Sortir du piège
À propos du cinquantième anniversaire de Mai-Juin 1968
Au cours des cinquante ans qui nous séparent de Mai-Juin 1968 une foule d'événements opérant à l'échelle mondiale ont créé en définitive une discontinuité énorme par rapport à tout le procès de vie de l'espèce ayant opéré jusqu'alors: l'exclusion, la dépossession de notre procès de vie naturel, nous rendant, dans un premier temps, inaptes à nous relier à notre naturalité et, dans un second temps, en supprimant celle-ci.
La dynamique se déploie ainsi: de même que la nature est toujours plus réduite à un support pour un nombre de plus en plus réduit d'espèces, mais encombré par une foule de machines diverses, de même hommes et femmes sont toujours plus réduits, réduites, à un support envahi de prothèses diverses, soumis et soumises à une réduction de l'organicité et, particulièrement, de la sensibilité.
La domestication qui impliquait un contrôle, une maîtrise ou soumission, une régulation de la naturalité des hommes et des femmes, vient à être supplantée par la mise hors nature.
Aussi convient-il de situer ce qui advint en ces cinquante ans en rapport tout d'abord avec le devenir du capital car c'est grâce à son mouvement que l'espèce a cru pouvoir réaliser l'utopie de se mettre hors menace, en sécurité, en situation de dominatrice, libérée de toute contrainte naturelle.
Tous les heurts sociaux advenus en 1968, dont ceux de mai et juin en France, l'ont été durant la phase de la diffusion planétaire de la domination substantielle (réelle) du capital sur la société de 1945 à 1973 ce qui explique en partie la persistance de l'idéologie prolétarienne. Tous les soulèvements de cette année-là ont manifesté la vaste crise affectant la société capitaliste dans ses divers fondements avec réactivation de conflits dont certains très antérieurs au capital lui-même comme le heurt entre hommes et femmes, entre ethnies ainsi que celui entre les générations.
Au cours de la phase suivante (1973-1980), celle de la pleine réalisation de la domination substantielle sur la société, d'autres événements de type insurrectionnel s'imposèrent encore dans divers pays, tout particulièrement en Italie (1977) imposant la mise en place d'une répression plus soutenue effectuée surtout grâce aux phénomènes économiques (développement de la précarisation). La victoire des riches, des dominants s'impose et, dans la zone occidentale on assiste à la disparition du prolétariat en tant que classe ainsi qu'à une dégradation des conditions de vie des travailleurs.
Dans la phase de 1980 à 1990 s'opère la mort effective du capital1 en tant que rapport social avec autonomisation de sa forme et, corrélativement, le déploiement de la virtualité et de l'innovation à tout prix.
Depuis lors le phénomène de discontinuation: sortie de plus en plus effective de la nature dont la destruction va s'amplifiant, obsolescence des hommes, des femmes, et leur contrôle accru au travers de l'utilisation de tout ce qui est produit par l'appareil productif, effectuant leur transformation en objets, facilitée du fait qu'eux-mêmes se considèrent souvent comme tels (obgjectalisation), et parce qu'ils vont être produits en tant que tels grâce à toutes les formes de procréation médicalement assistée, scientifiquement programmée. La discipline n'opère plus de l'extérieur par une contrainte d'ordre étatique mais est imposée par le procès de vie artificialisé où ce sont les objets qui transmettent les données rationnelles faisant en sorte que l'affectivité des hommes et des femmes ne puisse en aucune façon faire obstacle aux exigences de ce procès, ce qui est facilité par leur formatage. Ainsi s'affirme de plus en plus l'extinction prochaine possible de l'espèce2.
«Nous voici parvenus à la conjonction de deux mouvements : celui de la vie qui, à travers l'espèce humaine, vient buter contre un phénomène qui la remet en cause, enraye son épanouissement et, par là, celui des êtres humains, et celui de la fragmentation de la représentation qui ne permet plus à ces derniers de se situer les uns par rapport aux autres et par rapport au monde.
