9.2.6.1.3.6 «Avant
que n’émerge la
nouvelle conception politique qui sous-tend l’âge féodal, nous pensons
que
l’Occident a été traversé par une tentative de vie en commun en dehors
de la
politique, dont contradictoirement l’empire carolingien fut l’ultime
expression
et la première négation concrète, comme nous l’examinerons en traitant
du
concept d’Ètat au moyen-âge.» (Histoire d’Italie et
d’Europe, t.
1, p. 300-301)
Nous pensons qu’on doit envisager cette
tentative de vie en commun dans une perspective globale des rapports
tendant à
s’instaurer entre hommes, femmes
à
partir du V° siècle en opposition à l’ancienne société. Il s’agit du
refus de
la dépendance que la dynamique du pouvoir et de la valeur avait
engendré depuis
des siècles.
Restaurer une communauté la plus
immédiate possible permettait d’échapper à une dépendance et nous
constaterons
cette dynamique tout au long de la période qui nous préoccupe.
« En synthétisant, dans le
développement de l’agriculture européenne entre le XI° et le début du
XIV°
siècle, on observe la réactualisation de la dimension communautaire
selon des
formes et des modalités diverses ; une pérennisation renforcée
et parfois
perfectionnée de l’antique communauté de village du haut-moyen-âge,
contrastée
par de multiples tensions, mais plus compacte et plus résistante qu’à
l’époque
précédente, objet quelquefois d’une vraie et propre cristallisation de
forme
sous l’action du pouvoir planificateur profondément traversée
constamment par
des contradictions économiques, qui la firent s’éloigner du critère
originel de
l’égalité économique tendancielle des membres du village ; ou
bien la
reconstitution de dimensions communautaires de l’existence à
l’intérieur des
nouvelles formes de convivialité qui correspondaient aux exigences
économiques
des seigneurs, selon une créativité qui sut trouver les formes
juridiques et
sociales adéquates… » (Histoire d’Italie et d’Europe,
t. 1, p. 378)
Ainsi lorsqu’il y eut constitution de
la seigneurie, celle-ci n’exclua pas la communauté mais tendit à
l’intégrer.
«Il ne s’agit pas d’une forme exclusivement occidentale. Nous
pouvons
dire qu’elle a représenté, en Occident, la forme spécifique
d’intégration de la
communauté rurale dans la structure de pouvoir : la
particularité de
l’époque féodale consistera
dans la non
dissolution ouverte de la communauté, pour imposer une forme
organisationnelle
différente aux paysans, mais dans son absorption et en grande partie
dans sa
neutralisation jusqu’à la faire disparaître dans un organisme marqué
par une
nette division de classe, support de la domination d’une aristocratie
terrienne. » (Histoire de l’Italie et de l’Europe, t.
1, p. 290).
Le phénomène communautaire ne se limite
pas au monde séculier, profane, car il est un des fondements essentiels
du
mouvement monachique, lequel est une expression percutante du refus du
monde
antique qui, avec ses classes et son mouvement de la valeur, voyait le
triomphe
de la séparation (cf. 9.2.6.1.3.7).
Revenons aux communautés rurales pour
noter que souvent elles se sont affirmées lors de défrichages
(phénomènes
également constaté en Chine ou en Inde) en profitant de l’effondrement
des
formes esclavagistes.
«Un autre aspect nouveau et très
important de la société rurale européenne du XII° siècle est constitué
par la
formation de communautés de village. Jusqu’alors, en fait, les
implantations
rurales ont été simplement des agglomérats de manses ou de propriétés
familiales, dont le ciment unitaire avait été constitué par la
dépendance
commune vis-à-vis d’un seigneur féodal […]. Mais maintenant l’étroite
coopération qui devint nécessaire entre les paysans qui accomplissent
les nouveaux
défrichages collectifs, […] qui fondent les
« villenove » […] ou qui,
simplement, ayant cessé d’être des serfs de la glèbe, veulent défendre
quelques
prérogatives acquises en opposition à leurs seigneurs féodaux communs,
exige
des habitudes communes et des règles de vie et de travail communes. […]
La
nature communautaire d’un nombre croissant de villages agricoles qui se
sont
formés au XII° siècle ne naît pas d’une propriété commune de la terre
du
village […] mais d’un lien de coopération collective […]. Il se répand
l’usage
de considérer comme communs à tous les habitants d’un village les
droits
d’exploitation pour chaque propriétaire de laisser libre sa terre après
la
moisson pour quiconque veut y mener paître ses moutons. La terre
cultivée
demeure propriété privée, mais le pâturage sur elle se transforme en un
droit
collectif de la communauté de village.» (Histoire et
conscience
historique, t. 1, pp. 276-277).
La communauté est communauté dans le
travail donc elle est médiatisée par le faire et non par la terre. Ici
on a
encore la manifestation des liens créés par les hommes, femmes, bien
qu’ici
plus que dans les rapports de dépendance affectant les nobles il y ait
une
certaine organicité.
Il semblerait toutefois que ces
communautés aient supplanté d’autres plus immédiates. «Dans
l’Europe
presque entière, lors des grands défrichements, l’attraction des
nouveaux
centres urbains et des villages, fondés sur les essarts, brisera
maintes
communautés paysannes.» (Marc Bloch, La société
féodale, p. 205).
La communauté de village a été une
forme qui permit de lutter contre les féodaux. Il y avait union
manufacture/agriculture. C’est avec le mouvement de formation des
villes,
particulièrement des communes que l’artisanat sera arraché aux paysans
qui
deviendront dès lors dépendant de ces dernières. Ceci
contribuera au renforcement du mouvement de
la valeur. En outre, les rapports entre les paysans sont médiatisés par
la
terre; mieux, ils appartiennent à la terre:
anthropomorphose de la
propriété foncière.
Le phénomène communautaire se manifeste
spontanément. Ensuite on a intervention de la fonciarisation, de la
papauté, de
l’empire (ou de la royauté lorsque ce dernier s’évanouit), du mouvement
de la
valeur qui l’enrayent, le pervertissent.
On a donc un double mouvement:
réaffirmation de formes communautaires[1],
intégration ou élimination des anciennes. En outre, on doit tenir
compte que la
régénération d’un phénomène communautaire se poursuit durant toute la
phase
féodale dans son sens large, c’est-à-dire, en Europe occidentale,
jusqu’à la
révolution française. En
outre, avec
l’effondrement du pouvoir central (aussi bien profane que religieux),
il reprit
de l’importance et conditionna en grande partie celle-ci[2].
Ce n’est
qu’avec le capital qu’il est éliminé tout au moins sous sa forme
antique, car
on peut dire que le racket est une forme pervertie de la communauté
telle
qu’elle peut s’intégrer dans la communauté-société du capital.
En dehors de la communauté, le moyen
pour parvenir à fuir la dépendance fut l’accession à une propriété
stable,
indépendante. D’où l’importance de l’alleu. «Comme fief, mais
avec une
filiation étymologique beaucoup plus rectiligne (od,
«bien»,
et peut-être al, «total »),
«alleu», était
d’origine germanique; comme lui, adopté par les langues
romanes, il ne
devait vivre que dans ce milieu d’emprunt. L’allemand disait, dans le
même
sens, Eigen
(«propre»). » (La société
féodale, p.
244)
Ainsi ce qui va devenir essentiel,
idéal, c’est le fait de ne pas être assujetti, avec l’idée connexe de
se
suffire à soi-même, bien qu’il n’y ait pas encore une exaltation de
l’individu[3].
Cette dynamique va fonder la noblesse. En conséquence, ce n’est pas le
fait
d’être libre (de naître libre) qui, au départ, est déterminant comme ce
fut le
cas dans la société antique; car, alors, on pouvait être
libre tout en
étant dépendant du mouvement de la valeur (cf. à Rome). Il faut être
libre, au
sens antique, c’est-à-dire non esclave, mais également autosuffisant.
M. Bloch constate
d’abord: «Ce n’est pas à dire, pourtant,
que du IX° au XI°
siècle, le mot de «noble» (en latin nobilis)
ne se rencontre
assez souvent dans les documents. Mais il se bornait à marquer, en
dehors de
toute acceptation juridique précise, une prééminence de fait ou
d’opinion,
selon des critères presque chaque fois variables. Il comporte, presque
toujours, l’idée d’une distinction de naissance; mais aussi
celle d’une
certaine fortune. » (La société féodale, p.
399)
Puis il fait la remarque
suivante : «En des jours où tant d’hommes devaient
accepter de tenir
leurs terres d’un seigneur, le seul fait d’échapper à cette sujétion
semblait
un signe de supériorité. On ne saurait donc s’étonner si la possession
d’un
alleu – celui-ci n’eut-il que la nature d’un simple bien paysan – fut
considérée parfois comme un titre suffisant au nom de noble
ou d’edel »
(Idem, p. 399)
Ceci se comprend fort bien puisqu’avec
le phénomène de dissolution les antiques modes de positionnement se
sont
effondrés et qu’existe un mouvement de refus de l’antique société.
Toutefois,
dans la mesure où il n’y a pas de communauté, le problème du
positionnement –
de la nécessité de se situer dans le corpus social et dans le cosmos –
s’affirme à nouveau. En conséquence, se déploie un autre mécanisme qui
est
isomorphe à celui de la valeur et qui atteindra son plein
épanouissement dans
la chevalerie.
Cette dernière apparaît comme étant la
réalisation d’un compromis entre deux exigences: la
non-dépendance et
celle de protéger et servir, le tout en liaison avec l’émergence de
l’individualité – même s’il n’y a pas exaltation de l’individu – et
avec une
séparation importante d’avec la nature.
D’un point de vue général on peut dire qu’on a sous le féodalisme un phénomène communautaire généralisé car il concerne aussi bien les paysans que les artisans, les bourgeois ou les nobles, comme en témoigne le mouvement des Communes. Il semble donc essentiel de mettre en évidence que la lutte des classes qui est certes opérante ne permet pas à elle seule d’expliquer le devenir de ce mode de production. On peut dire que la lutte des classes permet une purification, une extension et une intensification des rapports sociaux, mais elle est insuffisante pour expliquer la mise en place de modes de production nouveaux, de sociétés nouvelles. Le seul qui fasse exception c’est le mode de production capitaliste. En revanche il apparaît qu’il y ait comme un phénomène de coopération opérant comme une symbiose organique pour l’édification d’un nouveau mode de production (comme le mode de production féodal), à fortiori pour fonder une communauté dont la dynamique est en rupture avec tout le devenir de Homo sapiens[4].
9.2.6.1.3.7 Il est un phénomène de
vaste amplitude, né
d’ailleurs au cours de la phase antérieure, c’est-à-dire à l’époque de
l’empire
romain, lorsque dominait pleinement le mode de production esclavagiste,
qui
détermine toute la période dénommée féodalisme: c’est le
monachisme. Son
importance dérive du fait qu’il est initialement un mouvement de refus
de
l’antique société et qu’il cherche à réaliser une autre communauté. De
ce fait,
la dynamique qui le conduisit à mettre en question tout ce qui venait
de
celle-ci et dans la mesure où la communauté fondée ne pouvait exister
que par
une médiation, d’autant plus qu’elle n’avait plus comme fondement un
procès
biologique puisqu’uniquement formée d’hommes ou de femmes, le
monachisme eut
une action déterminante dans le procès de séparation d’avec la nature
et
l’autonomisation de l’espèce.
Ce phénomène, sur lequel nous
reviendrons dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature,
nous
intéresse non seulement à cause de ses déterminations et de son
opérationnalité
historique, mais à cause de sa thématique analogue à celle du phénomène
hindou
des renonçants et parce que, à nouveau aujourd’hui, se pose la question
d’une
sortie de ce monde[5].
Ce qui est fondamental dans le
monachisme européen occidental c’est la faible importance de la
dimension
érémétique – donc d’une dimension individualiste – et la prépondérance
de la
dimension communautaire, dès qu’il s’affirme dans la première moitié du
VI°
siècle avec Benoît de Norsia (fondation du monastère du Mont Cassin).
En outre,
même chez les ordres où l’érémétisme l’emporte (à Calmadoli et à la
Chartreuse), on n’a pas le phénomène typique du renonçant solitaire,
puisqu’il
y a tout de même un regroupement d’hommes. Il y a un refus de la
société en
place et une volonté de réaliser la communauté chrétienne, d’où le
refus d’un
monde social donné et le posé d’un autre où les principes de vie sont
la
plupart du temps des négatifs de ceux prévalant dans la société
rejetée. Les
moines doivent faire vœu perpétuel de pauvreté, de chasteté et
d’obéissance.
Ce sont les points d’articulation du
refus qui impliquent que la société est posée en tant que référentiel
négatif.
L’obéissance est refus de la volonté de domination en rapport au
pouvoir, en
même temps qu’elle est exaltation d’une autorité en dehors de ce monde.
Elle
est en conséquence la réalisation de la dépendance totale vis-à-vis
d’un corpus
situé hors de ce dernier. Elle exprime le désir d’échapper aux
déterminations
en place sans pouvoir les éliminer.
En même temps, rupture avec la
dimension naturelle où il n’y a pas d’obéissance ni d’imposition d’une
autorité
absolue.
Revendiquer et pratiquer la chasteté
correspond au refus de la dimension biologique par perte de la capacité
de
vivre la totalité du procès de vie, en même temps que la chasteté peut
être
considérée comme une pauvreté de vie sensuelle, avec la conservation de
ce qui
est strictement nécessaire au maintient de ce procès. L’énergie devant
être
dévolue à la contemplation et à la vie intellectuelle. Toutefois dans
la
réalité, une grande part est mobilisée pour entretenir un phénomène
d’inhibition qui permette l’unilatéralité d’un développement, avec une
perte de
radiance, qui serait soi-disant réalisée au niveau spirituel. Or, en
réalité
même là, nous le verrons, il y a unilatéralité par soumission à un
principe
d’autorité transcendant.
Il y a effectivement refus de toutes
sortes de débordements qui purent aller jusqu’à des perversions.
Toutefois, se
manifeste également la vieille problématique manichéenne voire
gnostique du
refus du procès d’engendrement comme étant à l’origine du mal, en ce
sens que
c’est par lui que l’être est jeté dans le monde, qu’il
déchoit; ce qui
aboutit à ce que l’être lumineux, l’âme, se mélange à la matière, etc.
En ce qui concerne la pauvreté, elle
constitue un point d’articulation essentiel. Tout d’abord, encore une
fois,
nous avons une prise de position par rapport à un couple déterminant au
sein
d’une totalité donnée, celui de pauvreté-richesse (ainsi
qu’indigence-opulence). Il est essentiel de déterminer ce qui est visé
dans
cette recherche de pauvreté. Il s’agit de la pauvreté volontaire en
opposition
à la richesse totale
de dieu. Elle
implique un dépouillement, une purification (par là nous sommes en
liaison avec
les antiques représentations au sujet du pur et de l’impur). En outre,
« la pauvreté volontaire pour Bède le Vénérable (vers 673-675)
est le
refus de la soumission aux riches, le refus du silence et de la
compromission
devant le mal que peuvent faire les riches.» (J.L. Goglin, Les
misérables dans l’Occident médiéval, éd. du Seuil, p. 44).
Autrement dit, c’est un refus de la
dépendance ; ce qui est la préoccupation fondamentale des
hommes et des
femmes après la chute de l’empire romain[6].
On peut considérer également qu’il y a
identification à un des personnages sociaux, celui à partir duquel
pourrait se
réaliser un salut. Il y a donc manifestation d’une insécurité à vivre
sa
détermination (surtout pour ceux qui naissent dans un milieu aisé),
d’où la
nécessité pour accéder à une certitude de se créer un être dont la
justification réside dans le corps de doctrine lui-même. On retrouvera
le même
phénomène avec le prolétariat.
En ce qui concerne la pauvreté
involontaire réalisée dans le monde profane, elle est l’expression de
la
déchéance de l’homme, du fait qu’il a péché (on retrouve encore la
dynamique du
pur et de l’impur). Elle est liée à l’infériorité et donc à la
dépendance.
C’est pourquoi : «Sous les carolingiens, la pauvreté
est donc
synonyme d’errance, de déracinement.» (O.c., p.
35). On retrouvera
cette détermination ultérieurement.
Telles sont les déterminations de la
pauvreté telle qu’elle est pensée et vécue. «La pauvreté
apparaît comme
digne de louange, détachée de la matière, donc du mal; elle
permet de s’identifier
au Christ » (O.c., p. 132). Ce dernier est
le pauvre par
excellence. Vivre selon ses principes, c’est vivre en pauvre.
«Ainsi se dégage une conception
de la pauvreté comme vertu éminente, ou tout au moins, porteuse de
dignité et
d’espoir, agréable à Dieu: mais Janus à double face, la
pauvreté peut
être aussi une malédiction, un fléau social. Le pauvre devient un être
dangereux.» (O.c., p. 135)
D’une part parce que cela implique
concrètement l’affirmation que l’Eglise ne vit pas selon les préceptes
du
Christ, d’autre part parce que les pauvres peuvent se révolter, se
soulever
contre l’ordre établi.
Le fait de la pauvreté, l’état de
pauvreté, implique divers mouvements et tout d’abord la
mendicité: pour
survivre les pauvres doivent quémander l’aumône; ce qui
implique, au pôle
opposé, que les riches s’adonnent à la charité. Or les pauvres étant
autant de
christs, leur faire la charité c’est donner à dieu; c’est
donc, comme le
nota M. Mauss, opérer une sorte de sacrifice. Mais l’essentiel c’est le
phénomène concernant les monastères. Ceux-ci, en tant que centres de
pauvreté
peuvent être un pôle d’attraction des richesses: phénomène de
compensation. Ceci se réalise au travers de médiations. Les riches
donnent aux
monastères en un phénomène de rachat, c’est le don dans sa dimension
prémonétaire dont parla M. Mauss. D’où accumulation de richesses dans
les
monastères, ce qui excita la convoitise des seigneurs. Ici, les
richesses sont
en quelque sorte consacrées, sanctifiées avant d’être redistribuées. On
a donc
l’affirmation du mouvement de la valeur dans son mouvement vertical.
Ainsi,
nous retrouvons le phénomène de recul dont il a été question. Cela
exprime la
faiblesse du mouvement intermédiaire, le mouvement horizontal, qui
implique
lui-même l’absence de coupure entre le monde profane, et celui sacré.
La
représentation des hommes et des femmes est encore trop liée aux
antiques
déterminations pour pouvoir se passer de référents et de référentiels
hors du
mouvement horizontal. Ainsi les monastères sont l’expression de ce
recul du
mouvement de la valeur – nous verrons que le vide laissé par ce dernier
implique le développement d’un autre forme de valeur qui permette aux
hommes de
se situer au sein du procès de scission de la nature – en même temps
qu’ils
vont lui donner une grande impulsion. Toutefois la représentation à
laquelle
ils sont liés empêchera son autonomisation. À la suite de l’épuisement
de la
mission de ces monastères, en rapport avec un certain comportement des
hommes
par rapport justement au mouvement intermédiaire, ainsi qu’à celle de
leur
élimination totale dans certaines zones occidentales, on aura un
puissant
mouvement de la valeur.
Le monachisme est déterminé par un
référentiel positif, la communauté chrétienne primitive[7],
c’est-à-dire
la représentation que les hommes s’en faisaient à cette époque. En ce
sens il
est tout à fait différent du phénomène des renonçants hindous qui donna
naissance à divers phénomènes monastiques, jaïnistes ou bouddhistes où,
là,
intervient une volonté effective de sortir du monde.
Le développement de ce mouvement
exprime une défaite du christianisme dans la mesure où celui-ci n’a pas
permis
la réalisation d’une société délestée de tous les maux de l’ancienne.
Le refus
de celle-ci est en même temps celui de l’organisation ecclésiastique
infestée
des tares du monde qu’elle devait soi-disant éliminer.
Par suite de cette volonté de rétablir
un phénomène du passé, tout au moins d’essayer de maintenir un lien
avec
celui-ci, les monastères furent amenés à conserver les écrits du passé
et donc
à maintenir une culture qui était certes centrée sur le christianisme
mais qui
renfermait encore beaucoup d’éléments de la société antique. C’est donc
par les
moines que la liaison avec le monde romain fut maintenue, alors que
l’organisation féodale qui se mettait en place rompait totalement avec
le passé[8].
Etant donné le repli sur des petites unités, elle n’avait pas besoin de
maintenir des représentations devenues étrangères à la vie
immédiate: le
monde féodal initial est illettré et les représentations nécessaires à
la
réalisation du procès de vie lui furent fournies par les hommes
d’Eglise. En ce
sens on peut considérer qu’ils jouèrent par rapport aux seigneurs
féodaux, le
même rôle que les brahmanes vis-à-vis des ksatriya.
Le mouvement monachique s’est constitué
non seulement à travers un refus de la vieille société esclavagiste
encore
opérante au début du VI° siècle, mais en réaction aux compromissions de
l’Eglise qui n’avait pas, en particulier, aboli l’esclavage dans nombre
de ses
possessions, en Italie par exemple.
Il est important de noter que c’est
justement au moment où le vieux système esclavagiste est remis en
cause, et où
les propriétaires esclavagistes tendant à être remplacés par des
propriétaires
qu’on peut désigner comme féodaux, pour indiquer que s’amorce une
nouvelle
forme de domination, même si elle n’a pas encore toutes les
déterminations qui
caractérisent le mode de production féodal, que le monachisme se
développe.
À partir de là se manifeste un caractère
essentiel de ce dernier qu’on verra s’imposer à plusieurs reprises dans
l’histoire de l’Eglise, celui de régénérateur de cette dernière. Mieux
au
niveau historique où nous sommes, il la sauva…
«En effet Grégoire le Grand
(590-604) s’il avait accru les richesses de l’église en améliorant la
gestion
de ses propriétés où régnait l’esclavage (la papauté possédait
directement des
latifundium en Ligurie, dans la Toscane méridionale, en Sardaigne et,
surtout,
en Calabre et en Sicile), il avait d’un autre côté inséré dans l’Église
en
respectant leur spécificité morale et religieuse les monastères
bénédictins
qu’il avait voulut placer sous sa dépendance directe, en les
soustrayant à
l’autorité des évêques, protégeant leur autonomie vis-à-vis de la
hiérarchie
ecclésiastique officielle, en encourageant leur diffusion, et en leur
confiant
la conversion de nouveaux peuples […]. De cette façon Grégoire 1°
devait jeter
les bases pour que l’Église survive à l’écroulement de la société
esclavagiste,
dans la mesure où il avait inséré un personnel ecclésiastique non lié
aux
institutions de cette société, et avait fondé son économie, non
seulement sur
les latifundium esclavagistes, mais sur les cellules vraies et propres
d’une
organisation économique nouvelle: les monastères
bénédictins. »[9]
(Histoire et conscience historique, t. 1, pp.
38-39).
Le mouvement monachique tentera de
maintenir toujours présente la communauté chrétienne, ce qui impliquera
souvent
la nécessité de devoir la restaurer. Cette dynamique s’imposa également
ultérieurement au sein de groupements laïcs. Or, l’affirmation de la
communauté
chrétienne consistait en partie en la tentative de restaurer une
communauté
plus immédiate libérée de toutes les excroissances dominatrices et
exploitrices
surgies au cours des millénaires depuis la disparition de l’antique
communauté.
Voilà pourquoi le christianisme a eu une puissance mobilisatrice durant
des
siècles (un phénomène similaire opéra avec l’Islam)[10].
Le mouvement monachique en Occident
n’est donc pas comme en Inde un mouvement de sortie totale du monde. Il
présente une accommodation en ce sens que, d’une part, il nie la
société
ancienne et, d’autre part, il maintient la continuité avec celle-ci de
fait de
son lien étroit avec l’Église officielle. En outre, comme il ne
s’élance pas
dans une négativité totale en refusant les divers procès de vie en
place, mais
fonde une certaine positivité, il est amené à s’ériger sur des éléments
du
procès de vie de l’espèce tel qu’il s’est délimité au cours des
millénaires,
mais en maintenant son opposition à la société esclavagiste. Ainsi, les
moines
tendirent à accorder une grande importance au travail, à l’activité
démiurgique, au faire, au procès médiateur entre l’espèce et la nature
qui est posé
comme un analogon de l’antique activité divine créant le monde. La
différence
qui pose la supériorité de la divinité c’est que celle-ci opéra à
partir de
rien[11].
Ce
faisant ils s’adonnèrent à de vastes travaux qui bouleversèrent la
biosphère en
Occident: le défrichage[12].
Avant de clore cet argument, il nous
semble qu’il faille noter que les moines ne créèrent pas la nouvelle
attitude
vis-à-vis du travail. Elle fut due également à d’autres groupements
humano-féminins opérant à la même époque qu’eux; mais ils la
justifièrent,
la sanctifièrent; ce qui permit son triomphe.
