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           9.2.6.1.3.6  «Avant que n’émerge la nouvelle conception politique qui sous-tend l’âge féodal, nous pensons que l’Occident a été traversé par une tentative de vie en commun en dehors de la politique, dont contradictoirement l’empire carolingien fut l’ultime expression et la première négation concrète, comme nous l’examinerons en traitant du concept d’Ètat au moyen-âge.» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 300-301)

         Nous pensons qu’on doit envisager cette tentative de vie en commun dans une perspective globale des rapports tendant à s’instaurer entre hommes,  femmes à partir du V° siècle en opposition à l’ancienne société. Il s’agit du refus de la dépendance que la dynamique du pouvoir et de la valeur avait engendré depuis des siècles.

         Restaurer une communauté la plus immédiate possible permettait d’échapper à une dépendance et nous constaterons cette dynamique tout au long de la période qui nous préoccupe.

         « En synthétisant, dans le développement de l’agriculture européenne entre le XI° et le début du XIV° siècle, on observe la réactualisation de la dimension communautaire selon des formes et des modalités diverses ; une pérennisation renforcée et parfois perfectionnée de l’antique communauté de village du haut-moyen-âge, contrastée par de multiples tensions, mais plus compacte et plus résistante qu’à l’époque précédente, objet quelquefois d’une vraie et propre cristallisation de forme sous l’action du pouvoir planificateur profondément traversée constamment par des contradictions économiques, qui la firent s’éloigner du critère originel de l’égalité économique tendancielle des membres du village ; ou bien la reconstitution de dimensions communautaires de l’existence à l’intérieur des nouvelles formes de convivialité qui correspondaient aux exigences économiques des seigneurs, selon une créativité qui sut trouver les formes juridiques et sociales adéquates… » (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 378)

         Ainsi lorsqu’il y eut constitution de la seigneurie, celle-ci n’exclua pas la communauté mais tendit à l’intégrer. «Il ne s’agit pas d’une forme exclusivement occidentale. Nous pouvons dire qu’elle a représenté, en Occident, la forme spécifique d’intégration de la communauté rurale dans la structure de pouvoir : la particularité de l’époque féodale  consistera dans la non dissolution ouverte de la communauté, pour imposer une forme organisationnelle différente aux paysans, mais dans son absorption et en grande partie dans sa neutralisation jusqu’à la faire disparaître dans un organisme marqué par une nette division de classe, support de la domination d’une aristocratie terrienne. » (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 290).

         Le phénomène communautaire ne se limite pas au monde séculier, profane, car il est un des fondements essentiels du mouvement monachique, lequel est une expression percutante du refus du monde antique qui, avec ses classes et son mouvement de la valeur, voyait le triomphe de la séparation (cf. 9.2.6.1.3.7).

         Revenons aux communautés rurales pour noter que souvent elles se sont affirmées lors de défrichages (phénomènes également constaté en Chine ou en Inde) en profitant de l’effondrement des formes esclavagistes.

         «Un autre aspect nouveau et très important de la société rurale européenne du XII° siècle est constitué par la formation de communautés de village. Jusqu’alors, en fait, les implantations rurales ont été simplement des agglomérats de manses ou de propriétés familiales, dont le ciment unitaire avait été constitué par la dépendance commune vis-à-vis d’un seigneur féodal […]. Mais maintenant l’étroite coopération qui devint nécessaire entre les paysans qui accomplissent les nouveaux défrichages collectifs, […] qui fondent les « villenove » […] ou qui, simplement, ayant cessé d’être des serfs de la glèbe, veulent défendre quelques prérogatives acquises en opposition à leurs seigneurs féodaux communs, exige des habitudes communes et des règles de vie et de travail communes. […] La nature communautaire d’un nombre croissant de villages agricoles qui se sont formés au XII° siècle ne naît pas d’une propriété commune de la terre du village […] mais d’un lien de coopération collective […]. Il se répand l’usage de considérer comme communs à tous les habitants d’un village les droits d’exploitation pour chaque propriétaire de laisser libre sa terre après la moisson pour quiconque veut y mener paître ses moutons. La terre cultivée demeure propriété privée, mais le pâturage sur elle se transforme en un droit collectif de la communauté de village.» (Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 276-277).

         La communauté est communauté dans le travail donc elle est médiatisée par le faire et non par la terre. Ici on a encore la manifestation des liens créés par les hommes, femmes, bien qu’ici plus que dans les rapports de dépendance affectant les nobles il y ait une certaine organicité.

         Il semblerait toutefois que ces communautés aient supplanté d’autres plus immédiates. «Dans l’Europe presque entière, lors des grands défrichements, l’attraction des nouveaux centres urbains et des villages, fondés sur les essarts, brisera maintes communautés paysannes.» (Marc Bloch, La société féodale, p. 205).

         La communauté de village a été une forme qui permit de lutter contre les féodaux. Il y avait union manufacture/agriculture. C’est avec le mouvement de formation des villes, particulièrement des communes que l’artisanat sera arraché aux paysans qui deviendront dès lors dépendant de ces dernières. Ceci  contribuera au renforcement du mouvement de la valeur. En outre, les rapports entre les paysans sont médiatisés par la terre; mieux, ils appartiennent à la terre: anthropomorphose de la propriété foncière.

         Le phénomène communautaire se manifeste spontanément. Ensuite on a intervention de la fonciarisation, de la papauté, de l’empire (ou de la royauté lorsque ce dernier s’évanouit), du mouvement de la valeur qui l’enrayent, le pervertissent.

         On a donc un double mouvement: réaffirmation de formes communautaires[1], intégration ou élimination des anciennes. En outre, on doit tenir compte que la régénération d’un phénomène communautaire se poursuit durant toute la phase féodale dans son sens large, c’est-à-dire, en Europe occidentale, jusqu’à la révolution française.  En outre, avec l’effondrement du pouvoir central (aussi bien profane que religieux), il reprit de l’importance et conditionna en grande partie celle-ci[2]. Ce n’est qu’avec le capital qu’il est éliminé tout au moins sous sa forme antique, car on peut dire que le racket est une forme pervertie de la communauté telle qu’elle peut s’intégrer dans la communauté-société du capital.

         En dehors de la communauté, le moyen pour parvenir à fuir la dépendance fut l’accession à une propriété stable, indépendante. D’où l’importance de l’alleu. «Comme fief, mais avec une filiation étymologique beaucoup plus rectiligne (od, «bien», et peut-être al, «total »), «alleu», était d’origine germanique; comme lui, adopté par les langues romanes, il ne devait vivre que dans ce milieu d’emprunt. L’allemand disait, dans le même sens, Eigen («propre»). » (La société féodale, p. 244)

         Ainsi ce qui va devenir essentiel, idéal, c’est le fait de ne pas être assujetti, avec l’idée connexe de se suffire à soi-même, bien qu’il n’y ait pas encore une exaltation de l’individu[3]. Cette dynamique va fonder la noblesse. En conséquence, ce n’est pas le fait d’être libre (de naître libre) qui, au départ, est déterminant comme ce fut le cas dans la société antique; car, alors, on pouvait être libre tout en étant dépendant du mouvement de la valeur (cf. à Rome). Il faut être libre, au sens antique, c’est-à-dire non esclave, mais également autosuffisant.

         M. Bloch constate d’abord: «Ce n’est pas à dire, pourtant, que du IX° au XI° siècle, le mot de «noble» (en latin nobilis) ne se rencontre assez souvent dans les documents. Mais il se bornait à marquer, en dehors de toute acceptation juridique précise, une prééminence de fait ou d’opinion, selon des critères presque chaque fois variables. Il comporte, presque toujours, l’idée d’une distinction de naissance; mais aussi celle d’une certaine fortune. » (La société féodale, p. 399)

         Puis il fait la remarque suivante : «En des jours où tant d’hommes devaient accepter de tenir leurs terres d’un seigneur, le seul fait d’échapper à cette sujétion semblait un signe de supériorité. On ne saurait donc s’étonner si la possession d’un alleu – celui-ci n’eut-il que la nature d’un simple bien paysan – fut considérée parfois comme un titre suffisant au nom de noble ou d’edel » (Idem, p. 399)

         Ceci se comprend fort bien puisqu’avec le phénomène de dissolution les antiques modes de positionnement se sont effondrés et qu’existe un mouvement de refus de l’antique société. Toutefois, dans la mesure où il n’y a pas de communauté, le problème du positionnement – de la nécessité de se situer dans le corpus social et dans le cosmos – s’affirme à nouveau. En conséquence, se déploie un autre mécanisme qui est isomorphe à celui de la valeur et qui atteindra son plein épanouissement dans la chevalerie.

         Cette dernière apparaît comme étant la réalisation d’un compromis entre deux exigences: la non-dépendance et celle de protéger et servir, le tout en liaison avec l’émergence de l’individualité – même s’il n’y a pas exaltation de l’individu – et avec une séparation importante d’avec la nature. 

         D’un point de vue général on peut dire qu’on a sous le féodalisme un phénomène communautaire généralisé car il concerne aussi bien les paysans que les artisans, les bourgeois ou les nobles, comme en témoigne le mouvement des Communes. Il semble donc essentiel de mettre en évidence que la lutte des classes qui est certes opérante ne permet pas à elle seule d’expliquer le devenir de ce mode de production. On peut dire que la lutte des classes permet une purification, une extension et une intensification des rapports sociaux, mais elle est insuffisante pour expliquer la mise en place de modes de production nouveaux, de sociétés nouvelles. Le seul qui fasse exception c’est le mode de production capitaliste. En revanche il apparaît qu’il y ait comme un phénomène de coopération opérant comme une symbiose organique pour l’édification d’un nouveau mode de production (comme le mode de production féodal), à fortiori pour fonder une communauté dont la dynamique est en rupture avec tout le devenir de Homo sapiens[4].


         9.2.6.1.3.7  Il est un phénomène de vaste amplitude, né d’ailleurs au cours de la phase antérieure, c’est-à-dire à l’époque de l’empire romain, lorsque dominait pleinement le mode de production esclavagiste, qui détermine toute la période dénommée féodalisme: c’est le monachisme. Son importance dérive du fait qu’il est initialement un mouvement de refus de l’antique société et qu’il cherche à réaliser une autre communauté. De ce fait, la dynamique qui le conduisit à mettre en question tout ce qui venait de celle-ci et dans la mesure où la communauté fondée ne pouvait exister que par une médiation, d’autant plus qu’elle n’avait plus comme fondement un procès biologique puisqu’uniquement formée d’hommes ou de femmes, le monachisme eut une action déterminante dans le procès de séparation d’avec la nature et l’autonomisation de l’espèce.

         Ce phénomène, sur lequel nous reviendrons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature, nous intéresse non seulement à cause de ses déterminations et de son opérationnalité historique, mais à cause de sa thématique analogue à celle du phénomène hindou des renonçants et parce que, à nouveau aujourd’hui, se pose la question d’une sortie de ce monde[5].

         Ce qui est fondamental dans le monachisme européen occidental c’est la faible importance de la dimension érémétique – donc d’une dimension individualiste – et la prépondérance de la dimension communautaire, dès qu’il s’affirme dans la première moitié du VI° siècle avec Benoît de Norsia (fondation du monastère du Mont Cassin). En outre, même chez les ordres où l’érémétisme l’emporte (à Calmadoli et à la Chartreuse), on n’a pas le phénomène typique du renonçant solitaire, puisqu’il y a tout de même un regroupement d’hommes. Il y a un refus de la société en place et une volonté de réaliser la communauté chrétienne, d’où le refus d’un monde social donné et le posé d’un autre où les principes de vie sont la plupart du temps des négatifs de ceux prévalant dans la société rejetée. Les moines doivent faire vœu perpétuel de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.

         Ce sont les points d’articulation du refus qui impliquent que la société est posée en tant que référentiel négatif. L’obéissance est refus de la volonté de domination en rapport au pouvoir, en même temps qu’elle est exaltation d’une autorité en dehors de ce monde. Elle est en conséquence la réalisation de la dépendance totale vis-à-vis d’un corpus situé hors de ce dernier. Elle exprime le désir d’échapper aux déterminations en place sans pouvoir les éliminer.

         En même temps, rupture avec la dimension naturelle où il n’y a pas d’obéissance ni d’imposition d’une autorité absolue.

         Revendiquer et pratiquer la chasteté correspond au refus de la dimension biologique par perte de la capacité de vivre la totalité du procès de vie, en même temps que la chasteté peut être considérée comme une pauvreté de vie sensuelle, avec la conservation de ce qui est strictement nécessaire au maintient de ce procès. L’énergie devant être dévolue à la contemplation et à la vie intellectuelle. Toutefois dans la réalité, une grande part est mobilisée pour entretenir un phénomène d’inhibition qui permette l’unilatéralité d’un développement, avec une perte de radiance, qui serait soi-disant réalisée au niveau spirituel. Or, en réalité même là, nous le verrons, il y a unilatéralité par soumission à un principe d’autorité transcendant.

         Il y a effectivement refus de toutes sortes de débordements qui purent aller jusqu’à des perversions. Toutefois, se manifeste également la vieille problématique manichéenne voire gnostique du refus du procès d’engendrement comme étant à l’origine du mal, en ce sens que c’est par lui que l’être est jeté dans le monde, qu’il déchoit; ce qui aboutit à ce que l’être lumineux, l’âme, se mélange à la matière, etc.

         En ce qui concerne la pauvreté, elle constitue un point d’articulation essentiel. Tout d’abord, encore une fois, nous avons une prise de position par rapport à un couple déterminant au sein d’une totalité donnée, celui de pauvreté-richesse (ainsi qu’indigence-opulence). Il est essentiel de déterminer ce qui est visé dans cette recherche de pauvreté. Il s’agit de la pauvreté volontaire en opposition à la richesse  totale de dieu. Elle implique un dépouillement, une purification (par là nous sommes en liaison avec les antiques représentations au sujet du pur et de l’impur). En outre, « la pauvreté volontaire pour Bède le Vénérable (vers 673-675) est le refus de la soumission aux riches, le refus du silence et de la compromission devant le mal que peuvent faire les riches.» (J.L. Goglin, Les misérables dans l’Occident médiéval, éd. du Seuil, p. 44).

         Autrement dit, c’est un refus de la dépendance ; ce qui est la préoccupation fondamentale des hommes et des femmes après la chute de l’empire romain[6].

         On peut considérer également qu’il y a identification à un des personnages sociaux, celui à partir duquel pourrait se réaliser un salut. Il y a donc manifestation d’une insécurité à vivre sa détermination (surtout pour ceux qui naissent dans un milieu aisé), d’où la nécessité pour accéder à une certitude de se créer un être dont la justification réside dans le corps de doctrine lui-même. On retrouvera le même phénomène avec le prolétariat.

         En ce qui concerne la pauvreté involontaire réalisée dans le monde profane, elle est l’expression de la déchéance de l’homme, du fait qu’il a péché (on retrouve encore la dynamique du pur et de l’impur). Elle est liée à l’infériorité et donc à la dépendance. C’est pourquoi : «Sous les carolingiens, la pauvreté est donc synonyme d’errance, de déracinement.» (O.c., p. 35). On retrouvera cette détermination ultérieurement.

         Telles sont les déterminations de la pauvreté telle qu’elle est pensée et vécue. «La pauvreté apparaît comme digne de louange, détachée de la matière, donc du mal; elle permet de s’identifier au Christ » (O.c., p. 132). Ce dernier est le pauvre par excellence. Vivre selon ses principes, c’est vivre en pauvre.

         «Ainsi se dégage une conception de la pauvreté comme vertu éminente, ou tout au moins, porteuse de dignité et d’espoir, agréable à Dieu: mais Janus à double face, la pauvreté peut être aussi une malédiction, un fléau social. Le pauvre devient un être dangereux.» (O.c., p. 135)

         D’une part parce que cela implique concrètement l’affirmation que l’Eglise ne vit pas selon les préceptes du Christ, d’autre part parce que les pauvres peuvent se révolter, se soulever contre l’ordre établi.

         Le fait de la pauvreté, l’état de pauvreté, implique divers mouvements et tout d’abord la mendicité: pour survivre les pauvres doivent quémander l’aumône; ce qui implique, au pôle opposé, que les riches s’adonnent à la charité. Or les pauvres étant autant de christs, leur faire la charité c’est donner à dieu; c’est donc, comme le nota M. Mauss, opérer une sorte de sacrifice. Mais l’essentiel c’est le phénomène concernant les monastères. Ceux-ci, en tant que centres de pauvreté peuvent être un pôle d’attraction des richesses: phénomène de compensation. Ceci se réalise au travers de médiations. Les riches donnent aux monastères en un phénomène de rachat, c’est le don dans sa dimension prémonétaire dont parla M. Mauss. D’où accumulation de richesses dans les monastères, ce qui excita la convoitise des seigneurs. Ici, les richesses sont en quelque sorte consacrées, sanctifiées avant d’être redistribuées. On a donc l’affirmation du mouvement de la valeur dans son mouvement vertical. Ainsi, nous retrouvons le phénomène de recul dont il a été question. Cela exprime la faiblesse du mouvement intermédiaire, le mouvement horizontal, qui implique lui-même l’absence de coupure entre le monde profane, et celui sacré. La représentation des hommes et des femmes est encore trop liée aux antiques déterminations pour pouvoir se passer de référents et de référentiels hors du mouvement horizontal. Ainsi les monastères sont l’expression de ce recul du mouvement de la valeur – nous verrons que le vide laissé par ce dernier implique le développement d’un autre forme de valeur qui permette aux hommes de se situer au sein du procès de scission de la nature – en même temps qu’ils vont lui donner une grande impulsion. Toutefois la représentation à laquelle ils sont liés empêchera son autonomisation. À la suite de l’épuisement de la mission de ces monastères, en rapport avec un certain comportement des hommes par rapport justement au mouvement intermédiaire, ainsi qu’à celle de leur élimination totale dans certaines zones occidentales, on aura un puissant mouvement de la valeur.

         Le monachisme est déterminé par un référentiel positif, la communauté chrétienne primitive[7], c’est-à-dire la représentation que les hommes s’en faisaient à cette époque. En ce sens il est tout à fait différent du phénomène des renonçants hindous qui donna naissance à divers phénomènes monastiques, jaïnistes ou bouddhistes où, là, intervient une volonté effective de sortir du monde.

         Le développement de ce mouvement exprime une défaite du christianisme dans la mesure où celui-ci n’a pas permis la réalisation d’une société délestée de tous les maux de l’ancienne. Le refus de celle-ci est en même temps celui de l’organisation ecclésiastique infestée des tares du monde qu’elle devait soi-disant éliminer.

         Par suite de cette volonté de rétablir un phénomène du passé, tout au moins d’essayer de maintenir un lien avec celui-ci, les monastères furent amenés à conserver les écrits du passé et donc à maintenir une culture qui était certes centrée sur le christianisme mais qui renfermait encore beaucoup d’éléments de la société antique. C’est donc par les moines que la liaison avec le monde romain fut maintenue, alors que l’organisation féodale qui se mettait en place rompait totalement avec le passé[8]. Etant donné le repli sur des petites unités, elle n’avait pas besoin de maintenir des représentations devenues étrangères à la vie immédiate: le monde féodal initial est illettré et les représentations nécessaires à la réalisation du procès de vie lui furent fournies par les hommes d’Eglise. En ce sens on peut considérer qu’ils jouèrent par rapport aux seigneurs féodaux, le même rôle que les brahmanes vis-à-vis des ksatriya.

         Le mouvement monachique s’est constitué non seulement à travers un refus de la vieille société esclavagiste encore opérante au début du VI° siècle, mais en réaction aux compromissions de l’Eglise qui n’avait pas, en particulier, aboli l’esclavage dans nombre de ses possessions, en Italie par exemple.

         Il est important de noter que c’est justement au moment où le vieux système esclavagiste est remis en cause, et où les propriétaires esclavagistes tendant à être remplacés par des propriétaires qu’on peut désigner comme féodaux, pour indiquer que s’amorce une nouvelle forme de domination, même si elle n’a pas encore toutes les déterminations qui caractérisent le mode de production féodal, que le monachisme se développe.

         À partir de là se manifeste un caractère essentiel de ce dernier qu’on verra s’imposer à plusieurs reprises dans l’histoire de l’Eglise, celui de régénérateur de cette dernière. Mieux au niveau historique où nous sommes, il la sauva…

         «En effet Grégoire le Grand (590-604) s’il avait accru les richesses de l’église en améliorant la gestion de ses propriétés où régnait l’esclavage (la papauté possédait directement des latifundium en Ligurie, dans la Toscane méridionale, en Sardaigne et, surtout, en Calabre et en Sicile), il avait d’un autre côté inséré dans l’Église en respectant leur spécificité morale et religieuse les monastères bénédictins qu’il avait voulut placer sous sa dépendance directe, en les soustrayant à l’autorité des évêques, protégeant leur autonomie vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiastique officielle, en encourageant leur diffusion, et en leur confiant la conversion de nouveaux peuples […]. De cette façon Grégoire 1° devait jeter les bases pour que l’Église survive à l’écroulement de la société esclavagiste, dans la mesure où il avait inséré un personnel ecclésiastique non lié aux institutions de cette société, et avait fondé son économie, non seulement sur les latifundium esclavagistes, mais sur les cellules vraies et propres d’une organisation économique nouvelle: les monastères bénédictins. »[9] (Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 38-39).

         Le mouvement monachique tentera de maintenir toujours présente la communauté chrétienne, ce qui impliquera souvent la nécessité de devoir la restaurer. Cette dynamique s’imposa également ultérieurement au sein de groupements laïcs. Or, l’affirmation de la communauté chrétienne consistait en partie en la tentative de restaurer une communauté plus immédiate libérée de toutes les excroissances dominatrices et exploitrices surgies au cours des millénaires depuis la disparition de l’antique communauté. Voilà pourquoi le christianisme a eu une puissance mobilisatrice durant des siècles (un phénomène similaire opéra avec l’Islam)[10].

         Le mouvement monachique en Occident n’est donc pas comme en Inde un mouvement de sortie totale du monde. Il présente une accommodation en ce sens que, d’une part, il nie la société ancienne et, d’autre part, il maintient la continuité avec celle-ci de fait de son lien étroit avec l’Église officielle. En outre, comme il ne s’élance pas dans une négativité totale en refusant les divers procès de vie en place, mais fonde une certaine positivité, il est amené à s’ériger sur des éléments du procès de vie de l’espèce tel qu’il s’est délimité au cours des millénaires, mais en maintenant son opposition à la société esclavagiste. Ainsi, les moines tendirent à accorder une grande importance au travail, à l’activité démiurgique, au faire, au procès médiateur entre l’espèce et la nature qui est posé comme un analogon de l’antique activité divine créant le monde. La différence qui pose la supériorité de la divinité c’est que celle-ci opéra à partir de rien[11]. Ce faisant ils s’adonnèrent à de vastes travaux qui bouleversèrent la biosphère en Occident: le défrichage[12].

         Avant de clore cet argument, il nous semble qu’il faille noter que les moines ne créèrent pas la nouvelle attitude vis-à-vis du travail. Elle fut due également à d’autres groupements humano-féminins opérant à la même époque qu’eux; mais ils la justifièrent, la sanctifièrent; ce qui permit son triomphe.

         Cette affirmation dans l’ordre de l’activité médiatrice et donc l’exaltation du travail est une fondation dans l’intériorité de l’intensivité de ce que l’on nomme l’Occident. Les moines contribuèrent de façon déterminante à l’édification de celui-ci également dans la dimension de l’extensivité. En effet ce sont eux qui, en allant évangéliser les peuples barbares, étendirent la puissance de l’empire romain, puis des divers royaumes chrétiens dans de multiples zones que les armées romaines n’avaient pu conquérir. Divers peuples qui avaient résisté à l’empire et avaient échappé à l’occidentalisation, acceptèrent ce même processus au travers de l’adoption du christianisme. Ajoutons tout de même que très souvent ce dernier fut souvent imposé par les armes à la suite de campagnes militaires pleines d’atrocités (cf. celles contre les saxons). Enfin, les moines intervinrent directement dans l’expansionnisme occidental avec les moines soldats : chevaliers teutoniques, templiers, chevaliers de Malte, etc.

