne, etc. par
des
phénomènes géologiques.
[6]
Il
semblerait que dans l'empire Ourartou, il y eut un début de
développement similaire, étant donné qu'il y aurait eu une certaine
pratique de
l'esclavage et un grand développement du mouvement de la valeur. Nous
tenons à
signaler ce fait parce que nous sommes persuadés que le mouvement de la
valeur,
tel qu'il s'impose en Lydie puis en Grèce, est le produit de
l'évolution de
toute l'aire du Proche Orient à laquelle on doit adjoindre l'Égypte et
la
région dont elle est le produit et enfin la Grèce. En bref, toute la
partie
médiane de l'Asirope.
“Ils [les
lydiens n.d.r] sont les premiers à
notre connaissance qui frappèrent et mirent en usage la monnaie d'or et
d'argent;
les premiers qui firent le commerce de détail. A ce qu'ils disent, les
jeux pratiqués
maintenant chez eux et chez les grecs seraient également de leur
invention.
(...) C'est alors qu'on aurait inventé le jeu de dés, le jeu
d'osselets, le jeu
de ballons, et les autres espèces de jeux, sauf le jeu de dames...”
(Hérodote, Histoires,
éd. Les Belles Lettres, pp. 93-94)
Il est intéressant de noter cette espèce de relation entre la valeur et le jeu. Il est probable qu'en Grèce, nous eûmes ensuite les jeux de hasard. Il faudra encore un grand développement de la valeur pour qu'on ait des jeux d'argent dont un des chefs-d'oeuvre est le monopoly.
[L'importance du mouvement du phénomène de la valeur en Chine, qui
commence peut-être plus tôt que dans "l'aire grecque a été omise"
bien qu'elle sera bien mentionnée dans la suite de l'étude. note de mars 2016]
[7]
L'étude
des rapports entre le phénomène étatique et celui de la valeur,
ainsi que celle des conséquences de leur développement, telle la
tendance à une
unification toujours plus complète de l'espèce, nécessite une
appréhension globale
de l'histoire mondiale qui permette de comprendre la raison de notre
situation
actuelle. En conséquence, nous devons donner des points de référence
importants
pour que le lecteur puisse suivre notre exposition. Ces points de
référence
seront également nécessaires pour l'étude du capital, de la démocratie,
etc..
Nous avons
essayé de faire un tableau complet de l'histoire mondiale à partir
duquel il nous
serait possible d'extraire les données historiques indispensables à
notre
exposition. Nous avons pris, pour cela, les deux ouvrages de
Bontempelli et
Bruni qui couvrent tout le champ historique depuis la préhistoire
jusqu'à nos
jours. Il s'agit de Le sens de l'histoire
antique (deux volumes)
et de: Histoire et conscience historique (trois
volumes) édités par Trévisini
(ouvrages en italien).
Ils nous
ont donc fourni la trame fondamentale et nous avons complété, précisé à
l'aide
d'ouvrages plus particuliers qui seront signalés en leur temps.
Ces auteurs
ont une orientation marxiste avec laquelle nous sommes très souvent en
désaccord. Ceci était un inconvénient mineur dans la mesure où leur
exposition
globale nous permettait de construire le cadre de notre propre exposé.
Nous
signalons d'ailleurs en quoi nous divergeons, afin de bien préciser
notre prise
de position. Nous n'avons aucune intention de faire des critiques et
notre
jugement global est que ces ouvrages sont remarquables.
Nous
avons déjà
abordé une telle étude historique quand nous rédigeâmes La
révolution
communiste: Thèse de travail pour la partie qui ne fut pas
publiée en
particulier les chapitres 6.3.1-La périodisation de la société humaine
et 5.-La
mystification démocratique.
[8]
Le
sens de
l'histoire antique,
t. 1, p. 238. Les auteurs fournissent beaucoup
d'informations intéressantes qui montrent à quel point le progrès
technique est
l'intégrale d'une somme de découvertes qui se sont produites dans des
domaines
divers, et à quel point celui-ci détermine l'évolution des formes
sociales.
Toutefois il n'est pas le seul facteur intervenant de façon décisive,
comme
nous le soulignerons à plusieurs reprises.
[9]
“Coïncidence remarquable:
c'est
Chios qui nous fournit le plus ancien témoignage contemporain
d'institutions démocratiques
dans le monde grec. Dans une ins_c_r_i_p_tion de Chios datée très
probablement des
années 575-550 av. J.-C., se trouve une référence incontestable à une
assemblée
populaire et aux “lois (ou décrets) du démos”. (M. Finley, Economie
et
société en Grèce ancienne, p. 170)
“Disons
le
brutalement: les cités où la liberté individuelle atteignit son
expression la
plus haute – Athènes en est le cas le plus évident – étaient aussi
celles où
l'esclavage-marchandise était florissant.” (idem,
p. 170)
[10]
« Dans
le système esclavagiste donc le travail dépendant
excluait de la communauté, tandis que dans le système antique-oriental
on était
membre de la communauté justement dans la mesure où on développait un
travail dépendant,
nonobstant qu'il fût sujet à des obligations et à des liens en ce qui
concerne
attributions, temps et modes de son exécution, et pût être aussi très
dur et
peu récompensé.” (Le sens de l'histoire antique, t.
1, p. 217)
A propos du
rapport de l'homme à la communauté, Finley parle d'un statut
particulier, celui
du thète.
“Un thète
non l'esclave, telle est sur cette terre la créature la plus
déshéritée
qu'Achille puisse évoquer. Ce qu'il y avait de très dur pour le thète,
c'était l'absence de tout lien, sa non appartenance.” (Le
monde d'Ulysse,
p. 68)
“Ce n'était
pas un esclave, mais un thète privé de terre qui représentait pour
Achille, le
statut humain le plus bas auquel il pût penser.” (L'économie
antique, éd.
Maspéro, p. 83)
Ceci nous
montre l'importance de la communauté. Mais l'argumentation de M. Finley
nous
semble superficielle dans la mesure où l'esclave-marchandise devait
être plus
ou moins inexistant à l'époque d'Homère, et parce que l'esclave n'est
pas un
homme. Or, Achille se pose en tant que tel. Il ne peut donc pas se
référer à ce
dernier.
Ainsi le
thète est un homme puisqu'il est libre, mais il est dépossédé. Il n'a
que la
possibilité de travailler pour un autre. Il devient dépendant et dans
la mesure
où il n'a rien, il ne participe plus à rien. Ceci montre à quel point
la
liberté est absurde, et que ce qui compte, c'est l'appartenance. Et sur
ce
plan, l'esclave se trouve dans une situation supérieure au thète, car
il
participe à l'oikos, ce qui lui donne une garantie, une sécurité de
vie.
Autrement dit, l'esclave est exclu de la communauté politique, le thète
d'une
communauté économique la plus réduite soit-elle.
[11]
“Ainsi
surgirent les soi-disant “tyrans”. Le mot tyran n'avait aucune
signification péjorative et, en signifiant littéralement “homme de la
terre”,
il voulait désigner qui avait occupé le pouvoir sans faire partie de
l'acropole, mais en provenant de la “terre”, c'est-à-dire de la terre
circondante. Était tyran donc, celui qui tenait le pouvoir sans avoir
été investi
par les dieux, indépendamment de tout jugement sur ses qualités comme
personne
ou comme gouvernant.
Les
tyrans
prenaient le pouvoir à la suite de tumultes de couches populaires
indépendantes
et hostiles aux classes dominantes aristocratiques des acropoles.” (Le
sens
de l'histoire antique, t. 1, p. 288)
[12]
A
l'époque de Solon, se fait sentir encore l'importance de la terre, de
la fonciarisation. “Oui, le but pour lequel j'ai réuni le peuple, me
suis-je
arrêté de l'avoir atteint? Elle peut mieux que tout autre m'en rendre
témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des olympiens, la
Terre
noire, dont j'ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu;
esclave
autrefois, maintenant elle est libre.” (Solon, cité par Aristote, Constitution
d'Athènes, p. 12)
[13]
Le
livre de M. Austin et P. Vidal-Naquet Économies et sociétés
en
Grèce ancienne, éd. A. Colin, fournit des renseignements très
intéressants
sur cette faiblesse du mouvement de la valeur.
“Quant aux
banques [développées au IV° siècle n.d.r],
ici encore l'évolution a ses limites: le terme de “banque” prête à
confusion.
Entre une banque moderne et une banque athénienne, la distance est
grande. La
banque moderne est avant tout un instrument de crédit destiné à
favoriser
l'entreprise économique. Les banques athéniennes, en revanche,
travaillent sur
une petite échelle; elles sont surtout des établissements de change et
de prêts
à gage. Une bonne partie de la richesse monnayée qui existe ne vient
jamais
entre leurs mains, mais reste souvent thésaurisée. Les sommes qui leur
sont
confiées ne sont pas investies dans des entreprises économiques; il ne
semble
pas que les banques plaçaient l'argent de leurs clients dans les prêts
maritimes.
Les banquiers qui sont métèques (et ils ont nombreux) ne peuvent pas
d'autre
part consentir des prêts gagés sur des terres, puisque les métèques
sont
écartés de la propriété foncière. Les banques athéniennes ne sont pas
des
institutions de crédit destinées à encourager les investissements
productifs.
En somme, ce qui est le caractère essentiel d'une banque moderne fait
défaut
dans la Grèce classique.” (p.173)
On
trouvera
également des indications fort intéressantes dans Économie et
société en
Grèce ancienne, de M. Finley, cf. en particulier, son
commentaire à l'éthique
d'Aristote, pp. 278 sqq; cf. aussi C. Mossé: Histoire d'une
démocratie:
Athènes, p. 16.
