SCATOLOGIE ET RÉSURRECTION
Depuis quelques temps la presse du PCI (parti communiste international) se déchaîne contre Invariance et contre ma « personne ». Je ne me lamente pas, je constate. Dans il programma comunista je relève : « Arrivano i professori in marxismo « dernier cri » » (26.06.75) ; « Amadeo Bordiga militante rivoluzionario non pensatore solitario » (25.08.75). Dans le premier il est question de la traduction italienne de « Moscou au temps de Lénine » de Rosmer parue à la Jaca Book et faite par Valentino Campi qui a mis des notes dont certaines s'inspirent de mon article Le KAPD et le mouvement prolétarien (Invariance, série II, n°1, 1972) ce qui est cause de quelques attaques contre moi. Le second fait un panorama des publications d'œuvres de Bordiga parues chez différents éditeurs. J'y suis superficiellement insulté ; l'auteur renvoie à une étude ultérieure et à un article publié dans Programme Communiste n°67, juillet-septembre 1975 : « Mise au point à propos de certains « dépasseurs » de marxisme » dont nous nous occuperons un peu plus.
Tout cela précède l'intervention grotesque et stupide de B. Maffi auprès des éditions 10/18 en vue d'empêcher la publication du livre de Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste (cf. Documents en appendice).
Il peut paraître aberrant de répondre à ces articles après avoir rejeté (cf. Invariance, série II, n° 5 : Ce monde qu'il faut quitter) la critique et la polémique, d'autant plus que l'anonyme veut lui-même, au départ, les éviter parce que cela l'importune de devoir me prendre en considération ; il entreprend de faire une mise au point qui dégénère vite en dissertation diffamatrice. Je ne veux pas polémiquer, ni critiquer, seulement me laver. On ne critique ni ne polémique avec la boue dont certains veulent nous couvrir. Évidemment il y a les lanceurs de boue ! Impossible de leur rendre la pareille, ni critiquer leur acte. Mais ce qui peut être important c'est de clarifier comment il se fait que des gens agissent ainsi, s'adonnent à la pratique rackettiste. Pour cela il faut envisager ce qu'écrit l'anonyme ; ce qui permettra de préciser des points insuffisamment explicités dans les articles parus d'Invariance ou qui n'y ont pas encore été abordés. Il s'agira donc d'une purification et d'une clarification. D'où, je ne tiendrai pas compte d'idioties agressives comme celle qui se trouve à la fin de l'article où l'anonyme parle de l' « individualisme de la classe universelle » (p. 88). Il n'est pas possible non plus d'accorder trop d'importance à une erreur d'ordre zoologique, si ce n'est de noter qu'elle révèle d'autres erreurs sous-jacentes. En effet, ce qui définit l'oiseau n'est pas l'aile (cf. p. 87) mais la plume car il existe des oiseaux sans ailes (Kiwi), des mammifères ailés (chiroptères couramment appelés chauve-souris) et il a existé des reptiles volants.
Nous l'avons dit plusieurs fois : il faut que les rackets soient détruits, car ils inhibent le mouvement de compréhension et d'effectuation de la nouvelle dynamique que l'humanité doit adopter. Il n'est pas question de vouloir lutter contre eux car ce serait encore opérer délibérément à l'intérieur de ce monde et accepter leur terrain de lutte. Mais si on a l'occasion de contribuer à la destruction de l'un d'eux, on ne peut pas la laisser passer ; car ce mouvement qui nous fait sortir de ce monde ne reste pas non plus sans aucune attache avec lui ; on peut d'autant mieux en sortir qu'on a éliminé des obstacles entravant ce mouvement.
D'autre part, le PCI a un rôle charnière au sein de divers rackets : il permit et permet l'existence de Révolution Internationale et de tout le courant international qui s'y rattache ; il est la base de groupes comme Le mouvement communiste (aujourd'hui disparu), Négation (dans une moindre mesure), etc., qui, certes, ne peuvent être mis sur le même plan (on ne peut pas faire l'amalgame ; d'un point de vue général-méthodologique, même si les différences sont minimes il s'agit toujours de les percevoir). A côté, il y a des groupes critiques des précédents comme Une tendance communiste devenu en partie Maturation communiste qui font une critique du programmatisme (ce qu'on retrouve chez des groupes informels). Critiqueurs et critiques passent sous silence le point essentiel qui se trouve à la base : c'est Bordiga qui a donné au concept de programme une ampleur considérable, le remplissant de déterminations nouvelles. Ils ne peuvent pas faire une critique sans passer par son oeuvre. Nous envisagerons ces divers groupes dans un prochain travail sur le gauchisme de 1960 à nos jours.
S'il y a des bonds, à certains moments, comme en 1968 (dans une moindre mesure en 1972-73), il se produit aussi de profonds reculs qui ne remettent pas obligatoirement en cause les acquis mais les masquent. En réalité ce qui apparaît souvent comme un recul n'est qu'une pause. Il y a eu acquisition ou entrevue de quelque chose de nouveau ; le mouvement doit l'intégrer et c'est à cause de cela qu'il stagne. C'est ainsi qu'en période de révolution, s'effectue une rupture grâce à laquelle les hommes et les femmes parviennent à une certaine compréhension qui leur permet justement d'aller au-delà ; mais ils ne peuvent pas maintenir cette tension. D'un seul coup, tout ne peut être remplacé. Alors se produit une stase, toujours mise à profit par les classes qui viennent d'être dépossédées, afin de reprendre l'avantage.
Les divers rackets cessaient de profiter de la stase actuelle pour réimposer leurs divagations passéistes et enrayer le procès de production des révolutionnaires. Il convient donc de s'opposer à eux lorsqu'ils deviennent trop menaçants. On ne peut pas, en outre, rejeter à priori l'hypothèse que, parfois, sous un tas de banalités une pensée un jour puisse s'extérioriser.
Dans cette perspective je dois ajouter paraphrasant un proverbe chinois : il faut même prendre au sérieux quelque chose de futile de peur de prendre pour futile quelque chose de sérieux. Ce qui n'empêche pas de considérer l'article dont nous nous occupons plus particulièrement comme empli de diffamations, contradictions, incompréhensions, mauvaise foi, ignorance, escamotage de questions importantes, le tout lié à une volonté délibérée de banalisation manifestant la réaction rackettiste classique.
On perçoit chez l'anonyme auteur (individuel ou collectif) l'égarement total devant des développements qu'il ne peut absolument pas dominer ; ne reste que l'insulte qui est souvent l'apanage des réponses de bien des marxistes sans qu'ils en aient le monopole. Pourtant il se sent attiré par ce mouvement théorique ; il commence même par une certaine éructance mais, au moment d'avoir un orgasme, il se produit un profond dérangement – peut-être un affolement biologique – et l'anonyme défèque ; de là son invocation de la merde, non la sienne (il se censure!) mais, en un transfert inconscient mais non innocent, celle de M. Camatte. Tout l'article est bâti en vue de ce final qui préexistait à tout l'élaboration théorique. C'est un article scatologique.
Nous avons parlé de diffamation, celui qui la subit en premier lieu c'est Bordiga. L'anonyme affirme que la passion du communisme ne le caractérise absolument pas (p. 83). Sur ce point il n'est pas d'accord avec d'autres éléments du PCI (cf. l'article « Au travail camarades » que nous citons plus loin). Ce qui est intéressant dans sa réfutation c'est la volonté d'action qui s'y exprime en banalisant Marx. J'ai mis au début de ma préface Bordiga et la passion du communisme une citation de ce dernier : « La passion c'est la force essentielle de l'homme qui tend énergiquement à atteindre son objet ». Ce qui implique une lutte, une tension profonde. Qu'oppose à cela l'anonyme ? Il paraphrase mon texte et dit : « « la passion du communisme » se manifeste comme passion de la lutte révolutionnaire pour le communisme, et comme passion de l'instrument indispensable de cette lutte, le parti communiste » (p. 83). Il y a là un glissement fort dangereux, une dégradation de l'être en l'avoir. Ce qui devient important ce n'est plus le communisme mais la lutte (une passion de la passion! On ne doit pas s'étonner que le PCI fasse si facilement l'apologie de la violence) ou l'instrument. Sous une autre forme on a la réexposition de la sentence de Bernstein : « Le but n'est rien le mouvement est tout », tandis qu'en fonction de la phrase de Marx, on pouvait pleinement comprendre comment les deux étaient intimement liés chez Bordiga. De plus, c'est nier tout ce qu'il a pu écrire sur le communisme, en particulier son affirmation que Marx et Engels passèrent leur vie à décrire le communisme, que c'est à partir de la vision de ce dernier que Marx a pu faire l'étude du capital. Et, ce qui est le plus important, pour Bordiga le parti était et devait être préfiguration de la société communiste. Ce qui était déterminant c'était bien le communisme.
Venons-en maintenant aux diffamations, déformations, etc., qui nous concernent. D'entrée l'anonyme veut jeter le discrédit sur ce que j'ai fait. A propos de Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui publiée aux Éditions de l'Oubli, il écrit que « c'est une version incomplète et tronquée » (p. 80). Dire que c'est une version implique qu'il y a une grande différence entre le texte original et ce que j'ai publié et que, donc, j'ai berné les lecteurs. Or voici ce que j'ai indiqué dans la Préface : « la traduction n'est pas absolument complète. Nous avons laissé de côté certains passages qui sont manifestement des répétitions, soit par rapport au texte lui-même, soit par rapport à la première partie que nous publierons très prochainement » (p. 9).
C'est clairement annoncé dans la préface et clairement mis en évidence dans le texte de Bordiga. Le lecteur ne peut pas être dupe. Pour satisfaire le désir de l'anonyme, j'ajoute que la prochaine édition sera complète.
En revanche le PCI tronque et ne dit rien. La série d'article publiés dans Programme Communiste : « L'économie soviétique de la révolution d'Octobre à nos jours » est faite d'abondants passages de Structure économique... disposés autrement, augmentés de fragments d'articles de divers auteurs. Lorsque les gens du PCI publièrent Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l'histoire de la lutte prolétarienne internationale, ils ont, comme je l'ai montré lors de l'édition que je fis de ce texte (Invariance, série I, n° 3) falsifié la traduction par omission de passages ou en complétant la rédaction de Bordiga avec des considérations de leur cru. Je m'étais élevé à l'époque contre cette manipulation (il y en eut d'autres). On doit noter toutefois que Bordiga qu'il ait lu ou non cette version, n'a, à ma connaissance, rien dit à ce sujet1.
Ailleurs l'anonyme me reproche d'avoir opéré une « sélection » (p. 83). C'est idiot : j'ai simplement publié tous les textes concernant le communisme non publiés ailleurs (surtout pas par le PCI qui les considère comme hérétiques) et, dans la préface à Bordiga et la passion du communisme, j'ai indiqué les autres, presque tous accessibles en français. Là encore une édition complète s'impose.
À la déformation, l'anonyme ajoute la malhonnêteté. Il dit qu'il s'en fout de ma position avant et après ma sortie du PCI puis affirme, à la fin de son article : « M. Camatte était le champion du parti-programme au sens de parti-idée ou d'idée de parti » (p. 88). Cela lui permet de raconter ce qu'il veut sans avoir besoin de le prouver. Dame ! Il doit m'ignorer, et pourtant il ne le veut pas. Car même s'il déclare (p. 80) : « qu'ils n'ont pas jugé utile de polémiquer explicitement » avec moi, ils furent tout le temps contraints de tenir compte de ce que je publiais (témoin un récent document intérieur : Bulletin de documentation et d'information, n° 3, février 1975, qui analyse les différentes scissions qui ont affecté le PCI et où se trouve le contenu des divers articles cités plus haut) parce que je mettais en évidence l'ambiguïté de Bordiga que les gens du PCI voulaient à tous prix voiler pour pouvoir le réduire à une banale dimension trotskyste, c'est-à-dire à eux-mêmes. L'anonyme ment. Les diverses scissions qui ont eu lieu après mon départ témoignent de ce que j'avance. Ils ne purent m'expulser, aussi n'en finissent-ils pas de le faire... 2
Malhonnêteté, calomnie, bassesse vont ensemble. L'anonyme écrit : « Même ceux d'entre eux qui ne sont pas tombés dans le délire camattiste ont complètement falsifié la conception marxiste du parti, qu'ils réduisent à un rôle d'éducateur, d'illumineur de conscience, sinon au rôle plus dérisoire d'éditeur des Œuvres complètes du marxisme, de vulgarisateur de la doctrine en collection de poche » (p. 88). Ceci vise Dangeville à qui l'on doit la traduction des Grundrisse qui parurent d'abord aux éditions Anthropos puis chez 10/18. Or il suffit, à tout lecteur sérieux, de lire la revue qu'il publie, Le fil du temps (c/o J. Angot B.P. 24 – 75019 Paris) ainsi que les préfaces à divers ouvrages qu'il a publiés chez Maspéro et 10/18 pour se convaincre de la malhonnêteté de l'affirmation. D'autre part, Dangeville n'est pas le seul à jouer le rôle « d'éducateur, etc. ». B. Maffi, dirigeant du PCI, est, en Italie, un traducteur attitré de Marx (Le VI° chapitre inédit du Capital, nouvelle traduction du Livre premier du Capital, etc.) ; S. Voute, autre dirigeante, a traduit des passages du Capital pour l'édition de l' « Economie » conçue par Rubel et publiée aux éditions Gallimard. En revanche il ne signale pas que Dangeville utilise constamment Bordiga sans le nommer. Ainsi toutes les notes qu'il a incluses dans Fondements de l'économie politique sont des plagiats des travaux de Bordiga, comme je l'ai d'ailleurs indiqué dans « Á propos de la publication des Fondements de l'économie politique » (Invariance, série I, n° 3). Toutefois à l'époque (1968) je l'indiquais sous sa forme anonyme, c'est-à-dire que je mettais en évidence l'œuvre de la gauche italienne. Un autre exemple de plagiat manifeste de la part de Dangeville est constitué par sa préface aux textes de Marx-Engels sur la Chine (10/18, 1973). Page 11 il écrit :
« On ne saurait lier la réalisation du programme socialiste au destin d'un rameau historique d'une des seules grandes races de l'espèce humaine, par exemple celle des blancs caucasiens, aryens ou indo-européens, même si celle-ci a désormais atteint le terme de son cycle économique et social, avec le capitalisme développé ».
Et voici ce qu'écrivait Bordiga dans Les luttes de classes et d'États dans le monde des peuples non blancs, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste (Il Programma Comunista, n° 3, 1958) :
« Vouloir lier la réalisation du programme communiste aux vicissitudes du cours historique d'une seule des grandes races de l'espèce humaine, c'est-à-dire des blancs caucasiens, ou aryens ou indo-européens, en concluant que si ce rameau se trouve désormais au terme du cycle, plus rien de ce qui se passe au sein des autres races n'offre d'intérêt, c'est, comme il est facile de le démontrer, le genre d'erreur grossière qui réunit en elle, bien plus que toutes les pires dégénérescences révisionnistes, toutes les erreurs anciennes et possibles de tous les anti-marxistes »
Dans cette même préface Dangeville émet l'hypothèse de l'apparition d'un Marx-Engels chinois au cours des prochaines années. Or cette prévision fut faite par Bordiga à la réunion de Parme en 1958.
Dangeville se considérant comme étant le parti, il en découle, logiquement, qu'il puisse utiliser comme il l'entend le matériel de ce parti.
J'avais signalé, en 1969, cet apport de Bordiga dans Thèses sur la révolution communiste : Remarques sur la révolution chinoise (Invariance, série I, n° 6) :
« 3.4.7. De l'appréciation de la révolution chinoise de la part de la Gauche d'Italie (avant 1960) émergent deux affirmations importantes bien que contradictoires en apparence.
a. La Chine sera conquise par le dollar américain (1950)
b. En Chine peut naître une école marxiste apte à faire la critique du mouvement russe (1953). La Chine est l'Allemagne du XX° siècle et verra naître un vrai mouvement communiste qui pourra apporter au mouvement prolétarien actuel une contribution comparable à celle fournie par le prolétariat allemand au XIX° siècle (1958). »3
À l'époque, plus bordiguien que Bordiga, j'ai remplacé Marx-Engels par « un mouvement communiste ».
Voici maintenant incohérence et contradiction: au début de l'article il est question de mon reniement ouvert de Marx et de la gauche italienne ainsi que de mon anti-marxisme; d'autre part je suis accusé de vouloir me poser en continuateur de Marx ou en « dépasseur » de celui-ci. S'il suffit d'être anti pour dépasser, la collection des dépasseurs de Marx est alors impressionnante. L'anonyme m'accuse lui-même d'incohérence après avoir tronqué ce que j'écris sur la cohérence. Je n'ai jamais prôné l'incohérence. Je dénonce la volonté de maintenir une cohérence à tout prix quand, manifestement, les faits la font éclater. Elle est une force à condition qu'elle ne soit pas un rabâchage tautologique doublé d'un escamotage de ce qui peut remettre en cause.
Non seulement je voudrais dépasser Marx et Bordiga mais je voudrais tirer à moi les textes de ce dernier. C'est une incompréhension totale de ma position. Je ne veux en aucun cas m'annexer Bordiga ou Marx. Je considère que j'ai suffisamment de choses à dire, à expliciter, sans perdre mon temps à me parer des œuvres des autres. Dans cet ordre d'idées la remarque sur Bordiga camattiste est des plus stupides. L'anonyme et ses comparses, de même que Dangeville ne tirent, effectivement, pas à eux les textes bordiguistes mais se cachent sous l'anonymat pour pouvoir les exploiter à leur convenance. Si j'avais eu besoin de me raccrocher à Bordiga, il me suffisait de ne pas sortir du PCI en novembre 1966. Enfin comment puis-je désespérément me raccrocher à lui (p. 84) puisque j'en fais la critique.
Autre malversation : « Ainsi, prenant comme « point de départ » un texte qui montre qu'il n'y a pas de socialisme en Russie, M. Camatte découvre que le capital a réalisé le socialisme partout. » (p. 85). Il m'est impossible d'avoir utilisé ce texte dans le sens que le veut l'anonyme. Pour moi il y avait deux impératifs: montrer comment Bordiga donnait les caractéristiques du socialisme qui ne se rencontreraient pas en Russie, et montrer sur la base du développement du MPC et en m'appuyant sur des textes de Bordiga comment le capital réalisait les mesures économiques du socialisme. Toutefois, il faut reconnaître que l'anonyme ne peut être fourbe jusqu'au bout puisqu'il ajoute: « Il faut le faire ! », ce qui implique que je n'ai pas encore réalisé ce tour de force et qu'il attend que je m'exécute.