         Ce mouvement complexe de régénération de l’Église, de fondation de nouveaux rapports sociaux (plus exactement de production), en même temps que celui de la production d’une représentation justificatrice de ceux-ci (glorification du travail par exemple) ainsi que celui de l’extension du domaine occidental, se fit à divers moments singuliers du développement de celui-ci.

         Nous avons considéré celui du début du VI° siècle, où tend à s’imposer la société féodale, il y eut ensuite celui du XI°[13]. Les ordres monastiques jouèrent un double rôle: dans la récupération des biens de l’Eglise, usurpés par les propriétaires fonciers laïcs et dans la réforme du mode de vie du clergé : lutter contre la simonie et le concubinage des prêtres. Cette lutte avait elle-même les deux buts précités parce qu’en combattant pour rétablir la pureté du mode de vie des clercs, il était possible de maintenir une séparation d’avec les laïcs et de briser une dépendance vis-à-vis de la société en place. Or, cette séparation est en définitive la meilleure garantie d’efficacité sur cette dernière en permettant une évangélisation, une christianisation en profondeur. C’est le mouvement de Cluny qui déploya pour ces fins l’activité la plus puissante: la règle proposait une communauté de moines dédiés à l’étude, à la prière, à la méditation et, ce qui avait une très grande importance, à un travail et à une activité intellectuelle renouvelée de la société. En même temps se réaffirmait l’opposition à la vieille société esclavagiste par une remise en cause de la production, ou plus exactement par sa dévalorisation; car ce qui fonde c’est la contemplation; et l’on peut considérer que les moines tendent à réaliser l’idéal de Platon au sujet des philosophes conducteurs de la polis.

         Afin de pouvoir se dédier à cette œuvre, les moines favorisèrent la formation des communautés de paysans dont la tâche fut d’approvisionner les monastères grâce à la livraison d’une rente en nature et non plus en travail. Ceci conduisit à une opposition avec les seigneurs féodaux recourant encore à la vieille forme et fonda le contraste entre papauté et empire.

         Au sujet de l’opposition entre ces deux derniers sur laquelle nous reviendrons, on se doit d’indiquer que les moines apportèrent une très grande contribution dans la mesure où ils soutinrent le pape et où quelques uns d’entre eux accédèrent à ce poste.

         En outre on peut poser que dans une certaine mesure on doive considérer le mouvement monachique comme un moyen utilisé par l’Église pour récupérer des phénomènes de contestation s’opérant dans la société profane. En effet divers mouvements populaires se manifestèrent en opposition à la dégénérescence, à la corruption ecclésiastiques. Après une phase violente où ces mouvements furent terriblement réprimés, les moines reprirent, sous forme atténuée, les revendications des opprimés; parfois ce sont certains d’entre eux qui prirent la tête de mouvements de contestation.

         Plus globalement et en tenant compte de tout l’exposé antérieur, le mouvement monachique s’affirme au cours du temps comme un immense laboratoire social permettant à l’Église de s’adapter au devenir social en cours.

         Un autre moment advint au XII° siècle. Il concerne surtout un approfondissement du procès de production. En effet le mouvement cistercien (d’après l’abbaye de Cîteaux fondée en 1098) participa activement au mouvement de défrichage. «Les cisterciens refusent le modèle aristocratique d’existence adopté par les cluniciens et vivent d’une manière extrêmement austère, au point de se vêtir de vêtements grossiers et de s’interdire pour toujours de manger de la viande et d’utiliser du combustible pour se chauffer l’hiver. Ils refusent également de vivre de la rente c’est pourquoi ne maintiennent-ils pas à la différence des cluniciens les paysans sous de lourdes charges féodales, mais ils effectuent eux-mêmes une partie du travail. Pour le plus ils se servent de ce qu’on nomme convers, c’est-à-dire d’hommes qui tout en n’étant pas des religieux au sens strict, ne sont pas non plus de simples paysans étrangers aux monastères pour lesquels ils travaillent… ils constituent une espèce de seconde catégorie de religieux» (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 274). Les cisterciens consommant peu et produisant beaucoup, accumulent des excédents « qu’ils vendent pour de l’argent, étant donné que la règle originelle de Benoit de Norcia avait autorisé l’usage de ce dernier». «Leur tendance ascétique se traduit, donc, en une forte impulsion au développement économique de l’époque. Les cisterciens, au cours du XII° siècle, donnent une grande contribution au défrichage, dans lesquels ils investissent une grande partie de l’argent qu’ils épargnent » (O.c., p. 274). Nous ajouterons que ce faisant ils permettent un développement global de la production et, nous l’avons déjà signalé, une transformation de la biosphère.

         «Mais le monastère en raison même de son caractère transcendant, possédait un stimulant particulier pour développer la mécanisation. Les moines, ainsi que l’a signalé Bertrand Gille, cherchaient à s’épargner le travail inutile, pour disposer de plus de temps et d’énergie en vue de la méditation et de la prière ; en outre, il est possible que leur immersion volontaire au sein du rituel les prédisposait à des solutions mécaniques (répétitives et standardisées). Bien qu’eux-mêmes fussent disciplinés à la régularité du travail, ils transmirent volontiers à la machinerie les opérations qui pouvaient être effectuées sans profit pour l’esprit. Le travail gratifiant, ils le gardèrent pour eux-mêmes : copie de manuscrits, enluminure, gravure. Le travail non gratifiant, ils le confièrent à la machine : moudre, pilonner, scier.» (L. Mumford, Le mythe de la machine, éd. Fayard, t. 1, p. 361).

         L’auteur signale le grand développement technique qui s’opère au XI° siècle et qui permit donc la réalisation du projet monastique. Toutefois, ce qui nous semble le plus important c’est le comportement particulier des moines vis-à-vis d’une activité. Ils ne la conçoivent pas comme un procès unitaire dont l’accomplissement des différentes phases peut apporter à celui qui les exécute une plénitude, parce que justement il est en rapport avec une perfection, c’est-à-dire à une réalisation où rien n’est escamoté ; ce qui ne veut pas dire que cela soit accompli de façon absolument remarquable. En fait étant donné la hiérarchie en liaison avec le mouvement de la valeur, il y a une séparation. Celle-ci est le point d’articulation essentiel qui pose la nécessité d’une mécanisation, d’une transformation de l’inné en acquis qui peut être extériorisé et mécanisé et enfin c’est le moment d’une génération de pouvoir dans la mesure où la possession de machines sera un moyen de faire pression sur les hommes. En outre, contraindre ceux-ci à des travaux exténuants permet de les maintenir dans l’incapacité à se révolter. Le travail de moyen de réaliser une sortie d’un monde d’oppression redevient un instrument d’assujettissement implacable[14].

         L’autre moment se place au XIII° siècle, quand il y a eu une certaine remise en cause de l’ordre féodal et de l’Église elle-même, avec le développement de diverses hérésies[15]. Avec l’intégration des humiliés en un ordre religieux au sein duquel, et non à l’extérieur, ils peuvent propager leurs idées au sujet de la pauvreté et de la pénitence, ainsi qu’avec la fondation de l’ordre des dominicains et celui des franciscains (ordres mendiants) qui sont placés directement sous la direction du pape, on a un renforcement de l’autorité de ce dernier lors du quatrième concile de Latran (1215).

         C’est alors que se manifesta de façon spectaculaire la manœuvre de récupération, car la fondation de l’ordre non explicitement voulu par François d’Assise, fut le meilleur moyen d’intégrer une contestation qui, si elle n’était pas originaire (ce dernier avait des prédécesseurs importants comme P. Valdes) devenait de plus en plus dangereuse. Ceci du fait même que F. d’Assise opérait dans une positivité: il proposait son mode de vie comme étant celui du Christ, sans s’en prendre directement à l’Église ou au pouvoir temporel. Par là c’était implicitement affirmer que la première n’avait plus rien de commun avec l’évangile.

         «La même autorité papale qui incorpora prudemment l’ordre franciscain dans l’église, se hâta de proclamer, sous Jean XXII, que la croyance actuelle en vertu de quoi les chrétiens primitifs pratiquaient en réalité le communisme était une hérésie digne de l’enfer» (O.c., t. 1, p. 370).

         Si les moines récupérèrent des révoltes, ils eurent aussi un rôle énorme dans leur répression. En effet à ce même concile de Latran l’inquisition est instituée et son organisation est confiée aux dominicains, tandis qu’en 1252 le pape autorise l’usage de la torture en vue d’arracher des confessions à ceux qui sont soupçonnés d’hérésie.

         C’est l’époque aussi où les moines participent activement à l’extension du domaine occidental, grâce aux croisades. «La croisade ne concerne plus seulement, ni de façon prédominante, la Palestine, mais tous les territoires jouxtant le monde chrétien. En conséquence des privilèges spéciaux sont concédés aux ordres monastico-militaires… qui s’étaient constitués au XII° siècle pour défendre les territoires chrétiens de la Syrie» (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 310). Ainsi sont formés les Templiers, les Hospitaliers qui deviendront les chevaliers de Malte, les chevaliers teutoniques qui lutteront contre les slaves.

         On peut noter ici un autre phénomène de récupération: celui du mouvement de la chevalerie, dont la représentation fit des emprunts à un vieux fond païen, surtout celte, qui se structurait en faisant appel à un système de valeur étranger à celui de l’Église: l’honneur; ce qui devenait une menace pour sa domination. De ce fait en intégrant la chevalerie il sanctifiait son système de représentation en le subordonnant à celui chrétien, mais il s’appropriait également le phénomène pour lutter elle-même contre les infidèles. Á ce moment on constate que le système monachique tend à vouloir se substituer à la société en voulant assurer toutes les fonctions de celle-ci. Ainsi l’ordre des Templiers s’adonna à une activité commerciale et financière[16].

         Ceci est indication de la faiblesse du mouvement de la valeur qui, s’il est plus développé que dans la phase précédente, est encore inapte à se poser pour lui-même, en particulier de se doter de représentations efficaces qui peuvent permettre le déroulement  du procès social, étant efficace dans le phénomène de substitution sans lequel le devenir hors nature est impossible, nous voulons parler de l’honneur, et de l’impossibilité encore de se confier au mouvement intermédiaire qu’on cherche plutôt à utiliser à des fins qui souvent ne sont pas compatibles avec le devenir intrinsèque de celui-ci.

        

         9.2.6.1.3.8. Si le mouvement monachique, bien que né en Egypte à l’époque romaine, caractérise bien la période féodale parce qu’il en fut non seulement une composante essentielle mais parce qu’il détermina également son dynamisme, la papauté et l’empire sont des éléments pour ainsi dire non féodaux, mais leur prolongement dans la féodalité et leur opposition, est une caractéristique surtout de la seconde phase de celle-ci où s’affirma de façon intense le phénomène de particularisation et de fonciarisation.

         On a en fait deux éléments tendant à se poser en tant qu’unité  supérieure sur l’ensemble occidental s’édifiant. Nous avons vu que dans certains cas le pouvoir dit sacré et celui politique sont plus ou moins fusionnés et la réalisent, dans d’autres cas l’un d’eux est subordonné à l’autre et fait de même. Ici nous avons une réelle opposition avec en plus, surtout grâce au mouvement monachique, la tendance à ce que l’Église en cherchant à réaliser une communauté chrétienne essaie de se poser comme la seule totalité éliminant ou absorbant le plus possible tout ce qui est profane.

         Précisons par un rappel du devenir global, que l’Église s’opposa tout d’abord à l’empire en tentant de fonder une communauté. Puis il y eut coalescence empire-église à la fin de l’Empire romain. Lors de la reformation de l’empire il y eut à nouveau une opposition mais cette fois elle se faisait pour déterminer qui dirigerait l’empire. Le mouvement tendant à fonder une autre communauté, donc à rompre effectivement avec le monde en place, le mouvement monachique, fut utilisé pour assurer la supériorité de l’Église, ce qui permit à celle-ci de se fonder en tant qu’État. C’est alors que le phénomène de l’unité supérieure opère au sein de celle-ci et la papauté vise à réaliser cette dernière par rapport au corpus des chrétiens; toute l’organisation ecclésiastique est comme l’incarnation de l’unité supérieure qui est dieu, représentée, concrétisée par le pape.

         «Deux pouvoirs auguste empereur, règnent sur le monde : le pouvoir sacré des évêques et le pouvoir des rois. Le pouvoir des évêques l’emporte d’autant plus sur celui des rois que les évêques auront à rendre compte au tribunal de Dieu de tous les hommes, fussent-ils rois. Votre pieuse majesté ne pourra donc qu’en conclure que personne, en aucun temps, sous aucun prétexte humain, ne pourra jamais se dresser contre la fonction absolument unique de cet homme que le précepte du Christ lui-même a placé à la tête de tous et que la sainte Eglise reconnaît comme son chef. Ce qui repose sur le fondement solide du droit divin peut certes être attaquée par l’insolence des hommes, mais jamais, de quelque pouvoir que viennent ces attaques, il ne pourra être vaincu » (Lettre de Gélase 1°, 492-496, à l’empereur Anastase : Chronologie des papes, J. M. Rosnay, éd. Marabout, p. 79).

         «Seule l’Église dirigée par le successeur de Pierre peut garantir à l’empire ce caractère universel que l’apparition des nouveaux royaumes germaniques lui a fait perdre et substituer à l’ancienne unité politique le lien de l’unité religieuse » Agathon (pape entre 678 et 681) (Chronologie des papes, J. M. Rosnay, éd. Marabout, p. 119). Agathon pose fort bien la nécessité de la continuité dans le maintien de l’empire et celle de sa substitution. Ceci fonde les rapports de la papauté à l’empire durant tout le féodalisme.

         Le moment essentiel est celui où d’une part s’affirme le pouvoir carolingien et où d’autre part s’imposent les formes de fonciarisation prémisses de la société féodale, en rapport avec la désagrégation des restes du mode de production antérieur, accélérée par les invasions, avec en phénomène de compensation la nécessité que s’affirme une unité supérieure. Cet ensemble de phénomènes opérant le plus souvent en sens opposé va permettre aux papes de pouvoir non seulement se libérer de la tutelle byzantine, mais de devenir propriétaires fonciers, des seigneurs, des chefs d’État. De telle sorte qu’en définitive ils accéderont à la prétention de dominer non seulement sur la base de leur dimension sacerdotale – pouvoir sacré – mais également sur celle de leur dimension profane, pouvoir politique.

         Il est important d’indiquer quelques péripéties essentielles.

         «La question qu’il [Pépin le Bref, n.d.r.] posa au pape était si habilement posée que la réponse allait de soi: «Est-il juste, oui ou non qu’on appelle roi celui qui n’en possède que le titre plutôt que celui qui en détient tous les pouvoirs? ». La réponse du pape se référait implicitement à la doctrine de Saint-Augustin : «L’ordre des choses de ce monde veut, conformément à la volonté divine, que le titre de roi aille à celui qui a su en acquérir les pouvoirs plutôt qu’à celui qui n’a pu les conserver ».

         «Fort de cette caution, Pépin put se faire élire par l’assemblée des Francs… » (Idem, p. 133). Mieux le pape Zacharie fit octroyer l’onction sainte à Pépin qui par là devint un personnage sacré, «une sorte de représentant de Dieu. Mais en même temps, si élevé qu’il fut ainsi au-desssus de tout son peuple, le roi devenait implicitement le subordonnée de celui qui seul pouvait lui conférer un tel prestige. Du coup, l’évêque de Rome, qui n’avait été jusqu’alors qu’un sujet, si éminent fut-il, de l’empereur de Byzance, devenait le premier personnage de l’Occident, le maître suprême des rois et, bientôt de l’empereur. Il devenait enfin le pape dans toute la force que ce terme a pris depuis lors » (Idem, p. 134).

         C’est le successeur de Zacharie, Etienne II qui réussit à se faire octroyer par Pépin le Bref des régions prises aux lombards; ce qui forma les Etats pontificaux[17].

         Cette accession au pouvoir politique, au pouvoir profane, fut compensée par une exacerbation de la fonction sacrée. Le Pape Paul I se proclama «Mediator Dei et hominum, speculator, animarum», c’est-à-dire « le médiateur entre Dieu et les hommes, le surveillant responsable des âmes» (Idem, p. 137).

         En même temps le pouvoir s’autonomisait plus, s’abstraïsait.

         Sous Etienne III (768-772) «il fut décrété que seuls pouvaient être candidats [au poste de pape, n.d.r.] les prêtres ou les diacres, les laïcs étant expressément exclus. Quant au peuple de Rome, on lui retirait tout droit d’élire le pape, ce privilège étant réservé exclusivement au clergé. Cette dernière disposition, si contraire aux usages immémoriaux, devait toutefois rester longtemps encore lettre morte » (Idem, p. 139).

         Il nous faut noter ici à quel point l’Église a joué un rôle déterminant dans la réaffirmation de l’unité supérieure. Le roi pourra toujours prévaloir sur ses féodaux, même aux périodes les plus fastes de la forme féodale à cause de cette caution du pape. C’est même en partie à cause d’elle qu’il pourra également s’affranchir de sa tutelle, ou imposer au pape son diktat (période avignonnaise de la papauté).

         Pour en revenir à la période antérieure, notons que dans un premier temps il y eut une espèce de synergie entre les deux pouvoirs suprêmes, les deux unités supérieures. Mais très vite dès l’époque de Grégoire IV (827-844), commença à se poser la question des droits respectifs de la papauté et de l’empire (O.c., p. 150).

         Lorsque l’empire carolingien entre en décadence le pape Nicolas 1° (858-867) projeta de substituer l’autorité papale à celle de l’empereur et par là réaliser un empire théocratique. Une telle tentative était vouée à l’échec à cause de la faiblesse des forces dont disposait la papauté. Ainsi si les États pontificaux permettaient une certaine autonomie à la papauté, l’étendue de ceux-ci ne lui permettait pas de réaliser les projets hégémoniques politiques qu’elle nourrissait. Elle ne pourra en fait réaliser son hégémonie sur le plan du sacré, du spirituel qu’en utilisant une force qui remettait en cause l’ensemble de la société de l’époque, celle qui s’exprima en partie dans le mouvement monachique, lequel était né en son sein.  

         Les hommes d’Église jouent le rôle des brahmanes (des scribes) : «Par cette carence de l’instruction, dans le siècle, s’explique le rôle des clercs à la fois comme interprètes de la pensée des grands et comme dépositaires des traditions politiques» (Bloch, p. 126).

         Lorsqu’il y aura une nouvelle désagrégation de la société en place, déterminée en partie par de nouvelles invasions, la base tendra à récupérer ce dont elle avait été dépossédée, voilà pourquoi les laïcs se retrouvèrent au X° siècle à divers niveaux de l’organisation ecclésiastique. En conséquence au siècle suivant lors justement d’un renforcement du pouvoir qui se fonde surtout en tant que pouvoir féodal, même si l’empire persiste avec une extension fort réduite, il y a une réorganisation de l’Église qui se constitue en corps séparé, organisé hiérarchiquement autour du pape.

         On a donc là un phénomène de séparation typique de la dynamique de la formation de l’État[18].

         Le premier stade essentiel de ce phénomène fut la rupture avec le pouvoir byzantin (elle est complète en 1054) grâce à l’appui des francs. Avec le surgissement de l’empire carolingien, Empire et papauté sont liés et tendent à s’imposer en opposition à la société féodale. Toutefois, à cause du mouvement monachique l’Église vise à se substituer à l’Empire: ici la dimension de lutte contre l’ancienne société est récupérée par l’Église pour se poser comme seule puissance dominante.

         Globalement on peut dire que la position de l’Église vis-à-vis de l’État va osciller entre deux positions : l’État est considéré comme un mal absolu lorsqu’elle s’opposera de façon rigoureuse à l’Empire ou bien il est considéré comme un moindre mal – par rapport au chaos – voire comme un bien dans mesure où c’est l’Église elle-même qui est l’État, même si elle considère qu’elle transcende celui-ci. Dans tous les cas avec des nuances diverses, l’existence de l’État est mise en relation avec la réalisation antérieure du péché originel.

         Le deuxième stade se produisit lors de la querelle des investitures. «Le compromis qui s’est traduit avec le concordat de Worms (1122) réaffirme le lien entre épiscopat allemand et empereur, toutefois la signification d’ensemble de la lutte pour les investitures consiste dans le détachement complet de la papauté de la tutelle impériale, une papauté qui voit se réaffirmer sa primauté incontestée dans la vie de l’Église tandis qu’elle se dote d’instruments de centralisation toujours plus efficaces. Parmi les effets de la réforme il y a l’élimination substantielle de la puissance politique autonome de l’épiscopat italien, pris dans la morsure des commune naissantes et de la puissance papale».

         «En ce qui concerne la position des évêques allemands, qui depuis le début était au centre du conflit, le résultat final fut qu’ils n’occupent plus la position de fonctionnaires du règne : ceci détermina leur convergence avec les féodaux laïcs et l’affaiblissement net de la structure unitaire de l’Empire, privé en Allemagne de ses collaborateurs les plus précieux» (Histoire d’Italie et d’Europe, vol. 2, ed. Jaca Book).

         Autrement dit l’Église favorise le développement de la société féodale au sein de l’Empire, afin d’affaiblir l’unité supérieure. En revanche, en son sein l’unité supérieure se renforce et la papauté devient de plus en plus hégémonique. L’Église tend de plus en plus à se structurer en tant qu’État du premier type[19]. Toutefois on peut également se demander si cette séparation État politique, État religieux, n’exprimerait pas une tendance à empêcher l’autonomisation.

Le troisième stade s’effectue au Concile de Latran. «L’hégémonie papale est fixée au IV° Concile, celui de Latran (1215). L’Église en tant qu’organisme ecclésiastique est un corps séparé et souverain, soustrait au pouvoir des laïcs; de plus, elle est la dépositaire ultime de toute souveraineté politique» (Idem, p. 220).

         En même temps se réalise l’édification de l’Église en État de la première forme : «Mais de cette façon l’église de Rome devient une puissance parmi les autres à une époque qui voit l’émergence des États nationaux » (Idem, p. 220).

         En outre s’affirme un débat sur lequel on reviendra parce qu’il concerne le problème essentiel de la représentation. «Innocent IV motivait son droit à déposer l’empereur en soutenant que Jésus Christ est le dominus naturalis des empereurs et des rois et en conséquence il a le pouvoir de les nommer et des destituer ; ce pouvoir est ensuite passé à son représentant sur terre. De son côté Frédéric II attaque la papauté en reprenant l’idée d’une Église spirituelle, sans ingérence dans la gestion du pouvoir temporel qui a été confié par dieu à l’empereur» (Idem, p. 221).

         Dans la phase ultérieure d’une part l’Empire se rétrécit aux frontières de l’Allemagne : il prend dès lors les limites d’un État national ; d’autre part les Etats nationaux prennent de plus en plus d’importance favorisant la séparation de l’Église et de l’Empire, pour menacer ensuite à leur tour l’hégémonie de la papauté. «Avec le pontificat de Boniface VIII ce qui est au premier plan ce n’est plus la lutte contre l’Empire mais contre les États nationaux qui à cause de leurs besoins financiers croissants augmentent la pression sur le clergé» (Idem, p. 222).

         En définitive nous avons le triomphe de l’unité supérieure à partir de sa dimension sacrée, grâce à la papauté. Celle-ci maintient ainsi une continuité avec les premiers États apparus. Voilà pourquoi, si l’Église a une grande importance pour comprendre le féodalisme, elle n’est pas un phénomène spécifique de celui-ci, ne serait-ce que parce qu’elle tenta soit d’enrayer le développement des formes féodales, soit de les récupérer (par exemple la chevalerie). En revanche le maintien d’une unité supérieure à partir d’un pôle profane et fondé sur la propriété foncière a fait faillite. C’est seulement avec le capital que nous verrons s’opérer une telle opération; mais elle sera alors contemporaine d’une phase de dissolution.