Cette affirmation dans l’ordre de
l’activité médiatrice et donc l’exaltation du travail est une fondation
dans
l’intériorité de l’intensivité de ce que l’on nomme l’Occident. Les
moines
contribuèrent de façon déterminante à l’édification de celui-ci
également dans
la dimension de l’extensivité. En effet ce sont eux qui, en allant
évangéliser
les peuples barbares, étendirent la puissance de l’empire romain, puis
des
divers royaumes chrétiens dans de multiples zones que les armées
romaines
n’avaient pu conquérir. Divers peuples qui avaient résisté à l’empire
et
avaient échappé à l’occidentalisation, acceptèrent ce même processus au
travers
de l’adoption du christianisme. Ajoutons tout de même que très souvent
ce dernier
fut souvent imposé par les armes à la suite de campagnes militaires
pleines
d’atrocités (cf. celles contre les saxons). Enfin, les moines
intervinrent
directement dans l’expansionnisme occidental avec les moines
soldats :
chevaliers teutoniques, templiers, chevaliers de Malte, etc.
Ce mouvement complexe de régénération
de l’Église, de fondation de nouveaux rapports sociaux (plus exactement
de
production), en même temps que celui de la production d’une
représentation
justificatrice de ceux-ci (glorification du travail par exemple) ainsi
que
celui de l’extension du domaine occidental, se fit à divers moments
singuliers
du développement de celui-ci.
Nous avons considéré celui du début du
VI° siècle, où tend à s’imposer la société féodale, il y eut ensuite
celui du
XI°[13].
Les
ordres monastiques jouèrent un double rôle: dans la
récupération des
biens de l’Eglise, usurpés par les propriétaires fonciers laïcs et dans
la
réforme du mode de vie du clergé : lutter contre la simonie et
le
concubinage des prêtres. Cette lutte avait elle-même les deux buts
précités
parce qu’en combattant pour rétablir la pureté du mode de vie des
clercs, il
était possible de maintenir une séparation d’avec les laïcs et de
briser une
dépendance vis-à-vis de la société en place. Or, cette séparation est
en
définitive la meilleure garantie d’efficacité sur cette dernière en
permettant
une évangélisation, une christianisation en profondeur. C’est le
mouvement de
Cluny qui déploya pour ces fins l’activité la plus puissante:
la règle proposait
une communauté de moines dédiés à l’étude, à la prière, à la méditation
et, ce
qui avait une très grande importance, à un travail et à une activité
intellectuelle renouvelée de la société. En même temps se réaffirmait
l’opposition à la vieille société esclavagiste par une remise en cause
de la
production, ou plus exactement par sa dévalorisation; car ce
qui fonde
c’est la contemplation; et l’on peut considérer que les
moines tendent à
réaliser l’idéal de Platon au sujet des philosophes conducteurs de la
polis.
Afin de pouvoir se dédier à cette
œuvre, les moines favorisèrent la formation des communautés de paysans
dont la
tâche fut d’approvisionner les monastères grâce à la livraison d’une
rente en
nature et non plus en travail. Ceci conduisit à une opposition avec les
seigneurs féodaux recourant encore à la vieille forme et fonda le
contraste
entre papauté et empire.
Au sujet de l’opposition entre ces deux
derniers sur laquelle nous reviendrons, on se doit d’indiquer que les
moines
apportèrent une très grande contribution dans la mesure où ils
soutinrent le
pape et où quelques uns d’entre eux accédèrent à ce poste.
En outre on peut poser que dans une
certaine mesure on doive considérer le mouvement monachique comme un
moyen
utilisé par l’Église pour récupérer des phénomènes de contestation
s’opérant
dans la société profane. En effet divers mouvements populaires se
manifestèrent
en opposition à la dégénérescence, à la corruption ecclésiastiques.
Après une
phase violente où ces mouvements furent terriblement réprimés, les
moines
reprirent, sous forme atténuée, les revendications des
opprimés; parfois
ce sont certains d’entre eux qui prirent la tête de mouvements de
contestation.
Plus globalement et en tenant compte de
tout l’exposé antérieur, le mouvement monachique s’affirme au
cours du
temps comme un immense laboratoire social permettant à l’Église de
s’adapter au
devenir social en cours.
Un autre moment advint au XII° siècle.
Il concerne surtout un approfondissement du procès de production. En
effet le
mouvement cistercien (d’après l’abbaye de Cîteaux fondée en 1098)
participa
activement au mouvement de défrichage. «Les cisterciens
refusent le
modèle aristocratique d’existence adopté par les cluniciens et vivent
d’une
manière extrêmement austère, au point de se vêtir de vêtements
grossiers et de
s’interdire pour toujours de manger de la viande et d’utiliser du
combustible
pour se chauffer l’hiver. Ils refusent également de vivre de la rente
c’est
pourquoi ne maintiennent-ils pas à la différence des cluniciens les
paysans
sous de lourdes charges féodales, mais ils effectuent eux-mêmes une
partie du
travail. Pour le plus ils se servent de ce qu’on nomme convers,
c’est-à-dire d’hommes qui tout en n’étant pas des
religieux au sens strict, ne sont pas non plus de simples paysans
étrangers aux
monastères pour lesquels ils travaillent… ils constituent une espèce de
seconde
catégorie de religieux» (Histoire
et conscience historique, t. 1, p. 274). Les cisterciens
consommant peu et
produisant beaucoup, accumulent des excédents « qu’ils vendent
pour de
l’argent, étant donné que la règle originelle de Benoit de Norcia avait
autorisé l’usage de ce dernier». «Leur tendance
ascétique se
traduit, donc, en une forte impulsion au développement économique de
l’époque.
Les cisterciens, au cours du XII° siècle, donnent une grande
contribution au
défrichage, dans lesquels ils investissent une grande partie de
l’argent qu’ils
épargnent » (O.c., p.
274). Nous
ajouterons que ce faisant ils permettent un développement global de la
production et, nous l’avons déjà signalé, une transformation de la
biosphère.
«Mais le monastère en raison même
de son caractère transcendant, possédait un stimulant particulier pour
développer la mécanisation. Les moines, ainsi que l’a signalé Bertrand
Gille,
cherchaient à s’épargner le travail inutile, pour disposer de plus de
temps et
d’énergie en vue de la méditation et de la prière ; en outre,
il est
possible que leur immersion volontaire au sein du rituel les
prédisposait à des
solutions mécaniques (répétitives et standardisées). Bien qu’eux-mêmes
fussent
disciplinés à la régularité du travail, ils transmirent volontiers à la
machinerie les opérations qui pouvaient être effectuées sans profit
pour
l’esprit. Le travail gratifiant, ils le gardèrent pour
eux-mêmes : copie
de manuscrits, enluminure, gravure. Le travail non gratifiant, ils le
confièrent à la machine : moudre, pilonner, scier.»
(L. Mumford, Le mythe de la machine, éd.
Fayard, t.
1, p. 361).
L’auteur signale le grand développement
technique qui s’opère au XI° siècle et qui permit donc la réalisation
du projet
monastique. Toutefois, ce qui nous semble le plus important c’est le
comportement particulier des moines vis-à-vis d’une activité. Ils ne la
conçoivent pas comme un procès unitaire dont l’accomplissement des
différentes
phases peut apporter à celui qui les exécute une plénitude, parce que
justement
il est en rapport avec une perfection, c’est-à-dire à une réalisation
où rien
n’est escamoté ; ce qui ne veut pas dire que cela soit
accompli de façon
absolument remarquable. En fait étant donné la hiérarchie en liaison
avec le
mouvement de la valeur, il y a une séparation. Celle-ci est le point
d’articulation essentiel qui pose la nécessité d’une mécanisation,
d’une
transformation de l’inné en acquis qui peut être extériorisé et
mécanisé et
enfin c’est le moment d’une génération de pouvoir dans la mesure où la
possession de machines sera un moyen de faire pression sur les hommes.
En
outre, contraindre ceux-ci à des travaux exténuants permet de les
maintenir
dans l’incapacité à se révolter. Le travail de moyen de réaliser une
sortie
d’un monde d’oppression redevient un instrument d’assujettissement
implacable[14].
L’autre moment se place au XIII°
siècle, quand il y a eu une certaine remise en cause de l’ordre féodal
et de
l’Église elle-même, avec le développement de diverses hérésies[15].
Avec
l’intégration des humiliés en un ordre religieux au sein duquel, et non
à
l’extérieur, ils peuvent propager leurs idées au sujet de la pauvreté
et de la
pénitence, ainsi qu’avec la fondation de l’ordre des dominicains et
celui des
franciscains (ordres mendiants) qui sont placés directement sous la
direction
du pape, on a un renforcement de l’autorité de ce dernier lors du
quatrième
concile de Latran (1215).
C’est alors que se manifesta de façon
spectaculaire la manœuvre de récupération, car la fondation de l’ordre
non
explicitement voulu par François d’Assise, fut le meilleur moyen
d’intégrer une
contestation qui, si elle n’était pas originaire (ce dernier avait des
prédécesseurs importants comme P. Valdes) devenait de plus en plus
dangereuse.
Ceci du fait même que F. d’Assise opérait dans une
positivité: il
proposait son mode de vie comme étant celui du Christ, sans s’en
prendre
directement à l’Église ou au pouvoir temporel. Par là c’était
implicitement
affirmer que la première n’avait plus rien de commun avec l’évangile.
«La même autorité papale qui
incorpora prudemment l’ordre franciscain dans l’église, se hâta de
proclamer,
sous Jean XXII, que la croyance actuelle en vertu de quoi les chrétiens
primitifs pratiquaient en réalité le communisme était une hérésie digne
de
l’enfer» (O.c., t. 1, p.
370).
Si les moines récupérèrent des
révoltes, ils eurent aussi un rôle énorme dans leur répression. En
effet à ce
même concile de Latran l’inquisition est instituée et son organisation
est
confiée aux dominicains, tandis qu’en 1252 le pape autorise l’usage de
la
torture en vue d’arracher des confessions à ceux qui sont soupçonnés
d’hérésie.
C’est l’époque aussi où les moines
participent activement à l’extension du domaine occidental, grâce aux
croisades. «La croisade ne concerne plus seulement, ni de
façon
prédominante, la Palestine, mais tous les territoires jouxtant le monde
chrétien. En conséquence des privilèges spéciaux sont concédés aux
ordres
monastico-militaires… qui s’étaient constitués au XII° siècle pour
défendre les
territoires chrétiens de la Syrie» (Histoire
et conscience historique, t. 1, p. 310). Ainsi sont formés
les Templiers,
les Hospitaliers qui deviendront les chevaliers de Malte, les
chevaliers
teutoniques qui lutteront contre les slaves.
On peut noter ici un autre phénomène de
récupération: celui du mouvement de la chevalerie, dont la
représentation
fit des emprunts à un vieux fond païen, surtout celte, qui se
structurait en
faisant appel à un système de valeur étranger à celui de
l’Église:
l’honneur; ce qui devenait une menace pour sa domination. De
ce fait en intégrant la chevalerie il sanctifiait son système de
représentation
en le subordonnant à celui chrétien, mais il s’appropriait également le
phénomène pour lutter elle-même contre les infidèles. Á ce moment on
constate
que le système monachique tend à vouloir se substituer à la société en
voulant
assurer toutes les fonctions de celle-ci. Ainsi l’ordre des Templiers
s’adonna
à une activité commerciale et financière[16].
Ceci est indication de la faiblesse du
mouvement de la valeur qui, s’il est plus développé que dans la phase
précédente, est encore inapte à se poser pour lui-même, en particulier
de se
doter de représentations efficaces qui peuvent permettre le déroulement du procès social, étant
efficace dans le
phénomène de substitution sans lequel le devenir hors nature est
impossible,
nous voulons parler de l’honneur, et de l’impossibilité encore de se
confier au
mouvement intermédiaire qu’on cherche plutôt à utiliser à des fins qui
souvent
ne sont pas compatibles avec le devenir intrinsèque de celui-ci.
9.2.6.1.3.8.
Si le mouvement monachique,
bien que né en Egypte à l’époque romaine, caractérise bien la période
féodale
parce qu’il en fut non seulement une composante essentielle mais parce
qu’il
détermina également son dynamisme, la papauté et l’empire sont des
éléments
pour ainsi dire non féodaux, mais leur prolongement dans la féodalité
et leur
opposition, est une caractéristique surtout de la seconde phase de
celle-ci où
s’affirma de façon intense le phénomène de particularisation et de
fonciarisation.
On a en fait deux éléments tendant à se
poser en tant qu’unité supérieure
sur
l’ensemble occidental s’édifiant. Nous avons vu que dans certains cas
le
pouvoir dit sacré et celui politique sont plus ou moins fusionnés et la
réalisent, dans d’autres cas l’un d’eux est subordonné à l’autre et
fait de
même. Ici nous avons une réelle opposition avec en plus, surtout grâce
au
mouvement monachique, la tendance à ce que l’Église en cherchant à
réaliser une
communauté chrétienne essaie de se poser comme la seule totalité
éliminant ou
absorbant le plus possible tout ce qui est profane.
Précisons par un rappel du devenir
global, que l’Église s’opposa tout d’abord à l’empire en tentant de
fonder une
communauté. Puis il y eut coalescence empire-église à la fin de
l’Empire
romain. Lors de la reformation de l’empire il y eut à nouveau une
opposition
mais cette fois elle se faisait pour déterminer qui dirigerait
l’empire. Le
mouvement tendant à fonder une autre communauté, donc à rompre
effectivement
avec le monde en place, le mouvement monachique, fut utilisé pour
assurer la
supériorité de l’Église, ce qui permit à celle-ci de se fonder en tant
qu’État.
C’est alors que le phénomène de l’unité supérieure opère au sein de
celle-ci et
la papauté vise à réaliser cette dernière par rapport au corpus des
chrétiens; toute l’organisation ecclésiastique est comme
l’incarnation de
l’unité supérieure qui est dieu, représentée, concrétisée par le pape.
«Deux pouvoirs auguste empereur,
règnent sur le monde : le pouvoir sacré des évêques et le
pouvoir des
rois. Le pouvoir des évêques l’emporte d’autant plus sur celui des rois
que les
évêques auront à rendre compte au tribunal de Dieu de tous les hommes,
fussent-ils rois. Votre pieuse majesté ne pourra donc qu’en conclure
que
personne, en aucun temps, sous aucun prétexte humain, ne pourra jamais
se
dresser contre la fonction absolument unique de cet homme que le
précepte du
Christ lui-même a placé à la tête de tous et que la sainte Eglise
reconnaît
comme son chef. Ce qui repose sur le fondement solide du droit divin
peut certes
être attaquée par l’insolence des hommes, mais jamais, de quelque
pouvoir que
viennent ces attaques, il ne pourra être vaincu » (Lettre de
Gélase 1°,
492-496, à l’empereur Anastase : Chronologie
des papes, J. M. Rosnay, éd. Marabout, p. 79).
«Seule l’Église dirigée par le
successeur de Pierre peut garantir à l’empire ce caractère universel
que
l’apparition des nouveaux royaumes germaniques lui a fait perdre et
substituer
à l’ancienne unité politique le lien de l’unité religieuse »
Agathon (pape
entre 678 et 681) (Chronologie des papes,
J. M. Rosnay, éd. Marabout, p. 119). Agathon pose fort bien
la nécessité de
la continuité dans le maintien de l’empire et celle de sa substitution.
Ceci
fonde les rapports de la papauté à l’empire durant tout le féodalisme.
Le moment essentiel est celui où d’une
part s’affirme le pouvoir carolingien et où d’autre part s’imposent les
formes
de fonciarisation prémisses de la société féodale, en rapport avec la
désagrégation des restes du mode de production antérieur, accélérée par
les
invasions, avec en phénomène de compensation la nécessité que s’affirme
une
unité supérieure. Cet ensemble de phénomènes opérant le plus souvent en
sens
opposé va permettre aux papes de pouvoir non seulement se libérer de la
tutelle
byzantine, mais de devenir propriétaires fonciers, des seigneurs, des
chefs
d’État. De telle sorte qu’en définitive ils accéderont à la prétention
de
dominer non seulement sur la base de leur dimension sacerdotale –
pouvoir sacré
– mais également sur celle de leur dimension profane, pouvoir
politique.
Il est important d’indiquer quelques
péripéties essentielles.
«La question qu’il [Pépin le
Bref, n.d.r.] posa au pape était si
habilement posée que la réponse allait de soi:
«Est-il juste, oui
ou non qu’on appelle roi celui qui n’en possède que le titre plutôt que
celui
qui en détient tous les pouvoirs? ». La réponse du
pape se référait
implicitement à la doctrine de Saint-Augustin :
«L’ordre des choses
de ce monde veut, conformément à la volonté divine, que le titre de roi
aille à
celui qui a su en acquérir les pouvoirs plutôt qu’à celui qui n’a pu
les
conserver ».
«Fort de cette caution, Pépin put
se faire élire par l’assemblée des Francs… » (Idem,
p. 133). Mieux le pape Zacharie fit octroyer l’onction sainte
à Pépin qui par là devint un personnage sacré, «une sorte de
représentant
de Dieu. Mais en même temps, si élevé qu’il fut ainsi au-desssus de
tout son
peuple, le roi devenait implicitement le subordonnée de celui qui seul
pouvait
lui conférer un tel prestige. Du coup, l’évêque de Rome, qui n’avait
été
jusqu’alors qu’un sujet, si éminent fut-il, de l’empereur de Byzance,
devenait
le premier personnage de l’Occident, le maître suprême des rois et,
bientôt de
l’empereur. Il devenait enfin le pape dans
toute la force que ce terme a pris depuis lors » (Idem, p. 134).
C’est le successeur de Zacharie,
Etienne II qui réussit à se faire octroyer par Pépin le Bref des
régions prises
aux lombards; ce qui forma les Etats pontificaux[17].
Cette accession au pouvoir politique,
au pouvoir profane, fut compensée par une exacerbation de la fonction
sacrée.
Le Pape Paul I se proclama «Mediator Dei et hominum,
speculator,
animarum», c’est-à-dire « le médiateur entre Dieu et
les hommes, le
surveillant responsable des âmes» (Idem,
p. 137).
En même temps le pouvoir s’autonomisait
plus, s’abstraïsait.
Sous Etienne III (768-772) «il
fut décrété que seuls pouvaient être candidats [au poste de pape, n.d.r.] les prêtres ou les diacres, les
laïcs étant expressément exclus. Quant au peuple de Rome, on lui
retirait tout
droit d’élire le pape, ce privilège étant réservé exclusivement au
clergé.
Cette dernière disposition, si contraire aux usages immémoriaux, devait
toutefois rester longtemps encore lettre morte » (Idem, p. 139).
Il nous faut noter ici à quel point
l’Église a joué un rôle déterminant dans la réaffirmation de l’unité
supérieure. Le roi pourra toujours prévaloir sur ses féodaux, même aux
périodes
les plus fastes de la forme féodale à cause de cette caution du pape.
C’est
même en partie à cause d’elle qu’il pourra également s’affranchir de sa
tutelle, ou imposer au pape son diktat (période avignonnaise de la
papauté).
Pour en revenir à la période
antérieure, notons que dans un premier temps il y eut une espèce de
synergie
entre les deux pouvoirs suprêmes, les deux unités supérieures. Mais
très vite
dès l’époque de Grégoire IV (827-844), commença à se poser la question
des
droits respectifs de la papauté et de l’empire (O.c.,
p. 150).
Lorsque l’empire carolingien entre en
décadence le pape Nicolas 1° (858-867) projeta de substituer l’autorité
papale
à celle de l’empereur et par là réaliser un empire théocratique. Une
telle
tentative était vouée à l’échec à cause de la faiblesse des forces dont
disposait la papauté. Ainsi si les États pontificaux permettaient une
certaine
autonomie à la papauté, l’étendue de ceux-ci ne lui permettait pas de
réaliser
les projets hégémoniques politiques qu’elle nourrissait. Elle ne pourra
en fait
réaliser son hégémonie sur le plan du sacré, du spirituel qu’en
utilisant une
force qui remettait en cause l’ensemble de la société de l’époque,
celle qui
s’exprima en partie dans le mouvement monachique, lequel était né en
son sein.
Les hommes d’Église jouent le rôle des
brahmanes (des scribes) : «Par cette carence de
l’instruction, dans
le siècle, s’explique le rôle des clercs à la fois comme interprètes de
la
pensée des grands et comme dépositaires des traditions
politiques»
(Bloch, p. 126).
Lorsqu’il y aura une nouvelle
désagrégation de la société en place, déterminée en partie par de
nouvelles
invasions, la base tendra à récupérer ce dont elle avait été
dépossédée, voilà
pourquoi les laïcs se retrouvèrent au X° siècle à divers niveaux de
l’organisation ecclésiastique. En conséquence au siècle suivant lors
justement
d’un renforcement du pouvoir qui se fonde surtout en tant que pouvoir
féodal,
même si l’empire persiste avec une extension fort réduite, il y a une
réorganisation de l’Église qui se constitue en corps séparé, organisé
hiérarchiquement
autour du pape.
On a donc là un phénomène de séparation
typique de la dynamique de la formation de l’État[18].
Le premier stade essentiel de ce
phénomène fut la rupture avec le pouvoir byzantin (elle est complète en
1054)
grâce à l’appui des francs. Avec le surgissement de l’empire
carolingien,
Empire et papauté sont liés et tendent à s’imposer en opposition à la
société
féodale. Toutefois, à cause du mouvement monachique l’Église vise à se
substituer à l’Empire: ici la dimension de lutte contre
l’ancienne
société est récupérée par l’Église pour se poser comme seule puissance
dominante.
Globalement on peut dire que la
position de l’Église vis-à-vis de l’État va osciller entre deux
positions : l’État est considéré comme un mal absolu
lorsqu’elle s’opposera
de façon rigoureuse à l’Empire ou bien il est considéré comme un
moindre mal –
par rapport au chaos – voire comme un bien dans mesure où c’est
l’Église
elle-même qui est l’État, même si elle considère qu’elle transcende
celui-ci.
Dans tous les cas avec des nuances diverses, l’existence de l’État est
mise en
relation avec la réalisation antérieure du péché originel.
Le deuxième stade se produisit lors de
la querelle des investitures. «Le compromis qui s’est traduit
avec le
concordat de Worms (1122) réaffirme le lien entre épiscopat allemand et
empereur, toutefois la signification d’ensemble de la lutte pour les
investitures consiste dans le détachement complet de la papauté de la
tutelle
impériale, une papauté qui voit se réaffirmer sa primauté incontestée
dans la
vie de l’Église tandis qu’elle se dote d’instruments de centralisation
toujours
plus efficaces. Parmi les effets de la réforme il y a l’élimination
substantielle
de la puissance politique autonome de l’épiscopat italien, pris dans la
morsure
des commune naissantes et de la puissance papale».
«En ce qui concerne la position
des évêques allemands, qui depuis le début était au centre du conflit,
le
résultat final fut qu’ils n’occupent plus la position de fonctionnaires
du
règne : ceci détermina leur convergence avec les féodaux laïcs
et
l’affaiblissement net de la structure unitaire de l’Empire, privé en
Allemagne
de ses collaborateurs les plus précieux» (Histoire
d’Italie et d’Europe, vol. 2, ed. Jaca Book).
Autrement dit l’Église favorise le
développement de la société féodale au sein de l’Empire, afin
d’affaiblir
l’unité supérieure. En revanche, en son sein l’unité supérieure se
renforce et
la papauté devient de plus en plus hégémonique. L’Église
tend de
plus en plus à se structurer en tant qu’État du premier type[19].
Toutefois on peut également se demander si cette séparation État
politique, État religieux, n’exprimerait pas une tendance à empêcher
l’autonomisation.
Le
troisième stade s’effectue au Concile de Latran. «L’hégémonie
papale est
fixée au IV° Concile, celui de Latran (1215). L’Église en tant
qu’organisme
ecclésiastique est un corps séparé et souverain, soustrait au pouvoir
des
laïcs; de plus, elle est la dépositaire ultime de toute
souveraineté
politique» (Idem, p.
220).
En même temps se réalise l’édification
de l’Église en État de la première forme : «Mais de
cette façon
l’église de Rome devient une puissance parmi les autres à une époque
qui voit
l’émergence des États nationaux » (Idem,
p. 220).
En outre s’affirme un débat sur lequel
on reviendra parce qu’il concerne le problème essentiel de la
représentation.
«Innocent IV motivait son droit à déposer l’empereur en
soutenant que
Jésus Christ est le dominus naturalis
des empereurs et des rois et en conséquence il a le pouvoir de les
nommer et
des destituer ; ce pouvoir est ensuite passé à son
représentant sur terre.
De son côté Frédéric II attaque la papauté en reprenant l’idée d’une Église
spirituelle, sans ingérence dans la gestion du pouvoir temporel qui a
été
confié par dieu à l’empereur» (Idem,
p. 221).
Dans la phase ultérieure d’une part
l’Empire se rétrécit aux frontières de l’Allemagne : il prend
dès lors les
limites d’un État national ; d’autre part les Etats nationaux
prennent de
plus en plus d’importance favorisant la séparation de l’Église et de
l’Empire,
pour menacer ensuite à leur tour l’hégémonie de la papauté.
«Avec le
pontificat de Boniface VIII ce qui est au premier plan ce n’est plus la
lutte
contre l’Empire mais contre les États nationaux qui à cause de leurs
besoins
financiers croissants augmentent la pression sur le clergé» (Idem, p. 222).
En définitive nous avons le triomphe de
l’unité supérieure à partir de sa dimension sacrée, grâce à la papauté.