J'ai discerné la mauvaise foi des erreurs théoriques. En fait elles sont intimement mêlées; seulement dans certains cas c'est surtout la première manifestation qui l'emporte. De même je fais aussi abstraction de la stupidité découlant d'une volonté profonde de banaliser. C'est la pire démagogie, manifestant le plus grand mépris des autres. L'anonyme doit toujours se mettre à la portée des lecteurs; il doit toujours « importer la conscience » au sein de la masse (même si celle-ci se réduit à quelques individus). Les autres sont toujours débiles et incapables, ils ne peuvent jamais par eux-mêmes accéder à une quelconque connaissance et n'existent qu'en tant que masse. La dépréciation que ce terme implique est nécessaire à l'anonyme. Il se doit de toujours l'affirmer sinon sa raison d'être s'évanouit. La condition de son existence est une indéfinie débilité des autres.
Envisageons maintenant le point central: le fait que j'ai publié Bordiga avec son nom. Cela nous amène à aborder la question de la biographie, de l'œuvre d'un révolutionnaire, de l'individu, de l'anonymat.
Ici encore dès le début l'anonyme déforme. Il écrit que je me lamente quand je fais simplement une constatation : « Il est encore difficile de rédiger une véritable biographie de Bordiga (1889-1970) » (Préface à Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui, p. 7). La preuve en est que j'ajoute : «Tous les éléments ne sont pas encore réunis pour entreprendre une telle tâche, dans la mesure où elle serait vraiment nécessaire » (Idem, p. 7).
Je parle de Bordiga en le définissant comme homme de parti et je n'ai jamais nié qu'il ait affirmé qu'il écrivait des textes de parti; ce n'est pas pour rien que j'ai reporté ce qu'il écrivit sur les travaux semi-élaborés (cf. Bordiga et la question du communisme, p. 7).
Je n'ai jamais dit « l'individu c'est de la merde » (p. 81). J'ai toujours lutté contre cette tendance masochiste de certains épigones de Bordiga qui reprenaient en les scatologisant quelques unes de ses formules (cf. ma lettre du 22.12.1964 reportée en appendice, particulièrement le paragraphe: « Parti et individu »).
En revanche l'anonyme a une pauvre idée des êtres humains. Pour lui il faut qu'il y en ait un nombre appréciable pour qu'ils puissent accéder à un moment de vie réelle. Il parle d'un « état de quasi-désincarnation » (p. 88) du parti. Or c'est justement avant que le groupement ne se prenne pour un parti effectif qu'il y eut la manifestation théorique la plus importante. Elle est due à Bordiga. La désincarnation a de drôles d'effets. Par suite de l'opposition à ce dernier, la plupart des gens du PCI ont toujours discrédité ce moment de la vie de l'organisation (cf. ma lettre à Bordiga de janvier 1966). En outre dans tout ce paragraphe où il est question de "quasi-désincarnation" l'anonyme escamote le débat au sein du parti et comment il fut résolu (cf. les lettres déjà signalées et De l'organisation, Invariance, série II, n° 2). C'est l'anonyme qui désincarne et enlève aux êtres humains toute vie, toute pensée ; ne reste que sa construction a posteriori.
Plus loin l'anonyme écrit ; « Il [Camatte, n.d.r.] essaie d'en faire l'héritage d'un individu ouvert à tous les individus » (p. 83). Autrement dit puisque je proclame que "l'individu est de la merde", je considère Bordiga comme de la merde qui a un héritage ouvert à toutes les merdes. La scatologie l'emporte.
Il ne m'est jamais venu à l'idée de dire de Bordiga que c'était un individu ou une personnalité parce que j'ai toujours été d'accord avec sa critique de ces deux catégories. Je l'ai toujours envisagé en tant qu'être humain. Mais pour l'anonyme il faut insulter, diffamer; donc, il doit m'attribuer une théorie où il y ait place pour l'individu.
Il s'agissait pour moi de mettre en évidence l'œuvre méconnue, déformée d'un homme bien déterminé. L'anonyme me le reproche, mais il ne peut nier que cette œuvre existe. Le sous-titre suivant de son article « Oeuvre de Bordiga ou patrimoine collectif » le révèle nettement. On s'attendait plutôt à l'opposition suivante: « Œuvre de Bordiga ou œuvre collective ».S'il n'en est pas ainsi c'est parce qu'il considère que le PCI n'accomplit pas une œuvre mais gère un patrimoine. Si l'anonyme veut dire que l'œuvre de Bordiga fait partie de leur patrimoine collectif on peut tout simplement lui répliquer qu'il revendique une œuvre qu'il ne peut pas accepter en totalité. Ce qui est intéressant dans sa mise en opposition c'est la reconnaissance de l'acte d'appropriation et du fait qu'ils n'existent qu'a posteriori. Au moment où cette œuvre s'effectuait, lui et ses amis furent contre. Maintenant, Bordiga mort, ils peuvent, sous couvert de l'anonymat, se l'approprier à leur manière. Ils pourront même le publier intégralement et, qui sait, chez des éditeurs « bourgeois », en mettant des préfaces pour canaliser le flot impétueux de la pensée bordiguienne.
Mais cette œuvre bordiguienne est-elle négligeable dans la totalité de celle du PCI ? Il n'en est rien et l'anonyme me donne entièrement raison quand j'affirme que l'essentiel du travail du mouvement est dû à Bordiga : « En vérité, il était tentant de faire du « bordiguisme », de lui attribuer à lui tout ce qu'il nous donnait, et avec quelle force » (p. 81). Peut-être que l'anonyme veut dire que Bordiga volait ce qu'il donnait et c'est peut-être pour cela qu'il veut le défendre car il se sent, maintenant, complice. L'anonyme italien dit à peu près la même chose dans l'article de Il Programma Comunista du 28.08.1975 mais il ne reprend pas l'hypothèse du vol et ajoute que les gens du PCI n'ont presque rien fait. La chose est claire et nette. Évidemment il faut tout de même que l'anonyme diffame, déforme, etc. Quand j'emploie le mot bordiguisme c'est pour désigner l'œuvre plutôt que ses stupides épigones; pour signaler son œuvre je me sers de l'adjectif bordiguien. En outre, j'ai fait partie de ce nous pendant longtemps et je sais fort bien de quoi il s'agit. Voilà pourquoi je veux séparer ce que Bordiga a donné de ce que les autres ont ensuite produit en utilisant son don. Sous prétexte de travail collectif ces derniers mettent sur le même plan: les banalités des uns, les rabâchages des autres, les excitations activistes de la plupart et l'apport théorique incomparable de Bordiga. C'est l'anonymat-cocktail.
Il est nécessaire d'employer le mot bordiguisme non seulement à cause des gens du PCI mais aussi à cause des groupes comme Révolution Internationale, le PIC (Pour une Intervention Communiste), Union Ouvrière, etc., qui mélangent allègrement l'œuvre de Bordiga avec celle de ses plagiaires. Ce n'est pas leur faute puisqu'ils ne connaissent pas la première. Si, ensuite, ils continuent à le faire, cela voudra dire qu'ils sont eux aussi atteints d'amalgamite ! C'est d'autant plus important qu'un certain nombre de ces courants se réclament de la Gauche italienne mais récusent Bordiga.
Une autre opposition est faite: œuvre de Bordiga – œuvre de parti qui est redondante avec la première. Ici, l'anonyme va peut-être essayer de se sauver ainsi que ses comparses. Or, il nous dit lui-même que l'œuvre de parti s'est réduite pendant longtemps (à l'époque de la quasi-désincarnation principalement) à l'œuvre de Bordiga : « l'instrument de conservation [drôle de façon de considérer les hommes: les réduire à l'état d'instrument] et de transmission de ce patrimoine collectif de la classe était presque réduit à un individu » (p. 81) (Il s'agit évidemment de Bordiga). Ici une précision: le patrimoine peut être collectif en ce sens que tous les membres du parti, par suite de leur appartenance à l'organisation, possèdent ce patrimoine; personne ne peut se l'accaparer. Le collectif porte sur l'appropriation et non sur la production. À partir de là, il n'est plus possible d'avoir production d'une œuvre effectuée par un être humain (un militant dans ce cas) puisque le mode de ressasser ce qui a été produit est déterminé par le parti.
Je trouve ample confirmation de ce que j'avance dans un article commémorant la mort de Bordiga: «Au travail camarades » (Il Sindicato Rosso, n° 26, Août 1970).Comme le lecteur pourra s'en rendre compte il y a là un joli échantillon de ce qu'en d'autres lieux on appellerait le culte de la personnalité. Cela fait mieux ressortir le caractère impersonnel du PCI !
« Notre camarade Amadeo Bordiga est mort. Sa mort enlève au prolétariat révolutionnaire et au parti communiste international un de ses militants les plus formidables et les plus héroïques. La perte est incalculable même si depuis un certain temps sa maladie avait enlevé à notre parti le soutien d'un cerveau aussi puissant, d'un cœur aussi solide, d'une passion aussi exaltante au service du communisme et de la révolution prolétarienne. Qui fut Amadeo ? Ce fut un camarade, il fut un combattant de la cause prolétarienne, il fut un des rares, très rares militants qui surent tenir haut le drapeau du communisme dans toutes les situations même les plus terribles sans jamais l'abaisser, sans jamais renier ou mystifier le programme grandiose de la révolution prolétarienne. Amadeo fut un communiste, il le fut jusqu'à la fin de ses jours, il le fut jusqu'à ce qu'une goutte d'énergie vitale demeura dans son organisme secoué par 60 ans de lutte politique conduite sans épargner ses propres forces et ses propres énergies. Amadeo fut la lutte conduite de 1912 à 1921 au sein du PSI pour la formation d'un courant communiste strictement ancré aux principes du marxisme. Il fut le parti communiste de 1921 d'Italie. Il fut la lutte terrible pour endiguer la dégénérescence et la contre-révolution avançant au sein même de la glorieuse internationale communiste ; il fut la bataille pour la reconstruction du parti marxiste, du parti mondial du prolétariat au milieu de la tempête du stalinisme traître et du post-stalinisme encore pire. C'est la tradition, la ligne lumineuse, le front héroïque du prolétariat qui lutte pour son émancipation et pour la libération de toute l'humanité du joug maudit du capital qui trouve en Amadeo Bordiga un de ses combattants les plus tenaces et les plus fermes comme en Marx et Engels, comme en Lénine et Trotsky, comme dans des millions et des millions de prolétaires et de communistes sans nom et prénom […]. Amadeo n'est pas, n'a jamais été un nom de personne, mais une ligne, un front de combat, un cœur et un cerveau qui battent de façon passionnée pour le communisme; le dernier des prolétaires qui se bat dans le parti est Amadeo comme Amadeo est le dernier des prolétaires révolutionnaires. Amadeo est le parti communiste international et la meilleure commémoration d'Amadeo c'est le travail même du parti pour organiser et diriger le futur assaut du prolétariat. Amadeo est mort: au travail camarades ».
C'est un culte de la personnalité qui refuse d'exhiber sa personne. Comment se fait-il d'autre part qu'Amadeo soit mort puisqu'il n'y avait personne qui portait ce nom, ou plutôt tout le monde ? L'auteur veut-il dire par là que la mort d'Amadeo c'est la mort du PCI ? Je serai pleinement d'accord avec Groddek pour dire que le ça de l'anonyme italien a fait tout ce qu'il a pu pour faire éclater la vérité.
Revenons à l'anonyme français. Il opère une autre opposition entre œuvre de Bordiga et « textes de parti » (p. 80). De quel parti s'agit-il ? Tous les textes publiés dans les livres dont j'ai fait les préfaces incriminées datent d'avant 1963. Or, jusqu'à cette date il n'y a de parti qu'en Italie. Ce n'est qu'à la fin de 1963 qu'on voit apparaître sous le titre « Programme Communiste » la mention suivante : « Revue théorique du parti communiste internationaliste (programme communiste) ». Question de formule dira l'anonyme ! Mais si le parti découlait finalement de cette formule ?4
Ce n'est qu'assez tard qu'en France les gens qui dirigent le PCI acceptèrent l'idée d'une organisation unique et qu'il n'y aurait plus à bâtir une internationale mais le parti communiste mondial. Dans le n° 1 de la revue Programme Communiste, 1957, une militante, Suzanne Voute, encore active au PCI, écrivait: «Nous nous contenterons de signaler au lecteur que ce Parti Communiste Internationaliste d'Italie que nous considérons comme une organisation-sœur... », affirmation magique puisque ni en France ni ailleurs en dehors de l'Italie il n'y avait une organisation. Sœur de qui alors ? Peu importe. Quatre ans après on apprenait dans une note du n° 16 de la même revue (p. 25): « Cette revue se réclame du marxisme italien faute d'avoir pu découvrir une réaction marxiste et révolutionnaire à l'opportunisme stalinien dans l'histoire du PCF ».
J'ai, moi aussi, appartenu à cette organisation comme le rappelle l'anonyme et ces textes de Bordiga je puis les considérer comme m'étant "propres" parce qu'ils furent essentiels pour mon comportement théorique pendant de nombreuses années et, même maintenant que je les considère comme dépassés, je ne les perçois absolument pas comme étrangers. L'anonyme ne peut pas le comprendre ; il préfère me taxer de renégat, c'est tellement plus commode. Il ne s'agit pas, ce disant, de vouloir affirmer une fidélité à une organisation que j'ai toujours considérée comme créée artificiellement ; mais de noter une relation avec l'œuvre d'un être humain qui a apporté une contribution déterminante. C'est parce que je les percevais « propres » car infiniment compatibles avec le mode que j'avais d'appréhender le monde et de m'y conduire que j'ai lutté contre leur falsification et leur immersion dans le continuum bordiguiste, magma de banalités. J'ai montré plusieurs fois que la position des gens du PCI était plus compatible avec le trotskysme. Toutefois il est bien certain qu'ils ont pris certains points chez Bordiga, ne serait-ce que pour s'originaliser (cf. De l'organisation). Ils pouvaient les greffer sur leurs banalisations trotskystes par suite de l'ambiguïté de Bordiga qu'ils n'ont jamais voulu reconnaître, car ce serait miner leur existence.
Sous prétexte que l'on a affaire à une œuvre de parti, les épigones pensaient logique et nécessaire de prendre un texte de Bordiga, de l'ordonner à leur façon et d'y inclure (dans certains cas d'enlever) des éléments théoriques à leur convenance (pratique aussi utilisée par Dangeville par exemple dans Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, Le Fil du Temps, n° 5, 1969).
Mais ce qui apparaît de façon souveraine dans le texte de parti des gens du PCI que nous analysons c'est la détermination rackettiste. Tant qu'ils ont affaire à un phénomène qu'ils jugent limité, ils ne disent rien ; dès que cela prend une certaine ampleur, ils s'émeuvent : leur racket est menacé. Ainsi ils n'ont jamais rien dit au sujet de la publication des textes de Bordiga dans Invariance mais, à partir du moment où cela paraît dans divers livres (chez Spartacus, aux Éd. De l'Oubli, enfin chez 10/18), c'est la panique. De même ils ont attendu trois ans pour se rendre compte que j'avais fait publier en Italie des textes sur le communisme avec la préface Bordiga et la passion du communisme parce que le livre eut une diffusion limitée. Ce qui les intéresse ce n'est pas la question théorique abordée mais le racolage. Ils pensent que la publication de Bordiga par d'autres qu'eux va les miner. Ils se discréditent ainsi sur le plan théorique et perdent sur le plan de la propagande. Ils le savent bien : la connaissance de Bordiga nuira à leur existence. D'où leur entreprise suicidaire comme la tentative d'empêcher la publication de Russie et révolution dans la théorie marxiste chez 10/18.
Je rappelle enfin que mon propos n'était pas de faire une histoire du PCI et que donc, pour moi, l'histoire des partis ne peut se ramener à la biographie personnelle de leurs chefs (cf. par exemple, Le KAPD et le mouvement prolétarien, Invariance, série II, n° 1). D'autant plus que Bordiga n'a jamais voulu, après 1945, jouer au chef. Le Centre (ou le chef, après avoir été le C.U., le commissaire unique) était Bruno Maffi. Mais, étant donné l'activité déterminante pour la vie de l'organisation, Bordiga était amené, à son corps défendant, à jouer le rôle d'un second centre. Toute la correspondance traitant de questions théoriques lui était adressée; Maffi recevait les questions organisationnelles, ainsi que le double des lettres envoyées à Bordiga. En quelque sorte, il y avait un centre théorique et un centre organisationnel (on pourrait presque dire le représentant du parti historique et celui du parti formel) ce dont, maintes fois, J. P. Axelrad se plaignit amèrement. En revanche quand j'ai voulu un peu aborder quelques aspects de l'histoire du PCI, j'ai montré les rapports plutôt singuliers qu'entretint Bordiga – surtout au début – avec celui-ci. À cette occasion je fus amené à tenir compte de la position de ceux qui l'entouraient en particulier de celle centriste du pleurnicheur Maffi (cf. La Gauche communiste d'Italie et le parti communiste international, Invariance, série I, n° 9).
Il est évident que par moments l'anonyme n'est pas sérieux. Tant pis, ajoutons une remarque. Pour faire une biographie, il faut tenir compte de toute une période de la vie d'une société donnée car on ne peut pas abstraire un être humain de son milieu de vie. Il faut faire une étude historique qui peut remonter fort loin dans le temps, si on veut situer correctement l'être humain dont on présente l'œuvre. Ainsi, pour Bordiga, il faudrait étudier les particularités du Mezzogiorno surtout celles de la zone qui fut jadis le Royaume de Naples à cause de son illuminisme si différent de celui du nord de l'Italie; on devrait non seulement se préoccuper (en ce qui concerne l'aspect strictement théorique) de Vico que Bordiga citait volontiers, de Campanella (autre auteur fréquemment cité), de G. Bruno dont il disait que l'étude de son œuvre pourrait constituer une bonne propédeutique marxiste, de Joachimo da Fiore, etc., mais aller plus loin dans le temps et étudier les pays de l'utopie antique: la Campanie, la Lucanie afin de situer l'influence possible des traditions.
Tout révolutionnaire aime se placer dans un mouvement et tâche de montrer que son œuvre se trouve dans une lignée ou en est le point de départ. Il n'y a pas d'affirmation qui se veuille absolument unique (celle d'un penseur solitaire !!), qui ne cherche pas son lien avec un des flots de la production révolutionnaire. Le caractère de l'œuvre d'un être humain peut être universel mais non impersonnel. Dans le cas du parti, on peut accepter la perspective de Bordiga de réaliser une œuvre impersonnelle – liée à aucune personne – à condition d'ajouter qu'elle doit être universelle.
Dans l'œuvre de Bordiga il faut donc inclure sa tentative de constituer une équipe de travail. Il ne visait pas seulement à expliciter les diverses questions théoriques mais à faire en sorte que d'autres que lui soient aptes à en faire autant. Durant quelques années une telle équipe a fonctionné. Mais à partir du moment où l'on a voulu introduire des chefs (parce que désormais le parti existait) celle-ci s'est décomposée.
J'ai présenté quelques repères biographiques (et non une biographie) parce que Bordiga a effectivement produit une œuvre qui, pour la cerner doit être étudiée dans le temps. C'est bien l'œuvre d'un être humain et non celle d'un parti, tout en insistant sur le fait que Bordiga fut un homme de parti; que sa dimension humaine ne peut se comprendre qu'en tenant compte de la dynamique de la reconstitution du parti.
