LE
TEMPS DES LAMENTATIONS
Nous
voici enfin
parvenus au terme de la publication des lettres de la période 1970-1974
(cf. Invariance, n° 1, 2, 3 et 4
de
Depuis la parution
d’Invariance (1968), un certain nombre de camarades ont évolué de façon
convergente pendant plus ou moins longtemps, puis se sont séparés.
D’autres
sont venus, etc. Depuis 1970 un petit noyau s’est maintenu;
il abordera
effectivement la nouvelle tâche d’exposer la réalité d’une autre
dynamique de
vie.
J’ai donné quelques
indications sur différents camarades qui ont contribué à l’œuvre
commune. Je
dois signaler le cas particulier – ne serait-ce que pour donner des
armes aux
critiques débiles – de Domenico Ferla dont le cheminement avec nous a
abouti à
une position en totale rupture avec notre perspective. Il est devenu
manichéen.
Un tel terme étant tellement
honni et incompris – le plus souvent employé dans le sens que lui a
donné
l’église catholique, ennemie farouche du manichéisme et de toutes ses
variantes
– qu’il est bon de préciser. Le manichéisme n’est pas une théorie qui
dit qu’il
y a le bien d’un côté et le mal de l’autre, que quelque chose est soit
bon,
soit mauvais, etc. C’est un dualisme, mais un dualisme non simpliste.
En
réalité les manichéens déplorent que le bien et le mal (la lumière et
les
ténèbres) sont mélangés. Il faut les séparer en définitive. Car ce
qu’il y a
d’essentiel c’est que, pour eux, le mal est un mal absolu et non
relatif. Le
monde est mal fait, produit d’un dieu mauvais; et il ne
s’agit pas
seulement du monde social, mais du cosmos. Pour eux, il faut le quitter
afin
d’accéder à un autre type de vie, car la vie, telle qu’elle est, recèle
en elle
le mal. Dans notre univers il n’y a aucune solution, si ce n’est de
résister au
mal, en particulier en cessant de se reproduire…
Domenico a exposé ses idées dans
un recueil de poèmes : La maison
d’Ahriman qui a été édité par « l’Erba Voglio ».
Nous aurons
l’occasion d’y revenir parce que j’ai à peine abordé la question du
rapport du
mal au monde dans Marx et
Par rapport aux manichéens et
aux gnostiques, on se rend compte du manque profond de radicalité de la
pensée
et de l’engagement de B.-H. Lévy. D’autre part, il est absolument
certain que
s’il y a une retrouvaille-régénération de la religion (judaïsme,
christianisme,
etc.) il y a simultanément résurgence de leurs antagonismes qui furent
les
divers gnostiques auxquels en première approximation on peut rattacher
les
manichéens. C’est contre ces derniers que l’église catholique a
finalement
définie sa doctrine du bien et du mal, du rapport au monde social et
cosmique.
Et c’est un ex-manichéen, Saint-Augustin, grand exterminateur de ses
anciens
condisciples, qui donna les éléments essentiels de la doctrine
catholique. Ainsi
se manifeste de façon prégnante la validité de la diagnose de notre
époque: «nous vivons une espèce de jugement
dernier… » (cf.
«La révolte des étudiants italiens : un autre moment
dans la crise
de la représentation », Invariance, série
III, n° 5-6).
Pour en revenir à B. H. Lévy,
il importe peu de savoir si son judaïsme est ou non orthodoxe, ce qu’il
faut
aborder c’est comment il fonde sa résistance. Il proclame qu’on ne peut
pas se
passer de l’État, qu’on a besoin d’une Loi, espèce de référentiel
absolu qui
permet de statuer sur le bien et le mal, lieu de sécurité et de
sécurisation; sans elle on ne sait même pas pourquoi on
résiste et c’est
aussi la garantie qu’on sera récompensé, puisqu’il y aura
équité: ceux
qui auront résisté seront sauvés, les autres non. À propos de
récompense, il
est curieux de constater qu’il reproche au Christ de pouvoir aimer
« absolument sans raison » (p. 248). En écrivant cela
il donne raison
à Marx : «Quelle était en soi la base de la religion
juive ? Le
besoin pratique, l’égoïsme » (La
question juive), qui voulait signifier qu’elle était fondée
sur l’échange
défini, chez B.-H. Lévy, par la relation d’équité. Or, la dimension
nouvelle du
Christ c’est de vouloir sortir de la logique de l’échange.