Celle-ci maintient ainsi une continuité avec les premiers États
apparus. Voilà
pourquoi, si l’Église a une grande importance pour comprendre le
féodalisme,
elle n’est pas un phénomène spécifique de celui-ci, ne serait-ce que
parce
qu’elle tenta soit d’enrayer le développement des formes féodales, soit
de les
récupérer (par exemple la chevalerie). En revanche le maintien d’une
unité
supérieure à partir d’un pôle profane et fondé sur la propriété
foncière a fait
faillite. C’est seulement avec le capital que nous verrons s’opérer une
telle opération;
mais elle sera alors contemporaine d’une phase de dissolution.
L’Église, donc, réalise la
réaffirmation de l’unité supérieure. D’où la fascination qu’elle exerce
sur
beaucoup d’hommes et de femmes, parce que c’est un élément, certes
autonomisé,
de l’antique communauté. On aura une même dynamique avec l’Islam et
l’on peut
déjà noter que ce dernier influença la première, puisqu’au moment des
croisades
le pape se comporta comme un imam.
9.2.6.1.3.9.
La première phase de ce que l’on peut dénommer période
féodale de
l’histoire de l’Europe occidentale va du VI° au X° siècle[20].
Elle
est déterminée à son début comme à sa fin par les invasions. Il faut
inclure
dans ces dernières les interventions arabes à partir du VII° siècle.
C’est au
cours de cette phase que s’opère principalement le procès de
dissolution et que
se mettent en place les éléments fondamentaux – institutions,
organisations
diverses, rapports sociaux – constituant la nouvelle société.
Le recul du mouvement de la valeur est
étroitement lié au procès de dissolution qui s’exprime dans la
fragmentation de
l’empire romain, dans l’abandon du droit romain, dans la désagrégation
des
rapports sociaux avec remise en cause de l’esclavagisme, du colonat,
etc. La
désagrégation est due non seulement aux diverses invasions, aux luttes
entre
royaumes barbaro-chrétiens et entre ceux-ci et l’empire byzantin (en
Italie),
mais aussi à la rébellion des hommes et des femmes contre l’antique
sujétion
esclavagiste, contre la dynamique de la production et de la valeur.
Cette rébellion
s’exprima également au travers d’une fuite des villes (qui survécurent
en tant
que lieux d’implantation des évêchés) en tant que centres de pouvoir de
domination, ce qui conduisit à la réunion manufacture-agriculture[21].
Ainsi
l’on comprend fort bien qu’après 650 la frappe de la monnaie en or ait
été
interrompue, que le commerce à grande distance ait été énormément
réduit,
tandis que la taxation, le droit romain et l’administration aient plus
ou moins
disparu en diverses régions de l’empire.
La désagrégation du pouvoir centralisé
est contemporaine d’une fonciarisation qui est d’autant plus importante
que le
système esclavagiste est finalement battu (même s’il persiste dans
diverses
aires plus ou moins limitées). En effet en 687 Pépin d’Héristal
conduisant
l’armée des propriétaires terriens non esclavagistes défait celle des
propriétaires esclavagistes à Tertry. Dès lors le nouveau mode de
production
peut librement s’imposer. On doit noter qu’il y a un échange entre les
propriétaires et les paysans libres. Ces derniers livrent la rente en
travail
en compensation d’une protection militaire de la part des premiers. Il
n’y a
pas une immédiateté coercitive comme lorsqu’une ethnie en domine une
autre et
lui impose de travailler et produire pour l’entretenir. Il y a dans cet
acte
d’échange le possible d’un devenir.
En même temps que ce mouvement de
fonciarisation il y a une tendance à reformer des communautés, par
exemple en
Italie dans les zones dominées par les lombards. Ce qui prédomine c’est
un
refus de l’ancienne société. Nous l’avons vu également à propos du
monachisme
qui prend son essor à cette même époque[22].
Le phénomène de fonciarisation est en
rapport avec un éparpillement du pouvoir qui se cristallise dans des
unités
réduites, surtout dans la zone qui deviendra la France. Ceci s’est déjà
produit
en d’autres pays au cours de l’histoire. Ici il prend une forme
particulière
qui va déboucher dans la création de nouveaux rapports entre hommes.
Considérés
comme caractéristiques du mode de production féodal, ils ne suffisent
pas à eux
seuls à définit celui-ci.
« Se chercher un protecteur, se
plaire à protéger: ces aspirations sont de tous les temps.
Mais on ne les
voit guère donner naissance à des institutions juridiques originales
que dans
les civilisations où les autres cadres sociaux se trouvent fléchir. Tel
fut le
cas dans la Gaule, après l’écroulement de l’empire romain.»
«Imaginons, en effet, la société
de l’époque mérovingienne. Ni l’Ètat, ni le lignage n’offraient plus
d’abri suffisant.
La communauté villageoise n’avait de force que pour sa police
intérieure. La
communauté urbaine existait à peine» (La
société féodale, p. 212).
On a la dynamique de fuir une sujétion
pour finalement créer des rapports de dépendance.
« Être «l’homme» d’un
autre homme: dans le vocabulaire féodal, il n’était point
d’alliance de
mots plus répandue que celle-là, ni d’un sens plus plein. Commune aux
parlers
romans et germaniques, elle servait à y exprimer la dépendance
personnelle, en
soi. Cela, quelle que fut, par ailleurs, la nature juridique précise du
lien et
sans que l’on s’embarrassât d’aucune distinction de classe» (La société féodale, p. 209).
L’acte par lequel quelqu’un devenait
«l’homme d’un autre homme» était l’hommage.
«L’hommage, en un
mot, était le véritable créateur de la relation vassalique, sous son
double
aspect de dépendance et de protection» (Idem,
p. 210).
"Mais déjà commençait à se faire sentir une
influence qui, en agissant profondément sur l’institution vassalique, devait,
dans une large mesure, la faire dévier de son orientation première. Ce fut
l’intervention, dans ces rapports humains jusque-là étrangers à l’État, d’un
État sinon nouveau, du moins rénové: celui des carolingiens". Pour ce
faire, il fallut "intégrer dans la
loi les relations vassaliques et, du même coup, de leur conférer la stabilité
qui seule pouvait en faire un ferme
appui. " Et le contenu de cette loi était fort clair: "que chaque
chef exerce une action coercitive sur
ses inférieurs ; afin que ceux-ci de mieux en mieux ; obéissent, d’un
cœur consentant, aux mandements et préceptes impériaux." Et finalement: "À
quoi bon cependant prétendre se servir
ainsi des seigneurs pour atteindre les vassaux, si ces seigneurs, à leur tour,
ne se trouvaient pas solidement liés au souverain? Ce fut en s’efforçant de réaliser cette indispensable condition de leur grand dessein
que les Carolingiens contribuèrent à étendre à l’extrême les applications
sociales de la vassalité." (o.c. pp. 222-227).
Il est important de noter que ce rite
«était dépourvu de toute empreinte chrétienne» (Idem, p. 210). Dès l’époque
carolingienne il fut récupéré par l’Èglise[23].
Il se réalise tous les degrés de
dépendance : «Parmi les faibles qui se cherchaient
un défenseur, les
plus misérables se faisaient tout simplement esclaves, engageant par
là, avec
eux-mêmes, leur postérité. Beaucoup d’autres cependant, même parmi les
humbles,
tenaient à conserver leur condition d’homme libre. À un pareil désir,
les
personnages qui recevaient leur obéissance n’avaient, le plus
souvent, guère raison de s’opposer » (Idem,
p. 214)[24].
On a bien l’expression d’une
dissolution d’un antique ordre social et l’émergence de nouveaux
rapports
sociaux. Ainsi au moment où l’ancien Ètat hérité de l’antiquité, l’Ètat
mérovingien s’effondre, il y a surgissement de ces nouveaux pouvoirs
fondés de
deux façons: par la base, en ce sens que localement des chefs
de bande[25]
s’arrogent des pouvoirs plus ou moins étendus; par le haut en
ce sens,
par exemple, que Charles Martel s’attache par bienfaits et vasselage
ces
détenteurs de pouvoir et par là les légalise.
«Beaucoup de guerriers provenant
des plus insignes familles féodales, parfois même, d’élément sortis des couches inférieures de la
population grâce à leur habileté et à leur audace, sont
nommés par lui [Charles Martel, n.d.r.]
ses «vassaux». Cela signifie qu’ils contractent un
engagement par
lequel ils jurent de lui être fidèles et de le servir de diverses
manières,
parmi lesquelles la plus importante est celle de combattre à ses côtés.
Ceux
qui sont nommés «vassaux» du majordome
(c’est-à-dire Charles
Martel) reçoivent, en échange de la fidélité et des services qu’ils lui
rendent, un «bénéfice» qui consiste, en général, en
une propriété
terrienne (sur laquelle divers hommes libres sont obligés de travailler
gratuitement). Grâce à cette propriété leur maintien économique est
assuré et ils
peuvent tranquillement se dédier au métier des armes.» (Histoire et conscience historique, t. 1,
p. 136).
À la même époque, grâce à l’emprunt de
deux découvertes faites ou transmises par les nomades:
l’étrier et le fer
à cheval, se crée la cavalerie à partir de laquelle prendra naissance
ultérieurement la chevalerie laquelle deviendra le support unique de la
noblesse[26].
Il est essentiel de noter que ces
institutions, bénéfice, fief, etc., qui naissent, en réponse au
phénomène de
dissolution consécutif à la fin de l’empire romain, n’atteindront leur
plein
développement que lors d’une autre phase de dissolution, celle de
l’empire
carolingien. «Fief est un
terme
qui naît en réalité en France au IX° siècle pour désigner non seulement
un
territoire où prévaut le mode de production féodal mais, plus
spécifiquement,
un territoire où les prestations gratuites de travail vont à l’avantage
d’un
seigneur qui l’a eu en concession (bénéfice)
en échange d’un engagement juré de fidélité vis-à-vis du concédant (vasselage) et où le pouvoir public n’est
plus exercé (immunité), parce que
c’est le seigneur bénéficiaire lui-même qui exerce tout pouvoir
(pouvoir de
banno) sur ses habitants. Fief désigne,
en somme au IX° siècle un territoire où non seulement prévaut le mode
de
production féodal, mais où le seigneur est devenu titulaire de pouvoirs
souverains, étant donné que l’État a disparu et que la souveraineté
publique
s’est fractionnée au niveau local et privé. Dans la France du IX°
siècle, les
titulaires de grands fiefs, en fonction de la signification ci-dessus
de ce
terme, sont les comtes. Ils sont nominalement les représentants du
souverain; par fidélité jurée, ses vassaux. En fait ils sont
les vrais détenteurs
d’un pouvoir basé sur le mode de production féodal. D’eux dépendent les
évêques
et, en tant que leurs vassaux, c’est-à-dire les vassaux de vassaux (vavasseurs), les seigneurs
féodaux mineurs » (Histoire
et
conscience historique, t. 1, p. 173).
Ce qui nous importe dans la genèse de
ces nouvelles relations sociales et organisations c’est leur rapport
avec la
fragmentation du pouvoir et le phénomène de fonciarisation ainsi
qu’avec le
mouvement de la valeur.
«Le terme de fief servit d’abord
à indiquer une forme de rémunération des « biens
meubles » (armes,
vêtements, chevaux), la terre au contraire était donnée en
« bienfait », ce qui était révocable en cas de
manquement à la
fidélité. Progressivement même le beneficium fut appelé fief. D’où le
feud
finit par désigner des terres ou d’autres sources de revenus liées à
des services
déterminés» (Histoire d’Italie et
d’Europe, t. 1, pp. 304-305).
De son côté P. Anderson indique
«Au cours de la fin du 8° siècle
« vasselage» et
«bienfait» (don de terre) fusionnèrent lentement,
tandis qu’au
cours du 9° siècle le «bienfait» à son tour devint
de plus en plus
assimilé à «honneur» (administration publique et
juridiction)» (Passages de
l’antiquité au féodalisme, p. 139).
Dans son institution le fief représente
un recul du phénomène de la valeur. En effet, il est bien dit qu’il y a
un
paiement d’un service. C’est un acte de substitution remplaçant
l’antique troc.
On retourne à une forme développée de la valeur mais qui n’a pas
atteint sa
réflexivité: moment où la valeur ne se rapporte pas à
elle-même et où il
n’y a pas fondation d’un équivalent général global. Dans ce cas ce ne
sont plus
des services qui sont payés (comme dans le cas de l’armée où dans
l’exemple
ci-dessus) mais le résultat d’une production. «Du reste déjà
dans son
étymologie le terme «fief» laisse transparaître un
lien conceptuel
avec l’argent, c’est-à-dire avec une marchandise qui sert à payer un
service» (Histoire de l’Italie et
de l’Europe, t. 1, p. 305).
En outre «le concept de fief
exclut l’idée de la pleine propriété de la terre; l’emprise
du régime
féodal sur la terre s’exprime dans l’affirmation d’une conception de
possession
utile plutôt que de propriété» (Histoire
de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 306).
P. Anderson indique de son côté:
«Fief vient du vieux allemand vieh qui veut dire bétail,
vassal du
celtique kwass désignait originellement un esclave» (O. c., p. 130, note 9). Pour conclure
sur ce rapport du fief à la
valeur, il nous semble (il faudrait une étude plus exhaustive pour
l’affirmer)
que le fief s’émancipe quel que peu de la forme mercantile lors de la
crise qui
affecte l’État au moment des invasions et des révoltes qui marquent le
début de
la deuxième phase du féodalisme, pour être ultérieurement à nouveau
déterminé
par le phénomène de valeur bien qu’en fait celui de la propriété
foncière
demeure prépondérant.
En effet par un renversement important
c’est la terre qui deviendra l’élément fondant la relation en
particulier quand
le bienfait devint héréditaire. On aboutira à l’anthropomorphose de la
propriété foncière[27].
Ceci
s’exprime également au travers de la servitude de la glèbe. Au début la
terre
était importante dans la mesure où elle était occupée par une
population
nombreuse et ce qui était visé par les détenteurs du pouvoir c’était
cette
dernière. Ensuite c’est la terre qui est convoitée et la population fut
accaparée en plus. En outre cette liaison homme/femme à la terre
exprime d’une
autre façon le recul du mouvement de la valeur puisque la séparation
qui
s’était développée avec le mode production esclavagiste est enrayée.
Auparavant
hommes et femmes pouvaient être vendus en tant qu’esclaves, en tant que
produits séparés de la terre.
En rapport avec la dissolution de
l’antique pouvoir et de l’État il y a la séparation de l'Église de
l’Empire. Le
phénomène n’est pas simplement voulu par les papes, mais résulte de la
dynamique même de la désagrégation.
La papauté était liée à l’empire
byzantin. Le pape était nommé par l’empereur, tout au moins reconnu et
agréé
par celui-ci. La conquête de l’Italie par les lombards affaiblit la
puissance
de Byzance. La papauté ne put survivre que du fait de son alliance avec
les
francs (751). Pépin le Bref (741-768) profita de celle-ci pour se faire
légitimer et déposer le roi mérovingien, Childéric III. Ainsi, il y a
un double
mouvement d’affermissement du pouvoir profane politique de la dynastie
carolingienne qui se fonde, et de la papauté qui devient indépendante
de
Byzance, ayant un appui externe : les francs. Mieux, grâce à
Pépin le Bref
le pape accède à la fonciarisation, au pouvoir profane :
fondation des États de l’Église. Par là étaient posés les éléments de la dynamique
ultérieure
de l’unité supérieure: la partie profane, le représentant de
la dynastie
carolingienne qui deviendra empereur, et la partie sacrée: la
papauté et
ceci s’opérant maintenant uniquement dans la zone occidentale. En effet
le
couronnement et le sacrement de Charlemagne en tant qu’empereur fonde
un nouvel
empire d’Occident qui restaure l’unité supérieure, mais celui-ci est
désormais
dépendant du pape puisque c’est lui qui sacre et donc confère validité
à cette
unité. En outre le pape dans la mesure où non seulement il confère
l’unité
supérieure, mais où il a lui-même une autorité politique en tant que
chef
d’État, tendra à se poser lui-même comme unité supérieure pour
l’Occident mais
aussi pour l’Orient dominant l’empereur byzantin et tous les chefs de
royaumes
qui purent surgir dans le Proche-Orient ou dans le domaine slave. Ceci
dominera
les événements de la phase ultérieure.
Toutes les formes féodales furent
finalement intégrées au travers d’une double dynamique de heurts entre
pouvoirs
locaux et de heurts entre papauté et empire, tant dans la première que
dans le
second, et l’on eut la formation de l’empire carolingien qui prétendit
restaurer celui de Rome[28].
Avec l’empire carolingien qui allait de
l’Ebre, en Espagne, à l’Elbe (dans Allemagne de l’Est actuelle) et au
Tibisco
(dans la Hongrie actuelle) et de la mer du Nord jusqu’aux limites entre
le
Latium et la Campanie en Italie, nous avons l’édification de l’aire
occidentale. C’est là que se fera une synthèse entre les apports de la
Grèce,
de Rome, ceux de l’aire germanique et celtique (dans ce dernier cas,
surtout
sur le plan culturel) mais aussi avec ceux de l’aire arabe (grâce à
laquelle
d’ailleurs il y aura transmission d’éléments hébreux). C’est à partir
de ce
noyau que l’Occident s’accroîtra comme nous le verrons ultérieurement.
Et il
tendra à le faire non seulement en Europe proprement dite mais aux
dépens de
l’Asie (Proche-Orient) au moment des croisades, de l’Afrique du Nord
(tendant à
récupérer les territoires de l’empire romain) à travers les
interventions des
républiques italiennes, ultérieurement à la fin de l’époque féodale,
l’expansion atteindra le cœur de l’Asie: Insulinde, Inde et
les deux
Amériques. Il est donc essentiel de noter ce moment particulier même si
le
devenir dont nous avons fait état ne se discerne pas encore. Ce dernier
a été déterminé
par deux phénomènes: le développement de la fonciarisation en
rapport
avec l’accroissement de puissance de l’unité supérieure, même si ce fut
de
façon contradictoire, du fait de l’opposition entre zones différentes
tendant à
imposer leur propre unité supérieure, à l’expansionnisme
chrétien:
volonté de convertir l’ensemble des hommes et des femmes à la doctrine
chrétienne; sous cet aspect religieux se manifeste en réalité
une
dimension profane: gouverner l’ensemble de l’humanité, comme
le
revendiquaient, certes à des degrés variables, les différentes unité
supérieures (chinoise, mongole, hindoue, etc.), enfin le mouvement de
la valeur
qui donnera en définitive l’impulsion la plus efficace à cet
expansionnisme.
Ainsi on peut considérer qu’il y a un
élément de continuité profonde entre l’empire romain avec son mode de
production esclavagiste et l’empire carolingien avec son mode de
production
féodal s’instaurant. C’est la tendance à constituer et à étendre l’aire
occidentale où s’effectue un mouvement particulier de la valeur qu’on
ne
retrouve nulle part ailleurs.
Toutefois cette continuité n’est
visible que lorsqu’on raisonne à longs termes, en fonction de cycles
longs,
comme disent certains. L’affirmer purement et simplement revient à
escamoter
les déterminations fondamentales qui fondent les deux périodes et, en
particulier, à éliminer, l’apport déterminant de l’aire arabe. Car
c’est en
grande partie en opposition à cette dernière que l’aire occidentale
s’est
édifiée. On peut dire qu’elle a pris modèle sur cette dernière qui a
servi de
stimulation, au moment où il y eut le vaste repli sur une
fonciarisation et sur
une réaffirmation des communautés basales.
En raisonnant au niveau de toute
l’Asirope et en anticipant, nous constatons que durant la période
féodale
européenne, globalement du V° au XVI° siècle les foyers chinois, hindou
(dans
une moindre mesure), mongol, arabe (en incluant divers peuples ayant
accepté
l’Islam), et enfin occidental, ont tendu à réaliser son unification. Il
est
donc impossible de comprendre le devenir de l’aire occidentale sans
tenir
compte de tous les foyers indiqués ci-dessus.
Pour en revenir à l’évolution de la
partie occidentale de l’Europe où s’installa le féodalisme, nous
constatons
qu’il y a affirmation dans un premier temps de divers éléments de ce
qu’on
nomme mode de production féodal: la rente en travail qui
s’accompagne de
liens déterminés entre un seigneur et les paysans, une fragmentation du
pouvoir
qui est dès lors médiatisé par la fonciarisation dans la mesure où elle
fonde
des rapports hiérarchiques qui se préciseront dans la phase suivante,
une
affirmation d’une autre dynamique de vie avec le mouvement monachique
qui,
d’ailleurs tend à réaffirmer la communauté, la tendance à restaurer
cette
dernière dans des déterminations immédiates, une unité supérieure
divisée entre
l’empereur et le pape. À la fin de la première période, lors de
l’instauration
de l’empire carolingien, nous avons une synthèse que l’on peut
caractériser
comme constituant une domination formelle du mode de production féodal,
en ce
sens que les nouveaux rapports sociaux, fondamentalement : le
rapport du
producteur au détenteur du pouvoir qui est propriétaire de la terre,
celui de
ces protagonistes au détenteur du sacré, ainsi que leur légitimation à
travers
un corpus représentationnel, le christianisme, ne sont même pas à même
de fonder
leur propre dynamique. Ils dominent simplement à cause de la faiblesse
des
antiques rapports persistants qui ne sont plus aptes à être
déterminants au
sein de l’État lui-même de plus en plus réduit. Ceci implique que si le
féodalisme se caractérise, à son instauration, par une régression de ce
dernier, sa dynamique le conduit à le restaurer afin de pouvoir se
perpétuer.
Toutefois étant donnée la multiplicité des centres de pouvoirs profanes
et
l’affirmation d’un pouvoir venant de la sphère sacrée (l’Église), c’est
l’unité
supérieure qui en profitera et pourra se réaffirmer (avec des
déterminations
nouvelles) comme ce fut déjà le cas avec la formation de l’empire
carolingien.
En effet beaucoup d’auteurs affirment
que c’est avec ce dernier que le féodalisme s’instaure[29].
Or, il
faut y insister, c’est le moment où s’affirme à nouveau l’Etat sous sa
première
forme, où se réimpose l’unité supérieure. Elle le fit au travers,
d’ailleurs,
d’une intervention à partir du sommet, mais sa persistance, même brève,
fut due
à la permanence de la tendance à vouloir la réaffirmer.
D’ailleurs nous constaterons
ultérieurement à quel point ce mouvement de la base fut important pour
son
rétablissement quand elle fut oblitérée momentanément ou pour la
maintenir
après qu’elle eut été restaurée.
Encore une fois à ce niveau nous
constatons une continuité entre un projet des hommes et des femmes de
l’époque
antique et un projet de ceux vivant à une époque plus tardive. En outre
cette
même continuité se trouve réaffirmée non de façon consciente, mais en
dépit de
leur volonté, par le mouvement de la valeur. C’est un aspect sur lequel
nous
serons amenés à revenir maintes fois et qui justifiera notre approche
du
devenir de Homo sapiens tout d’abord dans l’aire occidentale, puis dans
les
autres aires, à cause de la continuité qu’impose le phénomène de la
valeur dans
cette aire, ce qui n’est pas le cas dans les autres.
Enfin pour revenir à l’instauration du
féodalisme, c’est à la fin de la première période qu’il y eut
coalescence entre
les divers éléments produits plus ou moins séparément, se développant
dans une
certaine autonomisation (donc procès de séparation) et qu’ainsi se
fonda le
féodalisme, forme la plus élaborée de la fonciarisation.
9.2.6.1.3.10. Dans une certaine mesure la deuxième
phase qui va du X° siècle au milieu du XIV° se présente comme une
répétition de
la première en ce sens qu’on a dans les deux cas, d’abord une période
de
dissolution, puis la mise en place d’une combinatoire qui aboutit en
dernier
ressort à la réaffirmation d’une part de l’unité supérieure (mais dans
une
dimension plus limitée, la seconde fois), ce qui souligne la parenté
avec la
première phase et, en ce qui concerne la seconde, à celle de l’État
sous sa
deuxième forme, médiatisé par la valeur. Il nous faut également
insister sur le
phénomène communautaire déjà signalé lors de la présentation du
féodalisme.
Nous y reviendrons au cours de notre étude[30].
Deux phénomènes auxquels on accorde à
chacun d’eux une attention différente sont déterminants dans le
déroulement de
cette phase: une rébellion interne et l’invasion de l’Europe
par divers
peuples. En effet, les différents aspects et l’importance de la
rébellion sont
très souvent escamotés dans les études historiques portant sur les
événements
du IX° siècle et du début du X°. Or c’est cette dernière qui explique
de façon
percutante le procès de dissolution dont nous avons déjà parlé à propos
de la
phase antérieure. Nous y reviendrons dans le chapitre sur les réactions
au
devenir hors nature.
Les invasions qui commencent dès le IX°
siècle (celle des vikings dès le VIII°). Il s’agit des normands
(peuples venant
du nord de l’Europe), des hongrois et des sarrasins. Elles permirent –
combinées au mouvement de révolte – une élimination plus poussée des
vieilles
structures rémanentes de la société esclavagiste. On a alors
l’émergence réelle
de la société féodale : déploiement d’un phénomène de
fonciarisation,
correspondant à un recul de la puissance de l’État en tant qu’organisme
opérant
sur un vaste territoire, contrôlant, dirigeant l’ensemble de la
population,
remplacé par une organisation de la population par rapport à des
domaines de
terre plus ou moins vastes qui fondent le pouvoir, l’autorité de chefs
aux noms
divers, et les relations de dépendance des hommes entre eux, bien qu’au
début
ces relations aient tendu à se poser en tant que telles, non
déterminées
étroitement par la propriété foncière.
