14. Point d'aboutissement actuel de l'errance
14.1. Avant-propos et actualisation
14.1.1. Chapitres non traités.
Nous abordons la phase finale du devenir de Homo sapiens sans avoir traité toutes les questions concernant son devenir. En effet nous n'avons pas exposé les principaux moments de l'évolution du procès de connaissance, la mise en place de l'assujettissement des femmes, etc, mais leur étude pourra facilement être intégrée ultérieurement. Dans l'immédiat ce qui s'avère être le plus dommageable c'est la non rédaction du chapitre sur le développement de Homo sapiens dans les aires hors de l'Asirope.
Le devenir d'Homo sapiens a été étudie, en premier lieu dans les zones qui ont, à des titres divers, contribué à la production du phénomène de la valeur (Asirope, Afrique du Nord) puis dans celles où c'est le mouvement du capital qui s'est imposé: Angleterre en premier lieu, ultérieurement, Europe occidentale et Amérique du Nord et, finalement, le reste de la terre, ne laissant que de rares espaces hors de son atteinte
De ce fait l'ensemble de notre exposé sera lesté d'une certaine incomplétude du fait d'une approche insuffisante du devenir des communautés en Afrique Noire, en Amérique précolombienne, en Australie, bref tout ce qui est en dehors de l'Asirope. Or, à mon avis pour parvenir à une pleine perception de la spéciose, et induire la libération - émergence qui doit en découler en évitant les rejouements, il nous faut tenir compte du vécu de toutes les ethnies composant Homo sapiens, tant celles encore existantes que celles disparues souvent à la suite de génocides réels, comme dans le cas des Tasmaniens. Leur apport est irremplaçable pour parvenir à saisir les divers possibles inclus en l'espèce, du fait même qu’elles furent rétives à une séparation du reste de la nature; c'est pourquoi, en ce qui les concerne, une investigation de type archéologique s'impose, dans une dynamique non seulement "scientifique", mais dans une approche qui soit en même temps amplement empathique afin que, dans une certaine mesure, il soit possible de revivre leur devenir. Aucune ethnie – de même que tout homme, toute femme – n'a pas vécu en vain, en revanche la non perception de la totalité des possibles originels de Homo sapiens peut rendre vaine notre investigation. En conséquence nous viserons à combler un manque lors de la rédaction du chapitre concernant les autres zones de devenir de l'espèce.
Données récentes concernant Homo sapiens
À plus de trente ans de distance du moment où cette étude a été entreprise, il nous faut revenir succinctement sur la genèse de Homo sapiens afin de mieux percevoir ce à quoi nous sommes parvenus.
Ce qui s'impose en premier lieu c'est le grand nombre d'espèces au sein du genre Homo qui sont considérées comme interfécondes pour les plus récentes formant ce qu'on peut appeler une syngameion. Citons l'homme de Florès, celui de Luzon ou Homo naledi, espèce archaïque, et surtout les dénisoviens proches parents des néandertaliens. Ceci implique que l'on devrait s'enquérir de façon la plus détaillée possible de leur devenir car certaines données déterminant Homo sapiens ne viennent probablement pas uniquement de son propre devenir. De même au sujet de leur disparition qui a dû avoir été déterminé également par des causes psychiques, ne serait-ce que pour mieux cerner les raisons de la persistance de Homo sapiens.
Ensuite ce qui est remarquable, bien que fort compréhensible et cohérent avec le devenir, c'est la grande ancienneté de Homo sapiens qui, en vertu de récentes découvertes, remonterait jusqu'à 300.000 ans: fossiles découverts à Djebel Irhoud au Maroc, à une époque où le climat saharien était plus humide. "Cependant, par bien des aspects, les hommes de Djebel Irhoud sont encore primitifs et ne peuvent être confondus avec les représentants récents de notre espèce. C'est notoirement le cas lorsque l'on considère leur encéphale. Sa taille est proche des moyennes actuelles, mais il n'a pas encore acquis la forme globulaire caractéristique de l'homme actuel. C'est à partir des formes de Djebel Irhoud que l'on observe dans notre lignée des modifications graduelles. Elles concernent notamment un développement plus important du cervelet et une saillie de plus en plus forte des lobes pariétaux."1 On peut considérer qu'on a affaire dans ce cas comme à un prolongement de la naturo-gestation où la culture opère en cohérence avec le potentiel de ce qui est hérité.
Cette grande ancienneté implique que l'espèce a connu un grand nombre de changements climatiques qui ont eu obligatoirement des conséquences importantes sur son devenir. Il nous faudra en tenir compte même si nous n'avons pas assez de documents à leur sujet.
La question de l'adaptation a subi aussi des approches nouvelles qui ne bouleversent en rien ce que l'on savait déjà. Toutefois la mise en évidence d'une adaptation à la course de fond pouvant permettre une chasse à courre précise certaines caractéristiques humaines.2
En outre les études scientifiques nous donnent des indications importantes sur les caractères physiques de Homo sapiens, sur son activité technique (fabrications d'outils ou activité "artistique") mais aussi sur le mode de vie, sur les relations hommes femmes et de ceux-ci et celles-ci aux enfants. Toutefois dans tout ce domaine les affirmations sont sujettes à caution et traduisent surtout les a priori socio-psychiques des scientifiques ayant opéré les investigations. L'exemple le plus remarquable est l'affirmation d'une monogamie initiale. Or derrière cette pérennisation de la monogamie se trouve l'impossibilité à remettre en cause la dynamique de séparation et sa compensation grâce à la propriété privée.3
Enfin ce qui est déterminant pour le psychisme de l'espèce c'est la mise en évidence qu'elle fut affrontée à des risques d'extinction particulièrement aux alentours de – 120 000 ans, moment d'une glaciation intense, et aurait survécu grâce à une migration dans le sud de l'Afrique dans une zone où persista un climat méditerranéen (site remarquable de Pinnacle Point).4 Il semblerait qu'une autre menace d'extinction s'imposa vers – 70 000 ans. Ces travaux de paléontologues revêtent une grande importance pour moi car ils tendent à confirmer mon hypothèse au sujet d'un risque d'extinction comme agent causal de la dynamique de séparation de l'espèce par rapport à la nature. Ce risque fondant l'empreinte de la menace, maintes fois réactivée.
Les découvertes des grottes ornées de Chauvet dans l'Ardèche, de Cosquer prés Marseille ou celle plus récente dans l'île de Sulawesi en Indonésie, toutes présentant des peintures très antérieures (les dernières datant de 44 000 ans) à celles de Lascaux ou d'Altamira prouvent à suffisance que les capacités intellectuelles, artistiques sont présentes dés le début du devenir de Homo sapiens.5
Aperçu sur la communauté initiale.
Périodiquement, depuis plusieurs années, les paléontologues traitent de la question de la spécificité de l'Homme, ce qui dénote la perte de participation à la nature et l'insécurité qui en résulte. Ainsi dans le n° de novembre 2019 de Pour la Science se trouve un dossier consacré à Ce qui distingue Sapiens des autres animaux. Les thèmes traités sont évidemment intéressants, toutefois le mode de pensée séparée avec lequel ils sont abordés, ne nous permet pas de nous représenter efficacement comment l'espèce a opéré il y a des milliers d'années, mais les résultats des recherches nous confirment dans notre mode d'investigation cognitif et montrent comment des évidences doivent être retrouvées. Par exemple, page 40, il est écrit: Tout ce que les humains ont accompli de grandiose provient de notre esprit collectif. C'est une forme étriquée de reconnaître l'essentialité de la communauté qui, selon moi, est une évidence. 6
Pour se représenter, imaginer, comment s'est présenté, affirmé, Homo sapiens il y a des milliers d'années nous devons donc tenir compte des données biologiques fournies par la paléontologie, des données anthropologiques, ethnologiques, historiques mais aussi des aspirations humaines depuis au moins le début de la phase historique. Ils ne peuvent pas nous fournir une certitude mais une présomption importante pour affirmer l'existence d'une puissante communauté tant concernant les humains que ceux-ci avec les êtres vivants avec qui ils partageaient un biotope et ce même en ce qui concerne les prédateurs dont ils devaient éviter le danger qu'ils constituaient.
Nous pouvons y parvenir en répondant à la question: à quelles conditions Homo sapiens a-t-il pu émerger étant donnés ses caractères biologiques. Pour cela nous devons tenir compte non seulement de l'acquisition de la station verticale et de l'accroissement de l'encéphale mais, et surtout, de la reproduction humaine qui, à cause de l'accroissement de l'encéphale nécessitant une expulsion du fœtus à l'âge de neuf mois, comporte deux phases, l'utérogestation, phase interne, et une haptogestation, phase externe dont la durée est très longue, du fait que certains phénomènes biologiques comme le développement de l'encéphale ne s'achève qu'après l'âge de quinze ans et même plus tard, et à cause de la nécessité d'un long apprentissage, en lequel intervient le phénomène culturel qui, d'une certaine façon s'impose comme une modalité de réalisation de l'haptogestation qui finit quand l'être humain est apte à effectuer les fonctions qui lui permettent la réalisation de son procès de vie et devient apte à son tour à se reproduire. Avant d'envisager en quoi cela conditionne le procès de vie de l'espèce signalons une question qui ne s'était pas imposée à moi auparavant. Est-ce que c'est un phénomène particulier à Homo sapiens? Je ne pense pas parce que par exemple Homo Néanderthalensis avait une capacité encéphalique supérieure donc, sauf à supposer une structure et des mécanismes particuliers au bassin des néandertaliennes, on se trouve dans la même situation qu'avec notre espèce. Mais Homo erectus qui atteignait 1000 centimètres cubes n'était-il pas déjà concerné. Dés lors à partir de quel volume l'haptogestation s'est-elle imposée ? La même question vaut pour le langage verbal, pour l'acquisition du feu, pour les manifestations dites artistiques et même pour le développement des zones préfrontales. Cela conduit à penser que Homo sapiens a reçu en héritage un grand nombre de découvertes à partir desquelles il a opéré. Ceci est désormais acquis, reconnu par les scientifiques comme en témoigne le dossier de Science et Vie d'avril 2014: "Sapiens n'a rien inventé" où il est en particulier écrit: "Loin d'être apparue avec Sapiens, la culture humaine lui est bien antérieure. Une révélation choc qui oblige à réécrire nos origines..." Toutefois cette affirmation mérite d'être précisée en spécifiant la période qu'elle concerne, et où elle est amplement valable, car Homo sapiens à son tour a beaucoup inventé7. Cependant, à un moment donné, les inventions n'intègrent plus l'espèce dans la nature mais lui permettent de se séparer d'elle.
Il est probable que des traumatismes liés aux événements naturels nous aient été aussi transmis, ce qui nous conduit aussi à nous sentir en connexion avec une très longue histoire et un très grand nombre d'ancêtres. Nous ne devons pas seulement envisager nos déterminations psychiques ("psychologie des profondeurs") en fonction de notre espèce mais en relation avec la syngameion, en fait avec tous les membres de la lignée Homo.
Pour être vécue sans risques, l'haptogestation, conditionnée avant tout par le fait que l'enfant doit être constamment porté pendant les premiers mois de sa vie (cf. Données à intégrer) ne peut pleinement s'effectuer qu'au sein d'une dynamique communautaire, résultant de la formation d'une communauté très cohésive impliquant une puissante continuité entre tous ses membres. Cela implique la participation de tous les adultes au développement de l'enfant. Tout être humain est fils ou fille d'un topos donné, de la communauté et d'un homme et d'une femme et il y a continuité entre toutes ces données. Cette cohésion résulte d'une manifestation importante de la sexualité liée à la disponibilité des femmes qui est une fonction de continuité diachronique (la suite des générations) ainsi que synchronique, maintien de la cohésion au sein d'une génération donnée.
Il n'y a pas de monogamie comme le pensent les paléontologues, ni communauté des femmes laquelle implique en fait une séparation importante des sexes. Nous avons à faire à des dyades car l'élément "unitaire" de base "structurel" ce n'est ni un homme, ni une femme, mais la dyade qui contient potentiellement l'enfant. Pour qu'advienne l'individu il faudra la brisure de celle-ci. Nous avons un écho de la puissance de son existence à travers le mythe de l'androgyne même si celui-ci, dans certaines versions, englobe un élément très postérieur: l'homosexualité. Le thème fondamental du mythe se rapporte à la dyade. On peut penser également que c'est l'exposé de la naissance des sexes, donc de la séparation. Comme je l'ai déjà affirmé le concept de sexe n'est pas, dés le début, strictement biologique mais recèle un contenu idéologique.
L'importance de la sexualité dans le cas de l'espèce humaine est corrélative à celle du toucher, grâce auquel s'affirment l'immédiateté et la concrètude et donc la continuité. Originellement l'espèce humaine, avons-nous dit se présente comme celle de la continuité, et c'est grâce à elle qu'elle a pu s'affirmer et se développer. En outre l'élément de base à partir duquel la communauté et donc l'espèce peut déployer son devenir est, répétons-le, la dyade homme-femme qui n'implique pas obligatoirement une union unique pour toute la vie8. C'est selon moi seulement un possible. L'existence des dyades et l'affirmation de la continuité excluaient tout despotisme de la communauté. La manifestation de celui-ci présuppose un long procès de séparation et la répression qui, originellement, n'a pas lieu d'être.
La participation dans la communauté et dans la nature caractérise le mode d'être. Pour bien se réaliser elle implique un grand développement de l'empathie, capacité à ressentir l'autre quel qu'il soit. Elle ne peut pas être séparée de la faculté de projection, de la possibilité de dire ce que l'autre opère ou ressent et que l'on peut assimiler à un phénomène de traduction, donc d'interprétation, ce qui nécessite le langage verbal pour exprimer celle-ci. La projection permet d'animer même ce qui relève de l'inanimé et fonde la possibilité de vivre à travers des phénomènes non organiques.
De là l'importance des discussions (de la palabre) pour parvenir à l'entente sur la validité de la traduction. En fait tous les phénomène se traduisent les uns dans les autres. Ainsi dans la formation de la pensée, une affectation est traduite en langage électrique (ionique), puis chimique, neuronique dans le néocortex et finalement sa traduction et émission en langage sonore.9
La puissance de l'empathie permet de comprendre à quel point les hommes et les femmes perçurent les animaux, participant en quelque sorte à leur vie, ce qui leur permit de se protéger contre les prédateurs et d'effectuer ultérieurement ce que l'on désigne sous le nom de domestication qui est une intégration dans la sphère de vie de l'espèce.