         L’Église, donc, réalise la réaffirmation de l’unité supérieure. D’où la fascination qu’elle exerce sur beaucoup d’hommes et de femmes, parce que c’est un élément, certes autonomisé, de l’antique communauté. On aura une même dynamique avec l’Islam et l’on peut déjà noter que ce dernier influença la première, puisqu’au moment des croisades le pape se comporta comme un imam.

         9.2.6.1.3.9. La première phase de ce que l’on peut dénommer période féodale de l’histoire de l’Europe occidentale va du VI° au X° siècle[20]. Elle est déterminée à son début comme à sa fin par les invasions. Il faut inclure dans ces dernières les interventions arabes à partir du VII° siècle. C’est au cours de cette phase que s’opère principalement le procès de dissolution et que se mettent en place les éléments fondamentaux – institutions, organisations diverses, rapports sociaux – constituant la nouvelle société.

         Le recul du mouvement de la valeur est étroitement lié au procès de dissolution qui s’exprime dans la fragmentation de l’empire romain, dans l’abandon du droit romain, dans la désagrégation des rapports sociaux avec remise en cause de l’esclavagisme, du colonat, etc. La désagrégation est due non seulement aux diverses invasions, aux luttes entre royaumes barbaro-chrétiens et entre ceux-ci et l’empire byzantin (en Italie), mais aussi à la rébellion des hommes et des femmes contre l’antique sujétion esclavagiste, contre la dynamique de la production et de la valeur. Cette rébellion s’exprima également au travers d’une fuite des villes (qui survécurent en tant que lieux d’implantation des évêchés) en tant que centres de pouvoir de domination, ce qui conduisit à la réunion manufacture-agriculture[21]. Ainsi l’on comprend fort bien qu’après 650 la frappe de la monnaie en or ait été interrompue, que le commerce à grande distance ait été énormément réduit, tandis que la taxation, le droit romain et l’administration aient plus ou moins disparu en diverses régions de l’empire.

         La désagrégation du pouvoir centralisé est contemporaine d’une fonciarisation qui est d’autant plus importante que le système esclavagiste est finalement battu (même s’il persiste dans diverses aires plus ou moins limitées). En effet en 687 Pépin d’Héristal conduisant l’armée des propriétaires terriens non esclavagistes défait celle des propriétaires esclavagistes à Tertry. Dès lors le nouveau mode de production peut librement s’imposer. On doit noter qu’il y a un échange entre les propriétaires et les paysans libres. Ces derniers livrent la rente en travail en compensation d’une protection militaire de la part des premiers. Il n’y a pas une immédiateté coercitive comme lorsqu’une ethnie en domine une autre et lui impose de travailler et produire pour l’entretenir. Il y a dans cet acte d’échange le possible d’un devenir.

         En même temps que ce mouvement de fonciarisation il y a une tendance à reformer des communautés, par exemple en Italie dans les zones dominées par les lombards. Ce qui prédomine c’est un refus de l’ancienne société. Nous l’avons vu également à propos du monachisme qui prend son essor à cette même époque[22].

         Le phénomène de fonciarisation est en rapport avec un éparpillement du pouvoir qui se cristallise dans des unités réduites, surtout dans la zone qui deviendra la France. Ceci s’est déjà produit en d’autres pays au cours de l’histoire. Ici il prend une forme particulière qui va déboucher dans la création de nouveaux rapports entre hommes. Considérés comme caractéristiques du mode de production féodal, ils ne suffisent pas à eux seuls à définit celui-ci.

         « Se chercher un protecteur, se plaire à protéger: ces aspirations sont de tous les temps. Mais on ne les voit guère donner naissance à des institutions juridiques originales que dans les civilisations où les autres cadres sociaux se trouvent fléchir. Tel fut le cas dans la Gaule, après l’écroulement de l’empire romain.»

         «Imaginons, en effet, la société de l’époque mérovingienne. Ni l’Ètat, ni le lignage n’offraient plus d’abri suffisant. La communauté villageoise n’avait de force que pour sa police intérieure. La communauté urbaine existait à peine» (La société féodale, p. 212).

         On a la dynamique de fuir une sujétion pour finalement créer des rapports de dépendance.

         « Être «l’homme» d’un autre homme: dans le vocabulaire féodal, il n’était point d’alliance de mots plus répandue que celle-là, ni d’un sens plus plein. Commune aux parlers romans et germaniques, elle servait à y exprimer la dépendance personnelle, en soi. Cela, quelle que fut, par ailleurs, la nature juridique précise du lien et sans que l’on s’embarrassât d’aucune distinction de classe» (La société féodale, p. 209).

     L’acte par lequel quelqu’un devenait «l’homme d’un autre homme» était l’hommage. «L’hommage, en un mot, était le véritable créateur de la relation vassalique, sous son double aspect de dépendance et de protection» (Idem, p. 210).  Rite au départ purement païen, mais qui dès l’époque carolingienne fut récupérée par l’Église. Marc Bloch nous indique; "Dans ce dernier terme (gasindus, n.d.r), on reconnaît le vieux nom du compagnon de guerre germain. il parait avoir couramment servi à désigner, dans la Gaule mérovingienne, comme d'ailleurs dans l'ensemble du monde barbare, l'homme d'armes privé. Progressivement, il céda la place  à un mot indigène: celui de vassal (vassus, vassallus) (...). Il était celte par ses origines. Mais il avait sûrement pénétré dans le latin parlé  de la Gaule bien  avant qu'on ne le trouve écrit, pour la première fois,  dans la Loi Salique ...". Après avoir tracé l'histoire " d'un mot, sorti des bas-fonds de la servitude, pour se charger peu à peu d’honneur", il expose son contenu profond au travers de la fonction du vassal: "Être protégé par un haut personnage offrait, d’ailleurs une garantie non seulement de sécurité, mais encore de considération (…) il apparut, avec une force croissante, que de toutes les formes de la subordination d’individu à individu, la plus élevée consistait à se servir de l’épée, de la lance et du cheval, un maître  dont  on s’était solennellement déclaré le féal.

"Mais déjà commençait à se faire sentir une influence qui, en agissant profondément sur l’institution vassalique, devait, dans une large mesure, la faire dévier de son orientation première. Ce fut l’intervention, dans ces rapports humains jusque-là étrangers à l’État, d’un État sinon nouveau, du moins rénové: celui des carolingiens". Pour ce faire, il fallut "intégrer  dans la loi les relations vassaliques et, du même coup, de leur conférer la stabilité qui seule pouvait  en faire un ferme appui. " Et le contenu de cette loi était fort clair: "que chaque chef exerce une action  coercitive sur ses inférieurs ; afin que ceux-ci de mieux en mieux ; obéissent, d’un cœur consentant, aux mandements et préceptes impériaux." Et finalement: "À quoi bon cependant  prétendre se servir ainsi des seigneurs pour atteindre les vassaux, si ces seigneurs, à leur tour, ne se trouvaient pas solidement liés au souverain? Ce fut en s’efforçant de réaliser  cette indispensable condition de leur grand dessein que les Carolingiens contribuèrent à étendre à l’extrême les applications sociales de la vassalité." (o.c. pp. 222-227).

         Il est important de noter que ce rite «était dépourvu de toute empreinte chrétienne» (Idem, p. 210). Dès l’époque carolingienne il fut récupéré par l’Èglise[23]. 

         Il se réalise tous les degrés de dépendance : «Parmi les faibles qui se cherchaient un défenseur, les plus misérables se faisaient tout simplement esclaves, engageant par là, avec eux-mêmes, leur postérité. Beaucoup d’autres cependant, même parmi les humbles, tenaient à conserver leur condition d’homme libre. À un pareil désir, les personnages qui recevaient leur obéissance n’avaient, le plus souvent, guère raison de s’opposer » (Idem, p. 214)[24].

         On a bien l’expression d’une dissolution d’un antique ordre social et l’émergence de nouveaux rapports sociaux. Ainsi au moment où l’ancien Ètat hérité de l’antiquité, l’Ètat mérovingien s’effondre, il y a surgissement de ces nouveaux pouvoirs fondés de deux façons: par la base, en ce sens que localement des chefs de bande[25] s’arrogent des pouvoirs plus ou moins étendus; par le haut en ce sens, par exemple, que Charles Martel s’attache par bienfaits et vasselage ces détenteurs de pouvoir et par là les légalise.

         «Beaucoup de guerriers provenant des plus insignes familles féodales, parfois même,  d’élément sortis des couches inférieures de la population grâce à leur habileté et à leur audace, sont nommés par lui [Charles Martel, n.d.r.] ses «vassaux». Cela signifie qu’ils contractent un engagement par lequel ils jurent de lui être fidèles et de le servir de diverses manières, parmi lesquelles la plus importante est celle de combattre à ses côtés. Ceux qui sont nommés «vassaux» du majordome (c’est-à-dire Charles Martel) reçoivent, en échange de la fidélité et des services qu’ils lui rendent, un «bénéfice» qui consiste, en général, en une propriété terrienne (sur laquelle divers hommes libres sont obligés de travailler gratuitement). Grâce à cette propriété leur maintien économique est assuré et ils peuvent tranquillement se dédier au métier des armes.» (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 136).

         À la même époque, grâce à l’emprunt de deux découvertes faites ou transmises par les nomades: l’étrier et le fer à cheval, se crée la cavalerie à partir de laquelle prendra naissance ultérieurement la chevalerie laquelle deviendra le support unique de la noblesse[26].

         Il est essentiel de noter que ces institutions, bénéfice, fief, etc., qui naissent, en réponse au phénomène de dissolution consécutif à la fin de l’empire romain, n’atteindront leur plein développement que lors d’une autre phase de dissolution, celle de l’empire carolingien. «Fief est un terme qui naît en réalité en France au IX° siècle pour désigner non seulement un territoire où prévaut le mode de production féodal  mais, plus spécifiquement, un territoire où les prestations gratuites de travail vont à l’avantage d’un seigneur qui l’a eu en concession (bénéfice) en échange d’un engagement juré de fidélité vis-à-vis du concédant (vasselage) et où le pouvoir public n’est plus exercé (immunité), parce que c’est le seigneur bénéficiaire lui-même qui exerce tout pouvoir (pouvoir de banno) sur ses habitants. Fief désigne, en somme au IX° siècle un territoire où non seulement prévaut le mode de production féodal, mais où le seigneur est devenu titulaire de pouvoirs souverains, étant donné que l’État a disparu et que la souveraineté publique s’est fractionnée au niveau local et privé. Dans la France du IX° siècle, les titulaires de grands fiefs, en fonction de la signification ci-dessus de ce terme, sont les comtes. Ils sont nominalement les représentants du souverain; par fidélité jurée, ses vassaux. En fait ils sont les vrais détenteurs d’un pouvoir basé sur le mode de production féodal. D’eux dépendent les évêques et, en tant que leurs vassaux, c’est-à-dire les vassaux de vassaux (vavasseurs), les seigneurs féodaux mineurs » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 173).

         Ce qui nous importe dans la genèse de ces nouvelles relations sociales et organisations c’est leur rapport avec la fragmentation du pouvoir et le phénomène de fonciarisation ainsi qu’avec le mouvement de la valeur.

         «Le terme de fief servit d’abord à indiquer une forme de rémunération des « biens meubles » (armes, vêtements, chevaux), la terre au contraire était donnée en « bienfait », ce qui était révocable en cas de manquement à la fidélité. Progressivement même le beneficium fut appelé fief. D’où le feud finit par désigner des terres ou d’autres sources de revenus liées à des services déterminés» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, pp. 304-305).

         De son côté P. Anderson indique «Au cours de la fin du 8° siècle « vasselage» et «bienfait» (don de terre) fusionnèrent lentement, tandis qu’au cours du 9° siècle le «bienfait» à son tour devint de plus en plus assimilé à «honneur» (administration publique et juridiction)» (Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 139).

         Dans son institution le fief représente un recul du phénomène de la valeur. En effet, il est bien dit qu’il y a un paiement d’un service. C’est un acte de substitution remplaçant l’antique troc. On retourne à une forme développée de la valeur mais qui n’a pas atteint sa réflexivité: moment où la valeur ne se rapporte pas à elle-même et où il n’y a pas fondation d’un équivalent général global. Dans ce cas ce ne sont plus des services qui sont payés (comme dans le cas de l’armée où dans l’exemple ci-dessus) mais le résultat d’une production. «Du reste déjà dans son étymologie le terme «fief» laisse transparaître un lien conceptuel avec l’argent, c’est-à-dire avec une marchandise qui sert à payer un service» (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 305).

         En outre «le concept de fief exclut l’idée de la pleine propriété de la terre; l’emprise du régime féodal sur la terre s’exprime dans l’affirmation d’une conception de possession utile plutôt que de propriété» (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 306).

         P. Anderson indique de son côté: «Fief vient du vieux allemand vieh qui veut dire bétail, vassal du celtique kwass désignait originellement un esclave» (O. c., p. 130, note 9). Pour conclure sur ce rapport du fief à la valeur, il nous semble (il faudrait une étude plus exhaustive pour l’affirmer) que le fief s’émancipe quel que peu de la forme mercantile lors de la crise qui affecte l’État au moment des invasions et des révoltes qui marquent le début de la deuxième phase du féodalisme, pour être ultérieurement à nouveau déterminé par le phénomène de valeur bien qu’en fait celui de la propriété foncière demeure prépondérant.

         En effet par un renversement important c’est la terre qui deviendra l’élément fondant la relation en particulier quand le bienfait devint héréditaire. On aboutira à l’anthropomorphose de la propriété foncière[27]. Ceci s’exprime également au travers de la servitude de la glèbe. Au début la terre était importante dans la mesure où elle était occupée par une population nombreuse et ce qui était visé par les détenteurs du pouvoir c’était cette dernière. Ensuite c’est la terre qui est convoitée et la population fut accaparée en plus. En outre cette liaison homme/femme à la terre exprime d’une autre façon le recul du mouvement de la valeur puisque la séparation qui s’était développée avec le mode production esclavagiste est enrayée. Auparavant hommes et femmes pouvaient être vendus en tant qu’esclaves, en tant que produits séparés de la terre.

         En rapport avec la dissolution de l’antique pouvoir et de l’État il y a la séparation de l'Église de l’Empire. Le phénomène n’est pas simplement voulu par les papes, mais résulte de la dynamique même de la désagrégation.

         La papauté était liée à l’empire byzantin. Le pape était nommé par l’empereur, tout au moins reconnu et agréé par celui-ci. La conquête de l’Italie par les lombards affaiblit la puissance de Byzance. La papauté ne put survivre que du fait de son alliance avec les francs (751). Pépin le Bref (741-768) profita de celle-ci pour se faire légitimer et déposer le roi mérovingien, Childéric III. Ainsi, il y a un double mouvement d’affermissement du pouvoir profane politique de la dynastie carolingienne qui se fonde, et de la papauté qui devient indépendante de Byzance, ayant un appui externe : les francs. Mieux, grâce à Pépin le Bref le pape accède à la fonciarisation, au pouvoir profane : fondation des États de l’Église. Par là étaient posés les éléments de la dynamique ultérieure de l’unité supérieure: la partie profane, le représentant de la dynastie carolingienne qui deviendra empereur, et la partie sacrée: la papauté et ceci s’opérant maintenant uniquement dans la zone occidentale. En effet le couronnement et le sacrement de Charlemagne en tant qu’empereur fonde un nouvel empire d’Occident qui restaure l’unité supérieure, mais celui-ci est désormais dépendant du pape puisque c’est lui qui sacre et donc confère validité à cette unité. En outre le pape dans la mesure où non seulement il confère l’unité supérieure, mais où il a lui-même une autorité politique en tant que chef d’État, tendra à se poser lui-même comme unité supérieure pour l’Occident mais aussi pour l’Orient dominant l’empereur byzantin et tous les chefs de royaumes qui purent surgir dans le Proche-Orient ou dans le domaine slave. Ceci dominera les événements de la phase ultérieure.

         Toutes les formes féodales furent finalement intégrées au travers d’une double dynamique de heurts entre pouvoirs locaux et de heurts entre papauté et empire, tant dans la première que dans le second, et l’on eut la formation de l’empire carolingien qui prétendit restaurer celui de Rome[28].

         Avec l’empire carolingien qui allait de l’Ebre, en Espagne, à l’Elbe (dans Allemagne de l’Est actuelle) et au Tibisco (dans la Hongrie actuelle) et de la mer du Nord jusqu’aux limites entre le Latium et la Campanie en Italie, nous avons l’édification de l’aire occidentale. C’est là que se fera une synthèse entre les apports de la Grèce, de Rome, ceux de l’aire germanique et celtique (dans ce dernier cas, surtout sur le plan culturel) mais aussi avec ceux de l’aire arabe (grâce à laquelle d’ailleurs il y aura transmission d’éléments hébreux). C’est à partir de ce noyau que l’Occident s’accroîtra comme nous le verrons ultérieurement. Et il tendra à le faire non seulement en Europe proprement dite mais aux dépens de l’Asie (Proche-Orient) au moment des croisades, de l’Afrique du Nord (tendant à récupérer les territoires de l’empire romain) à travers les interventions des républiques italiennes, ultérieurement à la fin de l’époque féodale, l’expansion atteindra le cœur de l’Asie: Insulinde, Inde et les deux Amériques. Il est donc essentiel de noter ce moment particulier même si le devenir dont nous avons fait état ne se discerne pas encore. Ce dernier a été déterminé par deux phénomènes: le développement de la fonciarisation en rapport avec l’accroissement de puissance de l’unité supérieure, même si ce fut de façon contradictoire, du fait de l’opposition entre zones différentes tendant à imposer leur propre unité supérieure, à l’expansionnisme chrétien: volonté de convertir l’ensemble des hommes et des femmes à la doctrine chrétienne; sous cet aspect religieux se manifeste en réalité une dimension profane: gouverner l’ensemble de l’humanité, comme le revendiquaient, certes à des degrés variables, les différentes unité supérieures (chinoise, mongole, hindoue, etc.), enfin le mouvement de la valeur qui donnera en définitive l’impulsion la plus efficace à cet expansionnisme.

         Ainsi on peut considérer qu’il y a un élément de continuité profonde entre l’empire romain avec son mode de production esclavagiste et l’empire carolingien avec son mode de production féodal s’instaurant. C’est la tendance à constituer et à étendre l’aire occidentale où s’effectue un mouvement particulier de la valeur qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

         Toutefois cette continuité n’est visible que lorsqu’on raisonne à longs termes, en fonction de cycles longs, comme disent certains. L’affirmer purement et simplement revient à escamoter les déterminations fondamentales qui fondent les deux périodes et, en particulier, à éliminer, l’apport déterminant de l’aire arabe. Car c’est en grande partie en opposition à cette dernière que l’aire occidentale s’est édifiée. On peut dire qu’elle a pris modèle sur cette dernière qui a servi de stimulation, au moment où il y eut le vaste repli sur une fonciarisation et sur une réaffirmation des communautés basales. 

         En raisonnant au niveau de toute l’Asirope et en anticipant, nous constatons que durant la période féodale européenne, globalement du V° au XVI° siècle les foyers chinois, hindou (dans une moindre mesure), mongol, arabe (en incluant divers peuples ayant accepté l’Islam), et enfin occidental, ont tendu à réaliser son unification. Il est donc impossible de comprendre le devenir de l’aire occidentale sans tenir compte de tous les foyers indiqués ci-dessus.

         Pour en revenir à l’évolution de la partie occidentale de l’Europe où s’installa le féodalisme, nous constatons qu’il y a affirmation dans un premier temps de divers éléments de ce qu’on nomme mode de production féodal: la rente en travail qui s’accompagne de liens déterminés entre un seigneur et les paysans, une fragmentation du pouvoir qui est dès lors médiatisé par la fonciarisation dans la mesure où elle fonde des rapports hiérarchiques qui se préciseront dans la phase suivante, une affirmation d’une autre dynamique de vie avec le mouvement monachique qui, d’ailleurs tend à réaffirmer la communauté, la tendance à restaurer cette dernière dans des déterminations immédiates, une unité supérieure divisée entre l’empereur et le pape. À la fin de la première période, lors de l’instauration de l’empire carolingien, nous avons une synthèse que l’on peut caractériser comme constituant une domination formelle du mode de production féodal, en ce sens que les nouveaux rapports sociaux, fondamentalement : le rapport du producteur au détenteur du pouvoir qui est propriétaire de la terre, celui de ces protagonistes au détenteur du sacré, ainsi que leur légitimation à travers un corpus représentationnel, le christianisme, ne sont même pas à même de fonder leur propre dynamique. Ils dominent simplement à cause de la faiblesse des antiques rapports persistants qui ne sont plus aptes à être déterminants au sein de l’État lui-même de plus en plus réduit. Ceci implique que si le féodalisme se caractérise, à son instauration, par une régression de ce dernier, sa dynamique le conduit à le restaurer afin de pouvoir se perpétuer. Toutefois étant donnée la multiplicité des centres de pouvoirs profanes et l’affirmation d’un pouvoir venant de la sphère sacrée (l’Église), c’est l’unité supérieure qui en profitera et pourra se réaffirmer (avec des déterminations nouvelles) comme ce fut déjà le cas avec la formation de l’empire carolingien.

         En effet beaucoup d’auteurs affirment que c’est avec ce dernier que le féodalisme s’instaure[29]. Or, il faut y insister, c’est le moment où s’affirme à nouveau l’Etat sous sa première forme, où se réimpose l’unité supérieure. Elle le fit au travers, d’ailleurs, d’une intervention à partir du sommet, mais sa persistance, même brève, fut due à la permanence de la tendance à vouloir la réaffirmer.

         D’ailleurs nous constaterons ultérieurement à quel point ce mouvement de la base fut important pour son rétablissement quand elle fut oblitérée momentanément ou pour la maintenir après qu’elle eut été restaurée.

         Encore une fois à ce niveau nous constatons une continuité entre un projet des hommes et des femmes de l’époque antique et un projet de ceux vivant à une époque plus tardive. En outre cette même continuité se trouve réaffirmée non de façon consciente, mais en dépit de leur volonté, par le mouvement de la valeur. C’est un aspect sur lequel nous serons amenés à revenir maintes fois et qui justifiera notre approche du devenir de Homo sapiens tout d’abord dans l’aire occidentale, puis dans les autres aires, à cause de la continuité qu’impose le phénomène de la valeur dans cette aire, ce qui n’est pas le cas dans les autres.

         Enfin pour revenir à l’instauration du féodalisme, c’est à la fin de la première période qu’il y eut coalescence entre les divers éléments produits plus ou moins séparément, se développant dans une certaine autonomisation (donc procès de séparation) et qu’ainsi se fonda le féodalisme, forme la plus élaborée de la fonciarisation.


            9.2.6.1.3.10. Dans une certaine mesure la deuxième phase qui va du X° siècle au milieu du XIV° se présente comme une répétition de la première en ce sens qu’on a dans les deux cas, d’abord une période de dissolution, puis la mise en place d’une combinatoire qui aboutit en dernier ressort à la réaffirmation d’une part de l’unité supérieure (mais dans une dimension plus limitée, la seconde fois), ce qui souligne la parenté avec la première phase et, en ce qui concerne la seconde, à celle de l’État sous sa deuxième forme, médiatisé par la valeur. Il nous faut également insister sur le phénomène communautaire déjà signalé lors de la présentation du féodalisme. Nous y reviendrons au cours de notre étude[30].

         Deux phénomènes auxquels on accorde à chacun d’eux une attention différente sont déterminants dans le déroulement de cette phase: une rébellion interne et l’invasion de l’Europe par divers peuples. En effet, les différents aspects et l’importance de la rébellion sont très souvent escamotés dans les études historiques portant sur les événements du IX° siècle et du début du X°. Or c’est cette dernière qui explique de façon percutante le procès de dissolution dont nous avons déjà parlé à propos de la phase antérieure. Nous y reviendrons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature.