On
a une domination réelle de cette fonciarisation qui est telle, qu’elle
est même
apte à dominer le mouvement de la valeur qui redémarre au cours de
cette
deuxième phase et atteint un développement tout aussi considérable – si
ce
n’est plus – qu’à l’époque romaine. Ce qui nous semble déterminant
c’est la
mise en place de rapports artificiels entre hommes, femmes plus ou
moins
étroitement médiatisés par la propriété foncière, permettant un devenir
du pôle
de la totalité-diversité et non du pôle totalité-unité, qui ne put
s’implanter
qu’à la suite de la fragmentation-séparation autorisant un mouvement
d’autonomisation
des différentes parties de la totalité antérieure (empire carolingien)
et à
l’aide du mouvement de la valeur (opérateur de levée d’impasse) grâce à
la
dimension de substitution de celui-ci. Ainsi si le féodalisme
présuppose pour
son instauration un recul de la valeur (économique) l’accession à sa
maturité
n’est absolument pas contraire à un déploiement de cette dernière. Elle
est
compatible avec l’expansion du mouvement horizontal de la valeur, mais
non avec
la phase de réflexivité de celle-ci. Car quand cette dernière s’opère,
la
production tend à nouveau à être dominée par la valeur d’échange qui
s’autonomise. L’autonomisation réalisée on a le capital. Or une
caractéristique
importante c’est la non séparation du travailleur de la terre, même
lorsque la
servitude de la glèbe fut abolie. C’est une autre forme d’expression de
la
domination de la propriété foncière. En outre, il ne faut pas oublier
la
prépondérance non seulement de la rente (phénomène qui n’est pas
strictement
économique, mais qui est lié au pouvoir, à l’affirmation de la
propriété
privée, comme Marx lui-même l’a amplement montré) mais celle du
monopole,
exaltation de la propriété foncière. Dit autrement, c’est un effet de
positionnement puisque le fait d’être situé à une position clef d’un
procès
social productif permet de prélever de l’argent à tous ceux qui veulent
utiliser, profiter de cette position.
Ainsi dans cette phase – encore plus
que dans la première – il y a la fois un repli, puisque les unités
opérantes
sont plus réduites tandis que dans bien des cas il y a une affirmation
autarcique, et une vaste expansion dont les causes sont diverses et que
nous
envisagerons par la suite.
Auparavant signalons un effet très
important des invasions. C’est l’accroissement de l’aire occidentale
par
accrétion de la Scandinavie et d’une partie de l’aire slave[31]
en même
temps qu’elles contribuent à la délimiter, puisqu’en affaiblissant la
puissance
de Byzance, elles permirent à cette aire de s’affirmer dans une
spécificité. En
effet, il y eut entre l’aire scandinave et ce qui devenait l’Occident,
un
phénomène similaire à celui qui s’était effectué entre la Germanie et
l’empire
romain.
On doit noter que tous ces peuples
s’agrégeant à l’Occident ne connaissaient pas l’État sous sa première
forme, et
que leurs conditions de vie, leurs représentations étaient une base
favorable à
un développement de l’individualisme.
Ceci dit, avec le féodalisme dans sa
phase de domination réelle, on a réactivation de ces liens de
dépendance qui
apparaissent encore plus artificiels[32]
– ce ne
sont pas les liens du sang, du lignage, comme on l’a vu – qui ne sont
plus
orientés par l’unité supérieure qui pouvait leur conférer une
organicité en les
faisant apparaître comme des liens à l’intérieur d’un corpus complexe
incarnant
celle-ci. On a prépondérance de la totalité-multiplicité, dans une
espèce de
réaction à la longue phase de domination de la totalité-unité de
l’empire
romain puis (phase plus brève) de l’empire carolingien. La disparition
d’un
pouvoir central, fondant l’Etat rend possible un déploiement tant de la
communauté que de l’individu. Car il ne faut pas oublier que désormais
ce qui a
été produit dans les phases antérieures peut devenir déterminant.
La totalité-unité ne fut pas éliminée,
elle fut réduite dans son rayonnement spatial et de son importance dans
le
monde des laïcs, mais elle s’impose d’une autre façon à partir des
clercs avec
l’Église. Au travers de celle-ci il y eut tendance à la réalisation
d’une
communauté chrétienne abstraïsée se réimposant d’une autre façon. Donc
effectivement les deux caractères de la période féodale surtout
apparents parce
qu’exacerbés dans la seconde phase sont : la dimension
universelle et les
particularismes[33].
On peut dire que ce qui est fondamental
dans le féodalisme c’est l’affirmation particulariste en tant
qu’opposition à
la fois à la totalité-unité despotique et à l’individualisme qui
dissout la
communauté. Toutefois la dynamique même visant à recomposer cette
dernière,
réintroduisit, plus exactement réactiva à divers moments la dynamique
de
l’unité supérieure. En outre, il nous faut bien rappeler ce que nous
avons
affirmé dès le début de notre approche du thème étatique que tous les
éléments
séparés du phénomène communauté tendent à s’imposer. Les diverses
formes sociales
se distinguent par la dynamique différente affectant ces éléments, par
leur
façon d’intégrer des éléments engendrés à des époques antérieures.
Ainsi dans
le mode de production capitaliste, la société capitaliste, ce qui sera
déterminant c’est le développement des individus, de l’individualisme,
mais
ceci n’éliminera en rien le particularisme qui joua à une échelle plus
vaste
que dans le féodalisme (la nation), ni l’universalisme, puisque le
phénomène de
l’unité supérieure a joué également tout d’abord en tant que phénomène
externe
comme coalescent à la dynamique du capital puis, dans la mesure où
celui-ci
impose sa communauté, elle est engendrée en son sein[34].
Nous verrons que si l’universalisme de
la société féodale s’exprime au travers de l’affirmation de la
chrétienté et
donc à travers la religion, l’universalisme de la société bourgeoise
qui
correspond à la phase de domination formelle du capital dans le procès
de
production immédiat, puis global (donc dans la société), est
l’humanisme. Dans
le premier l’opérateur universaliste est la foi, dans le second c’est
la
raison. Avec la domination réelle du capital, il y aura une nouvelle
articulation de l’individu, du particulier (récupération du mouvement
régionaliste), de l’universel à travers la réalisation du marché, le
déploiement de la publicité.
Toute cette dynamique entre la
totalité, le particulier, la singularité ne pourra prendre fin qu’avec
l’immersion de l’espèce dans la nature. Dès lors elle ne se posera plus
en tant
que particularité par rapport à la totalité du monde vivant, de même
qu’elle ne
visera plus à se poser comme totalité à soi suffisante (solipsisme).
Elle aura
également enrayée l’individualisme, qui est une modalité de réalisation
du
procès de dissolution. En conséquence, la représentation ne segmentera
plus la
réalité, mais elle exposera les moments d’articulation participation de
ce qui
est, la réalité.
La société féodale – pour en revenir à
elle – se présente comme une intégrale de communautés hiérarchisées et
donc
médiatisées, se développant côte à côte, entre lesquelles se déploie le
mouvement de la valeur qui avait régressé et qui avait été en quelque
sorte
exclu. À l’intérieur de chaque communauté s’impose un mouvement
vertical où la
valeur dans son antique détermination s’affirme sous une forme non
économique: l’honneur. Elle présente avec la valeur
économique un
mouvement interne isomorphe. Ceci explique que les deux modalités
valeur
économique et valeur honneur purent s’opposer et finalement se
compléter
surtout, comme nous le verrons, du fait de la dimension de substitution
de la
valeur économique, et du fait que le procès de séparation d’avec la
nature
s’est accusé avec la formation du féodalisme. Ce n’est pas
contradictoire avec
le fait que la séparation entre le travailleur et la terre ne s’est pas
opérée.
Avant de faire une brève analyse des
différents caractères du féodalisme en rapport fondamentalement au
mouvement de
la valeur, il nous faut signaler l’importance du phénomène
démographique, une
des causes du mouvement de défrichement. L’ensemble doit être mis en
relation
aux phases de réchauffement du IX° et du XII° siècle qui auraient été
précédées
par une autre au VII° siècle[35].
Les
grands défrichements eurent lieu globalement du milieu du X° siècle
jusqu’au
milieu du XIV°. Ils s’accompagnèrent de la création d’un grand nombre
de
nouveaux villages. Ce qui contribua à une transformation profonde de la
biosphère analogue en sa puissance à celle opérée par les paysans
chinois dans
le sud de leur pays.
Nous verrons plus loin que ceci ne put
avoir lieu qu’à la suite et parallèlement à un grand développement
technique[36].
Ce qui importe ici c’est de noter que ces défrichages ne furent pas dus
seulement aux paysans mais aux moines qui jouèrent souvent le rôle de
pionniers
et opérèrent en tant que fondateurs de communautés nouvelles, non en
symbiose
avec la nature, mais contre elle, dans une dimension de conquête qui
est très
importante pour le devenir ultérieur de l’Occident.
L’accroissement de la population fut la
cause de celui des villes, d’une grande mobilité de la population, il
fournit
les hommes pour la conquête de l’Angleterre, pour aller lutter contre
les
musulmans en Espagne et enfin il permit un phénomène de vaste
amplitude:
les croisades. Ce fut en particulier un moyen efficace contre le monde
musulman.
Nous pouvons préciser à propos des
croisades que si ce qui donna l’impulsion est une faim de terre
révélant, comme
aurait dit Bordiga, l’importance de la question agraire, donc un
phénomène de
fonciarisation, elles ne purent se réaliser que grâce à la valeur.
Avant
d’envisager cet aspect il convient d’insister sur leur rôle dans la
fondation
de l’Occident qui tend à se poser en tant que chrétienté formant une
totalité
face à l’Islam qui joue le rôle d’un référentiel négatif primordial. En
même
temps qu’elle se renforce par les emprunts qu’elle lui fait[37].
On peut y déceler également la
tentative de recomposer la totalité de l’empire romain. C’est la
manifestation
d’une pulsion expansionniste comparable à celle qui affecta Rome dans
l’antiquité. Enfin l’échec de la reconquête des terres qui avaient fait
partie
de l’empire, peut être une des causes de la floraison du millénium. Il
ne
s’agit plus de réaliser un empire divin aux dépens des fidèles, mais de
l’actualiser
au sein de la chrétienté.
En ce qui concerne le mouvement de la
valeur, il intervient dès le début puisque la république d’Amalfi qui
avait une
importante colonie à Jérusalem tirait de grands bénéfices des
pèlerinages en
terre sainte, avait intérêt à une intervention militaire contre les
turcs qui
avaient détruit leur puissance au Proche-Orient. Or l’intervention des
républiques maritimes commerçantes italiennes (Gênes, Pise, cf. Histoire et conscience historique, t. 1,
p. 256) va devenir de plus en plus importante dans les différentes
croisades.
Elles tendaient à restaurer les antiques liaisons commerciales qui
opéraient
entre l’Italie et le Proche-Orient à l’époque romaine.
Enfin il ne faut pas oublier le rôle
important des moines chevaliers, par exemple les templiers, dans
l’implantation
de l’Occident au Proche-Orient. Ainsi comme pour tous les phénomènes
importants
de l’époque féodale, toutes les déterminations opèrent dans le
phénomène des
croisades avec finalement le triomphe du mouvement de la valeur puisque
leur
conséquence la plus importante fut le développement de la société
européenne.
Ce qui forme le noyau fondamental de la
féodalité c’est, nous l’avons dit au sujet de la première phase, la
fonciarisation qui est un phénomène de particularisation. Avant de
rapporter
quelques caractères de celle-ci, en renvoyant le lecteur aux divers
ouvrages
cités afin qu’il puisse se procurer une explication détaillée des
divers
aspects de ce phénomène ainsi que de celui de la dépendance, il
convient
d’insister sur le fait que ce phénomène de particularisation, où la
totalité en
tant que multiplicité tend à s’imposer de façon prépondérante, est lié
à la
guerre permanente entre ces divers centres de particularisation, guerre
qui
permettait, en vertu de la thématique exposée par Clastres, de
maintenir la
différence. En revanche l’unité supérieure apparaît comme étant le
protagoniste
essentiel apte à assurer la paix interne.
On peut considérer qu’on a la même
dynamique avec les classes, car la lutte entre celles-ci tend à
maintenir la
différence, sans oublier, qu’à un moment donné, peut se poser la
nécessité de
détruire la ou les autres et, enfin, que l’une d’entre elles projette
de les
abolir toutes, y comprise elle-même. Ceci explique que la dynamique de
l’unité
supérieure puisse souvent être proposée afin de réaliser une
conciliation entre
les classes, ainsi que le surgissement de la thématique de cette même
unité
supérieure, une fois que les classes sont abolies[38].
Fonciarisation, déploiement du mouvement
de la valeur, surgissement de formes d’organisation plus ou moins
originales,
intervention de la papauté et de l’Empire (une fois reconstitué) pour
limiter
l’autonomie et le développement de ces dernières, pour assurer la
permanence de
leur domination, sont les éléments essentiels de la dynamique de cette
phase du
féodalisme.
En ce qui concerne le phénomène
communautaire. On peut dire qu’il se manifeste spontanément et qu’on a
ensuite
intervention de la papauté, de l’empire, de la fonciarisation, du
mouvement de
la valeur, qui l’enrayent, le pervertissent, etc. Cette spontanéité se
manifeste de façon percutante lors des moments de crise. À ce moment-là
on a
comme une tendance à ce qu’il se réalise une espèce de symbiose du fait
de la
non prépondérance des divers éléments composant la société. Ainsi aux
alentours
de l’an mille on a «réapparition de l’antique schéma
indo-européen selon
lequel les hommes se divisent en trois ordres: le clergé, les
guerriers
et les paysans. Les premiers assurent par leurs prières la victoire et
la
prospérité des autres; les seconds protègent la
vie; les derniers
fournissent la nourriture » (Histoire
de l’Italie et de l’Europe, t. 1, p. 232).
«En outre naît à cette époque une
image de la société destinée à dominer dans la culture et dans la
mentalité de
tout le Moyen-Age, selon laquelle Dieu aurait divisé les hommes en
trois ordres
distincts, c’est-à-dire en «oratores» appelés à lui
rendre les
honneurs du culte et à diffuser sa parole parmi les autres hommes, en
«milites»,
appelés à protéger par les armes les autres chrétiens, et en
«laboratores», appelés, comme les paysans et les
artisans, à
maintenir économiquement eux-mêmes et les autres » (Histoire et conscience historique, t. 1,
p. 213).
Or comme le font remarquer les auteurs
de cette citation la chevalerie qui s’est développée sur des bases non
chrétiennes est récupérée par l’Église de telle sorte que
«s’impose
l’idéal du chevalier en tant que défenseur des églises, des pauvres,
des
orphelins, des veuves et, en tant qu’homme appelé par dieu, à faire
triompher
militairement la chrétienté sur ses ennemis» (Idem,
p. 213).
Un tel schéma fut certainement plus
réel dans la représentation que dans la réalité. En outre cette
dernière fut
assez fugace parce que fonciarisation et mouvement de la valeur
(ensuite)
reprirent de l’importance et brisèrent cette espèce de symbiose.
L’autonomisation des divers composants
put être facilitée par le fait que les hommes et les femmes de cette
période
aux alentours de l’an mille, vivaient en quelque sorte une modalité de
sortie
du monde: la fin des temps. La période qui la précédait avait
été une
période transitoire, maintenant il devait y avoir soit la fin des
temps,
c’est-à-dire la fin de toute vie sur la terre, soit la fin d’une forme
sociale
avec l’avènement d’un monde meilleur. En effet l’Apocalypse affirmait
«Lorsque mille ans seront consommés… ». Or la
consommation avait eu
lieu. Dès lors comment se comporter? Chaque composante du
corpus social
eut tendance à trouver la solution dans sa propre dynamique en ayant un
référentiel négatif, l’enfer possédant lui aussi son unité
supérieure :
Satan.
« … comment ne pas reconnaître
dans la peur de l’enfer, un des grands faits sociaux du
temps ?» (La société
féodale, p. 135).
L’existence de Satan qui maintient
présent au cœur de ce monde la réalité d’un monde qu’on doit fuir,
permet de
maintenir sous une forme pervertie la dynamique de sortie du monde afin
d’en
réaliser un meilleur. Il s’effectue une continuelle sortie de ce monde
tout en
le conservant. On raisonne encore à l’échelle communautaire. Avec la
réforme la
thématique sera ramenée à l’intérieur de l’être humano-féminin
lui-même;
la dynamique sera la même, sauf que la sortie du monde consistera en la
réalisation d’une œuvre qui serve de moment de référence à la divinité
pour
reconnaître en l’auteur de celle-ci un véritable chrétien. Par
l’intermédiaire
de ces œuvres qui doivent faire sortir l’humanité de sa condition, il y
a
réalisation de prémices du capital[39].
Ceci dit nous pouvons revenir au
phénomène de fonciarisation que nous avons déjà abondamment signalé,
particulièrement dans sa relation avec le phénomène de réaffirmation de
la
communauté.
La fonciarisation s’affirme dans la
formation de la seigneurie qui est liée à un phénomène de
particularisation-privatisation en qui opère aussi le mouvement de la
valeur
surtout en tant que moyen d’accéder à la propriété foncière, en
rappelant qu’on
doit l’étudier en tenant compte du vaste mouvement de peuplement qui
«de 1050
à 1250, transforma la face de l’Europe… » (La
société féodale, pp. 110-111).
Ceci fut facilité par l’effondrement de
l’Empire, unité supérieure. En outre celle assurée par le pape n’a pas
une
assise matérielle suffisante tandis que la christianisation n’a pas
encore
atteint sa plénitude. En conséquence l’action des forces féodales qui
avaient
été détournées par l’Empire et par l’Eglise se déploie amplement, en
particulier à travers le vasselage.
«Dans l’état de guerre permanent
où désormais vit l’Europe – invasions, querelles intestines – plus que
jamais
l’homme cherche un chef, le chef cherche des hommes. Mais l’extension
de ces
rapports de protection a cessé de s’opérer au profit des rois. Ce sont
les
hommages privés qui désormais vont se multipliant. Autour des châteaux
notamment, qui, depuis les incursions scandinaves ou hongroises,
s’élèvent de
plus en plus nombreux dans les campagnes… » (La
société féodale, p. 229).
Sur cette base on a un épanouissement
d’une forme d’organisation qui ne doit rien à la chrétienté car il y a
«remontée» d’éléments antérieurs. En effet avec la
seigneurie on a
affirmation d’un phénomène de fonciarisation qu’on retrouve à d’autres
époques
et dans différentes lieux et qui, de ce fait, n’est pas spécifique au
féodalisme.
On peut dire que ce dernier lui donne une orientation en l’intégrant
dans sa
dynamique. En Sardaigne par exemple où il ne se manifesta pas, la
seigneurie
fut importante et on en peut trouver les formes originelles dans le
système des
nuraghi.
Ce
qui est essentiel dans cette dynamique c’est la nécessité de contrôler
les
paysans, de les dominer; ce d’autant plus que jusqu’à ce que
le mode de
production capitaliste s’instaure à la campagne, les paysans eurent
tendance à
reconstituer des communautés. Aussi nous constatons que toute
l’histoire du
féodalisme est remplie de la lutte des classes entre féodaux et
paysans, lutte
à laquelle participèrent ultérieurement les bourgeois qui se rallièrent
toujours in extremis aux féodaux.
«Les châteaux du X° siècle n’ont
pas un caractère exclusivement ou prépondérément militaire défensif. Il
est
significatif qu’ils ne soient pas construits en majorité dans des zones
stratégiques, mais qu’ils se répartissent un peu partout dans les
plaines; la construction de châteaux et de bourgs fortifiés a
en vue
beaucoup plus les paysans du contado que les ennemis externes. Donner
refuge
aux confugientes qui craignent les
incursions paganorum mais aussi
celles malorum christanorum,
c’est-à-dire des autres potentats de la zone, signifie poser les bases
pour
exiger une quantité de droits de la part des paysans, en premier lieu
le
service de garde et de manutention des fortifications elles-mêmes.
Le château est le point d’irradiation
des poussées colonisatrices vis-à-vis des zones incultes. La classe
dominante
seigneuriale ne fonde pas son pouvoir sur une pure suprématie
militaire, sa
force dérive aussi de sa capacité à donner une impulsion à une ample
activité
économique… » (Histoire de l’Italie
et de l’Europe, t. 1, pp. 309-310).
Castrum «le terme embrasse une
complexité de réalités sociopolitiques qui vont de la communauté des
habitants
d’un village fortifié, au siège résidentiel d’un seigneur… les châteaux
constituèrent bien vite un lieu d’organisation territorial, le centre
d’une
certaine aire » (p. 317).
Donc on a là un centre dynamique de
production qui se développe soit en parallèle soit en opposition avec
les
couvents. Nous retrouvons à nouveau l’opposition entre le profane et le
sacré,
non seulement dans l’opposition papauté-empire, mais dans celle entre
mouvement
de base ecclésiastique et mouvement de base de la fonciarisation.
Avec le développement du système des
châteaux, c’est le moment considéré par tous comme étant celui où se
réalise
pleinement le féodalisme, qui est une tentative de sortie de la nature
en
créant des rapports artificiels entre hommes, femmes et surtout
d’hommes à
hommes dans la mesure où ceux-ci affirment une prédominance fondatrice.
Toutefois on a tendance également à une réaffirmation de la femme à
travers ce
qu’on a nommé la civilisation courtoise. Ce qui exprime bien le fait
que ces
rapports féodaux sont une manifestation originale extérieurs à l’Empire
comme à
l’Église. Ils sont donc la manifestation au sein de l’espèce, dans une
aire
donnée, du refus de la communauté despotique, englobante telle qu’elle
s’imposa
par exemple avec l’empire romain puis avec celui carolingien et avec
l’Église.
Autrement dit ces formes féodales, en
quelque sorte asphyxiées lors de la première phase du féodalisme,
s’épanouissent
à la suite des révoltes et des invasions de la fin du IX° et du X°
siècle. Elle
se maintiendront tant que règnera un certain équilibre entre
fonciarisation
(importance de la propriété foncière), puissance de l’unité supérieure
qui est
alors réduite tant en intensité qu’en extensivité, puissance de
l’Église qui
est certes importante mais qui ne parvient pas à se substituer à
l’Empire,
mouvement de la valeur qui est fort réduit au début de cette phase.
Cet épanouissement nous l’avons déjà
signalé quand nous avons indiqué qu’il y eut un moment où triompha le
schéma
tripartite indo-européen. Il est important de considérer ces formes de
relations inter-humaines pour noter leur artificialité – même s’il y a
une
tendance globale à constituer un tout organique – qui signifie,
avons-nous dit,
une modalité de sortie de la nature.
Rappelons tout d’abord la fonction
essentielle de ces hommes.
« Le devoir primordial était, par
définition, l’aide de guerre » (La
société féodale, p. 310).
« Le premier devoir du lignager
était la vengeance » (Idem, p.
311).
Ainsi la guerre est la médiation qui
fonde les relations.
« Contre tous, les vassaux doivent
aider le seigneur: contre leurs frères, leurs fils, contre
leurs
pères » (Livre des fiefs, cité
par M. Bloch, o.c., p. 329).
«Qui se donne tout entier fait,
par là même, abdication de sa responsabilité personnelle» (Idem, p. 329).
« Entendez leur fidélité à
l’hommage, laquelle primait donc la fidélité envers l’État » (Idem, p. 328).
En outre s’il y a une certaine tendance
à une individualisation, elle est très limitée. « Que même en
absence de
toute concession de terre, la fidélité tendit à unir moins deux
individus que
deux lignées, vouées l’une à commander, l’autre à obéir. Comment en
eut-il été
autrement, dans une société où les liens du sang avaient tant de
force » (Idem, p. 271).
Ce qui exprime
l’opérationnalité d’un compromis entre la vieille dimension
communautaire
et l’organisation des hommes en vue d’atteindre des objectifs
militaires.
«C’était comme une sorte de succédané ou de complément de la
solidarité
lignagère, devenue insuffisamment efficace, que les relations de
dépendance
personnelle avaient fait leur entrée dans l’histoire».
Un autre caractère du devenir de ces
relations dites personnelles, c’est qu’elles furent assez vite
supplantées par
le phénomène d’anthropomorphose de la propriété foncière. En effet la
guerre
plus ou moins continuelle avait pour but soit de conquérir des terres,
soit de
les défendre. C’est pourquoi leur octroi servit également de
récompenses pour
la fidélité. Si donc la guerre était la médiation des relations entre
hommes,
la terre était la médiation fondatrice de la totalité.