En ce qui concerne l’État, il
escamote le débat fondamental qui occupe toute l’histoire du peuple
juif:
celui entre les défenseurs de la communauté et les partisans de
l’État;
ainsi que le fait que les juifs n’ont pu résister que parce qu’ils
constituaient une communauté et que même leur rapport à l’argent a un
fondement
communautaire, puisque l’argent fondait une autre communauté (cf. Marx
et Moses
Hess); enfin que le scandale du peuple juif consistait en ce
qu’il était
une communauté sans territoire qui ne révérait pas l’Etat en place (cf.
à ce
propos les remarques de Hegel).
En conséquence le problème
n’est pas simplement de savoir pourquoi les juifs ont pu maintenir
(résister)
leur identité à travers les siècles, mais pourquoi les divers peuples
avec qui
ils ont vécu de façon plus ou moins antagoniste avaient besoin de la
communauté
juive comme d’un référentiel négatif. Là se poserait le rapport entre
identité,
monothéisme et équivalent général et l’on pourrait voir que si le
monothéisme
permet (entre autres) la sauvegarde de l’identité, il est une
réduction, un
appauvrissement (ce n’est pas sans raison que les païens reprochaient
aux
chrétiens de nier la divinité puisqu’ils la chassaient des divers
phénomènes du
cosmos). Enfin, ce n’est pas aberrant que ceux qui voulurent dépasser
le cadre
étroit de la communauté juive et poser une communauté aux dimensions
humaines
furent des juifs: le Christ, Spinoza, Marx. On sait la haine
qu’ils
accumulèrent sur leurs têtes !
Ces quelques remarques
uniquement pour mettre en évidence la superficialité de la réflexion de
B.-H.
Lévy. Il joue au prophète qui témoigne de ce monde rempli d’inepties et
de
stupidités. C’est un prophète qui se lamente et il est curieux qu’il
existe un
mur des lamentations, ce qui signifie bien que celui qui se lamente a
un
horizon bouché; il témoigne d’une impasse absolue. En outre,
la
préoccupation de B.-H. Lévy est très européo-centrique, car que peuvent
penser
du monothéisme Indous, Tibétains, Chinois, Africains d’Afrique Noire
qui n’ont
jamais connu une telle représentation. Tout le monde doit-il devenir
juif ? Tout le monde doit-il résister ? On aurait
alors le ghetto
universel.
Un autre adepte de la
lamentation est Glucksmann qui vient de découvrir que la révolution est
un
fantasme de l’origine, une illusion politique, sociale,
philosophique;
lui aussi nous invite à résister. L’étrange est que lorsqu’il propose
une
solution il nous convie de retourner à Athènes. Il a simplement changé
le lieu
support de sa nostalgie. En outre, il ne semble pas savoir que Mircea
Eliade
avait émis uns semblable critique par rapport au marxisme; M.
Eliade qui
défend le sacré que B.-H. Lévy refuse considérant sa recherche comme
relevant
d’une préoccupation nazie. Pourtant M. Eliade veut
« s’affronter au totalitarisme,
à la révolte, des ténèbres », à la tentation de
« retourner au noir
pur, à l’amorphe sans limite, à l’unité du chaos » (cf. Le Nouvel Observateur, n° 761).
C’est là que se manifeste la
confusion totale à cause de la résurgence de tout ce qui fut, comme je
l’ai
explicité ailleurs. Et l’on comprend que nos divers théoriciens aient
besoin
d’un référent originel: Jérusalem pour B.-H. Lévy, Athènes
pour
Glucksmann (l’Iliade remplace
Notre époque se caractérise
par la confusion et les pleurs ! Il en est ainsi parce qu’en
définitive
tout le monde politique qu’il soit de droite ou de gauche doit
obligatoirement
s’affronter aux faits réels et comme il n’y a plus d’idéologie
souveraine, on a
une combinatoire d’idées où tout se mélange de telle sorte qu’on voit
des
éléments de droite utiliser des thèmes de gauche et réciproquement.
Il est clair que cette
confusion est en grande partie liée
à la
disparition des classes dans la société capitaliste devenue communauté
du
capital tandis que l’antifascisme est l’idéologie qui voila sa
réalisation tout
en l’exprimant le plus nettement.
Si on se reporte au début de
ce siècle, on constate que la position des bolcheviks (surtout Lénine)
et celle
de toutes les gauches au sujet du caractère de la guerre de 14-18
permit à des
générations de révolutionnaires de se démarquer, de se délimiter
rendant
possible le maintien, durant l’entre-deux guerre, d’une certaine gauche
constituée de divers groupuscules. Mais, comme dirait Bordiga,
l’accouplement
contre nature, l’horrible copulation entre prolétariat et classe
dirigeante
réalisée lors de la croisade anti-fasciste a tout perverti et il n’est
plus
possible de repérer des lignes de références solides. Et cet horrible
mélange
d’éléments de droite et de gauche est dû au fait que le nazisme, le
fascisme
sont l’expression du passage du capital à un moment plus évolué de sa
domination, le passage à sa domination réelle sur la société. Ce fut un dépassement et nul ne l’a
compris.