         Les invasions qui commencent dès le IX° siècle (celle des vikings dès le VIII°). Il s’agit des normands (peuples venant du nord de l’Europe), des hongrois et des sarrasins. Elles permirent – combinées au mouvement de révolte – une élimination plus poussée des vieilles structures rémanentes de la société esclavagiste. On a alors l’émergence réelle de la société féodale : déploiement d’un phénomène de fonciarisation, correspondant à un recul de la puissance de l’État en tant qu’organisme opérant sur un vaste territoire, contrôlant, dirigeant l’ensemble de la population, remplacé par une organisation de la population par rapport à des domaines de terre plus ou moins vastes qui fondent le pouvoir, l’autorité de chefs aux noms divers, et les relations de dépendance des hommes entre eux, bien qu’au début ces relations aient tendu à se poser en tant que telles, non déterminées étroitement par la propriété foncière.

On a une domination réelle de cette fonciarisation qui est telle, qu’elle est même apte à dominer le mouvement de la valeur qui redémarre au cours de cette deuxième phase et atteint un développement tout aussi considérable – si ce n’est plus – qu’à l’époque romaine. Ce qui nous semble déterminant c’est la mise en place de rapports artificiels entre hommes, femmes plus ou moins étroitement médiatisés par la propriété foncière, permettant un devenir du pôle de la totalité-diversité et non du pôle totalité-unité, qui ne put s’implanter qu’à la suite de la fragmentation-séparation autorisant un mouvement d’autonomisation des différentes parties de la totalité antérieure (empire carolingien) et à l’aide du mouvement de la valeur (opérateur de levée d’impasse) grâce à la dimension de substitution de celui-ci. Ainsi si le féodalisme présuppose pour son instauration un recul de la valeur (économique) l’accession à sa maturité n’est absolument pas contraire à un déploiement de cette dernière. Elle est compatible avec l’expansion du mouvement horizontal de la valeur, mais non avec la phase de réflexivité de celle-ci. Car quand cette dernière s’opère, la production tend à nouveau à être dominée par la valeur d’échange qui s’autonomise. L’autonomisation réalisée on a le capital. Or une caractéristique importante c’est la non séparation du travailleur de la terre, même lorsque la servitude de la glèbe fut abolie. C’est une autre forme d’expression de la domination de la propriété foncière. En outre, il ne faut pas oublier la prépondérance non seulement de la rente (phénomène qui n’est pas strictement économique, mais qui est lié au pouvoir, à l’affirmation de la propriété privée, comme Marx lui-même l’a amplement montré) mais celle du monopole, exaltation de la propriété foncière. Dit autrement, c’est un effet de positionnement puisque le fait d’être situé à une position clef d’un procès social productif permet de prélever de l’argent à tous ceux qui veulent utiliser, profiter de cette position.

         Ainsi dans cette phase – encore plus que dans la première – il y a la fois un repli, puisque les unités opérantes sont plus réduites tandis que dans bien des cas il y a une affirmation autarcique, et une vaste expansion dont les causes sont diverses et que nous envisagerons par la suite.

         Auparavant signalons un effet très important des invasions. C’est l’accroissement de l’aire occidentale par accrétion de la Scandinavie et d’une partie de l’aire slave[31] en même temps qu’elles contribuent à la délimiter, puisqu’en affaiblissant la puissance de Byzance, elles permirent à cette aire de s’affirmer dans une spécificité. En effet, il y eut entre l’aire scandinave et ce qui devenait l’Occident, un phénomène similaire à celui qui s’était effectué entre la Germanie et l’empire romain.

         On doit noter que tous ces peuples s’agrégeant à l’Occident ne connaissaient pas l’État sous sa première forme, et que leurs conditions de vie, leurs représentations étaient une base favorable à un développement de l’individualisme.

         Ceci dit, avec le féodalisme dans sa phase de domination réelle, on a réactivation de ces liens de dépendance qui apparaissent encore plus artificiels[32] – ce ne sont pas les liens du sang, du lignage, comme on l’a vu – qui ne sont plus orientés par l’unité supérieure qui pouvait leur conférer une organicité en les faisant apparaître comme des liens à l’intérieur d’un corpus complexe incarnant celle-ci. On a prépondérance de la totalité-multiplicité, dans une espèce de réaction à la longue phase de domination de la totalité-unité de l’empire romain puis (phase plus brève) de l’empire carolingien. La disparition d’un pouvoir central, fondant l’Etat rend possible un déploiement tant de la communauté que de l’individu. Car il ne faut pas oublier que désormais ce qui a été produit dans les phases antérieures peut devenir déterminant.

         La totalité-unité ne fut pas éliminée, elle fut réduite dans son rayonnement spatial et de son importance dans le monde des laïcs, mais elle s’impose d’une autre façon à partir des clercs avec l’Église. Au travers de celle-ci il y eut tendance à la réalisation d’une communauté chrétienne abstraïsée se réimposant d’une autre façon. Donc effectivement les deux caractères de la période féodale surtout apparents parce qu’exacerbés dans la seconde phase sont : la dimension universelle et les particularismes[33].

         On peut dire que ce qui est fondamental dans le féodalisme c’est l’affirmation particulariste en tant qu’opposition à la fois à la totalité-unité despotique et à l’individualisme qui dissout la communauté. Toutefois la dynamique même visant à recomposer cette dernière, réintroduisit, plus exactement réactiva à divers moments la dynamique de l’unité supérieure. En outre, il nous faut bien rappeler ce que nous avons affirmé dès le début de notre approche du thème étatique que tous les éléments séparés du phénomène communauté tendent à s’imposer. Les diverses formes sociales se distinguent par la dynamique différente affectant ces éléments, par leur façon d’intégrer des éléments engendrés à des époques antérieures. Ainsi dans le mode de production capitaliste, la société capitaliste, ce qui sera déterminant c’est le développement des individus, de l’individualisme, mais ceci n’éliminera en rien le particularisme qui joua à une échelle plus vaste que dans le féodalisme (la nation), ni l’universalisme, puisque le phénomène de l’unité supérieure a joué également tout d’abord en tant que phénomène externe comme coalescent à la dynamique du capital puis, dans la mesure où celui-ci impose sa communauté, elle est engendrée en son sein[34].

         Nous verrons que si l’universalisme de la société féodale s’exprime au travers de l’affirmation de la chrétienté et donc à travers la religion, l’universalisme de la société bourgeoise qui correspond à la phase de domination formelle du capital dans le procès de production immédiat, puis global (donc dans la société), est l’humanisme. Dans le premier l’opérateur universaliste est la foi, dans le second c’est la raison. Avec la domination réelle du capital, il y aura une nouvelle articulation de l’individu, du particulier (récupération du mouvement régionaliste), de l’universel à travers la réalisation du marché, le déploiement de la publicité.

         Toute cette dynamique entre la totalité, le particulier, la singularité ne pourra prendre fin qu’avec l’immersion de l’espèce dans la nature. Dès lors elle ne se posera plus en tant que particularité par rapport à la totalité du monde vivant, de même qu’elle ne visera plus à se poser comme totalité à soi suffisante (solipsisme). Elle aura également enrayée l’individualisme, qui est une modalité de réalisation du procès de dissolution. En conséquence, la représentation ne segmentera plus la réalité, mais elle exposera les moments d’articulation participation de ce qui est, la réalité.

         La société féodale – pour en revenir à elle – se présente comme une intégrale de communautés hiérarchisées et donc médiatisées, se développant côte à côte, entre lesquelles se déploie le mouvement de la valeur qui avait régressé et qui avait été en quelque sorte exclu. À l’intérieur de chaque communauté s’impose un mouvement vertical où la valeur dans son antique détermination s’affirme sous une forme non économique: l’honneur. Elle présente avec la valeur économique un mouvement interne isomorphe. Ceci explique que les deux modalités valeur économique et valeur honneur purent s’opposer et finalement se compléter surtout, comme nous le verrons, du fait de la dimension de substitution de la valeur économique, et du fait que le procès de séparation d’avec la nature s’est accusé avec la formation du féodalisme. Ce n’est pas contradictoire avec le fait que la séparation entre le travailleur et la terre ne s’est pas opérée.

         Avant de faire une brève analyse des différents caractères du féodalisme en rapport fondamentalement au mouvement de la valeur, il nous faut signaler l’importance du phénomène démographique, une des causes du mouvement de défrichement. L’ensemble doit être mis en relation aux phases de réchauffement du IX° et du XII° siècle qui auraient été précédées par une autre au VII° siècle[35]. Les grands défrichements eurent lieu globalement du milieu du X° siècle jusqu’au milieu du XIV°. Ils s’accompagnèrent de la création d’un grand nombre de nouveaux villages. Ce qui contribua à une transformation profonde de la biosphère analogue en sa puissance à celle opérée par les paysans chinois dans le sud de leur pays.

         Nous verrons plus loin que ceci ne put avoir lieu qu’à la suite et parallèlement à un grand développement technique[36]. Ce qui importe ici c’est de noter que ces défrichages ne furent pas dus seulement aux paysans mais aux moines qui jouèrent souvent le rôle de pionniers et opérèrent en tant que fondateurs de communautés nouvelles, non en symbiose avec la nature, mais contre elle, dans une dimension de conquête qui est très importante pour le devenir ultérieur de l’Occident.

         L’accroissement de la population fut la cause de celui des villes, d’une grande mobilité de la population, il fournit les hommes pour la conquête de l’Angleterre, pour aller lutter contre les musulmans en Espagne et enfin il permit un phénomène de vaste amplitude: les croisades. Ce fut en particulier un moyen efficace contre le monde musulman.

         Nous pouvons préciser à propos des croisades que si ce qui donna l’impulsion est une faim de terre révélant, comme aurait dit Bordiga, l’importance de la question agraire, donc un phénomène de fonciarisation, elles ne purent se réaliser que grâce à la valeur. Avant d’envisager cet aspect il convient d’insister sur leur rôle dans la fondation de l’Occident qui tend à se poser en tant que chrétienté formant une totalité face à l’Islam qui joue le rôle d’un référentiel négatif primordial. En même temps qu’elle se renforce par les emprunts qu’elle lui fait[37].

         On peut y déceler également la tentative de recomposer la totalité de l’empire romain. C’est la manifestation d’une pulsion expansionniste comparable à celle qui affecta Rome dans l’antiquité. Enfin l’échec de la reconquête des terres qui avaient fait partie de l’empire, peut être une des causes de la floraison du millénium. Il ne s’agit plus de réaliser un empire divin aux dépens des fidèles, mais de l’actualiser au sein de la chrétienté.

         En ce qui concerne le mouvement de la valeur, il intervient dès le début puisque la république d’Amalfi qui avait une importante colonie à Jérusalem tirait de grands bénéfices des pèlerinages en terre sainte, avait intérêt à une intervention militaire contre les turcs qui avaient détruit leur puissance au Proche-Orient. Or l’intervention des républiques maritimes commerçantes italiennes (Gênes, Pise, cf. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 256) va devenir de plus en plus importante dans les différentes croisades. Elles tendaient à restaurer les antiques liaisons commerciales qui opéraient entre l’Italie et le Proche-Orient à l’époque romaine.

         Enfin il ne faut pas oublier le rôle important des moines chevaliers, par exemple les templiers, dans l’implantation de l’Occident au Proche-Orient. Ainsi comme pour tous les phénomènes importants de l’époque féodale, toutes les déterminations opèrent dans le phénomène des croisades avec finalement le triomphe du mouvement de la valeur puisque leur conséquence la plus importante fut le développement de la société européenne.

         Ce qui forme le noyau fondamental de la féodalité c’est, nous l’avons dit au sujet de la première phase, la fonciarisation qui est un phénomène de particularisation. Avant de rapporter quelques caractères de celle-ci, en renvoyant le lecteur aux divers ouvrages cités afin qu’il puisse se procurer une explication détaillée des divers aspects de ce phénomène ainsi que de celui de la dépendance, il convient d’insister sur le fait que ce phénomène de particularisation, où la totalité en tant que multiplicité tend à s’imposer de façon prépondérante, est lié à la guerre permanente entre ces divers centres de particularisation, guerre qui permettait, en vertu de la thématique exposée par Clastres, de maintenir la différence. En revanche l’unité supérieure apparaît comme étant le protagoniste essentiel apte à assurer la paix interne.

         On peut considérer qu’on a la même dynamique avec les classes, car la lutte entre celles-ci tend à maintenir la différence, sans oublier, qu’à un moment donné, peut se poser la nécessité de détruire la ou les autres et, enfin, que l’une d’entre elles projette de les abolir toutes, y comprise elle-même. Ceci explique que la dynamique de l’unité supérieure puisse souvent être proposée afin de réaliser une conciliation entre les classes, ainsi que le surgissement de la thématique de cette même unité supérieure, une fois que les classes sont abolies[38].

         Fonciarisation, déploiement du mouvement de la valeur, surgissement de formes d’organisation plus ou moins originales, intervention de la papauté et de l’Empire (une fois reconstitué) pour limiter l’autonomie et le développement de ces dernières, pour assurer la permanence de leur domination, sont les éléments essentiels de la dynamique de cette phase du féodalisme.

         En ce qui concerne le phénomène communautaire. On peut dire qu’il se manifeste spontanément et qu’on a ensuite intervention de la papauté, de l’empire, de la fonciarisation, du mouvement de la valeur, qui l’enrayent, le pervertissent, etc. Cette spontanéité se manifeste de façon percutante lors des moments de crise. À ce moment-là on a comme une tendance à ce qu’il se réalise une espèce de symbiose du fait de la non prépondérance des divers éléments composant la société. Ainsi aux alentours de l’an mille on a «réapparition de l’antique schéma indo-européen selon lequel les hommes se divisent en trois ordres: le clergé, les guerriers et les paysans. Les premiers assurent par leurs prières la victoire et la prospérité des autres; les seconds protègent la vie; les derniers fournissent la nourriture » (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 232).

         «En outre naît à cette époque une image de la société destinée à dominer dans la culture et dans la mentalité de tout le Moyen-Age, selon laquelle Dieu aurait divisé les hommes en trois ordres distincts, c’est-à-dire en «oratores» appelés à lui rendre les honneurs du culte et à diffuser sa parole parmi les autres hommes, en «milites», appelés à protéger par les armes les autres chrétiens, et en «laboratores», appelés, comme les paysans et les artisans, à maintenir économiquement eux-mêmes et les autres » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 213).

         Or comme le font remarquer les auteurs de cette citation la chevalerie qui s’est développée sur des bases non chrétiennes est récupérée par l’Église de telle sorte que «s’impose l’idéal du chevalier en tant que défenseur des églises, des pauvres, des orphelins, des veuves et, en tant qu’homme appelé par dieu, à faire triompher militairement la chrétienté sur ses ennemis» (Idem, p. 213).

         Un tel schéma fut certainement plus réel dans la représentation que dans la réalité. En outre cette dernière fut assez fugace parce que fonciarisation et mouvement de la valeur (ensuite) reprirent de l’importance et brisèrent cette espèce de symbiose.

         L’autonomisation des divers composants put être facilitée par le fait que les hommes et les femmes de cette période aux alentours de l’an mille, vivaient en quelque sorte une modalité de sortie du monde: la fin des temps. La période qui la précédait avait été une période transitoire, maintenant il devait y avoir soit la fin des temps, c’est-à-dire la fin de toute vie sur la terre, soit la fin d’une forme sociale avec l’avènement d’un monde meilleur. En effet l’Apocalypse affirmait «Lorsque mille ans seront consommés… ». Or la consommation avait eu lieu. Dès lors comment se comporter? Chaque composante du corpus social eut tendance à trouver la solution dans sa propre dynamique en ayant un référentiel négatif, l’enfer possédant lui aussi son unité supérieure : Satan.

         « … comment ne pas reconnaître dans la peur de l’enfer, un des grands faits sociaux du temps ?» (La société féodale, p. 135).

         L’existence de Satan qui maintient présent au cœur de ce monde la réalité d’un monde qu’on doit fuir, permet de maintenir sous une forme pervertie la dynamique de sortie du monde afin d’en réaliser un meilleur. Il s’effectue une continuelle sortie de ce monde tout en le conservant. On raisonne encore à l’échelle communautaire. Avec la réforme la thématique sera ramenée à l’intérieur de l’être humano-féminin lui-même; la dynamique sera la même, sauf que la sortie du monde consistera en la réalisation d’une œuvre qui serve de moment de référence à la divinité pour reconnaître en l’auteur de celle-ci un véritable chrétien. Par l’intermédiaire de ces œuvres qui doivent faire sortir l’humanité de sa condition, il y a réalisation de prémices du capital[39].

         Ceci dit nous pouvons revenir au phénomène de fonciarisation que nous avons déjà abondamment signalé, particulièrement dans sa relation avec le phénomène de réaffirmation de la communauté.

         La fonciarisation s’affirme dans la formation de la seigneurie qui est liée à un phénomène de particularisation-privatisation en qui opère aussi le mouvement de la valeur surtout en tant que moyen d’accéder à la propriété foncière, en rappelant qu’on doit l’étudier en tenant compte du vaste mouvement de peuplement qui «de 1050 à 1250, transforma la face de l’Europe… » (La société féodale, pp. 110-111).

         Ceci fut facilité par l’effondrement de l’Empire, unité supérieure. En outre celle assurée par le pape n’a pas une assise matérielle suffisante tandis que la christianisation n’a pas encore atteint sa plénitude. En conséquence l’action des forces féodales qui avaient été détournées par l’Empire et par l’Eglise se déploie amplement, en particulier à travers le vasselage.

         «Dans l’état de guerre permanent où désormais vit l’Europe – invasions, querelles intestines – plus que jamais l’homme cherche un chef, le chef cherche des hommes. Mais l’extension de ces rapports de protection a cessé de s’opérer au profit des rois. Ce sont les hommages privés qui désormais vont se multipliant. Autour des châteaux notamment, qui, depuis les incursions scandinaves ou hongroises, s’élèvent de plus en plus nombreux dans les campagnes… » (La société féodale, p. 229).

         Sur cette base on a un épanouissement d’une forme d’organisation qui ne doit rien à la chrétienté car il y a «remontée» d’éléments antérieurs. En effet avec la seigneurie on a affirmation d’un phénomène de fonciarisation qu’on retrouve à d’autres époques et dans différentes lieux et qui, de ce fait, n’est pas spécifique au féodalisme. On peut dire que ce dernier lui donne une orientation en l’intégrant dans sa dynamique. En Sardaigne par exemple où il ne se manifesta pas, la seigneurie fut importante et on en peut trouver les formes originelles dans le système des nuraghi.

Ce qui est essentiel dans cette dynamique c’est la nécessité de contrôler les paysans, de les dominer; ce d’autant plus que jusqu’à ce que le mode de production capitaliste s’instaure à la campagne, les paysans eurent tendance à reconstituer des communautés. Aussi nous constatons que toute l’histoire du féodalisme est remplie de la lutte des classes entre féodaux et paysans, lutte à laquelle participèrent ultérieurement les bourgeois qui se rallièrent toujours in extremis aux féodaux.

         «Les châteaux du X° siècle n’ont pas un caractère exclusivement ou prépondérément militaire défensif. Il est significatif qu’ils ne soient pas construits en majorité dans des zones stratégiques, mais qu’ils se répartissent un peu partout dans les plaines; la construction de châteaux et de bourgs fortifiés a en vue beaucoup plus les paysans du contado que les ennemis externes. Donner refuge aux confugientes qui craignent les incursions paganorum mais aussi celles malorum christanorum, c’est-à-dire des autres potentats de la zone, signifie poser les bases pour exiger une quantité de droits de la part des paysans, en premier lieu le service de garde et de manutention des fortifications elles-mêmes.

         Le château est le point d’irradiation des poussées colonisatrices vis-à-vis des zones incultes. La classe dominante seigneuriale ne fonde pas son pouvoir sur une pure suprématie militaire, sa force dérive aussi de sa capacité à donner une impulsion à une ample activité économique… » (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, pp. 309-310).

         Castrum «le terme embrasse une complexité de réalités sociopolitiques qui vont de la communauté des habitants d’un village fortifié, au siège résidentiel d’un seigneur… les châteaux constituèrent bien vite un lieu d’organisation territorial, le centre d’une certaine aire » (p. 317).

         Donc on a là un centre dynamique de production qui se développe soit en parallèle soit en opposition avec les couvents. Nous retrouvons à nouveau l’opposition entre le profane et le sacré, non seulement dans l’opposition papauté-empire, mais dans celle entre mouvement de base ecclésiastique et mouvement de base de la fonciarisation. 

         Avec le développement du système des châteaux, c’est le moment considéré par tous comme étant celui où se réalise pleinement le féodalisme, qui est une tentative de sortie de la nature en créant des rapports artificiels entre hommes, femmes et surtout d’hommes à hommes dans la mesure où ceux-ci affirment une prédominance fondatrice. Toutefois on a tendance également à une réaffirmation de la femme à travers ce qu’on a nommé la civilisation courtoise. Ce qui exprime bien le fait que ces rapports féodaux sont une manifestation originale extérieurs à l’Empire comme à l’Église. Ils sont donc la manifestation au sein de l’espèce, dans une aire donnée, du refus de la communauté despotique, englobante telle qu’elle s’imposa par exemple avec l’empire romain puis avec celui carolingien et avec l’Église.

         Autrement dit ces formes féodales, en quelque sorte asphyxiées lors de la première phase du féodalisme, s’épanouissent à la suite des révoltes et des invasions de la fin du IX° et du X° siècle. Elle se maintiendront tant que règnera un certain équilibre entre fonciarisation (importance de la propriété foncière), puissance de l’unité supérieure qui est alors réduite tant en intensité qu’en extensivité, puissance de l’Église qui est certes importante mais qui ne parvient pas à se substituer à l’Empire, mouvement de la valeur qui est fort réduit au début de cette phase.

         Cet épanouissement nous l’avons déjà signalé quand nous avons indiqué qu’il y eut un moment où triompha le schéma tripartite indo-européen. Il est important de considérer ces formes de relations inter-humaines pour noter leur artificialité – même s’il y a une tendance globale à constituer un tout organique – qui signifie, avons-nous dit, une modalité de sortie de la nature.

         Rappelons tout d’abord la fonction essentielle de ces hommes.

         « Le devoir primordial était, par définition, l’aide de guerre » (La société féodale, p. 310).

         « Le premier devoir du lignager était la vengeance » (Idem, p. 311).

         Ainsi la guerre est la médiation qui fonde les relations.

         « Contre tous, les vassaux doivent aider le seigneur: contre leurs frères, leurs fils, contre leurs pères » (Livre des fiefs, cité par M. Bloch, o.c., p. 329).

         «Qui se donne tout entier fait, par là même, abdication de sa responsabilité personnelle» (Idem, p. 329).

         « Entendez leur fidélité à l’hommage, laquelle primait donc la fidélité envers l’État » (Idem, p. 328).

         En outre s’il y a une certaine tendance à une individualisation, elle est très limitée. « Que même en absence de toute concession de terre, la fidélité tendit à unir moins deux individus que deux lignées, vouées l’une à commander, l’autre à obéir. Comment en eut-il été autrement, dans une société où les liens du sang avaient tant de force » (Idem, p. 271).

         Ce qui exprime l’opérationnalité d’un compromis entre la vieille dimension communautaire et l’organisation des hommes en vue d’atteindre des objectifs militaires. «C’était comme une sorte de succédané ou de complément de la solidarité lignagère, devenue insuffisamment efficace, que les relations de dépendance personnelle avaient fait leur entrée dans l’histoire».

         Un autre caractère du devenir de ces relations dites personnelles, c’est qu’elles furent assez vite supplantées par le phénomène d’anthropomorphose de la propriété foncière. En effet la guerre plus ou moins continuelle avait pour but soit de conquérir des terres, soit de les défendre. C’est pourquoi leur octroi servit également de récompenses pour la fidélité. Si donc la guerre était la médiation des relations entre hommes, la terre était la médiation fondatrice de la totalité.