«À l'échelle mondiale, nous vivons comme un jugement dernier où ce qui fut semble ressusciter pour comparaître devant l'instance du temps présent, celui de l'action à entreprendre, du saut à accomplir: vaste confrontation avec le possible humain, avec ce que doit être notre devenir. De là notre incessante volonté depuis des années de préciser ce que signifie "l'être humain est la véritable Gemeinwesen de l'homme" (Marx). Ce qu'on ne peut atteindre au travers d'une réflexion, mais en empruntant une autre dynamique de vie au sein de laquelle la recherche des rapports affectifs épanouissant hommes et femmes sera prédominante.»5
Toutefois ce n'était pas suffisant:
"L’irruption de Mai-Juin 1968 a choqué - au sens littéral les esprits, les a profondément étonnés. À tel point que pour l’expliquer, certains ont fait appel à l’irrationnel, à un resurgissement d’un comportement "primitif". Mai 1968 aurait consisté en une immense catharsis et, de ce fait, également, en une prodigieuse fête. On ne peut pas nier ces deux aspects, mais il ne s’agit là encore que d’épiphénomènes. En réalité, on a eu affirmation de la dimension biologique de la révolution. Je dirai, maintenant, de la transformation qui doit se produire pour que notre espèce puisse continuer à vivre. Avec le développement du capital, surtout - parce que le phénomène est en acte bien avant que celui-ci ne s’impose - les êtres humains sont dépouillés du geste, de la parole, de l’imagination. Mai 1968 a réclamé leur libération-récupération. Il a dévoilé que l’espèce sombrait dans une folie biologique car, dans la mesure où les êtres humains n’ont plus de geste parce qu’ils n’opèrent plus pour un "faire" donné, qu’ils deviennent inutiles à la production matérielle (et même intellectuelle), ils sont aliénés par perte de la possibilité concrète de créer et sont enfermés dans cette incapacité. Il y a dès lors rupture entre l’organisation nerveuse (centres de projection somatomoteur et somatosensible) et l’effecteur normal, la main; rupture intolérable et qui doit être abolie. D’où les émeutes révélatrices, déjà avant 1968, qui eurent lieu particulièrement en Suède, où les jeunes descendirent dans les rues en détruisant tout sur leur passage, en n’extériorisant aucune revendication politique, syndicale ou autre. Ils exprimaient un indicible : le saisissement de la folie et la volonté de s’en libérer. Mais d’où venait cette folie ? Avec Mai-Juin 1968, son origine s’est profondément révélée.6"
L'origine
de la folie était perçue comme résultant d'une
immense dépossession affectant l'être
biologique de l'espèce et fondant la dimension biologique de
la révolution à venir. C'était une approche
encore insuffisante. Trente ans de plus de réflexion et de
ressenti furent nécessaires pour saisir qu'il s'agissait en
fait de la manifestation d'un être totalement affecté
par la dynamique de sortie de la nature, un être adapté
à un devenir conduisant à l'impasse, déjà
signalée, de la manifestation de la spéciose (ontose au
niveau individuel) et non à la folie qui est une
transcroissance de celle-ci où toute adaptation se révèle
impossible car elle consiste en un enfermement en soi-même, ou
en un autre. C'est ce qui est signifié dans Interpellation
en même
temps qu'est
affirmé que la dimension biologique de la transformation
nécessaire implique une relation profonde avec tous les êtres
vivants et ne concerne pas uniquement l'espèce humaine. En
outre, la même année (2008) la fascination qu'exerce
encore Mai-Juin 1968 est mise en relation avec la nostalgie.
«L'essentialité de Mai-Juin 1968 c'est le surgissement de la continuité son affirmation au sein de la population mise en mouvement, et une déconnexion, certes momentanée, vis-à-vis du système répressif millénaire. Ce n'est pas récupérable tant par ceux qui exercent le pouvoir que par ceux qui en sont démunis. C'est cette mise en continuité qui engendre la nostalgie (inductrice de l’utopie) parce qu'elle n'est pas perçue, elle n'est pas consciente; or c'est toujours quelque chose qu'on ne saisit pas, même intuitivement, qui est le fond de la nostalgie pour ceux qui aspirent profondément à retrouver la continuité, ou qui suscite l'horreur du fait de la remise en cause de la discontinuité qui fonde leur pouvoir, lequel est lié à la mise en dépendance d'un grand nombre par une minorité (rejouement). Tous les discours, les divers récits, ont pu être récupérés, détournés, réactualisés dans une perspective différente, mais non ce qui fonde la nostalgie qui est comme situé hors temps, insaisissable.
Cette mise en continuité fut un événement imprévu, spontané. On ne peut pas le recréer; il n'y a pas de recettes pour atteindre la continuité. Ce qui s'impose c'est la poursuite d'un cheminement de l'espèce tendant à se libérer-émerger qui, à nouveau spontanément, la retrouvera, en elle, avec, et au sein de tous les êtres vivants, engendrant une immense discontinuité qui pourrait à nouveau être dénommée révolution, ce qui entérinerait une apparence, une métaphore, génératrice de confusion.