L'empathie pour tout ce qui vit et la capacité de projection dilatent le champ de vie de l'espèce et lui permet une continuité plus ample, une plus vaste participation. Cela n'implique nullement que cette aptitude soit "propre" à notre espèce.10
Empathie et projection vont opérer aussi vis-à-vis de la surnature ce qui permit de la peupler d'un nombre énorme d'entités qui seront d'autant plus nécessaires que la coupure s'imposera de plus en plus car ce sont en définitive des opérateurs de mise en continuité. C'est la compensation à la solitude induite par la séparation support, souvent, pour la perception d'un abandon.
Empathie, projection sont en connexion avec la sexualité. Ce n'est pas pour rien que la sexualité est le support d'un des plus grands traumatismes de l'espèce. Toutes les horreurs des relations entre hommes et femmes en témoignent.
Ainsi l'espèce originellement s'intègre et est pleinement intégrée dans la nature depuis le domaine invisible jusqu'à celui pleinement manifeste des étoiles, du cosmos.
14.2. Traumatismes et spéciose
On ne peut pas les séparer: les premiers engendrant la deuxième et le déploiement de celle-ci réactualise les premiers. Il est impossible des les énumérer et de les situer dans le devenir de l'espèce du fait des rejouements qui tendent à réimposer un traumatisme antérieur. Toutefois il est possible d'individualiser deux types de traumatismes non indépendants les uns des autres, ceux liés aux rapports avec la nature réactivant celui originel de la menace d'extinction, et ceux dépendant d'une brisure au sein de l'espèce à cause de son autodomestication qui fait que ses qualités, aptitudes originelles ne sont plus en adéquation avec le procès de vie en lequel elle est dés lors engagée. C'est surtout la perte de continuité qui en est cause. En effet elle rend inadéquates les fonctions permettant le maintien de celle-ci ce qui crée une contradiction se manifestant par une désadaptation obligeant désormais à réaliser ces fonctions dans la discontinuité. Autrement dit le traumatisme qui s'effectue au cours de plusieurs milliers d'années est celui du passage du vivre dans la continuité au vivre dans le discontinu.
On peut indiquer tout de même quelques traumatismes dont nous nous sommes déjà occupé: la chasse au gros gibier au paléolithique supérieur, l'agriculture et la domestication des animaux au néolithique, l'instauration du mouvement de la valeur avec la phase de la monnaie universelle vers le septième siècle avant notre ère, et l'affirmation du capital à la fin du XVIII° siècle.
La spéciose: prémisses
"De même que le capital s'est implanté à la suite de l'union de deux mouvements, celui de l'autonomisation de la valeur d'échange avec celui de l'expropriation des hommes, de même sa mort potentielle se réalise au travers de l'union du mouvement qui aboutit à la réalisation de la virtualité telle qu'elle nous est offerte dans le monde mercatel avec évanescence de la représentation, et le mouvement des hommes et des femmes cherchant, depuis le début de la séparation d'avec la nature, à créer un monde qui échappe en quelque sorte au devenir, un monde qu'ils puissent maîtriser, manipuler. C'est le monde de la virtualité. (…) Dit autrement, la mise en place de cette dernière résulte de la conjonction de deux mouvements, celui de l'autonomisation de la forme capital et celui de la psychose de l'espèce; créer un monde artificiel, sans père ni mère et où donc, enfin, la souffrance serait abolie. Une autre façon de l'indiquer est d'affirmer que la virtualité est à la confluence du mouvement externe et de celui interne"11.
Je précise: la mort potentielle du capital se révèle pleinement avec la mise en place de la virtualité qui résulte de la jonction de deux phénomènes qui n'ont jamais été totalement indépendants, celui de l'autonomisation de la forme capital (qui se place dans une certaine continuité avec celui de la valeur, qui ne parvint pas en fait à son effectuation) et celui de la spéciose.
D'autre part depuis 1997 - date de parution de l'article cité - s'impose en fait une mort effective du capital mais avec persistance de sa forme autonomisée. Pourtant la répression n'a pas disparu; de même qu'elle n'a pas disparu avec la fin du patriarcat et la situation des femmes ne s'est pas vraiment améliorée. En fait, existentiellement cela conduira à des difficultés pour elles. Car elles ont perdu un avantage important que leur procurait le patriarcat, le délestage de la répression assumée par les hommes, ce qui opéra une grande mystification. Auparavant elles pouvaient se présenter comme n'étant pas pourvoyeuses de répression. Cela sauvait leur rôle de mère. Ce qui avait un effet positif sur les enfants, les garçons, pour idéaliser celle-ci, les filles pour accéder à cette fonction. Désormais elles devront prendre en compte qu'en fait, elles aussi, répriment et ce depuis que s'est imposé le devenir d'errance. Cela contribue à la mise en crise de leur rapport aux hommes et, par là, contribue à un dévoilement de la spéciose.
Actuellement, plus rien ne la recouvre; elle apparaît directement. L'espèce n'a plus besoin d'une médiation pour se dire, car le capital opéra à la fois en tant que recouvrement et qu'expression de la spéciose, masquée par les productions artistiques, religieuses, scientifiques, etc., totalement déterminées désormais en grande partie par celui-ci. Avec la fin de la représentation l'espèce s'affiche et expose directement sa déréliction, sa hantise de la menace, et le délire pour y mettre fin.
Le capital est devenu à son tour un élément de la vaste combinatoire mise en place au cours de son développement; combinatoire qui n'est autre que l'épiphanisation du mécanisme infernal qui consiste en ce que tout coexiste, et que tout se rejoue, comme en un éternel retour. Rien n'est résolu et la menace persiste bien que l'espèce soit sortie de la nature et lui substitue un réseau d’artefacts, où elle s'enferme pour se protéger, ce qui aboutit à un oxymoron en action: coexistence d'un énorme blocage avec exaltation de l'innovation. En même temps s'impose la perception d'un "mal" affectant l'espèce.
Si donc, désormais, la spéciose se révèle perceptible, au moins en grande partie, il n'en fut pas toujours ainsi parce qu'elle réside en un comportement mis en place progressivement, de façon pour ainsi dire insidieuse (sauf en des périodes particulières où les compensations s’avérèrent immédiatement insuffisantes), en rapport à une sortie de la nature impulsée pour fuir une menace, perçue en tant que telle, mais non dans ses déterminations causales, donc restant en grande partie dans le domaine du non perceptible. Ainsi l'espèce durant des millénaires a été travaillée, et l’est encore, par quelque chose qu'elle ne saisissait pas, ne saisit pas, et qu'elle a essayé et essaie constamment d'extérioriser.
Notre visée est de constituer des repères concernant ce qui est advenu dans la diachronie comme dans la synchronie en même temps qu'à révéler les thèmes fondamentaux de la spéciose, ses constituants spécifiques qui tendent à la caractériser, en tenant compte que certains thèmes tendant à dominer ou à régresser en fonction du devenir de l'espèce. Ces repères ne pourront être présentés que sous forme de thèses, c'est-à-dire des affirmations sans démonstration, illustration.
La spéciose étant un comportement de l'espèce dans la nature, on doit faire une investigation analogue en ce qui concerne le comportement des autres êtres vivants surtout les animaux. Car on ne peut pas en finir avec celle-ci sans une réconciliation avec tout le monde vivant, en acceptant réellement d’en faire partie; l'essai de retrouver les espèces disparues, à cause de l'activité humaine, nous est nécessaire également pour accéder à une plénitude. De façon démiurgique, aberrante, celui actuel de ressusciter diverses espèces éteintes témoigne de cette nécessité et de la culpabilité.
Nous tentons donc une approche qui constitue un aller vers une connaissance, un ressenti profond de ce qu'est l'espèce dans son devenir. Cette approche devra être reprise en empruntant des chemins qui pourront être divers sans se laisser obnubiler par un but quelconque. Ce sont des repères pour un immense cheminement.
L'investigation au sujet du surgissement de la spéciose ne peut s'opérer qu'en fonction d'hypothèses en cohérence avec le devenir total de l'espèce. On n'a rien de tangible sur ce qui est advenu il y a des milliers d'années lors de la mise en branle de la séparation et de l'errance.
On opère à partir des rejouements selon une récurrence rétrograde ou historiquement inverse. Cela implique que tout phénomène s'étant produit à une époque plus ou moins lointaine est envisagé en fonction de tout le procès et l'on cherche à percevoir quelle filiation cohérente peut-il avoir, en premier lieu, avec d'autres antérieurs, ensuite avec des postérieurs. D'où la nécessité parfois de suivre un phénomène donné sur plusieurs siècles en saillie sur le reste du procès historique. Dans d'autres cas on pourra donner l'impression d'escamoter des phases historiques. En fait on passe de la saillance d'un phénomène à celle d'un autre qui peut lui être très postérieur parce qu'il est en connexion et révèle la prégnance du premier.
On se fonde sur la cohérence entre tous les rejouements d'une série donnée. Dés lors il est possible "d'anticiper", dans le passé, et de déceler ce qui est en germe et n'apparaîtra pleinement développé que très ultérieurement et d’envisager les implications de divers phénomènes.
Dans les chapitres de Émergence de Homo Gemeinwesen qui précèdent se trouve exposée une partie du contenu du concept bien qu'il ne soit pas nommé, parce que non encore mis au point. L'étude de la spéciose permettra de préciser à partir de quoi celui-ci émergera, et d'essayer de délimiter, au mieux, la situation originelle du phylum au moment où s'imposa la dynamique fondant la spéciose.
Enfin dans Gloses en marge d’une réalité IX, nous avons déjà abordé le thème fondamental: l'espèce humaine vit dominée par des émotions inconscientes qui affleurent plus ou moins régulièrement causant des troubles souvent de grande ampleur. Ces émotions sont en rapport avec une très vieille menace dont l'empreinte est constamment activée, sans que l'espèce ne parvienne à en saisir l'origine, ce qui lui permettrait de la revivre et de pouvoir alors s'en libérer.
L'insaisissabilité de cette menace découle du fait qu'elle ne s'imposa pas seulement chez Homo sapiens mais également au sein d'espèces antécédentes ou voisines: Syngameion. L'espèce comme l'individu souffre d'être affectée.
Le fondement du devenir de l'espèce, sa racine, est la coupure de continuité avec tout le reste du monde vivant. L'étude de la spéciose implique une investigation sur ce qui a conduit l'espèce à opérer la rupture, ainsi que sur les conséquences de celle-ci. Cette coupure s'exprime par la séparation, avec la perte de participation entraînant celle de l'évidence, ce qui engendre un questionnement continuel, avec la nécessité de prouver, imposant la recherche de repères, d'indices, pour la justification. Cette dynamique est exaltée du fait de la répression surgissant de la nécessité d'adapter les enfants à un procès de vie devenant artificiel, engendrant contraintes, oppositions, contradictions et l'hyperdéveloppement de l'abstraction (rejouement, sur le plan intellectuel, de la séparation). Simultanément l'espèce, sortant de l'éternité pour laquelle elle cherche inlassablement un substitut, perd l'immédiateté et la concrétude.
Les causes et les conséquences donnent consistance à la spéciose. La réactualisation des premières du fait de la persistance des empreintes, et le rejouement des secondes assurent sa pérennité.
La spéciose: structure
On peut aborder l'étude de la spéciose à partir de huit composantes, pouvant apparaître comme des déterminations, des thèmes, qui, certaines, ne sont que potentiellement présentes au début, et ne seront opérationnelles que bien plus tard: il faut un procès de révélation en quelque sorte; tandis que d'autres, au contraire, vont tendre à être masquées au cours du temps. Elles ne sont pas indépendantes et n'opèrent pas séparément; elles se présupposent et s'impliquent mutuellement, ainsi que la totalité, c'est-à-dire l'espèce se spéciosant, se domestiquant, tendant par auto-obsolescence à un vaste suicide. Ce sont: Affectation, Menace, Refus et Séparation, Surnature, Répression, Compensation et Autonomisation, Recouvrement et Déversement, Substitution. Deux phénomènes sont en étroite connexion avec ces composantes: la violence et la confusion (elles les sous-tendent en quelque sorte).
Affectation, menace, répression, etc. ne sont pas des phénomènes engendrés par la spéciose mais des phénomènes grâce auxquels elle se manifeste, la déterminent mais, par rétroaction de celle-ci, les phénomènes sont eux-mêmes perturbés, voire profondément modifiés.