         «Avec la prépondérance de l’élément patrimonial la possession de la terre devient beaucoup plus importante non seulement que les services mais que la fidélité elle-même, c’est-à-dire du lien juré entre le seigneur et son homme. L’aspect patrimonial s’autonomisait et prenait le dessus, tout le reste passait au second plan et subissait les lois régissant un bien économique, commercialisable et accumulable. De là non seulement l’aliénabilité du fief mais aussi la possibilité d’accumuler des fiefs en prêtant leur propre hommage à divers seigneurs, pratique qui se diffusera particulièrement à partir du XI° siècle.

         Au fur et à mesure que le fief devient l’élément central du système, les clientèles purement vassaliques se fragmentent, la territorialisation signe leur crise. À ce point on a une césure importante avec le monde de l’aristocratie romano-barbare, les francs y compris, où les liens personnels avaient une fonction décisive. La chevalerie sera aussi la réponse à la perte de cohésion induite justement par la diffusion et l’affermissement du fief en tant qu’institution clef de la société médiévale. On passe du lien vertical de la trustis à celui horizontal de la chevalerie » (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, pp. 307-308).

         Le passage d’un phénomène vertical à un phénomène horizontal correspond toujours à un éclatement d’un tout organique : isomorphie avec le mouvement de la valeur économique tel que nous l’avons exposé. On comprend donc que ce mouvement intervienne dans les relations féodales pour les faciliter: «L’homme qui cherchait un protecteur devait souvent acheter cette protection» (Idem, p. 243), comme pour les dissoudre.

         «Le développement d’une économie monétaire mercantile et la reconstruction d’une structure étatique apportèrent des changements importants dans les rapports de seigneurie : les prestations en travail laissèrent la place à des impositions fiscales payées en argent, la condition du paysan dépendait plus de la terre sur laquelle il vivait que du lien avec le seigneur, l’abandon de terres serviles pouvait rendre libre de même que leur possession rendait serf» (Idem, t. 1, p. 310).

         Cependant par suite de cette isomorphie, le mouvement de la valeur permettra de conserver les vieilles relations féodales ayant perdu leur substance, ainsi que le code d’honneur, jusqu’à la fin du XVIII° siècle. Ce n’est qu’avec la transformation de la valeur en capital dans la sphère de production que tout ceci fut réduit à une sphère exigüe de la société qui forma un groupe de pression au sein de celle-ci: la droite classique[40].

         Un autre phénomène particulier au féodalisme qui est également une expression du refus de l’État sous sa première forme s’exprimant au travers de l’empire ou de l’Église est celui des Communes, que ces derniers essayèrent d’utiliser à leur profit. Il apparaît au début comme une sorte de phénomène communautaire[41] qui entre également en opposition aux pressions du système féodal et, en Italie où il s’affirma en premier, il est en rapport à un phénomène de dissolution qui fut plus important qu’ailleurs en ce sens que le système féodal parvint difficilement à s’imposer et que l’on a pour ainsi dire une prolongation de la phase de dissolution de l’empire.

         « Entre la fin du XI° et le début du XII° siècle, naissent, dans la vallée du Pô, des institutions d’un type nouveau : les communes. Il s’agit d’associations à travers lesquelles leurs participants, grâce à un lien de serment, mettent en commun (comme l’indique le mot lui-même qui désigne la nouvelle institution), tous les pouvoirs féodaux qui se trouvent à la tête de leurs cités, soit ceux qu’ils ont usurpés à des évêchés et à d’autres centres mineurs féodaux urbains ; soit ceux qui leur appartenait déjà à titre individuel, et à travers quoi ils s’engagent à pourvoir en commun à la défense de la cité, qui pour l’exercice de tels pouvoirs offre la protection de ses murs et des ses autres structures féodales […] la commune se constitue entièrement à l’intérieur de l’ordre social et politique féodal ; elle demeure à l’intérieur de celui-ci, comme nous le verrons, durant tout le cycle de son histoire […]. Elle représente en réalité la recomposition territoriale, au niveau urbain, de pouvoirs féodaux séparés, et la concentration de leur exercice » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 234).

         «Vers la fin du XI° siècle émergèrent et se manifestèrent dans toute l’Europe, avec une impétuosité et une vigueur croissantes, des mouvements d’autonomie et d’affirmation de sa propre indépendance de la part des petits feudataires vis-à-vis des plus grands et de la part du peuple vis-à-vis de la classe féodale. Ces mouvements caractérisèrent les vicissitudes politiques et institutionnelles tant du monde urbain que du monde rural » (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 167)[42].

         Il est important de signaler que dans l’Europe du Nord, en Rhénanie par exemple, les premières communes naissent à la suite de la première croisade. Elles sont bien l’indication d’un phénomène de réajustement de pouvoir au sein du corpus social plus ou moins organisé selon la division tripartite mais où prédomine le pouvoir des militaires, ce qui ne nie en rien le phénomène féodal, mais l’affirme au contraire puisque nous avons une augmentation du nombre de centres de pouvoir.

L’apparition de ces communes exprime en même temps que le mouvement de la valeur, énormément réduit dans la phase antérieure, se redéploie. Il le fait dans l’extensivité: reprise du commerce international dans une amplitude toujours plus grande, et dans l’intensivité en ce sens que les communes ne purent surgir que grâce à elle. En effet qu’est-ce qui pouvait assurer le lien entre les éléments disparates qui, au départ, les constituèrent, sinon la valeur. 

C’est à cause de cette dernière que le devenir de la commune, donc de la ville va finalement diverger au sein du système féodal.

En effet au départ le commerçant, le bourgeois ensuite, se servent de l’argent pour acquérir la propriété foncière. Leur accession à un pouvoir est médiatisée par cette dernière. Mais assez vite s’affirmera une autre dynamique[43] qui conduira à l’affirmation d’autres relations fondant une humanité particulière.

«Dès le XI° siècle, par contre, aux mots de chevalier, de clerc, de vilain, le nom de bourgeois, français d’origine, mais vite adopté par l’usage international, s’oppose en un contraste sans ambiguïté […]. Un instinct très sûr avait saisi que la ville se caractérisait, avant tout, comme le site d’une humanité particulière».

«Certes, il ne serait pas trop aisé de forcer l’antithèse. Avec le chevalier, le bourgeois de la première époque urbaine partage l’humeur guerrière et le port usuel des armes […]. Devenu riche, il se fera, à son tour, acquéreur de seigneuries rurales.

« Essentiellement il vit d’échange. Il tire sa subsistance de l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente ou entre le capital prêté et la valeur de remboursement » (La société féodale, p. 490).

« Pourvue de franchises conquises par la violence ou obtenues contre deniers sonnants, organisée en groupe solidement armé pour l’expansion économique en même temps que pour les nécessaires représailles, la ville qu’il rêve de construire sera, dans la société féodale, comme un corps étranger » (Idem, p. 491).

Ce phénomène se développe d’autant plus que l’on a anthropomorphose de la propriété foncière, c’est-à-dire que la domination féodale devient plus puissante et qu’en outre les campagnes auront été dépossédées de l’artisanat. À ce moment-là la vie à la campagne est asservissante tant sur le plan politique que sur le plan intellectuel parce que les paysans sont maintenant confinés dans une activité de production limitée qu’ils ne peuvent pleinement effectuer qu’avec l’aide de la ville. Ainsi s’effectue une séparation ville campagne fondant la classe de paysans «barbares» dont parlait Marx.

         «Le bourg constitue le premier noyau de la ville: son apparition signe de ce fait une différenciation embryonnaire entre ville et campagne, qui maintenant pour la première fois devient possible après des siècles, à cause de l’accroissement de la production agricole, qui permit l’entretien de noyaux de population non dédiés à l’agriculture » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 191).

         «Le féodalisme en tant que mode de production comme nous l’avons vu, fut le premier dans l’histoire à rendre possible l’opposition dynamique entre ville et campagne » (Lineages of the absolute state, p. 422).

         Cette opposition fut fondée à partir du développement du mouvement de la valeur en même temps qu’elle le renforce. Toutefois si la ville s’accapare l’artisanat celui-ci n’acquiert pas une autonomie étant donnée l’organisation des corporations et des jurandes, organisation qui tend à limiter le mouvement de la valeur. Autrement dit cette dernière a servi à opérer une séparation à partir de laquelle s’effectue une organisation hiérarchique assez rigide qui tend dès lors à inhiber toute autonomisation.

         Ainsi si "Stadtluft macht frei" (l’air de la ville rend libre) est vrai à l’origine pour toutes les couches sociales, cela ne le sera plus ultérieurement que pour les riches marchands ou maîtres artisans parce que le menu peuple (il popolo minuto), lui, subira un assujettissement de plus en plus dur[44].

         En outre les villes dérivant de Communes ou de centres mercantiles furent le lieu de heurts importants entre propriété foncière et mouvement de la valeur. Ce n’est que lorsque celle-ci tendit à s’autonomiser que l’artisanat put réellement devenir une activité pour soi et donc exaltée en tant que telle, fournissant ainsi une base pour le développement de l’art uni à la science, puis à l’autonomisation de celle-ci ; ce qui adviendra au cours de la troisième période du féodalisme.

         Nous avons donc diverses sorties de la nature: celle féodale proprement dite avec ses relations personnelles artificielles, sa hiérarchisation tendant à former un corpus et son code de l’honneur; celle féodale au départ, mais qui entre rapidement dans le cycle de la valeur: humanisme et phénomène démocratique surtout par réaction aux pouvoirs hiérarchisés.

         En rapport avec cette dynamique de recherche de modalités de rapports interhumains, il y a un recours également à un corpus de règles codifiées au cours de l’époque précédente: le droit romain.

         «Partout, au cours du XII° siècle, le droit romain pénétra dans les écoles. Il s’enseignait par exemple, vers 1170, côte à côte avec le droit canon, à l’ombre de la cathédrale de Sens ».

         « Ce ne fut pas, à la vérité, sans soulever de vives inimitiés. Foncièrement séculier, il inquiétait, par son paganisme latent, beaucoup d’hommes d’église. Les gardiens de la vertu monastique l’accusaient de détourner les religieux de la prière. Les théologiens lui reprochaient de supplanter les seules spéculations qui leur parussent dignes des clercs» (Idem, p. 176).

         L’importance de ce droit dérive du fait qu’il concerne en grande partie les relations entre hommes (les femmes étant dominées). Même si elles étaient médiatisées par la valeur, elles pouvaient fournir un cadre pour la restructuration d’une convivialité qui n’était plus immédiate.

         «Développé graduellement à partir de 300 av. J. C. le système légal romain en vînt à se préoccuper essentiellement de la régulation des liaisons (relationships) de contrat et d’échange entre citoyens privés » (P. Anderson, Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 65).

         Le rapport propriété foncière/valeur s’affirme également dans la constitution des républiques maritimes qui apparaissent d’abord en Italie où le phénomène urbain s’était le mieux maintenu. «Si dans le reste de l’Europe c’est le bourg de la cour seigneuriale qui tend à évoluer en ville, en Italie se sont plutôt les villes romaines préexistantes qui tendent à fonctionner à l’origine en tant que bourgs de cours seigneuriales» (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 195).

         Autrement dit la propriété foncière ne peut pas être le support de la totalité des phénomènes du procès de vie social, tôt ou tard elle a besoin de la valeur et, dans ce cas, avant de se heurter à celle-ci elle lui sert de complémentaire. Ainsi se développèrent Amalfi, Venise, Gênes, Pise, etc., dont nous avons déjà signalé le rôle important lors des croisades.

         Ici se manifeste un phénomène de continuité: toutes les républiques maritimes qui surgissent en Italie le firent dans d’anciens domaines byzantins qui avaient maintenu une tradition maritime. Par delà la phase byzantine, on a continuité avec la phase de développement intense de la valeur à l’époque romaine. Ainsi dans toutes les républiques avec des déterminations variées (dont certaines sont de nature militaire, comme la nécessité de lutter contre les incursions arabes), l’État sous sa deuxième forme, c’est-à-dire médiatisée par la valeur, s’affirme à nouveau.

         Ce type de république se généralisera – avec des variantes – dans toute l’Europe. Elles deviendront autant de lieux de cristallisation du capital sous sa forme mercantile (présupposé du capital dans sa forme développée) qui auront une influence déterminante pour l’expansion de celui-ci à l’échelle de toute la partie occidentale du continent européen. Autrement dit les différentes républiques, les Communes et même les différents centres seigneuriaux sont autant de sujets d’échanges essentiels pour un ample devenir du mouvement de la valeur. Donc, encore une fois, si le féodalisme s’implante en Occident à un moment de régression de celle-ci, il contribua, par son propre mouvement de fragmentation, à créer des conditions favorables pour son redéploiement avec une grande ampleur en extensivité et intensivité, bases pour l’affirmation du capital.

         Nous ne développerons pas le procès de l’affirmation de la valeur  en tant que médiation de l’instauration d’un nouveau pouvoir dans toutes ces villes, cela est assez évident. En revanche il est nécessaire d’insister sur le fait qu’elles furent des centres à partir desquels tendit à s’affirmer une sorte de sortie de la nature déjà esquissée avec les grecs et les romains et qui s’affirme également dans les communes au fur et à mesure que celles-ci furent dominées par le mouvement de la valeur qui se traduit par un anthropomorphisme important: l’humanisme avec une dimension universaliste s’exprimant au travers de la tolérance; une exaltation de l’art en tant que procès non seulement d’une représentation de cette sortie hors nature, mais d’une intervention sur cette dernière. Ceci s’affirmera surtout au cours de la troisième période (mi-XIV° à fin XVIII° siècle), moment où surgira la science.

         Le développement des villes signe une défaite du mouvement monachique dans la mesure où il y a création d’universités qui détruisent le monopole des moines sur la transmission de la culture. En outre dans la mesure où la thématique monacale consistait en une sortie du monde en place, le surgissement d’autres centres d’effectuation du procès de connaissance remet en cause la validité d’une telle thématique. Se pose alors celle d’une réconciliation avec le monde. Or c’est à peu près à la même époque, au XIII° siècle, que se constitue l’œuvre affirmant le compromis par excellence entre la thématique chrétienne et tout le procès de connaissance engendré par le mouvement de la valeur, l’aristotélisme. Il s’agit du thomisme.

         Ainsi l’époque féodale se caractérise par la manifestation de diverses tentatives de résoudre la relation de l’espèce à la nature. En dehors de celle tendant à une réintégration plus ou moins importante grâce à la reconstitution de communautés immédiates, il y a en fait diverses modalités de sortie de celle-ci qui précèdent celle réalisée par le capital et qui ne sont pas obligatoirement en filiation, même en ce qui concerne celle fondée sur le mouvement de la valeur parce que dans ce cas le référent et le référentiel sont encore l’homme, la femme.

         En conséquence la société féodale est traversée de mouvements centrifuges importants qui aboutissent vers le milieu du XIV° siècle à une immense crise (bien qu’elle fusse précédée par diverses tentatives de compromis) au cours de laquelle beaucoup de déterminations du mode de production féodal vont disparaître, surtout en Italie où le servage n’existe plus dès le début du XIV° siècle ceci en relation avec la dynamique du développement urbain.

         La crise va être d’autant plus grave qu’à l’inverse de la phase précédente l’État sous sa première forme ne s’est pas réimposé sur une vaste aire; ce qui n’empêche pas que la dynamique de l’unité supérieure au sein du monde profane ne se soit à nouveau effectuée mais à partir d’aires plus réduites: les nations et ceci surtout en France, en Espagne, en Autriche, mais dans une moindre mesure en Angleterre (ce qui sera déterminant pour le surgissement du mode de production capitaliste dans ce pays).

         Ce qui a été à la fois un phénomène de dilacération du monde féodal en sa totalité, et un phénomène de recomposition, d’unification en ce qui concerne les diverses aires où cette unité supérieure eut tendance à s’affirmer d’autant plus qu’elle ne put le faire qu’en essayant d’intégrer les relations féodales des chevaliers, comme cela s’était opéré lors de la phase précédente et, dans une mesure sans cesse plus ample, les relations bourgeoises fondées sur le mouvement de la valeur.

         Cette affirmation de l’unité supérieure est très manifeste en France au cours du XIV° siècle. Le roi Philippe le Bel se proclame officiellement en 1313: "empereur dans son propre royaume". Ce qui fut également déterminant c’est que ceci se produisit au cours de son conflit avec la papauté; ce qui réactualisait celui entre Empire et celle-ci. Avec toutefois une différence essentielle, c’est que cette fois cela se conclua par la défaite de cette dernière (ce qui contribua également à la crise de la société féodale) qui ne pourra retrouver puissance et rayonnement que sur la base du sacré, entraînant ainsi la séparation définitive.

         Donc répétons-le, au cours de la période féodale sensu stricto, proprement dite, on a eu coexistence des divers phénomènes que nous avons vu se manifester à partir de l’éclatement de la communauté primitive et l’on peut considérer que c’est la phase où cette coexistence se vérifie le mieux (on peut même dire qu’on a une sorte de symbiose), tandis que la crise de la société féodale correspond au fait que la coexistence n’est plus possible à cause particulièrement du phénomène d’autonomisation de la valeur et de la tendance de l’unité supérieure dans sa dimension profane à se recomposer ce qui tend à la réimplantation d’un État de la première forme sur un corpus social désormais divisé en classes quoiqu’il y ait tendance à leur négation pas seulement à partir de la base, mais à partir de l’unité supérieure elle-même.

         Cette crise[45] est également liée à un déséquilibre au sein de la biosphère en rapport à l’activité destructrice des hommes au cours des siècles : déforestation, épuisement des sols à la suite de culture ou d’élevage intenses. Ceci provoqua des chutes du volume de la production agricole et des famines ce qui fragilisa les populations les plus pauvres qui furent plus sensibles à diverses maladies. En outre ces dernières sont elles-mêmes liées à un déséquilibre au sein de la biosphère. L’exemple le plus fameux est la grande peste du milieu du XIV° siècle.

         On doit également tenir compte de la fragilisation psychique de toutes ces populations qui effectuaient une sortie de la nature mais qui n’avaient pas encore produit une représentation adéquate justifiant cette sortie et apte à leur instaurer une sécurité. Ce n’est pas une pure coïncidence si à partir de ce moment-là la folie devient une question sociale.

         Nous étudierons les diverses révoltes de cette époque dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature tandis que dans celui sur l’assujettissement des femmes, nous mettrons en évidence que lors de chaque crise importante de la société, tout particulièrement en Occident, il y a une tendance à détruire leur puissance. Ainsi lors de la crise de la fin de la deuxième phase du féodalisme, commencent à se produire les procès en sorcellerie qui permettront de brûler un très grand nombre de femmes.


          9.2.6.1.3.11. La troisième période de la société féodale, du féodalisme est caractérisée par une dynamique qui apparemment décalque celle des deux premières, avec au début une phase de dissolution, mais sans invasion cette fois, et une affirmation de l’unité supérieure profane à travers la monarchie absolue (rapport à l’État dans sa première forme), de même que de celle sacrée (après avoir été fortement menacée par le mouvement conciliaire), avec une réaffirmation du mouvement communautaire ; mais il y a un recul du mouvement de parcellisation-fonciarisation et un développement énorme du mouvement de la valeur qui se transforme en capital, ce qui détermine l’affermissement de la seconde forme d’Etat (cf. Angleterre, Pays-Bas), tandis qu’ailleurs l’État sous sa première forme est amené à englober le mouvement de la valeur et du capital (cf. le capitalisme d’État). Ce qui fait qu’à l’échelle de l’Occident proprement dit nous avons en définitive, jusqu’à la fin du XVIII° siècle, prépondérance des formes de domination féodale, de la propriété foncière et ce même dans des pays où le capital a triomphé comme l’Angleterre, du fait que les anciennes représentations n’ont pas été totalement éliminées et qu’en conséquence hommes et femmes recourent aux antiques opérateurs de positionnement (fonctionnant à partir du moment où s’impose la dynamique de séparation d’avec la nature) tel que la propriété foncière.

         Autrement dit le mouvement de la valeur, celui du capital ne sont pas assez puissants pour bouleverser totalement le procès de connaissance dans l’ensemble de la population. Ils ne peuvent pas être des principes fondateurs. Au contraire nous pouvons considérer cette période comme étant celle de l’instauration du mode de production capitaliste en Occident. Ainsi cette période va selon nous du milieu du XIV° siècle à la fin du XVIII° avec la révolution française qui n’a toute son importance qu’à cause de la révolution industrielle en Angleterre.

         On peut également indiquer que depuis la crise du milieu du XIV° siècle on a la mort potentielle du féodalisme: il n’est plus le principe déterminant, actif de la société. La disparition du servage, l’évanescence de l’importance des relations personnelles en sont le témoignage. Demeure encore la puissance de la propriété foncière à l’échelon local; mais progressivement celle-ci perdra de son importance et elle ne dominera plus que par la représentation (aspect formel de la domination). Ceci sera accusé au fur et à mesure du développement du marché.

         Ainsi ce qui l’emportera ce sera un phénomène qui eut certes une grande importance dans les autres phases mais qui est en réalité bien antérieur à elles: l’unité supérieure en rapport à la première forme d’État : la monarchie absolue, tandis que sur le plan du sacré, la papauté reprend sa prééminence au sein de l’Église.

         Nous l’avons déjà exposé et nous y reviendrons dans le chapitre sur le capital, le mouvement de la valeur n’est apte qu’à développer la dimension de la totalité en tant que diversité, elle ne parvient pas à fonder une totalité unité, c’est-à-dire en définitive à s’instaurer en communauté. Le capital y parvient, il fonde une totalité unité tout en intégrant celles qui avaient pu opérer avant lui.

         En conséquence avant de développer ces divers aspects dans le chapitre sur le capital, il convient d’indiquer dès maintenant ce qu’il y a d’essentiel en cette période qui va du milieu du XIV° siècle à la fin du XVIII° siècle en Occident.

         Nous avons déjà indiqué le phénomène de dissolution en rapport à des luttes sociales de grande envergure qui eurent lieu non seulement à la fin du XIV° siècle mais aussi au XV° avec les puissant mouvements hérétiques, et nous pouvons anticiper en disant que la problématique fondamentale de ces mouvements s’épuise plus ou moins en triomphant lors de la révolution anglaise de 1640 ainsi qu’à travers la colonisation de l’Amérique du Nord, dans ce qui deviendra les USA. La révolution anglaise est le point de départ d’un nouveau cycle qui se conclura avec la révolution française de 1789 qui est un phénomène généralisateur.

         À la faveur de ce phénomène de dissolution, la communauté dans sa dimension immédiate tend à se recomposer, comme le montre l’établissement des marches (mark) en Allemagne qu’Engels a étudié et que P. Anderson a précisé (cf. Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 148).

         Un autre phénomène de très vaste ampleur sur lequel il nous faudra revenir est celui de l’élimination du pouvoir des femmes, de leur puissance, à travers les procès pour sorcellerie qui fleurissent au XV° et surtout au XVI° siècle. Cela correspond à la montée d’un nouveau mode de production, le mode capitaliste qui implique une séparation nette d’avec la nature ce qui impose une représentation nouvelle: la science qui pour triompher doit éliminer toutes les autres représentations; on peut même dire tous les autres procès de connaissance. Celui des femmes, surtout dans les campagnes encore lié à un procès de vie en liaison avec la nature, était un obstacle, un verrou pour l’épanouissement du mode d’appréhender le monde en rapport avec le nouveau comportement des hommes qui, nous le verrons, implique le triomphe de la production pour la production, l’exaltation du faire non lié à la nature, mais fondateur de la substitution, etc.[46]

         Ce qui est déterminant dans cette longue période c’est donc, en rapport avec le surgissement du mode de production capitaliste, l’instauration de trois classes: les propriétaires fonciers tant dans leur dimension déterminée par la propriété foncière telle qu’elle opérait sous le féodalisme, qu’ensuite dans leur dimension de propriétaires fonciers capitalistes, chez qui prédominent les principes d’autorité, d’enracinement, de hiérarchisation en rapport à la vieille représentation; les bourgeois qui deviendront les capitalistes, représentants et défenseurs du mouvement intermédiaire, la valeur devenant capital, adeptes de la libre concurrence, de la mobilité; les prolétaires n’ayant que leur force de travail partisans, dans la mesure ils ne sont pas dominés par les représentations des deux autres classes, d’une entraide, d’un mutualisme.