«Avec la prépondérance de
l’élément patrimonial la possession de la terre devient beaucoup plus
importante non seulement que les services mais que la fidélité
elle-même,
c’est-à-dire du lien juré entre le seigneur et son homme. L’aspect
patrimonial
s’autonomisait et prenait le dessus, tout le reste passait au second
plan et
subissait les lois régissant un bien économique, commercialisable et
accumulable. De là non seulement l’aliénabilité du fief mais aussi la
possibilité d’accumuler des fiefs en prêtant leur propre hommage à
divers
seigneurs, pratique qui se diffusera particulièrement à partir du XI°
siècle.
Au fur et à mesure que le fief devient
l’élément central du système, les clientèles purement vassaliques se
fragmentent, la territorialisation signe leur crise. À ce point on a
une césure
importante avec le monde de l’aristocratie romano-barbare, les francs y
compris, où les liens personnels avaient une fonction décisive. La
chevalerie
sera aussi la réponse à la perte de cohésion induite justement par la
diffusion
et l’affermissement du fief en tant qu’institution clef de la société
médiévale.
On passe du lien vertical de la trustis à
celui horizontal de la chevalerie » (Histoire
d’Italie et d’Europe, t. 1, pp. 307-308).
Le passage d’un phénomène vertical à un
phénomène horizontal correspond toujours à un éclatement d’un tout
organique :
isomorphie avec le mouvement de la valeur économique tel que nous
l’avons
exposé. On comprend donc que ce mouvement intervienne dans les
relations
féodales pour les faciliter: «L’homme qui cherchait
un protecteur
devait souvent acheter cette protection» (Idem,
p. 243), comme pour les dissoudre.
«Le développement d’une économie
monétaire mercantile et la reconstruction d’une structure étatique
apportèrent
des changements importants dans les rapports de seigneurie :
les
prestations en travail laissèrent la place à des impositions fiscales
payées en
argent, la condition du paysan dépendait plus de la terre sur laquelle
il
vivait que du lien avec le seigneur, l’abandon de terres serviles
pouvait
rendre libre de même que leur possession rendait serf» (Idem, t. 1,
p. 310).
Cependant par suite de cette
isomorphie, le mouvement de la valeur permettra de conserver les
vieilles
relations féodales ayant perdu leur substance, ainsi que le code
d’honneur,
jusqu’à la fin du XVIII° siècle. Ce n’est qu’avec la transformation de
la
valeur en capital dans la sphère de production que tout ceci fut réduit
à une
sphère exigüe de la société qui forma un groupe de pression au sein de
celle-ci: la droite classique[40].
Un autre phénomène particulier au
féodalisme qui est également une expression du refus de l’État sous sa
première
forme s’exprimant au travers de l’empire ou de l’Église est celui des
Communes,
que ces derniers essayèrent d’utiliser à leur profit. Il apparaît au
début
comme une sorte de phénomène communautaire[41]
qui
entre également en opposition aux pressions du système féodal et, en
Italie où
il s’affirma en premier, il est en rapport à un phénomène de
dissolution qui
fut plus important qu’ailleurs en ce sens que le système féodal parvint
difficilement à s’imposer et que l’on a pour ainsi dire une
prolongation de la
phase de dissolution de l’empire.
« Entre la fin du XI° et le début
du XII° siècle, naissent, dans la vallée du Pô, des institutions d’un
type
nouveau : les communes. Il
s’agit d’associations à travers lesquelles leurs participants, grâce à
un lien
de serment, mettent en commun (comme l’indique le mot lui-même qui
désigne la
nouvelle institution), tous les pouvoirs féodaux qui se trouvent à la
tête de
leurs cités, soit ceux qu’ils ont usurpés à des évêchés et à d’autres
centres
mineurs féodaux urbains ; soit ceux qui leur appartenait déjà
à titre
individuel, et à travers quoi ils s’engagent à pourvoir en commun à la
défense
de la cité, qui pour l’exercice de tels pouvoirs offre la protection de
ses
murs et des ses autres structures féodales […] la commune se constitue
entièrement à l’intérieur de l’ordre social et politique
féodal ; elle
demeure à l’intérieur de celui-ci, comme nous le verrons, durant tout
le cycle
de son histoire […]. Elle représente en réalité la recomposition
territoriale,
au niveau urbain, de pouvoirs féodaux séparés, et la concentration de
leur
exercice » (Histoire et conscience
historique, t. 1, p. 234).
«Vers la fin du XI° siècle
émergèrent et se manifestèrent dans toute l’Europe, avec une
impétuosité et une
vigueur croissantes, des mouvements d’autonomie et d’affirmation de sa
propre
indépendance de la part des petits feudataires vis-à-vis des plus
grands et de
la part du peuple vis-à-vis de la classe féodale. Ces mouvements
caractérisèrent les vicissitudes politiques et institutionnelles tant
du monde
urbain que du monde rural » (Histoire
d’Italie et d’Europe, t. 1, p. 167)[42].
Il est important de signaler que dans
l’Europe du Nord, en Rhénanie par exemple, les premières communes
naissent à la
suite de la première croisade. Elles sont bien l’indication d’un
phénomène de
réajustement de pouvoir au sein du corpus social plus ou moins organisé
selon
la division tripartite mais où prédomine le pouvoir des militaires, ce
qui ne
nie en rien le phénomène féodal, mais l’affirme au contraire puisque
nous avons
une augmentation du nombre de centres de pouvoir.
L’apparition
de ces communes exprime en même temps que le mouvement de la valeur,
énormément
réduit dans la phase antérieure, se redéploie. Il le fait dans
l’extensivité: reprise du commerce international dans une
amplitude
toujours plus grande, et dans l’intensivité en ce sens que les communes
ne
purent surgir que grâce à elle. En effet qu’est-ce qui pouvait assurer
le lien
entre les éléments disparates qui, au départ, les constituèrent, sinon
la
valeur.
C’est
à cause de cette dernière que le devenir de la commune, donc de la
ville va
finalement diverger au sein du système féodal.
En
effet au départ le commerçant, le bourgeois ensuite, se servent de
l’argent
pour acquérir la propriété foncière. Leur accession à un pouvoir est
médiatisée
par cette dernière. Mais assez vite s’affirmera une autre dynamique[43]
qui
conduira à l’affirmation d’autres relations fondant une humanité
particulière.
«Dès
le XI° siècle, par contre, aux mots de chevalier, de clerc, de vilain,
le nom
de bourgeois, français d’origine, mais vite adopté par l’usage
international,
s’oppose en un contraste sans ambiguïté […]. Un instinct très sûr avait
saisi
que la ville se caractérisait, avant tout, comme le site d’une humanité
particulière».
«Certes,
il ne serait pas trop aisé de forcer l’antithèse. Avec le chevalier, le
bourgeois de la première époque urbaine partage l’humeur guerrière et
le port
usuel des armes […]. Devenu riche, il se fera, à son tour, acquéreur de
seigneuries rurales.
« Essentiellement
il vit d’échange. Il tire sa subsistance de l’écart entre le prix
d’achat et le
prix de vente ou entre le capital prêté et la valeur de
remboursement » (La société féodale, p.
490).
« Pourvue
de franchises conquises par la violence ou obtenues contre deniers
sonnants,
organisée en groupe solidement armé pour l’expansion économique en même
temps
que pour les nécessaires représailles, la ville qu’il rêve de
construire sera,
dans la société féodale, comme un corps étranger » (Idem, p. 491).
Ce
phénomène se développe d’autant plus que l’on a anthropomorphose de la
propriété foncière, c’est-à-dire que la domination féodale devient plus
puissante et qu’en outre les campagnes auront été dépossédées de
l’artisanat. À
ce moment-là la vie à la campagne est asservissante tant sur le plan
politique
que sur le plan intellectuel parce que les paysans sont maintenant
confinés
dans une activité de production limitée qu’ils ne peuvent pleinement
effectuer
qu’avec l’aide de la ville. Ainsi s’effectue une séparation ville
campagne
fondant la classe de paysans «barbares» dont
parlait Marx.
«Le bourg constitue le premier
noyau de la ville: son apparition signe de ce fait une
différenciation
embryonnaire entre ville et campagne, qui maintenant pour la première
fois
devient possible après des siècles, à cause de l’accroissement de la
production
agricole, qui permit l’entretien de noyaux de population non dédiés à
l’agriculture » (Histoire et
conscience historique, t. 1, p. 191).
«Le féodalisme en tant que mode
de production comme nous l’avons vu, fut le premier dans l’histoire à
rendre
possible l’opposition dynamique
entre
ville et campagne » (Lineages of the
absolute state, p. 422).
Cette opposition fut fondée à partir du
développement du mouvement de la valeur en même temps qu’elle le
renforce.
Toutefois si la ville s’accapare l’artisanat celui-ci n’acquiert pas
une
autonomie étant donnée l’organisation des corporations et des jurandes,
organisation qui tend à limiter le mouvement de la valeur. Autrement
dit cette
dernière a servi à opérer une séparation à partir de laquelle
s’effectue une
organisation hiérarchique assez rigide qui tend dès lors à inhiber
toute
autonomisation.
Ainsi si "Stadtluft macht
frei" (l’air de la ville rend libre) est vrai à l’origine
pour toutes les
couches sociales, cela ne le sera plus ultérieurement que pour les
riches
marchands ou maîtres artisans parce que le menu peuple (il popolo
minuto), lui,
subira un assujettissement de plus en plus dur[44].
En outre les villes dérivant de
Communes ou de centres mercantiles furent le lieu de heurts importants
entre
propriété foncière et mouvement de la valeur. Ce n’est que lorsque
celle-ci
tendit à s’autonomiser que l’artisanat put réellement devenir une
activité pour
soi et donc exaltée en tant que telle, fournissant ainsi une base pour
le
développement de l’art uni à la science, puis à l’autonomisation de
celle-ci ; ce qui adviendra au cours de la troisième période
du
féodalisme.
Nous avons donc diverses sorties de la
nature: celle féodale proprement dite avec ses relations
personnelles
artificielles, sa hiérarchisation tendant à former un corpus et son
code de
l’honneur; celle féodale au départ, mais qui entre rapidement
dans le
cycle de la valeur: humanisme et phénomène démocratique
surtout par
réaction aux pouvoirs hiérarchisés.
En rapport avec cette dynamique de
recherche de modalités de rapports interhumains, il y a un recours
également à
un corpus de règles codifiées au cours de l’époque
précédente: le droit
romain.
«Partout, au cours du XII°
siècle, le droit romain pénétra dans les écoles. Il s’enseignait par
exemple,
vers 1170, côte à côte avec le droit canon, à l’ombre de la cathédrale
de
Sens ».
« Ce ne fut pas, à la vérité, sans
soulever de vives inimitiés. Foncièrement séculier, il inquiétait,
par son
paganisme latent, beaucoup d’hommes d’église. Les gardiens de la vertu
monastique l’accusaient de détourner les religieux de la prière. Les
théologiens lui reprochaient de supplanter les seules spéculations qui
leur
parussent dignes des clercs» (Idem,
p. 176).
L’importance de ce droit dérive du fait
qu’il concerne en grande partie les relations entre hommes (les femmes
étant
dominées). Même si elles étaient médiatisées par la valeur, elles
pouvaient
fournir un cadre pour la restructuration d’une convivialité qui n’était
plus
immédiate.
«Développé graduellement à
partir de 300 av. J. C. le système légal romain en vînt à se préoccuper
essentiellement de la régulation des liaisons (relationships) de
contrat et
d’échange entre citoyens privés » (P. Anderson, Passages
de l’antiquité au féodalisme, p. 65).
Le rapport propriété foncière/valeur
s’affirme également dans la constitution des républiques maritimes qui
apparaissent d’abord en Italie où le phénomène urbain s’était le mieux
maintenu. «Si dans le reste de l’Europe c’est le bourg de la
cour
seigneuriale qui tend à évoluer en ville, en Italie se sont plutôt les
villes
romaines préexistantes qui tendent à fonctionner à l’origine en tant
que bourgs
de cours seigneuriales» (Histoire
et conscience historique, t. 1, p. 195).
Autrement dit la propriété foncière ne
peut pas être le support de la totalité des phénomènes du procès de vie
social,
tôt ou tard elle a besoin de la valeur et, dans ce cas, avant de se
heurter à
celle-ci elle lui sert de complémentaire. Ainsi se développèrent
Amalfi,
Venise, Gênes, Pise, etc., dont nous avons déjà signalé le rôle
important lors
des croisades.
Ici se manifeste un phénomène de
continuité: toutes les républiques maritimes qui surgissent
en Italie le
firent dans d’anciens domaines byzantins qui avaient maintenu une
tradition
maritime. Par delà la phase byzantine, on a continuité avec la phase de
développement
intense de la valeur à l’époque romaine. Ainsi dans toutes les
républiques avec
des déterminations variées (dont certaines sont de nature militaire,
comme la
nécessité de lutter contre les incursions arabes), l’État sous sa
deuxième
forme, c’est-à-dire médiatisée par la valeur, s’affirme à nouveau.
Ce type de république se généralisera –
avec des variantes – dans toute l’Europe. Elles deviendront autant de
lieux de
cristallisation du capital sous sa forme mercantile (présupposé du
capital dans
sa forme développée) qui auront une influence déterminante pour
l’expansion de
celui-ci à l’échelle de toute la partie occidentale du continent
européen.
Autrement dit les différentes républiques, les Communes et même les
différents
centres seigneuriaux sont autant de sujets d’échanges essentiels pour
un ample
devenir du mouvement de la valeur. Donc, encore une fois, si le
féodalisme
s’implante en Occident à un moment de régression de celle-ci, il
contribua, par
son propre mouvement de fragmentation, à créer des conditions
favorables pour
son redéploiement avec une grande ampleur en extensivité et
intensivité, bases
pour l’affirmation du capital.
Nous ne développerons pas le procès de
l’affirmation de la valeur en
tant que
médiation de l’instauration d’un nouveau pouvoir dans toutes ces
villes, cela
est assez évident. En revanche il est nécessaire d’insister sur le fait
qu’elles furent des centres à partir desquels tendit à s’affirmer une
sorte de
sortie de la nature déjà esquissée avec les grecs et les romains et qui
s’affirme également dans les communes au fur et à mesure que celles-ci
furent
dominées par le mouvement de la valeur qui se traduit par un
anthropomorphisme
important: l’humanisme avec une dimension universaliste
s’exprimant au
travers de la tolérance; une exaltation de l’art en tant que
procès non
seulement d’une représentation de cette sortie hors nature, mais d’une
intervention sur cette dernière. Ceci s’affirmera surtout au cours de
la
troisième période (mi-XIV° à fin XVIII° siècle), moment où surgira la
science.
Le développement des villes signe une
défaite du mouvement monachique dans la mesure où il y a création
d’universités
qui détruisent le monopole des moines sur la transmission de la
culture. En
outre dans la mesure où la thématique monacale consistait en une sortie
du
monde en place, le surgissement d’autres centres d’effectuation du
procès de
connaissance remet en cause la validité d’une telle thématique. Se pose
alors
celle d’une réconciliation avec le monde. Or c’est à peu près à la même
époque,
au XIII° siècle, que se constitue l’œuvre affirmant le compromis par
excellence
entre la thématique chrétienne et tout le procès de connaissance
engendré par
le mouvement de la valeur, l’aristotélisme. Il s’agit du thomisme.
Ainsi l’époque féodale se caractérise
par la manifestation de diverses tentatives de résoudre la relation de
l’espèce
à la nature. En dehors de celle tendant à une réintégration plus ou
moins
importante grâce à la reconstitution de communautés immédiates, il y a
en fait
diverses modalités de sortie de celle-ci qui précèdent celle réalisée
par le
capital et qui ne sont pas obligatoirement en filiation, même en ce qui
concerne celle fondée sur le mouvement de la valeur parce que dans ce
cas le
référent et le référentiel sont encore l’homme, la femme.
En conséquence la société féodale est
traversée de mouvements centrifuges importants qui aboutissent vers le
milieu
du XIV° siècle à une immense crise (bien qu’elle fusse précédée par
diverses
tentatives de compromis) au cours de laquelle beaucoup de
déterminations du
mode de production féodal vont disparaître, surtout en Italie où le
servage
n’existe plus dès le début du XIV° siècle ceci en relation avec la
dynamique du
développement urbain.
La crise va être d’autant plus grave
qu’à l’inverse de la phase précédente l’État sous sa première forme ne
s’est
pas réimposé sur une vaste aire; ce qui n’empêche pas que la
dynamique de
l’unité supérieure au sein du monde profane ne se soit à nouveau
effectuée mais
à partir d’aires plus réduites: les nations et ceci surtout
en France, en
Espagne, en Autriche, mais dans une moindre mesure en Angleterre (ce
qui sera
déterminant pour le surgissement du mode de production capitaliste dans
ce
pays).
Ce qui a été à la fois un phénomène de
dilacération du monde féodal en sa totalité, et un phénomène de
recomposition,
d’unification en ce qui concerne les diverses aires où cette unité
supérieure
eut tendance à s’affirmer d’autant plus qu’elle ne put le faire qu’en
essayant
d’intégrer les relations féodales des chevaliers, comme cela s’était
opéré lors
de la phase précédente et, dans une mesure sans cesse plus ample, les
relations
bourgeoises fondées sur le mouvement de la valeur.
Cette affirmation de l’unité supérieure
est très manifeste en France au cours du XIV° siècle. Le roi Philippe
le Bel se
proclame officiellement en 1313: "empereur dans son
propre
royaume". Ce qui fut également déterminant c’est que ceci se
produisit au
cours de son conflit avec la papauté; ce qui réactualisait
celui entre
Empire et celle-ci. Avec toutefois une différence essentielle, c’est que
cette
fois cela se conclua par la défaite de cette dernière (ce qui contribua
également à la crise de la société féodale) qui ne pourra retrouver
puissance
et rayonnement que sur la base du sacré, entraînant ainsi la séparation
définitive.
Donc répétons-le, au cours de la
période féodale sensu stricto, proprement dite, on a eu coexistence des
divers
phénomènes que nous avons vu se manifester à partir de l’éclatement de
la communauté
primitive et l’on peut considérer que c’est la phase où cette
coexistence se
vérifie le mieux (on peut même dire qu’on a une sorte de symbiose),
tandis que
la crise de la société féodale correspond au fait que la coexistence
n’est plus
possible à cause particulièrement du phénomène d’autonomisation de la
valeur et
de la tendance de l’unité supérieure dans sa dimension profane à se
recomposer
ce qui tend à la réimplantation d’un État de la première forme sur un
corpus
social désormais divisé en classes quoiqu’il y ait tendance à leur
négation pas
seulement à partir de la base, mais à partir de l’unité supérieure
elle-même.
Cette crise[45]
est
également liée à un déséquilibre au sein de la biosphère en rapport à
l’activité destructrice des hommes au cours des siècles :
déforestation,
épuisement des sols à la suite de culture ou d’élevage intenses. Ceci
provoqua
des chutes du volume de la production agricole et des famines ce qui
fragilisa
les populations les plus pauvres qui furent plus sensibles à diverses
maladies.
En outre ces dernières sont elles-mêmes liées à un déséquilibre au sein
de la
biosphère. L’exemple le plus fameux est la grande peste du milieu du
XIV°
siècle.
On doit également tenir compte de la
fragilisation psychique de toutes ces populations qui effectuaient une
sortie
de la nature mais qui n’avaient pas encore produit une représentation
adéquate
justifiant cette sortie et apte à leur instaurer une sécurité. Ce n’est
pas une
pure coïncidence si à partir de ce moment-là la folie devient une
question
sociale.
Nous étudierons les diverses révoltes de cette époque dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature tandis que dans celui sur l’assujettissement des femmes, nous mettrons en évidence que lors de chaque crise importante de la société, tout particulièrement en Occident, il y a une tendance à détruire leur puissance. Ainsi lors de la crise de la fin de la deuxième phase du féodalisme, commencent à se produire les procès en sorcellerie qui permettront de brûler un très grand nombre de femmes.
9.2.6.1.3.11. La troisième période de la société
féodale, du féodalisme est caractérisée par une dynamique qui
apparemment
décalque celle des deux premières, avec au début une phase de
dissolution, mais
sans invasion cette fois, et une affirmation de l’unité supérieure
profane à
travers la monarchie absolue (rapport à l’État dans sa première forme),
de même
que de celle sacrée (après avoir été fortement menacée par le mouvement
conciliaire), avec une réaffirmation du mouvement
communautaire ; mais il
y a un recul du mouvement de parcellisation-fonciarisation et un
développement
énorme du mouvement de la valeur qui se transforme en capital, ce qui
détermine
l’affermissement de la seconde forme d’Etat (cf. Angleterre, Pays-Bas),
tandis
qu’ailleurs l’État sous sa première forme est amené à englober
le mouvement de la
valeur et du capital (cf. le capitalisme d’État). Ce qui fait qu’à
l’échelle de
l’Occident proprement dit nous avons en définitive, jusqu’à la fin du
XVIII°
siècle, prépondérance des formes de domination féodale, de la propriété
foncière et ce même dans des pays où le capital a triomphé comme
l’Angleterre,
du fait que les anciennes représentations n’ont pas été totalement
éliminées et
qu’en conséquence hommes et femmes recourent aux antiques opérateurs de
positionnement (fonctionnant à partir du moment où s’impose la
dynamique de
séparation d’avec la nature) tel que la propriété foncière.
Autrement dit le mouvement de la
valeur, celui du capital ne sont pas assez puissants pour bouleverser
totalement le procès de connaissance dans l’ensemble de la population.
Ils ne
peuvent pas être des principes fondateurs. Au contraire nous pouvons
considérer
cette période comme étant celle de l’instauration du mode de production
capitaliste en Occident. Ainsi cette période va selon nous du milieu du
XIV°
siècle à la fin du XVIII° avec la révolution française qui n’a toute
son
importance qu’à cause de la révolution industrielle en Angleterre.
On peut également indiquer que depuis
la crise du milieu du XIV° siècle on a la mort potentielle du
féodalisme:
il n’est plus le principe déterminant, actif de la société. La
disparition du
servage, l’évanescence de l’importance des relations personnelles en
sont le
témoignage. Demeure encore la puissance de la propriété foncière à
l’échelon
local; mais progressivement celle-ci perdra de son importance
et elle ne
dominera plus que par la représentation (aspect formel de la
domination). Ceci
sera accusé au fur et à mesure du développement du marché.
Ainsi ce qui l’emportera ce sera un
phénomène qui eut certes une grande importance dans les autres phases
mais qui
est en réalité bien antérieur à elles: l’unité supérieure en
rapport à la
première forme d’État : la monarchie absolue, tandis que sur
le plan du sacré,
la papauté reprend sa prééminence au sein de l’Église.
Nous l’avons déjà exposé et nous y
reviendrons dans le chapitre sur le capital, le mouvement de la valeur
n’est
apte qu’à développer la dimension de la totalité en tant que diversité,
elle ne
parvient pas à fonder une totalité unité, c’est-à-dire en définitive à
s’instaurer en communauté. Le capital y parvient, il fonde une totalité
unité
tout en intégrant celles qui avaient pu opérer avant lui.
En conséquence avant de développer ces
divers aspects dans le chapitre sur le capital, il convient d’indiquer
dès
maintenant ce qu’il y a d’essentiel en cette période qui va du milieu
du XIV°
siècle à la fin du XVIII° siècle en Occident.
Nous avons déjà indiqué le phénomène de
dissolution en rapport à des luttes sociales de grande envergure qui
eurent
lieu non seulement à la fin du XIV° siècle mais aussi au XV° avec les
puissant
mouvements hérétiques, et nous pouvons anticiper en disant que la
problématique
fondamentale de ces mouvements s’épuise plus ou moins en triomphant
lors de la
révolution anglaise de 1640 ainsi qu’à travers la colonisation de l’Amérique
du Nord,
dans ce qui deviendra les USA. La révolution anglaise est le point de
départ d’un
nouveau cycle qui se conclura avec la révolution française de 1789 qui
est un
phénomène généralisateur.
À la faveur de ce phénomène de
dissolution, la communauté dans sa dimension immédiate tend à se
recomposer,
comme le montre l’établissement des marches (mark) en Allemagne
qu’Engels a
étudié et que P. Anderson a précisé (cf. Passages
de l’antiquité au féodalisme, p. 148).
Un autre phénomène de très vaste
ampleur sur lequel il nous faudra revenir est celui de l’élimination du
pouvoir
des femmes, de leur puissance, à travers les procès pour sorcellerie
qui
fleurissent au XV° et surtout au XVI° siècle. Cela correspond à la
montée d’un
nouveau mode de production, le mode capitaliste qui implique une
séparation
nette d’avec la nature ce qui impose une représentation
nouvelle: la
science qui pour triompher doit éliminer toutes les autres
représentations; on peut même dire tous les autres procès de
connaissance. Celui des femmes, surtout dans les campagnes encore lié à
un
procès de vie en liaison avec la nature, était un obstacle, un verrou
pour
l’épanouissement du mode d’appréhender le monde en rapport avec le
nouveau
comportement des hommes qui, nous le verrons, implique le triomphe de la
production pour
la production, l’exaltation du faire non lié à la nature, mais
fondateur de la
substitution, etc.[46]
Ce qui est déterminant dans cette
longue période c’est donc, en rapport avec le surgissement du mode de
production capitaliste, l’instauration de trois classes: les
propriétaires fonciers tant dans leur dimension déterminée par la
propriété
foncière telle qu’elle opérait sous le féodalisme, qu’ensuite dans leur
dimension de propriétaires fonciers capitalistes, chez qui prédominent
les
principes d’autorité, d’enracinement, de hiérarchisation en rapport à
la
vieille représentation; les bourgeois qui deviendront les
capitalistes, représentants
et défenseurs du mouvement intermédiaire, la valeur devenant capital,
adeptes
de la libre concurrence, de la mobilité; les prolétaires
n’ayant que leur
force de travail partisans, dans la mesure ils ne sont pas dominés par
les
représentations des deux autres classes, d’une entraide, d’un
mutualisme.