Afin de faciliter la compréhension des divers thèmes abordés indiquons auparavant, en une sorte de synopsis, comment se présente la spéciose en son intégralité. Homo sapiens, à la suite d'intenses traumatismes a été profondément affecté lui causant une certaine modification et un changement dans son comportement. Ces traumatismes ont instauré en lui une profonde empreinte, celle de la menace, s'exprimant superficiellement par une hantise, une approche consciente de quelque chose d'inconscient, alliée à une confusion en liaison à un état hypnoïde, le tout renforcé par la répétition des traumatismes. La réaction à ces derniers s'est opérée avec le refus et la séparation vis-à-vis de ce qui pouvait être saisi comme étant au fondement de ceux-ci: l'action de la nature qui apparut comme une "ennemie" dont il fallut dés lors se protéger. Et là se réactiva la confusion, car celle-ci était en même temps vécue comme génitrice de l'espèce, et donc acceptée et louangée pour tout ce qu'elle produit. En conséquence le rapport à la nature fut lesté d'une profonde ambiguïté et opéra comme support de nostalgie laquelle, tôt ou tard induit la floraison de l'utopie, toutes deux expressions de l'insatisfaction de l'espèce. Corrélativement s'imposa la dynamique de l'inimitié donnant consistance à amis et ennemis. L'affirmation de l'existence de ces derniers justifiant la dynamique du refus, de la séparation, allant jusqu'à celle de la destruction, de l'extermination. Dés lors, pour se défendre et se protéger, elle s'est lancée dans une dynamique de séparation du reste de la nature et a tendu à fonder un monde hors d'elle. En outre elle a cherché une aide dans la surnature, c'est-à-dire en première approximation, tout ce qui est inaccessible et qui pourtant est puissamment opérant comme le signale le psychisme (en particulier à travers les rêves, les phénomènes dits paranormaux, etc.). Et c'est en tentant de rendre effectif et même concret ce monde surnaturel que l'espèce a pu produire des artefacts importants en vue de se défendre. En germe, c'était la dynamique de la virtualisation. Mais la nécessité de créer un monde à l'abri, séparé du reste de la nature a impliqué d'adapter les enfants à celui-ci ce qui détermina la répression de leur naturalité, la mise en place d'un immense détournement initiant le devenir d'errance, en même temps qu'elle se trouve à la base même de la thérapie et de la dynamique du dépassement. Au cours du devenir elle réactive constamment la séparation d'avec le reste de la nature. Cette répression a induit deux phénomènes, celui de la compensation de ce qui a été réprimé, et qui a même pu se perdre sur le plan conscient, et l'autonomisation, c'est-à-dire la fuite de la dépendance résultant de la perte de continuité, de participation à la nature, au cosmos, donc de la séparation d'avec le reste de celle-ci et de la naturalité, renforçant et structurant l’errance en cours. L'adaptation aux nouvelles conditions de vie provoqua un intense recouvrement, expression d'un compromis afin d'être en mesure de poursuivre le procès de vie, mais aussi d'une illusion sur son propre devenir, une mystification; le tout s'intégrant dans une dynamique visant à se rassurer grâce à la parole, au dire, au récit tendant à l'emporter sur le geste et sur ce qui advient, comme à conjurer ce qui peut advenir. Le recouvrement ne put jamais être définitif et, pour poursuivre son procès de vie en se rassurant, le recours à l'innovation devint finalement inévitable, pouvant opérer une compensation à l'hyperdéveloppement de la parole, du récit. L'accroissement du refoulé entraîna une grande rétention qui tendait à inhiber l'espèce d'où la nécessité de moments d'intenses déversements de ce qui avait été retenu avec mise en pièces du recouvrement, moments caractérisés par de grands déchaînements de violence, qui peuvent être aussi accompagnés d'une dynamique de "libération", de clarification (analogue à une maladie créatrice de l'espèce), à partir desquels un autre devenir semble possible. Toutefois la non compréhension de l'advenu et de tout ce qui le sous-tend conduisit à ce que tende à prévaloir un phénomène qui s'est enclenché très tôt, celui de la substitution de tout ce qui est naturel par des artefacts, des artifices, des ersatz et en définitive, de nos jours grâce à un essor énorme de l'innovation, par celle de l'homme prothésiforme, augmenté, hors nature, de ce qui fut l'homme naturel, c'est-à-dire conservant un certain lien à sa naturalité. La substitution résulte de la transcroissance de l'autonomisation et du recouvrement, le tout est conjugué à l'intériorisation de la technique. Le débouché de l'errance au cours de laquelle la spéciose s'est constituée, est l'enfermement de l’espèce en elle-même et la négation de tous les autres êtres vivants12 c'est-à-dire à la folie, une forme d'extinction.
A. Affectation
L'espèce a été affectée par des traumatismes importants, qui se sont sommés en une menace qui lui a laissé une empreinte initiale et comme initiatrice, pour le moment indélébile, facilement activable et ce depuis des millénaires. Et c'est cette affectation se consolidant, se cristallisant au cours du temps, qui constitue fondamentalement la spéciose. Elle l'a, au travers d'un procès éminemment confus, acceptée, adoptée posée, vécue comme sa condition, qu'elle peut même chérir. Cette affectation opère de façon telle que l'espèce n'est plus la même, n'est plus adéquate à sa naturalité, d'où, à partir de là, elle subit une modification qui peut devenir irréversible. On ne peut réellement parler d'affectation que s'il y a eu séparation entre le phénomène affectant et ce sur quoi il porte et qu'il y a donc eu perte de la participation.
Pour bien saisir son importance, je signale divers autres phénomènes qui lui sont corrélés: altération, perturbation, conditionnement, contagion, contamination, infection (qui évoque le parasitage) influence, suggestion, assimilation. Tous témoignent de l'interdépendance et, en dernière analyse, de la continuité.
L’affectation laisse une empreinte, une trace au sein de l'individu à partir de laquelle se constituent la réminiscence, le souvenir, la mise en branle de la mémoire qui même dans sa manifestation la plus simple ne relève pas uniquement de la vie organique. L'empreinte de l'affectation est l'empreinte primordiale aussi bien dans le devenir d'Homo sapiens que dans le vécu de chacun, de chacune, s'imposant comme un phénomène diffus, difficilement discernable, d’une gêne, d'un encombrement nous rendant difficilement aptes à déployer notre propre procès de vie et fondant consciemment le substrat de toute nostalgie, de ce qui advint avant et donc de ce qui est inaccessible. L'individu est conscient qu'il est tourmenté, affecté mais n'est pas conscient de l'empreinte.
C'est le phénomène de base sur lequel s'est élaboré toute la dynamique spéciosique. Le même mot désigne également le résultat de celui-ci. En tant que telle l'affectation est un phénomène naturel qui se traduit par le fait que la chose, l'être, présente une certaine modification à la suite de ce qui l'a affectée, qui l'a affecté. Selon l'intensité de la modification il peut se produire une déformation, une altération. Toutefois l'être ou la chose gardent leur identité, leur invariance, et l'on peut dire qu'on ne peut pas le ou la séparer des affectations (en tant que résultats) de ce qu'ils sont. Par suite de la perte de participation et du développement de la séparation, et donc de la pensée séparatrice, distanciatrice, tout est appréhendé de façon séparée. Ainsi on ne peut faire une investigation concernant Homo sapiens sans tenir compte de ce qui l'a profondément affecté.
Dit autrement, l'espèce, profondément affectée par une menace a donc tendance à fuir ce qui l'affecte, bien qu'elle en soit fascinée, et cela conditionne profondément son rapport à la nature: dynamique de la séparation. Elle aboutit à poser l'espèce ou l'individu, d'un côté et l'affectation de l'autre: procès de connaissance fondé sur la séparation qu'on retrouve lors de l'étude des relations de l'être vivant avec son milieu, de l'objet avec ce qui l'affecte. En outre l'affectation peut alors être le support d'un mal, c'est-à-dire de quelque chose qui nuit, endommage, empêche un développement harmonieux. En conséquence s'est imposé le rejet de ce qui affecte
Connaître une chose, un être, voire une donnée psychique, etc, c'est non seulement avoir la capacité de les désigner, mais d'indiquer aussi leurs affectations réalisées. Cela implique également d'être à même de réceptionner des affectations, éventuelles, possibles, donc de vivre pleinement, sereinement, l'imprévu non en tant que support d'une menace.
En conséquence, être affecté c'est être plus ou moins modifié par un événement qu’il relève du monde des hommes et des femmes, ou qu'il découle d'un rapport aux choses, entre les choses. Le soubassement réceptif de l'affectation est le sens du toucher au sens strict et analogique; elle désigne l'aptitude à être touché et donc notre accessibilité et, par là, notre aptitude à être en continuité tout en intégrant une donnée qui serait en mesure de nous la faire perdre.
Toutefois l'affectation et surtout les affectations successives peuvent faire en sorte qu'on soit amené à considérer, qu'on n'est plus en présence de la même chose, du même être et, qu'à la limite, on peut constater leur disparition.13
Afin d'être étudiée en sa totalité nous devons envisager l'affectation d'un point de vue passif, perceptif, quand on est affecté, et d'un point de vue actif quand on affecte. Toutefois c'est la forme perceptive qui est déterminante dans le procès spéciosique, en particulier c'est parce qu'on a été affecté de façon négative qu'on opère de même avec les autres.
Enfin notons On peut difficilement séparer traumatisme, affectation, empreinte et menace et pourtant c'est ce qui tend à s’avérer au cours des millénaires.
Une forte affectation réactive l'empreinte de la menace.
A1. On peut considérer que l'affectation commence avec l'étonnement qui résulte souvent de la perception de quelque chose d'insolite de la part de l'individu et donc concerne sa présence au monde et s'exprime souvent en une interrogation. Ceci n'est pleinement vrai que pour un être ayant conservé sa naturalité sinon cet étonnement dépend de la coupure de continuité et donc de la spéciose. Ainsi dire: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? signale la perte de la participation et donc la séparation à partir desquelles s'impose le tout et le rien, ainsi que l'inessentialité de l'individu.
La dynamique de l’affectation étant au point de départ de la connaissance, puis du procès de connaissance au fur et à mesure qu'il se constitue et déploie son autonomisation, se trouve souvent en relation avec la perte de l'évidence déterminée par la coupure de continuité et la perte de la participation comme cela s'impose dans la question évoquée précédemment.
Dans le cas de l'homme, de la femme, ce qui est affecté en premier lieu c'est la présence au monde et le mode selon lequel il, elle, s'affirme au milieu des êtres et des choses. Cela implique la nécessité de bien se positionner: éviter d'être trop prés cela peut entraîner la confusion, comme d'être trop loin car pouvant générer l'hostilité et la perception d'une inaccessibilité.14
Du fait que tout ce qui existe est en lui-même une information, on peut dire que l'affectation commence dés la mise en présence et qu'elle est intégrée de façon immédiate, pour ainsi dire empathiquement. De nos jours le développement de plus en plus considérable de l'informatique, due à l'autonomisation de l'information, signale l'évanescence de l'empathie, la perte de l'immédiateté et de la concrètude
A2 . Les traumatisme subis par l'espèce ont provoqué sa mise en dépendance qui s'actualise pleinement avec la coupure de continuité qui se réimpose à chaque génération du fait de la répression. Cette mise en dépendance à son tour nous rend sensibles à l'affectation. De là l'impossibilité d'être pleinement parce qu'on est affecté, conditionné et donc dépendant; d'où la nécessité de se purifier de tout ce qui nous atteint et affecte, donc le rejet de la souillure, ce qui nous empêche de n'être que soi. De même qu'il est nécessaire de rejeter tout ce qui nous affecte pour être maître de soi. Dans cette dynamique le bien apparaît comme ce qui est le soi et le mal ce qui l'affecte.
Il est l'affectation fondamentale qu'il faut absolument éviter. Et, là, se manifeste de façon redoublée la spéciose-ontose car il n'existe pas de mal en soi – une hypostase – mais des maux variés et, parmi ceux-ci le plus redouté de la part de l'espèce, qu'elle veut éviter ou y échapper, c'est la mise en dépendance.
Là se trouve la racine de la volonté de séparer le bien du mal
A3. L'affectation peut concerner l'apparence mais également l'être ce qui aboutit, pour certains, à considérer qu'il n'y a pas d'invariance dans l'être, sa naturalité fondamentale. Ainsi les bouddhistes parlent d'une impermanence et de l'impossibilité pour quiconque de dire je. Pour d'autres cela conduit à affirmer une identité qui implique, en définitive, une stase. En conséquence il y a un refus de tout mélange et une tendance à éviter toute contradiction, toute ambivalence et, ce qui est plus difficile, toute ambiguïté.
Cela peut prendre la forme du refus du devenir considéré comme une succession d'affectations, une sorte de samsara dont il faut sortir et, par là, de la dynamique de l'affectation.
Le refus du devenir et la recherche de l'immutabilité conduit à privilégier le présent, pérennisé et non contaminé par le passé, et le futur, substrat fondamental de l'éternité mystique où tout est résorbé. Ce qui est encore le refus de la dépendance. Car il y a un rapport au fait d'être affecté du fait même d'opérer, de devenir. D'où le posé d'un dieu immobile, le dieu opérant par sa seule présence. De là l'exaltation de la contemplation qui initie souvent une dynamique de fusion où l'individualité de l'être s'abolit.
Ne pas être affecté c'est demeurer dans le même, n'être que du même, et ce dans la diachronie fondant l'identité en tant qu'ensemble de mêmes, de semblables. C'est aussi refuser l'autre pouvant être vécu comme une menace, élément pouvant intervenir dans la prise de position par rapport à l'homosexualité et surtout en ce qui concerne le racisme. En ce cas, la menace découle de la soi-disant impureté dont l'autre serait le porteur et qui pourrait souiller la race.
La sagesse c'est ne pas être affecté ce qui peut conduire au rejet du procès de vie naturel, comme chez les manichéens.
Le refus de l'affectation conduit à se rendre inaccessible, à mettre hors de portée de, et donc à la recherche de la maîtrise de soi, de la supériorité, de la suprématie. Cela va même jusqu'à tenter d'éliminer toutes les affectations pour accéder au mouvement pour le mouvement où l'affectation n'aurait pas de prise
Ce refus conduit à celui de l'imprévu, de la spontanéité chez soi-même comme chez les autres et dans la nature.
Étant donné que l'affectation peut être vécue comme support d'une tare, elle-même support d'une faute (déchéance), donc d'une culpabilité impliquant qu'être affecté c'est être affligé, le refus de l'affectation peut conduire au ressentiment et engendrer le désir de se libérer de quelque chose, d'une tare, d'une infamie, d'un état de dépendance, un mal, un négatif. Or le ressentiment peut être lié à la recherche de ce qui fut avant ce qui le cause et fonder la nostalgie, lestée de l'envie de ce qu'on aurait dû avoir, pouvant initier la mise en place d'une utopie. Le ressentiment par rapport à ce dont on a été dépossédé, l'envie en rapport à ce qu'on a pu nous ravir, furent très présents dans ce qu'on a appelé le communisme de l'envie.
Le refus de l'affectation implique celui de l'émotion parce qu'elle est le phénomène à travers lequel la première s'impose. Par glissement il s'agit de rejeter ce qui émeut et met en mouvement, induisant la revendication de la stabilité, de la permanence, de l'immutabilité, et nous le verrons, de l'Un en opposition à la multiplicité composée d'unités affectables. Plus généralement il y a un refus de la sensibilité, de l'affectivité, tout au moins leur dépréciation profonde, car être c'est ne pas être affecté, ne pas être troublé (sérénité, ataraxie et contrôle).
De là refus du pâtir qui n'exclue pas l'affirmation de la souffrance rédemptrice.
Pour ne pas être affecté se met en place le recours à la séparation, à l'indifférence.
Sur le plan théorique le refus de l'affecté, souvent inconscient conduit au réel inaccessible. Ce qui n'exclue pas la recherche d'un principe de constance (de la conservation, nécessite de constantes).
A4. La réaction inconsciente à une très forte affectation engendrant la tendance à revenir à l'état antérieur est en rapport avec ce qui est nommé actuellement la résilience, phénomène de résistance à la répression avec production d'une attitude, d'un comportement de défense par rapport à celle-ci. On peut la considérer comme une espèce d’élasticité pouvant permettre un retour à un stade antérieur (à distinguer de la compulsion de répétition). Elle peut en conséquence être complétée par un phénomène d'hystérésis à partir duquel peuvent s'effectuer des rejouements.
Une très forte affection induit le plus souvent le refoulement, phénomène inconscient qui comporte à la fois l'oubli et le souvenir comme l'ont perçu Platon et St.Augustin.
A5. Masochisme et sadisme peuvent être considérés comme des phénomènes d'autoaffectation détermines par des troubles psychiques profonds.