Que peuvent exhiber les militants du PCI comme étant leur apport ? Pour trouver quoi que ce soit, il faut vraiment aller dans les poubelles... n'insistons pas. Seulement quelques exemples: la découverte de la proto-bourgeoisie, la fossilisation de l'activité syndicale, etc. Il est donc tout naturel que je veuille isoler l'œuvre de Bordiga de celle des puces. Rappelez-vous: j'ai semé des dragons, j'ai récolté des puces !
L'anonyme ne peut pas dire le contraire puisqu'il reconnaît (nous reportons à dessein la citation) que « l'instrument de conservation et de transmission de ce patrimoine collectif de la classe était presque réduit à un individu ».Toutefois il ajoute immédiatement: « appuyé évidemment sur un groupe de vieux militants trempés dans la période des luttes révolutionnaires... ». Ceci est bouffon car en guise d'appui c'était plutôt un obstacle. La plupart de ces vieux militants n'ayant rien compris à la contre-révolution en acte, à sa puissance, lorsqu'ils intervenaient c'était pour demander à Bordiga de signer ses travaux ou pour lui reprocher de ne pas avoir participé à la résistance, etc. Les plus sérieux étaient en désaccord avec lui. Ils se retirèrent et formèrent une organisation homonyme continuant à publier le journal Battaglia Comunista et la revue Prometeo. L'aide que reçut Bordiga lui vînt, à partir du début des années 50, de quelques jeunes désireux effectivement de l'écouter et d'essayer ainsi de comprendre la situation particulière que l'on vivait à ce moment-là. L'ambiguïté de Bordiga se retrouve effectivement dans la composition de l'organisation: il y avait coexistence de vieux radoteurs admiratifs du grand chef et quelques jeunes qui tâchaient de l'aider dans son œuvre.
L'anonyme m'invective parce que j'aurais vu « L'œuvre ou la pensée d'un tel. » (p. 81), par ce que je n'aurais pas compris que « ce qui compte, ce n'est pas la pensée du « grand homme » [je n'ai jamais surtout à propos de Bordiga parlé de grand homme même avec des guillemets, n.d.r.] mais la position qui dans le développement du mouvement trouve en tel ou tel militant ou groupe de militants leur véhicule matériel » (p. 82). Or dans Bordiga et la passion du communisme j'ai exposé le rapport entre activité des « masses » et celle d'êtres comme Bordiga. Je ferais deux citations :
« Par lui se réaffirmait l'existence de ces millions d'êtres qui avaient opéré ou qui opéraient dans la direction de la révolution. Il ne s'enflait pas de leur œuvre mais témoignait de la leur, au moment où la contre-révolution effaçait, et tendait à le faire pour toujours, les traces de leurs luttes » (p. 26)
« D'autre part, lorsque l'action n'est plus là, seule une pensée réflexive intense peut retrouver ce que l'activité des masses avait su découvrir à la suite de leur élan généreux. Corrélativement naît alors la possibilité que des penseurs se prennent, de ce fait, pour les inventeurs, pour les auteurs des découvertes arrachées par la foule des hommes en lutte contre la classe adverse, l'ordre établi » (p. 31).5
Ces passages explicitaient le mode selon lequel Bordiga envisageait l'espèce. Car, à mon avis, c'est un de ses apports essentiels. Le concept d'espèce acquiert chez lui des déterminations qu'il n'a pas chez Marx. L'on pourrait dire que son œuvre, plus qu'une œuvre de parti, en tant qu'affirmation d'un parti qui devait se former dans un avenir plus ou moins lointain (ce n'est que dans ce sens que l'on pourrait employer cette expression), est l'œuvre de l'espèce, dans la mesure où Bordiga opère en fonction d'elle, en son nom.
L'anonyme ne peut pas aborder ce point car c'est justement un de ceux où la pensée de Bordiga fait éclater le cadre étroitement marxiste (je ne dis pas marxien). D'autant plus que lorsqu'on envisage l'espèce on ne peut plus avoir une pensée engluée dans le manichéisme, ce qui conduit nullement à effacer les oppositions, les antagonismes qui l'affectent, ni la vilenie de certains groupements définis classes; mais on peut essayer de percevoir en une véritable dialectique globale le devenir de l'humanité.
De même qu'il parle de l'espèce, Bordiga parle de cerveau social qui est une détermination de la Gemeinwesen. Il y a cependant un danger à le théoriser car il peut sembler que tout être humain est totalement immergé dans un continuum et qu'il ne pense, ne parle que par l'entremise du cerveau social. On en arriverait à la vision d'une super-fourmilière consciente. Ce danger a une réalité dans la mesure où l'on n'accorde pas son importance à l'individualité (non à l'individu); c'est ce que fit Bordiga comme je l'ai indiqué dans Bordiga et la passion du communisme. Je n'ai pas écrit qu'il avait fait une « négation métaphysique de l'individu » car ce serait escamoter toutes les déterminations de la pensée de Bordiga qui sur cette question est parfois assez floue. J'aurais dû toutefois insister plus vigoureusement sur la différence entre individualité en tant qu'être unitaire singulier et l'individu en tant que particule de la société, l'unité élémentaire qui ne peut plus être divisée et qui implique l'extériorité de la communauté.
Ainsi en voulant me contredire l'anonyme est obligé de réduire l'œuvre de Bordiga, d'en escamoter les parties essentielles. C'est idiot mais cela lui permet de ramener ce dernier à sa propre mesure, de telle sorte que comme l'aurait écrit l'auteur de l'article « Au travail camarades », il est Bordiga, Bordiga est lui.
Amadeo se percevait comme un élément au sein de l'espèce, un élément qui avait une fonction bien définie. Ainsi à la réunion de Marseille de juillet 1964, il déclara qu'il était un poteau planté par l'histoire pour témoigner des luttes de classe du début de ce siècle. Sous une autre forme, on trouve cette idée rapportée dans l'article de Il Programma Comunista d'octobre 1970: « Comme le géologue enfonce sa sonde dans les viscères de la terre pour en ramener à la surface des échantillons des diverses couches afin d'en étudier la nature et la formation, de même le parti se sert de moi et de la mémoire comme d'une sonde qui s'immerge dans l'histoire de plus d'un demi-siècle du mouvement ouvrier, pour approfondir l'étude de ses erreurs et de ses défaites, de ses avances et de ses reculs ».
Les faits sont les faits et la dimension particulière de Bordiga obligée d'apparaître en dépit de l'anonymat que les gens du PCI veulent maintenir pour masquer les différences. C'est pourquoi il est impossible de présenter de façon erronée certains moments de sa vie. L'anonyme me reproche de caractériser la période 1927-44 de la vie de Bordiga « par un retrait de la vie politique » (p. 31). Tout d'abord voyons ce que j'ai exactement écrit :
« 1930. Bordiga est expulsé du PC d'It. pour avoir pris la défense de Trotsky. Désormais il se retire totalement. Cette défense du chef de l'opposition de gauche est en définitive son dernier acte « politique » au cours de la période 1926-44. Il n'aura aucun contact avec le courant qui se réclame pourtant de lui, la fraction de la gauche italienne qui s'est constituée en tant que telle en 1927 à Pantin, d'abord à l'intérieur du PC d'It., puis en tant que fraction indépendante en 1935 » (Bordiga et la passion du communisme, p. 223).
En riposte à ce qui précède, l'anonyme claironne que Bordiga avait « fonctionné comme un formidable accumulateur, décantateur, clarificateur, concentrateur de toutes les positions doctrinales, théoriques, politiques et programmatiques du mouvement communiste, et de l'expérience des luttes gigantesques et des leçons de la défaite et de la contre-révolution » (p. 81). On se demande comment tout cela a pu rester anonyme ! Mais l'anonyme-sujet se moque de tout le monde parce qu'il est incapable de citer une œuvre, une prise de position de Bordiga durant la période de 1927-1944. Qu'il ne se soit pas arrêté de penser, personne n'en doutait et l'on n'avait pas besoin de l'anonyme pour en être persuadé ! Mais voilà l'essentiel: ce verbiage est nécessaire pour masquer, voiler tout ce qui va à l'encontre de l'image du parti (image qu'on veut lui donner, exigence rackettiste). Cette inactivité de Bordiga de même que sa non participation à la résistance a toujours été l'objet de scandale au sein du PCI, comme je l'indique dans le livre cité, page 224, paragraphe 4.
Qu'il est drôle ce parti qui par l'intermédiaire de l'anonyme français de 1975 affirme une chose contredite par un anonyme italien de 1970: « L'historien ne trouvera pas de trace de ce labeur interrompu en 23-24 par des événements qui eurent leur matrice à Moscou, repris patiemment en 1945, quand il semblait... » (« Forgiatori di militanti », il programma comunista, octobre 1970).
L'anonyme de 1975 serait très scandalisé s'il relisait la presse de son parti. Il se rendrait compte que l'arrêt de l'activité de Bordiga fut encore plus long.
Dans sa polémique diffamatoire il s'enferre. En effet dire que Bordiga « ne parvint jamais à surmonter le débat de 1920 » (Bordiga et la passion du communisme, p. 224) ne revient pas à tomber « dans l'interprétation psychologique et stupide » (p. 83). C'est en réalité une question théorique très importante puisqu'il s'agit de la rupture ou non avec la III° Internationale et avec le léninisme. Comme l'anonyme ne comprend pas les tenants et les aboutissants du problème, il préfère m'attribuer les préoccupations d'une science qui n'a pas bonne presse dans son parti : la psychologie. C'est un bon moyen, vis-à-vis de ses camarades, pour éliminer une question embarrassante.
Venons-en maintenant aux conséquences des conceptions de l'anonyme développées au sujet du rapport militant-parti (cf. citation de la page 82 reportée plus haut).
Tant que l'apport d'un camarade est positif on considère que c'est le parti qui est au premier plan, le militant au second. Dès qu'il y a des heurts, à plus forte raison quand il y a expulsion ou départ spontané de militants, il s'opère un renversement. Ce sont ces derniers qui accèdent au premier plan. Ils sont responsables de l'erreur, de la déviation. Comme on ne peut pas expliquer la naissance au sein de l'organisation de ces militants porteurs d'erreurs, il est décrété qu'ils étaient ainsi dès le début (on ne sait pas ce qu'ils sont venus faire ; ils se sont leurrés ayant cru qu'ils avaient quelque chose en commun avec la Gauche, etc.). Ainsi le parti est toujours tel qu'en lui-même... une passoire !
Ceux qui dirigent l'organisation, qui en sont les porte-paroles principaux ne peuvent pas reconnaître le corollaire de l'affirmation de l'anonyme qu'on peut énoncer ainsi : s'il y a des camarades qui se trompent c'est le parti qui, à travers eux, se trompe. Leur départ n'élimine pas l'erreur, seulement sa manifestation au sens fort du terme, au sens de révélation de celle-ci, non seulement à l'intérieur mais à l'extérieur du parti. Ne pas accepter ce corollaire conduit inévitablement à proclamer que le parti a toujours raison, le militant toujours tort. Le parti devient alors une entité extra-humaine, car le militant, dans la mesure où il est membre du parti, a lui aussi raison ! Les procès de Moscou ont bien montré ce petit jeu. Étant donné la réalité du lien entre l'erreur manifestée par le militant et l'erreur existant pour ainsi dire à l'état latent dans le parti, il y a connivence entre les deux. Le parti se doit de réclamer du militant la reconnaissance de son erreur puisque c'est lui qui l'a manifestée (dans des moments de heurts violents, il faut que ce soit lui l'erreur: cas où il faut exhiber une erreur pour justifier un virage, un tournant) et le militant doit (même s'il va être exclu ou fusillé) proclamer sa fidélité au parti. Il ne peut pas s'en détacher car il s'y sent non seulement lié par l'activité totale antérieure, mais par l'erreur elle-même. Là se fait sentir de façon tragique la détermination communautaire du parti. C'est ainsi que les divers exclus du PCR persistaient à se penser membres de celui-ci, parfois même à se comporter comme s'ils en faisaient encore partie, croyant illusoirement que crier à tous le rejet de leur erreur, exhiber un comportement qui le prouve, pourraient changer quoi que ce soit et les faire réintégrer dans le parti. C'était encore plus dramatique lorsque les militants maintenaient leur position cataloguée comme erreur puisqu'ils voulaient tout de même œuvrer pour ce dernier. Dans les deux cas ils en étaient l'erreur personnifiée et réifiée nécessaire pour maintenir les autres dans le droit chemin. Ils restaient négativement dans la communauté parti. Il est certain que pour en arriver là, il fallait les conditions particulières de la société russe, mais ce qui est important c'est de mettre en évidence le mécanisme sur lequel a pu se greffer une telle mascarade tragique.
Tel est le point essentiel: le mode de vie de l'organisation tel que nous le présentent les gens du PCI ne peut que faciliter l'instauration d'une communauté despotique où les êtres humains sont possédés par la collectivité qui elle-même n'est définie que par l'avoir (cf. « c'est une organisation qui "a" le programme communiste », p. 87). J'ai d'ailleurs signalé ce glissement de l'être à l'avoir. Ils n'existent pas, il sont « existés ». Les comparaisons de l'anonyme sont révélatrices: il parle de véhicule matériel, d'instrument, pour évoquer des militants. Ainsi dans le parti chacun est un élément d'un engrenage et les rapports que les militants entretiennent entre eux sont de type bielle à piston. Effectivement, pour l'anonyme, les militants ne sont pas interchangeables. Il est évident que si un seul d'entre eux ne se soumet pas à la dictature de l'engrenage, tout saute. D'où le catéchisme, le rabâchage des banalités, etc.
La tendance du PCI que nous venons d'indiquer converge pleinement avec celle du capital (en divers endroits, j'ai exposé cette dernière, je n'y reviens pas). La dénoncer avant qu'elle ne s'effectue est une question vitale et, dans cette optique, mieux vaut exagérer, en ce qui concerne les dates d'avancement de cette réalisation, que de ne pas l'individualiser.
Le PCI ne peut pas reconnaître que même si des militants déviants ont été expulsés ou sont partis de leur plein gré, l'erreur qu'ils manifestèrent persiste en son sein. S'il le pouvait, il serait à même de se régénérer, ce qui implique qu'il serait apte à affronter la question sur laquelle l'erreur a pu se développer ou se greffer (il est clair que dans ce cas-là nous parlons de son point de vue, car je pense qu'en 64-66, l'erreur était la leur). La série des départs du PCI depuis 1964 montre que c'est toujours à propos des mêmes questions (même si les positions de rupture furent plus ou moins différentes) que s'est opérée la séparation. En outre dans bien des cas, les camarades qui sont sortis ont été amenés à reprendre les critiques que je formulais en 1966.
Parmi les questions litigieuses il y avait la démocratie et le caractère prématuré du parti d'où les conséquences: quel sens pouvait avoir l'activisme effréné dans lequel voulaient se lancer beaucoup de camarades à partir de 1962 ? Y avait-il une possibilité pour que l'organisation devienne réellement un parti? Á cette dernière question la réponse était: il faut que la prévision de Bordiga de 1957 (précisée en 19586) au sujet de la crise révolutionnaire (ou guerre) en 1975, précédée d'une crise d'entre-deux guerres vers 1965 devant provoquer une radicalisation des masses et donc la formation du parti, se vérifie. Pendant quelques années le PCI a vécu sur cette prévision qui lui donnait consistance. La plupart des activistes se lancèrent frénétiquement dans la petite agitation que la situation leur accordait en pensant qu'elle était absolument nécessaire pour préparer le parti. Elle n'eut pas beaucoup d'écho : aucun ouvrier n'achetait Le Prolétaire qui, pour être diffusé, devait être donné. 1965 arriva et la crise telle que l'avait prévue Bordiga ne se manifesta pas de même qu'il n'y eut pas de déplacement de forces révolutionnaires dans le camp du parti (en tenant compte également que les effets révolutionnaires dans les métropoles occidentales, à la suite de la perte de leurs colonies, n'avaient pas eu l'importance qu'on avait espérée). Il aurait fallu affronter la situation : pourquoi n'y a-t-il pas eu crise ? Ou bien, dit autrement, ne s'est-elle pas manifestée de façon non prévue, en se diluant en diverses récessions ? Dès lors, la crise escamotée, n'allait-elle pas être reportée dans le temps et, dans ce cas, ne pourrait-elle pas téléscoper celle de 1975 ?
Que pouvait-on en déduire au sujet de la formation du parti ? Quelle signification donner à divers mouvements de révolte dont les protagonistes n'étaient pas les prolétaires ? (à ce propos j'abordais l'étude des nouvelles classes moyennes, cf. Le VI° Chapitre inédit du Capital et l'œuvre économique de Marx, Invariance, série I, n° 2). J'ai, à l'époque, tenté de lancer le débat. Vainement7. L'activisme ne fit que redoubler. La solution du PCI consista à laisser de côté cette prévision dans sa totalité et de rappeler uniquement la possibilité de la crise en 75-80. Escamotant ce débat, il s'escamote lui-même, d'où sa perte continuelle de substance et de véracité historique.
Pour affronter la situation il ne fallait pas se contenter de répéter: le programme est restauré, tout est acquis, il suffit de s'adonner à une tâche organisationnelle. L'étude de la crise dans la perspective de Marx s'imposait ainsi que celle de son affirmation selon laquelle le capital peut résoudre les difficultés de la valorisation sans traverser une crise. Mais aborder de telles questions revenaient à remettre en cause tout le confort intellectuello-politico-militantique acquis antérieurement.
Il y eut la crise de Mai 1968 dira-t-on, de ce fait le PCI a eu la chance historique nécessaire pour réaliser son existence. Mais le mouvement de Mai ne fut reconnu par lui, comme ayant une importance, qu'à partir du moment où se développa la grève générale, c'est-à-dire, en définitive, lors de son repli. Mai 68 ne fut pas un mouvement prolétarien et ne put, en conséquence, renforcer le parti. Il provoqua un afflux de ce que j'ai appelé, à un moment donné, les éléments des nouvelles classes moyennes, des intellectuels, des « Sorbonnards » dont parle l'anonyme avec mépris (p. 82) qui constituent pourtant l'essentiel des troupes des groupes comme le PCI. La mort de ce dernier est inscrite dans les faits (cf. De l'organisation). Certes il se survit. Le cadavre chemine encore dirait Bordiga8.
Comme la plupart des groupuscules-rackets le PCI n'a pas accordé d'importance au vaste soulèvement de la jeunesse qui démarre à la fin des années 50 et culmine en 68. Il s'est produit l'insurrection d'une génération donnée. Son échec prouve que de même qu'il n'y a pas de race, de peuple ni de classe élus, il n'y a pas de génération élue. Au fond, c'est un possible qui s'est manifesté ineffectuable. C'est l'ensemble des hommes et des femmes qui doit se soulever et, pour cela, il faut qu'il y ait communication entre les générations, ce qui implique que tende à se reformer la communauté humaine, que les êtres humains retrouvent la dimension de la Gemeinwesen. Le soulèvement de la jeunesse et toutes les question qu'il implique sera abordé dans un prochain article d'Invariance.