Les premiers sont partisans de l’État
de la première forme et veulent englober les contradictions, sont
partisans en
définitive d’un schéma corporatiste. Les deuxièmes préfèrent un État du
second
type, État opérateur au service du mouvement intermédiaire et
s’opposant donc à
la première forme parce qu’elle tend à freiner celle-ci. Les troisièmes
s’opposent, dans les périodes de crise – même s’ils n’en ont pas
conscience –
aux deux formes d’État. En revanche, dans les périodes d’accalmie
sociale,
étant donné qu’ils sont pour l’union et l’entraide, ils sont amenés à
accepter
le schéma corporatiste proposé par les adeptes de la première forme
d’État.
Ajoutons que comme nous le montrerons
ultérieurement les positions de ces diverses classes évoluèrent en
oscillations
complexes durant la période envisagée.
Cependant le devenir social au cours de
cette dernière ne peut pas se comprendre si on ne tient pas compte de
la
portion de la population la plus importante: la paysannerie
qui dans les
moments de crise sociale tend à refuser fondamentalement la première
forme
d’État et à restaurer l’antique communauté, tandis qu’elle l’accepte
dans la
phase de calme social parce que la représentation qui lui est liée
consacre
tout de même sa réalité au travers du schéma corporatiste. En revanche
la
deuxième forme d’État médiatisée par le mouvement de la valeur, qui
triomphe
avec le passage de celle-ci au capital, est liée à l’élimination des
paysans: l’expropriation primitive dont parla Marx[47].
Ensuite nous devons avoir présent à
l’esprit l’importance de l’immense expansionnisme occidental, qu’on
peut
comparer à celui des croisades, déterminé à la fois par un phénomène de
fonciarisation et par celui de la valeur comme nous le verrons en
rappelant les
études de Marx sur l’accumulation primitive du capital, et qui permit
l’expansion des deux phénomènes à la fois, réactivant même deux
possibles
intégrés, comme on peut le constater lors de la colonisation des deux
Amériques. Et,
nous ajouterons, que dans une certaine mesure le phénomène foncier
l’emporta
dans l’Amérique du Sud (à laquelle il faut ajouter le Mexique), tandis
qu’au
nord ce fut le phénomène de la valeur.
Une autre caractéristique de cette
période c’est la montée de l’individualisme qui est favorisé par le
mouvement
de la valeur en même temps qu’il est une présupposition à son plein
développement et à son accession au capital. Or celui-ci est
inséparable du
mouvement de laïcisation-profanisation de la représentation. Tout
homme,
ultérieurement toute femme, peut représenter un groupe social
déterminé, un
phénomène social, etc. Ce n’est plus seulement un être humain déterminé
qui
accède au rang de l’unité supérieure et la représente, l’incarne, mais
c’est n’importe
qui. Evidemment il y a une médiation qui est fondée par la valeur ou le
capital. Ne peut le faire que celui qui accepte (consciemment ou non) les
données
fondamentales du phénomène capital. Au cours de cette laïcisation il y
a perte
de la dynamique de l’incarnation ce qui est lié à l’abstraïsation
nécessaire au
triomphe de la représentation.
Ce n’est qu’avec la généralisation de
cette dernière que la deuxième forme d’État l’emporte et s’impose sur
de vastes
territoires (ce qui ne put se réaliser dans l’antiquité). En faisant un
saut
jusqu’à nos jours, on note a posteriori l’essentialité de ce phénomène
d’autant
plus qu’à l’heure actuelle où le phénomène État s’est dissous dans la
communauté capital et où l’État en tant que corps
constitué (avatar du phénomène
d’incarnation) est réduit à un entreprise racket, se développent des
théories
selon lesquelles il faut dépasser la représentation, ce qui reflète en
quelque
sorte le posé de l’immédiateté du capital en tant que communauté et,
dans une
certaine mesure, de son évanescence en tant que principe déterminant de
l’organisme social-communautaire.
Enfin nous devons signaler qu’au cours
de cette période se sont affirmées, tout au moins sur le plan de la
représentation, deux modalités de la sortie de la nature:
l’humanisme du
XVI° siècle et l’Aufklärung-illuminisme du XVIII° siècle. À travers ces
deux
mouvements s’est imposée l’idée qu’il était possible d’utiliser le
mouvement de
la valeur pour réaliser une donnée qu’on pourrait dire naturelle de
l’espèce. La
première s’occupe de l’homme en sa totalité; la seconde opère
une
réduction et une abstraction, étant donné que c’est la raison qui est
le
principe fondateur d’un autre mode de vie. Dans les deux cas, il y a
exaltation
d’un faire. Il est plus intégrateur pour le premier puisqu’il unit
science et
technique (idéal de l’ingénieur), plus réduit pour le second puisqu’il
tend à
se limiter au procès de connaissance. Nous verrons en quoi ils sont des
présuppositions à l’instauration de la domination du capital sans être
réellement en continuité avec ce dernier.
Nous avons un peu plus insisté sur
l’époque féodale, et nous y reviendrons dans 9.2.6.7., parce qu’elle
s’offrait
de façon emblématique à l’illustration de notre thèse centrale qui est
la
suivante: il n’est pas possible d’étudier les événements
successifs
constituant ce qu’on nomme histoire de l’espèce en se limitant à
l’étude de la
succession des modes de production. Nous ne prenons en considération
que cette
théorie dénommée marxisme parce que c’est la seule qui présente une
certaine
consistance et une cohérence réelle permettant de comprendre et
d’exposer ce
qui fut. Elle est selon nous insuffisante parce qu’elle pose des
invariants qui
souvent n’en sont pas, c’est-à-dire qu’ils sont en fait des produits
d’un
certain devenir de l’espèce à des périodes données dans des zones
précises. En
outre elle ne prend pas assez en compte la volonté des hommes et des
femmes,
l’importance de leurs désirs et de leurs représentations. Non pas que
nous
considérions que ceux-ci peuvent faire ce qu’ils veulent et que leur
volonté
soit déterminante dans l’engendrement des résultats de leurs actions,
mais nous
sommes convaincus que pour comprendre en profondeur les phénomènes de
continuité et de discontinuité, il faille avoir toujours présent à
l’esprit ce
que visaient les hommes et les femmes lorsqu’ils entraient dans des
rapports
déterminés, lorsqu’ils participaient à des phénomènes de vaste
amplitude dont
ils avaient rarement conscience. Voilà pourquoi il nous semble
essentiel de
constater le surgissement de la thématique du pouvoir, de la dépendance
et que
ce qui fut dès lors visé c’est la reformation de la communauté, éviter
la
dépendance, accéder à la sécurité.
La formation du féodalisme se prêtait
fort bien à l’illustration de notre thèse du fait de la tentative de
faire
autre chose qui se pose lors de la dissolution de l’empire romain. On
peut
alors mettre en évidence que la formation d’un mode de production
nouveau est
un moment secondaire car ce qui prime c’est la forme de la communauté,
ne
serait-ce qu’à cause du phénomène du rejet de la production. En
revanche, nous
l’avons déjà indiqué, la thématique du mode de production devient
prépondérante
lorsqu’il s’agit de l’advenue du capitalisme, parce qu’avec lui la
production
devient essentielle puisqu’elle va permettre de porter à bout le
phénomène de
substitution dont nous avons parlé au sujet de la valeur;
elle va
permettre la création d’un monde hors nature ce qui parachève la
séparation
d’avec celle-ci.
[1] P. Anderson met bien en évidence ce phénomène, en particulier pour les communautés de village. Cf. Passages de l’antiquité au féodalisme, éd. Verso, p. 122.
[2]
Kropotkine
dans son ouvrage sur la révolution française, La Grande
Révolution, mit
en évidence la dimension communautaire qui se manifesta en cette
révolution.
Nous le fîmes également dans notre étude sur le mouvement ouvrier
français
lorsque nous analysâmes les origines de celui-ci. Cf. Caractères
du
mouvement ouvrier français, Invariance, série I, n°10. Ce
texte sera
prochainement republié dans un numéro spécial.
[3]
Cette
volonté de se suffire à soi-même, la recherche d’une autonomie
fondamentale,
nous les verrons s’affirmer dans d’autres circonstances et sur d’autres
bases.
Alors l’individu en voie d’autonomisation, va s’appuyer sur un faire
pour se
réaliser. D’où l’importance de celui-ci au XVI° siècle. On peut dire
qu’il
débouche dans l’humanisme et dans le mercantilisme, phase juvénile
d’affirmation du mode de production capitaliste. Cet idéal se
réimposera à
nouveau avec l’instauration du capitalisme en sa phase industrielle et
la
montée de l’entreprise en tant qu’organisation fondamentale de
production : on aura alors le self-made man.
Cet idéal sera à la fois englouti et exalté par la publicité. Celle-ci, on y reviendra, intègre toutes les conduites d’individualisation (comme celles qui s’affirment dans les poèmes homériques, quand les héros se vantent, se publicisent), et plus généralement toutes les conduites de sortie de la nature.
[4]
Dans
la perspective marxiste, surtout chez Bordiga, la révolution, moment
culminant
de la lutte des classes, est ce qui élimine, permettant à la nouvelle
société
incluse dans l’ancienne de s’épanouir. Il fut affirmé, littérairement,
qu’elle
était l’accoucheuse de l’histoire.
On peut considérer que le phénomène
de lutte de classes est déterminant au sein d’un mode de production
pour
assurer sa dynamique, lui permettant d’effectuer tous ses possibles.
Mais
est-il suffisant pour assurer l’émergence d’un nouveau ? On
peut répondre
oui lorsqu’il s’agit effectivement d’une dynamique de production. Ainsi
cela
est vrai pour le passage du mode de production féodal à celui
capitaliste. Il
semble bien qu’on puisse en dire autant pour l’instauration du mode de
production esclavagiste. En revanche, cela est plus discutable si l’on
s’occupe
du mode de production asiatique parce que nous avons vu que dans ce cas
la
production n’accède jamais à une autonomisation comme cela se vérifie
en
Occident. Enfin, le passage à ce qu’on appelait le communisme que nous
préférons nommer phase de réalisation de la communauté humano-féminine
intégrée
dans la nature, la lutte de classe n’est plus opérationnelle parce que
le
capital lui-même dans son développement déterminé par son opposition au
prolétariat est parvenu à l’instauration d’une communauté. En outre,
une
immense discontinuité est nécessaire qui ne peut être effectuée que
grâce à une
vaste symbiose entre diverses communautés, supports d’une contribution
tirée de
divers moments du développement de l’espèce ; et entre
celles-ci et toutes
les espèces du monde vivant.
Nous n’avons plus à éliminer, ni à
favoriser un accouchement. Il faut créer.
[5] Cf. Ce monde qu’il faut quitter, Invariance, série III, n°5, 1974. Nous avons déjà indiqué – mais nous devons le préciser – quel est ce monde. Il faudra surtout préciser quelle nouvelle dynamique il nous faudra emprunter pour ne pas retomber dans une errance (Cf. Errance de l’humanité, Invariance, série II, n°3, 1973).
[6]
Cette
prise de position montre que la communauté monastique se pose en
négatif par
rapport à ce qui est dominant dans la société : la pauvreté
s’oppose à la
richesse, la chasteté à la sexualité (à fortiori à l’incontinence),
l’obéissance à la volonté de dominer. Autrement dit, il y a mouvance au
sein de
la séparation et c’est seulement un des termes qui est privilégié.
En outre, si on envisage le
phénomène monachique surtout en sa phase initiale, il semble bien que
sa
finalité soit en rapport avec « une conception aristocratique
de l’oïtium
de la vie non productif au sens socio-économique, mais surproductif du
point de
vue spirituel et dans le meilleur des cas du point
de vue
intellectuel » (Article « Monachisme », in
Encyclopédia
Universalis, 1968).
Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur les réactions au devenir hors-nature et en particulier sur la prise de position des philosophes grecs qui est simplement signalée dans l’article susmentionné. On reviendra également sur la question des anachorètes et sur leur disparition assez précoce et sur les ressemblances entre les mouvements de sortie du monde en Egypte et en Inde.
[7] Saint Augustin, contemporain de la chute de Rome aux mains des barbares opère, en définitive, un compromis entre les exigences du référentiel communauté chrétienne et les données de la société antique. Le titre de son ouvrage La société de Dieu l’exprime déjà à suffisance. Il ne s’agit pas de la communauté des chrétiens. En revanche, sous le féodalisme et jusqu’à l’époque moderne la volonté de restaurer la communauté primitive chrétienne conçue en fonction des exigences du moment, mais toujours en tant que négation de la société en place, à une très grande puissance au sein de tous les mouvements qui remirent en question l’ordre existant.
[8]
Autrement
dit on peut penser que le mouvement monachique exerça un frein au sein
de la
population qui tendait à aller bien au-delà des moines dans le refus du
monde
antique.
Donc en définitive en le considérant
dans toute sa dimension historique et dans son rapport à la société
esclavagiste ce mouvement monachique représente un compromis entre le
rejet
total de toutes les déterminations engendrées par le procès historique
et
l’essai de sauver ce monde, ce qui conduisit à opérer au sein de la
séparation.
On exalte beaucoup en Occident (surtout chez les catholiques) le rôle des moines dans la conservation de la culture, donc leur activité anti-obscurantiste ! Toutefois on oublie que l’Eglise dans son ensemble (donc pas seulement les moines) a conservé ce qui était compatible avec sa doctrine et qu’elle a détruit une grande quantité d’œuvres de ce qui fut dénommé paganisme à partir du moment où il fallut définir ce contre quoi le christianisme se posait. C’est en réalité grâce aux arabes que les œuvres de l’antiquité ont été connues.
[9]
« Le
pontificat de Grégoire le Grand (590-604) marque dans l’histoire de
l’Eglise et
de l’Europe le début du grand procès de diffusion de la foi parmi les
peuples
germaniques, scandinaves et slaves. Le mouvement missionnaire est
accompagné
par un procès d’acculturation des peuples convertis, qui investit tout
les
domaines, depuis celui de l’enseignement à celui de la politique des
monarchies
devenues chrétiennes. On assiste donc à une construction de grandes
dimensions,
celle de la chrétienté médiévale européenne et d’une civilisation qui
veut
tirer son inspiration de la nouvelle foi. » (Histoire
de l’Italie et de
l’Europe, t. 1, p. 209). L’auteur note ensuite que le
phénomène se termine
avec le pontificat de Sylvestre II (999-1003).
On peut indiquer qu’on a également
un développement intensif en ce sens que le procès d’évangélisation
concerne
aussi des zones formellement acquises au christianisme, avec
l’élimination
d’hérésies primitives comme l’arianisme (VII° siècle).
Cette évangélisation put réussir
parce qu’elle s’appuyait sur des actions « sociales »
importantes. Il
s’agit tout particulièrement de l’organisation de l’assistance aux
pauvres que
l’Eglise mit au point grâce à l’obtention de diverses donations. Ceci
commence
dès le V° siècle pour s’épanouir au VI° en ce qui concerne, par
exemple, la
matricule, « liste sur laquelle on inscrit des pauvres
auxquels on verse
une part réservée » (J.-L. Goglin, Les misérables
dans l’Occident
médiéval, éd. du Seuil, p. 33).
On ne doit pas oublier non plus, le rôle du pouvoir profane dans la christianisation. Ainsi Ch. Martel favorisa l’œuvre d’évangélisation des moines ; car la pénétration du christianisme dans le milieu paysan permettait de diffuser une représentation légalisant la fidélité des hommes et des femmes au souverain. C’est à cette époque que se crée le terme de paganisme pour désigner les formes religieuses du monde antique qui survivaient puissantes en milieu paysan (pagi = agglomérations rurales; cf. Histoire et conscience historique, t. 1, pp. 138-139).
[10]
On
peut considérer la Réforme comme un phénomène de christianisation
intensive
(selon l’intensivité) ne se faisant pas à partir d’un corpus spécialisé
d’hommes et de femmes; d’où la non nécessité des moines.
C’est le
triomphe de l’intériorisation : « Luther
a, il est vrai, vaincu la servitude par dévotion,
parce qu’il l’a remplacée par la servitude par conviction.
Il a brisé la foi en l’autorité parce qu’il a restauré
l’autorité en la foi. Il a transformé les prêtres en laïcs parce qu’il
a métamorphosé
les laïcs en prêtres. Il a libéré l’homme de la religiosité parce qu’il
a fait
de la religiosité l’intérieur de l’homme. Il a libéré le corps des
chaînes
parce qu’il a enchaîné le cœur » (Marx, Pour
la critique de la philosophie du droit de Hegel, traduction
dans Invariance, Novembre 1968, p. 35).
En définitive cette forme de christianisation plus intense sera très efficace pour diffuser et maintenir le christianisme au cours des périodes successives où s’affirmer le mode de production capitaliste. En revanche en France, au milieu de ce siècle, on a eu une reprise d’une forme de missionnariat comparable à celle des moines de l’époque féodale : les prêtres ouvriers. Dans une certaine mesure le mouvement de la théologie de la libération procède de cette dynamique. Toutefois on constate, que dans les deux cas, le phénomène monachique est absent. Ceci indique que désormais triomphe l’accommodation avec le monde en place. On doit noter également que ces mouvements manifestent plus ou moins la dimension de la totalité en tant que diversité ce qui engendre la réaction violente de l’unité supérieure : la papauté.
[11]
Nous
avons déjà noté que cette conception reflétait l’antique conception de
la
puissance du verbe et que la création ne pouvait en aucune façon se
produire à
partir de rien.
[12]
Cette
activité des moines a fait que certains les considèrent presque comme
des
précurseurs du capitalisme. Toutefois il faut bien considérer deux
phases dans
le développement des monastères : la première où, à l’encontre
des
théoriciens de la société antique, les moines valorisent le travail (en
ce sens
ils rompent avec l’oitium) et où ils dressent une organisation
rigoureuse du
mode de vie (rupture avec les rythmes cosmiques, séparation d’avec la
nature,
fondement d’une mécanisation) ; il y a donc ritualisation de
tous les
moments de la vie qui se caractérise par un procès non fragmenté. La
seconde où
les monastères sont devenus de gros centres de production ; il
y a toujours
ritualisation mais le procès de vie est fragmenté. C’est surtout à
propos de
cette seconde phase que les remarques de L. Mumford ont une certaine
pertinence.
Á
la citation faite dans le corpus du texte, ajoutons celle-ci :
«La
mécanisation monastique elle-même faisait partie d’une rationalisation
générale
embrassant tout le processus technologique » (Idem,
p. 360).
D’un
point de vue global, on peut considérer que la société féodale, à
l’inverse de
la société antique, accepte la malédiction du travail (après avoir
essayé de
l’intégrer). Dès lors il faut trouver un moyen de diminuer la fatigue,
d’économiser le temps. S’enracine alors une donnée du progrès sur
laquelle nous
reviendrons, et nous montrerons qu’à l’intérieur d’un arc historique
restreint
cela peut paraître ainsi mais non si on tient compte d’une durée plus
vaste.
Les
moines opérèrent donc dans leur perspective de réalisation d’un mode de
vie où
Dieu remplace la nature. En conséquence ils durent recourir à diverses
prothèses. Celles-ci purent ultérieurement être reprises par le
mouvement du
capital. Il n’y a pas toutefois de filiation directe entre les deux.
Chez
Mumford les monastères apparaissent comme un moment de recomposition de
la
mégamachine qui se réalise avec le capitalisme. Nous ne pouvons pas
être
d’accord avec l’ensemble de cette thématique, particulièrement avec
l’idée
d’une mégamachine dans l’antiquité (il s’agit en fait de la communauté
abstraïsée où l’esclavage n’a pas l’importance que lui donne Mumford),
ainsi
qu’avec son appréhension du christianisme.
«Le
christianisme non seulement reconstitua les forces d’origines qui se
trouvaient
combinées dans la mégamachine, mais ajouta précisément l’unique élément
qui
manquait : une consécration à des valeurs morales et à des
buts sociaux
qui transcendaient les formes établies de la civilisation. En renonçant
théoriquement au pouvoir obtenu surtout par la coercition des hommes,
le
christianisme accrut le pouvoir sous la forme qui pouvait être plus
largement
distribuée et plus efficacement contrôlée par les machines» (Idem, pp. 353-354).
Une
telle affirmation escamote tout de même la discontinuité qui s’effectue
lors du
passage de l’antiquité à la féodalité. D’autre part, il serait
préférable de
parler de l’Eglise plutôt que de christianisme. Celui-ci ne fait rien
mais
l’Eglise en tant qu’ensemble d’hommes opère effectivement. Mieux si on
envisage
le phénomène dans son intégralité, on doit considérer la chrétienté et
se
préoccuper de comprendre comment la lutte contre le mode de production
antique
(que L. Mumford tend à caractériser finalement par la mégamachine)
aboutit
finalement à poser certaines prémisses au devenir du capital. A propos
de ce
dernier il convient également de signaler le caractère superficiel de
la
définition que cet auteur donne du capitalisme.
«Le
capitalisme, bien sûr, n’est pas un phénomène moderne. Nous entendons
par
capitalisme, ici, la traduction de toutes marchandises, de tous
services et de
toutes énergies, en termes pécuniaires abstraits, avec une application
intensifiée de l’énergie humaine à l’argent et au commerce, en vue de
gains qui
reviennent surtout aux détenteurs de biens… » (Idem,
p. 368).
Or,
d’une part toute marchandise pour exister implique le phénomène
pécuniaire
abstrait en tenant compte qu’une telle expression est redondante car
pour qu’il
y ait phénomène de la valeur il faut obligatoirement
abstraction; d’autre
part cela escamote le rapport social fondamental: le
salariat. Nous
reviendrons sur ce sujet lorsqu’il s’agira d’examiner les
bouleversements dans
l’ordre de la représentation qui sont nécessaires pour que s’instaure
le
capitalisme.
Nous
citons tout de même l’œuvre de Mumford parce qu’elle renferme un grand
nombre
d’informations intéressantes, mais surtout pour montrer l’immense recul
théorique que représente l’œuvre de tous les réformistes démocrates ou
tenants
d’une vision autoritaire comme J. Ellul, par rapport à celle de Marx.
La
société capitaliste a triomphé de la révolution communiste. Marx a été
enterré.
Toutefois tous les problèmes qu’il a affrontés sont inévitablement
repris mais
dans une dimension réformiste et unilatérale, parce que ce sont des
problèmes
réels. L’ennui c’est que ceux qui, au sein des jeunes générations
essayent de
comprendre le devenir de l’espèce se réfèrent préférentiellement à ces
réformistes parce qu’ils sont plus accessibles. Ainsi s’opère une
immense
dilution de la pensée et une castration de toute impulsion puissante
tendant à
refuser ce monde.
Nous
avons montré ailleurs que ce phénomène n’est pas nouveau.
[13]
Le
mouvement monachique connut un grand recul au IX° siècle. En revanche,
au début
du X° siècle, il y eut une reprise avec la fondation de Cluny en 910,
puis une
grande floraison au milieu du même siècle avec une réaffirmation de la
vie
érémétique, nouveau moment d’abandon de ce monde, et un accroissement
fort
important du nombre de moines (cf. «Monachisme»,
article dans Encyclopaedia Universalis, première
édition).
[14]
Cependant
pour s’assurer des forces de travail dévolues à
l’entretien de leur vie matérielle, les moines purent
parfois apporter
un allègement dans les conditions de vie des paysans.
«Afin
que des groupes de moines puissent être convenablement maintenus, selon
ce
modèle aristocratique de vie, les monastères clunésiens cherchèrent à
obtenir
le maximum possible de rendement économique des terres qu’ils
possédaient. Pour
cela ils les subdivisèrent toutes, y compris les lots les plus petits,
les plus
éloignés ou isolés, ou les moins fertiles traditionnellement laissés
incultes,
parmi des familles de cultivateurs […] sans demander aux cultivateurs
dépendants une quelconque prestation gratuite de travail pour la
valoriser [la
terre domaniale qui n’a pas été conservées, n.d.r.].
Les lots ainsi distribués sont ensuite regroupés en rapport aux
communautés de
paysans. Chacune a le devoir d’approvisionner le monastère dont elle
dépend
durant une période déterminée de l’année, dit mesaticum.
Durant le reste de l’année, chaque famille paysanne
dépendante du monastère est libre de pourvoir à elle-même, sans aucune
autre
obligation féodale » (Histoire et
conscience historique, t. 1, p. 222).
On a donc
passage de la prestation (rente) en travail à la prestation en
produits.
La
condition des paysans fut donc améliorée, tandis que les couvents
entraient en
concurrence avec les féodaux. Nous avons là une base économique à
l’antagonisme
papauté-empire, étant donné que la première s’appuya sur les monastères
pour
essayer de ployer l’empire à son pouvoir.