La recherche de la continuité et l’essai d’échapper à la confusion sont au cœur même de la spéciose et de la dynamique de libération-émergence.»7
C'est à partir de là que nous pouvons saisir l'ampleur du piège – réalisation d'une forme d'enfermement - auquel il faut échapper si l'on veut enfin parvenir à la fin de l'errance plurimillénaire et à la réalisation de la communauté humaine. Ce piège, comme le suggère le texte qui précède est en particulier déterminé par la dynamique nostalgie-utopie. La première est en liaison avec la perception plus ou moins consciente d'une perte (qui peut consister en celle d'un possible), la seconde est une tension de création grâce à quoi ce qui fut perdu peut-être restauré ou même remplacé par quelque chose de supérieur.
Cette dynamique se met en place dés le début quand s'impose la séparation qui engendre la perte. Déjà avec la création des dieux, les hommes et les femmes ont produit des utopies qu'ils et qu'elles réalisaient grâce à ces derniers. Et cela prit une ampleur considérable avec les monothéismes où le péché est cause d'une perte suscitant une nostalgie de l'innocence (de la naturalité) et de la félicité; dieu est l'opérateur de l'utopie qui assure la rédemption.
La "perte" originelle qui détermine la mise en place de la nostalgie cause aussi celle d'un état hypnoïde et de confusion. On doit être à l'écoute de toute nostalgie qui nous affecte pour atteindre puissamment toutes ses composantes et éliminer l'état hypnoïde et la confusion, base parfois d'un flou poétique qui renforce sa puissance fascinatrice.
Étant donné que le phénomène originel fondateur de l'empreinte nostalgie, c'est-à-dire la séparation d'avec le reste de la nature, n'a jamais été pleinement revécu, ressenti et pensé dans ses déterminations et limites historiques, l'utopie s'effectue à travers une création hors nature, en voulant ne pas dépendre d'elle et aboutit à de vastes destructions comme cela apparaît de nos jours, conséquence de l'application de l'innovation, création continuée.
Avec l’accès du capital à la domination substantielle (réelle) dans le procès de production immédiat, à la fin du XVIII° siècle, c'est comme si l'espèce avait investi dieu dans ce procès mais que, par là, elle s'était dépouillée de tous les bienfaits que celui-ci pouvait apporter, en particulier la consolation de ses profondes misères 8. Marx lui-même déclara que le capital opérait comme "s'il avait le diable au corps".
Autrement dit toute religion est déploiement d'une utopie et toute utopie a une dimension religieuse.
En rester à la dynamique nostalgie-utopie relève de l'immédiatisme et escamote la question fondamentale: pourquoi sommes-nous entrés en errance et dans la succession des rejouements, comme si l'espèce ne voulait pas" lâcher prise". En fait elle ne parvient pas à saisir ce qui la tourmente depuis des millénaires: la perte de sa place dans le phénomène vie.
L'immédiatisme c'est l'enfermement dans l'immédiateté et le blocage du procès de connaissance qui de ce fait ne se déploie plus à partir d'elle, de la concrétude, du ressenti, pour parvenir à la pleine réflexivité; c'est un blocage dans l'apparence. Ainsi s'en prendre à des individus comme étant les responsables des maux dont souffre le monde en place est de l'immédiatisme. Certes dans l'immédiat ce sont les dominants qui opèrent, mais ils ne font qu'appliquer les règles d'un "mécanisme infernal" (ersatz d'une loi divine ou naturelle) qui les domine et dont, inconsciemment, ils essaient de se libérer, grâce à un détournement, en opprimant les autres. L'inimitié est, pour une bonne part, fille de l'immédiatisme.
Le rejet de ce dernier ne conduit pas à l'exaltation de la médiation et que tout doit être médiatisé car c'est une autre façon de ne pas pouvoir vivre pleinement. Les médiations9 apparaissent comme des prothèses pour pouvoir atteindre la continuité et sont susceptibles de s'autonomiser en engendrant des hypostases. Pour échapper à l'impuissance où le conduit l'immédiatisme, l'individu recourt à des médiations. Autrement dit les impasses surgies au cours du devenir d'errance ont suscité un procès de connaissance dont le but est l'adaptation et la réalisation de la non dépendance.