Le PCI n'a fait sienne qu'une partie des positions de Bordiga. Il n'a pas été à même d'affronter la question fondamentale du rapport de la vérification d'une hypothèse sur le devenir du MPC et de la classe prolétarienne avec sa propre existence. Dès lors la tâche s'imposait à tous ceux qui s'intéressent au mouvement ouvrier, à son devenir, à l'œuvre de révolutionnaires aptes à apporter une contribution à la compréhension du monde actuel, la nécessité de cerner l'œuvre de Bordiga, donc de lever l'anonymat. Ce qui, en même temps, permet de sauver l'effort qu'il effectua pendant près de soixante ans9.
Si je considère nécessaire de lever l'anonymat, je persiste à penser que l'affirmation : la révolution se relèvera anonyme, est absolument exacte. L'œuvre d'aucun homme ne pourra la caractériser non seulement parce que cela dépasse les forces d'un seul être mais parce qu'il n'est pas possible que la révolution communiste se fasse au nom d'une théorie. Aucune ne pourra déterminer la révolution comme la théorie marxiste a pu déterminer celle du début de ce siècle (cf. à ce sujet la partie concernant la conscience répressive dans Invariance, série II, n° 3).
L'anonymat a fait faillite (cf. Affirmations et citations, Invariance, série II, n° 3), il faut donc le rejeter. Il n'est pas invraisemblable que, sur la fin de sa vie, Bordiga ne l'ait compris. En 1969, il accepte de participer à une émission de la télévision italienne sur le fascisme alors qu'il avait toujours refusé toute participation de ce genre. En outre, il entretint une correspondance avec Terracini, membre de ce parti communiste italien qu'il combattit férocement et ridiculisa à plusieurs reprises. La lettre que nous publions en appendice prouve qu'il y avait un rapport non superficiel entre les deux hommes. Je ne pense que l'anonyme dira que Bordiga fut sur le tard un renégat, ni qu'il était devenu gâteux. Quoi qu'il en soit, avant de mourir il a joué un bon tour aux gens du PCI. Ils le méritaient bien.
Les rackettistes du PCI m'accusent de paranoïa mais ne donnent aucune preuve explicative. Je les considère comme des bouffons. Dans l'article italien du 28.08.75, ils fanfaronnent :
«N'importe qui est bourgeoisement libre de "lire" Bordiga sous une autre couverture et de tenter de bâtir sur ses propres « découvertes » tout genre de spéculation (éditoriale et politique). Nous serons là pour leur barrer le passage dans toutes les directions ».10
Ils ne pourront rien faire. Ils ont déjà perdu puisqu'ils sont obligés de parler de Bordiga et donc de lever l'anonymat, de même qu'ils sont obligés de parler de gens qu'ils voudraient ignorer : moi, par exemple. Mais cette défaite ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier, elle date d'au moins quinze ans, au moment où il s'agissait de publier Bordiga (de façon anonyme, à l'époque). Quand nous demandions de publier intégralement les comptes-rendus des réunions faites par celui-ci, il nous était répondu que leur contenu était trop difficile, qu'il fallait lire des articles plus simples, plus en rapport avec l'actualité. Ils ont fait connaître leurs banalités, il est normal que ce qui a une importance intrinsèque apparaisse, maintenant, non lesté de la production des puces.
Il y a quinze ans l'œuvre de Bordiga était immédiatement nécessaire, de nos jours elle a surtout une valeur historique; elle peut être un point de passage pour accéder à une compréhension plus exhaustive du moment que nous vivons. Là réside une autre cause de mort objective du PCI. En faisant connaître cette œuvre avec le nom de son auteur on précipite cette dernière. Voilà pourquoi le PCI est aux abois.
L'anonymat, je le répète, a fait faillite et la voie prise par le PCI (c'est-à-dire par Bordiga) tout en étant durant une certaine période – celle de la contre-révolution – la plus apte à sauvegarder des énergies révolutionnaires, n'était pas en mesure de conduire à la révolution. Toute organisation est ou devient un racket (cf. De l'organisation). Maintenant nous ne sommes plus en période de contre-révolution telle qu'elle régnait avant Mai 1968. Il s'agit de trouver la dynamique menant à la nouvelle communauté humaine et non de patauger dans le passé. De cela, il sera encore longuement question dans la troisième série d'Invariance.
Après avoir analysé ce qui constitue le point central de l'article de l'anonyme: la réaffirmation de l'anonymat, surtout en ce qui concerne Bordiga, voyons quelques questions théoriques sur lesquelles il s'appuie pour prouver que je ne puis avoir de lien avec celui-ci.
Comme on pouvait s'y attendre l'anonyme escamote et banalise à propos du parti. Bordiga disait que même si nous, les quelques militants que nous étions à la fin des années 50, disparaissions, le parti ne disparaîtrait pas puisqu'il resterait toujours le programme né du heurt des classes en 1848. De là l'affirmation : ce qui fait le lien entre les différentes générations c'est le programme ; le parti en tant qu'ensemble d'êtres humains est caractérisé par son programme11.
Dans les textes publiés sous le titre Bordiga et la passion du communisme on trouvera d'importants passages éclairant ce point. Dans d'autres textes antérieurs, par exemple Dialogue avec les morts, 1956, on trouve exprimée l'idée du parti en tant que regroupement de diverses générations.
« Nous ajouterons à la tradition l'avenir, le programme de la lutte de demain. Comment convoquera-t-on de tous les continents et de toutes les époques, ce corpus dont parlait Lénine, auquel nous donnons le pouvoir suprême dans le parti ? Il est fait de vivants, de morts, d'hommes encore à naître ; cette formule [tiens Bordiga formuliste, ne mettrait-il pas le marxisme en formules !!? n.d.r.], nous ne l'avons pas « créée » puisque la voilà dans Lénine, dans le marxisme » (pp. 112-113)
« Le programme doit contenir de façon nette l'ossature de la société future comme négation de toute l'ossature de la société présente et déclarer qu'elle constitue le point d'arrivée de toute l'histoire, pour tous les pays » (p. 115)
La même année, au cours de la réunion de Turin de mai 1956, il déclara :
« Cette très vaste unité dans l'espace et le temps s'oppose à ces regroupements invertébrés qui s'affublent de l'adjectif ouvrier (ou pis, populaire). Il s'agit d'une unité qualitative, rassemblant des militants dotés d'une formation uniforme et constante, venus de tous les lieux et de toutes les époques. Seul le parti politique, le parti de classe, le parti international peut assurer une telle unité » (Marxisme et autorité, cité dans Programme Communiste, n° 34, p. 66).
C'est pour préciser la réponse à la question posée dans le Dialogue avec les morts que j'ai abordé, en 1961, l'étude du parti en reprenant les deux déterminations de Marx: parti formel et parti historique.
Dire que ce qui définit le parti c'est le programme ne revient pas à la formule: le parti c'est le programme. J'ai toujours eu horreur des formules réductrices comme celle-ci car elles sont le produit d'un procès de banalisation et ridiculisent ce dont elles s'occupent. Mon affirmation s'oppose à celle des partisans du parti en tant qu'organisation formelle et qui voulaient le définir par l'intermédiaire de cette dernière, que Bordiga appelait le parti contingent. Ce débat découlait de l'ambiguïté concrète, surtout en Italie, due à l'existence depuis 1943 d'un parti qui n'était pas reconnu en tant que tel par Bordiga, qui parlait du parti au futur; pour le moment nous n'étions qu'un groupement de travail: « Le parti que nous sommes sûrs de voir ressurgir dans un lumineux avenir sera constitué... » (cf. Bordiga et la passion du communisme, p. 114).
J'ai précisé dans « Postface à Origine et fonction de la forme parti : Du parti communauté à la communauté humaine – Janvier 1974 », les discussions que j'eus avec Bordiga au sujet du parti, je n'y reviens pas. Le lecteur pourra facilement se rendre compte de la banalisation opérée par l'anonyme. J'ajouterais toutefois ceci : à la fin des années 50 nous ne nous considérions pas comme un parti dans le sens classique du mot (quand je dis nous, je veux indiquer Bordiga et quelques éléments qui, comme moi, étaient d'accord avec lui ; il est certain qu'au sein de l'organisation il y avait un nombre assez important de camarades qui ne partageaient pas cette position : les milanais qui quittèrent l'organisation en 1964, mais également B. Maffi, S.Voute, J.P. Axelrad, etc., qui l'occupent encore) mais, je le répète, comme un groupe de travail. Nous nous percevions cependant dans la lignée des différents partis qui nous avaient précédés. De ce fait comment pouvions-nous nous placer dans ce vaste mouvement tout en n'étant pas un parti ? Comment pouvions-nous être dans le parti sans être dans un parti ? C'est à cette question fondamentale que j'essayais dans Origine et fonction de la forme parti d'apporter un complément de réponse ; car l'essentiel, à mon avis, avait été donné par Bordiga : le programme. En même temps je voulais montrer l'originalité de la Gauche ; c'est la raison pour laquelle en 1968, lors de la première publication de ce texte en France, je l'accompagnais d'un très grand nombre de citations de Bordiga.
Il est vrai qu'il a aussi envisagé (surtout après 1962) le parti en tant que parti formel réellement agissant et l'on peut ramener toute son œuvre à celle d'un parti-racket. Cela participe de son ambiguïté. Je n'ai jamais nié ses aspects limités et passéistes car, justement, je ne veux pas le tirer à moi. Ce qui m'importait en présentant son activité c'était de mettre en évidence un cheminement théorique important.
Encore un mot au sujet d'Origine et fonction de la forme parti. Il est encore cité dans un encadré d'un article à propos de la mort d'Amadeo Bordiga: « Une vie militante au service de la révolution » portant le titre: « L'attachement qui seul permet de résister ». Voici le passage :
« "J'entends le terme parti dans sa large acceptation historique" [Marx, n.d.r.]. C'est-à-dire cette préfiguration de la société future, préfiguration de l'homme futur, de l'être humain, de son vrai être collectif. C'est l'attachement à cet être, en apparence nié dans les périodes de contre-révolution (tout comme à l'heure actuelle, la révolution semble être, à tout un chacun, une utopie) qui permet de résister. La lutte pour rester sur cette position est notre action » (Il Programma Comunista, 31.01.70).
Malheureusement le texte est déformé. Dans l'original il est écrit : « L'être humain, qui est la véritable Gemeinwesen de l'homme », comme ce l'était également dans le texte de la traduction italienne de 1961 (Il Programma Comunista, n° 13).
Le parti politique, puis le parti-Gemeinwesen – c'est-à-dire non plus déterminé par l'acte politique à effectuer mais par le devenir à la communauté – est nécessaire parce qu'il n'est pas lié à l'immédiateté, comme le sont tous les organismes qui naissent sur la base de la récupération et qui veulent apporter l'émancipation à partir de cette base. Par là ils sont immergés dans l'immédiat du capital. Le parti ne peut pas exister quand ce dernier triomphe et devient l'immédiateté du prolétariat. C'est de l'impossibilité transitoire du parti dont il s'est agi pour moi, à l'époque, non de sa non nécessité.
En même temps était posée (justifiée) l'existence d'un certain nombre de camarades peu nombreux, présents dans quelques pays, œuvrant en vue du futur : la reformation du parti, en répondant à la question : comment peuvent-ils faire le pont entre deux moments révolutionnaires : celui du passé (début du siècle) et celui du futur (1975-80) ?
Si donc on pouvait accepter l'existence d'un parti formel, due à un acte de volontarisme antérieur au regroupement effectif de camarades ayant la position sus-mentionnée, il fallait expliquer ses conditions d'existence et de survie dans un milieu hostile. Le plus important était qu'il ne se structure pas en tant que tel: l'organisation étant toujours un produit de l'immédiat, celle-ci deviendrait inévitablement un frein à l'essor futur du parti. C'est cette dynamique qu'il fallait percevoir et non une opposition abstraite (faite par eux) entre parti historique et parti formel et utiliser les critiques que je faisais à l'organisation en place pour dire que je choisissais le parti historique et rejetais le parti formel. Ce qui n'avait aucun sens. Les critiques que je faisais étaient déterminées par le souci de maintenir (comme le pensait Bordiga) un potentiel révolutionnaire au sein de la contre-révolution. C'est pourquoi j'ai mis en évidence dans Origine et fonction de la forme parti la dimension historique, essentielle pour ne pas s'engluer dans l'immédiat.
C'est en poursuivant la réflexion sur cette dynamique que j'en vins (avec G. Collu) et sur la base de remarques de Bordiga, à la théorie du racket. Pour ce dernier le parti est l'organe qui lutte contre les fausses directions qui tendent à dévier la force révolutionnaire du prolétariat au moment de son soulèvement ; il faut donc qu'il soit exempt de toutes les forces de la société en place, qu'il représente au mieux le but révolutionnaire. Or, sa structuration dans un milieu fondamentalement hostile lui donne obligatoirement, comme nous l'avons dit, des éléments d'inertie qui l'empêchent d'assumer son rôle. Tout en ayant des positions de principe rigides, il devait être une structure ouverte, apte à percevoir les influences du corpus social travaillé par la lutte des classes. Il suffisait, à partir de là, de mettre en évidence que le problème essentiel du capital était un problème d'organisation pour aboutir à la théorie du racket.
La conception bordiguienne de l'action du parti ne se réduit pas à cela. Certains de ses textes exposent que le parti a une action plus directe de direction immédiate car il doit s'imposer même sur la classe. En dehors du fait qu'il peut s'agir de deux moments différents, il y a là, surtout, la persistance de la conception strictement léniniste.
Le véritable débat aurait dû porter non sur les rapports entre parti historique et parti formel mais sur les possibilités effectives de la situation; en particulier, il fallait essayer de comprendre si oui ou non la contre-révolution était allée jusqu'au bout (nous étions avant 68), s'il y avait possibilité de l'éclatement de la crise (cf. plus haut), etc.; plus en profondeur : dans quelle mesure y avait-il un immédiat possible du communisme qui puisse fournir une portée plus ample à l'appréhension du parti historique et du parti-Gemeinwesen12 ?
Mais la plupart des militants du parti en restaient à une conception immédiate de celui-ci; cela les conduisait à entreprendre un travail de Sisyphe. Ainsi ils pensaient qu'il fallait aider à la reformation d'un syndicat révolutionnaire, le conquérir, pour pouvoir le détruire. Car il faut que, d'abord, le prolétariat s'affirme! Pourquoi ne pas accepter un moment plus "mûr" de l'évolution du MPC: l'élimination des syndicats en tant qu'organes révolutionnaires, l'intégration du prolétariat et sa négation de plus en plus active par le procès global du capital ? Parce qu'il faut rester ancré à des schémas. Mieux vaut escamoter la réalité et ne plus tenir compte de la « fonction » que, selon Marx, le prolétariat devait assurer.
La classe prolétarienne a une activité négatrice de la société capitaliste qui s'exprime, s'extériorise dans la forme parti. Cette dernière implique que la classe se particularise dans cette société en se distinguant, se différenciant, et elle ne peut y arriver que si elle parvient à l'universel, ce qui est réalisable parce qu'elle recèle en elle la possibilité de fonder une autre Gemeinwesen. Toute affirmation d'une particularité sans poser simultanément l'universalité est une absorption en la société en place. Étant donné le développement du capital, il y eut plusieurs possibilités d'affirmer l'universel qui fut plus ou moins concret, plus ou moins riche en déterminations.
Le contenu varie, la forme aussi, mais le posé de la forme est toujours le même: l'accession à l'universel. Á l'heure actuelle la classe est celle universelle; contenu et forme coïncident; le déterminisme essentiel est celui du posé en tant qu'universel se séparant de la société actuelle.
Tel fut un des points d'approche de la classe universelle dont j'ai pris l'essentiel de l'analyse initiale dans l'Idéologie Allemande (cf. lettre du 05.01.70, Invariance, série III, n° 1). Avant de poursuivre il faut signaler à quel point l'anonyme ne connaît pas les positions qu'il diffame (c'est une condition pour pouvoir le faire)13. Je ne parle pas de classe bourgeoise, mais de classe capitaliste, quant à la petite-bourgeoisie, je considère que c'est un fourre-tout qui permet d'éluder les impasses théoriques; j'ai parlé, en revanche, de nouvelles classes moyennes. Ensuite j'ai, comme indiqué plus haut, fait appel à ce concept de classe universelle parce que l'ensemble des hommes est devenu esclave du capital. L'anonyme s'emballe et s'étonne; mais Bordiga déclarait en 1950: « Le capital offre tous les milliards de quatre siècles d'accumulation pour le scalp de son grand ennemi: l'Homme » (Entreprises économiques de Pantalon, Battaglia comunista, n° 20). Pourquoi n'a-t-il pas écrit le prolétariat ? L'anonyme dira que c'est une formule et qu'il ne faut pas s'attacher aux formules, ni être formuliste ! Á l'heure actuelle je ne parle plus de classe puisque ce qui se réalise c'est le despotisme du capital et l'esclavage généralisé des hommes. Comment se présente alors une révolution aclassiste ? J'ai abordé cela dans La révolution russe et la théorie du prolétariat, préface à Russie et révolution dans la théorie marxiste (éd. 10/18).
La classe universelle déboussole, rend fou l'auteur de l'article paru dans Il Programma Comunista du 28.08.75. Il croit que j'en ai parlé partout. Dans les thèses sur la Mystification démocratique (Invariance, série I, n° 6) publiées en italien par la Vecchia Talpa sous le titre La mistificazione democratica, il n'est pas question de classe universelle; on n'y trouve même pas une allusion. D'autre part ces thèses, dans lesquelles l'anonyme italien trouve une « anticipation illuministe » eurent en leur temps l'approbation de Bordiga. Elles furent, pour l'essentiel, exposées à la réunion de Paris de juillet 1963 (il y est fait allusion dans un article paru dans Il Programma Comunista, n° 15, 1963 : La classe moyenne notre bête noire14, et dans le compte-rendu de la réunion) ainsi qu'à d'autres réunions en Italie. Elles donnèrent lieu à une correspondance entre divers camarades, dont Bordiga. Jamais elles ne rencontrèrent de condamnation de la part de ce dernier. En revanche des camarades de Milan rédigèrent, en novembre 1964, des thèses où ils revendiquaient la démocratie dans le parti, thèses qui eurent l'approbation de beaucoup de ceux qui demeurèrent dans l'organisation.