Il est
intéressant de noter un autre cas où l’Église intervient dans la
modification
d’un rapport social. En effet celle-ci, à partir de 733, moment où la
papauté
rompt ses liens
avec l’empire byzantin,
afin de remplacer les terres perdues en Italie méridionale et afin
d’empêcher
les royaumes lombards de profiter de la diminution byzantine pour
s’emparer de
leurs terres, essaie d’unifier sous sa direction l’Italie
septentrionale et
centrale. « Pour atteindre le premier objectif, la papauté se
range du
côté des revendications d’une libération définitive des esclaves, et
recueille
en tant que ses dépendants, sur des terres qu’elle reçoit en donations
ou
qu’elle s’approprie pour les bonifier, des esclaves qui se sont enfuis
ou qui
ont été libérés, en même temps que des petits propriétaires qui lui
remettent
leurs propres terres pour les réacquérir en concession sous sa
protection.
Naissent ainsi, dans les campagnes du Latium et de la Toscane
méridionale, les domuscultae,
c’est-à-dire de nouvelles
terres appartenant à la papauté, travaillées non plus par des
colons-esclaves
mais par des paysans dépendants et desquels la papauté ne tire plus une
rente
en argent mais une richesse en nature, correspondant au surproduit
féodal. Pour
atteindre ensuite le second objectif, la papauté s’appuie toujours plus
de
façon inconditionnelle sur le mouvement monachique, et cherche à réunir
autour
d’elle les seigneuries féodales qui surgissent de la désagrégation de
l’économie esclavagiste en Italie et, enfin, elle s’allie aux
francs » (Histoire et conscience
historique, t. 1,
pp. 145-146).
Il est donc aberrant de parler d’un caractère constamment réactionnaire de l’Eglise, de même qu’il est inexact de la présenter comme ayant régulièrement soutenu dans les premières phases de son existence un mouvement révolutionnaire qui aurait visé à l’émancipation des esclaves.
[15]
Nous
aborderons le problème des hérésies dans le chapitre sur les réactions
au
devenir hors nature. Notons que c’est pour lutter contre elles que
l’Église
accusa sous sa forme étatique avec le triomphe de l’unité supérieure.
L’inquisition est une organisation qui doit défendre cette dernière.
L’Église ne
fit pas que combattre les hérésies et les mouvements religieux
remettant en
cause le mode de vie des clercs, elle chercha souvent à les utiliser
dans sa
lutte contre l’empire, comme se fut le cas pour les patarains de
Lombardie (cf.
Histoire et conscience historique, t.
1, p. 230). Les patarains (de Pataria = quartier populaire de Milan)
étaient
contre la simonie (commerce des objets du culte) et le concubinage des
prêtres.
[16]
Pour
donner une idée d’ensemble du mouvement monachiste donnons quelques
compléments
historiques. Les ordres « silvestrins et célestins au XIII°
siècle,
olivétains au XIV°, essayèrent de concilier l’esprit de Saint-Benoit et
celui
de Saint François d’Assise » (Article
« Monachisme », Encyclopaedia
Universalis).
Ultérieurement
on eut création d’ «ordres nouveaux, orientés plus
directement vers
d’autres activités apostoliques ou charitables… » (Idem). L’ordre des jésuites est fondé par
Ignace de Loyola (moitié
du XVI°); au siècle suivant Saint Vincent de Paul crée une
congrégation.
« La
réforme protestante fut impitoyable pour les monastères et il semble
qu’il y
ait eu un renouveau monachique au XIX° siècle. Il se caractérise par
une
victoire totale du cénobitisme.
Il semble
qu’une constante du mouvement monachique ait résidé dans la tendance à
contrôler le plus possible l’érémétisme.
Dans le monde actuel, le monachisme avec sa dimension de refus de la sexualité perd tout fondement parce que le devenir au capital a dépossédé les hommes et les femmes de la sexualité. Les enfants se feront in vitro et l’acte sexuel sera considéré en tant qu’acte naturel primitif, répugnant, obscène.
[17]
Cette
acquisition n’est pas un fait secondaire : la réalisation
d’une
fonciarisation qui était dans l’ordre du temps ; car la
papauté n’est pas
simplement devenue une seigneurie féodale. Cette base territoriale lui
permit
en fait de prétendre à accéder à la domination d’un territoire le plus
vaste
possible confinant avec l’aire d’extension de la chrétienté. En outre,
ce sera
une base pour que puisse se développer une activité guerrière de la
part des
papes, comme ce fut le cas au cours du XVI° siècle.
[18]
Moment
essentiel reconnu aussi par P. Anderson. Cf. Passage
de l’antiquité au féodalisme, p. 152. Dans le 9.2.6.6., nous reviendrons sur ce problème de
l’État et nous montrerons que
s’il est, à un moment donné, la communauté abstraïsée, il subit à son
tour une
abstraïsation; c’est à ce moment-là qu’il apparaît réellement
en tant qu'État et l’on peut ajouter que ceci s’opère tant sur la première
forme que
sur la seconde avec la plupart du temps interférence entre les deux.
D’où la
complexité du phénomène État quand il se pose en corps séparé. Mais à
partir de
là se pose également la question de savoir au service de qui est ce
corps
séparé. La réponse ne peut être donnée qu’en analysant le devenir
concomitant
de fragmentation que subit la société: les classes.
[19]
«Avant
la conclusion provisoire du conflit [au sujet des investitures, n.d.r.] en 1122 il y eut cependant un
épisode significatif d’une conception diverse de l’église et de l’État.
Pascal
II en 1111 proposa une solution radicale au contraste entre regnum et sacerdotium ;
le pape aurait restitué toutes les regalia concédées
à l’Église par divers
souverains et l’empereur aurait renoncé aux investitures:
c’était la
proposition d’une pure ecclesia
spiritualis» (Histoire
d’Italie
et de l’Europe, t. 2, p. 211).
Ceci
n’aurait pas empêché la constitution de l’Église en État de premier
type. On
peut s’en rendre compte au travers de quelques citations papales.
«Le
pontife romain qui seul mérite d’être appelé universel a tout pouvoir
sur les évêques,
qu’il peut à son gré déposer » (Grégoire VII, 1073-1085). Au
sujet de ce
dernier, Jean Mathieu-Rosay écrit dans Chronologie
des papes : « Dictatus papae a-t-on
intitulé les textes qui
résument ses idées : le pape, évêque universel, a le droit
d’intervenir
dans toutes les affaires de la chrétienté ; autorisé à juger
tout le
monde, il ne peut être jugé par personne ; il lui revient non
seulement de
nommer, de déplacer, de déposer les évêques, mais aussi de déposer les
empereurs et de délier leurs sujets de tout serment de fidélité. Enfin,
il est
le chef suprême d’une Eglise qui ne s’est jamais trompée et ne se
trompera
jamais » (p. 222).
«Lorsque
Jésus dit à Pierre "Pais mes brebis", il ne lui
demandait pas
seulement de guider son Église mais bien de gouverner
l’univers » (Lettre
d’Innocent III (1198-1216) au Patriarche de Constantinople, citée dans Chronologie des Papes, pp. 258-259).
C’est sous le pontificat de ce pape ("sommet absolu de la
puissance et de
la gloire", "le pape le plus puissant que la
chrétienté ait
possédé », O.c., p. 258
et 262)
qu’il y eut deux fois mise à sac de Constantinople (lors de la
quatrième
croisade) et la croisade des albigeois !!
Toutefois,
pour en revenir à la citation initiale, il est évident qu’une telle
proposition
put servir ultérieurement d’argument théorique pour un mouvement de
réforme,
pour exiger la réalisation d’une Eglise pure, etc.
En
définitive, on doit noter que papauté et Empire tentèrent de limiter le
développement des formes féodales ou d’en profiter afin de renforcer
leur
propre organisation. En outre vers la fin du XI° siècle, l’Église ne
parvient
pas à dominer la société ; on pourrait même dire à devenir la
société.
Elle doit dès lors se développer en fonction de celle-ci. Elle va même
parfois
anticiper sur son devenir. « La papauté se constitue en
monarchie
centralisée effective, en anticipant et en dépassant de très loin les
développements analogues qui auront lieu dans le domaine de l’Etat à
partir des
royaumes normands » (Idem, p.
207).
La papauté
fut aidée, dans sa tentative de dominer totalement la société, par
l’activité
des moines qui eux aussi voulaient organiser cette dernière quitte,
pour ce
faire, à la ramener à une organisation monacale ; en effet on
eut des
moines soldats, producteurs, assurant la police (hospitaliers et
inquisiteurs),
théoriciens, enseignants, etc. S’ils n’atteignirent pas ce but, ils
réalisèrent
une société sacrée, parallèle, vouée au contrôle de la société profane.
Ainsi
tendanciellement l’Église catholique réalisa en Occident un despotisme
qui n’a
rien à envier à celui de la Chine.
Revenons à
notre aperçu historique.
Après
l’opposition à l’empire qui aboutit à une phase où le pouvoir de
l’Église
devient très puissant (cf. l’excommunication de Frédéric II par
Innocent IV
(1245); la bulle Unam sanctam de Boniface VIII (1302)
spécifiant que tout
pouvoir politique doit être exercé au service du pape, sous sa
direction et
dans des limites déterminées par lui, tandis que l’unité supérieure
représentée
par l’empire régresse énormément ; toutefois elle vient à être
désormais
incarnée par des rois, particulièrement ceux de France. Le conflit
entre la
royauté de France et la papauté se traduira par une régression de la
puissance
de cette dernière. Dans la phase ultérieure on a une série de compromis
entre
l’unité supérieure sacrée et les diverses profanes (rupture de
l’universalisme
effectif). En outre au sein de l’Église se manifeste une opposition
entre
totalité unité et totalité multiplicité représentée par le concile.
Ceci
s’affirmera plusieurs fois au cours de l’histoire de l’Église, mais on
aura
globalement un renforcement considérable de l’unité supérieure d’autant
plus
d’ailleurs que l’Église aura moins d’efficace dans le monde profane.
Ainsi en
1870 (premier concile du Vatican), il y a affirmation de
l’infaillibilité
pontificale. Ce renforcement est un phénomène compensateur. En effet
plus il y
a séparation entre État sacré et État profane (correspondant à celle
entre état
sacré et état profane), plus il y a sécularisation, plus la papauté
doit accroître
sa puissance, car il y a nécessité de se fixer dans l’autonomisation
(opérant
par la transcendance) afin d’éviter l’évanescence et la remise en cause
continuelle du fait d’un manque de base ; il y a donc le posé
d’un
référent au sein de l’autonomisation afin d’assurer, comme aurait dit
De
Martino, la présence en la totalité du monde. La perte d’appui total
dans le
monde temporel mettrait tout de même en péril cette unité supérieure,
d’où la
persistance d’un État du Vatican, corpus parasite de l’ensemble
politique
mondial.
On doit
également noter que la formation étatique (État première forme) au cœur
de
l’Église se manifeste avec l’existence des légats (depuis le IV°
siècle), des
nonces (à partir de 1500).
Plus
récemment l’Église connait un phénomène de régénération opéré par des
courants
comme celui des prêtres ouvriers, celui de la théologie de la
libération, des
communautés basales, etc. Ce dernier dénote que tous les éléments issus
de la
fragmentation de la communauté immédiate tendent à
« rejouer »
constamment. En compensation la dimension étatique se renforce
également :
après la phase conciliaire (donc après une certaine prépondérance de la
totalité en tant que multiplicité), on a un renforcement de l’autorité
du pape
et Jean Paul II rêve de jouer un rôle analogue – dans une dimension
accrue même
– à celui des papes de l’époque féodale (il converge par là avec feu
Khomeini).
Le pape est fondamentaliste sur le plan du pouvoir; et ce
fondamentalisme
peut utiliser, réabsorber celui concernant le corps de doctrine (cf. le
courant
représenté par monseigneur Lefèvre).
Nous
verrons ultérieurement que le fondamentalisme exprime le désir de ne
pas perdre
les racines, et donc la peur d’être mis dans une situation
d’instabilité, de
précarité au monde. Voilà pourquoi se manifeste-t-il dans tous les
domaines de
la vie dominée par le procès du capital. Ajoutons que le projet de Jean
Paul II
serait en définitive de s’appuyer sur l’aire slave pour enfler son
pouvoir à
l’échelle mondiale. Il est clair que momentanément il y a un certain
possible; mais celui-ci réalisé, l’obsolescence de l’Église
catholique
sera irrémédiable.
Ajoutons
que la possibilité de mettre en effectuation son projet dérive du fait
que les
antiques communautés supérieures sont absorbées par le capital et que
celui-ci
est fondamentalement une immanence (il absorbe tout pour tout mettre en
mouvement) qui se nourrit d’unités supérieures, se posant comme un
au-delà de
chacune d’elles (cf. ONU, UNESCO, FMI, etc.). La dynamique du capital
opère
également sur l’Église qui s’épanouit de plus en plus en un racket chez
qui on
retrouve la dynamique de la totalité unité et de la totalité
multiplicité.
Il serait intéressant
à ce propos d’exposer l’évolution d’une organisation comme
«Comunione e
Liberazione» qui opéra en tant qu’organe de récupération des
mouvements
d’extrême-gauche dans les années 60 et 70 et qui, depuis les années 80,
se fait
le chantre du profit, de l’entreprise. Pour récupérer les intégrés du
post-68
et de la floraison particulaire de ces dernières années, l’Église
essaie, au
travers d’une telle organisation, de détourner le capital à son profit.
Dans le
cours de ce détournement elle s’accomplira entreprise capital achevée.
Déjà le
pape est un être de la publicité, c’est une super-star et le
dieu
chrétien est capitalisé.
[20]
« De
notre point de vue, la division la plus acceptable est
celle-ci : haut moyen-âge,
du VII° siècle à environ
la moitié du X°, bas moyen-âge,
depuis environ la moitié du X° siècle à tout le XIII° siècle (en
considérant
les XIV° et XV° seuls comme des siècles de transition d’une époque à
l’autre) » (Histoire et conscience
historique, p. 31).
Il nous
semble que le terme de moyen-âge ne puisse valoir qu’en tant que
métaphore
littéraire pour éviter les répétitions. Nous essayerons de ne pas
l’utiliser.
En effet il nous semble impliquer une représentation plutôt
dépréciative d’une
grande partie de la période féodale, qui est par ailleurs considérée
comme un
simple intermède entre deux périodes essentielles, l’antique et la
moderne,
cette dernière étant posée comme un mieux en soi.
Parler de
Moyen-âge ou d’époque moderne permet en fait d’escamoter les problèmes,
tout
comme cela se produit avec le terme, très à la mode actuellement, de
post-modernisme. L’intérêt de ce dernier est d’indiquer un phénomène
que tout
le monde reconnaît d’autant plus qu’il n’est pas précisé, c’est-à-dire
la fin
de quelque chose, et il permet en outre à tout un chacun de
s’originaliser en
s’instituant point de départ de quelque chose de nouveau et, par là, de
se
publiciser et de se faire reconnaître par les divers rackets.
En
revanche, en dépit de l’imprécision qu’il peut recéler nous utiliserons
le mot
féodalisme pour caractériser toute une période où le phénomène féodal
s’est imposé.
En ce qui
concerne « les siècles de transition » nous les
inclurons dans la
troisième phase de la société féodale que nous pouvons également
considérer
comme la période d’émergence du phénomène capital. Cette phase est
cruciale
comme celle de la fin de l’empire romain, ou bien celle que nous vivons
parce
que ce sont des périodes de dissolution et d’émergence.
Quoi qu’il
en soit, ces dates ne sont que des repères permettant de faciliter
l’exposé
concernant le devenir de l’espèce.
« Le
féodalisme émergea alors en Europe occidentale, au X° siècle, prit son
expansion durant le XI°, et atteignit son zénith à la fin du XII° et au
XIII°
siècle » (P. Anderson, Passages de
l’antiquité au féodalisme, p. 182).
S’il en est
ainsi, comment caractériser la période entre le V° et le X°
siècle ? Il
est certain, d’après diverses sources, que l’esclavagisme ne disparut
pas dès
le V° siècle, mais perdura fort longtemps et qu’en outre l’empire se
réimpose
au X° siècle. Toutefois la dynamique féodale commence dès le V° siècle
mais
elle n’est pas l’unique. Il nous semble qu’il est possible de comparer
–
surtout sur le plan de la créativité des formes sociales – cette
période
européenne à celle chinoise des Royaumes combattants. Dans les deux cas
ce sont
peut-être les périodes où le heurt entre les éléments
essentiels :
totalité en tant qu’unité, totalité en tant que diversité,
individualisation
et, surtout en Chine, mouvement de la valeur, a été le plus violent.
Une époque
similaire dans l’aire hindoue est celle où vécut Bouddha. Ce qui est
remarquable dans les trois cas c’est la mise en place des
caractéristiques
historiques de ces aires.
Pour en
revenir à la première phase féodale notons qu’il ne semble pas qu’on
puisse
parler d’une vaste révolution sociale se produisant à la fin de
l’empire
romain, mais on ne peut pas non plus éliminer ce phénomène. Nous avons
déjà
fait allusion au mouvement des bagaudes. Cf. à ce sujet les remarques
de P. Anderson
particulièrement dans le chapitre «Les invasions»
in Passages de l’antiquité au féodalisme.
Ce même
auteur note que c’est la seconde vague d’invasions qui fut
déterminante :
« Les trois épisodes majeurs de cette seconde phase
d’expansion barbare
furent la conquête de la Gaule par les francs, l’occupation de
l’Angleterre par
les anglo-saxons et, un siècle plus tard, la descente, selon propre
voie, des
lombards en Italie » (Idem, p.
120).
«La
sédimentation culturelle de la seconde vague de conquête fut plus
profonde et
plus durable que la première» (Idem,
p. 121).
[21]
En
ce qui concerne le double mouvement
de
dissolution des formes en place et de celle des conquérants, il est
intéressant
de noter le rapport des lombards aux populations italiennes qu’ils
soumirent.
« … en
réalité quelques riches lombards n’hésitèrent pas, au moment de
l’occupation de
l’Italie, à se détacher de leurs propres fare et à s’emparer, à titre
privé, de
quelques latifundium dont le propriétaire a fui ou a été tué, en les
faisant
administrer par le même personnel… Dans d’autres cas, en réalité, les
antiques
latifundium restés dépourvus de leurs propriétaires latins ainsi que de
leurs
colons passent, non pas aux mains de riches lombards mais à des fares
entières
qui les exploitent collectivement pour faire paître leurs propres
troupeaux.
D’autres latifundium, enfin, sont fractionnés en plusieurs champs ou
prés de
petites dimensions, qui passent aux mains de soldats lombards, ou même
à celle
d’ex-colons latins (partis vivre en hommes libres dans des zones
différentes
des latifundium d’où ils sont partis), et qui sont tenus à titre de
propriété
individuelle. Il se forme ainsi une nouvelle couche de petits
propriétaires
terriens dont certains demeurent indépendants, tandis que d’autres se
mettent
sous la protection d’un grand propriétaire, auquel ils cèdent une
partie de
leurs produits » ( Histoire
et conscience historique, t. 1, p. 23).
Il est
important de noter la repotentialisation des campagnes avec la
reformation de
l’unité artisanat-activité agricole qui avait été en grande partie mise
en
cause avec le mode de production esclavagiste. Ultérieurement une
séparation
aura lieu en même temps que les conditions de vie deviendront
difficiles de
telle sorte que c’est la ville qui redeviendra un pôle d’attraction.
Au sujet du
rapport ville-campagne sur lequel nous reviendrons lors de l’étude du
phénomène
urbain, on doit indiquer qu’au travers de celui-ci Homo sapiens crée un
monde
de substitution où la nature est emprisonnée, gardée à l’état de
relique, comme
dans un musée. Toutes les villes sont interconnectées de façon très
dense et,
de part et d’autre, de ces connections ont essaimé des éléments du
phénomène
urbain. La destruction de la biosphère se réalise inexorablement.
[22]
«Au
travers le monachisme la papauté donne l’impulsion à une diffusion du
christianisme qui le fait devenir, pour la première fois dans
l’histoire, la
religion universellement acceptée dans la plus grande partie des pays
de
l’Europe occidentale. Le christianisme qui conquiert l’Europe au cours
du VIII°
siècle a cependant peu de choses en commun avec le christianisme
originel. Il
consiste essentiellement en un ensemble de rites liturgiques et de
pratiques
dévotionnelles grâce auxquels les fidèles espèrent obtenir de
miraculeuses
interventions divines» (Histoire et
conscience historique, t. 1, p. 146). Cf. également note 81.
Se posera
ensuite la question de réformer ce christianisme et ici le mouvement
monachique
sera déterminant. Ce sera en particulier une œuvre qui se déroulera au
XVI°
siècle.
Le
christianisme rencontra de nombreux obstacles :
«Le
premier obstacle qui s’opposait à la christianisation en profondeur
était la
langue. En dépit de l’usage du latin dans la liturgie, il
é »trait
nécessaire de traduire certains termes. Au cours du VIII° siècle, la
traduction
en parler germanique du mot dieu se révéla difficile. Comment éviter la
confusion avec les païens ? On utilisa avant tout le participe
neutre gudan, l’être invoqué, ou
même l’être
auquel se font des sacrifices. Pour personnaliser dieu le mot fut mis
au masculin,
Gott, ou deus,
le seigneur dieu, il fallait un autre mot. Une première
tentative eut lieu avec truthin,
proche du mot treue, fidélité, à
partir de truth, groupe de
guerriers
vassaux. On faisait ainsi de dieu un chef de tribu, un chef victorieux
suivi
par ses fidèles qui le protègent. Se perpétuait ainsi la mystique
païenne du chef
auréolé par la victoire grâce à une force divine. On dut se replier
alors sur hêrro, dérivé de hêr, personnage d’un âge vénérable, à
l’aide duquel on construisit
la formule qui fut finalement adoptée : Herr
Gott. En réalité, pendant longtemps, elle introduisit dans
les
consciences l’idée d’un dieu anthropomorphisé, cruel et
craint» (Histoire d’Italie et
d’Europe, t. 1, p.
232).
Un autre
mot fut également difficile à traduire, celui indiquant la notion de
sacré.
Mais la
langue n’est que le mode d’être d’une ethnie. Il fallut donc que le
nouveau
mode d’être qu’impliquait la croyance en un dieu suprême, unique
(notion
inséparable d’un développement de la valeur) s’implantât, pour que les
changements linguistiques puissent non seulement être acceptés mais
être vécus
en accord avec le corpus doctrinal ecclésiastique.
La
difficulté de l’intégration se constate également au fait qu’en réalité
sous le
féodalisme dans les campagnes on a une certaine réabsorption du
christianisme
par les antiques représentations autochtones. Autrement dit la
dimension
naturelle tend à l’emporter sur le phénomène de la valeur. Avec
l’énorme
développement de ce dernier, particulièrement au XVI° siècle,
s’imposera une
rechristianisation dont on a fait état antérieurement.
[23]
«Ici
encore l’évolution du vocabulaire anglo-saxon illustre admirablement le
passage
de la vieille notion de noblesse comme race sacrée à la notion nouvelle
de
noblesse par genre de vie» (La
société féodale, p. 403).
On peut
dire qu’on a une autre modalité du passage de l’inné à l’acquis. En
tenant
compte que cet acquis va être ensuite posé en tant qu’inné, ce qui
conduira à
une nouvelle opposition qui se résoudra à nouveau par un triomphe de
l’acquis.
Tout ceci est de l’ordre de la des_c_r_i_p_tion et n’implique pas que nous
revendiquions les dimensions de l’inné ici exposées.
[24]
«En
ces temps où les liens personnels n’avaient pas encore étouffé les
institutions
publiques, jouir de ce qu’on appelait la «liberté»,
c’était
essentiellement appartenir, en qualité de membre de plein droit, au
peuple régi
par les souverains mérovingiens: au populus
francorum, disait-on couramment, confondant sous le même nom
conquérants et
vaincus. Née de cette équivalence, la synonymie des deux termes de "libre" et de "franc" devait
traverser les
âges.» (La société féodale, p.
214).
Il est
important de noter que le concept de liberté originellement, dans
l’antiquité,
comme sous le féodalisme, est un concept d’union. En revanche avec la
société
bourgeoise il s’impose immédiatement en tant que concept de séparation.
[25]
M.
Bloch met bien évidence ce phénomène qu’il met en rapport avec les
vieilles
traditions germaniques.
«Les
chefs, les jeunes chefs surtout groupaient autour d’eux des
« compagnons » (en vieil allemand gisind,
au propre : compagnon d’expédition ; Tacite a rendu
le mot, très
exactement, par le latin comes).
Ils
les conduisaient au combat et au pillage ; durant les repos,
ils leur donnaient
l’hospitalité dans les grands « halls » de bois,
propices aux longues
beuveries […].
«Une
fois établis dans les débris de la Romania,
les chefs barbares renoncèrent d’autant moins à ces pratiques que, dans
le
monde où ils venaient de pénétrer, l’usage des soldats privés
florissait depuis
longtemps » (La société féodale, pp.
221-222).