[14]
“C'est
seulement à Athènes que les propriétaires esclavagistes devenus
vraiment une classe, étaient également capables de créer un Etat
propre, une
propre politique et une propre culture.” (Le sens de
l'histoire antique,
t. 1, p. 397)
[15]
Cet
aspect mystificateur retiendra plusieurs fois notre attention au
cours du développement ultérieur. Citons pour le moment cette remarque
de M. Austin
et P. Vidal-Naquet: “Aussi le mot “État”, que nous sommes presque
fatalement conduits
à employer, doit-il être critiqué. L'État en tant qu'abstraction
n'existe pas
pour les citoyens. L'État ne distribue pas de l'argent aux athéniens
désirant
assister aux représentations théâtrales, comme la sécurité sociale
donne une
indemnité de maladie, les athéniens se distribuent entre eux une part
des revenus
de la collectivité. Il n'y a même pas de différence de principe entre
le fait
de distribuer de l'argent et celui de construire des bateaux, même si
dans la
pratique des antagonismes pouvaient surgir entre les décisions opposées
et les
politiques qu'elles impliquaient.” (Économies et sociétés en
Grèce, p. 139)
On doit
noter toutefois qu'Aristote semblait avoir une notion assez abstraite
de
l'État, comme le montre la citation de la note suivante.
En outre les athéniens qui avaient lutté contre l'État première forme, voulaient instaurer une communauté. Ils ne pouvaient pas reconnaître dans la réalité qu'ils vivaient la réapparition de ce contre quoi ils s'étaient soulevés. Il y avait une part d'automystification qui, initialement, se greffait sur une donnée concrète: cet État ne s'était pas encore autonomisé et pouvait effectivement apparaître comme un simple organe de la communauté.
[16]
Aristote
présente un “Résumé de la partie historique” fort
instructif où il affirme: “... et c'est depuis qu'on est arrivé au
régime
actuel en attribuant toujours de plus grands pouvoirs à la foule. Car
le peuple
s'est rendu maître de tout, et tout est réglé par les décrets et les
tribunaux
où le peuple est souverain. En effet les jugements rendus autrefois par
le Conseil
sont passés aux mains du peuple; et en cela on sembla avoir bien fait,
car le
petit nombre est, plus que le grand, accessible à la corruption par
l'argent et
la faveur.” (Constitution d'Athènes, p. 44). “Tout
d'abord on refusa d'accorder
une indemnité à l'assemblée; puis, comme on n'y venait pas et que les
prytanes
usaient d'expédients afin d'obtenir le nombre nécessaire pour rendre
valable le
vote, Agyrrhios fit d'abord donner une obole; puis Héraléidés de
Clazomènes,
surnommé le Grand Roi, fit donner aux oboles, et Agyrrhios enfin trois
oboles.”
(idem, p. 44)
On ne peut
pas être plus clair en ce qui concerne le rôle de la valeur dans
l'instauration
de la démocratie. On doit noter cependant qu'on a là une domination
purement
formelle en ce que l'argent est ici un moyen pour faire fonctionner,
parce
qu'il opère une substitution.
Ajoutons à
nouveau, cette remarque historique de la plus haute importance en ce
qui
concerne le rapport entre développement de la démocratie et entreprises
guerrières maritimes. “Périclès en effet enleva certains droits à
l'Aéropage et
poussa vivement l'État à augmenter sa puissance maritime, ce qui donna
à la
foule l'audace de tirer à elle de plus en plus toute la vie politique.”
(idem, p. 29)
Cette
oeuvre d'Aristote est très intéressante parce qu'elle affirme
l'existence de
l'État qui est souvent escamoté par les divers théoriciens affrontant
la
question de la démocratie.
“Jusqu'à ce
moment donc l'État progressa et grandit peu à peu en même temps que la
démocratie.” (p. 25)
En écho à
l'affirmation d'Aristote sur l'importance du peuple, il est bon de
citer ce passage
du Pseudo-Xénophon (cf. C. Mossé, Les institutions grecques,
p. 183):
“Je dirai d'abord qu'à Athènes les pauvres et la foule jouissent de
plus d'avantages
que les riches et les bien-nés, car c'est le peuple qui monte les
vaisseaux et
qui fait la puissance de la cité. En effet, les pilotes, les chefs de
manoeuvre, les commandants de pantécontores, ceux qui veillent à la
proue, ceux
qui construisent les navires, voilà les hommes qui font la force de la
cité,
plus que les hoplites, les nobles et les gens de bien. Aussi il paraît
juste
que tous participent également aux magistratures, tirées au sort ou
électives,
et que tout citoyen qui le demande puisse prendre la parole.”
On a ici en
germe une exaltation de l'activité pratique, bien qu'elle soit limitée
à la
marine; surtout on voit se dessiner la thématique de l'exaltation des
pauvres,
et au-delà de ces deux thèmes s'impose la réflexion au sujet de
qu'est-ce qui
fonde la réalité d'une organisation sociale.
[17]
Je
cite exprès C. Mossé parce que cette auteure semble accorder peu
d'importance aux phénomènes économiques tant dans leur existence que
dans leur
impact (leur ampleur pouvant être escamotée). Elle écrit p. 49 du livre
déjà cité:
“De même il n'existait pas à Athènes au V°siècle une classe marchande”.
Or dans
Le sens de l'histoire antique, il est dit “Il
s'agissait de Thémistocles
appartenant à une riche famille de marchands” (t. 1, p. 399).
Dans tous
les cas, C. Mossé reconnaît l'importance du commerce puisqu'elle affirme
“... dès
cette époque il s'agit du V°siècle n.d.r]
les athéniens importaient plus de la moitié du blé qui était consommé à
Athènes.” (p. 51). Mais elle indique que ce commerce était assuré par des
étrangers. Cependant Thémistocles était bien grec.
C. Mossé a
écrit un autre livre, Les institutions grecques,
éd. A. Colin, qui
permet de comprendre les particularité de l'aire grecque.
Pour en
revenir au problème du commerce, voici une remarque de E. Benveniste
qui est
très intéressante parce qu'elle expose pourquoi il est possible de ne
pas
dénoter une couche de marchands dans les sociétés où la valeur s'impose
à
peine.
“Nous
voyons ici un grand phénomène commun à tous les pays déjà révélé par
les
premiers termes: les affaires commerciales n'ont pas de nom; on ne peut
pas les
définir positivement. Nulle part on ne trouve une expression propre à
les
qualifier d'une manière spécifique; parce que – au moins à l'origine –
c'est
une occupation qui ne répond à aucune des activités consacrées
traditionnelles.”
Les
affaires commerciales se placent en dehors de tous les métiers, de
toutes les
pratiques, de toutes les techniques; c'est pourquoi on n'a pas les
désigner
autrement que par le fait d'être “occupé”, d' “avoir à faire”.
Cela met en
lumière le caractère nouveau de ce type d'activité et il nous est ainsi
donné
de surprendre, dans sa singularité, cette catégorie lexicale en voie de
formation, de voir comment elle s'est constituée.
“C'est
en Grèce que
cette dénomination a commencé, mais c'est par l'intermédiaire du latin
qu'elle
s'est répandue...” (Le vocabulaire des institutions
indo-européennes, t.
1, p. 145)
[18]
Il
convient de citer également d'autres réformes à cause de leur
importance et de leur modalité de réalisation.
“Avec la
réforme de 487 av. J.-C., au contraire, même les candidats des dèmes
furent
choisis par tirage au sort, et l'archontat devient, comme la Boulée,
une
magistrature dont la composition était totalement confiée au sort.” (Le
sens
de l'histoire antique, t. 1, p. 399)
Contre
l'implacabilité du mouvement de la valeur qui tend à instaurer des
différences
parce qu'il y a acquisition, rétention par certains des flux de
richesses ce
qui entraîne un accroissement de pouvoir, la décision des hommes est
inopérante;
alors on a recours à un phénomène aléatoire pour mettre hors-circuit ce
phénomène: le tirage au sort.
Qui prend
donc réellement la décision? Ce ne sont plus les hommes. Il y a bien
une
dynamique d'expropriation qui pose une politique de non-hommes.
La remarque
de C. Mossé (O.c., p. 30) confirme
l'importance du tirage au sort: “Jugé plus démocratique le tirage au
sort était
réservé aux fonctions qui n'exigeaient pas une compétence particulière.”
Dans son
autre livre Les institutions grecques, p. 62, le
même auteur affirme: “Depuis
Fustel de Coulanges, on a beaucoup insisté sur le caractère religieux
de ce tirage
au sort qui paraît évidemment un moyen dérisoire de recrutement des
fonctionnaires de l'État.”
La question
mériterait d'être traitée de façon approfondie. J'ajouterai donc
quelques
remarques à ce qui a été précédemment dit.
On peut
penser qu'à l'origine le hasard qui intervient dans le tirage au sort
apparaît
comme la manifestation d'un interlocuteur caché qui participe pourtant
au
devenir de la communauté. Il est ensuite celle d'une divinité ou des
dieux.
Dans l'idée
de sort, il y a encore celle de partage, de part, et elle est liée à
celle de
destiné et de destin. Dans l'idée moderne intervient plutôt l'idée
d'aléas,
c'est-à-dire de facteurs imprévus, non perçus, qui jouent en dépit de
la volonté
des hommes et des femmes.
Elle est
également pénétrée par la dimension économique: le hasard est chance,
fortune!