C'est au sujet de la démocratie que se manifeste le plus l'incompréhension de l'œuvre de Bordiga. Elle éclate lorsque l'anonyme signale « mes » affirmations « hautement fantaisistes » (p. 82) au sujet de la position de ce dernier par rapport aux bolcheviks en ce qui qui concerne la dissolution de l'Assemblée Constituante. Selon lui il n'y aurait pas de différence entre les bolcheviks et Bordiga au sujet de la démocratie. Or, pour se convaincre du contraire, il suffit de lire la lettre de la Fraction Abstentionniste du parti socialiste d'Italie au Comité de Moscou de la III° Internationale (Invariance, série I, n° 7). Pour Bordiga les bolcheviks apparurent au début comme des anti-parlementaristes conséquents, non comme des utilisateurs du celui-ci comme ils se manifestèrent ensuite. De même il fut proche de Lukacs, des communistes du Bureau d'Amsterdam, des communistes belges, etc. (cf. leurs thèses in Invariance, série I, n° 7). Mais comme ils n'allèrent pas jusqu'à la rupture totale avec la démocratie, il s'éloigna d'eux. Avec les bolcheviks, il eut une attitude diverse puisqu'il accepta, finalement, pour des raisons tactiques, leur parlementarisme révolutionnaire et intervint en sa faveur lors de l'affaire de l'Aventin.
L'anonyme escamote tout, biffe (les staliniens n'ont pas le monopole de l'art de reconstruire l'histoire : tout ce qui gène est éliminé et on fait en sorte que tout se passe comme si l'élément perturbateur n'avait jamais existé) ; il scotomise délibérément les rapprochements entre Bordiga et les communistes européens indéniables comme on peut s'en rendre compte à la lecture de Il Soviet des années 1919 et 1920 (quelques articles ont été traduits dans Invariance, série I, n° 7). Dès qu'on parle de ces communistes, en particulier des kapédistes, les gens du PCI sortent leur stock d'injures... et c'est l'anonyme qui vient me dire que « je dédaigne l'histoire des partis et des courants politiques » (p. 83). Ceci explique aussi, s'il fallait encore donner une justification, pourquoi je m'attache à l'œuvre de Bordiga. Ce qu'il y a d'essentiel dans le PCI vient de lui et, d'autre part, toutes ses stupidités n'ont une possibilité d'existence qu'à cause de l'ambiguïté dont nous avons amplement parlé dans divers articles antérieurs. En somme c'est tout l'inverse de ce qu'écrit l'anonyme. Citons à nouveau :
«Ce qui compte ce n'est pas la pensée du "grand homme" mais les positions qui, dans le développement du mouvement, trouvent en tel ou tel militant ou groupe de militants un véhicule matériel » (p. 82)
C'est le PCI qui a été la "véhicule matériel" des positions de Bordiga. Il s'est formé et développé à partir de lui comme je l'ai montré dans La Gauche italienne et le parti communiste international (Invariance, série I, n° 9). Maintenant que les membres du PCI ont réduit l'œuvre de Bordiga à un élément patrimonial, la « pensée » de n'importe quel « chef » du PCI se réduit à une position codifiée, banalisée par ce mouvement.
L'incompréhension appelle l'ignorance et réciproquement. Voici une autre de mes « affirmations hautement fantaisistes » :
«Ou encore que "il est très intéressant qu'il y a, à cette époque (juillet 1920) une certaine convergence entre différents courants tendant à dépasser la démocratie" (ibid. p. 207), courants qui auraient été représentés par Bordiga, Lukacs, Pankhurst, Pannekoek, alors que les bolcheviks auraient été de vulgaires démocrates [ce que je ne dis pas, n.d.r.], en bonne compagnie, il est vrai, puisqu'il parle de l' "illusion démocratique dont Marx et Engels n'avaient pas été épargnés" (ibid., p. 211) » (pp. 82-83 – c'est l'anonyme qui souligne).
Or qu'écrivit en 1918 Bordiga dans Les enseignements de la nouvelle histoire (cf. Russie et révolution dans la théorie marxiste, éd. 10/18) :
«Il est indéniable que Marx et Engels, bien qu'ils aient été des démolisseurs de toute l'idéologie démocratique bourgeoise, attribuaient encore une importance excessive à la démocratie et croyaient le suffrage universel fécond d'avantages qui n'avaient pas encore été discrédités».
Le propre des écrivains du PCI est de présenter celui-ci comme n'ayant jamais eu d'hésitations sur les questions essentielles. Ils conviennent seulement que, de temps en temps, un certain nombre de camarades qui n'ont jamais rien compris, qui sont entrés on ne sait pas pourquoi dans le parti («S'ils ont pu croire pendant un certain temps qu'ils avaient quelque chose en commun avec la gauche, c'est-à-dire avec le marxisme... » (p. 88) ; or, il y a des camarades qui quittèrent le parti après plus de dix, parfois plus de 25 en ayant connu la quasi-désincarnation de l'incarnation !), ont manifesté des désaccords et sont hors du parti. Cependant en 1965, un militant du PCI, encore en place à l'heure actuelle, J.P. Axelrad, avait envoyé à Bordiga une série de thèses sur l'organisation en rupture totale avec ce qu'affirmait ce dernier. Ce champion de la banalité voulait ménager la chèvre et le chou et faire rentrer la démocratie par la petite porte. Curieux comme l'article anonyme à odeur de banalité à la Axelrad ! En 1964, le centre du parti B. Maffi était d'accord pour réintroduire le centralisme démocratique dans le parti et pour y introniser des chefs. C'est contre ces manifestations démocratiques que Bordiga écrivit Notes pour les thèses (1964) et les Thèses de Naples (1965), sans accepter toutefois les tenants et les aboutissants de ma position sur la démocratie et sur le parti (cf. Postface de 1974). Toutefois ce qu'il critique dans les thèses ce ne sont pas mes affirmations mais leur caricature telle que les champions de la banalité les lui rapportaient (pour se rendre compte de ces faits, voir mes lettres de 1964 et 1966 reproduites plus loin).
Devant cet assaut démocratique au sein de l'organisation qu'il avait plus que tout autre contribué à former, l'attitude la plus conséquente de Bordiga eût été de partir, comme il avait menacé de le faire à la réunion de Florence en 1964. Le pourrissement du PCI était irrémédiable15.
Venons-en maintenant à ce que l'anonyme appelle ma méthode. Il me reproche d'isoler des affirmations de l'ensemble de la théorie et de les considérer comme absolues. C'est ce qu'il fait d'ailleurs vis-à-vis de moi lorsqu'il parle du capital fictif. Il ne prend pas en considération les travaux qui sont à la base de cette théorisation : Le VI° Chapitre inédit du Capital et l'œuvre économique de Marx dont j'ai présenté les lignes fondamentales au sein du PCI dans les années 1964-1966, les Thèses sur le capitalisme (Invariance, série I, n° 6) et, surtout, il oublie tout ce que Marx a écrit à ce sujet. Mais telle est la méthode des rackettistes : exposer de façon plus ou moins déformée le résultat final de la recherche de ceux qu'ils considèrent comme leurs adversaires, pour en donner une image magique et pouvoir facilement les tourner en ridicule et, surtout, couper tout lien avec l'œuvre de ceux qu'ils considèrent comme leurs maîtres. De plus, il me reproche de considérer que certaines tendances du capital, que je privilégierai, sont réalisées. Il m'accuse d'incapacité dialectique. Il y aurai infiniment de choses à dire à ce sujet, tout d'abord que mon analyse du capital est en conformité avec la dialectique de Marx, ensuite il faudrait envisager les limites mêmes de la dialectique. Mais ceci dépasse vraiment le cadre de cette explication commentée. Revenons au texte de l'anonyme. Il dit que j'ai fait comme Kautsky qui a considéré comme réalisée la tendance au superimpérialisme. Il oppose Lénine qui «a confirmé la bonne vieille théorie qui connaissait les deux tendances [est-ce que ce ne serait pas la bonne et la mauvaise, un peu à la façon de Proudhon ! Lénine serait-il proudhonien ?] Et prévoyait que la concentration entre les deux et les secousses sociales que produit cette contradiction s'amplifient à mesure que le capital se concentre » (p. 85). Voici ce que Lénine écrivait en 1915 dans sa préface à L'économie mondiale et l'impérialisme de Boukharine :
« Peut-on, cependant, contester qu'une nouvelle phase du capitalisme, après l'impérialisme, savoir : une phase de superimpérialisme, soit, dans l'abstrait, « concevable » ? Non. On peut théoriquement imaginer une phase de ce genre. Mais, en pratique, si l'on s'en tenait à cette conception, on serait un opportuniste qui prétend ignorer les plus graves problèmes de l'actualité pour rêver à des problèmes moins graves, qui se poseraient dans l'avenir. En théorie, cela signifie qu'au lieu de s'appuyer sur l'évolution actuelle telle qu'elle se présente actuellement, on s'en distrait délibérément pour rêver. Il est hors de doute que l'évolution tend à la constitution d'un trust unique, mondial, englobant toutes les entreprises, sans exception et tous les États sans exception. Mais l'évolution s'accomplit en de telles circonstances, à un rythme tel, à travers de tels antagonismes, conflits et bouleversements – non pas seulement économiques, mais politiques, nationaux, etc. - qu'avant d'en arriver à la création d'un trust unique mondial, avant la fusion « superimpéraliste » universelle des capitaux financiers nationaux, l'impérialisme devra fatalement crever et le capitalisme se transformera en son contraire » (éd. Anthropos, p. 6).
Lénine ne parle pas d'une autre tendance (la bonne, puisqu'elle permettrait de faire éclater le système) et ce n'est pas fortuit s'il emploie le mot "fatalement" parce que les heurts, pour lui, seront tels que l'impérialisme crèvera16. Or, il y a eu la première guerre mondiale, la crise de 29-32, la seconde guerre mondiale, les révolutions anti-coloniales, la crise de l'énergie qui se prolonge en une crise de production; il y eut une série de secousses dans divers pays et le MPC est toujours là. En conséquence, n'y a-t-il pas nécessité d'envisager de plus près la question, et ne plus se contenter de la banalité des deux tendances opposées dont la contradiction doit tout faire sauter.
Il y a plus, c'est Marx lui-même qui a considéré que le capital allait se constituer en communauté matérielle, comme je l'ai montré dans Le VI° Chapitre inédit du Capital et l'oeuvre économique de Marx. Ici encore de multiples discussions peuvent éclater. En effet, certains, ne voulant envisager que l'œuvre codifiée de Marx, rejetterons totalement cette affirmation pourtant explicite dans les Grundrisse. Ce sont ceux qui veulent absolument qu'il y ait un système et qu'il soit clos. Il y aurait une seule contradiction fondamentale, celle entre production sociale et appropriation privée, à laquelle les uns ajoutent la baisse tendancielle du taux de profit, les autres la nécessité pour le capital de trouver des zones où il pourrait réaliser la plus-value (théorie de R. Luxembourg), zones qui se réduisent au minimum avec la capitalisation du monde. Ils ne peuvent pas accepter que Marx ait abordé le devenir sous un angle qui n'élimine pas tous les autres points de vue théoriques mais les intègre. J'ai considéré l'œuvre de Marx non pas comme étant ouverte à diverses interprétations (ce qui est possible), mais riche d'une variété d'aperçus théoriques sur une réalité donnée et c'est seulement en les développant qu'on peut réaliser ce que fut le projet de Marx. Ainsi si son dépassement s'est imposé à moi, ce le fut de l'intérieur de son œuvre. J'ai eu le même comportement vis-à-vis de Bordiga. J'ai lutté contre leur réduction. Je ne voulais donc en rien privilégier une tendance (mise en évidence par Marx, par Bordiga) mais montrer comment des éléments délaissés de leur œuvre étaient plus aptes à expliquer le monde moderne. C'est là-dessus que devrait porter le débat théorique pour qui voudrait sérieusement affronter ce qui a été publié dans Invariance et non, simplement, opposer certaines affirmations de Marx ou de Bordiga (comme si je n'en tenais pas compte) à celles que je mis en avant pour prouver qu'on ne pouvait pas les transformer en auteurs de catéchisme.
Bordiga a effectivement affirmé dans Volcan de la production ou marais du marché (réunion d'Asti, 1954) que le capitalisme ne pourrait pas atteindre un état pur, c'est-à-dire ne comportant que deux classes : capitalistes et prolétaires. Mais il a également affirmé dans d'autres œuvres la tendance du capital à rendre tous les hommes esclaves :
« De plus jusqu'à ce que les rapports de production restent mercantiles, monétaires et salariés, tout le système de la Machinerie automatique forme un monstre qui écrase sous le poids de son oppression une humanité esclave et malheureuse. » (Trajectoire et catastrophe de la forme capitaliste dans la classique et monolithique construction théorique du marxisme, Invariance, série I, n° 3).
C'est vrai, ce qui est simplement indiqué, parfois, comme tendance chez Marx et chez Bordiga est présenté par moi comme se réalisant dans l'aire occidentale. Toutefois l'anonyme escamote toute la démonstration et le fait que je n'oublie pas, ce faisant, les zones où le MPC est simplement parvenu à une domination formelle souvent très fragile, sur la société (ce qui est déterminant toutefois, pour le moment, ce sont les centres occidentaux). En outre, les révolutionnaires se sont, la plupart du temps, bercés d'illusions en misant sur les tendances contradictoires et n'ont pu que constater les triomphes successifs du capital. Chaque fois, ils furent désarmés, le capital réalisant une tendance qu'ils pensaient devoir être contrebalancée par une autre et la révolution découler de leur heurt. D'autres théoriciens, devant la carence de la tendance contradictoire, préfèrent parler de sénilité du capital, de décadence... qui n'affecte en rien le prolétariat qui, tôt ou tard, retrouvera sa vertu révolutionnaire.
Il est préférable de saisir le moment de la réalisation, sa mise en acte, même si elle n'est pas encore opératoire, afin de pouvoir prendre sa position vis-à-vis d'une situation qui est obligatoirement nouvelle. Car ce qui est essentiel, surtout en l'absence d'un mouvement révolutionnaire, c'est la réalisation de cette tendance du capital. Ainsi, à l'heure actuelle, nous vivons le moment du passage à la domestication complète des hommes et des femmes et les idéologies de gauche et d'extrême-gauche se réclamant du marxisme y participent activement parce qu'elles demeurent ancrées à la même présupposition que le capital : le développement des forces productives.
Autrement dit, dans une phase où l'intervention est peu possible, ce qui est important c'est l'action sur le futur, c'est raisonner au niveau où se manifesteront normalement les masses insurgées et non au niveau du quotidien immédiat. Voilà pourquoi Bordiga insistait sur le fait que le parti devait prévoir le futur. L'anonyme au contraire rejette l'anticipation, tout en se gardant bien de rappeler l'importance qu'elle avait chez ce dernier. Il se contente, avec ses compères, de gérer un patrimoine.
Dans l'exclamation de l'anonyme «Allez donc vous battre contre un capital fictif» (p. 86) s'étale toute son ignorance du phénomène capital17. Le capital fictif a toujours été présenté comme une détermination du capital qu'on ne peut pas isoler de l'ensemble, de la totalité capital. Vouloir lutter contre le capital fictif reviendrait à vouloir lutter contre le capital financier ou contre le capital international ou « juif », comme le proposaient les communistes allemands durant l'entre-deux guerres. Nous renvoyons le lecteur à tout ce qui est écrit dans Invariance au sujet du capital en tant que représentation. Pour Marx, effectivement, le capital est un rapport social ; il naît en tant que tel, c'est le point de départ, mais dans ce rapport social il y a un élément qui s'autonomise et c'est là toute l'étude de Marx que l'anonyme escamote et que tant d'autres qui veulent critiquer ou ridiculiser Invariance, escamotent à leur tour. L'étude conduite par Marx ne parvient pas d'ailleurs à une position définitive. On constate une ambiguïté et une ouverture; n'oublions pas qu'il parvient lui-même à l'affirmation que le capital est représentation (cf. Invariance, série II, n° 5, Ce monde qu'il faut quitter).
Quant à se battre contre le capital fictif ou contre la représentation cela ne conduirait pas à « libérer les cerveaux des hommes des représentations qui les parasitent et ils seront libres. C'est simple, encore fallait-il y penser » (p. 86). C'est l'anonyme qui a fait l'effort de penser, voilà pourquoi est-ce simple, banal. Il peut arriver à une telle conclusion parce qu'il a tout escamoté de mon analyse du capital, et de celle de J.L. Darlet, fondée sur Marx, où il est montré comment se forme la communauté matérielle et comment le capital fictif devient représentation de lui-même et l'impose à tous les hommes. Cela veut dire que si, comme le veut l'anonyme, on libérait les hommes de cette représentation, on aurait encore la communauté matérielle qui l'engendrerait à nouveau. En fait pour se libérer totalement il faut une réalité sous-jacente. En outre, j'ai montré à quel point la problématique de la libération relève d'une problématique capitaliste (Ce monde qu'il faut quitter).
Dire «Allez donc vous battre contre un capital fictif » revient encore à escamoter un fait très important : il ne peut pas y avoir de révolution si les hommes et les femmes qui s'insurgent contre la société en place n'ont pas une autre représentation. Ceci ne nie pas du tout que cette représentation ait pu naître au cours d'une lutte (ou est en train de naître au cours de celle-ci). C'est un point que j'ai abordé dans les Thèses introductives (Invariance, série I, n° 6).
Ce contre quoi on veut foncièrement s'élever c'est contre la position manichéenne à laquelle est réduite la pensée de Marx en ce qui concerne la révolution : d'un côté le mal, le capital personnifié dans la classe capitaliste et tout ce qu'elle a pu engendrer en particulier son État, de l'autre le bien, le mouvement vers le communisme personnifié par le prolétariat organisé en parti. Cette représentation est un handicap énorme pour la compréhension du bouleversement nécessaire du monde actuel car, à la suite de l'intériorisation de l'oppression du capital, c'est en chacun de nous que se trouvent les deux éléments. On a mis e n évidence que ce n'est qu'en acquérant une autre représentation (et donc en rejetant celle qui nous parasite) qu'on pouvait envisager le devenir à la communauté humaine. Cette exigence-là n'est pas née dans un cerveau solitaire, ou dans quelques uns reliés par télépathie, mais a surgi des luttes de ces 15 dernières années... Si l'anonyme ne le comprend pas c'est parce que tout simplement, il regarde le monde avec des yeux d'antiquaire et que son monde est révolu depuis longtemps. Comme il n'est pas possible d'avoir une autre représentation qui repose en définitive sur un mode de vie qui lui est contraire, on a indiqué que la solution ne pouvait être que dans la sortie de ce monde (Ce monde qu'il faut quitter).
L'anonyme me reproche non seulement de privilégier des tendances, de me baser sur des anticipations que je proclame réalisées, mais d'avoir la passion des formules. Avant de répondre à cette critique, je ferai remarquer qu'en ce qui le concerne, il est bien dans la lignée du PCI de ces dernières années : il a un style litano-stalinien. Ainsi dès qu'il trouve une expression, ravissante à ses sens, il faut qu'il la répète ; c'est peut-être pour lui, comme ce le fut pour Staline, le comble de l'argumentation théorique : «Á la trappe, donc Bordiga... », « Á la trappe Engels... », « Á la trappe surtout, le vieux Marx... » (p. 86) (L'article de l'anonyme italien Au travail camarades en fournit un autre bel exemple !).Naguère, la mode était à: « Ils ont le front de... » ou «Lénine ne saurait être... ».