         Les premiers sont partisans de l’État de la première forme et veulent englober les contradictions, sont partisans en définitive d’un schéma corporatiste. Les deuxièmes préfèrent un État du second type, État opérateur au service du mouvement intermédiaire et s’opposant donc à la première forme parce qu’elle tend à freiner celle-ci. Les troisièmes s’opposent, dans les périodes de crise – même s’ils n’en ont pas conscience – aux deux formes d’État. En revanche, dans les périodes d’accalmie sociale, étant donné qu’ils sont pour l’union et l’entraide, ils sont amenés à accepter le schéma corporatiste proposé par les adeptes de la première forme d’État.

         Ajoutons que comme nous le montrerons ultérieurement les positions de ces diverses classes évoluèrent en oscillations complexes durant la période envisagée.

         Cependant le devenir social au cours de cette dernière ne peut pas se comprendre si on ne tient pas compte de la portion de la population la plus importante: la paysannerie qui dans les moments de crise sociale tend à refuser fondamentalement la première forme d’État et à restaurer l’antique communauté, tandis qu’elle l’accepte dans la phase de calme social parce que la représentation qui lui est liée consacre tout de même sa réalité au travers du schéma corporatiste. En revanche la deuxième forme d’État médiatisée par le mouvement de la valeur, qui triomphe avec le passage de celle-ci au capital, est liée à l’élimination des paysans: l’expropriation primitive dont parla Marx[47].

         Ensuite nous devons avoir présent à l’esprit l’importance de l’immense expansionnisme occidental, qu’on peut comparer à celui des croisades, déterminé à la fois par un phénomène de fonciarisation et par celui de la valeur comme nous le verrons en rappelant les études de Marx sur l’accumulation primitive du capital, et qui permit l’expansion des deux phénomènes à la fois, réactivant même deux possibles intégrés, comme on peut le constater lors de la colonisation des deux Amériques. Et, nous ajouterons, que dans une certaine mesure le phénomène foncier l’emporta dans l’Amérique du Sud (à laquelle il faut ajouter le Mexique), tandis qu’au nord ce fut le phénomène de la valeur.

         Une autre caractéristique de cette période c’est la montée de l’individualisme qui est favorisé par le mouvement de la valeur en même temps qu’il est une présupposition à son plein développement et à son accession au capital. Or celui-ci est inséparable du mouvement de laïcisation-profanisation de la représentation. Tout homme, ultérieurement toute femme, peut représenter un groupe social déterminé, un phénomène social, etc. Ce n’est plus seulement un être humain déterminé qui accède au rang de l’unité supérieure et la représente, l’incarne, mais c’est n’importe qui. Evidemment il y a une médiation qui est fondée par la valeur ou le capital. Ne peut le faire que celui qui accepte (consciemment ou non) les données fondamentales du phénomène capital. Au cours de cette laïcisation il y a perte de la dynamique de l’incarnation ce qui est lié à l’abstraïsation nécessaire au triomphe de la représentation.

         Ce n’est qu’avec la généralisation de cette dernière que la deuxième forme d’État l’emporte et s’impose sur de vastes territoires (ce qui ne put se réaliser dans l’antiquité). En faisant un saut jusqu’à nos jours, on note a posteriori l’essentialité de ce phénomène d’autant plus qu’à l’heure actuelle où le phénomène État s’est dissous dans la communauté capital et où l’État en tant que corps constitué (avatar du phénomène d’incarnation) est réduit à un entreprise racket, se développent des théories selon lesquelles il faut dépasser la représentation, ce qui reflète en quelque sorte le posé de l’immédiateté du capital en tant que communauté et, dans une certaine mesure, de son évanescence en tant que principe déterminant de l’organisme social-communautaire.

         Enfin nous devons signaler qu’au cours de cette période se sont affirmées, tout au moins sur le plan de la représentation, deux modalités de la sortie de la nature: l’humanisme du XVI° siècle et l’Aufklärung-illuminisme du XVIII° siècle. À travers ces deux mouvements s’est imposée l’idée qu’il était possible d’utiliser le mouvement de la valeur pour réaliser une donnée qu’on pourrait dire naturelle de l’espèce. La première s’occupe de l’homme en sa totalité; la seconde opère une réduction et une abstraction, étant donné que c’est la raison qui est le principe fondateur d’un autre mode de vie. Dans les deux cas, il y a exaltation d’un faire. Il est plus intégrateur pour le premier puisqu’il unit science et technique (idéal de l’ingénieur), plus réduit pour le second puisqu’il tend à se limiter au procès de connaissance. Nous verrons en quoi ils sont des présuppositions à l’instauration de la domination du capital sans être réellement en continuité avec ce dernier.

         Nous avons un peu plus insisté sur l’époque féodale, et nous y reviendrons dans 9.2.6.7., parce qu’elle s’offrait de façon emblématique à l’illustration de notre thèse centrale qui est la suivante: il n’est pas possible d’étudier les événements successifs constituant ce qu’on nomme histoire de l’espèce en se limitant à l’étude de la succession des modes de production. Nous ne prenons en considération que cette théorie dénommée marxisme parce que c’est la seule qui présente une certaine consistance et une cohérence réelle permettant de comprendre et d’exposer ce qui fut. Elle est selon nous insuffisante parce qu’elle pose des invariants qui souvent n’en sont pas, c’est-à-dire qu’ils sont en fait des produits d’un certain devenir de l’espèce à des périodes données dans des zones précises. En outre elle ne prend pas assez en compte la volonté des hommes et des femmes, l’importance de leurs désirs et de leurs représentations. Non pas que nous considérions que ceux-ci peuvent faire ce qu’ils veulent et que leur volonté soit déterminante dans l’engendrement des résultats de leurs actions, mais nous sommes convaincus que pour comprendre en profondeur les phénomènes de continuité et de discontinuité, il faille avoir toujours présent à l’esprit ce que visaient les hommes et les femmes lorsqu’ils entraient dans des rapports déterminés, lorsqu’ils participaient à des phénomènes de vaste amplitude dont ils avaient rarement conscience. Voilà pourquoi il nous semble essentiel de constater le surgissement de la thématique du pouvoir, de la dépendance et que ce qui fut dès lors visé c’est la reformation de la communauté, éviter la dépendance, accéder à la sécurité.

         La formation du féodalisme se prêtait fort bien à l’illustration de notre thèse du fait de la tentative de faire autre chose qui se pose lors de la dissolution de l’empire romain. On peut alors mettre en évidence que la formation d’un mode de production nouveau est un moment secondaire car ce qui prime c’est la forme de la communauté, ne serait-ce qu’à cause du phénomène du rejet de la production. En revanche, nous l’avons déjà indiqué, la thématique du mode de production devient prépondérante lorsqu’il s’agit de l’advenue du capitalisme, parce qu’avec lui la production devient essentielle puisqu’elle va permettre de porter à bout le phénomène de substitution dont nous avons parlé au sujet de la valeur; elle va permettre la création d’un monde hors nature ce qui parachève la séparation d’avec celle-ci.

           

           

 

 

 

 



[1]          P. Anderson met bien en évidence ce phénomène, en particulier pour les communautés de village. Cf. Passages de l’antiquité au féodalisme, éd. Verso, p. 122.


[2]           Kropotkine dans son ouvrage sur la révolution française, La Grande Révolution, mit en évidence la dimension communautaire qui se manifesta en cette révolution. Nous le fîmes également dans notre étude sur le mouvement ouvrier français lorsque nous analysâmes les origines de celui-ci. Cf. Caractères du mouvement ouvrier français, Invariance, série I, n°10. Ce texte sera prochainement republié dans un numéro spécial.


[3]           Cette volonté de se suffire à soi-même, la recherche d’une autonomie fondamentale, nous les verrons s’affirmer dans d’autres circonstances et sur d’autres bases. Alors l’individu en voie d’autonomisation, va s’appuyer sur un faire pour se réaliser. D’où l’importance de celui-ci au XVI° siècle. On peut dire qu’il débouche dans l’humanisme et dans le mercantilisme, phase juvénile d’affirmation du mode de production capitaliste. Cet idéal se réimposera à nouveau avec l’instauration du capitalisme en sa phase industrielle et la montée de l’entreprise en tant qu’organisation fondamentale de production : on aura alors le self-made man.

            Cet idéal sera à la fois englouti et exalté par la publicité. Celle-ci, on y reviendra, intègre toutes les conduites d’individualisation (comme celles qui s’affirment dans les poèmes homériques, quand les héros se vantent, se publicisent), et plus généralement toutes les conduites de sortie de la nature.


[4]           Dans la perspective marxiste, surtout chez Bordiga, la révolution, moment culminant de la lutte des classes, est ce qui élimine, permettant à la nouvelle société incluse dans l’ancienne de s’épanouir. Il fut affirmé, littérairement, qu’elle était l’accoucheuse de l’histoire.

            On peut considérer que le phénomène de lutte de classes est déterminant au sein d’un mode de production pour assurer sa dynamique, lui permettant d’effectuer tous ses possibles. Mais est-il suffisant pour assurer l’émergence d’un nouveau ? On peut répondre oui lorsqu’il s’agit effectivement d’une dynamique de production. Ainsi cela est vrai pour le passage du mode de production féodal à celui capitaliste. Il semble bien qu’on puisse en dire autant pour l’instauration du mode de production esclavagiste. En revanche, cela est plus discutable si l’on s’occupe du mode de production asiatique parce que nous avons vu que dans ce cas la production n’accède jamais à une autonomisation comme cela se vérifie en Occident. Enfin, le passage à ce qu’on appelait le communisme que nous préférons nommer phase de réalisation de la communauté humano-féminine intégrée dans la nature, la lutte de classe n’est plus opérationnelle parce que le capital lui-même dans son développement déterminé par son opposition au prolétariat est parvenu à l’instauration d’une communauté. En outre, une immense discontinuité est nécessaire qui ne peut être effectuée que grâce à une vaste symbiose entre diverses communautés, supports d’une contribution tirée de divers moments du développement de l’espèce ; et entre celles-ci et toutes les espèces du monde vivant.

            Nous n’avons plus à éliminer, ni à favoriser un accouchement. Il faut créer. 


[5]           Cf. Ce monde qu’il faut quitter, Invariance, série III, n°5, 1974. Nous avons déjà indiqué – mais nous devons le préciser – quel est ce monde. Il faudra surtout préciser quelle nouvelle dynamique il nous faudra emprunter pour ne pas retomber dans une errance (Cf. Errance de l’humanité, Invariance, série II, n°3, 1973).


[6]           Cette prise de position montre que la communauté monastique se pose en négatif par rapport à ce qui est dominant dans la société : la pauvreté s’oppose à la richesse, la chasteté à la sexualité (à fortiori à l’incontinence), l’obéissance à la volonté de dominer. Autrement dit, il y a mouvance au sein de la séparation et c’est seulement un des termes qui est privilégié.

            En outre, si on envisage le phénomène monachique surtout en sa phase initiale, il semble bien que sa finalité soit en rapport avec « une conception aristocratique de l’oïtium de la vie non productif au sens socio-économique, mais surproductif du point de vue spirituel et dans le meilleur des cas du point de vue intellectuel » (Article « Monachisme », in Encyclopédia Universalis, 1968).

            Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur les réactions au devenir hors-nature et en particulier sur la prise de position des philosophes grecs qui est simplement signalée dans l’article susmentionné. On reviendra également sur la question des anachorètes et sur leur disparition assez précoce et sur les ressemblances entre les mouvements de sortie du monde en Egypte et en Inde.


[7]           Saint Augustin, contemporain de la chute de Rome aux mains des barbares opère, en définitive, un compromis entre les exigences du référentiel communauté chrétienne et les données de la société antique. Le titre de son ouvrage La société de Dieu l’exprime déjà à suffisance. Il ne s’agit pas de la communauté des chrétiens. En revanche, sous le féodalisme et jusqu’à l’époque moderne la volonté de restaurer la communauté primitive chrétienne conçue en fonction des exigences du moment, mais toujours en tant que négation de la société en place, à une très grande puissance au sein de tous les mouvements qui remirent en question l’ordre existant.


[8]           Autrement dit on peut penser que le mouvement monachique exerça un frein au sein de la population qui tendait à aller bien au-delà des moines dans le refus du monde antique.

            Donc en définitive en le considérant dans toute sa dimension historique et dans son rapport à la société esclavagiste ce mouvement monachique représente un compromis entre le rejet total de toutes les déterminations engendrées par le procès historique et l’essai de sauver ce monde, ce qui conduisit à opérer au sein de la séparation.

            On exalte beaucoup en Occident (surtout chez les catholiques) le rôle des moines dans la conservation de la culture, donc leur activité anti-obscurantiste ! Toutefois on oublie que l’Eglise dans son ensemble (donc pas seulement les moines) a conservé ce qui était compatible avec sa doctrine et qu’elle a détruit une grande quantité d’œuvres de ce qui fut dénommé paganisme à partir du moment où il fallut définir ce contre quoi le christianisme se posait. C’est en réalité grâce aux arabes que les œuvres de l’antiquité ont été connues.


[9]           « Le pontificat de Grégoire le Grand (590-604) marque dans l’histoire de l’Eglise et de l’Europe le début du grand procès de diffusion de la foi parmi les peuples germaniques, scandinaves et slaves. Le mouvement missionnaire est accompagné par un procès d’acculturation des peuples convertis, qui investit tout les domaines, depuis celui de l’enseignement à celui de la politique des monarchies devenues chrétiennes. On assiste donc à une construction de grandes dimensions, celle de la chrétienté médiévale européenne et d’une civilisation qui veut tirer son inspiration de la nouvelle foi. » (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 209). L’auteur note ensuite que le phénomène se termine avec le pontificat de Sylvestre II (999-1003).

            On peut indiquer qu’on a également un développement intensif en ce sens que le procès d’évangélisation concerne aussi des zones formellement acquises au christianisme, avec l’élimination d’hérésies primitives comme l’arianisme (VII° siècle).

            Cette évangélisation put réussir parce qu’elle s’appuyait sur des actions « sociales » importantes. Il s’agit tout particulièrement de l’organisation de l’assistance aux pauvres que l’Eglise mit au point grâce à l’obtention de diverses donations. Ceci commence dès le V° siècle pour s’épanouir au VI° en ce qui concerne, par exemple, la matricule, « liste sur laquelle on inscrit des pauvres auxquels on verse une part réservée » (J.-L. Goglin, Les misérables dans l’Occident médiéval, éd. du Seuil, p. 33).

            On ne doit pas oublier non plus, le rôle du pouvoir profane dans la christianisation. Ainsi Ch. Martel favorisa l’œuvre d’évangélisation des moines ; car la pénétration du christianisme dans le milieu paysan permettait de diffuser une représentation légalisant la fidélité des hommes et des femmes au souverain. C’est à cette époque que se crée le terme de paganisme pour désigner les formes religieuses du monde antique qui survivaient puissantes en milieu paysan (pagi = agglomérations rurales; cf. Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 138-139).


[10]         On peut considérer la Réforme comme un phénomène de christianisation intensive (selon l’intensivité) ne se faisant pas à partir d’un corpus spécialisé d’hommes et de femmes; d’où la non nécessité des moines. C’est le triomphe de l’intériorisation : « Luther a, il est vrai, vaincu la servitude par dévotion, parce qu’il l’a remplacée par la servitude par conviction. Il a brisé la foi en l’autorité parce qu’il a restauré l’autorité en la foi. Il a transformé les prêtres en laïcs parce qu’il a métamorphosé les laïcs en prêtres. Il a libéré l’homme de la religiosité parce qu’il a fait de la religiosité l’intérieur de l’homme. Il a libéré le corps des chaînes parce qu’il a enchaîné le cœur » (Marx, Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel, traduction dans Invariance, Novembre 1968, p. 35).

            En définitive cette forme de christianisation plus intense sera très efficace pour diffuser et maintenir le christianisme au cours des périodes successives où s’affirmer le mode de production capitaliste. En revanche en France, au milieu de ce siècle, on a eu une reprise d’une forme de missionnariat comparable à celle des moines de l’époque féodale : les prêtres ouvriers. Dans une certaine mesure le mouvement de la théologie de la libération procède de cette dynamique. Toutefois on constate, que dans les deux cas, le phénomène monachique est absent. Ceci indique que désormais triomphe l’accommodation avec le monde en place. On doit noter également que ces mouvements manifestent plus ou moins la dimension de la totalité en tant que diversité ce qui engendre la réaction violente de l’unité supérieure : la papauté.


[11]         Nous avons déjà noté que cette conception reflétait l’antique conception de la puissance du verbe et que la création ne pouvait en aucune façon se produire à partir de rien.


[12]         Cette activité des moines a fait que certains les considèrent presque comme des précurseurs du capitalisme. Toutefois il faut bien considérer deux phases dans le développement des monastères : la première où, à l’encontre des théoriciens de la société antique, les moines valorisent le travail (en ce sens ils rompent avec l’oitium) et où ils dressent une organisation rigoureuse du mode de vie (rupture avec les rythmes cosmiques, séparation d’avec la nature, fondement d’une mécanisation) ; il y a donc ritualisation de tous les moments de la vie qui se caractérise par un procès non fragmenté. La seconde où les monastères sont devenus de gros centres de production ; il y a toujours ritualisation mais le procès de vie est fragmenté. C’est surtout à propos de cette seconde phase que les remarques de L. Mumford ont une certaine pertinence.

            Á la citation faite dans le corpus du texte, ajoutons celle-ci :

            «La mécanisation monastique elle-même faisait partie d’une rationalisation générale embrassant tout le processus technologique » (Idem, p. 360).

            D’un point de vue global, on peut considérer que la société féodale, à l’inverse de la société antique, accepte la malédiction du travail (après avoir essayé de l’intégrer). Dès lors il faut trouver un moyen de diminuer la fatigue, d’économiser le temps. S’enracine alors une donnée du progrès sur laquelle nous reviendrons, et nous montrerons qu’à l’intérieur d’un arc historique restreint cela peut paraître ainsi mais non si on tient compte d’une durée plus vaste.

            Les moines opérèrent donc dans leur perspective de réalisation d’un mode de vie où Dieu remplace la nature. En conséquence ils durent recourir à diverses prothèses. Celles-ci purent ultérieurement être reprises par le mouvement du capital. Il n’y a pas toutefois de filiation directe entre les deux. Chez Mumford les monastères apparaissent comme un moment de recomposition de la mégamachine qui se réalise avec le capitalisme. Nous ne pouvons pas être d’accord avec l’ensemble de cette thématique, particulièrement avec l’idée d’une mégamachine dans l’antiquité (il s’agit en fait de la communauté abstraïsée où l’esclavage n’a pas l’importance que lui donne Mumford), ainsi qu’avec son appréhension du christianisme.

            «Le christianisme non seulement reconstitua les forces d’origines qui se trouvaient combinées dans la mégamachine, mais ajouta précisément l’unique élément qui manquait : une consécration à des valeurs morales et à des buts sociaux qui transcendaient les formes établies de la civilisation. En renonçant théoriquement au pouvoir obtenu surtout par la coercition des hommes, le christianisme accrut le pouvoir sous la forme qui pouvait être plus largement distribuée et plus efficacement contrôlée par les machines» (Idem, pp. 353-354).

            Une telle affirmation escamote tout de même la discontinuité qui s’effectue lors du passage de l’antiquité à la féodalité. D’autre part, il serait préférable de parler de l’Eglise plutôt que de christianisme. Celui-ci ne fait rien mais l’Eglise en tant qu’ensemble d’hommes opère effectivement. Mieux si on envisage le phénomène dans son intégralité, on doit considérer la chrétienté et se préoccuper de comprendre comment la lutte contre le mode de production antique (que L. Mumford tend à caractériser finalement par la mégamachine) aboutit finalement à poser certaines prémisses au devenir du capital. A propos de ce dernier il convient également de signaler le caractère superficiel de la définition que cet auteur donne du capitalisme.

            «Le capitalisme, bien sûr, n’est pas un phénomène moderne. Nous entendons par capitalisme, ici, la traduction de toutes marchandises, de tous services et de toutes énergies, en termes pécuniaires abstraits, avec une application intensifiée de l’énergie humaine à l’argent et au commerce, en vue de gains qui reviennent surtout aux détenteurs de biens… » (Idem, p. 368).

            Or, d’une part toute marchandise pour exister implique le phénomène pécuniaire abstrait en tenant compte qu’une telle expression est redondante car pour qu’il y ait phénomène de la valeur il faut obligatoirement abstraction; d’autre part cela escamote le rapport social fondamental: le salariat. Nous reviendrons sur ce sujet lorsqu’il s’agira d’examiner les bouleversements dans l’ordre de la représentation qui sont nécessaires pour que s’instaure le capitalisme.

            Nous citons tout de même l’œuvre de Mumford parce qu’elle renferme un grand nombre d’informations intéressantes, mais surtout pour montrer l’immense recul théorique que représente l’œuvre de tous les réformistes démocrates ou tenants d’une vision autoritaire comme J. Ellul, par rapport à celle de Marx.

            La société capitaliste a triomphé de la révolution communiste. Marx a été enterré. Toutefois tous les problèmes qu’il a affrontés sont inévitablement repris mais dans une dimension réformiste et unilatérale, parce que ce sont des problèmes réels. L’ennui c’est que ceux qui, au sein des jeunes générations essayent de comprendre le devenir de l’espèce se réfèrent préférentiellement à ces réformistes parce qu’ils sont plus accessibles. Ainsi s’opère une immense dilution de la pensée et une castration de toute impulsion puissante tendant à refuser ce monde.

            Nous avons montré ailleurs que ce phénomène n’est pas nouveau.

 

[13]         Le mouvement monachique connut un grand recul au IX° siècle. En revanche, au début du X° siècle, il y eut une reprise avec la fondation de Cluny en 910, puis une grande floraison au milieu du même siècle avec une réaffirmation de la vie érémétique, nouveau moment d’abandon de ce monde, et un accroissement fort important du nombre de moines (cf. «Monachisme», article dans Encyclopaedia Universalis, première édition).

 

 

[14]         Cependant pour s’assurer des forces de travail dévolues à  l’entretien de leur vie matérielle, les moines purent parfois apporter un allègement dans les conditions de vie des paysans.

            «Afin que des groupes de moines puissent être convenablement maintenus, selon ce modèle aristocratique de vie, les monastères clunésiens cherchèrent à obtenir le maximum possible de rendement économique des terres qu’ils possédaient. Pour cela ils les subdivisèrent toutes, y compris les lots les plus petits, les plus éloignés ou isolés, ou les moins fertiles traditionnellement laissés incultes, parmi des familles de cultivateurs […] sans demander aux cultivateurs dépendants une quelconque prestation gratuite de travail pour la valoriser [la terre domaniale qui n’a pas été conservées, n.d.r.]. Les lots ainsi distribués sont ensuite regroupés en rapport aux communautés de paysans. Chacune a le devoir d’approvisionner le monastère dont elle dépend durant une période déterminée de l’année, dit mesaticum. Durant le reste de l’année, chaque famille paysanne dépendante du monastère est libre de pourvoir à elle-même, sans aucune autre obligation féodale » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 222).

            On a donc passage de la prestation (rente) en travail à la prestation en produits.

            La condition des paysans fut donc améliorée, tandis que les couvents entraient en concurrence avec les féodaux. Nous avons là une base économique à l’antagonisme papauté-empire, étant donné que la première s’appuya sur les monastères pour essayer de ployer l’empire à son pouvoir.