Enfin, dans
la mesure où les hommes se refusent à une intervention active et
opèrent par
l'intermédiaire du sort, il y a une certaine analogie avec Wu-Wei, le
non-agir.
Toutefois, la différence gît dans le fait que dans le premier cas les
hommes
sollicitent tout de même que quelqu'un d'autre, particularisé, opère à
leur
place, dans le second cas, c'est la totalité. Ce qui nous amène alors à
mettre
en rapport cet aspect du hasard avec celui d'une intervention divine
sollicitée
par la prière.
En
ce qui concerne
le développement des mesures démocratiques, l'action des thètes et le
tirage au
sort (cf. Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp.
416-418)
[19]
“Ce
furent les chars de guerre qui conduisirent les guerriers là où se
produisaient des subversions et leur permirent de les réprimer avec la
plus
grande facilité. Ce fut grâce aux chars de guerre qu'il y eut une
extermination
régulière de tous ces groupes de hapirou qui, sans travail, sans
nourriture,
s'adonnaient au banditisme et aux révoltes. Ils permirent de protéger
les voies
caravanières et de garantir le développement des trafics. Ils firent
respecter
la volonté des souverains dans tous les coins de leurs territoires.” (Le
sens de l'histoire antique, t. 1, p. 127)
Ce
problème de
s'assurer contre la subversion interne fut certainement posé plusieurs
fois.
“La ligue de Corinthe formée en 338 sous l'égide Philippe de Macédoine
a
notamment pour objectif la tentative de mettre fin à toutes les formes
de
subversion et de troubles internes dans les cités grecques.” (Economies
et
sociétés en Grèce ancienne)
[20]
Nous
retrouverons cette dynamique en d'autres lieux et d'autres temps.
[21]
Faire
une étude sur le problème de l'État et de la communauté chez les
juifs apparaît toujours comme une entreprise prétentieuse et est
considérée par
beaucoup comme étant irréalisable par qui n'est pas juif, et doté d'une
solide culture
juive. L'argument a d'ailleurs souvent une saveur racketiste que nous
laisserons
de côté.
Il
est certain que
pour faire une oeuvre exhaustive, il nous manque une foule de
connaissances.
Mais nous ne prétendons pas produire quelque chose de définitif car
nous
voulons seulement, sur la base des éléments fournis dans cette étude,
et dans
tous les travaux publiés dans Invariance, qui sont en liaison avec un
phylum
bien déterminé, celui du refus du devenir à la domestication, indiquer
comment
l'on peut envisager ce que nous désignerons comme la dynamique de la
communauté
juive qui nous semble déterminante pour tout le développement de
l'espèce dans
l'aire occidentale.
[22]
Dans
Quand dieu était femme – À la découverte de la grande déesse
source du pouvoir des femmes, éd. Opuscule, Merlin Stone
indique elle aussi
que le peuple hébreu était constitué d'éléments divers. Elle s'appuie
en particulier
sur ce passage du Psaume 107 qui est révélateur : ils le diront, les
rachetés
de Yahvé, qu'il racheta de la main de l'oppresseur qu'il rassembla du
milieu
des pays, orient et occident, nord et midi. Ils erraient au désert,
dans les
solitudes, sans trouver un chemin de ville habitée;
En
particulier, elle affirme que les lévites seraient en fait un
groupement dérivé
des louvites, qui étaient indoeuropéens.
En outre,
elle ne se limite pas à envisager l'histoire des hébreux à partir de la
période
où ils sont installés en Égypte, mais elle prend en considération,
Théra, Abraham,
etc.. Elle s'en sert pour fonder sa thèse sur l'origine indoeuropéenne
des
lévites; car, pour elle, Abraham dériverait de brahmane, tandis que
Yaweh
signifierait éternel.
Etant
donnée la
prépondérance de la tribu des lévites, cela lui permet d'expliquer le
patriarcat prononcé des hébreux, et leur lutte contre les divers cultes
de la
déesse-mère.
[23]
“Les
hébreux la créèrent [la nation n.d.r]
les premiers. De “Hapirou” qui était seulement un terme négatif pour
désigner
leur exclusion d'un lien juridique stable avec les institutions
égyptiennes,
ils devinrent “Israël”, qui était un terme positif pour désigner leur
commun
ancêtre (Jacob, appelé justement Israël), et donc une communauté de
souche d'où
ils faisaient dériver une communauté de traditions et de valeurs
spirituelles.
“Israël” était pour la première fois de l'histoire une nation créée
dans le vif
du processus historique qui conduisit de l'Égypte en “Terre du Canaan”
un
peuple qui ne pouvait pas avoir déjà une unité de souche et de
culture.” (Le
sens de l'histoire antique, t. 1, p. 146)
S'il en est
ainsi, il faut poser que ce que rapporte la Bible en ce qui concerne
les hébreux
avant la période égyptienne n'est que fiction. Cependant il nous semble
fort
important que dans ce livre, il est fait mention qu'à un moment donné
il y a un
changement de noms: Abram devient Abraham, Saraï, Sarah. Cela indique
peut-être
que c'est alors que la représentation d'une ethnie déterminée devint
celle d'un
groupe d'ethnies diverses.
En outre,
il nous semble que le concept de nation n'est pas approprié ici. Nous
préférons
parler d'une communauté médiatisée. Il nous faudra revenir plus tard
sur
l'argument. Passons à une remarque concernant les auteurs de l'ouvrage
cité.
Ils ont de temps en temps des accents bordiguiens. “Selon la narration
de l'
“Exode” (le deuxième livre de la Bible), nous pouvons comprendre de
façon
concrète comment à travers la figure de “Moïse” le peuple hébreu se
forma en
nation, en se donnant une “loi” et un programme à réaliser: un
programme qui se
fondait sur le monothéisme religieux.” (p. 149)
Bordiga
aurait été pleinement d'accord avec cette exposition mettant en
évidence l'importance
du programme. Je ne veux pas dire par là que ces auteurs ont été
influencés par
lui car ils ne l'ont probablement pas lu. Il y a une convergence, comme
il y en
a avec De Martino.
Ceci dit,
on pourrait ajouter qu'on trouve chez les hébreux l'expression de
l'invariance
d'un projet, ainsi que la nécessité de l'interprétation du cours
historique
afin de saisir quel est le moment favorable pour la réalisation de ce
dernier.
C'est la base de l'herméneutique et de la lutte contre l'enrichissement
perçu
comme une contamination par la culture des autres ethnies, et le
fondement de
la représentation prophétique; ce qui n'empêche qu'il y eut également
une
dimension illuministe.
Donc le
comportement des hébreux est déterminé par la position révolutionnaire
qu'ils
prirent à un moment donné.
Cette
dimension révolutionnaire persista chez les juifs jusqu'à nos jours.
Les
conditions dans lesquelles ils vécurent réactivèrent souvent la
nécessité d'une
intervention. Ce n'est pas un hasard si tant de révolutionnaires
étaient d'origine
juive.
Cependant
l'herméneutique peut conduire à, et être supporté par un comportement
différent:
maintenir ce qui fut. D'où la puissance du conservatisme chez les juifs
dits
orthodoxes; comme on peut le constater encore à l'heure actuelle.
La
dimension
révolutionnaire, c'est-à-dire l'affirmation de quelque chose en
opposition avec
un ordre établi, transparaît nettement dans l'institution du sabbat.
Seuls les
groupements humano-féminins contraints à des travaux pénibles, ne
pouvant pas
accomplir paisiblement leur procès de vie, pouvaient inventer ce jour
de repos
dédié à une espèce de glorification de leur être commun advenu à
travers un
long procès de luttes.
[24]
Les
hébreux savaient très bien à quoi s'en tenir au sujet de l'État.
[25]
“...
pour compenser le déséquilibre qui dérivait de l'autonomie de la
Babylonie, Assoubanipal avait dû conquérir la Phénicie-Palestine, mais
pour la
conquérir il avait dû conquérir le delta du Nil, et pour conquérir
l'Égypte il
avait dû conquérir toute la haute Égypte. Mais l'anéantissement de
l'économie
égyptienne lésait gravement les intérêts des pays méditerranéens comme
Chypre,
la Cilicie, et la Lydie qui avaient des liens commerciaux avec
l'Égypte. Ces pays
fermèrent en conséquence leurs ports aux phéniciens vassaux des
assyriens, et
Assoubanipal fut entraîné dans la guerre contre Chypre et contre la
Cilicie. Il
est clair que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Il n'était pas
possible que
l'empire maintienne une situation où toute nouvelle conquête en
exigeait une
autre, et où donc il était nécessaire de mobiliser des armées toujours
plus
grandes pour des campagnes militaires dans des régions toujours plus
éloignées.”
(Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 263)
Autrement
dit,
l'expansion du commerce provoquait un accroissement de la dépendance
vis-à-vis
de différentes zones; ce qui conduisait à un ultérieur développement
des voies
commerciales. L'empire en cherchant à les contrôler, se dilatait. Cette
dilatation permettait à son tour un commerce qui tendait à faire
éclater les
limites, d'où la nécessité d'une expansion foncière. Cette dynamique
conduisit
à l'homogénéisation de toute la zone.
[26]
“Dans
les pays de forêts on peut voir encore des populations comme les
kathkari, dans les Gat occidentaux, ou le Santal et les Oranon, dans le
Bihar,
qui sont tout juste sorties du stade de la cueillette. Ces tribus
marginales
sont en voie d'extinction, du fait de la maladie, de l'alcoolisme, de
la
disparition des forêts, du progrès des civilisations et de l'emprise
croissante
des usuriers. Quand il leur arrive de pratiquer l'agriculture c'est
sous forme
d'écobuage.” (p. 39)
Ailleurs,
Kosambi signale la persistance du bâton à planter préhistorique qui est
nommé thomba
(p. 66-67). Il indique également la persistance du culte des
déesses-mères (pp.