C'est curieux cette invocation des grands ancêtres pour exorciser le mal que je personnifierai, ici. Comme si, en étant renégat, comme le dit l'anonyme, je pouvais être impressionné par ces descentes en trappe. Voyez à quel point le langage n'est pas innocent: l'influence chrétienne va jusqu'à ce loger dans la caractérisation du lieu où l'on abandonne les grands hommes: la trappe. L'anonyme voit en trappiste !!
Mais attention, l'anonyme nous donne un exemple de formule qui se réduit à un mot :
« De toute façon le « formuliste » trouve son bonheur partout et fait flèche de tout bois. Qu'Engels [est-ce que celui-ci est un "partout", si commun à en être banal, ou bien veut-il dire qu'il est un passe-partout ? n.d.r.] utilise « le bon vieux mot allemand » Gemeinwesen, « communauté », et le voilà qui s'empare de ce mot. » (p. 87)
En plus d'avoir fait cette réduction, l'anonyme manifeste une méconnaissance totale de l'histoire du parti auquel il dit appartenir. En 1961, dans le n° 13 de Il Programma Comunista paru : Origine et fonction de la forme parti où le mot Gemeinwesen, abondamment employé, était emprunté aux œuvres de jeunesse de Marx, antérieures à la Critique du programme d'Erfurt (1891) qui, d'ailleurs, n'était pas citée. La meilleure preuve qu'il ne sait pas de quoi il parle c'est qu'il ajoute que: je « le répète jusqu'à l'écœurement, en mettant dieu sait quoi dedans » (p. 87)
Cet appel explicite à dieu signale toute sa détresse. S'il avait lu sérieusement Invariance, il aurait su !! N'oublions pas, cependant, que c'est une astuce de certains théoriciens du PCI, comme Axelrad, de faire des articles à propos de livres qu'ils déclarent ne pas avoir lus.
« Que le lecteur se rassure: nous ne sous sommes pas infligé la lecture des 800 pages de M. Sartre.
Qu'il ne s'indigne pas: nous ne ferons pas la critique de ce livre que nous n'avons pas lu » (Matérialisme ou idéalisme? Á propos de la « Critique de la raison dialectique » de J.P. Sartre, Programme Communiste, n° 36).
Il fit la critique du titre qu'il avait dû prendre pour une formule.
Au sujet des formules j'ai tout lieu de penser que la critique de l'anonyme vise avant tout Bordiga qui en produisit d'excellentes, telle celle-ci :
« Est révolutionnaire – selon nous – celui pour qui la révolution est tout aussi certaine qu'un fait déjà advenu », que j'ai mise au début de Russie et révolution dans théorie marxiste. Ou bien celles où il déclare que nous sommes les seuls à nous fonder sur une action du futur, que le capitalisme est déjà mort, etc. Formules extraordinaires dirait l'anonyme, mais combien dangereuses... si on allait croire à l'anticipation réalisée; c'est-à-dire que selon l'anonyme il ne faut leur accorder aucun contenu véritable.
Toutes ces formules ont en commun la prévision, l'anticipation, essentielles pour Bordiga. Elles n'étaient pas isolées du reste de son œuvre. Il cherchait constamment à vérifier ses prévisions, à asseoir ses anticipations. En 1946, il parla, à propos de l'économie russe, d' « entrepreneurs cachés » ce qui irrita beaucoup de camarades. Au cours de son étude sur la Russie (1954-1957) il précisa ce qu'il avait intuitionné : le développement du capital sans classe capitaliste. La formule de 1946 sensibilisait une intuition qui devait être vérifié quelques années plus tard. Voilà pourquoi (entre autres raisons) ai-je écrit dans Bordiga et la passion du communisme:
«D'autre part, il faut noter que le communisme – théorie – anticipation du devenir de la classe prolétarienne et de l'humanité – n'exclut pas au contraire réclame que l'on fonde cette anticipation » (p. 32).
L'anticipation ne restait pas en dehors du temps : quand Bordiga disait qu'il faut se conduire comme si la révolution était déjà advenue, il réclamait un « ethos » déterminé, différent de celui des épigones se complaisant dans une conduite lénino-trotskyste. Cette injonction avait comme implication : il n'y a pas de problème, il n'y a plus d'expérience à faire (à noter la similitude entre l'expérience révélatrice, élue, et la personne élue, grand chef, génie, messie, etc. ; on pourrait ajouter, maintenant, la classe élue) comme il n'y a pas de signe à attendre indiquant la venue de la révolution; enfin nous ne luttons pas puisque nous sommes portés par la réalité du mouvement qui est dissolution de ce monde et devenir au communisme. Luttent ceux qui veulent accommoder le marxisme à l'immédiat18.
Dans l'immédiat social nous n'avons aucune effectivité, tout semble nier notre perspective révolutionnaire mais, et c'est là que se pose la force de la théorie, dans un avenir non lointain les contradictions du MPC imposeront la révolution que nous vivons comme un immédiat révolutionnaire.
Si on réduit toutes ces affirmations bordiguiennes à des formules (même si on reconnaît qu'elles peuvent être des « boulets rouges » (p. 87)), c'est détruire toute la puissance de la pensée de Bordiga et sa passion du communisme.
En revanche en accordant à ces formulations toute leur importance et en essayant d'en fonder la validité, on est amené à une recherche théorique importante en liaison avec le devenir de la société. C'est ainsi, à travers un cheminement qui a pris quelques années, qu'on est arrivé aux conclusions exprimées dans les n° 5 et 6 série II d'Invariance. L'affirmation-injonction «il faut quitter ce monde» a un précédent dans celle de Bordiga lors de la 2° guerre mondiale, comme lors de la guerre froide, comme dans celle des camarades de Bilan (Gauche italienne) lors de la guerre d'Espagne: il faut être en dehors du conflit19.
Dans cette manie des formules dont je serais atteint, je manifesterais en même temps un autre vice : celui de considérer toute anticipation comme étant déjà réalisée. J'ai, auparavant, répondu en parti à ce reproche, il faut le considérer à nouveau avec le cas concret que présente l'anonyme : celui de la réduction du temps de travail vivant. Étant donné que ceci est déjà étudié longuement dans Invariance et le sera à nouveau, je me contenterai de quelques remarques.
Il est vrai que le capital n'a pas encore rendu le temps de travail «tout à fait» superflu. Mais ce qui est important c'est que le MPC peut se passer des prolétaires et généraliser l'automation. Ce sont ces derniers qui, avec leurs syndicats, tentent de freiner le plus possible le phénomène. D'où évidemment l'absurdité du slogan sur le plein emploi. J'ai, en même temps, montré le danger de la revendication de l'abolition du travail qui naît sur la base de ce possible se réalisant du capital car cela aboutirait à une expropriation totale de l'activité humaine.
En outre, en ce qui concerne l'incidence sur la valeur, il est clair que Bordiga a soulevé ce point dans Trajectoire et catastrophe de la forme capitaliste dans la classique et monolithique construction du marxisme: le temps de travail humain inclus dans un produit diminuant considérablement, la base de la valeur vient à disparaître. Nous avons dans Invariance développé cette question, en particulier dans Au-delà de la valeur, la surfusion du capital de Jean-Louis Darlet (cf. également les lettres de 1970 à 1975 qui paraîtront dans les prochains numéros).
En outre l'anonyme escamote un point essentiel : lorsqu'il parle avec Marx de temps de travail il s'agit du temps de travail productif, celui qui engendre la plus-value, or l'on constate que celui-ci diminue énormément (la science devenant force productive) alors que le travail se généralise de plus en plus, c'est-à-dire qu'il intervient une quantité énorme de temps de travail nécessaire non plus à la production, mais à la circulation, en particulier à la réalisation de la plus-value. Marx avait noté l'accroissement du nombre des improductifs. J.L. Darlet, en se basant sur la loi de la valeur a montré qu'inévitablement, à un moment donné, le nombre d'improductifs devait être énorme, ce qui pose le problème de la validité de la loi de la valeur telle que Ricardo et, surtout, Marx l'ont exposée.
Toujours au sujet de cette loi, l'anonyme oublie que dans le parti beaucoup de militants ne parvenaient pas à accepter que celle-ci était éliminée dès le socialisme inférieur. Ce fut le cas de S. Voute durant de longues années. C'est pourquoi ne pouvait-elle pas accepter cette autre affirmation de Bordiga qui lui est directement lié :
«Une autre thèse juste […]: pour pouvoir abolir le marché, il faut que les forces productives croissent beaucoup encore. C'est absolument faux: pour le marxisme, elles sont déjà trop développées » (Les fondements du communisme révolutionnaire, Invariance, série I, n° 3, p. 65-66)
Voilà pourquoi se crût-elle obligée d'ajouter le commentaire dont nous avons parlé au début.
Enfin, je n'ai jamais écrit que c'est Bordiga qui a affirmé la « nature non mercantile du communisme » (j'aurai plutôt parlé de socialisme inférieur car c'est surtout à propos de ce stade que le problème se posait). Je ne pus le faire puisque Bordiga montra que c'est Marx qui insista fortement à ce sujet. Mais l'anonyme oublie que c'est le mérite de Bordiga d'avoir remis cela au premier plan alors que, dans les années 50, se déroulait un débat à l'échelle internationale, sur la possibilité d'existence de la marchandise au sein du socialisme inférieur. Dans le parti, je le répète, l'affirmation de Bordiga était contestée. En 1963, j'écrivis un texte Pourquoi « Programme Communiste » dans lequel je définissais ainsi ce stade :
« La société est parvenue à la disposition des produits et elle les assigne au moyen d'un plan de « contingentement ». Il n'y a plus d'échange mercantile. Chaque membre reçoit, en échange de son travail, un bon de travail qui lui permet d'acquérir un certain nombre de produits. Ce bon n'est pas accumulable. S'il n'est pas utilisé au cours d'une unité de temps donnée, il est perdu. Ainsi la loi de la valeur tend à être détruite puisque sa base est abolie : l'échange multiple entre équivalents multiples (destruction de la forme générale de la valeur). On se préoccupe uniquement de répartir, de distribuer les produits entre les hommes ».
Le texte ne fut pas accepté parce que, d'après S.Voute, j'affirmais la disparition de la loi de la valeur. Il fut mis de côté et remplacé par un autre rédigé par cette dernière et ce fut le numéro 1 du Prolétaire20.
L'analyse de tout ce qui précède me permet de préciser ce que j'ai écrit au sujet de la théorie et de l'importance que lui accordait Bordiga. L'anonyme me dit: « Malheureusement, la simple herméneutique21 ne peut pas suffire quand il faut affronter la nouveauté: là est le point difficile » (p. 6), puis il en déduit: « Autrement dit [là, je suis d'accord avec lui : non seulement il va dire autrement, mais il va dire tout autre chose!] la théorie a tout prévu sauf ce qui est nouveau, et par conséquent [il me cite à nouveau] « il faut faire à nouveau œuvre théorique » (p. 34) » (p. 84).
Dans la perspective de Bordiga, qui fut la mienne, la théorie anticipe tout le devenir d'une classe, c'est-à-dire qu'elle décrit tout un arc historique. Ceci ne vaut pas pour le détail mais pour le mouvement global. Ainsi la théorie du prolétariat, surgie en 1848 anticipe tout ce que la classe doit accomplir pour accéder à son émancipation-destruction permettant l'accession au communisme. Cette anticipation n'est possible qu'à partir d'une connaissance approfondie du capital. Or, selon Bordiga, Marx a prévu tous les faits caractéristiques de la vie de celui-ci qui ne se manifestent pas simultanément et, par suite de leur apparition diachronique, de leur succession historique, il y a nouveauté, d'autant plus que lorsqu'ils se manifestent, ils le font avec des déterminations concrètes que la théorie n'a pas pu décrire, de façon anticipée, ainsi de l'automation, de la constitution du capital en totalité à l'aide du marché monétaire, de la formation de la communauté matérielle, de l'intégration du prolétariat, du fascisme comme étant la réalisation de la formule capital constant = zéro, etc22. Dans ce cas, une simple interprétation des textes ne suffit plus ; il faut envisager, affronter la réalité dans sa nouveauté ; de ce fait, il y a œuvre personnelle même si celle-ci reste dans le domaine de la théorie du prolétariat. Ceci est également valable pour les théories scientifiques : tant que ne se produit aucun fait ou expérience susceptible de remettre en cause la théorie en vigueur, tous les savants œuvrent au sein d'une théorie donnée.
Si donc on ne considère pas que le travail théorique se réduit à un rabâchage sans se préoccuper de la réalité, ou bien en la niant, alors il y a œuvre théorique tout en demeurant fidèle à une théorie donnée.
La méthode de Bordiga a constamment été de montrer 1° que ce qui advenait était susceptible d'être expliqué par la théorie de Marx, 2° que ce qu'il exposait n'était pas nouveau mais l'avait déjà été par Marx23 ; ce faisant il a œuvré à l'intérieur de l'œuvre de ce dernier, en la développant. Ce ne fut pas toujours facile. L'ennui c'est qu'il a parfois clôt le système. Il a fait encore œuvre théorique en «construisant» à partir de certains éléments de Marx plutôt qu'à partir d'autres, ou bien en trouvant un lien organique entre des points où cela n'apparaissait pas forcément, surtout dans le cas de Lénine chez qui il trouve une cohérence qu'il est loin d'avoir réellement manifesté (c'est une question que nous aborderons dans un prochain travail)24.
Parfois il va au-delà de Marx, quand il lance l'anathème contre la science, ce que celui-ci n'aurait pu faire.
Pour étayer sa critique allusive, l'anonyme cite à la fois Bordiga et la passion du communisme qui date de janvier 1972 et Préface à Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui qui est d'août 1974 (malheureusement on a omis de marquer la date). En ces deux années il y a eu maturation et j'ai, effectivement, déduit les conclusions des affirmations exposées dans Bordiga et la passion du communisme comme dans Bordiga et la révolution russe : Russie et nécessité du communisme (Invariance, série II, n° 4). Elles sont explicitées dans les n° 3, 5 et 6 de cette revue.
La théorie de Marx a effectivement prévu tout le cours du capital. Il a exprimé la « solution générique » et exposé qu'elles étaient les phases que la société humaine devait parcourir pour la réaliser.
Sur la base de l'étude du développement des forces productives, il n'y a pas d'autre alternative. Seulement – c'est là que va se produire l'impasse (que j'ai abordée avec un petit nombre de camarades, entre 1972 et 1974) – le capital peut réaliser tout ce que Marx décrivait en tant que communisme (cf. Errance de l'humanité) sauf l'essentiel : la destruction de l'aliénation.
La mise en évidence de «l'échappement du capital» ne nie pas fondamentalement la théorie de Marx, puisque c'est encore sur la base de ses propres analyses que je l'ai montrée ; c'est-à-dire que je suis allé jusqu'au bout de la cohérence de sa théorie et, à partir de là, je constate qu'elle est théorie de « l'errance », qu'il faut non pas trouver une autre théorie, mais emprunter une autre voie. En effet, avec le capital s'achève l'organisation d'une structure dont les présuppositions sont fort anciennes. Dès lors qu'on constate l'échappement du capital qui s'émancipe des impératifs humains, il est nécessaire de faire une étude qui ne peut plus être seulement théorique car il s'agit de comprendre comment l'humanité a pu s'élancer dans son errance, c'est-à-dire se confier à un développement des forces productives ; se mettre à la recherche d'une domination de la nature. Cela veut dire que Marx apparaît, sur le plan théorique, comme le parachèvement de toute la phase intermédiaire et comme un des derniers prophètes dénonçant le caractère maléfique de ce monde qui se structure toujours plus despotique et ignoble pour l'humanité. Que toute théorie participe de ce que j'ai appelé la conscience répressive, que la solution aux problèmes de l'humanité ne peut être qu'hors de ce monde (cf. Ce monde qu'il faut quitter et C'est ici qu'est la peur, c'est ici qu'il faut sauter !, Invariance, série II, n° 5 et 6).
En définitive, il ne s'agit pas de dépasser le marxisme, en tant qu'œuvre de Marx surtout, cela impliquerait de se placer en continuité avec lui et donc de toujours œuvrer dans la phase intermédiaire, ni de jeter par-dessus bord (ce qui selon l'anonyme veut dire dépasser). C'est un élément essentiel, historique, intégré dans notre vie humaine (en tant qu'individualité et Gemeinwesen) car il est un point de passage pour cette sortie du monde, en permettant de clarifier comment devait se structurer une communauté fondée sur la base du développement des forces productives, tout en maintenant la tension de lutte contre l'oppression du capital. Il permet de comprendre ce qui est advenu.
Il individualisa l'aliénation25 profonde des êtres humains et posa le communisme comme fin de celle-ci et manifestation de l'être humain en tant qu'individualité et Gemeinwesen. Son « erreur » fut de penser que cela puisse se réaliser à l'intérieur du mouvement intermédiaire (celui de l'essor des forces productives), en l'utilisant en quelque sorte (même erreur que celle de vouloir utiliser la politique, la démocratie, etc.).
On ne peut pas, également, jeter par-dessus bord tout le mouvement communiste, devenu cadavre pestilentiel. Les divers éléments qui rompent avec la pratique rackettiste, avec la politique, le marxisme, l'anarchisme, ne perçoivent de ce mouvement que sa puanteur. Ils ne sont plus à même de prendre en considération la passion révolutionnaire de tous ceux qui s'insurgent contre le capital. Ils coupent tout lien avec cette tension historique que l'on trouve dans l'histoire de l'humanité: la tension pour constituer une nouvelle communauté. On peut certes montrer la fausse conscience, les erreurs et l'errance de leur comportement total, mais on ne peut pas nier la puissance de leur soulèvement.
La plupart de ceux qui proclament rompre avec le marxisme, conservent sa méthode : ne pas juger les êtres humains en fonction de ce qu'ils pensent mais en fonction de ce qu'ils ont effectivement produit. Or la représentation qu'ils ont d'une situation donnée et du mode selon lequel ils pensent pouvoir la changer, est un élément essentiel à la compréhension du devenir de l'espèce, ne serait-ce que parce qu'une certaine représentation peut avoir un rôle de frein considérable en ce qui concerne la mise en branle d'un mouvement insurrectionnel contre le capital. À force de faire fi des êtres concrets, de leur peine, de leurs souffrances, de leurs élans et de leurs pensées, on en arrive à la structure. Celle-ci impose son despotisme ; elle piège la pensée, l'imagination, l'action. Le mouvement pour l'accession à la communauté humaine est enrayé.