            Il est intéressant de noter un autre cas où l’Église intervient dans la modification d’un rapport social. En effet celle-ci, à partir de 733, moment où la papauté rompt  ses liens avec l’empire byzantin, afin de remplacer les terres perdues en Italie méridionale et afin d’empêcher les royaumes lombards de profiter de la diminution byzantine pour s’emparer de leurs terres, essaie d’unifier sous sa direction l’Italie septentrionale et centrale. « Pour atteindre le premier objectif, la papauté se range du côté des revendications d’une libération définitive des esclaves, et recueille en tant que ses dépendants, sur des terres qu’elle reçoit en donations ou qu’elle s’approprie pour les bonifier, des esclaves qui se sont enfuis ou qui ont été libérés, en même temps que des petits propriétaires qui lui remettent leurs propres terres pour les réacquérir en concession sous sa protection. Naissent ainsi, dans les campagnes du Latium et de la Toscane méridionale, les domuscultae, c’est-à-dire de nouvelles terres appartenant à la papauté, travaillées non plus par des colons-esclaves mais par des paysans dépendants et desquels la papauté ne tire plus une rente en argent mais une richesse en nature, correspondant au surproduit féodal. Pour atteindre ensuite le second objectif, la papauté s’appuie toujours plus de façon inconditionnelle sur le mouvement monachique, et cherche à réunir autour d’elle les seigneuries féodales qui surgissent de la désagrégation de l’économie esclavagiste en Italie et, enfin, elle s’allie aux francs » (Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 145-146).

            Il est donc aberrant de parler d’un caractère constamment réactionnaire de l’Eglise, de même qu’il est inexact de la présenter comme ayant régulièrement soutenu dans les premières phases de son existence un mouvement révolutionnaire qui aurait visé à l’émancipation des esclaves.


[15]         Nous aborderons le problème des hérésies dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature. Notons que c’est pour lutter contre elles que l’Église accusa sous sa forme étatique avec le triomphe de l’unité supérieure. L’inquisition est une organisation qui doit défendre cette dernière.

            L’Église ne fit pas que combattre les hérésies et les mouvements religieux remettant en cause le mode de vie des clercs, elle chercha souvent à les utiliser dans sa lutte contre l’empire, comme se fut le cas pour les patarains de Lombardie (cf. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 230). Les patarains (de Pataria = quartier populaire de Milan) étaient contre la simonie (commerce des objets du culte) et le concubinage des prêtres.

 

[16]         Pour donner une idée d’ensemble du mouvement monachiste donnons quelques compléments historiques. Les ordres « silvestrins et célestins au XIII° siècle, olivétains au XIV°, essayèrent de concilier l’esprit de Saint-Benoit et celui de Saint François d’Assise » (Article « Monachisme », Encyclopaedia Universalis).

            Ultérieurement on eut création d’ «ordres nouveaux, orientés plus directement vers d’autres activités apostoliques ou charitables… » (Idem). L’ordre des jésuites est fondé par Ignace de Loyola (moitié du XVI°); au siècle suivant Saint Vincent de Paul crée une congrégation.

            « La réforme protestante fut impitoyable pour les monastères et il semble qu’il y ait eu un renouveau monachique au XIX° siècle. Il se caractérise par une victoire totale du cénobitisme.

            Il semble qu’une constante du mouvement monachique ait résidé dans la tendance à contrôler le plus possible l’érémétisme.

            Dans le monde actuel, le monachisme avec sa dimension de refus de la sexualité perd tout fondement parce que le devenir au capital a dépossédé les hommes et les femmes de la sexualité. Les enfants se feront in vitro et l’acte sexuel sera considéré en tant qu’acte naturel primitif, répugnant, obscène.


[17]         Cette acquisition n’est pas un fait secondaire : la réalisation d’une fonciarisation qui était dans l’ordre du temps ; car la papauté n’est pas simplement devenue une seigneurie féodale. Cette base territoriale lui permit en fait de prétendre à accéder à la domination d’un territoire le plus vaste possible confinant avec l’aire d’extension de la chrétienté. En outre, ce sera une base pour que puisse se développer une activité guerrière de la part des papes, comme ce fut le cas au cours du XVI° siècle.

 

[18]         Moment essentiel reconnu aussi par P. Anderson. Cf. Passage de l’antiquité au féodalisme, p. 152. Dans le 9.2.6.6., nous reviendrons sur ce problème de l’État et nous montrerons que s’il est, à un moment donné, la communauté abstraïsée, il subit à son tour une abstraïsation; c’est à ce moment-là qu’il apparaît réellement en tant qu'État et l’on peut ajouter que ceci s’opère tant sur la première forme que sur la seconde avec la plupart du temps interférence entre les deux. D’où la complexité du phénomène État quand il se pose en corps séparé. Mais à partir de là se pose également la question de savoir au service de qui est ce corps séparé. La réponse ne peut être donnée qu’en analysant le devenir concomitant de fragmentation que subit la société: les classes.

 

[19]         «Avant la conclusion provisoire du conflit [au sujet des investitures, n.d.r.] en 1122 il y eut cependant un épisode significatif d’une conception diverse de l’église et de l’État. Pascal II en 1111 proposa une solution radicale au contraste entre regnum et sacerdotium ; le pape aurait restitué toutes les regalia concédées à l’Église par divers souverains et l’empereur aurait renoncé aux investitures: c’était la proposition d’une pure ecclesia spiritualis» (Histoire d’Italie et de l’Europe, t. 2, p. 211).

            Ceci n’aurait pas empêché la constitution de l’Église en État de premier type. On peut s’en rendre compte au travers de quelques citations papales.

            «Le pontife romain qui seul mérite d’être appelé universel a tout pouvoir sur les évêques, qu’il peut à son gré déposer » (Grégoire VII, 1073-1085). Au sujet de ce dernier, Jean Mathieu-Rosay écrit dans Chronologie des papes : « Dictatus papae a-t-on intitulé les textes qui résument ses idées : le pape, évêque universel, a le droit d’intervenir dans toutes les affaires de la chrétienté ; autorisé à juger tout le monde, il ne peut être jugé par personne ; il lui revient non seulement de nommer, de déplacer, de déposer les évêques, mais aussi de déposer les empereurs et de délier leurs sujets de tout serment de fidélité. Enfin, il est le chef suprême d’une Eglise qui ne s’est jamais trompée et ne se trompera jamais » (p. 222).

            «Lorsque Jésus dit à Pierre "Pais mes brebis", il ne lui demandait pas seulement de guider son Église mais bien de gouverner l’univers » (Lettre d’Innocent III (1198-1216) au Patriarche de Constantinople, citée dans Chronologie des Papes, pp. 258-259). C’est sous le pontificat de ce pape ("sommet absolu de la puissance et de la gloire", "le pape le plus puissant que la chrétienté ait possédé », O.c., p. 258 et 262) qu’il y eut deux fois mise à sac de Constantinople (lors de la quatrième croisade) et la croisade des albigeois !!

            Toutefois, pour en revenir à la citation initiale, il est évident qu’une telle proposition put servir ultérieurement d’argument théorique pour un mouvement de réforme, pour exiger la réalisation d’une Eglise pure, etc.

            En définitive, on doit noter que papauté et Empire tentèrent de limiter le développement des formes féodales ou d’en profiter afin de renforcer leur propre organisation. En outre vers la fin du XI° siècle, l’Église ne parvient pas à dominer la société ; on pourrait même dire à devenir la société. Elle doit dès lors se développer en fonction de celle-ci. Elle va même parfois anticiper sur son devenir. « La papauté se constitue en monarchie centralisée effective, en anticipant et en dépassant de très loin les développements analogues qui auront lieu dans le domaine de l’Etat à partir des royaumes normands » (Idem, p. 207).

            La papauté fut aidée, dans sa tentative de dominer totalement la société, par l’activité des moines qui eux aussi voulaient organiser cette dernière quitte, pour ce faire, à la ramener à une organisation monacale ; en effet on eut des moines soldats, producteurs, assurant la police (hospitaliers et inquisiteurs), théoriciens, enseignants, etc. S’ils n’atteignirent pas ce but, ils réalisèrent une société sacrée, parallèle, vouée au contrôle de la société profane.

            Ainsi tendanciellement l’Église catholique réalisa en Occident un despotisme qui n’a rien à envier à celui de la Chine.

            Revenons à notre aperçu historique.

            Après l’opposition à l’empire qui aboutit à une phase où le pouvoir de l’Église devient très puissant (cf. l’excommunication de Frédéric II par Innocent IV (1245); la bulle Unam sanctam de Boniface VIII (1302) spécifiant que tout pouvoir politique doit être exercé au service du pape, sous sa direction et dans des limites déterminées par lui, tandis que l’unité supérieure représentée par l’empire régresse énormément ; toutefois elle vient à être désormais incarnée par des rois, particulièrement ceux de France. Le conflit entre la royauté de France et la papauté se traduira par une régression de la puissance de cette dernière. Dans la phase ultérieure on a une série de compromis entre l’unité supérieure sacrée et les diverses profanes (rupture de l’universalisme effectif). En outre au sein de l’Église se manifeste une opposition entre totalité unité et totalité multiplicité représentée par le concile. Ceci s’affirmera plusieurs fois au cours de l’histoire de l’Église, mais on aura globalement un renforcement considérable de l’unité supérieure d’autant plus d’ailleurs que l’Église aura moins d’efficace dans le monde profane. Ainsi en 1870 (premier concile du Vatican), il y a affirmation de l’infaillibilité pontificale. Ce renforcement est un phénomène compensateur. En effet plus il y a séparation entre État sacré et État profane (correspondant à celle entre état sacré et état profane), plus il y a sécularisation, plus la papauté doit accroître sa puissance, car il y a nécessité de se fixer dans l’autonomisation (opérant par la transcendance) afin d’éviter l’évanescence et la remise en cause continuelle du fait d’un manque de base ; il y a donc le posé d’un référent au sein de l’autonomisation afin d’assurer, comme aurait dit De Martino, la présence en la totalité du monde. La perte d’appui total dans le monde temporel mettrait tout de même en péril cette unité supérieure, d’où la persistance d’un État du Vatican, corpus parasite de l’ensemble politique mondial.

            On doit également noter que la formation étatique (État première forme) au cœur de l’Église se manifeste avec l’existence des légats (depuis le IV° siècle), des nonces (à partir de 1500).

            Plus récemment l’Église connait un phénomène de régénération opéré par des courants comme celui des prêtres ouvriers, celui de la théologie de la libération, des communautés basales, etc. Ce dernier dénote que tous les éléments issus de la fragmentation de la communauté immédiate tendent à « rejouer » constamment. En compensation la dimension étatique se renforce également : après la phase conciliaire (donc après une certaine prépondérance de la totalité en tant que multiplicité), on a un renforcement de l’autorité du pape et Jean Paul II rêve de jouer un rôle analogue – dans une dimension accrue même – à celui des papes de l’époque féodale (il converge par là avec feu Khomeini). Le pape est fondamentaliste sur le plan du pouvoir; et ce fondamentalisme peut utiliser, réabsorber celui concernant le corps de doctrine (cf. le courant représenté par monseigneur Lefèvre).

            Nous verrons ultérieurement que le fondamentalisme exprime le désir de ne pas perdre les racines, et donc la peur d’être mis dans une situation d’instabilité, de précarité au monde. Voilà pourquoi se manifeste-t-il dans tous les domaines de la vie dominée par le procès du capital. Ajoutons que le projet de Jean Paul II serait en définitive de s’appuyer sur l’aire slave pour enfler son pouvoir à l’échelle mondiale. Il est clair que momentanément il y a un certain possible; mais celui-ci réalisé, l’obsolescence de l’Église catholique sera irrémédiable.

            Ajoutons que la possibilité de mettre en effectuation son projet dérive du fait que les antiques communautés supérieures sont absorbées par le capital et que celui-ci est fondamentalement une immanence (il absorbe tout pour tout mettre en mouvement) qui se nourrit d’unités supérieures, se posant comme un au-delà de chacune d’elles (cf. ONU, UNESCO, FMI, etc.). La dynamique du capital opère également sur l’Église qui s’épanouit de plus en plus en un racket chez qui on retrouve la dynamique de la totalité unité et de la totalité multiplicité.

            Il serait intéressant à ce propos d’exposer l’évolution d’une organisation comme «Comunione e Liberazione» qui opéra en tant qu’organe de récupération des mouvements d’extrême-gauche dans les années 60 et 70 et qui, depuis les années 80, se fait le chantre du profit, de l’entreprise. Pour récupérer les intégrés du post-68 et de la floraison particulaire de ces dernières années, l’Église essaie, au travers d’une telle organisation, de détourner le capital à son profit. Dans le cours de ce détournement elle s’accomplira entreprise capital achevée. Déjà le pape est un être de la publicité,  c’est une super-star et le dieu chrétien est capitalisé.

 

[20]         « De notre point de vue, la division la plus acceptable est celle-ci : haut moyen-âge, du VII° siècle à environ la moitié du X°, bas moyen-âge, depuis environ la moitié du X° siècle à tout le XIII° siècle (en considérant les XIV° et XV° seuls comme des siècles de transition d’une époque à l’autre) » (Histoire et conscience historique, p. 31).

            Il nous semble que le terme de moyen-âge ne puisse valoir qu’en tant que métaphore littéraire pour éviter les répétitions. Nous essayerons de ne pas l’utiliser. En effet il nous semble impliquer une représentation plutôt dépréciative d’une grande partie de la période féodale, qui est par ailleurs considérée comme un simple intermède entre deux périodes essentielles, l’antique et la moderne, cette dernière étant posée comme un mieux en soi.

            Parler de Moyen-âge ou d’époque moderne permet en fait d’escamoter les problèmes, tout comme cela se produit avec le terme, très à la mode actuellement, de post-modernisme. L’intérêt de ce dernier est d’indiquer un phénomène que tout le monde reconnaît d’autant plus qu’il n’est pas précisé, c’est-à-dire la fin de quelque chose, et il permet en outre à tout un chacun de s’originaliser en s’instituant point de départ de quelque chose de nouveau et, par là, de se publiciser et de se faire reconnaître par les divers rackets.

            En revanche, en dépit de l’imprécision qu’il peut recéler nous utiliserons le mot féodalisme pour caractériser toute une période où le phénomène féodal s’est imposé.

            En ce qui concerne « les siècles de transition » nous les inclurons dans la troisième phase de la société féodale que nous pouvons également considérer comme la période d’émergence du phénomène capital. Cette phase est cruciale comme celle de la fin de l’empire romain, ou bien celle que nous vivons parce que ce sont des périodes de dissolution et d’émergence.

            Quoi qu’il en soit, ces dates ne sont que des repères permettant de faciliter l’exposé concernant le devenir de l’espèce.

            « Le féodalisme émergea alors en Europe occidentale, au X° siècle, prit son expansion durant le XI°, et atteignit son zénith à la fin du XII° et au XIII° siècle » (P. Anderson, Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 182).

            S’il en est ainsi, comment caractériser la période entre le V° et le X° siècle ? Il est certain, d’après diverses sources, que l’esclavagisme ne disparut pas dès le V° siècle, mais perdura fort longtemps et qu’en outre l’empire se réimpose au X° siècle. Toutefois la dynamique féodale commence dès le V° siècle mais elle n’est pas l’unique. Il nous semble qu’il est possible de comparer – surtout sur le plan de la créativité des formes sociales – cette période européenne à celle chinoise des Royaumes combattants. Dans les deux cas ce sont peut-être les périodes où le heurt entre les éléments essentiels : totalité en tant qu’unité, totalité en tant que diversité, individualisation et, surtout en Chine, mouvement de la valeur, a été le plus violent. Une époque similaire dans l’aire hindoue est celle où vécut Bouddha. Ce qui est remarquable dans les trois cas c’est la mise en place des caractéristiques historiques de ces aires.

            Pour en revenir à la première phase féodale notons qu’il ne semble pas qu’on puisse parler d’une vaste révolution sociale se produisant à la fin de l’empire romain, mais on ne peut pas non plus éliminer ce phénomène. Nous avons déjà fait allusion au mouvement des bagaudes. Cf. à ce sujet les remarques de P. Anderson particulièrement dans le chapitre «Les invasions» in Passages de l’antiquité au féodalisme.

            Ce même auteur note que c’est la seconde vague d’invasions qui fut déterminante : « Les trois épisodes majeurs de cette seconde phase d’expansion barbare furent la conquête de la Gaule par les francs, l’occupation de l’Angleterre par les anglo-saxons et, un siècle plus tard, la descente, selon propre voie, des lombards en Italie » (Idem, p. 120).

            «La sédimentation culturelle de la seconde vague de conquête fut plus profonde et plus durable que la première» (Idem, p. 121).

 

[21]         En ce qui concerne le double mouvement  de dissolution des formes en place et de celle des conquérants, il est intéressant de noter le rapport des lombards aux populations italiennes qu’ils soumirent.

            « … en réalité quelques riches lombards n’hésitèrent pas, au moment de l’occupation de l’Italie, à se détacher de leurs propres fare et à s’emparer, à titre privé, de quelques latifundium dont le propriétaire a fui ou a été tué, en les faisant administrer par le même personnel… Dans d’autres cas, en réalité, les antiques latifundium restés dépourvus de leurs propriétaires latins ainsi que de leurs colons passent, non pas aux mains de riches lombards mais à des fares entières qui les exploitent collectivement pour faire paître leurs propres troupeaux. D’autres latifundium, enfin, sont fractionnés en plusieurs champs ou prés de petites dimensions, qui passent aux mains de soldats lombards, ou même à celle d’ex-colons latins (partis vivre en hommes libres dans des zones différentes des latifundium d’où ils sont partis), et qui sont tenus à titre de propriété individuelle. Il se forme ainsi une nouvelle couche de petits propriétaires terriens dont certains demeurent indépendants, tandis que d’autres se mettent sous la protection d’un grand propriétaire, auquel ils cèdent une partie de leurs produits » (is   dHistoire et conscience historique, t. 1, p. 23).

            Il est important de noter la repotentialisation des campagnes avec la reformation de l’unité artisanat-activité agricole qui avait été en grande partie mise en cause avec le mode de production esclavagiste. Ultérieurement une séparation aura lieu en même temps que les conditions de vie deviendront difficiles de telle sorte que c’est la ville qui redeviendra un pôle d’attraction.

            Au sujet du rapport ville-campagne sur lequel nous reviendrons lors de l’étude du phénomène urbain, on doit indiquer qu’au travers de celui-ci Homo sapiens crée un monde de substitution où la nature est emprisonnée, gardée à l’état de relique, comme dans un musée. Toutes les villes sont interconnectées de façon très dense et, de part et d’autre, de ces connections ont essaimé des éléments du phénomène urbain. La destruction de la biosphère se réalise inexorablement.

 

[22]         «Au travers le monachisme la papauté donne l’impulsion à une diffusion du christianisme qui le fait devenir, pour la première fois dans l’histoire, la religion universellement acceptée dans la plus grande partie des pays de l’Europe occidentale. Le christianisme qui conquiert l’Europe au cours du VIII° siècle a cependant peu de choses en commun avec le christianisme originel. Il consiste essentiellement en un ensemble de rites liturgiques et de pratiques dévotionnelles grâce auxquels les fidèles espèrent obtenir de miraculeuses interventions divines» (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 146). Cf. également note 81.

            Se posera ensuite la question de réformer ce christianisme et ici le mouvement monachique sera déterminant. Ce sera en particulier une œuvre qui se déroulera au XVI° siècle.

            Le christianisme rencontra de nombreux obstacles :

            «Le premier obstacle qui s’opposait à la christianisation en profondeur était la langue. En dépit de l’usage du latin dans la liturgie, il é »trait nécessaire de traduire certains termes. Au cours du VIII° siècle, la traduction en parler germanique du mot dieu se révéla difficile. Comment éviter la confusion avec les païens ? On utilisa avant tout le participe neutre gudan, l’être invoqué, ou même l’être auquel se font des sacrifices. Pour personnaliser dieu le mot fut mis au masculin, Gott, ou deus, le seigneur dieu, il fallait un autre mot. Une première tentative eut lieu avec truthin, proche du mot treue, fidélité, à partir de truth, groupe de guerriers vassaux. On faisait ainsi de dieu un chef de tribu, un chef victorieux suivi par ses fidèles qui le protègent. Se perpétuait ainsi la mystique païenne du chef auréolé par la victoire grâce à une force divine. On dut se replier alors sur hêrro, dérivé de hêr, personnage d’un âge vénérable, à l’aide duquel on construisit la formule qui fut finalement adoptée : Herr Gott. En réalité, pendant longtemps, elle introduisit dans les consciences l’idée d’un dieu anthropomorphisé, cruel et craint» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 232).

            Un autre mot fut également difficile à traduire, celui indiquant la notion de sacré.

            Mais la langue n’est que le mode d’être d’une ethnie. Il fallut donc que le nouveau mode d’être qu’impliquait la croyance en un dieu suprême, unique (notion inséparable d’un développement de la valeur) s’implantât, pour que les changements linguistiques puissent non seulement être acceptés mais être vécus en accord avec le corpus doctrinal ecclésiastique.

            La difficulté de l’intégration se constate également au fait qu’en réalité sous le féodalisme dans les campagnes on a une certaine réabsorption du christianisme par les antiques représentations autochtones. Autrement dit la dimension naturelle tend à l’emporter sur le phénomène de la valeur. Avec l’énorme développement de ce dernier, particulièrement au XVI° siècle, s’imposera une rechristianisation dont on a fait état antérieurement.

 

[23]        Cf. à ce sujet Histoire d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 288 et suivantes et particulièrement la remarque suivante de la page 289 : «Le gasindat lombard comme le vasselage franc, aux origines semblables, se reliaient à la commendation romaine. Seulement il s’agissait de commendations concernant les sphères élevées de la société. En particulier le vasselage en vint à sanctionner juridiquement le lien de clientèle des guerriers de profession autour d’un chef, de telle sorte que les vassaux finirent par constituer la base principale de l’armée royale, en position de prééminence vis-à-vis des homes libres communs ». Ainsi commençait à s’opérer une division fondamentale fondant la noblesse. En effet le fait d’être libre n’était plus suffisant pour déterminer une distinction.

            «Ici encore l’évolution du vocabulaire anglo-saxon illustre admirablement le passage de la vieille notion de noblesse comme race sacrée à la notion nouvelle de noblesse par genre de vie» (La société féodale, p. 403).

            On peut dire qu’on a une autre modalité du passage de l’inné à l’acquis. En tenant compte que cet acquis va être ensuite posé en tant qu’inné, ce qui conduira à une nouvelle opposition qui se résoudra à nouveau par un triomphe de l’acquis. Tout ceci est de l’ordre de la des_c_r_i_p_tion et n’implique pas que nous revendiquions les dimensions de l’inné ici exposées.

 

[24]         «En ces temps où les liens personnels n’avaient pas encore étouffé les institutions publiques, jouir de ce qu’on appelait la «liberté», c’était essentiellement appartenir, en qualité de membre de plein droit, au peuple régi par les souverains mérovingiens: au populus francorum, disait-on couramment, confondant sous le même nom conquérants et vaincus. Née de cette équivalence, la synonymie des deux termes de "libre" et de "franc" devait traverser les âges.» (La société féodale, p. 214).

            Il est important de noter que le concept de liberté originellement, dans l’antiquité, comme sous le féodalisme, est un concept d’union. En revanche avec la société bourgeoise il s’impose immédiatement en tant que concept de séparation.

 

[25]         M. Bloch met bien évidence ce phénomène qu’il met en rapport avec les vieilles traditions germaniques.

            «Les chefs, les jeunes chefs surtout groupaient autour d’eux des « compagnons » (en vieil allemand gisind, au propre : compagnon d’expédition ; Tacite a rendu le mot, très exactement, par le latin comes). Ils les conduisaient au combat et au pillage ; durant les repos, ils leur donnaient l’hospitalité dans les grands « halls » de bois, propices aux longues beuveries […].