Les fantasmes interviennent aussi comme autoaffectations aussi bien au niveau individuel qu'à celui de l'espèce surtout aux moments de coupure de continuité
A6. L'espèce affectée par la dépendance recherche ce qui n'est pas affecté et qui ne peut pas être dépendant; ce qui affecte et n'est pas affecté, la cause sans cause: dieu, l'En-soi. En fait elle recherche l'état qu'elle connaissait avent de subir l'affectation
Toutefois dieu a une limite (une affectation) du fait qu'il a besoin d'être reconnu.
Sur le plan de la connaissance le recours à l'abstraction en tant que procès apte à ôter les affectations, les dépendances mêmes (rejet des émotions, des valeurs, atteindre la chose en elle-même, l'objectivité). D'où l'importance du phénomène scientifique (Infini: ce qui pourrait ne pas être affecté, qui a sa propre continuité) mais aussi de l'art abstrait. Que vouaient-ils fuir les peintres protagonistes de cet art, de quelle "écriture" rêvaient-ils, apte à traduire une réalité qui les satisferaient?
La recherche de ce qui s'imposait avant l'affectation fonde la quête du paradis terrestre (dans ce cas l'affectation est une faute, un péché originel), mais aussi du communisme primitif (dans ce cas l'affectation est la mise en place de la domination au sein de la communauté).
L'exaltation du bon sauvage, et le rejet simultané de l'artificialité, de la culture, de la civilisation expriment le désir plus ou moins inconscient de retrouver la naturalité, avant qu'elle n'ait été affectée.
A7. L'affectation peut être acceptée et être intégrée dans le procès de vie de l'espèce et se présente alors comme un acquis, quelque chose qu'on peut considérer comme une adaptation. La dynamique s'apparente à celle du progrès mais c'est aussi celle qui fonde la servitude volontaire, l'impossibilité d'une remise en cause de l'ordre établi.
A8. La dynamique de l’affectation non plus dans la passivité: être affecté, peut faire place à celle dans l’activité: affecter. Affecter quelqu’un peut conduire à infliger des dommages à celui-ci? Mais être incapable d’affecter quelqu’un, cela implique que celui-ci demeure indifférent à ce que nous sommes. C’est d’autant plus intolérable que l'on se trouve dans une relation amoureuse.
Il peut s'agir d'une manipulation simple comme affecter quelqu'un, quelqu'une, ou bien une chose à une activité, à une place, etc.
Mais déjà affecter en tant qu'attribuer implique la mise en place d'une charge: ainsi être affecté, dévolu à l'adoration de Dieu qui par là-même nous affecte L'affectation se révèle comme la médiation entre dieu et la créature. En outre cela peut entrer dans la dynamique du déversement.
Affecter avec l'idée d'altérer de rendre autre, ressort de "l'aliénabilisation" de la personne.
Affectation d'une apparence pour être reconnu, intégré, cela peut confiner à la simulation, ou bien au mimétisme. Dans ce dernier cas il s'agit d'affecter pour montrer, exposer comme au théâtre, ce qui implique de prendre en charge des sentiments, des émotions étrangers avec le danger possible, pour le comédien, de sombrer dans la folie.
L’apparence est ce qui du réel peut-être affecté; d'où l'importance du masque qui permet à la fois de cacher mais aussi d'offrir une autre apparence. On a la dynamique de la manipulation et l'illusion de parvenir à dominer.
Affecter pour dominer, manipuler, ce qui peut aller jusqu'à l exercice de la terreur. L'aptitude à affecter exprime le pouvoir autonomisé, pouvant se manifester dans le pouvoir de nommer à, de désigner, etc.. Donc affecter les autres afin de se poser, d'être: nécessité de frapper l'imagination afin de mobiliser ou d'immobiliser l'autre.
Affecter de ne pas être affecté: recherche de l'équanimité, cela peut conduire à l'indifférence qu'on peut supposer en relation à un phénomène de refoulement. pour se protéger en ne se dévoilant pas pour rester pur. Cette affectation opère comme un masque. La dynamique d' affecter mais ne pas l'être implique la domination de soi et des autres.
Faire semblant, par exemple d'affecter un sentiment relève de la tromperie15.
La dimensions active de l'affectation atteint son summum dans la réalisation de l'homme augmenté Dans ce cas la machine est représentante d'un principe quasiment transcendant, le support pour un accès à un niveau supérieur. Alors être affecté veut dire être incrémenté, arraché à sa condition d'infériorité qui était vécue comme une tare, une affectation négative, ou à un inachèvement. La réalisation de cette incrémentation ou achèvement est en relation avec la dynamique des possibles, de celle de dépasser les limites (comme les barrières entre espèces). Ce qui existe, se manifeste, peut évoquer, susciter l'idée d'un autre possible à travers la jouissance de la fonction de penser, mais c'est fondamentalement le support d'une insatisfaction, le résultat d'une affectation négative antérieure. Cette activité cognitive se retrouve dans la production de couples comme étant et non-étant, traduction également d'une insatisfaction; ou bien dans la mise en coïncidence des oppositions (comparable à une incrémentation) afin de restaurer une unité perdue.
On retrouve des phénomènes similaires avec la négation de l'affecté produit de la répression mais aussi avec celui de la sexualité qui rend l'individu comme inaffectable.
A9. Du fait de la séparation, les différentes modalités du procès de vie (relations) peuvent être supports pour affecter et troubler l'intersubjectivité ainsi J.P. Sartre montra qu'à cause du regard de l'autre qui nous affecte, on a honte de soi devant autrui (on ne s'accepte plus). Mais on peut poser également la question: dans quelle mesure le regard de l'autre nous souille à cause de l'affectation dont il nous charge.
Tout est en situation donc en rapport avec ce qui entoure (Umwelt). Un objet, un individu, réduit à lui-même est un inconnaissable.On ne connaît que ce qui est affecté et c'est dans la dynamique du connaître que s'impose la spéciose du fait particulièrement de l'intervention possible de l'imprévu dans l'effectuation des relations humaines.
A10. Celui qui est indifférent est pour ainsi dire désaffecté car non affecté. Réciproquement ne pas être affecté signifie qu'on est plongé dans l'indifférence car on n'a aucun retentissement en l'autre, on n'est pas reconnu. On n'est pas doté de signification. À la limite on est rien, on ne sert à rien. On est, ou devenu, un être inutile. Avec plus ou moins d'intensité hommes et femmes ont ressenti douloureusement une indifférence de la nature ou du cosmos à leur encontre comme c'est le cas avec Blaise Pascal ou Claude Lévi-Strauss. Cela se double parfois de la perception de la vanité des choses et que c'est en vain que l'on opère pour affirmer un certain devenir comme l'exprime de façon percutante Qohélet. Ici se révèle le retentissement puissant de la coupure de continuité qui place l'espèce dans la solitude et dans l'angoisse.16
A11. La mystique vise en fait à aller au-delà de l'affectation par l'intermédiaire de la transcendance, particulièrement grâce à la fusion avec l'inaffecté et inaffectable.
A12. Compenser l'affectation, le tort causé, induit la recherche d'un bouc émissaire. Le sacrifice de celui-ci permet d'éliminer les maux (les affectations) dont il a été chargé et de sauver le reste de la communauté. Au fond c'est l'exclu totalement affecté qui fonde comme cela opère avec l'équivalent général.
A13. Au cours des millénaires, des affectations successives ont pu modifier le procès biologique de l'espèce voire enrayer son déploiement. En conséquence cela peut conduire à l'inhibition d'une émergence.
A14. Plus récemment s'est imposé le concept de handicap pour indiquer une affectation survenue au cours de la vie (lors de la guerre par exemple), puis une affectation initiale s'imposant dés le début de la vie. Le handicap peut être défini: tout ce qui ne permet pas une intégration immédiate dans le corps social. C'est pour surmonter cela que Andrew Solomon propose de remplacer handicap par identité horizontale, une autre façon d'exprimer l'humanité17. Mais une telle dynamique peut conduire - étant donné que la spéciose est dominée par le mouvement de séparation - à une fragmentation de l'espèce pouvant conduire, au cours du temps, à la formation d'autres espèces bien séparées.
A15. L'imprévu est une cause profonde d'affectation et l'espèce recherche à s'en prémunir le plus possible parce que la coupure de continuité l'a mise dans un état d'insécurité qui l'obsède, ce qui se conjugue totalement avec l'obsession de la menace.
A16. L'affectation la plus insidieuse et sournoise est celle de l'ambiguïté. Pour y échapper l'espèce recourt à des mesures extrêmes, souvent opposées, génératrices de grandes violences18.
A17. Le procès de vie lui-même est source d'affectations profondes, ainsi de la nécessité de tuer pour se nourrir et de l'inéluctabilité de la mort. La première en outre est lestée de beaucoup d'ambiguïté. La mise en place et la puissance de ces deux affectations dérivent de la coupure de continuité et de la perte de participation.
A18. L'affectation fondamentale, après
celle du risque d'extinction, c'est l'affectation d'être
enfant, c'est-à-dire d'être dépendant. C'est une
affectation au sein du devenir même de la spéciose au
cours de laquelle elle surgit et s'amplifie. Cette affectation
souvent nommée condition (la condition des enfants) est
elle-même affectée d'ambiguïté qui, comme la
plupart du temps, dérive de la coexistence d'une donnée
spéciosique et d'une donnée de naturalité;
c'est pourquoi on a aussi une exaltation de l'enfance en particulier
en tant que moment d'affirmation d'un génie. En général
l'adulte veut fuir l'état de dépendance, devenir
autonome, et voit la source de ses insuffisances, de ses maux dans
l'enfance. D'où par exemple l'affirmation de Franz Fanon
"Le malheur de l'homme est d'avoir été enfant"19.
Le stade auquel il faut aspirer c'est le stade adulte. Pour cela il
faut impérativement devenir, c'est-à-dire progresser, d'où le mythe du
progrès. De là aussi la
manipulation intense des enfants jusqu'à faire en sorte qu'ils
ne soient plus engendrés mais produits.
Les moments de bouleversement sont des moments de
"réhabilitation" de l'enfant comme lors du
surgissement du christianisme, avec le romantisme ou comme cela opère
depuis un siècle même si, contemporainement, il tend à
être réduit à un produit, selon une dynamique
infestée d'ambiguïté. On peut considérer
ces moments comme ceux de la manifestation du refoulé. Et l'on
peut dire qu'il faudra une telle manifestation, mais d'une immense
ampleur, pour éviter l'extinction.
En conclusion l'affectation peut aller jusqu'à la destruction de la naturalité en l'espèce et dans l'individu - catastrophe fondamentale - c'est un support pour revivre la menace du risque d'extinction, et pour susciter l'ennemi. L'affectation totale que l'espèce tend à vivre est l'enfermement dans l'affecté et donc dans la folie.
Pour échapper à ce devenir, il nous faut acquérir la possibilité de témoigner de ce que l'on est en même temps que de ce qui nous affecte, que ce soit à cause de phénomènes naturels où à cause de l'activité des autres, sans sombrer dans une mégalomanie ou dans un repliement, un enfermement
B. Menace
Ce qui est déterminant dans la dynamique de mise en place de la spéciose c'est la menace, comme la répression pour l'ontose. Quand celle-ci est-elle devenue déterminante dans le comportement de l'espèce, c'est-à-dire quand est-elle perçue (même si c'est en grande partie inconsciemment) avec une intensité telle qu'elle engendre une réaction spécifique (dans tous les sens du terme)? Difficile de répondre. Ce qu'on peut dire c'est que très loin dans l'histoire et même dans les mythes, on la retrouve.
M1. Toute menace est rejouement, avec une amplitude variable, de celle originelle, la menace d'extinction20. Celle-ci n'est pas équivalente à la mort sur le plan individuel. Dans ce cas la suite des générations maintient la vie de l'espèce. Hommes et femmes vivant en communauté n'avaient pas peur de la mort21, mais inconsciemment l'empreinte de l'extinction persistait en eux et en elles, générant une ambiguïté. La peur s'inféoda en chacun, en chacune à la suite de la disparition de la communauté créant une rupture de continuité, support de la mort.
Toute menace implique la perception plus ou moins consciente d'un danger important susceptible de perturber violemment le procès de vie de l'espèce ou de l'individu.
Est menaçant ce qui tend à remettre en cause notre présence au monde. Tout peut être menaçant. Ainsi de l'irrationnel engendrant une incohérence dans la mesure où le procès de connaissance devient insuffisant pour appréhender ce qui advient. On peut à partir de cet exemple envisager en quelque sorte les métamorphoses de la menace.
Menace de ne plus être le même et question de la folie, être étranger à soi-même. La folie perçue comme perte totale de contrôle, ne plus être auprès de soi (bei sich), la folie comme une mort, mort de ce que l'on était, la perte totale.
Le complot comme support d'une menace qu'on ne saisit pas. Le bouc émissaire est nécessare pour révéler la menace, dévoiler les ennemis, puisque toute menace implique un ennemi potentiel, un être qui veut du mal.
Le chaos, la spontanéité pouvant se concevoir comme étant sur le plan purement humain l'équivalent de l'imprévisible.
L'invisible, ce qu'on ne peut pas atteindre, est souvent le lieu d'un support pour vivre une menace. Il se présente comme le milieu où opère, selon diverses approches, le mécanisme infernal, le destin, la fatalité, avec pour certains et certaines en compensation ou à leur place, la providence (cf. M 5)).
M2 . Le comportement de l'homme vis-à-vis de la menace a été très divers. Le premier le plus ancien et s'effectuant sur des milliers d'années, a consisté à se séparer d'avec le reste de la nature. Avec le second il s'agit de la prévoir afin de trouver les moyens de s'en prémunir comme cela s'avéra avec toutes les méthodes de divination utilisées à Sumer par exemple22, mais on retrouve cela partout et jusqu'à nos jours. Le prophétisme fut, et demeure encore, une dynamique de prévoir et de se comporter en fonction d'une menace. Actuellement on fait appel aux possibilités offertes par la science pour essayer de prévoir les catastrophes supports de menaces. Une autre dynamique pour s'en prémunir ce fut le sacrifice utilisé avec plus ou moins d'ampleur à peu prés partout. L'exemple le plus extraordinaire est celui mis au point par les incas. Enfin, il put être fait appel, et l'est encore, à la surnature avec un déploiement extraordinaire de la mégalomanie, comme la plupart des mythes en témoigne.
On a pu s'en prémunir en mettant en place des interdits, comme avec celui de l'inceste, dont les violations entraînent inévitablement la catastrophe qui, dans bien des cas, est conçue comme une retombée dans la nature.