À une échelle limitée et dans un cas bien concret on constate que beaucoup de militants récemment sortis du PCI, qui n'ont connu de cette organisation que son aspect rackettiste, n'ont que haussement d'épaules pour tout ce qui le concerne ; ce faisant, ils ne remettent pas en question le fait qu'ils aient pu se laisser embrigader dans un racket. Ils laissent se créer un vide dans leur existence personnelle aussi bien que collective, d'où leur porte-à-faux et leur égarement ; car on ne peut rien escamoter. Le phénomène se retrouve chez des éléments issus d'autres groupes.
Ces gens (les ex de quelque chose) se jettent sur tout ce qui est nouveau et ne s'intéressent qu'à cela, le prenant comme un antidote contre ce qui fut leur activité de militant. Ils le cueillent magiquement, c'est-à-dire sans en comprendre (ni chercher à) sa genèse. L'important c'est d'être en avant, de ne plus stagner comme ils ressentirent le faire lorsqu'ils étaient dans leur organisation (parfois cette sensation ne vient qu'a posteriori).
Ce sont des gens sans mémoire qui rêvent d'aller de l'avant tout en conservant, sans s'en rendre compte, des attaches si fortes avec leur vieille conception que, la plupart du temps, ils ne parviennent pas à rompre avec la démocratie (Glucksmann par exemple). La théorie joue le rôle d'une drogue permettant d'assouvir une passion iconoclaste: détruire ce qui vient d'être fait pour réaliser la véritable rupture, le dépassement effectif, etc., autre forme de jouissance toujours promise, jamais goûtée. En réalité, elle ne crée que du vide ! Ce monde n'est pas nihiliste, il est vacuiste.
À l'heure actuelle les êtres humains perdent la mémoire, le sens de l'histoire, de sa durée, de sa dimension essentielle qui est d'être le produit de millions d'êtres qui ont œuvré avant nous. Ce qui est passé est dépassé et n'intéresse pas. Dans une certaine mesure, cela peut être, pour une période limitée, un élément positif en tant que rejet des vieilles représentations ; mais si aucune perspective ne vient remplir leur être, le vide sera tôt ou tard comblé par la représentation en place.
Cette perte rend les êtres humains très fragiles, car pâture de l'immédiat. Ce dont ils ne se rendent pas compte, qui est le plus essentiel: c'est le capital qui s'est emparé de la dimension historique et, ce faisant, ils perdent la possibilité de réaliser la Gemeinwesen, et de la vivre.
Voilà pourquoi, à la fin de ce texte, je reviens sur le point de départ. Il n'est pas inutile dans certains cas de tenir compte de ce qui est pleinement immergé dans ce monde; d'autant plus que la calomnie peut toujours avoir un impact (exemple historique de premier plan: les ennuis de Blanqui à cause du document Taschereau. Cf. Blanqui calomnié, de M. Dommanget, éd. Spartacus, cahier n° 21).
Parmi les courants se rattachant à la Gauche italienne, le PCI n'a pas le privilège des critiques acerbes vis-à-vis d'Invariance. La plupart des groupes issus de ce courant et revendiquant Bordiga ont polémiqué contre le texte Origine et fonction de la forme parti, ainsi de Rivoluzione Comunista, de L'Internazionalista qui à propos de Bordiga et la passion du communisme dit que j'expose un Bordiga imaginaire.
Pour terminer, je voudrais seulement citer les positions du parti communiste internationaliste issus de la scission de 1952, à cause de son point de vue intéressant. Un des ses principaux théoriciens, Damen, dont nous avons déjà parlé dans la revue, pose une question qui ne doit pas du tout plaire au PCI :
« Il s'agit seulement de se demander, émerveillé, comment a-t-il été possible que, dans une organisation qui se réclame pourtant de la Gauche italienne et qui, dans les années soixante, pouvait se targuer de la présence de Bordiga, croissent éléments et groupes qui, au nom d'humanitarisme mal digéré de Marx, posaient, à la place de la dialectique matérialiste et de la révolution de classe, une « révolution communiste qui tendra à affirmer l'être humain qui est la véritable Gemeinwesen de l'homme » » (Ce n'est pas le moment de s'amuser avec les «absolus» du néo-idéalisme (Invariance : une expérience emblématique), Prometeo, n° 23, 1974. Article qui prolonge celui paru dans les n° 21 et 22 et qui critique l'invariance bordiguienne.
Le responsable en est Bordiga lui-même qui, d'un côté était un vrai militant de la Gauche italienne, de l'autre avait des positions plus ou moins farfelues dues probablement à son manque de compréhension de la dialectique. C'est ce que pense Damen; il est vrai que tout ce qu'il combat chez Bordiga fut le point de départ de mon propre travail qui, dans un premier temps, se confond avec celui de ce dernier.
Seulement, Damen s'en rend bien compte, il n'est pas possible de s'arrêter à Bordiga. Il faut aller jusqu'au jeune Marx, le vrai coupable. Selon lui, il y a le marxisme du jeune Marx et le marxisme scientifique du Capital et du «matérialisme historique», le seul valable. Accepter le premier c'est être idéaliste. L'anathème est lancé.
J'aborderai ultérieurement cette fameuse question de l'idéalisme, de son opposition au matérialisme, ainsi que le postulat fondamental: on est sauvé si on est matérialiste ! Pour le moment je dirai comme L. Feuerbach: je ne suis ni idéaliste, ni matérialiste, seulement communiste.
La préoccupation de Damen est de défendre la Gauche italienne. Il doit donc éliminer tout ce qui peut la ternir. Or, Bordiga fut un des représentants les plus importants de celle-ci; il lui faut donc dénoncer ce qui chez Bordiga lui paraît excentrique. Aussi pour lui il est important de montrer le lien entre Bordiga et Invariance puisque celle-ci personnifie l'excentricité. Toutes les soi-disant tares qu'il décèle dans la deuxième il les met sur le compte du premier ce qui justifie continuellement la scission de 1952 et l'existence de son organisation.
Revenons à cet article. Après avoir critiqué le parti en tant que préfiguration de la société future, la disparition du prolétariat et la théorie du racket, il cite la note de la p. 57 du n° 2, série II, à l'intérieur de l'article De l'organisation, et conclut :
« Sur cette expérience, du reste très instructive, parvenue dans tous les cas à sa conclusion, on doit mettre une pierre tombale avec l'épitaphe :
À « INVARIANCE »
à cause de l'impossibilité de continuer à varier. »
Ce qui est, ici, assez joliment dit, est exprimé par beaucoup d'autres en des formes plus rudes, plus militantes, telle par exemple: « Invariance a cessé d'être révolutionnaire ».
Á tous – je ne me réfère pas seulement aux groupes issus de la Gauche italienne – en réponse à leurs vœux, à leur espoir, voici :
Enterrez-moi, ensevelissez-moi sous vos déchets, vos crachats et votre impuissant délire car, sachez-le, comme les chamans, comme Zamolxis, Pythagore, le Christ, je puiserai dans la terre-mère la puissance vitale et infinie et je ressurgirai plein de sagesse, de joie et d'une exubérante vie qui me permettra de parvenir jusqu'en cette communauté humaine d'où auront disparu l'infernale bêtise qui vous marque, l'étroitesse manichéenne qui vous sclérose, la rage terroriste qui vous tourmente périodiquement ainsi que l'impuissance à être sans diffamer, vilipender les autres. J'aurais quitté votre monde et ressuscité !
Jacques CAMATTE
Octobre 1975
« Nous sommes plus solides dans la science du futur que dans celle du passé et du présent... » BORDIGA, Explorateurs du futur – Battaglia Comunista, n° 6, 1952
1 Dans tous les cas Bordiga aurait eu du mal à intervenir à cause de sa position sur le travail impersonnel et sur le refus de toute attribution de quoi que ce soit à un individu. En outre, il s'agissait pour lui d'essayer de fusionner diverses forces dans un travail commun. Il pouvait dans cette perspective tolérer quelques bavures et espérer qu'à la suite d'un tel travail toutes les divergences seraient surmontées. Ce ne fut pas le cas.
2 Page 2 de ce bulletin on trouve :
« Vers la fin de la guerre et dans l'immédiat après-guerre, nous avions tous la conviction (contrairement à Amadeo et bien que ces prévisions aient été alors moins « pessimistes » qu'en 1952) que le second après-guerre serait en substance une répétition du premier ».
Cet aveu est précieux en tant que tel et en tant que moyen utilisé par les dirigeants du PCI pour faire accepter leur orientation actuelle : au début nous n'étions pas d'accord, mais ensuite nous avons été de fidèles exécutants ; nous nous sommes toujours trompés, nous avons toujours eu tort, mais nous avons toujours bien fait !
La position de Bordiga de 1945 et de 1952 leur permet de justifier leur parti, actuellement. S'il est toujours excessivement minoritaire, cela est dû à la contre-révolution plus que jamais régnante. Pour eux la révolution doit être obligatoirement reportée dans un lointain avenir ; évanescence de celle-ci = réalité du parti.
3 La Chine a certes été travaillée par d'amples bouleversements depuis cette époque, mais il n'y a pas eu vérification de la prévision de Bordiga. Il était difficile que des phénomènes comparables à ceux du XIX° siècle se reproduisent en Asie à cause de la discontinuité qu'implique l'accession du capital à la domination réelle sur la société en Occident. Mais où Bordiga a raison c'est que la Chine peut fort probablement engendrer un mouvement qui aille bien au-delà de ce qu'on a vu jusqu'à maintenant.
4 Entre 1952 et 1963, il y eut un accroissement des effectifs du PCI. Tant qu'on était réellement peu nombreux, il y avait, pour tout le monde, accord entre la perspective et la prévision ; l'une justifiait l'autre. Dès l'arrivée de quelques éléments nouveaux, il se produisit, pour nombre de camarades, un phénomène assez répandu : la volonté de proclamer une identité de groupe, de se reconnaître dans une organisation car, par là, était réalisée une barrière vis-à-vis de l'extérieur hostile et constituée une communauté racket. A la base de la proclamation de l'existence du PCI il y a plus un phénomène sociologique qu'un phénomène politique.
5 Dans La cuisinière et le mangeur d'hommes, éd. Le Seuil, 1975, qui pour l'essentiel est un commentaire de l'œuvre de Soljenitsine, Glucksmann remet le marxisme et Marx en question. Il s'élève contre les penseurs et voudrait mettre en avant le rôle des masses. Seulement il sombre dans un plébéianisme simpliste. On ne résout rien en mettant tout « le bien » au sein des masses. C'est enfoncer une porte ouverte que d'affirmer que beaucoup d'êtres humains qui n'ont rien produit sur le plan théorique ont pu avoir une action révolutionnaire tout aussi importante et efficace que bien des penseurs dont l'histoire a bien voulu retenir le nom. Ce qui était plus important c'était d'affronter le rapport entre contre-révolution et nécessité d'un effort théorique réflexif pour demeurer au niveau de la révolution. Glucksmann peut difficilement le faire, lui qui découvre maintenant qu'il faut dénoncer la grande supercherie du socialisme en Russie !
La formule « Combien de fosses communes avons-nous creusées au nom de fausses communes ? » est une bonne autocritique, mais elle reste superficielle dans la mesure où il n'affronte pas le problème de la fausse conscience et la caducité de la mission historique du prolétariat (il en est de même pour R. Maggiori qui reprend ladite formule pour en faire le titre d'un article dans Libération du 04.07.1975).
En cette période de stase, il semble qu'on doive subir, de la part d'un grand nombre d'ex-staliniens ou ex-post-staliniens, la découverte d'un certain nombre d'évidences depuis longtemps acquises par beaucoup de non penseurs (cf. également Lucio Colletti, Politique et philosophie et l'article de R. Maggiori, «Marx à la question», in Libération du 16.11.1975) qu'ils mélangent avec leur exaltation du passé et, donc, inévitablement, de la démocratie.
« Puissent les contestataires russes nous ramener à notre histoire, rappelant que la démocratie naît, et vit de la possibilité de s'insurger quotidiennement contre la loi des puissants, etc. » (La cuisinière et le mangeur d'hommes, p. 218).
A propos de Lucio Colletti, une seule remarque car je n'ai pas lu son livre mais seulement l'article que lui consacre Libération. R. Maggiori reporte une phrase de son livre : « L'histoire a pris une autre route que celle prévue par le Capital ». Ceci est vrai et faux : vrai si on se réfère au fameux chapitre sur l'expropriation des expropriateurs puisque l'on constate que le prolétariat est loin de pouvoir accomplir une telle action, par suite de sa dissolution dans le corpus social ; faux dans la mesure où s'est bien vérifié un développement extraordinaire du capital, une intégration du prolétariat comme Marx le prévoit (cf. Livre Premier), l'autonomisation de plus en plus grande du capital, etc.
6 « Il est absolument évident que nous ne sommes pas à la veille de la 3° guerre mondiale, ni à celle de la grande crise d'entre les deux guerres qui ne pourra se développer que dans quelques années, quand le mot d'ordre de l'émulation de la paix aura dévoilé son contenu économique : marché mondial unique. La crise n'épargnera, alors, aucun État.
Une seule victoire est aujourd'hui concevable pour la classe travailleuse : celle doctrinale de l'économie marxiste sur l'économie mercantiliste commune aux américains et aux russes.
Dans une seconde période, la tâche consistera pour le parti marxiste mondial en la victoire d'organisation, en opposition aux schémas démopopulaires et démoclassistes.
C'est seulement dans une troisième phase historique (l'unité de temps ne pouvant pas être inférieure à un quinquennat) que la question du pouvoir de classe pourra être remise sur le tapis. Dans ces trois étapes, le thermomètre sera la rupture d'équilibre, d'abord et surtout – que les imbéciles veuillent bien nous en excuser – au sein des USA et non au sein de l'URSS. »
(Bordiga, « Le cours du capitalisme mondial dans l'expérience historique et dans la doctrine de Marx, in Il Programma Comunista, n° 2, 1958).
Si on ajoute les deux quinquennats à 1958 on arrive à la date de 1968. Bordiga a bien prévu une crise pour cette époque là (j'ai pour cela reporté cette citation dans le n° 3 de juillet-septembre 1968 d'Invariance) elle ne fut pas celle qu'il attendait. En tenant compte de cela, je fus amené à faire une étude en profondeur des causes du mouvement de mai 1968, ce qui aboutit à la mise en évidence de la dimension biologique de la révolution.
7 Bordiga a essayé d'affronter les modifications en acte à ce moment-là, d'où ses articles sur la programmation, en particulier : « Programmation des croque-morts. Plans lugubres de la Cité de l'ombre », in Il Programma Comunista, n° 12, 1964.
Malheureusement il les a interprétées avec un a priori bien établi : le MPC ne peut que singer les mesures que seule le prolétariat peut mettre en œuvre.
8 « La prière se poursuit, intense et vibrante ; le prêtre soulève le cadavre par les aisselles, il le dresse lentement et le maintient devant lui, debout. Le rite continue et le chant s'élève toujours : les deux corps entreprennent un grand cercle, tel un lent pas de danse ; le vivant regarde le mort et le fait marcher face à lui. Le spectateur étranger regarde, les yeux écarquillés : c'est la grande expérience de l'occulte doctrine asiatique que l'on renouvelle. Tous deux marchent toujours dans le cercle des fidèles. Soudain, pas de doute, dans un des cercles décrit par le couple, un rayon de lune a passé entre les deux corps qui déambulent. Le corps vivant a relâché les bras de l'autre qui, de lui-même se tient debout et se meut. Sous l'emprise du magnétisme collectif, la force vitale de la bouche saine a pénétré le corps ravagé, le rite est à son comble : pour quelques instants ou pendant des heures le cadavre, droit sur ses jambes, animé de par sa seule force, marche.
Aussi horriblement, une fois encore, la jeune et généreuse bouche du prolétariat puissante et vitale s'est appliquée contre la bouche putréfiée et fétide du capitalisme et lui a redonné, dans une étroite union inhumaine, un autre souffle de vie »
Bordiga, « Le cadavre chemine encore », Sul Filo del Tempo, Mai 1953 (cité dans Invariance, série I, n° 3, p. 67).
Ceci illustre bien la conception de Bordiga : le MPC ne se survit que parce que le prolétariat n'accomplit pas sa mission historique. Il en est ainsi parce qu'il a été dévoyé dans la défense de la démocratie. La crise le ramènera dans la voie révolutionnaire.
Pour le PCI l'expérience occulte est double : d'un côté il essaye vainement de faire marcher le cadavre prolétarien, de l'autre il se survit grâce au mythe du prolétariat.
10 Puisque je suis un renégat, donc un bourgeois, pourquoi Maffi, chef du PCI, veut-il empêcher la publication de Russie et révolution dans la théorie marxiste avec ma préface La révolution russe et la théorie du prolétariat ? Il y a là de graves raisons rackettistes cachées ; à moins que je ne sois un bourgeois élu ! Il est amusant, en outre, de comparer cette rodomontade à ce qu'écrivit Bordiga le 03.03.1966 (cf. appendice).
11 Être et conscience sont un, mais il peut y avoir division : classe et parti. Sinon un phénomène produit devrait s'abolir en totalité et il faudrait recommencer toujours à parti de zéro. Évidemment ces produits, historiquement déterminés, ne sont pas de simples ébauches, ils sont pour ainsi dire parfaits pour le moment où ils furent produits, mais s'ils ne sont pas intégrés dans le devenir total de la classe – non perçue comme un invariant absolu, existant dans une configuration donnée depuis le début jusqu'à la fin ou, puisqu'il s'agit du prolétariat, jusqu'au moment où elle s'abolit – ils sont inopérants et perdent leurs caractéristiques. Un parti, à un moment déterminé, ne peut plus lutter pour les anciennes revendications mais doit œuvrer à maintenir un certain potentiel énergétique et étudier, en se liant au moment futur, le mouvement de la classe qui réengendrera elle-même son parti. Dans celui-ci des restes de l'ancien peuvent persister à condition qu'on ait été capable de faire la retraite nécessaire et de maintenir cette perspective qui est en même temps persister. En fait il s'est avéré que ceci est extrêmement difficile. Au fond, à ce niveau encore, ressurgit la question de pouvoir penser sa négation, la vivre tout en vivant le futur. C'est en fonction de cela que Bordiga concevait le programme.
12 En guise d'intermezzo, je ne puis résister à la tentation de citer une idiotie de l'anonyme. Il écrit que je transformais le parti « en abstraction, en archiviste des positions révolutionnaires » (p. 88). Curieux c'est lui qui vient de nous dire qu'il y eut un moment où le parti fut réduit à une « quasi-désincarnation » ; c'est un détail ! Plus important c'est qu'il n'a pas compris que, pour moi, ce qui était essentiel dans la définition bordiguienne du parti c'était la relation au futur, son caractère d'anticipation. J'étais donc un archiviste du futur !
Bordiga fut fortement impressionné par la dégénérescence de l'I.C., aussi cherchait-il un garantie contre la répétition d'un tel phénomène. Son anti-immédiatisme et sa passion du communisme lui dictèrent que le parti devait se déterminer en fonction du futur, en fonction du communisme. Pour les épigones, ceci n'est qu'une formule. Mieux vaut dialoguer avec celui qui crée les formules qu'avec ceux qui les banalisent, les déforment ou les rejettent.