Le nazisme, on l’a maintes
fois répété, est un produit global du devenir de la société
occidentale. Ses
atrocités ne peuvent être uniquement imputées aux allemands transformés
en
peuple élu de l’horreur et de l’abomination. Il n’est donc pas question
de
revenir sur l’explication historique du fascisme ni de démontrer une
énième
fois que le verrou primordial qui empêche toute compréhension du
devenir du
monde actuel est constitué par l’antifascisme qui permet de ne pas
mettre en
cause les fondements historiques et actuels de la communauté
capital; de
là découlent interprétations et pleurnichements alors que la communauté
capital
se parachève et que le despotisme s’accroît. En revanche, rappelons une
dernière fois, ici, que nous sommes parvenus au bout de la vaste phase
historique qui commence avec l’instauration de la cité
grecque: nous
sommes à la fin du capital qui pourrait être aussi la fin de
l’humanité, comme
le pense d’ailleurs Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome (cf. Le Monde du 02.06.1979 :
« L’humanité va vers un déclin progressif, à moins que
… ») qui lui,
au moins, a le mérite de prendre en compte l’existence des humanités
non
européennes. A ce propos il est remarquable de constater à quel point
les
divers théoriciens qui défrayent la chronique actuelle ignorent
Cette vision rackettiste à
l’échelle planétaire est un obstacle déterminant à la compréhension
d’une
dynamique de vie nouvelle pour que l’humanité se sauve… Dit autrement,
ceci a
déjà été affirmé dans Scatologie et résurrection.
Je n’insiste
pas.
Les hommes pleurnichent
impuissants, le capital prospère et son échappement est toujours plus
manifeste. Le prix de l’or continue à monter (il a dépassé les 300
dollars
l’once), l’inflation s’accroît et P. Fabra (Incorrigible
Occident) constate que rien n’a été fait pour promouvoir
«une
nouvelle économie, comportant le début de rééquilibrage de nos
principales
activités, afin de tenir compte des nouvelles circonstances».
Et il
ajoute : «N’y
avait-il rien à
retenir des protestations contre "la société de
consommation", de
la révolte contre la "civilisation du gadget" qui
des "sit-in"
de Berkeley jusqu’aux "évènements de mai" à Paris,
en passant… On a
beaucoup vanté la faculté de "récupération" de la
société
capitaliste. Il semble que sur ce point, elle ait été peu attentive au "message" » (Le
Monde, 10-11.06.1979).
Cette affirmation n’est pas valable pour tous. P. Drouin (Un
ravalement du futur) signale que dans
«Interfuturs»,
rapport sur la situation mondiale future (pour l’OCDE), il est fait
mention de "l’émergence fragile d’un troisième type d’organisation
sociale,
s’ajoutant au système de marché et au système administratif et
caractérisé par
des formes non marchandes d’auto-organisation privée (un tel système
est
particulièrement concevable pour les activités sociales et
culturelles)"
(Le Monde, 08-09.07.1979). En
outre,
les auteurs de ce rapport voient plutôt un danger grave, un foyer de
crise,
dans les revendications des jeunes signalées par P. Fabra :
«Enfin,
l’on s’avise que certaines pulsions des jeunes et moins jeunes
générations
pourraient modifier peu à peu le paysage économique, social et
politique.
Certains besoins (appartenance, estime et réalisation de soi, notamment
dans le
travail, etc.) l’emportent sur d’autres plus classiques comme le désir
de
consommer plus et cette attitude est renforcée par la hausse des
niveaux
d’éducation».
Les auteurs d’
«Interfuturs» ne font qu’exprimer le mouvement
d’anthropomorphose
du capital qui devient de plus en plus visible tendant à la réalisation
du
communisme mystifié. Une fois celui-ci advenu – en supposant qu’aucune
catastrophe n’intervienne auparavant, ce qui est utopique – tous nos
penseurs
se lamenteront encore plus car ils n’avaient pas prévu cela;
ils
chercheront alors des boucs émissaires dans des maîtres-penseurs ou
dans une
classe qui aurait oublié d’agir. Ils ne pourront même plus proposer la
«résistance» - summum de l’affirmation
anti-fasciste et expression
la plus accomplie de la perte de toute initiative – puisqu’ils seront
piégés
par leur propre projet enfin réalisé.
Lamentations et résistance ne
peuvent rien résoudre. Elles masquent simplement la disparition de
toute
volonté créatrice chez la plupart des hommes et des femmes contaminés
par le
capital. Il faut abandonner ce monde et créer.
Camatte
Jacques
1979