39 et 69).
Dans “Les
religions archaïques”, in Religions de l'Inde,
éd. Payot, il est
fait aussi état des tribus ne connaissant pas l'agriculture ou
pratiquant une
agriculture rudimentaire.
Dans son
livre La civilisation de l'Inde ancienne, éd.
Flammarion, L. Renou nous fournit
des données importantes pour fonder notre thèse sur la puissance du
fait
communautaire en Inde, sur sa capacité à résorber le devenu. Tout
d'abord, il
affirme que la distinction du pur et de l'impur est déterminante dans
la civilisation
hindoue, puis on a cette remarque: “l'image du varna et
de la jati [deux
mots qui, avec des déterminations différentes, désignent la caste, n.d.r] a une telle importance qu'elle
commande la classification de bien des objets inanimés comme le bois ou
les perles.”
(p. 55) Ceci exprime bien la prégnance de la communauté qui est en fait
l'opérateur fondamental de connaissance et de positionnement des
appartenances.
(cf. Chap.7)
Indiquons
encore ceci: “Manu, qui appelle l'agriculture pramra (c'est-à-dire
suivant
l'explication traditionnelle “moyen éminent de causer la mort (des
animalcules dans la terre)”) en interdit l'exercice aux brahmanes et
aux ksatriya.”
(p.148) Voici d'ailleurs le texte de Manou: “83. Toutefois un brahmane
ou un
ksatriya contraint de vivre des mêmes ressources qu'un vaisya, doit
avec soin,
autant que possible, éviter le labourage, travail qui fait périr des
êtres
animés et qui dépend d'un secours étranger, comme celui des boeufs.”
(éd.
D'aujourd'hui, pp. 311-312)
Louis
Dumont dans Homo hierarchicus, éd Gallimard Tel,
reprend l'affirmation
de L. Renou sur le pur et l'impur et ajoute: “nous ne prétendons pas
que
l'opposition fondamentale soit la cause de toute
distinction de castes,
nous prétendons qu'elle en est la forme” (p. 67).
S'il en est
ainsi cela témoigne d'une origine ancienne des castes et surtout de la
persistance des communautés immédiates où ces catégories étaient
essentielles
pour déterminer le positionnement dans l'espace et dans le temps, selon
leur
rythme propre, des hommes, femmes, des objets.
Chaque
communauté (la caste étant une communauté secondaire c'est-à-dire
devenue
médiatisée par un élément particulier, un métier par exemple) se
préservant des
autres, maintient sa pureté dans tous les sens et dans toutes les
manifestations.
Cela ne vise pas uniquement l'acte sexuel. L'opposition sert surtout
d'opérateur de séparation, distanciation et de maintien d'homogénéité.
En
conséquence il y a un délestage de la notion de sacré, qui lui est
totalement
liée au départ, ainsi que la perte de la notion de danger qui en
découlait (cf.
p. 71). Cela confirme encore la permanence des vieilles représentations.
C'est un
phénomène de compensation, car c'est le moment de l'union qui à
l'origine
n'unit pas simplement un homme et une femme, mais des familles plus ou
moins
larges. On a une dialectique séparation (caste = quelque chose de non
mélangé, Homo
hierarchicus p. 36) – union.
Enfin en ce
qui concerne les intouchables, L. Dumont dit que c'est une notion plus
anglaise
qu'hindoue. Toutefois il y a une base réelle à cette notion, comme il
le
reconnaît lui-même puisqu'il renvoie à e passage du livre cinquième des
Lois de
Manou.
“85. Celui
qui a touché un Tchândâla, une femme ayant ses règles, un homme dégradé
pour un
grand crime, une femme qui vient d'accoucher, un corps mort, ou une
personne
qui en a touché un, se purifie en se baignant.”
Deux
remarques sont nécessaires à ce propos. Tout d'abord l'importance
d'éviter le
toucher qui assure la continuité.
Pour
en revenir au
phénomène de réabsorption de la part de la communauté, nous voulons
signaler la
sanskritisation des coutumes dont parle L. Dumont. ...
[27]
“Avec
les haches et les houes de fer, les paysans purent défricher de
nouveaux terrains, tandis que la possibilité d'appliquer à la charrue
une
pesante lame de fer appelée soc, utilisant pour la traction les buffles
déjà
domestiqués, fit en sorte que les paysans indiens purent labourer les
terrains
plus en profondeur et en obtenir les meilleures récoltes. L'élevage
secondaire
de bétail puissant pour la traction fit découvrir la possibilité de
fumer les
champs et de faire une rotation des cultures, en les alternant avec les
pâturages. Ainsi, la rotation biennale des cultures, la fumure des
terrains et
la charrue avec les soc, furent “mises au point” quelques siècles avant
l'Europe. Les paysans indiens inventèrent également le collier à épaule
(qui
s'appuyait sur l'épaule de l'animal au lieu de la faire sur la trachée
ce qui
le rendait capable d'un effort plus grand). Il est habituellement
mentionné de
façon erronée comme une invention du Moyen-âge européen, alors qu'il
fut déjà
réalisé en Inde deux mille ans auparavant.” Les auteurs signalent
ensuite que
les indiens cultivèrent également de nouveaux végétaux: le blé,
l'avoine, le
coton, le sésame, les petits pois et les pois chiches. Enfin ils
indiquent que
les artisans indiens inventèrent le ferrement des chevaux. (cf. Le
sens de
l'histoire antique, t. 1, pp. 495-496)
[28]
L.
Dumont dans l'ouvrage déjà cité, accorde une grande importance à
l'englobement qu'il pose comme le fondement de la hiérarchie chez les
indiens.
En fait, c'est un mécanisme d'absorption d'une communauté par une
autre, sans qu'il
y ait un réel asservissement, mais un positionnement par rapport à une
communauté
totale qui est référente et référentielle; ce qui implique la
persistance de la
communauté primitive. Or, ce que dit ce même auteur:
“Nous
définissons alors la hiérarchie comme principe de gradation
des éléments
d'un ensemble par référence à l'ensemble...” (p. 92)
Il y a
effectivement un positionnement qui sert, à un moment donné, de support
à la valorisation.
Ce qui a le plus de valeur est ce qui est le plus près de la communauté
qui
fonde (le centre dans le langage géométrique ultérieur). En parlant de
gradation, L. Dumont fait intervenir déjà un élément valorisation (ici
ce peut
être l'importance plus ou moins grande, comme un grade dans l'armée).
Dit
autrement c'est la communauté antérieure, organisme qui a subi des
divisions
qui englobe les produits de celle-ci en les positionnant en son sein.
Cela
n'élimine pas un certaine concurrence dans la volonté de chacune de
représenter
la totalité, puis de s'affirmer, d'où le problème du pouvoir. Ceci vaut
surtout
pour les ksatriya et les brahmanes.
Ce qu'il y
a d'intéressant dans le livre de L. Dumont, c'est la des_c_r_i_p_tion du
“système
jajmani, système correspondant aux prestations et contreprestations qui
lient au
village l'ensemble des castes, et est plus ou moins universel en Inde.
(p. 128)
Ensuite il
fait une remarque qui est essentielle: “Dominants et dépendants vivant
sous
l'emprise d'un système d'idées dans lequel l'aspect de “pouvoir” que
nous avons
isolé est en fait englobé.” (p. 141) et dans lequel pur et impur
servent
d'opérateurs. On a donc un blocage de l'autonomisation du pouvoir.
Toujours à
propos d'englobement nous voudrions indiquer que le concept de
tolérance est
inadéquat pour désigner le comportement indien. Il est préférable de
parler
d'un principe intégrateur d'un phénomène tampon qui permet à la
communauté
d'accepter sans se nier et sans détruire mais en subordonnant à son
propre
système hiérarchique.
Enfin
L.Dumont cite Staal qui affirme qu'en Inde, ce qui prévaut ce n'est pas
une orthodoxie mais une
orthopraxie, c'est-à-dire qu'il faut respecter un comportement donné
qui
permette de sauvegarder la hiérarchie, l'organisation en place. Cela
montre à quel
point la communauté maintient sa force sur ses membres et inhibe une
autonomisation de la pensée.
Ceci
n'empêche pas que celle-ci, comme le pouvoir, ait pu accéder à des
moments donnés
à l'autonomisation, lors de déchirures dans la totalité, mais
paradoxalement ce
seront des moments de réflexion pour réimmerger pensée et pouvoir dans
la
totalité.