L'ambiguïté, très souvent inconsciente, intervient également dans la formation du piège car elle pervertit la présence au monde ce qui peut conduire l'individu à des comportements excessifs et apparaissant incohérents afin d'échapper à ce qui se manifeste en lui comme une double contrainte. Sortir de ce monde implique d'échapper à l'ambiguïté qui n'est pas une simple donnée cognitive, mais dérive d'une relation entre êtres humains: la répression parentale, composée d'amour (acceptation) et de refus. Elle est présente également dans la dynamique de libération et de rejet de la domestication d'autant plus que souvent la première s'accompagne d'une perte tandis que la domestication recèle elle-même une ambiguïté car elle régit aussi bien l'être qui domestique que celui en voie d'être domestiqué. En sa dynamique sont présents à la fois le désir de dominer et celui de ne pas l'être (ne pas être dépendant): l'affirmation est lestée d'un refus. Toute ambiguïté est une affirmation lestée d'une négativité.
L''ambiguïté opère également de façon insidieuse dans l'adaptation. On n'a pas à adapter qui que ce soit à notre devenir, de même qu'on n'a pas à s'adapter à qui que ce soit ou à quoi que ce soit. L'adaptation est dépendance avec escamotage de l'importance de la volonté et de la pensée humaines. En fonction de là où nous sommes et en fonction de ce que nous voulons réaliser, nous opérons par affirmations (par la parole et par le geste) exemptes d'ambiguïtés.
L'adaptation implique aussi une donnée d'apprentissage. Or, il n'y a pas simplement à apprendre, ce qui nécessite l'opérationnalité active des diverses médiations, mais à vivre dans la pleine écoute de ce qui advient et de ce qui est advenu.
Cinquante ans après l'advenu de Mai-Juin 1968 nous sommes à l'écoute de ce qui se dévoila à l'époque: le possible de l'affirmation d'une vie humaine non réprimée, non domestiquée, en symbiose avec le phénomène vie. Ce qui fut perçu comme dimension biologique car cela ne concernait pas seulement l'espèce humaine. De nos jours nous devons tenir compte d'une dimension paléonto-géologique de ce qui est en cours. En effet l'activité humaine ne détruit pas seulement la couche superficielle de la terre (l'édaphos, le sol) mais affecte la lithosphère provoquant la mise en place de ce que certains, certaines, nomment l'anthropocœne en étroit rapport avec la sixième extinction. Nous devons de même tenir compte de l'artificialisation de l'espèce. De là découle la nécessité d'une écoute encore plus importante de notre naturalité et de ce qui nous environne et participe à notre devenir afin de réaliser l'inversion de ce qui a été produit durant notre errance en retrouvant la continuité et donc en sortant du piège et de l'enfermement.
Jacques Camatte
04 juillet 2018
1 Cette fin du capital se révèle bien au travers de la multiplication des dystopies, alors que l'utopie s'imposa à son surgissement.
2 Dans de nombreux textes on a exposé ce qui est résumé ici. Pour le cadre théorique général on consultera Le mouvement du capital, particulièrement Plan de la seconde partie.
3 Les deux citations sont tirées de Mai-Juin 1968: théorie et action, 1968.
4 Cette impasse s'est violemment manifestée à travers les nombreux épisodes de terrorisme des années 70 jusqu'au début des années 80.
6 Mai-Juin 1968: le dévoilement, 1977.
La question de la folie avait été déjà abordée en
1966: "La folie est une fuite devant la réalité du capital. L'homme
s'emprisonne dans un être autre et ne peut plus de ce fait retrouver,
ni retourner à son être-départ. La folie est une espèce de résorption
du devenir." Capital et Gemeinwesen, Ed. Spartacus, p. 187.
7 Texte de présentation d'une étude sur Mai-Juin 1968 qui n'a pas été portée à bout, Indication, est de novembre 2008, tandis qu'Interpellation – À propos du quarantième anniversaire de Mai-Juin 1968 est d'avril de la même année.
8 Marx signala maintes fois que le triomphe de la bourgeoisie sur le clergé dans les campagnes s'accompagnait de la disparition des institutions de bienfaisance crées par celui-ci et que, de ce fait, les pauvres devenaient encore plus misérables.
9 L'art, la philosophie, la gnose, la culture en son ensemble. Le rejet des médiations n'implique pas le rejet de la connaissance.