Dans le monde dominé par le mouvement du capital et même avant, dans celui où s'imposa le phénomène la valeur avec la monnaie universelle, se prémunir contre la menace c'est contracter une assurance. Être assuré c'est être rassuré. Mais là aussi se dévoile la dynamique de l’inimitié. On s'assure contre quelque chose mais aussi contre quelqu'un.
La recherche d'une assurance se prolonge en une recherche d'une sécurité permettant l'élimination de tout danger, risque. Le droit à la sécurité est, selon Marx, le droit le plus important de la société bourgeoise et cela continue dans la société capitaliste qui lui succède, ainsi qu'à celle déterminée par la forme autonomisée du capital. Ce n'est que le rejouement d'une préoccupation plurimillénaire dérivant de la sortie de la nature. secrétant l'inimitié tandis que l’État apparaît comme le garant principal pour assurer la sécurité contre toute menace. Le besoin de sécurité atteint de nos jours des proportions énormes et donne lieu à un développement économique similaire, tandis que l’État devient un opérateur secondaire. En conséquence les fournisseurs de sécurité ont constamment intérêt à entretenir et même à accroître l'existence de la menace afin de pourvoir toujours produire23.
La culpabilité peut-être vécue en tant que support d'une menace qui conduit l'individu à la mise en dépendance. De là la recherche du salut, de la libération (cf. aussi M3 ).
M3 . Conséquences: perte de confiance dans la nature, la naturalité, de certitude, mais aussi instauration de l'insatisfaction (perception d'un manque) et, à partir de là encore, développement de la dynamique de l'inimitié.
Dés lors, où placer sa confiance, en qui, en quoi, questions devenant d'autant plus présentes que la participation deviendra évanescente.
En même temps s'imposent aussi confusion et irrationnel instituant une incohérence (le procès de connaissance devenant insuffisant pour appréhender ce qui advient), avec la nécessité de maintenir la continuité tout en étant affecté. Mais alors l'autre peut devenir le support d'une menace, réintroduisant la discontinuité et c'est ce qui affecte qui devient menaçant. L'espèce comme l'individu souffre d'être affectée et recherche le mal qui en est cause.C'est pourquoi est-il souvent question de complot comme principe explicatif et de causalité. L'insaisissabilité de cette menace, qui conditionne le comportement d Homo sapiens, découle du fait qu'elle ne s'imposa pas seulement en son sein, mais également en celui d'espèces antécédentes ou collatérales.
La menace induisant la crainte de ce qui peut advenir, suscite la difficulté à entrer en action: l'inchoation, mais aussi la procrastination. Il en résulte la difficulté d'être en continuité surtout si un imprévu surgit. Dés lors c'est la dynamique de l'enfermement qui va tendre à prévaloir, grosse d'un développement de l'hubris du fait que l'infini tend à être réalisé à partir de l'intérieur, du soi. Cet infini s'affirme en tant que réponse à la mise en dépendance. Pour échapper à celle-ci s'impose la recherche du salut, d'un sauveur et donc le recours à la surnature. Et, dans ce cas, la mégalomanie est encore opérante mais c'est l'entité surnaturelle qui la déploie au profit de celui ou celle qui veut être sauvé. L'aide d'un sauveur est aussi nécessaire afin de ne pas se perdre dans le vaste univers perçu comme menaçant, étranger (Blaise Pascal).
M4 . La manipulation de la menace est un moyen de s'en prémunir tout en l'escamotant en devenant en même temps un opérateur au sein des relatons interhumaines déterminée par la dynamique de l'inimitié. En effet, comme pour l'affectation, il y a une dimension passive: on subit la menace et une dimension active où l'on menace
Cette manipulation se manifeste à travers la volonté d'organiser le réel et, par l'entremise des dieux, le créer. Cela fait partie de bon nombre de mythologies de par le monde. De même de celle d'instaurer l'ordre, de rejeter le chaos, de limiter la spontanéité qui a la dimension du hasard.
Menacer et réduire le champ de développement de l'autre, complexe social ou être individuel. Être réduit à, ramené à, suscite en compensation la mégalomanie de l'être, une sorte d'absolu, etc..
Une forme de manipulation est le défi qui connote aussi la conjuration ou une sorte de recherche "d'immunisation". Il s'impose par exemple dans des activités sportives extrêmement dangereuses ou en économie avec la spéculation. Frôler la catastrophe c'est s'aguerrir contre la menace.
Une autre forme consiste à chercher à atteindre un équilibre où il y a une certaine sécurité, et à opérer afin qu'il ne soit pas remis en cause, d' où la "peur et le refus de l'histoire"; la tendance à la clôturer en recherchant l'immutabilité, forme d'utopie. Or celle-ci serait le lieu où il n'y a plus de menace: la terre sans mal.
L'idée de proposer une symbiose homme-machine entre également dans le cadre de la manipulation, puisque c'est la peur d'être dépassé par les machines et le désir de conjurer toute obsolescence, qui la fonde.
M 5. Le déni de toute menace n'est possible que si on a la foi en la divine providence et qu'on s'y abandonne, ce qui est une forme d'enfermement.
M6. L'ambiguïté en tant que menace potentielle demeurée inconsciente est une source de rejouements. À l'heure actuelle l'espèce tend à échapper à cette ambiguïté en devenant elle-même une menace pour tout le procès de vie.
M7 . La menace intervient dans l'édification de "l'entité psychique"24 qui hante l'espèce et qui s'apparente à "l'inquiétant familier" concernant l'individu.
C. Refus et séparation
Nous avons déjà maintes fois abordé ces deux phénomènes25 et avons longuement insisté sur le fait que le deuxième n'est réellement apparent qu'à partir du néolithique, et ne s'impose effectivement qu'avec le phénomène de la valeur en sa phase de monnaie universelle il y a environ 2 500 ans, puis de façon accélérée avec le mouvement du capital, pour parvenir de nos jours, avec l'autonomisation de la forme de celui-ci, à la séparation achevée avec dévoilement complet de la spéciose. C'est le phénomène fondamental dans la mise en place du devenir d'errance et dans l'édification de cette dernière, et il nous faut remonter très loin dans le temps pour en saisir les prémices et prémisses essentielles.
C1. Le blocage du devenir dans la participation avec la nature du fait du surgissement de la menace induisit une réaction assez immédiate, le refus. À partir de là et en un très long procès, sur des millénaires, s'est mise en place la séparation d'avec le reste de la nature. Le refus - déjà abordé en partie dans la dynamique du rejet de l'affectation - et la séparation sont intimement liés. C'est le refus d' un devenir naturel où elle se sentait profondément menacée qui a induit l'espèce à la séparation. En ce sens, originellement, on peut considérer que celle-ci s'impose comme un procès de libération, d'émancipation, induisant une analogie avec la répression.
Le refus c'est fondamentalement le refus de la mise en dépendance avec pour corollaire la nécessité de se séparer de tout ce qui peut l'engendrer. Cela induit le déploiement de la dynamique de l'intervention, comportement entrant de façon prépondérante dans la mise en place de l'errance et sa structuration: l'espèce n'opère plus avec mais sur; c'est la "dimension prométhéenne" qui s'affirme à partir de là. Elle n'est pas passive comme, au départ, cela se présente avec l'affectation et la menace, elle réagit. Le développement de l'errance nécessite donc la mise en place de l'intervention remplaçant la participation. C'est le comportement paradigmatique fondant le devenir de l'espèce qui doit se séparer de et séparer au sein du tout qu'elle forme, en recourant à la manipulation et à la dynamique du pouvoir qui tend à s'autonomiser.
La séparation est un processus qui va prendre diverses formes et affecter l'espèce elle même qui effectuera son procès de vie à travers une fragmentation toujours plus poussée.
La dynamique de la séparation conduit à la perte de la participation, à l'unilinéarité sur le plan cognitif et favorise la mise en place de l'inimitié.
C2 . Conséquences.
C'est d'abord la coupure de la continuité provoquant la solitude et l'angoisse de l'espèce et la perte de la participation, mais aussi celle de sa place dans le phénomène vie et donc celle de la perception de sa propre réalité entraînant un questionnement récurrent sur ce qu'elle est, expression profonde de la crise de la présence au monde et du doute, au travers par exemple du questionnement au sujet de pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Ce qui était évident devient un mystère induisant l'hyperdéveloppement de l'interrogation. Mais il y a plus car être seul c'est être affecté par le vide. En conséquence l'espèce tendra à le combler pour accéder à la plénitude.
Dit autrement, la coupure de continuité s'accompagne de l'impossibilité de s'affirmer dans l'immédiat comme dans un devenir. De là, en plus de l'interrogation, ce qui va prendre de l'importance c'est la négation. L'espèce ne se pose pas, elle s'oppose et donc nie. Elle peut même tendre à se nier elle-même afin de s'atteindre (le travail du négatif dont parla F.W. Hegel).
Certes, interrogation et négation sont nécessaires mais leur hyperdéveloppement signale bien la crise de la présence et l'impossibilité de simplement s'affirmer à cause de la perte d'immédiateté et de concrètude parce que, répétons-le, il n'y a plus de participation. En outre la négation est une prémisse pour l'inimitié.
La coupure de continuité signifie ne plus être dans l'éternité et l'obligation de s'adonner à un développement dans la linéarité du temps afin de pouvoir se représenter ainsi qu'à la recherche d'une origine pour se fonder et se sécuriser. La création du monde est une représentation qui rassure et tend à briser la solitude; le créateur est un sauveur qui se préoccupe de ses créatures. À noter que dans certains cas la création résulte d'une séparation.
Dit encore autrement, la perte de la participation génère la nécessité de trouver des repères, sinon l'espèce se sent perdue: elle n'a pas de supports. La création qui fonde une origine, non seulement la rassure mais lui permet indirectement d'assurer sa puissance puisque l'être créateur est en définitive une projection d'elle-même, ce qui est une affirmation de sa mégalomanie26.
La coupure de continuité s'exprime de façon ambiguë dans la volonté de garder un lien avec les morts en même temps que de s'en séparer car ils peuvent être le support de menaces.
L'espèce présente une adaptation insuffisante pour affronter la nouvelle dynamique, d'où la nécessité d'un grand développement de la technique pour y suppléer en même temps que cela engendre en elle une insatisfaction et même une haine de soi qui surgissent aussi, et sont renforcées, du fait de la perte de participation engendrant la perception de limites devenues nécessaires afin de se représenter, de se situer et sortir de la crise de la présence.
De là aussi la nécessité développer un puissant procès de connaissance pour non seulement assurer le développement sus-indique, mais aussi pour justifier la dynamique de la mise hors nature, et se sécuriser. Tout cela aboutit au solipsisme de l'espèce, à son enfermement ainsi qu'au renforcement constant de la dynamique de l'inimitié. Tout ce qui dévie dans la dynamique de sortie de la nature devient support de celle-ci, et tout individu ne l'acceptant pas est érigé en ennemi, de telle sorte que l'autre acquiert facilement cette qualification. Toute la réalité a tendance à être perçue comme résultant de conflits, de contradictions générant interrogations et négations. Il ne peut plus y avoir une affirmation tenant compte de la diversité, en outre il y a création de dyades artificielles (étant, néant) permettant de saisir un monde où prédomine le discontinu. La pensée devient en quelque sorte segmentée et chaque être un segment de vie.
La peur de l'affectation, avons-nous dit, entraîne le refus, le refus de l'autre, au niveau de l'espèce comme de l'individu et, en conséquence, l'implantation de la solitude, la difficulté, voire l'impossibilité de s'ouvrir à ce qui advient, dynamique qui favorise la manifestation d'une inimitié conduisant à des rejouements augmentant la mise en solitude par la destruction de diverses formes de vie animales, végétales ou humaines (les diverses ethnies particulièrement). Solitude et pertes sont en connexion intime.
La séparation s'impose en tant que perte entraînant la mise en impossibilité de vivre et la mise en branle de la dynamique nostalgie-utopie. C'est le fondement de la gêne, de la difficulté à vivre, d'une incapacité à se situer, d'une entrave et, couronnant le tout, de la réaffirmation de la mise en dépendance.
D'où l'affirmation réitérée au cours des siècles du désir de revenir à avant la coupure et donc avant toute menace, comme cela s'exprime au travers des mythes du paradis terrestre, du communisme primitif, du bon sauvage ou celui de repartir à zéro.
Ce désir est le fondement de la dynamique de la religion (monothéisme): se relier à quelque chose de perdu, le réactualiser et donc en abolir la perte.
La coupure de continuité initie également une dynamique des possibles et du choix entre ceux-ci, fondement de l'interventionnisme et de l'idée de liberté, exprimant au mieux la volonté d'éviter tout mise en dépendance
Le développement de la science assure et justifie la séparation qui aboutit à l'artificialisation.
En définitive l'espèce vit en respectant un interdit non affirmé, devenu comme inconscient: celui de la continuité, et hantée par la souffrance de la perte de la plénitude liée à la participation.
C3 . La séparation au sein de l'espèce: le procès de fragmentation
Étant donnée la coupure de continuité induite par la séparation, il y a dissociation amour et pouvoir et celui-ci tend à s'autonomiser dans la dynamique de l'inimitié qui prévaut toujours plus dans les relations humaines. L'amour comme l'empathie - restes de la naturalité - servent de compensation aux méfaits de celle-ci. L'inimitié jour le rôle d'opérateur de séparation-fragmentation de toutes les communautés humaines originelles comme de celles, plus ou moins artificielles, qui leur ont succédé et ce procès tend également à s'imposer au niveau de l'individu en causant diverses maladies.
La dynamique de réaction au devenir hors nature a freiné ce phénomène et a permis de sauvegarder une part plus ou moins importante de la naturalité, mais cela s'est effectué aussi dans une dynamique de refus, d'abandon du monde en place. En conséquence la dynamique de séparation recèle une ambiguïté et se manifeste dans une ambivalence. Elle sert à assurer une domination ou une protection.
Pour assurer la domination, l'impératif est de diviser pour régner, de séparer les hommes de leur moyens de production, de leur lopin de terre, et de recourir à tous les mécanismes de la répression qu'elle soit sociale ou parentale séparant de plus en plus mère et enfants, au développement de toutes sortes de médiations sociales qui de nos jours deviennent évanescentes du fait que l'artificialisation de la vie se pose en tant qu'immédiateté.
Le refus qui, en dernier ressort est toujours celui d'un blocage, entraîne la répression de ce qui est refusé et qui tend à se maintenir à cause des habitudes ou du rejouement.