En ce qui
concerne la dimension théorique de l'œuvre de L. Dumont, nous ne
pensons pas
qu'elle ait grand intérêt en ce sens qu'elle apparaît déterminée par ce
à quoi
elle s'oppose, en particulier à l'œuvre de Marx qui n'est absolument
pas
comprise. L. Dumont faisant de ce dernier un individualiste qui
n'aurait pas
compris la thématique de l'individualité et de la communauté (cf.
surtout Homo
equalis). En outre, l'opposition qu'il fait entre
individualisme et holisme
n'est pas consistante, disons même qu'elle est “boiteuse” et ne peut en
aucune
façon exprimer la différence entre pensée occidentale et indienne. En
effet
l'individualisme a pour référent l'individu et le holisme, le tout;
l'opposition aurait pu être entre individualisme et communitarisme, car
dans ce
cas le référent est la communauté. En outre, le point de vue de la
totalité peut
être accepté par l'individu qui peut effectuer une approche totale mais
avec
lui-même comme référent; en revanche, une approche communautaire est
non
seulement holiste mais implique obligatoirement la nécessité de se
référer à un
ensemble d'hommes et de femmes, et à l'unité qui les
Une
dernière
remarque au sujet de la dimension théorique de l'œuvre de L. Dumont et
son
opposition à Marx: il me semble que depuis quelques années la majeure
partie de
la production théorique dans le domaine des sciences humaines (sans
parler de
l'économie), vise à escamoter l'apport du mouvement prolétarien dont
Marx fut
un des principaux théoriciens. En conséquence, les oeuvres de notre
époque ont
pour objet de “déboulonner” Marx; elles ne traitent jamais les
phénomènes dans
leur intégralité et on n'y trouve pas exposé ce qui peut faire la
spécificité
de notre moment historique. Cela obligerait leurs auteurs à abandonner
un
comportement polémique et à atteindre un comportement intégrateur, ce
qui a
pour réquisit une remise en cause de leurs présuppositions. Cela
n'enlève rien
à la qualité informationnelle de ces oeuvres; c'est-à-dire que par
suite même
de leur partialité, elles apportent un grand complément d'information.
La note 29 est inexistante.
[30]
On
peut trouver des données sur la restauration de l'unité supérieure
dans Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp.
497-499; par exemple:
“l'existence de la monarchie absolue n'était que le reflet de
l'existence d'une
caste bureaucratique unitaire et de la disparition de toute
souveraineté locale
autonome des seigneurs féodaux.”
[31]
“Dans
la littérature védique, le mot existe – jati vient du radical
jan-naître – mais il n'a jamais le sens de “caste”. Ce sens apparaît
dans les
Dharmasastra.” (J. Baechler: Le solution indienne – Essai sur
l'origine des
castes, éd. PUF, p. 26)
L'auteur
dit qu'il ne faut pas assimiler jati à varna, affirmant que les deux
n'ont pas
la même origine. Toutefois son argumentation ne nous permet pas de
comprendre
en quoi réside fondamentalement la différence et quelles sont
précisément les
origines de chacune. A notre avis, il est possible que le système des
varna et
celui des jati se soient mis en place à deux moments différents de
l'histoire
de l'Inde (ce que l'auteur admet aussi) mais les phénomènes qui leur
ont donné
naissance sont similaires.
Le système
des varna est en relation avec la conquête aryenne, et traduit le
phénomène de
domination d'une ethnie sur une autre, avec un phénomène d'englobement.
Les
dominés sont rattachés à l'organisation des dominants par
l'intermédiaire de
l'adjonction d'un varna. Le système des jati s'est constitué sous la
pression
de la diversification de la société, à un moment de repli, par
instauration de
communautés refusant le mouvement de la valeur et la fonciarisation,
mais
incapables de reproduire la communauté immédiate, et refusant également
les
rapports d'envahisseurs divers, particulièrement quand ils étaient liés
aux
phénomènes ci-dessus mentionnés.
J. Baechler
écrit que les jati se définissent par trois critères. Ils signalent
fort bien
la dimension communautaire archaïque de ces organisations où c'est le
lien des
hommes, femmes entre eux, avec la nature qui fonde les relations.
“La
fermeture se traduit par la répulsion qui oppose
les jati entre elles.
Elle repose sur des tabous alimentaires: de qui peut-on accepter la
nourriture
et l'eau?” (p. 16)
“Le
deuxième critère de la jati, la spécialisation, est
plus flou. Il n'y a
pas identification entre telle jati et tel métier, mais des
restrictions
portant sur certains métiers, que l'on ne peut pas pratiquer sans
déroger. On
peut adopter tout métier qui ne pollue pas ou n'aggrave pas
l'impureté.” (p. 17)
“Le dernier
critère est la hiérarchie. Toutes les jati sont
rangées les unes par
rapport aux autres sur une échelle, dont chaque degré est défini par le
critère
de la pureté et de l'impureté, exprimé en termes de tabous et d'usages
particuliers.
Sauf exceptions, les brahmanes sont toujours au sommet de la
hiérarchie.”
Ce
dernier critère
est en quelque sorte une espèce de perversion du système
classificatoire des
anciennes communautés. Ce qui l'exprime bien c'est que la hiérarchie
n'est pas
déterminée par le pouvoir ou la valeur, mais en fonction du pur et de
l'impur.
Dans cet ordonnancement, ce qui l'emporte c'est l'intégration, pas
tellement de
groupes humano-féminins à d'autres, mais de représentations en une
autre, celle
de la communauté archaïque tendant par là à se préserver.
[32]
L.
Dumont considère le renonçant, l'ascète qui abandonne le monde comme
un individu hors du monde et fait la remarque suivante: “... que la
hiérarchie
culminait en réalité en son contraire, le renonçant.” (p. 247) Par là,
la
hiérarchie effective, se réalisant dans ce monde, n'était pas remise en
cause.
[33]
Cf.
Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 626. Il
semble que
dans cette ascension de Candragupta, ait joué le facteur de lutte
contre
l'envahisseur (les grecs conduits par Alexandre). Ceci est important à
noter
parce qu'une cause probable de l'instauration des castes-jati réside
aussi dans
l'opposition aux étrangers trop souvent conquérants.
[34]
On
trouve des renseignements fort utiles sur cette période dans
l'ouvrage de H. G. Creel, La naissance de la Chine – la
période formative de
la civilisation chinoise environ 1400-600 av. J.-C, éd. Payot.
[35]
En
ce qui concerne les progrès technique de cette époque, cf. Le
sens
de l'histoire antique, t. 1, p. 523.
[36]
Cette
vision organiciste est bien explicitée dans l'article sur la
Chine, section l' “Homme et l'univers” de l'Encyclopedia Universalis,
V. 4, p. 264.
“Il faut en
outre souligner qu'il n'existe pas de faits isolés aux yeux des
chinois: tout
est contexte et partie de contexte; et tout sans cesse fonctionne.”
On
comprend par là leur conception du Wu Wei qui est la non intervention
laquelle
n'exclut pas que la personne effectue ce que commande la totalité; et
cette effectuation
sera d'autant plus adéquate qu'elle se fera selon le Tao, qu'on peut
considérer
comme la voie déterminée par le super-organisme qu'est l'univers (d'où
Tianturen).
Nous
reviendrons
sur ces questions ainsi que sur cet article dans Réactions
au devenir hors nature. Il suffira pour l'heure de faire
ressortir à quel point une telle représentation est incompatible avec
une
autonomisation de la propriété privée et de la valeur. À moins que la
communauté, le nouveau tout, et donc l'unité englobante elle-même ne
soient
déterminés et ne soient fonctionnels qu'à l'aide de la valeur, ce que
réalise
en fait le capital.
[37]
Les
phénomènes importants qui, déterminant le devenir de l'espèce ne
disparaissent pas, même s'ils ne sont plus opérants, manifestes.
Ils
persistent à l'état latent et peuvent être réactivés lors de crises
importantes. Nous avons affronté ceci lorsque nous avons parlé de
l'englobement
de contradictions parce qu'il n'y avait pas de résolutions réelles de
celles-ci. Nous avons montré que lors de la révolution française, comme
lors de
la révolution russe, la dynamique de réaffirmation de la communauté fut
très puissante.
Cf. Caractères du mouvement ouvrier français,
Invariance, série I, n°10,
Bordiga et la révolution russe – Russie et nécessité du
communisme,
Invariance, série II, n°4. Cet article est paru également sous le titre
Communauté
et communisme en Russie.
Le problème
qui se pose maintenant, que le procès révolutionnaire est terminé,
consiste à
déterminer si l'espèce a été totalement déracinée et si, de ce fait, le
désir
d'instituer une communauté, une unité englobante, a été aboli.
Ce qui est
certain c'est que le phénomène de fonciarisation comme celui de la
valeur ne
pourront plus opérer.
Si
l'espèce Homo sapiens
est effectivement déracinée, ce n'est plus qu'à partir de certains
membres de
celle-ci – abandonnant sa thématique et sa dynamique – qu'une nouvelle
espèce
peut se constituer pour qui sera immédiate la nécessité d'un nouveau
rapport à
la nature. Mieux, elle ne pourra se constituer qu'à travers ce nouveau
rapport.
[38]
Ce
qui fait l'importance de l'empire chinois, c'est surtout sa
stabilité, car en dépit de périodes de démembrement, il y eut
unification à
quatre reprises (en excluant la première dont nous avons étudié la
réalisation)
et ce, même à partir d'ethnies étrangères. On peut d'ailleurs
considérer que le
phénomène persiste jusqu'à nos jours. La question étant de savoir dès
lors
comment se rapportent, l'un à l'autre, mode de production asiatique et
capital.
Indiquons
les autres unifications: en 265 jusqu'en 479; en 581 jusqu'en 906; de
960 à
1126. Enfin de 1260 à nos jours (en négligeant toutefois le problème de
Taïwan).
On
ne constate un
phénomène de semblable stabilité qu'avec l'empire égyptien que l'on met
à part,
parce qu'on considère qu'on a en fait un seul peuplement, et il n'a pas
persisté jusqu'à nos jours.
[39]
Roland
Breton dans Géographie et civilisations (QSJ,
n°2317),
expose une subdivision de l'oekoumène en sept subcontinents “qu'on peut
par
analogie, comparer à sept niches majeures, occupées à différentes
époques par
l'humanité...” (p. 27). Ces sept niches sont “les sept grandes zones
zoogéographiques continentales”. Puis il envisage les “grandes aires de
civilisation actuelles” au nombre de sept. Toutefois, on n'a pas
continuité
entre elles. Il y a des_c_r_i_p_tion de chaque cas, l'aspect actuel étant
privilégié. La classification de Toynbee présentée pp. 10-11, est très
suggestive en ce qui concerne une approche à la fois unitaire et
diversifiante.