La citation suivante extraite d'un article paru dans Il Programma Comunista du 14.02.1964, illustre bien ma conception du rapport parti-programme :
« Sans cerveau, un homme n'est même pas un animal, sans programme, un parti n'est qu'une somme d'individus » (Efficacité immédiate ou force révolutionnaire).
13 Voici son texte :
« Les classes sont dépassées, il n'y a plus de bourgeoisie, plus de petite-bourgeoisie, il n'y a plus de prolétariat, il n'y a plus qu'une seule et unique « classe universelle » opprimée par le capital » (p. 86).
Il conçoit toujours les classes selon leurs vieilles configurations comme s'il pouvait y avoir encore des bourgeois, à l'heure actuelle. Déjà Marx parlait de façon plus rigoureuse de capitalistes. En gardant le vieux contenu, par opposition, l'affirmation d'une classe universelle apparaît comme magique.
14 Ce titre-formule caractérise fort bien l'attitude de Bordiga vis-à-vis des couches intermédiaires entre prolétariat et classe capitaliste. Dès le début de son activité, il rejette le « bloc » avec elles, car elles sont le compromis, le lieu social de la conciliation entre les deux opposés du MPC : capital et prolétariat. Elles représentent le danger de neutralisation de la force prolétarienne ; elles peuvent être utilisées pour réaliser un assaut insurrectionnel contre le prolétariat (c'est une des premières approches du fascisme de la part de Bordiga). Comme elles n'ont pas de programme propre elles se font les dépositaires de tous les « rêves-illusions » de la bourgeoisie : la vraie démocratie,le développement de la personne, etc. De ce fait elles maintiennent l'inertie sociale et engluent le prolétariat dans une position démocratique, c'est-à-dire empêchent le moment de la radicalisation. Si elles se manifestant violemment, elles peuvent entraîner le prolétariat dans une voie qui n'est pas la sienne (cf. Hongrie en 1956).
Vers la fin de sa vie Bordiga tendit de plus en plus à assimiler les étudiants à une couche faisant partie des classes moyennes. D'où son rejet immédiat du mouvement de mai 1968.
15 Si Bordiga rejeta la caricature de ma position, il condamna de façon véhémente la pratique des exclusions (en particulier la mienne) réclamée par beaucoup de camarades, qui est encore fondée sur une théorisation démocratique de la vie du parti. Pour parvenir à leur fin, ils n'hésitèrent pas à recourir à toutes sortes d'expédients qui horrifièrent Bordiga. C'est lui qui enraya toutes les manoeuvres (qui tendaient entre autre à le mettre hors circuit sur le plan organisationnel) lors de la réunion de Naples de juillet 1965. Il en fut très affecté et déclara qu'il n'avait jamais été aussi abattu ; c'était pire que lors de la faillite de la « glorieuse internationale ».
Ces camarades du PCI durent ravaler toute leur hargne, leur grogne, etc., mais ils ne désarmèrent pas, d'où l'incident de Paris à la fin de 1965 que je rapporte dans ma lettre du début janvier 1966 qui fut à l'origine des thèses de Milan. Bordiga manifesta, à cette occasion, le plein accord avec ce qui je lui avais écrit. A la même époque éclata la bombe de la parution du livre Struttura economica e sociale della Russia d'oggi avec le nom de Bordiga chez Editoriale Contra (cf. lettre de Bordiga du 03.03.1966).
Comme je l'ai indiqué le mal était irrémédiable et rien n'y fit. Les champions de la revendication des chefs, des exclusions, du formalisme organisationnel continuèrent sur leur lancée – même freinée – et continuent. Dans le bulletin de février 1975, déjà cité, on peut lire à propos des thèses de Naples et de celles de Milan : « dans ces thèses on condamne encore une fois la théorie du parti idéal comme un phalanstère entouré de murs infranchissables, on condamne l'abus des formalismes d'organisation mais non l'usage concret de ces formalismes, et on se bat aussi contre l'ignoble bagage des « radiations, expulsions et dissolutions de groupes locaux » conçus comme la règle et non l'exception, du sain processus de développement du parti... ».
Ce qui signifie : tout est bien, remarquable, excellent en théorie, mais dans la pratique on ne peut pas en tenir compte. A Naples, Bordiga avait prévu cette attitude et l'avait condamnée.
Quant toute activité n'a d'autre fin, en définitive, que de justifier l'existence de l'organisation, les règles, le formalisme organisationnels deviennent l'essentiel. C'est le mouvement par lequel le PCI est devenu un racket (cf. De l'organisation).
Cette note-précision n'a d'autre but que de mettre en évidence ma position, celle des gens du PCI, le compromis de Bordiga, effectué à Naples, et comment ce dernier permet la survie du PCI.
16 Lénine fait un acte de foi dans la capacité du prolétariat à se soulever contre le MPC. Deux ans après, les faits lui donnent raison. Mais, finalement, que s'est-il passé ? Quand on aborde le résultat auquel nous sommes confrontés, il n'est plus possible d'utiliser son analyse car elle est superficielle (même pour l'époque) comme c'est le cas, également, dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme (cf. A propos de l'impérialisme, Invariance, série I, n° 6) où il déclare que l'impérialisme est le stade « du capitalisme parasitaire et pourrissant ». Parasite de qui ? Des hommes, dans ce cas le capital financier, cela peut correspondre à la vision de Marx sur le capital porteur d'intérêt parasitant le capital productif. Mais si un parasite l'emporte totalement sur son hôte, il le tue ; cette mort entraînant la sienne (autre chose qu'un pourrissement !). Dès lors comment se fait-il qu'il y ait survie du MPC soixante ans après, qu'il y ait cheminement du cadavre ? L'explication peut être donnée par Bordiga (qui n'acceptait pas la théorie de Lénine sur ce point) dans le fait que le prolétariat a abandonné la voie révolutionnaire et s'est laissé entraîner dans le marais démocratique. Quelle est, dans ce cas, la cause économico-sociale de la carence révolutionnaire du prolétariat ? L'opportunisme selon Lénine, l'achat du prolétariat à l'aide des miettes du profit colonial, etc., ne peut plus jouer. C'est l'impasse et la plupart de nos théoriciens préfèrent psalmodier les cantiques sur la décadence, la sénescence du MPC plutôt que d'affronter la réalité.
Pour en revenir à Lénine, on peut dire qu'il ne se rend pas compte des conséquences des phénomènes qu'il évoque. Il considère comme « un problème moins grave » celui que poserait la réalisation du superimperialisme qu'on pourrait dénommer domination réelle du capital sur la société, despotisme du capital (bien qu'il y ait dans ces deux des déterminations qui sont absentes dans superimpérialisme), etc., pensant qu'une centralisation complète faciliterait la tâche du prolétariat. Il oubliait que tout renforcement du capital ne laisse pas indemne ce dernier. Il n'avait pas soupçonné la domestication des hommes qui, dans le cas historique qui nous intéresse ici, commence d'abord par le prolétariat.
On ne peut pas interpréter ce surperficialisme de Lénine comme découlant uniquement d'une foi révolutionnaire qui implique schématisation et simplification. Son œuvre contient, en fait, maintes confusions et imprécisions. Dans L'État et la révolution, il écrivit :
« Il s'ensuit qu'en régime communiste subsistent pendant un certain temps, non seulement le droit bourgeois, mais aussi l'État bourgeois, sans bourgeoisie ! » (Œuvres complètes, t. 25, p. 509).
Ce qui fait évidemment bondir, tant c'est horrible (ne serait-ce pas une erreur de traduction ?). Auparavant, il avait affirmé « pour que l'État s'éloigne complètement il faut l'avènement du communisme intégral » (p. 505). Ainsi on constate qu'il y a imprécision, car il ne situe pas les phases (qu'il connaît pourtant) du socialisme inférieur et du communisme.
Dans tous les cas, ce qu'il dit s'est bien vérifié en Russie mais n'a rien à voir avec le communisme tel que l'entendait Marx. En URSS on a un État tout puissant. La seule différence c'est qu'il est capitaliste et non bourgeois (l'État capitaliste, sans classe capitaliste !).
17 C'est un moyen exemplaire pour escamoter la réponse à une question qu'il a lui-même posée. Voyons plus amplement le texte :
« M. Camatte nous laisse-t-il au moins la perspective d'une lutte de classe universelle contre le capital qui l'a mise en esclavage ? Même pas. Car, en même temps qu'il dépassait les classes, « la capital dépassait ses limites en devenant fictif ». Allez donc vous battre contre un capital fictif ! » (p. 86).
Or, dans De la Révolution, Invariance, série II, n° 2 (n° qu'il cite) je répondais à son interrogation.
18 Damen pourrait dire de Bordiga qu'il était schizophrène, comme il l'a fait pour moi, puisqu'il « est loin de la réalité qui sous les yeux de tous... » (cf. « Ce n'est pas le moment de s'amuser... »). Dans le style bordiguien, je pourrais lui répliquer : c'est la magie de l'immédiat qui fait accepter toutes les domestications.
19 Ce qui implicitement posait une question qui devait rester masquée durant des décennies : ne faut-il pas maintenir cette injonction ? En effet, le prolétariat, la classe qui doit accomplir la révolution, est engagé dans une bataille qui n'est pas la sienne. Comment pourra-t-il revenir sur son propre terrain de lutte ? Ceci ne s'était pas posé lors du premier après-guerre, la révolution éclatant en Russie, en Allemagne, en Hongrie. Depuis lors, en dehors de la révolution espagnole à son début, il n'y eut, en dépit de la crise de 1929-32, de la guerre de 39-45, qu'intégration du prolétariat. Les révolutionnaires ont beaucoup misé et misent encore sur la guerre pour qu'il y ait une reprise révolutionnaire. Ils oublient qu'elle est le moyen le plus efficace pour domestiquer les êtres humains. Sur le plan strictement classiste, il s'agirait, encore à l'heure actuelle, de rester en dehors du conflit. En tenant compte de l'englobement des classes et de l'esclavage généralisé des hommes au capital, on comprend très bien qu'il faille sortir de ce monde.
Qu'on le veuille ou non, d'ailleurs, le rapport des forces est tel que ceux qui s'efforcent d'opérer dans cette société, sur le mode révolutionnaire en fonction de la théorie du prolétariat et en croyant pouvoir intervenir à plus ou moins brève échéance, sont refoulés dans des ghettos. C'est le cas du PCI. Sortir de ce monde est aussi échapper au ghetto.
20 En plus des raisons avancées, il faut tenir compte qu'avant 1968 – sauf dans des cercles restreints – la critique de la marchandise comme a pu la faire l'I.S., était peu répandue et que l'affirmation : il ne suffit pas d'éliminer le capital, il faut détruire ce qui est à sa base, le mercantilisme, avait peu d'écho. Elle en a plus aujourd'hui. Toutefois, tous les anti-mercantilistes (au sens de qui est contre la marchandise) oublient l'importance du capital. Avant on percevait celui-ci mais non la marchandise, aujourd'hui c'est l'inverse : le capital n'apparaît jamais dans sa spécificité, seulement comme une marchandise particulière. Ce qui s'accompagne, chez d'autres, d'une analyse de la valeur, de la loi de la valeur oblitérant toute discontinuité qu'implique le passage de la valeur au capital. Il semble bien que le plus souvent la plupart en soient restés à la première phrase du Capital :
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une immense accumulation de marchandises ».
21 Un peu effrayé par ce mot, l'éditeur de Bordiga et la passion du communisme a mis en note : « Interprétation des textes sacrés ». C'est juste mais nettement insuffisant car cette définition laisse de côté le courant philosophique. C'est en fonction de ces deux éléments que j'ai utilisé ce mot. Il est intéressant de savoir que l'herméneutique est surtout un problème moderne ; qu'elle est née avec W. Dilthey et Ed. Husserl qui sont des philosophes du début de ce siècle, moment où la création est devenue difficile et où il semble qu'il ne reste plus qu'à interpréter ce qui fut produit. La philosophie moderne semble ne consister qu'en une immense herméneutique portant principalement sur la philosophie grecque (surtout le présocratisme). Son développement est contemporain du moment où la structure s'est réalisée, où il n'y a plus de problème de devenir des phénomènes puisqu'ils se sont effectués ; il n'y a plus d'ouverture ; ne reste que l'interprétation de ce qui est advenu. Non seulement il faut interpréter, mais il faut revenir à la pensée originelle afin de rétablir un discours cohérent (cf. Lacan par rapport à Freud, Althusser par rapport à Marx).
Bordiga n'échappe donc pas à son temps, sans en suivre la mode (qui n'est que l'extériorisation de ce qui est déjà extériorisé). Il en sentait les exigences profondes, en était porteur sur le plan révolutionnaire.
L'importance de l'herméneutique peut se saisir de façon immédiate et totale à travers cette citation d'Husserl tirée de l'Encyclopédia Universalis : « Porter la raison latente à la compréhension de ses propres possibilités et ouvrir ainsi au regard la possibilité d'une métaphysique en tant que possibilité véritable, c'est là l'unique chemin pour mettre en route l'immense travail de réalisation d'une métaphysique, autrement dit d'une philosophie universelle. C'est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l'humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique, et ne pouvoir être qu'ainsi – dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance à l'autonomisation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne – n'aura été qu'un simple délire de fait historiquement repérable, l'héritage contingent d'une humanité contingente, perdue au milieu d'humanités et historicités tout autres ; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l'humanité grecque n'est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l'humanité comme telle » (Die Krisis der europaïschen Wissenschaften, §6).
En des termes et avec un Télos totalement différents telle est en grande partie, la problématique de l'Errance que j'ai abordée dans le n° 3, série II, d'Invariance, et celle de l'unité-unification de toutes les humanités produites au cours des millénaires. J'y reviendrai.
22 Un preuve qu'à la suite de Bordiga, je n'ai pas mastiqué des formules creuses, voici: « L'entreprise deviendra alors le lieu où le travail en partie payé par la collectivité créera un profit en totalité contrôlé par des personnes privées » (J. Attali, « Vers une socialisation du travail », in Le Monde du 09.10.1975).
N'est-ce pas la réalisation encore plus généralisée du poser le capital constant égal à zéro (C = O) dont parlait Bordiga ?
Attali ajoute: «Elle [la socialisation] sera, à terme, politiquement difficile à faire accepter puisque le contrôle de l'usage d'un profit fait avec des travailleurs payés en partie par l'État et avec des capitaux empruntés (c'est-à-dire avec un travail et un argent socialisés) resterait privé. De plus, les salariés pourraient à bon droit, refuser de payer eux-mêmes une part des salaires par leurs impôts ! »
Ce qui confirme ce qui est dit plus haut et expose, simultanément, l'exploitation mutuelle, dont parle Naville, qui serait caractéristique de l'économie de l'URSS.
23 Ce souci obsédant de prouver que ce qu'il affirmait était déjà inclus dans l'oeuvre des maîtres découle de la garantie fondamentale qu'il préconise contre la dégénérescence : ne pas innover :
« La théorie du parti est le système des lois qui régissent l'histoire passée et future. La garantie que nous proposons est donc la suivante : interdiction de revoir ou même d'enrichir la théorie. Pas de créativité » (Dialogue avec les morts, p. 114).
Ne restait que l'herméneutique.
24 Il est évident que la façon de comprendre et de restituer l'œuvre d'un révolutionnaire est une indication profonde sur la position de celui qui affronte ce révolutionnaire. En ce qui concerne Lénine, Bordiga lui crée une cohérence afin de sauver la théorie du prolétariat, comme je l'ai montré dans La révolution russe et la théorie du prolétariat préface à Russie et Révolution dans la théorie marxiste. Dans certains cas sa fidélité à Lénine est proclamée en réponse à des attaques qui sont engendrées par ses invectives contre la classe qui a dans ses mains le sort de l'humanité et qui ne se soulève pas (autre aspect de son prophétisme : le prolétariat doit faire la révolution, exercer sa dictature, mais il se laisse séduire par la démocratie). Ainsi Fabbrocino (militant du PCI jusqu'en 1960, un des premiers nègres de Bordiga) attaqua-t-il ce dernier dans le journal Il Programma Comunista, n° 14, 1960 :
« Considérer de façon méprisante les masses travailleuses d'aujourd'hui comme coupables d'une apathie que le passé n'aurait pas connu ne sert qu'à justifier un manque de modestie révolutionnaire, une attitude bêtement suicidaire d'aristocratisme idéologique » (La modestie révolutionnaire).
La réponse de Bordiga constitue probablement son plus mauvais texte : Le texte de Lénine sur « La maladie infantile du communisme (le gauchisme).
25 N'est-on pas, de nos jours, au-delà de celle-ci, puisque le capital par rapport auquel elle se produit, se pervertit lui-même, dans la mesure où il n'est plus seulement la manifestation du développement des forces productives. En outre si on prend en considération l'échappement du capital, le référentiel de l'aliénation disparaît et l'on n'a même plus la dialectique du maître et de l'esclave, noyau de la dialectique de l'aliénation. Les êtres humains sont déboussolés, déracinés ; ils perdent tout critère de jugement puisque d'une part, ils restent piégés et opprimés et, d'autre part, ce qui les met dans cet état devient évanescent, insaisissable. Comme dirait l'anonyme, contre qui se révolter, à qui attribuer toutes les misères ? Par là ils perdent également le côté positif de la misère et de l'esclavage : l'affirmation contre le maître, le soulèvement contre celui-ci.
Note supplémentaire :
Dans l'article Le prodezze di talpone (Les prouesses de la grosses taupe), in Il Programma Comunista, n° 19, 1975, l'anonyme italien se demande pourquoi avons-nous publié: Bordiga: tesi sul comunismo, ed. La Vecchia Talpa (La Vieille Taupe), 1972. Curieux, il lui fallu trois ans pour formuler ce pourquoi. En dehors de cela on n'y trouve qu'une variante de l'article de l'anonyme français avec, en plus, la rage effrénée de quelqu'un qui se sent touché au vif et est désemparé.
Je ne veux pas le priver d'une petite réponse. Aussi à une question qu'il pose et à laquelle il répond en disant que je cherche à faire de l'argent, j'opposerai une question: le PCI suit-il réellement l'enseignement de Bordiga ? Maintient-il, par exemple, son anti-démocratisme? Pour répondre je me servirai d'un article du Prolétaire, n° 181, 1974 : La solidarité de classe avec les ouvriers immigrés: « Aujourd'hui, à cause de la situation sociale, de la soumission complète du prolétariat aux intérêts bourgeois, nous ne pouvons donner d'autre mot d'ordre que de voter NON le 20 octobre !»
C'est clair ! Comme il est clair que ceux qui n'ont aucun argument théoriques à opposer à ce que j'ai écrit sur Bordiga, n'ont d'autre recours pour sauver leur face qu'à faire appel à la diffamation. Ceci n'est à la hauteur d'aucun animal; ce ne peut être que l'œuvre d'êtres humains totalement possédés par le délire du capital.