[26]
Le
développement de la cavalerie pose un problème délicat au sujet du
rapport de
l’individualisation en rapport avec la communauté. Dans le cas de la
cavalerie féodale
qui donna naissance à la chevalerie, on eut un certain déploiement de
l’individualisation. En revanche, en général dans les armées prédomine
un
esprit communautaire despotique. En rapport avec ce thème on peut
trouver des
remarques intéressantes dans Histoire
d’Italie et d’Europe (t. 1, pp. 293-296).
[27]
«Il
faut signaler deux éléments dans le majorat héréditaire :
1.
L’élément
constant c’est le
bien héréditaire, la propriété
foncière. C’est l’élément
durable dans le rapport – la substance. Le maître, le possesseur du
majorat
n’est à vrai dire qu’un accident.
La
propriété foncière s’anthropomorphose dans
les différentes générations. La propriété
foncière hérite en quelque sorte toujours le premier-né de
la maison comme
un attribut attaché à cette propriété. Tout premier-né dans la série
des
propriétaires fonciers est la part
d’héritage, la propriété de la
propriété foncière inaliénable, la
substance prédestinée de sa volonté et de son activité. Le
sujet est la
chose et le prédicat est l’homme. La volonté devient la propriété de la
propriété.
2.
La
qualité politique du majoritaire
est la qualité politique inhérente
à ce bien héréditaire. La qualité
politique apparaît donc également ici comme la propriété
de la propriété foncière, comme une qualité qui revient
directement de la terre (la nature) purement
physique » (Marx, Critique
de la
philosophie du droit de Hegel, éd. Costes, Œuvres
philosophiques, t. IV, p. 217).
M. Bloch indique
fort bien le
phénomène : «La dépendance de l’homme ne fut bientôt
plus que le
résultat de la dépendance d’une terre vis-à-vis d’une autre».
(O.c., p. 331).
[28]
«Charles
le Chauve, expression des intérêts des seigneurs féodaux, voit dans une
acceptation généralisée des coutumes féodales l’unique moyen pour
sauvegarder
l’ordre social. En conséquence il les favorise par ses propres
directives,
contribuant ainsi à désagréger toute forme de centralisation du
pouvoir. Donc
avec le capitulaire de Meersen en 847, il
ordonne à tous les
hommes libres qui ne sont pas seigneurs de se choisir un seigneur à qui
s’assujettir féodalement. Ainsi il sanctionne la disparition des
classes libres
non seigneuriales, des petits propriétaires allodiaux. Plus
ta&rd avec le capitulaire de
Thionville en 853 il
reconnaît le jurement vassalique prêté par un seigneur féodal à un
autre. Ainsi
les rapports de bénéfice-vasselage, n’étant plus instaurés
exclusivement
vis-à-vis du souverain, mais étant également instaurés vis-à-vis de
seigneurs
féodaux privés, surtout de comtes, deviennent un facteur de formation
de
clientèles privées et donc de désagrégation politique du règne. Enfin,
avec le capitulaire de Kiersy en
877, Charles le
Chauve reconnaît l’hérédité des comtés et de tous les autres fiefs
concédés par
lui » (Histoire et conscience
historique, t. 1, p. 173).
On a
l’intervention ultime de l’État de la première forme, de l’unité
supérieure
pour maintenir l’englobement que, dès le début, il avait opéré, avant
même que
l’Empire ne soit restauré avec les actions de Charles Martel que nous
avons
signalées.
[29]
«Avec
l’État carolingien, l’histoire du féodalisme proprement dit
commence » (Passages de l’antiquité
au féodalisme, p.
173). L’auteur signale le lien entre la volonté de recréer le système
impérial
et l’essor du féodalisme.
Une étude
détaillée de l’organisation de l’empire carolingien mettrait fort bien
en
évidence le phénomène de l’unité supérieure et celui de son
incarnation. Nous
nous sommes appuyés sir la des_c_r_i_p_tion fournie dans Histoire
et conscience historique, t. 1, pp. 161 à 168, mais on la
trouve dans tout livre concernant la période féodale.
[30]
«Antérieurs
de beaucoup et, par leur essence, étrangers aux relations humaines
caractéristiques de la féodalité, les liens fondés sur la communauté du
sang
continuèrent de jouer, au sein même de la structure nouvelle, un rôle
trop
considérable pour qu’il soit permis de les exclure de son image.
L’étude,
malheureusement, en est difficile. Ce n’était pas sans raison que, dans
l’ancienne France, on désignait couramment la communauté familiale des
campagnes
sous le nom de communauté «taisisible». Entendez
« silencieuse » ». (La
société féodale, p. 183).
À propos de
la communauté taisisible R. Pernoud écrit : «La
famille constitue
une véritable personnalité morale et juridique, possédant en commun les
biens
dont le père est l’administrateur ; à sa mort la communauté se
reforme
sous la conduite de l’un des parsonniers,
désigné par le sang, sans qu’il y ait eu interruption» (Lumière du Moyen-Age, éd. Grasset, p.
25).
[31]
Paradoxalement,
nous le verrons, l’empire byzantin en tendant à stabiliser les slaves,
à les
évangéliser (la Russie devient chrétienne en 988) contribua à augmenter
cette
aire, mais au travers d’un long procès. De même, on peut considérer que
le
« communisme russe » a permis d’intégrer à l’Occident
une autre aire
immense, comme les événements actuels (1989-1990) le révèlent amplement.
En ce qui
concerne l’incorporation de la Scandinavie cf. P. Anderson, o.c., pp. 174-178 et 180-181.
[32]
Nous
rappelons que selon nous leur création implique un refus de l’antique
société
et la recherche d’une dimension nouvelle. C’est l’Etat qui rétablira
l’importance des liens du sang.
«La
stricte hérédité ne fut imposée que beaucoup plus tard, avec l’état
civil, par
les pouvoirs publics, soucieux de se faciliter leur tâche de police et
d’administration. Si bien que très postérieur aux dernières
vicissitudes de la
société féodale, l’immuable nom de famille, qui, aujourd’hui, réunit
sous un
signe commun des hommes souvent étrangers à tout vivant sentiment de
solidarité, devait être finalement, en Europe, la création, non de
l’esprit de
lignage, mais de l’institution la plus foncièrement contraire à cet
esprit : l’État souverain » (La
société féodale, p. 206).
De même
l’Église réimpose le testament : « Cela ne faisait
pas l’affaire de
l’Église. Sous son influence, le testament proprement dit ressuscita au
XIII°
siècle, cantonné d’abord dans de pieuses aumônes, puis, sous réserves
de
quelques restrictions au profit des héritiers naturels, peu à peu
étendu »
(Idem, p. 207).
[33]
« La
représentation du moyen-âge en tant qu’âge de la réalisation d’une
communauté
chrétienne en Europe, selon l’intuition exprimée par Novalis, l’idée de
la
Sainte République Romaine, reste un point solide, essentiel pour saisir
la
physionomie et les structures profondes de cette civilisation. […]
Est-ce que
c’est l’Église et l’empire, ou est-ce que c’est le système féodal qui
donnèrent
l’empreinte au Moyen-âge ? Non seulement, l’Europe moderne
nait-elle du
particularisme féodal ou de l’universalisme
médiéval ? »Histoire d'Italie et d'europe, t.1, p. 287.
C’est le
mouvement de la valeur qui fonde la société moderne ; c’est
elle devenant
capital qui réoriente particularisme et universalisme.
Il nous
semble qu’il y a des oppositions qui ne tiennent pas entre médiéval et
féodal.
L’auteur di
chapitre dont nous avons tiré la citation précédente, P. P. Poggio, a
écrit un
article fort intéressant «Notes sur le féodalisme en
Occident»
(Studi Bresciani, n°1, 1980, ed. L. Micheletti) sur lequel nous
reviendrons,
éventuellement lors d’une publication, pour apporter des précisions à
l’étude
de l’État. Nous le signalons également parce qu’il nous apporte des
arguments
en faveur de notre position au sujet de l’État, de la communauté
abstraïsée, de
l’unité supérieure, etc. C’est pourquoi nous reportons quelques
passages :
« Elle
[la monarchie, n.d.r.] plonge ses
racines dans les temps les plus lointains et dans des couches les plus
profondes de la psyché collective ; elle permet de mettre en
œuvre une
unité mythique et une identification mystique, essentielles afin que le
peuple
reste uni sous un pouvoir, sans régresser à des stades anarchiques,
sans se
dissoudre dans des cellules communautaires, en perdant une identité
construite
à travers des conflits internes et externes.
La position
du roi est, dès les origines de la royauté, située dans une sphère
au-delà
vis-à-vis de l’ensemble structuré de la société. Sa puissance, sa
capacité à
agir profondément dans la communauté dérive du fait d’en être
au-dehors ;
le roi est un être extraordinaire qui peut s’établir comme médiateur
entre les
hommes et la divinité ; il est donc souvent thaumaturge et
sacerdote et,
dans tous les cas, doté de pouvoirs magiques. C’est sur ce substrat
religieux-sacré que prennent appui les activités et les fonctions
rationnelles
positives du roi : celles de juge et de législateur »
(p. 51).
Nous avons
abordé cela quand nous avons montré qu’il se produisait une
abstraïsation de la
communauté qui fonde l’unité supérieure et, réciproquement,
l’incarnation de
celle-ci.
«Le
roi représentait, dans sa personne, l’unité de la communauté :
«Le
roi a deux corps, un est naturel, l’autre est un corps politique, et
les
membres de ce dernier sont ses sujets ; avec l’ensemble de ces
derniers il
forme la corporation ; il est incorporé avec eux, et eux avec
lui ;
il est le chef et eux les membres » (F. W. Maitland). À
travers les
siècles la repraesentatio in toto,
les couches sociales auront une représentation limitée aux corporations
particulières; ainsi à la monarchie ne pouvait réellement
succéder que la
démocratie représentative moderne» (p. 52).
«La
prééminence de la monarchie dans l’histoire médiévale dérive du fait
que cette
institution plonge ses racines dans les couches les plus profondes des
niveaux
juridico-politiques. Le roi médiéval tire son pouvoir de quelque chose
qui
demeure en amont et qui apparaît avant l’État ; il peut donc
surmonter
indemne la crise du pouvoir et des institutions profanes. Il opère sur
un plan
mystique et sacré; cela apparaît au moins ainsi à ses sujets
qui le
voient en tant que manifestation, qu’incarnation de pouvoirs divins et
donc se
le représentent comme détenteur de facultés magiques »
On doit
noter que lorsque le roi a deux corps on a affaire à un stade dérivé
rendu
possible parce qu’il y a eu division de la communauté, ce qui fonde le
possible
de la politique et donc d’un corps politique. Cette division se vérifie
en
Occident avec le triomphe de la démocratie antique en conséquence du
développement du mouvement de la valeur. Toutefois nous avons montré la
faiblesse de cette forme d’organisation sociale parce qu’opérant
directement
elle ne pouvait pas permettre la gestion de vastes territoires. En
revanche la
démocratie indirecte opérant grâce à la représentation sera apte à
dominer sur
de vastes unités géographiques. Dès lors l’importance de la phase
féodale
apparaît déterminante car c’est celle où s’autonomise la
représentation :
elle n’est plus affectée à un substrat déterminé comme ce fut le cas
originellement
avec le phénomène de l’unité supérieure que nous avons longuement
analysé. Nous
reviendrons sur ce thème à la fin de ce chapitre et lorsque nous
étudierons le
surgissement du capital.
«Dans
un premier temps l’Église, la religion chrétienne, porta un coup à la
conception de la royauté sacrée, typiquement païenne, mais
successivement le
caractère sacré du roi fut christianisé, en particulier avec le rite de
l’onction. On se souvient que dans le cas de l’onction de Pépin, le
pape rompit
avec la tradition du charisme du sang pour conférer à l’usurpateur le
charisme
supérieur de la grâce divine» (p. 52).
La lutte
contre l’unité supérieure dans sa dimension profane revient en
définitive à une
récupération parce que l’Église la comporte en elle. Ce à quoi elle
s’oppose,
elle le possède, puisque le pape est en fait le roi des chrétiens, ou
tout au
moins de tous les membres non laïcs de l’Église.
[34]
En
affirmant cela nous ne voulons en rien introduire de l’extérieur une
logique,
ou montrer à la façon de Hegel que le déroulement des événements
historiques,
réalise une logique donnée. Nous voulons montrer que l’éclatement de la
communauté produit les référents fondamentaux, pose la totalité, la
pluralité,
la singularité individualité, et que c’est au cours d’événements
complexes que
chacun des référents s’impose et donc affirme ce qui apparaît comme une
catégorie logique. En outre il est essentiel de poser chaque fois qui
est-ce
qui peut fonder, donc être référent à chacune de celle-ci. En effet,
par suite
de l’autonomisation des productions intellectuelles (les
représentations) il
est possible pour chaque élément de le considérer soit comme un tout,
une
particularité ou une singularité, ce qui fonde la logique des niveaux,
des
points de vue, etc. Dit autrement: l’accession à
l’individualité ne fait
pas perdre les autres déterminations, l’individu peut non seulement se
concevoir comme un tout, mais tendre à être tout, base d’une grande
variété de
délires.
[35]
Cf.
P. Anderson, Passages de l’antiquité au
féodalisme, p. 126 et surtout E. Leroy-Ladurie, L’histoire du climat depuis l’an mille, et
accessoirement « Le
climat des mille dernières années », de Philip D. Jones, in La Recherche n°219, mars 1990.
[36]
En
ce qui concerne le développement de la technique on peut dire que
celle-ci est
encore en continuité avec la nature ; il n’y a pas de grande
séparation
comme ce sera le cas à la fin du XVIII° siècle. C’est peut-être pour
cela qu’on
a souvent négligé l’apport du féodalisme dans ce domaine. Nous
n’omettons pas
non plus la dimension idéologique du dénigrement de cette période de la
part
des bourgeois. Cf. Gimpel La révolution
industrielle au Moyen-âge, pour le développement de la
technique ; en
ce qui concerne une revalorisation plus ou moins importante du
Moyen-âge, nous
pouvons signaler les ouvrages de R. Pernoud, G. Duby, de Le Goff, ou
bien
Huzinga : L’automne du Moyen-âge.
[37]
La
croisade fut d’abord conçue comme un pèlerinage armé aux lieux saints
de
Jérusalem. C’est ce que proposa Urban II à Clermont-Ferrand. Le
pèlerinage ne
pouvait pas se faire sans armes étant donné qu’il fallait traverser des
pays
plus ou moins hostiles avant d’arriver à Jérusalem. Il semble donc
qu’au départ
il y ait eu la nécessité d’utiliser la noblesse occidentale pour
soutenir
l’empereur byzantin et par là essayer de réunir les deux chrétientés,
en même
temps que de renforcer le système de pèlerinage qu’organisait le
mouvement
monastique de Cluny au Proche-Orient (Cf. Histoire
et conscience historique, t. 1, pp. 248-250).
En ce qui
concerne le phénomène agraire il est intéressant de noter que ce même
Urbain II
déclara au même endroit à l’adresse des nobles : « La
terre que vous
habitez est devenus trop étroite pour votre multitude ».
C’est
Pierre l’Hermite qui appellera toutes les couches sociales à participer
à
l’expédition militaire collective conduite au nom du Christ. Par là il
favorisera le détournement d’une série de mouvements subversifs de
paysans au
sein du monde féodal en mouvements dirigés contre l’Islam. Dès lors la
dimension
agraire de la croisade prendra toute son ampleur.
Il est
possible de percevoir dans le phénomène des croisades une volonté plus
ou moins
consciente de la part des couches populaires de réaliser un objectif
« millénariste » : créer un monde plus
favorable à leur propre
devenir.
[38]
Ainsi
à l’heure actuelle où l’État est de plus en plus absorbé par la
communauté
capital, il y a des théoriciens qui se lamentent au sujet de sa
disparition. Or
ce qu’ils visent en général sous cette appellation, c’est l’Etat sous
sa
première forme, en tant qu’unité supérieure, et non l’État sous sa
deuxième
forme, l’État équivalent général dont parlait Marx qui s’occupait alors
de la
monarchie absolue.
Dans un
procès de dissolution, hommes et femmes essaient de se sauver, de
perdurer en
se repliant sur des formes antérieures. D’où en même temps qu’il y a
invocation
d’une pérennisation de la première forme d’État, on constate une
exaltation du
mouvement de la valeur dans sa fonction de substitution, dans celle de
rendre possible
des rapports sociaux, donc en tant que prothèse généralisée. Ce qui est
en fait
contradictoire parce que ce mouvement ne peut qu’aboutir au capital,
sans
oublier qu’il y a inanité à parler de mouvement de la valeur pour
décrire le
mouvement actuel.
Le même
phénomène opère en ce qui concerne la religion où en plus de l’unité
supérieure
opère le racket communautaire.
[39]
Grâce
à cette dynamique il y a levée d’un verrou. Tandis que les hommes du
féodalisme, c’est-à-dire ceux qui restaient prisonniers de la vieille
thématique chrétienne, ne pensaient pas à une ouverture, mais à une
fin.
«Dans
les désordres ambiants, que nous qualifierons volontiers de
bouillonnements
d’adolescence, les contemporains unanimement, ne voyaient que la
décrépitude
d’une humanité "vieillie ". L’irrésistible vie,
malgré tout,
fermentait dans les hommes. Mais dès qu’ils méditaient, nul sentiment
ne leur
était davantage étranger que celui d’un avenir immense, ouvert devant
des
forces jeunes » (La société féodale,
p. 133).
Il conviendra
de revenir sur cette remarque de M. Bloch lorsque nous reprendrons
l’étude du
thème de la décadence. Indiquons tout de même que les hommes et les
femmes dans
la mesure où ils peuvent réellement être la fin d’une humanité, créent
le
possible pour une autre.
[40]
C’est
pourquoi on ne peut pas être d’accord avec M. Bloch qui
affirme:
«Si la société féodale a perpétuellement oscillé entre ces
deux
pôles: l’étroite relation d’homme à homme et le nœud détendu
de la tenure
terrienne, la responsabilité en revient, pour une large part, au régime
économique qui, à l’origine du moins, lui interdit le
salariat» (La société féodale, p.
110).
Le salariat
implique la séparation du producteur de la terre, ce qui détruit à la
base
toutes les relations féodales.
[41]
Les
pratiques communautaires persistent jusqu’à nos jours:
glanage, ramassage
des restes de récoltes, cueillettes de champignons, etc. Cf. à ce
propos
l’article de K. Marx sur les vols de bois (dans le tome V des œuvres
philosophiques, aux éditions Costes).
Dans cet
article Marx soulève une question très importante tout à fait connexe à
celle
du droit coutumier, qui reconnaît la possibilité de ramasser du bois
mort,
etc., thème fondamental de son exposé. «On a supprimé les
couvents, on en
a sécularisé les biens, et l’on a eu raison de le faire. Mais le
secours
accidentel que les pauvres trouvaient dans les couvents, on a
totalement
négligé de lui substituer une autre source positive de revenu. En
transformant
la propriété monacale en propriété privée et en accordant peut-être une
indemnité aux couvents, on n’a pas indemnisé les pauvres qui vivaient
des
couvents. On les a tout au contraire, restreints davantage encore, et
on les a
spoliés d’un droit ancien » (pp. 131-132).
En effet,
cela montre que le passage du féodalisme au capitalisme constitue, pour
les
plus déshérités, non pas un progrès mais une régression dans leurs
conditions
de vie. En outre, le fait que l’État bourgeois d’alors n’ait rien
substitué à
la pratique monacale en faveur des pauvres, a constitué un possible
pour une
intervention ultérieure de l’Église en leur faveur et, ainsi, de
pouvoir à
nouveau réaffirmer sa présence en milieu prolétarien.
[42]
«Il
en résulte donc une image très complexe et étrangère à notre mentalité
administrative
moderne. Pour pénétrer, même superficiellement, dans cette diversité
historique, il faut tenir compte que jusqu’à la phase de la
prépondérance
mercantile – et même pas nécessairement au cours de celle-ci – commune
ne
signifie pas tous les habitants d’un territoire obligatoirement réunis
pour des
raisons de résidence (comme en ce qui concerne la commune
administrative
moderne), mais une association libre de personnes. De ce fait, de temps
en
temps la commune qui assumait le pouvoir sur une ville, un bourg, un
village,
était l’expression explicite et visible pour tous d’une coagulation,
d’une
alliance ou au contraire d’une opposition de forces sociales. De ce
point de
vue on ne peut pas s’étonner si, dans une même ville, au cours de brefs
moments
de transition, convivièrent une commune militium et une commune populi
en une
contiguïté contemporaine, dialectique et didactique» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 2, pp.
182-183).
[43]
Les
Communes purent apparaître au départ comme de la propriété foncière
enfermée
dans des murs, formant une campagne ceinturée, domestiquée.
L’importance de
cette propriété se maintient même quand le mouvement de la valeur prend
de
l’extension et qu’il se forme une classe de riches marchands. En effet
ceux-ci
se faisaient construire des palais souvent avec des jardins importants.
Autrement dit la valeur était transformée en propriété foncière et le
mouvement
était bloqué. Il faudra des siècles pour que la valeur, puis le
capital,
s’émancipent de la propriété foncière. La nature sera au cours de ce
procès de
plus en plus réduite pour se ramener au stade actuel à quelques plantes
vertes
emprisonnées témoignant faiblement qu’il y eut des êtres vivant autres
que Homo
sapiens.
Les
Communes ne furent pas uniquement un phénomène urbain.
«En
réalité, avec un certain retard sur la commune citadine, entre la
moitié du
XII° et la fin du XIII° siècle, à la suite d’un développement
foncièrement
interne, les communes rurales avaient surgi, qui avaient arraché au
seigneur
(du château, du village, du territoire) des améliorations notables
quant aux
rapports politiques, économiques et administratifs» (Histoire d’Italie et d’Europe, t. 2, p.
195 ; Cf. également Histoire et
conscience historique, t. 1,
p. 315).
[44]
Il
est possible en outre que ce dicton se réfère plutôt aux villes
commerçantes,
aux républiques maritimes où il y avait plus de fluidité dans les
rapports
sociaux.
[45]
Bien
qu’on parle de la crise du milieu du XIV° siècle, on doit tenir comte
qu’en
fait elle est plus étalée dans le temps en ce qui concerne les diverses
régions
de l’Europe occidentale. En outre crise ne signifie pas obligatoirement
régression ni décadence, car il y eut en même temps un grand
développement des
forces productives, du commerce. La crise fut la manifestation du
dysfonctionnement de la symbiose qui s’était imposée au début de la
période.
[46]
La
destruction du pouvoir des femmes est concomitante à une séparation
plus
importante de la nature. Dit autrement : pour réaliser le
devenir hors de
celle-ci, il faut briser la puissance des femmes. Ceci se vérifie bien
encore
au début de ce siècle et même de nos jours. L’introduction des femmes
dans le
procès de production du capital comme dans celui de la consommation
s’est opéré
en même temps qu’elles étaient dépossédées de leurs pouvoirs
domestiques. Ceci
fut justifié au nom du progrès, comme le proclamèrent non seulement les
révolutionnaires mais les publicitaires des années 20 aux USA. Elles
furent
dépouillées d’une fonction naturelle, celle d’assurer le procès de vie
de
l’espèce.
Dans les
années 70 de ce siècle le mouvement de libération de la femme est allé
encore
plus loin dans la séparation des femmes vis-à-vis de la nature, en
posant le
refus de la maternité ou bien présentant comme solution au conflit
entre les
hommes et les femmes la formation de couples d’homosexuelles, en
évoquant même
la possibilité de recourir à une parthénogénèse artificielle. Ce qui
nous
semble essentiel dans ces faits ce n’est pas seulement le fait que
dépossession
de la femme et séparation de la nature vont de pair, mais que c’est
grâce à la
science que ce double phénomène advient. Elle opère pour créer des
prothèses
substitutrices des femmes et pour justifier cette pratique. Enfin, cela
montre
également que l’homosexualité est un comportement de sortie de la
nature.
[47]
En
considérant la totalité du phénomène capital, on se rend compte que non
seulement il sépare le travailleur de la terre pour en faire un
prolétaire,
mais qu’il élimine totalement la paysannerie. «Dans
l’histoire de
l’accumulation primitive toutes les révolutions qui servent de levier à
l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque,
celles
surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de
production et
d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du
travail.
Mais la base de toutes cette évolution, c’est l’expropriation des
cultivateurs» (Marx, Le capital, éd.
Sociales, Livre I, t. 3, p. 156).
On peut
dire que le capital ne peut réellement s’implanter qu’à partir du
moment où il
a éliminé les paysans, que ceux-ci soient organisés sur la base de la
propriété
privée parcellaire comme en France (élimination dans les années 60), ou
qu’ils
soient organisés en communautés plus ou moins dégénérées comme en URSS
(élimination
dans les années 70 et 80).
Enfin on
doit noter que si dans certaines phases ils sont remplacés par d’autres
êtres
vivants (les moutons par exemple lors de la floraison de l’industrie
textile
utilisant leur laine), maintenant ils sont remplacés, eux et leur
milieu de
vie, par une minéralisation intense. Si on ne peut pas parler d’une
sorte de
génocide, puisque les paysans expropriés peuvent s’entasser dans les
villes,
triomphes de la minéralisation, en revanche on peut affirmer qu’il y a
de nombreux
écocides.