Une forme de séparation imposée par la société, l’État, est la distanciation: il faut maintenir une distance - expression spatiale de la différence, de la hiérarchisation - pour réactualiser constamment la dynamique de la domination. Sous une forme souple, atténuée elle opère avec la politesse ou l'art de respecter les distances27.
Comme la répression est justifiée par le bien qu'elle est censée apporter, la séparation l'est pour se protéger. D'où séparation et répression s'impliquent mutuellement: réprimer implique séparer, séparer conduit réprimer.
Dans la mesure où il n'y a plus de participation, un moyen d'échapper à la séparation et à la répression est le recours à la transcendance qui est en fait une forme de médiation qui conserve ou escamote ce qui est fui, en recourant souvent à la surnature28.
La séparation a été prônée pour se libérer d'une domination étrangère, de celle d'un État, d'une classe, d'un mécanisme économique. Avec le refus du monde en place et son abandon elle a été proposée par divers renonçants de par le monde à diverses époques. En fait refus et séparation ne peuvent être proposés comme valables qu'en tant que phénomènes permettant le surgissement d'une clarification d'une situation où les choses sont masquées par des compromissions, des réformismes et, à partir de là, il faut être à même de percevoir un autre devenir, sinon cela demeure dans le cadre de l'immédiatisme, qui est une forme de dépendance et de limitation29 et maintien du fondement de ce que l'on refuse.
Cette dynamique de séparer pour clarifier et échapper à une souffrance causée par le mélange du bien et du mal, a été celle des manichéens. Ils désiraient instaurer une stricte dualité. On la retrouve dans toutes les dynamiques de purification pour éliminer la souillure et le danger qu'elle comporte mais, ce faisant elles en recèlent un autre énorme, le racisme (cf. A5).
En fait hommes et femmes cherchent à se libérer d'une ambiguïté fondamentale, à la dénouer, et tentent d'accéder à une affirmation plénière. Pour y parvenir ils et elles ont développé des comportements pouvant être successivement contradictoires mais toujours caractérisés par un déchaînement de violence30.
D. La Surnature
Ce qui est en continuité avec la nature mais inaccessible par les sens. Les données de sa réalité et de sa fonctionnalité qu'on peut déceler déjà dans les grottes ornées31 ont évolué en rapport avec le mouvement de sortie de la nature. Initialement elle fut surtout comme un lieu où l'espèce puisa un complément de puissance pour accomplir son procès de vie. En elle-même elle n'est pas un produit de la spéciose mais un support pour l'exprimer.
Elle s'est instaurée de façon passive par l'intermédiaire de l'activité onirique et les phénomènes paranormaux mais aussi de façon active par suite des innombrables projections que l'espèce effectue pour se percevoir et se représenter, car d'une certaine façon le procès de vie est un opérateur pour comprendre tout ce qui se manifeste, dans le visible et dans l'invisible. En même temps pour surmonter sa solitude elle peuple ce denier d'une foule d'êtres qui apparaîtront comme des divinités.
Ultérieurement la capacité à les percevoir, à percevoir les esprits, l'invisible, conduira l'espèce à se poser comme se distinguant de l'animalité, premier moment dans un procès de séparation, sans se poser la question de savoir si les animaux ne perçoivent pas dans des domaines qui nous sont inaccessibles. D'autre part en même temps qu'il y a cohabitation pour ainsi dire avec toutes les divinités avec prévalence de l'animisme, la surnature devient de plus en plus le support pour exprimer l'insatisfaction, l'incomplétude ressenties du fait de la coupure de continuité comme cela se dévoile avec la pratique de la magie ainsi que, au-delà et en compensation, la mégalomanie. D'où la floraison des sciences occultes, de l'occultisme. Alexandrian dans son livre Histoire de la philosophie occulte32 affirme que "la philosophie occulte est nécessitée par la constitution de l'esprit humain comportant inévitablement la pensée magique et la pensée pragmatique p. 10 et ajoute à la page suivante: "l'enfance, en premier lieu, est un véritable apprentissage du monde occulte." Ces deux affirmations se comprennent fort bien du fait que la spéciose est liée au devenir d'errance de l'espèce.
Pour mettre en évidence que cette philosophie occulte révèle la présence et la puissance de celle-ci, je me limiterai à prendre l'exemple de l'alchimie mais ce serait valable aussi pour les autres approches. Pour cela, je ferai appel à un autre auteur, lui-même alchimiste, Atorène avec son livre d'ailleurs passionnant Le laboratoire alchimique, Guy Trédaniel, éditions de la Maisnie.
On y trouve l'expression d'une grande insatisfaction: il faut parfaire l’œuvre de la nature et cela consiste très souvent en une purification.
"L'alchimiste est, en effet, à la recherche d'une pierre mythique... p. 14.
"L'alchimie, basée sur les propriétés psychosomatiques d'un cristal à la pureté ineffable, est aussi une technique de transcendance (...) L'alchimiste est un philosophe qui étudie la Nature avec les yeux d'un enfant." p. 19
"L'alchimiste cherche la perfection terrestre." p.20
"L'alchimiste doit capter le mystère de l'or, afin de l'adapter à sa propre nature. En d'autres termes, il va extraire du règne métallique, la semence de perfection pour l'accroître et se l'inoculer." p. 21
"Mais après cette vérification, la transformation qui intéresse l'Adepte (c'est-à-dire, d'après l'auteur, celui qui a obtenu la transmutation, n.d.r) n'est plus celle du métal, il va se transmuter lui-même." p. 22
On pourrait dire qu'il va se faire naître. La nécessité d'une seconde naissance qui se retrouve dans de nombreuses conceptions spiritualistes particulièrement chez les hindous, est évidemment déterminée également par d'autres données spéciosiques comme la volonté de faire sans la mère, sans la femme. Mais il y a plus. Dans l'enfant va se faire naître, Ed. Buchet/Chastel, Varenka et Oilivier Marc montrent qu'à l'aide de ses dessins le jeune enfant "raconte" sa naissance et même sa vie intrautérine. On peut penser que si ce besoin d'expliciter son vécu n'est pas pleinement satisfait, il en résultera une insatisfaction et, devenu adulte, il cherchera d'autres dynamiques pour parvenir à ses fins. Or, je reporte à nouveau la citation d' Atorène: "L'alchimiste est un philosophe qui étudie la Nature avec les yeux d'un enfant."
Les religions monothéistes témoignent d'une séparation importante d'avec le reste de la nature, d'un accroissement de puissance dévolu à la surnature en même temps qu'à son dépeuplement. Mais ce ne fut qu'apparent car une foule d'êtres divins ou divinisés, les anges, les saints, etc y foisonnent et le dieu unique n'est pas du tout suffisant pour résoudre les problèmes humains, comme le prouve à son tour la floraison de la "philosophie occulte" dont nous venons de parler, et donc pour éliminer sa douloureuse insatisfaction d'être.
Le secret, le mystère créent constamment de l'invisible et de la surnature. Cela opère partout comme en témoigne le développement de sociétés secrètes de par le monde. Cela permet aussi de créer des distinctions, de fabriquer des élus satisfaisant la soif de reconnaissance et tendant à abolir l'insatisfaction. C'est aussi l'instauration d'un lieu où peut se fomenter un complot qui vise toujours à entraver le libre développement des hommes, des femmes et, donc encore une fois, à réactiver leur insatisfaction.
Avec le sacré, le numen, provoquant fascination et effroi comme l'a écrit Rudolf Otto, nous sommes encore plus profondément dans l'invisible. C'est le moment de la coupure de continuité qui s'impose comme un mystère, une mise en enfermement33. L’accès à la plénitude est recherché grâce à la mystique et à la transcendance pour en définitive abolir radicalement l'insatisfaction.
L'invisible est en quelque sorte projeté dans l'individu et c'est ce qui est nommé inconscient. C'est aussi ce qui est caché, qui contient un secret et donc la dynamique se répète avec les hyptostases de conscience et d'inconscient. La transformation du second en la première permettrait d'annihiler l'insatisfaction.
Une forme de manifestation inconsciente du numen c'est le culte de l'énorme, à partir de la fin du XIX° siècle suivi d'un développement considérable de nos jours, parce qu'il suscite fascination et effroi qui génèrent la mise en dépendance.
Avec le développement de la science - moment important dans le mouvement de séparation - il semblerait que l'idée d'une surnature et son contenu soient abolis, tout en mettant en évidence l'importance de l'invisible, de ce qui n'est pas accessible immédiatement par nos sens. En fait, les résultats des recherches scientifiques sont utilisés pour réactualiser ce qu'on pourrait dénommer la dynamique occultiste. C'est particulièrement évident en ce qui concerne les apports de la physique quantique. Ce constat est important et non la question de savoir si c'est valable ou pas, car il nous renvoie inévitablement à la tentative d'abolir l'insatisfaction. Celle-ci s'opère de façon plus percutante, évidente avec le transhumanisme et la recherche de la réalisation de l'homme augmenté grâce au développement de l'artificialisation et de la virtualité permises par les acquis de la science et de la technique34. Toutefois il n'est pas dit que l'accès à un stade au-delà de l'humain abolisse toute naturalité et que le résidu de celle-ci ne réimpose pas l'empreinte de l'insatisfaction et donc la spéciose et l'impossibilité de sortir de la dépendance d'entités ou d'hypostases. Quoi qu'il en soit la virtualité tend à remplacer la surnature et à se peupler elle aussi d'une foule d'entités aidant l'espèce, de plus en plus spéciosée, à accomplir son procès de vie.
Un moyen d'éliminer l'insatisfaction, et plus généralement les affectations, c'est de faire le vide en soi ce qui, d'une certaine façon, revient à recourir à la surnature comme c'est proposé par diverses spiritualités. Dans ce cas aussi ce qui m'importe ce n'est pas leur validité ou non, mais le "problème" qui doit être résolu: l'insatisfaction liée à l'incomplétude engendrée par la coupure de continuité et à l'insatisfaction qui en découle, induisant inconsciemment une puissante nostalgie de ce qui fut avant celle-ci, composante de l'entité psychique hantant l'espèce.
E. La répression
J'ai déjà longuement traité ailleurs de celle-ci tant en ce qui concerne la répression parentale que celle sociale: Glossaire, un article simple pour ainsi dire introductif: Répression et psychose, et Données à intégrer. Je ne rappellerai que les données essentielles.
Elle constitue la composante fondamentale du comportement d'Homo sapiens se séparant de la nature. Il ne peut être que réprimant-réprimé, d'où la nécessité constamment renouvelée, actualisée, d'une instance supérieure dominante, réprimante et d'une instance inférieure, dépendante, réprimée. Et cela peut même s'affirmer au niveau organique, même si ce n'est vraiment effectif qu'au niveau de la représentation, ainsi de la dominance cérébrale: le cerveau droit assurant la répression sur tout l'organisme. En fait elle a un impact énorme sur lui et une étude serait nécessaire pour mettre en évidence les transformations physiologiques induites par la spéciose. Pour le moment je me limiterai à la question de la posture que j'ai déjà abordée ailleurs. La volonté d'imposer une station érigée parfaite, qui serait le signe de la maturité et de la sortie de la dépendance, aboutit, au repos, à une rigidification de la station debout ce qui exige une tension. En fait au repos, debout, les genoux doivent être légèrement pliés réalisant deux ressorts qui facilitent le démarrage du mouvement qui va suivre. En effet la station droite parfaite se met en place lors du mouvement et non au repos.Cela ne peut pas ne pas avoir des conséquences sur le développement de l'individu. Inconsciemment cela induit: exister c'est être tendu.
Les notions de dépendance, d'ennemi s'imposent pour justifier la répression, que ce soit d'un être humain, d'un être vivant non humain ou même d'une chose dans le cas de la psychose. Elle implique une autre structuration de l'espèce qui s'organise en fonction de la répression.
La nécessité constante de la réactivation de la menace se pose comme condition de la perpétuation de la répression, et celle-ci doit toujours être renouvelée pour maintenir la séparation, la parachever ou l'adapter, de même qu'elle structure le refus et la séparation.
Le progrès s'impose de plus en plus comme répression de la naturalité de l'espèce et affirmation de la virtualité, de l'artificialité. On aboutirait à la pleine obsolescence de Homo sapiens si on allait jusqu'au bout de son développement sans parvenir à résoudre son problème: une angoisse inconsciente, car le progrès consiste aussi en une fuite de celle-ci.
F. Compensation et autonomisation
Ce sont des phénomènes qui dépendent des précédents et n'ont pas d'autonomie intervenant en fait dans la pleine réalisation de ce au sein de quoi ils opèrent en permettant qu'ils se perpétuent de façon limitée (compensation) ou totale (autonomisation). Ainsi on peut considérer le détournement comme relevant de la compensation: le détourné compensant ce qui a été réprimé. On peut le concevoir aussi comme une greffe sur un phénomène naturel.
Le phénomène de la perte s'initiant avec la séparation, entraîne en compensation le désir de tout collectionner (l'homme est un collectionneur), de tout conserver et, de ce fait, la multiplication des musées. Toujours en rapport à la séparation, à la coupure, a surgi le besoin d'enracinement, de sédentarité, d'acquérir un lieu de protection. En retour cela sera compensé par le désir de voyager. À travers ces divers mouvements l'espèce exprime en fait son inquiétude de ne pas trouver une place dans la nature et de devoir errer.
La représentation est ce qui permet le mieux de compenser, et tout le procès de connaissance opère en vue de cela, que ce soit la littérature, la philosophie, la religion, l'art, la science en tant que telle mais aussi grâce aux réalisations techniques qui lui sont liées aboutissant à la mise au point de médias très puissants: cinéma, télévision et surtout l'ordinateur car avec le numérique il est possible de tout représenter et donc compenser. À partir de là on n'a plus une simple compensation mais une autonomisation qui débouche dans la virtualisation et l'artificialisation qui tendent à abolir ce qu'il fallait compenser et résout le problème de trouver une place et celui d'échapper à la dépendance. Ce faisant la naturalité de l'espèce est grandement réduite et elle court le risque l'extinction.
Étant donné que la répression fait énormément appel aux phénomènes conscients, en compensation le domaine inconscient s'accroît d'autant. L'ensemble forme la spéciose.
G. Recouvrement et Déversement
Ce sont des phénomènes ayant les mêmes caractères que les précédents.