            «Une fois établis dans les débris de la Romania, les chefs barbares renoncèrent d’autant moins à ces pratiques que, dans le monde où ils venaient de pénétrer, l’usage des soldats privés florissait depuis longtemps » (La société féodale, pp. 221-222).

 

[26]         Le développement de la cavalerie pose un problème délicat au sujet du rapport de l’individualisation en rapport avec la communauté. Dans le cas de la cavalerie féodale qui donna naissance à la chevalerie, on eut un certain déploiement de l’individualisation. En revanche, en général dans les armées prédomine un esprit communautaire despotique. En rapport avec ce thème on peut trouver des remarques intéressantes dans Histoire d’Italie et d’Europe (t. 1, pp. 293-296).

 

[27]         «Il faut signaler deux éléments dans le majorat héréditaire :

1.       L’élément constant c’est le bien héréditaire, la propriété foncière. C’est l’élément durable dans le rapport – la substance. Le maître, le possesseur du majorat n’est à vrai dire qu’un accident. La propriété foncière s’anthropomorphose dans les différentes générations. La propriété foncière hérite en quelque sorte toujours le premier-né de la maison comme un attribut attaché à cette propriété. Tout premier-né dans la série des propriétaires fonciers est la part d’héritage, la propriété de la propriété foncière inaliénable, la substance prédestinée de sa volonté et de son activité. Le sujet est la chose et le prédicat est l’homme. La volonté devient la propriété de la propriété.

2.       La qualité politique du majoritaire est la qualité politique inhérente à ce bien héréditaire. La qualité politique apparaît donc également ici comme la propriété de la propriété foncière, comme une qualité qui revient directement de la terre (la nature) purement physique » (Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, éd. Costes, Œuvres philosophiques, t. IV, p. 217).

M. Bloch indique fort bien le phénomène : «La dépendance de l’homme ne fut bientôt plus que le résultat de la dépendance d’une terre vis-à-vis d’une autre». (O.c., p. 331).

 

[28]         «Charles le Chauve, expression des intérêts des seigneurs féodaux, voit dans une acceptation généralisée des coutumes féodales l’unique moyen pour sauvegarder l’ordre social. En conséquence il les favorise par ses propres directives, contribuant ainsi à désagréger toute forme de centralisation du pouvoir. Donc avec le capitulaire  de Meersen en 847, il ordonne à tous les hommes libres qui ne sont pas seigneurs de se choisir un seigneur à qui s’assujettir féodalement. Ainsi il sanctionne la disparition des classes libres non seigneuriales, des petits propriétaires allodiaux. Plus ta&rd avec le capitulaire de Thionville en 853 il reconnaît le jurement vassalique prêté par un seigneur féodal à un autre. Ainsi les rapports de bénéfice-vasselage, n’étant plus instaurés exclusivement vis-à-vis du souverain, mais étant également instaurés vis-à-vis de seigneurs féodaux privés, surtout de comtes, deviennent un facteur de formation de clientèles privées et donc de désagrégation politique du règne. Enfin, avec le capitulaire de Kiersy en 877, Charles le Chauve reconnaît l’hérédité des comtés et de tous les autres fiefs concédés par lui » (Histoire et conscience historique, t. 1, p. 173).

            On a l’intervention ultime de l’État de la première forme, de l’unité supérieure pour maintenir l’englobement que, dès le début, il avait opéré, avant même que l’Empire ne soit restauré avec les actions de Charles Martel que nous avons signalées.

 

[29]         «Avec l’État carolingien, l’histoire du féodalisme proprement dit commence » (Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 173). L’auteur signale le lien entre la volonté de recréer le système impérial et l’essor du féodalisme.

            Une étude détaillée de l’organisation de l’empire carolingien mettrait fort bien en évidence le phénomène de l’unité supérieure et celui de son incarnation. Nous nous sommes appuyés sir la des_c_r_i_p_tion fournie dans Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 161 à 168, mais on la trouve dans tout livre concernant la période féodale.

 

[30]         «Antérieurs de beaucoup et, par leur essence, étrangers aux relations humaines caractéristiques de la féodalité, les liens fondés sur la communauté du sang continuèrent de jouer, au sein même de la structure nouvelle, un rôle trop considérable pour qu’il soit permis de les exclure de son image. L’étude, malheureusement, en est difficile. Ce n’était pas sans raison que, dans l’ancienne France, on désignait couramment la communauté familiale des campagnes sous le nom de communauté «taisisible». Entendez « silencieuse » ». (La société féodale, p. 183).

            À propos de la communauté taisisible R. Pernoud écrit : «La famille constitue une véritable personnalité morale et juridique, possédant en commun les biens dont le père est l’administrateur ; à sa mort la communauté se reforme sous la conduite de l’un des parsonniers, désigné par le sang, sans qu’il y ait eu interruption» (Lumière du Moyen-Age, éd. Grasset, p. 25).

 

[31]         Paradoxalement, nous le verrons, l’empire byzantin en tendant à stabiliser les slaves, à les évangéliser (la Russie devient chrétienne en 988) contribua à augmenter cette aire, mais au travers d’un long procès. De même, on peut considérer que le « communisme russe » a permis d’intégrer à l’Occident une autre aire immense, comme les événements actuels (1989-1990) le révèlent amplement.

            En ce qui concerne l’incorporation de la Scandinavie cf. P. Anderson, o.c., pp. 174-178 et 180-181.

 

[32]         Nous rappelons que selon nous leur création implique un refus de l’antique société et la recherche d’une dimension nouvelle. C’est l’Etat qui rétablira l’importance des liens du sang.

            «La stricte hérédité ne fut imposée que beaucoup plus tard, avec l’état civil, par les pouvoirs publics, soucieux de se faciliter leur tâche de police et d’administration. Si bien que très postérieur aux dernières vicissitudes de la société féodale, l’immuable nom de famille, qui, aujourd’hui, réunit sous un signe commun des hommes souvent étrangers à tout vivant sentiment de solidarité, devait être finalement, en Europe, la création, non de l’esprit de lignage, mais de l’institution la plus foncièrement contraire à cet esprit : l’État souverain » (La société féodale, p. 206).

            De même l’Église réimpose le testament : « Cela ne faisait pas l’affaire de l’Église. Sous son influence, le testament proprement dit ressuscita au XIII° siècle, cantonné d’abord dans de pieuses aumônes, puis, sous réserves de quelques restrictions au profit des héritiers naturels, peu à peu étendu » (Idem, p. 207).

 

[33]         « La représentation du moyen-âge en tant qu’âge de la réalisation d’une communauté chrétienne en Europe, selon l’intuition exprimée par Novalis, l’idée de la Sainte République Romaine, reste un point solide, essentiel pour saisir la physionomie et les structures profondes de cette civilisation. […]

            Est-ce que c’est l’Église et l’empire, ou est-ce que c’est le système féodal qui donnèrent l’empreinte au Moyen-âge ? Non seulement, l’Europe moderne nait-elle du particularisme féodal ou de l’universalisme médiéval ? »Histoire d'Italie et d'europe, t.1, p. 287.

            C’est le mouvement de la valeur qui fonde la société moderne ; c’est elle devenant capital qui réoriente particularisme et universalisme.

            Il nous semble qu’il y a des oppositions qui ne tiennent pas entre médiéval et féodal.

            L’auteur di chapitre dont nous avons tiré la citation précédente, P. P. Poggio, a écrit un article fort intéressant «Notes sur le féodalisme en Occident» (Studi Bresciani, n°1, 1980, ed. L. Micheletti) sur lequel nous reviendrons, éventuellement lors d’une publication, pour apporter des précisions à l’étude de l’État. Nous le signalons également parce qu’il nous apporte des arguments en faveur de notre position au sujet de l’État, de la communauté abstraïsée, de l’unité supérieure, etc. C’est pourquoi nous reportons quelques passages :

            « Elle [la monarchie, n.d.r.] plonge ses racines dans les temps les plus lointains et dans des couches les plus profondes de la psyché collective ; elle permet de mettre en œuvre une unité mythique et une identification mystique, essentielles afin que le peuple reste uni sous un pouvoir, sans régresser à des stades anarchiques, sans se dissoudre dans des cellules communautaires, en perdant une identité construite à travers des conflits internes et externes.

            La position du roi est, dès les origines de la royauté, située dans une sphère au-delà vis-à-vis de l’ensemble structuré de la société. Sa puissance, sa capacité à agir profondément dans la communauté dérive du fait d’en être au-dehors ; le roi est un être extraordinaire qui peut s’établir comme médiateur entre les hommes et la divinité ; il est donc souvent thaumaturge et sacerdote et, dans tous les cas, doté de pouvoirs magiques. C’est sur ce substrat religieux-sacré que prennent appui les activités et les fonctions rationnelles positives du roi : celles de juge et de législateur » (p. 51).

            Nous avons abordé cela quand nous avons montré qu’il se produisait une abstraïsation de la communauté qui fonde l’unité supérieure et, réciproquement, l’incarnation de celle-ci.

            «Le roi représentait, dans sa personne, l’unité de la communauté : «Le roi a deux corps, un est naturel, l’autre est un corps politique, et les membres de ce dernier sont ses sujets ; avec l’ensemble de ces derniers il forme la corporation ; il est incorporé avec eux, et eux avec lui ; il est le chef et eux les membres » (F. W. Maitland). À travers les siècles la repraesentatio in toto, les couches sociales auront une représentation limitée aux corporations particulières; ainsi à la monarchie ne pouvait réellement succéder que la démocratie représentative moderne» (p. 52).

            «La prééminence de la monarchie dans l’histoire médiévale dérive du fait que cette institution plonge ses racines dans les couches les plus profondes des niveaux juridico-politiques. Le roi médiéval tire son pouvoir de quelque chose qui demeure en amont et qui apparaît avant l’État ; il peut donc surmonter indemne la crise du pouvoir et des institutions profanes. Il opère sur un plan mystique et sacré; cela apparaît au moins ainsi à ses sujets qui le voient en tant que manifestation, qu’incarnation de pouvoirs divins et donc se le représentent comme détenteur de facultés magiques »

            On doit noter que lorsque le roi a deux corps on a affaire à un stade dérivé rendu possible parce qu’il y a eu division de la communauté, ce qui fonde le possible de la politique et donc d’un corps politique. Cette division se vérifie en Occident avec le triomphe de la démocratie antique en conséquence du développement du mouvement de la valeur. Toutefois nous avons montré la faiblesse de cette forme d’organisation sociale parce qu’opérant directement elle ne pouvait pas permettre la gestion de vastes territoires. En revanche la démocratie indirecte opérant grâce à la représentation sera apte à dominer sur de vastes unités géographiques. Dès lors l’importance de la phase féodale apparaît déterminante car c’est celle où s’autonomise la représentation : elle n’est plus affectée à un substrat déterminé comme ce fut le cas originellement avec le phénomène de l’unité supérieure que nous avons longuement analysé. Nous reviendrons sur ce thème à la fin de ce chapitre et lorsque nous étudierons le surgissement du capital.

            «Dans un premier temps l’Église, la religion chrétienne, porta un coup à la conception de la royauté sacrée, typiquement païenne, mais successivement le caractère sacré du roi fut christianisé, en particulier avec le rite de l’onction. On se souvient que dans le cas de l’onction de Pépin, le pape rompit avec la tradition du charisme du sang pour conférer à l’usurpateur le charisme supérieur de la grâce divine» (p. 52).

            La lutte contre l’unité supérieure dans sa dimension profane revient en définitive à une récupération parce que l’Église la comporte en elle. Ce à quoi elle s’oppose, elle le possède, puisque le pape est en fait le roi des chrétiens, ou tout au moins de tous les membres non laïcs de l’Église.

 

[34]         En affirmant cela nous ne voulons en rien introduire de l’extérieur une logique, ou montrer à la façon de Hegel que le déroulement des événements historiques, réalise une logique donnée. Nous voulons montrer que l’éclatement de la communauté produit les référents fondamentaux, pose la totalité, la pluralité, la singularité individualité, et que c’est au cours d’événements complexes que chacun des référents s’impose et donc affirme ce qui apparaît comme une catégorie logique. En outre il est essentiel de poser chaque fois qui est-ce qui peut fonder, donc être référent à chacune de celle-ci. En effet, par suite de l’autonomisation des productions intellectuelles (les représentations) il est possible pour chaque élément de le considérer soit comme un tout, une particularité ou une singularité, ce qui fonde la logique des niveaux, des points de vue, etc. Dit autrement: l’accession à l’individualité ne fait pas perdre les autres déterminations, l’individu peut non seulement se concevoir comme un tout, mais tendre à être tout, base d’une grande variété de délires.

 

[35]         Cf. P. Anderson, Passages de l’antiquité au féodalisme, p. 126 et surtout E. Leroy-Ladurie, L’histoire du climat depuis l’an mille, et accessoirement « Le climat des mille dernières années », de Philip D. Jones, in La Recherche n°219, mars 1990.

 

[36]         En ce qui concerne le développement de la technique on peut dire que celle-ci est encore en continuité avec la nature ; il n’y a pas de grande séparation comme ce sera le cas à la fin du XVIII° siècle. C’est peut-être pour cela qu’on a souvent négligé l’apport du féodalisme dans ce domaine. Nous n’omettons pas non plus la dimension idéologique du dénigrement de cette période de la part des bourgeois. Cf. Gimpel La révolution industrielle au Moyen-âge, pour le développement de la technique ; en ce qui concerne une revalorisation plus ou moins importante du Moyen-âge, nous pouvons signaler les ouvrages de R. Pernoud, G. Duby, de Le Goff, ou bien Huzinga : L’automne du Moyen-âge.

 

[37]         La croisade fut d’abord conçue comme un pèlerinage armé aux lieux saints de Jérusalem. C’est ce que proposa Urban II à Clermont-Ferrand. Le pèlerinage ne pouvait pas se faire sans armes étant donné qu’il fallait traverser des pays plus ou moins hostiles avant d’arriver à Jérusalem. Il semble donc qu’au départ il y ait eu la nécessité d’utiliser la noblesse occidentale pour soutenir l’empereur byzantin et par là essayer de réunir les deux chrétientés, en même temps que de renforcer le système de pèlerinage qu’organisait le mouvement monastique de Cluny au Proche-Orient (Cf. Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 248-250).

            En ce qui concerne le phénomène agraire il est intéressant de noter que ce même Urbain II déclara au même endroit à l’adresse des nobles : « La terre que vous habitez est devenus trop étroite pour votre multitude ».

            C’est Pierre l’Hermite qui appellera toutes les couches sociales à participer à l’expédition militaire collective conduite au nom du Christ. Par là il favorisera le détournement d’une série de mouvements subversifs de paysans au sein du monde féodal en mouvements dirigés contre l’Islam. Dès lors la dimension agraire de la croisade prendra toute son ampleur.

            Il est possible de percevoir dans le phénomène des croisades une volonté plus ou moins consciente de la part des couches populaires de réaliser un objectif « millénariste » : créer un monde plus favorable à leur propre devenir.

 

[38]         Ainsi à l’heure actuelle où l’État est de plus en plus absorbé par la communauté capital, il y a des théoriciens qui se lamentent au sujet de sa disparition. Or ce qu’ils visent en général sous cette appellation, c’est l’Etat sous sa première forme, en tant qu’unité supérieure, et non l’État sous sa deuxième forme, l’État équivalent général dont parlait Marx qui s’occupait alors de la monarchie absolue.

            Dans un procès de dissolution, hommes et femmes essaient de se sauver, de perdurer en se repliant sur des formes antérieures. D’où en même temps qu’il y a invocation d’une pérennisation de la première forme d’État, on constate une exaltation du mouvement de la valeur dans sa fonction de substitution, dans celle de rendre possible des rapports sociaux, donc en tant que prothèse généralisée. Ce qui est en fait contradictoire parce que ce mouvement ne peut qu’aboutir au capital, sans oublier qu’il y a inanité à parler de mouvement de la valeur pour décrire le mouvement actuel.

            Le même phénomène opère en ce qui concerne la religion où en plus de l’unité supérieure opère le racket communautaire.

 

[39]         Grâce à cette dynamique il y a levée d’un verrou. Tandis que les hommes du féodalisme, c’est-à-dire ceux qui restaient prisonniers de la vieille thématique chrétienne, ne pensaient pas à une ouverture, mais à une fin.

            «Dans les désordres ambiants, que nous qualifierons volontiers de bouillonnements d’adolescence, les contemporains unanimement, ne voyaient que la décrépitude d’une humanité "vieillie ". L’irrésistible vie, malgré tout, fermentait dans les hommes. Mais dès qu’ils méditaient, nul sentiment ne leur était davantage étranger que celui d’un avenir immense, ouvert devant des forces jeunes » (La société féodale, p. 133).

            Il conviendra de revenir sur cette remarque de M. Bloch lorsque nous reprendrons l’étude du thème de la décadence. Indiquons tout de même que les hommes et les femmes dans la mesure où ils peuvent réellement être la fin d’une humanité, créent le possible pour une autre.

 

[40]         C’est pourquoi on ne peut pas être d’accord avec M. Bloch qui affirme: «Si la société féodale a perpétuellement oscillé entre ces deux pôles: l’étroite relation d’homme à homme et le nœud détendu de la tenure terrienne, la responsabilité en revient, pour une large part, au régime économique qui, à l’origine du moins, lui interdit le salariat» (La société féodale, p. 110).

            Le salariat implique la séparation du producteur de la terre, ce qui détruit à la base toutes les relations féodales.

 

[41]         Les pratiques communautaires persistent jusqu’à nos jours: glanage, ramassage des restes de récoltes, cueillettes de champignons, etc. Cf. à ce propos l’article de K. Marx sur les vols de bois (dans le tome V des œuvres philosophiques, aux éditions Costes).

            Dans cet article Marx soulève une question très importante tout à fait connexe à celle du droit coutumier, qui reconnaît la possibilité de ramasser du bois mort, etc., thème fondamental de son exposé. «On a supprimé les couvents, on en a sécularisé les biens, et l’on a eu raison de le faire. Mais le secours accidentel que les pauvres trouvaient dans les couvents, on a totalement négligé de lui substituer une autre source positive de revenu. En transformant la propriété monacale en propriété privée et en accordant peut-être une indemnité aux couvents, on n’a pas indemnisé les pauvres qui vivaient des couvents. On les a tout au contraire, restreints davantage encore, et on les a spoliés d’un droit ancien » (pp. 131-132).

            En effet, cela montre que le passage du féodalisme au capitalisme constitue, pour les plus déshérités, non pas un progrès mais une régression dans leurs conditions de vie. En outre, le fait que l’État bourgeois d’alors n’ait rien substitué à la pratique monacale en faveur des pauvres, a constitué un possible pour une intervention ultérieure de l’Église en leur faveur et, ainsi, de pouvoir à nouveau réaffirmer sa présence en milieu prolétarien.

 

[42]         «Il en résulte donc une image très complexe et étrangère à notre mentalité administrative moderne. Pour pénétrer, même superficiellement, dans cette diversité historique, il faut tenir compte que jusqu’à la phase de la prépondérance mercantile – et même pas nécessairement au cours de celle-ci – commune ne signifie pas tous les habitants d’un territoire obligatoirement réunis pour des raisons de résidence (comme en ce qui concerne la commune administrative moderne), mais une association libre de personnes. De ce fait, de temps en temps la commune qui assumait le pouvoir sur une ville, un bourg, un village, était l’expression explicite et visible pour tous d’une coagulation, d’une alliance ou au contraire d’une opposition de forces sociales. De ce point de vue on ne peut pas s’étonner si, dans une même ville, au cours de brefs moments de transition, convivièrent une commune militium et une commune populi en une contiguïté contemporaine, dialectique et didactique» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 2, pp. 182-183).

 

[43]         Les Communes purent apparaître au départ comme de la propriété foncière enfermée dans des murs, formant une campagne ceinturée, domestiquée. L’importance de cette propriété se maintient même quand le mouvement de la valeur prend de l’extension et qu’il se forme une classe de riches marchands. En effet ceux-ci se faisaient construire des palais souvent avec des jardins importants. Autrement dit la valeur était transformée en propriété foncière et le mouvement était bloqué. Il faudra des siècles pour que la valeur, puis le capital, s’émancipent de la propriété foncière. La nature sera au cours de ce procès de plus en plus réduite pour se ramener au stade actuel à quelques plantes vertes emprisonnées témoignant faiblement qu’il y eut des êtres vivant autres que Homo sapiens.

            Les Communes ne furent pas uniquement un phénomène urbain.

            «En réalité, avec un certain retard sur la commune citadine, entre la moitié du XII° et la fin du XIII° siècle, à la suite d’un développement foncièrement interne, les communes rurales avaient surgi, qui avaient arraché au seigneur (du château, du village, du territoire) des améliorations notables quant aux rapports politiques, économiques et administratifs» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 2, p. 195 ; Cf. également Histoire et conscience historique, t. 1, p. 315).

 

[44]         Il est possible en outre que ce dicton se réfère plutôt aux villes commerçantes, aux républiques maritimes où il y avait plus de fluidité dans les rapports sociaux.

 

[45]         Bien qu’on parle de la crise du milieu du XIV° siècle, on doit tenir comte qu’en fait elle est plus étalée dans le temps en ce qui concerne les diverses régions de l’Europe occidentale. En outre crise ne signifie pas obligatoirement régression ni décadence, car il y eut en même temps un grand développement des forces productives, du commerce. La crise fut la manifestation du dysfonctionnement de la symbiose qui s’était imposée au début de la période.

 

[46]         La destruction du pouvoir des femmes est concomitante à une séparation plus importante de la nature. Dit autrement : pour réaliser le devenir hors de celle-ci, il faut briser la puissance des femmes. Ceci se vérifie bien encore au début de ce siècle et même de nos jours. L’introduction des femmes dans le procès de production du capital comme dans celui de la consommation s’est opéré en même temps qu’elles étaient dépossédées de leurs pouvoirs domestiques. Ceci fut justifié au nom du progrès, comme le proclamèrent non seulement les révolutionnaires mais les publicitaires des années 20 aux USA. Elles furent dépouillées d’une fonction naturelle, celle d’assurer le procès de vie de l’espèce.

            Dans les années 70 de ce siècle le mouvement de libération de la femme est allé encore plus loin dans la séparation des femmes vis-à-vis de la nature, en posant le refus de la maternité ou bien présentant comme solution au conflit entre les hommes et les femmes la formation de couples d’homosexuelles, en évoquant même la possibilité de recourir à une parthénogénèse artificielle. Ce qui nous semble essentiel dans ces faits ce n’est pas seulement le fait que dépossession de la femme et séparation de la nature vont de pair, mais que c’est grâce à la science que ce double phénomène advient. Elle opère pour créer des prothèses substitutrices des femmes et pour justifier cette pratique. Enfin, cela montre également que l’homosexualité est un comportement de sortie de la nature. 

 

[47]         En considérant la totalité du phénomène capital, on se rend compte que non seulement il sépare le travailleur de la terre pour en faire un prolétaire, mais qu’il élimine totalement la paysannerie. «Dans l’histoire de l’accumulation primitive toutes les révolutions qui servent de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail. Mais la base de toutes cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs» (Marx, Le capital, éd. Sociales, Livre I, t. 3, p. 156).

            On peut dire que le capital ne peut réellement s’implanter qu’à partir du moment où il a éliminé les paysans, que ceux-ci soient organisés sur la base de la propriété privée parcellaire comme en France (élimination dans les années 60), ou qu’ils soient organisés en communautés plus ou moins dégénérées comme en URSS (élimination dans les années 70 et 80).

            Enfin on doit noter que si dans certaines phases ils sont remplacés par d’autres êtres vivants (les moutons par exemple lors de la floraison de l’industrie textile utilisant leur laine), maintenant ils sont remplacés, eux et leur milieu de vie, par une minéralisation intense. Si on ne peut pas parler d’une sorte de génocide, puisque les paysans expropriés peuvent s’entasser dans les villes, triomphes de la minéralisation, en revanche on peut affirmer qu’il y a de nombreux écocides.

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