Toutefois, il nous semble que considérer l'histoire de l'espèce en
fonction des
civilisations, nous semble conduire à une impasse, parce que le concept
de
civilisation est très réducteur. En même temps, son extension est trop
grande.
On nous parle de civilisation magdalénienne; ce qui est un non sens,
qui n'est
pas annulé quand on parle de culture pour des périodes antérieures à
l'introduction
de l'agriculture. Le langage dans ce cas procède par analogie extensive
qui
fait perdre toute substance à ce à quoi il se réfère.
[40]
D'autre
part à partir du moment où le mode de production esclavagiste
est instauré, il est difficile de faire une opposition entre
aristocrates
provenant de l'antique organisation et les couches dirigeantes
nouvelles. “Dans
quelques centres du monde grec le surgissement de la production pour le
marché
et pour l'argent, des esclaves privés et de la propriété privée des
terres, fut
l'oeuvre des aristocraties traditionnelles qui s'étaient, graduellement
mais uniformément,
transformées en classes esclavagistes.” (Le sens de l'histoire
antique,
t. 1, p. 436)
Ceci
souligne
également la force d'expansion de ce mode de production et son effet
dissolvant
sur les formes antérieures.
[41]
“En
conclusion, la restriction des productions agricoles et
l'augmentation de leurs prix furent l'effet, non de la guerre du
Péloponnèse
mais des procès de concentration foncière qui, comme nous l'avons déjà
expliqué, étaient inscrit dans le mode de production esclavagiste” (Le
sens
de l'histoire antique, t. 1, p. 550)
[42]
Ce
caractère belliciste s'affirme nettement lors de la guerre de Sicile
qui se déroule au sein du conflit péloponnésien.
[43] On peut indiquer l'exception de Rome.
[Selon Lucio Russo, que nous avons cité dans Données à intégrer (cf Compléments,
deuxième partie), il semblerait qu'en fait Alexandrie ait été une ville
de type "moderne" où une science expérimentale et une technique de type
industriel ont pu se dévelpper. Nous essaierons,
ultérieurement, de revenir sur cette question. mars 2016]
[44]
“Il
[Démétrius, n.d.r] songeait
à créer un empire où l'élément grec, celui iranien et celui indien
pussent
coexister en une durable unité. En ce sens, Démétrius fut l'ultime
héritier du
dessein universaliste d'Alexandre le grand pour la réalisation duquel
il se
tourna, nous l’avons vu, à un moment donné, vers l'Inde.” (Le
sens de
l'histoire antique, t. 2, p. 281)
[45]
Cf.
Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 318. Octave,
le futur
Auguste en fit autant, cf. Idem, p.
361.
En ce qui concerne le blocage, on peut dire, que le plus souvent, on a
une
conciliation entre fonciarisation, mouvement de la valeur, unité
supérieure.
[46]
Au sujet
de l'oeuvre de
Silla, cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp.
240-242.
[47]
En
ce qui concerne les projets de Pompée, cf. Le sens de
l'histoire
antique, t. 2, p. 261.
[48]
Á
propos du mot empire, il est bon de savoir qu'originellement il était
affecté à la sphère privée. Il connotait les idées de commandement, de
puissance, d'autorité. On pouvait dire avoir de l'empire sur quelqu'un
(par
exemple d'un père sur ses enfants), prendre de l'empire sur lui. Il y
avait
aussi l'idée d'ascendant, de hauteur; ainsi on pouvait avoir
l'expression:
traiter quelqu'un avec empire. En revanche le mot règne concernait le
domaine
public. Parler du règne des Césars impliquait de se préoccuper de la
relation
de ceux-ci, en tant que personnes accomplissant une certaine fonction
publique,
à l'ensemble de la population.
Au sujet de
la fondation du principat, A.Toynbee écrit ceci: “Le nouvel ordre était
basé
sur quatre institutions fondamentales: un roi, un souverain déifié, un
Etat
mondial divinisé, où les simples cités-Etats locales constituaient les
cellules
de l'organisme politique; une armée de profession; une bureaucratie..” (Il
mondo ellenico, p. 183). Il ajoute que toutes ces
institutions avaient été
inventées à l'époque post-alexandrine pour combler le vide de la
disparition de
la cité-Etat. Ce faisant, il nous semble qu'il ne tienne pas compte du
phénomène de résurgence de phénomènes antérieurs qui semblaient avoir
été éliminés.
Toutefois,
il y eut un glissement de sens pour l'un et l'autre mot. Si on dit le
règne de
César, on parle également de l'empire des assyriens par exemple.
Ces simples remarques sont nécessaires pour bien
comprendre le rapport de l'empereur à l'unité supérieure.
[49]
“Les
provinces qui payaient le “stipendium” étaient gouvernées par des
promagistrats de Rome choisis par le sénat.
“Les
provinces
impériales étaient gouvernées, comme celles sénatoriales, par des
gouverneurs
provenant de l'ordre sénatorial, non pas toutefois en qualité de
promagistrats
de la république, mais comme “legati Augusti”, nommés, à cause de cela,
non par
le sénat, mais par l'empereur lui-même. Les provinces impériales
appartenaient
en réalité non à la république de Rome, mais au pouvoir impérial (d'où
leur
nom), et leur tribut servait au maintien de la bureaucratie impériale,
issue de
la couche des cavaliers, qui de cette façon ne pesait pas sur
l'économie de la
république de Rome. Les provinces impériales étaient moins exploitées
que les
provinces sénatoriales.” (idem, p.
378).
Les auteurs expliquent ensuite que le “tributum” dû par les provinces
impériales était moins élevé que le stipendium dû par les provinces
sénatoriales.
[50]
Cette
dualité ne fut certainement pas voulue et ne fut peut-être pas
vécue en tant que telle. Il n'en demeure pas moins que l'organisation
même de
l'empire conduisait à ce phénomène. Ainsi on comprend l'existence de
polémiques
au sujet de sa réalité. Il est évident que si on prend le phénomène à
son
début, aussi bien dans son objectivité que dans sa subjectivité, on
puisse nier
une dualité, mais si on le prend dans sa totalité, en tant que procès
global,
alors l'aspect duel s'affirme.
Il est
intéressant de noter la compatibilité importante entre cette structure
duelle de
l'organisation étatique et le caractère d'Auguste. “Une tête froide, un
coeur
insensible, une âme timide, lui firent prendre à l'âge de dix-neuf ans,
le
masque de l'hypocrisie que jamais il ne quitta. Il signa de la même
main, et
probablement dans le même esprit, la mort de Cicéron et le pardon de
Cinna. Ses
vertus, ses vices mêmes, étaient artificiels: son intérêt seul le
rendit d'abord
l'ennemi de la république romaine; il le porta dans la suite à en être
le père.
Lorsque ce prince éleva le système ingénieux de l'administration
impériale, ses
alarmes lui dictèrent la modération qu'il affectait; il cherchait à
imposer au
peuple, en lui présentant une ombre de liberté civile, et à tromper les
armées
par une image de gouvernement civil.” (E. Gibbon Histoire du
déclin et de la
chute de l'empire romain, éd.R. Laffont, t. 1, pp. 51-52)
On
peut considérer
qu'Auguste tend à s'affirmer unité supérieure en jouant le rôle d'un
équivalent
général (donc médiation importante et, par là, grande différence avec
l'unité
supérieure de la première forme d'État). Son hypocrisie, c'est ce en
quoi tout
peut s'abolir et c'est ce qui peut tout englober. C'est une très bonne
illustration également que la recherche du pouvoir compense le manque
d'amour,
et, enfin, cela met en évidence à quel point l'inné doit remplacer
l'acquis.
[51]
“Quand
on aborde cette notion du “roi” dans son expression lexicale, on
est frappé de constater que le nom représenté par rex n'apparaît
qu'aux
deux extrémités du monde indo-européen et fait défaut dans la partie
centrale.”
(E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions
indo-européennes, t. 2,
p. 9)
“Le fait
essentiel qui explique les survivances communes aux sociétés
indo-iraniennes et
italo-celtiques, est l'existence de puissants collèges de prêtres
dépositaires
des traditions sacrées – qu'ils maintiennent avec une rigueur
formaliste.” (idem, p. 10)
Ainsi
l'affirmation à Rome de l'unité supérieure avec le principat et le
dominat
apparaît comme une résurgence d'un antique phénomène. Les remarques
suivantes
du même auteur prouvent bien que le roi représente l'unité supérieure,
il
l'incarne.
“Le roi est
dénommé en vertu de sa naissance comme “celui de la lignée”, celui qui
la
représente, qui en est le chef. (...) Dans cette conception, le “roi”
est
considéré comme le représentant des membres de sa tribu.” (idem, p. 85)
On peut
noter ici qu'il n'y a pas de médiation. Ce qui s'exprime fort bien dans
la
formule des lois de Manou, citée par E. Benveniste, p. 28: “Le roi est
une
grande divinité sous forme humaine.” En revanche, “le roi homérique,
lui, n'est
qu'un homme qui tient de Zeus sa qualification et les attributs qui la
révèlent.” (p. 32) Ce qui exprime bien qu'il y a eu séparation avec
médiation
compensatrice. On a là la notion d'élection dans son sens vertical: élu
par une
unité située au sommet et dans un au-delà. Elle prépare, d'une certaine
façon,
l'élection dans son sens horizontal, base de la démocratie.