L'insuffisance de la compensation entraîne la nécessité du recouvrement: activité consciente qui, inconsciemment, vise à masquer tout le vécu traumatisant, à tendre à ce qu’il tombe dans un total oubli. Fondamentalement cela se caractérise par le recours à la pratique du comme si: faire comme si la coupure n'avait pas eu lieu et s'adapter aux nouvelles conditions de vie. En même temps pour combler le vide ainsi créé, le "dire" se déploie énormément avec les diverses mythologies qui racontent les émotions, les traumatismes, la quette d'une origine, etc, de façon parfois incantatoire. L'espèce a recouru fondamentalement à la pensée et au langage verbal; ce qui lui a permis de survivre, à ne pas se contenter de l'immédiat et à accroître la réflexivité mais en se coupant de plus en plus de sa naturalité.
Le recouvrement implique une rétention de ce qui l'a provoqué mais qui a tendance à se réimposer (rejouement) engendrant une accumulation de tensions qui chargent les diverses fonctions vitales rendant leur accomplissement difficile. Ainsi la sexualité devient un moyen de libérer des tensions, ce qui la dénature en partie et ne permet pas aux individus de vivre pleinement l'immédiateté, la concrétude, la continuité et réactive l'insatisfaction. Recouvrir suscite son complémentaire: découvrir les choses cachées, les mystères, forme de détournement qui accroît l'errance de l'espèce.
La libération des tensions est un déversement qui acquiert une ampleur considérable avec les émeutes35, les révolutions et surtout les guerres, qui sont plus nombreuses, voire constantes, mettant en évidence l'essentialité de l'inimitié pour l'accomplissement d'un procès de vie spéciosé.
Le recouvrement conduit à la limite à s'autoéliminer (obsolescence), mais aussi à simuler.
Donner vie à la doublure engendrée par le recouvrement conduit à une dynamique de type schizophrénique qu'on peut envisager également comme la superposition de deux êtres plus ou moins contradictoires. C'est aussi l'accroissement de l'ambiguïté que l'espèce ne parvient pas à éliminer.
H. Substitution
Opération par laquelle un phénomène naturel est remplacé par un ersatz de celui-ci tant en ce qui concerne l'espèce que la nature.
Compensation et autonomisation ainsi que recouvrement aboutissent en définitive à la virtualisation c'est-à-dire à la substitution de la naturalité par l'artificialisation, qui est un phénomène de grande amplitude ayant une lointaine origine car, par exemple, être domestiqué c'est déjà être substitué. En effet si elle se manifeste pleinement de nos jours, elle a une très lointaine origine car elle existe, dans l'intentionnalité, dés l'initialisation de la mise en branle de l'errance.Ainsi on peut considérer que d'une certaine façon la surnature se substitue à la nature dans les théocraties et même dans d'autres formes de gouvernement, dans celui opérant dans le mode de production féodal par exemple, pour imposer une dynamique artificielle. Ceci est cohérent avec le fait que tout État tend à définir l'Homme, premier moment de la manipulation
La substitution est la concrétisation achevée de la simulation qui s'accompagne de la transformation des hypostases en réalités concrètes et le dépassement du comme si. Elle est le parachèvement de la dynamique de l'intervention en germe dés la coupure d'avec le reste de la nature.
Dans la dynamique de
la spéciose, se place en dernier la substitution qui,
artificiellement, permet de réimposer une continuité qui était visée
mais non atteinte dans les phénomènes
précédemment étudiés. Elle fut tentée
par la magie, la religion36,
l'art (particulièrement l'architecture), la philosophie, enfin
par la science. En ce cas on a un nouvel accord geste-parole par
réalisation grâce à la technique de ce que pose
la mégalomanie: l'autonomisation, la mise hors dépendance,
par l'intermédiaire de l'innovation pour l'innovation et
l'escamotage de la séparation, comme si elle n'avait jamais
existé.
Indiquons quelques moments: le mouvement économique permet à la monnaie de se substituer à la confiance; l'échange remplace la participation et rend possible la réalisation du procès de vie. Le mouvement de la valeur puis du capital avec la formation du marché crée un monde mercatel qui tend à se substituer à la nature. L'autonomisation de la forme capital parachève, avec la virtualisation, le phénomène antérieur. Corrélativement l'importance de l'affectivité diminue comme celle de la sensibilité. La substitution permet l'enfermement complément de la fuite de la dépendance. Elle affecte simultanément la nature qui est minéralisée comme enfermée dans une carapace limitant ses possibilités de vie et la surnature remplacée par la virtualité formant un surmonde.
Toutefois la substitution la plus néfaste pour tout le procès de vie de l'espèce c'est celle de l'haptogestation par un ensemble de pratiques nécessitant pour s'implanter une séparation toujours plus grande de la mère et de l'enfant. C'est là que s'enracine la perte de l'immédiateté, de la concrétude, de l'évidence d'être, de la sensibilité, qui fonde la spéciose.
La substitution de la réalité par un ensemble de fantasmes est beaucoup moins dangereuse mais engendre une difficulté d'intervenir au sein de celle-là.
Les deux phénomènes opérationnels essentiels de la spéciose se présentent comme la séparation (ouverture de possibles et création, réflexivité ) visant à échapper à la dépendance, et la substitution (prépondérance de la technique) visant à l'éliminer mais où les objets en viennent à remplacer les hommes, les femmes, comme si ceux-ci et celles-ci s’avéraient, à cause d'un reste de naturalité, incapables d'assurer leur procès de vie.
Le procès de séparation atteint non seulement l'individu en lui-même mais ses fonctions, ainsi, par exemple, en ce qui concerne l'intelligence. Elle en vient à être fragmentée en diverses intelligences alors qu'elles font partie d'un seul et même phénomène: la pensée qui se présente comme une exsudation de tout l'être de l'espèce à partir de l'affectation, en passant par l'émotion, la sensibilité, jusqu'à la réflexivité. Ces intelligences peuvent entrer dans une combinatoire qui permet la réalisation d'une substitution en reconstituant un tout37.
La fragmentation de l'individu peut correspondre à un phénomène de réduction de celui-ci afin d'offrir moins de prise à l'affectation insupportable de l'angoisse de ne pas pouvoir accomplir spontanément son procès de vie et signale l'insuffisance de l'enfermement.
La substitution continue opérant sur des siècles, aboutit actuellement non seulement à la disparition, comme A. Leroi-Gourhan le prévoyait dés 1965, de Homo sapiens en tant qu'espèce zoologique, par élimination de la naturalité et la minéralisation de la nature et son homogénéisation38, mais l'espèce artificialisée devenue elle-même obsolète, que ce soit celle transformée par les manipulations biologico-médicales (la vie médicalement assistée39), que celle dérivant de l'utilisation de l'informatique car inévitablement dépassée par les machines et l'intelligence artificielle. Elle redécouvre ce qu'elle avait essayé de conjurer et de fuir: le risque d'extinction et, consécutivement, la menace40. qui n'est pas seulement celle du risque d'extinction qui s'impose en premier, mais celle de la dépendance qui en est la conséquence. D'où la dynamique visant à dépasser celle-ci pour pouvoir affronter celle-là, la primordiale, grâce au développement technico-scientifique. Mais là s'opère un rejouement constant. Au départ les inventions apparaissent libératrices et permettent aux hommes, aux femmes, de mieux accomplir leur procès de vie, mais ultérieurement ils et elles en deviennent dépendants et dépendantes comme cela s'est produit dans le cas de la communication. La radio, la télévision, l'ordinateur, sont apparus au départ comme des médias de la libération. Actuellement ils sont devenus des supports de mise en dépendance et, avec les divers téléphones mobiles, suscitent une addiction au numérique41 . Ce n'est plus une infantilisation, mais une mise en esclavage. Ce qui est cohérent puisque l'enfant a longtemps été considéré comme un esclave. C'est un phénomène général. Il concerne toutes les activités de l'espèce et cause en même temps une grande destruction de la nature. Mais il y a plus, non seulement il y a rejouement de la mise en dépendance mais il y a régression. Le désir d'aller vite, d'échapper aux contraintes de l'espace et du temps a suscité la mise au point d'engins automobiles privés, souvent individuels, qui par suite de l'accroissement du trafic routier et de l'expansion de l'individualisme, ramènent leurs conducteurs et conductrices à un immobilisme lors des énormes embouteillages qui sont fréquents. Ainsi sortir de la dépendance en devenant un individu autonome se déplaçant selon son bon plaisir conduit à un résultat contraire, sans compter les conséquences négatives sur le plan physiologique. Pour échapper à ce devenir maléfique l'espèce a recours à la substitution.
On peut préciser encore ce devenir en faisant remarquer que manipulations biologico-médicales comme celles permises par l'intelligence artificielle, découlent de l'utilisation de l'information, donnée extraite du réel, autonomisée, permettant une manipulation infinie et que de ce fait la substitution est le résultat de celle-ci opérée sur des siècles, une mise en forme - une information - qui est la spéciose.
Tout
est advenu comme si l'espèce avait tenté de compenser
depuis le début un déséquilibre, un trouble, de
se libérer d'une entité
psychique, grâce à cette mise en forme.
Dans cette dynamique on peut considérer qu'actuellement
l'informatique en vient à être le support pour dire,
traduire cette entité42.
Tandis que le capital, plus précisément sa forme autonomisée et
anthropomorphisée est le substitut de l'être humain, son être spéciosé.
Phénoménologiquement,
la spéciose se manifeste à travers la séparation, l'inimitié,
l'ambiguïté, l'insatiabilité, la mégalomanie déterminée par la coupure
de continuité, le refus de la dépendance et de la culpabilité, la haine
de soi, l'enfermement, la solitude et, finalement, la folie, une
forme d'extinction.
Pour échapper à la menace de celle-ci, grandement intériorisée, on doit recourir à une inversion qui peut advenir à la suite du retour du refoulé mais aussi à la suite d'une obligation de mettre fin à la séparation d'avec la nature, à sa destruction43, qui se manifestera comme une forme de répression engendrant une ambiguïté dont il faudra éviter d'être affecté; de même qu'on ne pourra pas accepter des formes communautaires, infestées d'immédiatisme, proposées comme formes de survie.
L'inversion, contenu du devenir à Homo Gemeinwesen44, doit se réaliser dans la pleine affirmation de la communauté au sein de l'espèce comme au sein de la nature.
Camatte Jacques
Juillet 2020
1 L'hominisation et les sociétés de chasseurs-cueilleurs de Jean-Jacques Hublin dans Une histoire des civilisations sous la direction de Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia, Alain Schnapp.
2 De nos jours hommes et femmes sont des êtres de moins en moins mobiles. Ils et elles compensent cela en se déplaçant de façon frénétique à l'aide d'engins divers. D'une part, ils, elles se détruisent, car la sédentarité extrême est cause de toutes sortes de maux jusqu'à ce qu'on peut nommer l'ankylose cérébrale et, d'autre part, ils et elles détruisent la nature. De même qu'ils et qu'elles s'éloignent de leur naturalité, ils et elles détruisent la nature, le fondement de cette dernière.
3 Je n'insiste pas sur ces nouvelles données ayant déjà abordé la question dans Données à intégrer. Je précise que je ne suis ni scientiste ni un contempteur de la science, mais que j'utilise les résultats des recherche scientifiques. C'est dans l'interprétation que s'infiltre la spéciose, sans oublier que dans biens cas cette recherche est "commandée" par cette dernière.
4 Cf. La saga de l'humanité, in N° 94, janvier-mars 2017 de Pour la Science. Ce texte était déjà paru dans le n°396, octobre 2010 de la même revue.
5 Ceci en négation de la thèse, non totalement rejetée, selon laquelle originellement hommes et femmes sont comme des enfants, autrement dit la thèses d'une acquisition progressive de capacités cognitives.
6 De nos jours il est vrai, il y a une très forte tendance à nier l'existence du phénomène communautaire, car il ne s'agit pas seulement de la communauté "originelle", mais de son existence au cours d'une longue période historique jusqu'à son élimination totale avec le phénomène de la valeur et le mouvement du capital. Nous en tenons compte pour bien percevoir la représentation, l'idéologie, à la suite de la fin du mouvement prolétarien, de l'autonomisation de la forme capital et de la mise en place de la virtualité.
7 Mais les hominidés ne sont pas les seuls à avoir inventé. Ainsi les fourmis l'ont fait pour l'agriculture très longtemps avant nous. En général les capacités cognitives des êtres vivants ont été largement sous-estimées de même que l'importance de leur rôle dans le maintien du procès de vie sur terre. Un changement d'approche théorique et de comportement est absolument nécessaire si l'on veut éviter l'extinction. L'intervention de l'espèce pour réaliser cet objectif doit se limiter en grande partie à ne plus détruire et à laisser l'ensemble des êtres vivants opérer comme ils l'ont toujours fait pour maintenir les conditions de vie sur notre planète.
Le devenir d'homo sapiens, devenir de séparation, le conduit à la solitude qu'il tend à "valoriser" en se posant exceptionnel, presque comme s'il n'était pas, lui aussi, un produit du procès de vie.
8 La question de la dyade se complique du fait que sur la base des dyades naturelles ont été créées des dyades artificielles nécessaires pour traduire le procès de séparation et le devenir dans l'artificialité, ainsi: mal-bien. Plus profondément on peut penser que les dyades sont en relation avec le fait que nous sommes des êtres à symétrie bilatérale; ce qui n'empêche pas que nous soyons aptes à concevoir et même à vire la rayonnance.
9 C'est à la lecture du livre de G. Steiner Les Antigones que cette idée en gestation depuis longtemps a pris forme en moi. J'ai été impressionné par le nombre de traductions de l’œuvre de Sophocle et par le nombre d'Antigones. Il ne s'agit pas seulement donc de traduire ce qu'exposa Sophocle mais de traduire ce que la légende plus ou moins originelle a énoncé. Et toutes les traductions et toutes les adaptations sont intéressantes. Il faudrait avoir le temps de toutes les lire. Ce qui implique la non répression. Les colonialistes se sont moqués de la palabre de leurs colonisés qu'on peut considérer comme l'intégrale de diverses traductions, y dénotant une preuve de leur caractère arriéré, comme J. César le pensait par rapport aux Gaulois. Le temps, nécessaire pour l'unicité et la linéarité de l'interprétation, ne s'est pas encore autonomisé.
Du même auteur Après Babel - Une poétique du dire et de la traduction, Ed. Albin Michel complète et amplifie ce qu'expose le livre précédent.
10 Toutefois au fur et à mesure que l'espèce se sépare de la nature, le phénomène de projection peut permettre la réduction à un processus de mêmification, à faire que ce qui est autre tende à devenir soi, et à initier une dynamique de manipulation et de perte du réel. L'espèce tend alors à s'enfermer.
11 Forme, réalité-effectivité, virtualité, 1995- Mars 1997, Invariance, série V. n°1, Octobre 1997. À l'époque, je n'avais pas encore mis au point le concept de spéciose.
12 Voir Index, page d'accueil du site, ainsi que Interpellation. Le mur sur lequel est inscrite l'injonction symbolise parfaitement l'enfermement. Or depuis longtemps et jusqu'à nos jours, les hommes édifient des murs pour se protéger et exclure.
13 Cela peut servir à une mise en évidence d'un réel inaccessible. "Nous ne cédons au doute septique qu'en nous heurtant au non-réel, au fictif, à l'illusoire, ou quand les objets ne semblent pas se réduire à leur seule structure physique: et si ces cartes de crédit n'étaient pas réellement de l'argent? Et si ces bruits sortis de votre bouche n'étaient pas réellement une promesse? Notre entourage matériel n'est pas à l'abri: je suis assise sur cette chaise, devant cette table; je vois par la fenêtre le ciel et des immeubles. Et je crois que toute personne normalement constituée a la même expérience. Mais, à la réflexion, quelle est la couleur de cette table? Car elle change selon l'angle de vue, à la lumière du jour ou à celle de la lampe. Un daltonien ne la verra pas comme moi. Est-ce bien sûr que la couleur soit inhérente à la table. Très vite surgissent deux questions: quelle sorte d'objet peut bien être cette table? Existe-t-il une table réelle?
Cette distinction entre apparence et réalité dicte depuis l'antiquité une distinction des domaines et des méthodes d'investigation du réel". Claudine Tiercelin, Qu'est-ce que la réalité? Sciences et Avenir, n° hors série, décembre 2002, pp. 20-22
14 Françoise Héritier a utilisé ces concepts pour expliquer les rapports de parenté. L'interdiction de l'inceste permet d'éviter la trop grande proximité (trop grande ressemblance), celui de l'éloignement (excès de différence) pour éviter les conflits.
15 Ici, comme en d'autres cas, il ne s'agit pas seulement de données fondatrices de la spéciose mais aussi de modalités de réalisation de celle-ci
17 Andrew Solomon, Les enfants exceptionnels - La famille à l'épreuve de la différence, Ed. Fayard, 2019, titre original: Far from the tree: Parents, Children, and the search of identity, 2012. À noter que le titre original situe mieux le problème: la recherche de l'identité.
Au début de son livre il affirme: "Ce que l'on appelle la reproduction n'existe pas. Lorsque deux personnes (à noter la neutralité) décident d'avoir un enfant, elles se livrent à un acte de production..." p.11 Avec la production on est en plein dans la spéciose, dans la coupure de continuité totale. Puis il distingue deux identités. "La transmission intergénérationnelle de l'identité explique que la plupart des enfants partagent avec leurs parents au moins quelques traits. Ce sont là des identités verticales." p.12
"Cependant, un individu possède souvent un trait inhérent ou acquis qui est étranger à ses parents, l'obligeant par conséquent à acquérir une identité auprès d'un groupe de pairs. Il s'agit là d'une identité horizontale. Ces identités horizontales peuvent être la manifestation de gènes récessifs, de mutations aléatoires (en ce cas il y a plutôt verticalité, n.d.r), d'influences prénatales, ou bien de valeurs et de préférences qu'un enfant ne partage pas avec ses géniteurs. L'homosexualité est une identité horizontale." À partir de là il expose tout ce qu'il a souffert d'être homosexuel jusqu'à ce qu'il accède à la conception, et à la vivre, que l'homosexualité n'est pas un handicap, mais est une identité horizontale.
Comme il veut vivre le procès de vie naturel qui implique d'avoir des enfants, il est amené à recourir à la procréation médicalement assistée. Là ce fut bien, en fait, une production et non une reproduction, où "deux personnes" désirent avoir un enfant, car cela a mobilisé "l'aide" de trois autres: donneuse d'ovule, locatrice d'utérus, opérateur ou opératrice de l’insémination, augmentant la dimension "horizontale" de la production avec une succession de coupures et de dépossessions. Andrew Solomon ne se pose pas la question de savoir si tout cela ne peut pas être cause d'handicaps à transformer en identités horizontales et ce, sans fin. La procréation médicalement assistée met l'espèce dans la dépendance et l'assistanat, ce qui conduit à son obsolescence, au nom de "c'est pour ton bien".
19 Peau noire, masque blanc, ceci se trouve à la dernière page de son livre dans le contexte suivant: "Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s'écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s'engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné et noyé dans la contingence. Le malheur de l'homme est d'avoir été enfant".
20 C'est le cas à l'heure actuelle avec la pandémie de covid-19. À une échelle plus réduite on constate que les nations vivent toutes sous une menace. Le cas des USA est exemplaire. Depuis leur indépendance, ils ont connu la menace indienne, celles britannique, française, espagnole, qui entraînent un isolationnisme à la fin du XIX°. Mais cela reprend au cours du siècle suivant avec la menace de l'Union Soviétique. De nos jours il s'agit du terrorisme islamiste et même de la Chine.
D'une certaine façon on peut considérer que le Brexit correspond à la fuite d'une menace.
21 Dans la tradition marxiste c'est une affirmation importante. Bordiga écrivit un petit article fort intéressant: À Janitzio on n'a pas peur de la mort. L'on m'a rapporté que ce texte fut lu lors de l'enterrement de Roger Dangeville, fervent bordiguiste, comme celui-ci l'avait désiré.
22 Cf. les travaux de Jean Bottéro concernant Sumer et particulièrement: L'écriture, la raison et les dieux, Ed. Gallimard.
23 Comme cela s'effectue de façon explosive en Israël. Cf. en particulier La stratégie du choc de Naomi Klein. Voir également, à la suite, le point M4 .
24 "Je ne peux pas nier l'existence de celui-ci (le virus) mais je dirai qu'il révèle l'existence d'une entité psychique, se manifestant inconsciemment, un mal interne à l'espèce dont elle essaie tout autant inconsciemment de se libérer." Instauration du risque d'extinction (fin du texte).
25 Cf. particulièrement Données à intégrer, mais ils sont en fait abordés dans l'ensemble de notre étude. En conséquence je n'indique que l'essentiel.
26 À ce propos voir: Le crépuscule de Prométhée - contribution à une histoire de la démesure humaine, Ed.Mille et une nuits, De François Flahaut. On y voit comment le recours à la transcendance permet l'affirmation de la mégalomanie.
27 La pandémie actuelle du covid-19 a contraint à mettre en vigueur une distanciation entre les divers individus qui est en fait l'épiphanisation de quelque chose de masqué, voilé: la séparation et l'inimitié. En conséquence on peut dire que d'une façon ou d'une autre cette pandémie persistera tant que ces deux phénomènes ne tendront pas à être éliminés au cours d'une inversion de grande amplitude.
29 Ainsi j'ai proposé La séparation et l'immense refus mais j'ai dû réfléchir sur tout ce que cela impliquait en étudiant le développement de la société dominée par le mouvement du capital et j'ai accédé à l'affirmation que refuser et abandonner étaient insuffisants et qu'il fallait que se dévoile un autre devenir grâce à l'inversion.
30 Mary Douglas dans son livre De la souillure, Ed. La Découverte, met fortement en évidence ambiguïtés, ambivalences, les dangers qu'elles engendrent et les pratiques contradictoires pour y échapper. À ce sujet le titre anglais est plus expressif: Purity and Danger. On y trouve aussi une une mise en évidence importante de la puissance de la menace qui se trouve à la base de tous ces phénomènes.
31 Cf. Les chamanes de la préhistoire. Transe et magie dans les grottes ornées, de J. Clottes et David Lewis Williams, Ed. Le Seuil, 1996 et L'esprit dans la grotte - La conscience et les origines de l'art de David Lewis Williams, Ed. du Rocher, 2003 pour la traduction française.
32 Publié aux Editions Seghers, 1983. Ce livre est particulièrement intéressant en ce qu'il traite tous les thèmes fondamentaux: la grande tradition de la gnose, les mystères de la Kabbale, l'arithmosophie, l'alchimie triomphante, la conquête de l'avenir par les arts divinatoires, la médecine hermétique et la thaumaturgie, les communications avec l'invisible, la magie sexuelle. Il semble que la magie soit l'autre mot pour désigner la philosophie occulte: "Pas de magie occidentale sans l'héritage de la magie assyro-babylonienne, je l'admets à condition que l'on ajoute: pas de magie occidentale sans la fondation du christianisme, dont elle fut tantôt la contestation, tantôt l'interprétation surérogatoire." p.19 En définitive elle est très ancienne et l'auteur, nous l'avons vu, pose la magie comme constitutive de l'esprit humain.
À noter que l'alchimie s'est aussi développée en Inde et en Chine, où elle fut surtout pratiquée par les taoïstes.
34 Cette recherche est peut-être liée aussi à la perception inconsciente de la perte au cours des millénaires de capacités "extra-sensorielles" devenant caduques avec l'auto-domestication de l'espèce.
35 Cf. à ce sujet Émeute . La même approche peut être faite en ce qui concerne l'ensemble des manifestations à l'échelle mondiale en rapport à l'assassinat de George Floyd. C'est un support pour dire l'intôlérabilité d'être séparé de la Gemeinwesen et l'impossibilité de continuer à subir la séparation.
36 À la lecture des 108 Upanishads, j'ai été amené à envisager que le yoga est une dynamique visant à substituer l'être limité de l'adepte (corps et esprit) par un être libéré. Pour fonder cette approche une investigation profonde s'impose. On peut s'interroger aussi sur diverses constructions spiritualistes où il y a tentative de spiritualiser la matière, où l'esprit tend à être substitué à celle-ci. Dans tous les cas cela signale qu'à la base il y a une insatisfaction profonde.
37 Howard Gardner dans Les intelligences multiples Ed.Retz, définit l'intelligence "comme la faculté de résoudre des problèmes ou de produire des biens qui ont de la valeur dans une ou plusieurs cultures ou collectivités." (p. 29). Il précise; "Les biens vont des théories scientifiques aux compositions musicales en passant par les campagnes politiques victorieuses." (p..35) C'est une définition utilitariste dépendante du but visé: une meilleure évaluation - "une nécessité absolue" (p.52) - plus personnalisée de l'individu (enfant ou adulte). La deuxième partie du livre lui est consacrée. Il a d'abord distingué sept types d'intelligence: linguistique, musicale, logico-mathématique, spatiale, kinesthésique, intrapersonnelle, interpersonnelle, puis il a ajouté: naturaliste, existentielle ou spirituelle et s'est interrogé sur l'existence d'une intelligence morale. Enfin, il considère que "C'est par la combinaison de nos intelligences que nous différons tous les uns des autres." (p. 34)
Ce thème des intelligences multiples préoccupe un grand nombre de théoriciens, psychologues, éducateurs,etc...
38 C'est-à-dire la perte de diversité à cause de la destruction des biotopes, de la déforestation, de la pollution, phase exacerbée de la disparition des terroirs, des topos qui fondaient les individus et où ils s'enracinaient, contribuant ainsi au développement de l'indifférenciation au sein de l'espèce. La perte de l'accent - qui est lié à la qualité de l'air comme l'a montré A. Tomatis - en est un symptôme éloquent.
39 Cela nous fait irrésistiblement penser à la phrase de K. Marx maintes fois citée: "La mort n'est-elle pas plus désirable qu'une vie qui ne serait qu'une simple mesure préventive contre la mort", et au fait de l'existence d'une ambiguïté certaine vis-à-vis de celle-ci ce qui retentit sur la conception de ce qu'est la vie...
40 "Elon Musk, gourou de Tesla nous avertit que les machines parvenues à un degré de perfection, en mesure de s'autorépliquer, grâce aux progrès de la cybernétique, peuvent percevoir l'homme comme une menace et tenter de l'éliminer". Intelligence artificielle. Vallée inquiétante de Roberto Pecchioli, article faisant partie d'un dossier De Kleist à Anders la "honte prométhéenne", Il Covile n° 535. Ainsi l'homme se projette dans la machine pour dire ce qui le tourmente signalant encore plus sa dépendance.
41 Dans le n° de juin 2020 de La Décroissance est paru un article très révélateur à ce sujet: La pandémie du numérique qui est une interview de Philip Pongy auteur d'un ouvrage: La Cyberdépendnce, Pathologie de la connexion à l'outil internet (Sauramps médical, 2019). Extrait de l'interview: "D'un point de vue clinique, internet remplit à la lettre les sept critères de l'addiction: le besoin compulsif de se connecter, la satisfaction immédiate , le symptôme de manque, le phénomène de tolérance qui implique d'augmenter la durée et la fréquence de la connexion, la dépendance, les réactions défensives de déni et la centration - c'est-à-dire que l'outil devient un objet de focalisation, il assiège la pensée et toutes les représentations mentales, à telle enseigne que le langage est lui-même infiltré." Au départ de l'énoncé on a encore manifestation d'une certaine naturalité car se connecter est un ersatz de recherche de la continuité et, à la fin, on se trouve en pleine substitution.
42 Voir de Mark Alizard Informatique céleste, Ed. puf. Voici comment Thomas Lepeltier commence la recension de ce livre dans Sciences humaines, mai 2017: "Ce n’est pas l’humain qui a inventé l’informatique, c’est l’informatique qui a créé l’humain. Ainsi pourrait se résumer la thèse du philosophe Mark Alizart..." Ceci me parait fort juste mais ne signale que le moment initial d'une dynamique puissante: le renversement qui se poursuit par le détournement et finit par la substitution. En s'ouvrant pleinement à ce que dit l'auteur on peut accéder à la manifestation totale du désir de substitution concernant non seulement l'espèce, mais la nature et le cosmos, signalant l'insatisfaction profonde de l'espèce. La dynamique de l'auteur est de traduire toute la réalité humaine, naturelle, cosmique en langage informatique et de pouvoir à partir de là manipuler pour substituer.
43 Cela apparaît déjà dans certaines mesures envisagées pour sortir de la crise liée à la pandémie du covid -19: obliger les gens à abandonner leur mode de vie néfaste à la nature sans remettre en cause le fondement: l'inimitié.
44 En ce qui concerne le mot gemeinwesen nous renvoyons à nouveau au Glossaire, en rappelant que nous l'avons adopté en lieu et place de communauté, que nous employons également, mais qui manque de la dimension du devenir que contient le mot allemand et de la dimension d'intégration dans la nature, ce qui est vrai aussi pour d'autres mots allemands signifiant eux aussi communauté, tels Gemeinschaft ou Gemeinde. En revanche Gesellschaft intégrant lui aussi l'idée de commun et qui signifie société en français, implique l'existence de l’État, d'une médiation tendant à organiser le "commun" et donc à exercer une répression pour le bien de ce dernier.