L'expression
“roi des rois”, quant à elle, serait d'origine mède, et E. Benveniste
explicite
ainsi: “Expression curieuse, qui ne signifie pas “le roi parmi les
rois”, mais
“celui qui règne sur les autres rois”.” (p. 19)
En outre,
dans le cas de l'Iran, comme dans celui de l'Inde, la royauté conserve
des
éléments fondamentaux de la représentation antérieure. “Il semble que vaja
(mot
intervenant dans la désignation de grand, dans l'expression grand roi,
n.d.r) indique
une force propre aux dieux, aux héros, aux chevaux, qui leur assure la
victoire; c'est également la vertu mystique du sacrifice, avec ce
qu'elle
procure: bien-être, contentement, puissance; c'est aussi la puissance
qui se
manifeste dans le don, d'où: générosité, richesse.” (p. 22)
Ainsi, on
peut considérer que l'empire romain présente une grande analogie avec
l'empire
perse qui fut le premier empire à s'affirmer. “Dans le monde
indo-européen,
tout particulièrement aux yeux des grecs et des romains, c'est l'Iran
qui a
instauré la notion d'empire.” (idem,
p. 18) Tous deux sont des synthèses de tout un apport antérieur.
Une autre
remarque qui confirme notre thèse sur l'unité supérieure et l'analogie
entre les
deux empires. “Cette notion que l'Iran a fixé, d'un monde constitué
comme empire, n'est pas seulement politique, mais aussi religieuse.” (p. 19)
La formule
“roi des rois” comprenait en fait trois éléments: “roi grand”, “roi des
rois”,
“roi des pays”. Or, ils vont se retrouver intégrés dans le titre
d'empereur. Cependant,
au niveau de l'empire romain il n'y a plus l'immédiateté qui régnait,
surtout à
l'origine, dans l'empire perse, car il ne put s'édifier qu'au travers
de la
médiation du mouvement de la valeur.
Ainsi, il y
a bien une certaine unité de développement de toute l'aire englobant le
Proche-Orient,
la Grèce, l'Italie; l'Inde demeure exclue, même s'il y a des traits
similaires
tels que le rex et le raja. Ce ne sera qu'avec le féodalisme que
l'Occident se
fondera réellement et que nous aurons une divergence effective entre
celui-ci
et le Proche-Orient.
[52]
Le
rôle de l'armée est particulièrement visible lors de la période
illyrienne, après un écroulement temporaire du mode de production
esclavagiste,
vers le milieu du III° siècle. C'est elle qui, dans les provinces
illyriennes,
favorisa le développement de structures économiques permettant de
maintenir son
implantation et c'est à partir des réformes dictées par les intérêts
militaires
que l'organisation de l'empire fut modifiée. Cela devait aboutir à
l'instauration du dominat. cf. Le sens de l'histoire antique,
t. 2, pp. 591
sqq.
[53]
“...l'année
suivante, en 212, il
[Caracalla, n.d.r] concéda la
citoyenneté à tous les habitants libres de l'Empire, à l'exception des
“deditici” (c'est-à-dire ceux qui n'étaient citoyens d'aucune cité, et
n'étaient
pas assimilés à la culture urbaine) dans le but principalement
d'augmenter le
revenu financier de l'Etat.” (Le sens de l'histoire antique,
t. 2, p. 550)
Perry
Anderson, Passages from antiquity to feodalism,
éd. Verso, p. 75, insiste aussi sur l'importance de cette décision.
[54]
Il
s'agit du “Senatus consultum Silanianum”, “selon
lequel si un
propriétaire avait été tué par un assassin quelconque, tous les
esclaves de sa
maison devaient être torturés et crucifiés, afin de prévenir toute
complicité.”
(Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 376)
Ceci
est un bel
exemple de concentration de pouvoir au sommet, en même temps que de son
autonomisation, en ce sens qu'ensuite ce pouvoir pourra être affecté à
des
“officiants” intermédiaires entre l'unité supérieure et la base.
[55]
Cf.
Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 395.
[56]
Cf.
Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 542-545.
Une étude
détaillée des phénomènes économiques et juridiques serait très utile;
mais elle
dépasse notre objectif. Nous signalons toutefois certaines réformes
tendant à instaurer
de nouveaux rapports sociaux en tant que phénomènes montrant à quel
point les
représentations en place font obstacle à la réalisation d'une nouvelle
forme
d'exploitation; ici, la forme salariale.
[58]
Cf.
Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 528-537.
Cependant
il n'y parvint pas, et son successeur, Commode, dut opérer un certain
repli par
rapport aux germains (paix de 180) afin de rétablir l'équilibre que les
conquêtes de Marc-Aurèle avaient remis en cause.
[59]
Ceci
se perpétua au sein de l'empire byzantin, comme l'atteste la
“Renovatio imperii”, texte véhiculant l'idéologie de l'éternité de
l'empire
romain et chrétien (cf. Histoire et conscience historique, t.
1, p. 9)
jusqu'à la fin de l'empire avec Héraclius (cf. O.c.,
p. 30). Toutefois, le problème continua à se poser mais sur
une échelle plus réduite.
[60]
Ainsi
s'instaure une dynamique de pouvoir qui conduira la papauté, au
moyen-âge, à se poser en tant qu'unité supérieure pour tout l'Occident
chrétien.
[61]
“L'esclave
lui est dépourvu de tout rapport avec les conditions
objectives de son travail; mais dans la forme esclavagiste comme dans
celle du
servage, c'est le travail lui-même qui est posé comme condition
inorganique de
la production parmi les autres produits de la nature, à côté du bétail,
ou
comme appendice de la terre.” (Fondements de
la critique de
l'économie politique, Ed. Anthropos, t. 1, p. 452)
La figure
du serf apparaît comme étant une fonciarisation de celle de l'esclave
en ce sens
qu'il n'est pas séparé de la terre sur laquelle il travaille. C'est
donc tout à
fait normal qu'il y ait un recul du mouvement de la valeur qui ne put
se
redéployer que lors de la réalisation de la séparation.
Ajoutons
que Marx
semble identifier organique à ce qui appartient à l'espèce humaine, ce
qui
constitue le corps de l'espèce, sinon on ne comprendrait pas qu'il
considère le
bétail comme un élément inorganique. Il veut exprimer en outre
l'extériorisation.
[62]
Il
nous semble que cette explication ne tient pas compte d'un fait très
important, c'est qu'en définitive la volonté de communauté était plus
importante à Athènes qu'à Rome. Or, l'émergence d'une personnalité
accaparant
des pouvoirs, même limités dans le temps, risquait de détruire la
communauté qui,
au stade où nous sommes, est médiatisée, c'est celle des égaux
(isonomie). La
démocratie est un moyen pour réaliser la communauté.
Un autre
facteur qui a joué également en ce qui concerne la généralisation de la
citoyenneté
romaine, alors qu'il n'en fut rien dans le cas d'Athènes qui elle aussi
créa un
empire, avec des alliés etc., c'est le grand développement de la valeur
à Rome.
Or, la valeur est, nous l'avons vu, un opérateur de substitution. Perry
Anderson que nous avons déjà cité, écrit: “La polis grecque
classique
quelque soit le degré de démocratie relative et d'oligarchie,
maintenait une unité
civique enracinée dans la propriété rurale de la localité immédiate.
Elle était
pour la même raison, territorialement inélastique – incapable d'une
extension
sans perte d'identité.” (p. 58)
Autrement
dit, ce qui n'était pas assez développé en Grèce c'est un système de
représentation
du pouvoir, permettant à la démocratie d'être conservée tout en pouvant
s'accroître. En conséquence, la démocratie athénienne ne put jamais
gouverner
un très vaste territoire en dehors de l'Attique.
Rome
ne développa
pas un système de représentation, mais opéra une mixture de république
(État en
sa deuxième forme) et d'État première forme où l'unité supérieure est
déterminante.
Elle put parvenir à dominer un territoire immense. L'absence de
représentation
se fit sentir indirectement en ce sens que c'est l'unité supérieure qui
finalement prévalut.
[63]
Cf. Perry Anderson, Passage from
antiquity to
feudalism, pp. 84 et 102-103.
[64]
A
propos de la chute de l'empire romain, de sa décadence, Rostovtsev
écrit ceci: “... que le phénomène principal du processus de déclin est
l'absorption graduelle des classes cultivées de la part des masses, et
la
simplification conséquente de toutes les fonctions de la vie politique,
sociale, économique, intellectuelle, ce que nous appelons en somme une
barbarisation du monde antique.” (Storia economica e sociale
delle impero
romano, éd. Laterza, p. 619)
De là, il
passe à notre monde actuel: “Mais la question reste là comme un fantôme
toujours présent mais non exorcisable: est-il possible d'étendre une
civilisation élevée aux classes inférieures sans dégrader son contenu
et en diluer
la qualité jusqu'à l'évanescence? Une civilisation n'est-elle pas
destinée à déchoir
à peine commence-t-elle à pénétrer dans les masses?” (idem,
p. 619)
Á
notre avis, la
catastrophe ne réside pas dans l'évanescence de la civilisation mais
dans la
disparition de la puissance révolutionnaire de la classe dominée, car
c'est
ainsi que le procès de domestication a pu s'amplifier au cours des
siècles. En
ce qui concerne notre époque, on constate la disparition des classes et
l'on
peut se demander quelle culture, quelle civilisation s'évanouit? La
domestication est réalisée. En conséquence, le phénomène civilisation
ne
serait-il plus nécessaire?
[65]
L'importance
du droit dans le développement de la science est
fondamentale. Dans la première phase de celle-ci nous avons:
1.
Délimitation d'un objet d'étude avec élimination de facteurs
surnaturels.
2.
Nécessité de preuves rigoureuses, constatables.
3.
Raisonnement cohérent ne faisant intervenir que des
données démontrables et démontrées. Mise en place d'un vaste procès
d'abstraction.
Dans une
deuxième phase, nous avons la transformation de la preuve en expérience
(science
expérimentale) qui est la preuve opérante et statuante de la vérité de
toute
affirmation qui doit être cohérente, logique.
Le passage
de la preuve de type juridique à la preuve expérimentale, est celui du
domaine
du donné plus ou moins immédiat au domaine du donné plus ou moins
manipulable.
Cela implique un procès de séparation qui opère au sein d'un autre de
plus
vaste ampleur, celui de la transformation de l'inné en acquis.
Pour en
revenir au droit romain, il est clair qu'il fournit une première
représentation
cohérente du sortir de la nature et du positionnement des hommes et des
femmes
dans le monde issu d'une telle séparation. En effet, le concept de
“propriété
absolue” apporte le référentiel lui-même absolu permettant d'ordonner
toute
l'organisation sociale et sa représentation. Ici encore, le rapport à
la
science est évident. Dans les différentes sciences il y a la recherche
d'un référentiel
similaire. L'essor de chacune d'elles est lié à l'établissement de ce
dernier
et à la délimitation d'un domaine d'opérationnalité (phénomène de
séparation),
tandis que leur situation de crise dérive du fait de l'introduction
d'une
relativité et de l'évanescence des limites de leur domaine.
Enfin, il
nous faudra chercher dans quelle mesure il y a un rapport génétique
entre rite,
procédure, et expérience.
[66] Ce thème des garanties occupera, à divers niveaux, la réflexion de multiples réformateurs et révolutionnaires de l'époque moderne.
[67]
A
propos de la forme germanique, Marx écrit ceci: “la forme de propriété
germanique est une forme dans laquelle les individus travaillant et
subvenant à
leurs propres besoins en tant que membres de la commune possèdent les
conditions
naturelles de leur travail.
Ici, le
membre de la communauté n'est pas, en tant que tel, copossesseur de la
propriété
collective, mais c'est le cas dans la forme spécifiquement orientale.” (Fondements
de la critique de l'économie politique, t. 1, p .441)
“La
communauté germanique ne se concentre pas dans la ville qui est le
centre de la
vie rurale, résidence du travailleur.” (p. 442)
“Chez les
germains, les chefs de famille s'établissaient dans les forêts, séparés
les un
des autres par des distances considérables. Ne serait-ce que d'un point
de vue
extérieur, la communauté n'y existe qu'à l'occasion de réunions
périodiques de
ses membres, bien qu'en soi l'unité de ceux-ci découle de la
généalogie, de la
langue, d'un passé commun, de l'histoire, etc.. La communauté n'y
apparaît pas
comme unité, mais comme association, accord des sujets autonomes que
sont les
propriétaires fonciers. La communauté n'y existe pas en tant qu'État,
système
étatique, comme chez les anciens, parce qu'elle n'existe pas sous la
forme de
la ville. En effet, pour que la communauté acquière une existence
réelle, il
faut que les propriétaires fonciers libres tiennent assemblée.” (pp.
442-443)
“Chez les
germains l'ager publicus apparaît plutôt comme complément de la
propriété
individuelle et ne fait figure de propriété que s'il est défendu contre
les
tribus ennemies comme bien collectif de la tribu. La propriété de
l'individu
particulier n'est pas médiatisée par la communauté; c'est l'existence
de la
communauté et de la propriété communautaire qui est médiatisée par le
rapport
de mutualité entre les sujets autonomes. Au fond, l'ensemble économique
est
contenu dans chaque maison particulière qui constitue en elle-même un
centre
autonome de la production (la manufacture y est une activité
accessoire,
purement domestique des femmes, etc..).” (p. 443)
“Dans
la forme
germanique, le paysan n'est pas un citoyen d'État, c'est-à-dire
habitant de la
ville; là-bas, c'est l'habitation familiale.” La suite du texte reprend
ce qui
est affirmé dans les citations précédentes, puis Marx fait cette
remarque
essentielle: “La communauté n'est pas la substance dont l'individu
n'est qu'un
accident; elle n'est ni cet ensemble qui serait une unité réalisée tant
dans
l'idée que dans l'existence de la ville et de ses besoins, en étant
distinct
des besoins individuels; ni cette unité réalisée dans le territoire
urbain qui
a une existence propre, distinct de l'économie particulière du membre
de la
communauté. Mais c'est à la fois la communauté de langue, de sang,
etc., base
de l'individu, et l'assemblée effective des propriétaires en vue de
fins
collectives. Certes, la communauté a une existence économique propre
dans les
terrains communs de chasse, de pâture, etc., mais chaque propriétaire
individuel les utilise à ce titre, et non en qualité de représentant de
l'État
comme à Rome: c'est une propriété vraiment commune des propriétaires
individuels, et non pas une propriété de la société de ces
propriétaires qui,
dans la ville, ont une existence distincte de celle qu'ils ont en tant
que
propriétaires individuels.” (p. 446)
[68]
“La
longue symbiose des formations sociales romaine et germanique dans
les régions frontières avait graduellement réduit l'écart entre les deux
bien
que, sous d'importants aspects, il en demeura un immense. Ce fut de
leur
collision et fusion finales et cataclysmiques que le féodalisme devait
finalement
naître.” (Perry Anderson, Passage from antiquity
to feudalism, p.
110-111)
[69]
Le
renouvellement fut particulièrement dû aux lombards et aux slaves,
cf. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 20
et suivantes. En ce
qui concerne les rapports des hommes à la forêt, cf. idem,
p.151.
[70]
À
l'heure actuelle où la sortie de la nature est un fait révolu, nous
avons des communautés (très réduites) sans hommes ou sans femmes, et
même, par
suite du procès de dissolution de l'espèce, nous avons des communautés
sans hommes
ni femmes, des communautés de représentations, de simulacres (si l'on
veut).
Un
mouvement de
sortie du monde ne peut, actuellement, avoir une quelconque chance de
réussite
que si s'enclenche effectivement une autre dynamique de vie qui intègre
un
objectif essentiel: la réduction de la population humano-féminine à
l'échelle
planétaire.
[71]
Dans
son article “Féodalité” dans “Encyclopedia Universalis”,
G. Duby
fait noter que le mot date du XVIII° siècle et insiste sur l'importance
du
fief, du lien vassalique (citant M. Bloch parlant à ce propos de
“parenté supplémentaire”).
Il est intéressant de noter qu'il expose également la persistance de ce
que
nous nommons l'unité supérieure. “Cependant, dans son essence, la
royauté était
extérieure à la féodalité, et le demeure. Le roi n'était pas simplement
le
souverain, il était sacré, investi, sur toute l'étendue de son royaume,
d'une
délégation de la puissance divine; l'autorité lui conférait le sacre,
toute
différente du patronage que le seigneur exerçait sur son vassal lui
donnait
mission de protéger et de conduire vers la perfection morale, le peuple
tout
entier.” (V. 6, p. 1014, 3° colonne)
En
outre en fin
d'article, il fait une remarque qui nous sera utile lorsque nous serons
amenés
à situer le devenir du Japon par rapport à celui de l'ensemble de
l'Asirope,
particulièrement au moment où il accède au capital. “... le Japon
ignora la
réciprocité des obligations qui liaient le vassal et le seigneur;
celui-ci ne
devait rien à son dépendant dont la fidélité était inconditionnelle.”
[72]
Nous
pensons que le féodalisme n'est pas seulement le résultat du heurt
puis de la fusion de deux modes de production, mais de l'union des
éléments
résultant du procès de dissolution après qu'ils aient d'ailleurs subi
une certaine
autonomisation. Cette approche théorique nous permet de comprendre les
diverses
tentatives d'organisation, les divers possibles avortés, et plus
généralement,
que les hommes et les femmes ne sont pas strictement et immédiatement
contraints à un devenir unilatéral, qu'ils ne sont pas passifs, mais
qu'ils
cherchent activement des solutions, dont l'intégrale peut apparaître, à
posteriori, comme constituant une combinatoire.
Marc Bloch,
dans La société féodale, éd. A. Michel, signale un
phénomène à notre avis
essentiel: la réaffirmation de modes d'être qui avaient été inhibés par
le mode
de production esclavagiste. “C'est donc comme le résultat de la brutale
dissolution de sociétés plus anciennes que se présente la féodalité
européenne.
Elle serait, en effet, inintelligible sans le grand bouleversement des
invasions germaniques qui, forçant à se fusionner deux sociétés
originellement
placées à des stades très différents de l'évolution, rompit les cadres
de l'une
comme de l'autre, et fit revenir à la surface tant de modes de pensées
et
d'habitudes sociales d'un caractère singulièrement primitif. Elle se
constitua
définitivement dans l'atmosphère des dernières ruées barbares. Elle
supposait
un profond ralentissement de la vie de relations, une circulation
monétaire
atrophiée pour permettre un fonctionnariat salarié, une mentalité
attachée au
sensible et au proche. Quand ces conditions commencèrent à changer, son
heure
commença de passer.” (p. 606)
Toutefois, il nous semble qu'il n'a pas assez mis en évidence le fait suivant: on ne peut comprendre ce qu'on nomme société féodale que si l'on tient compte de la vaste rébellion contre la société esclavagiste, de l'immense refus d'un devenir d'oppression et de dépendance.