AMOUR
OU COMBINATOIRE
SEXUELLE
Le point de départ des
quelques réflexions qui suivent est la lecture du livre de Mario Mieli Elementi di critica omosessuale, Einaudi,
Torino, 1977[1].
Cet ouvrage présente un grand intérêt parce qu’il exprime avec netteté
et sans
dogmatisme un certain nombre de thèses sur la sexualité, ce qui permet
en les
affrontant d’opérer une approche de cette question, en ajoutant tout de
suite
que pour moi la question essentielle ce n’est pas la sexualité mais
l’amour.
L’autonomisation de la première exprime de façon percutante la
déchéance à
laquelle est parvenue l’humanité occidentale.
Comme le soulève M. Mieli il
est difficile de dire ce que sont vraiment homme et femme, leur nature,
surtout
du point de vue de la sexualité du fait même de l’antique répression
sexuelle
que nous avons en nous et derrière nous. Comment parler sérieusement de
la
sexualité et en décider de façon assez « absolue »
quand la femme a
été esclavagisée depuis si longtemps et que la société n’a pu se fonder
et se
développer que sur sa domestication-réduction? Kate Miller
dans La politique du mâle a
montré, par
exemple, à quel point était absurde l’idée d’une appétence sexuelle
moins
grande chez les femmes. Ainsi il semble qu’il soit difficile d’affirmer
que
l’homosexualité est inhérente à l’homme et à la femme. Je préfère me
réserver
sur l’avenir pour en décider d’une façon plus
« absolue ».
Je pense qu’il est difficile
de trouver un enracinement de l’homosexualité chez les animaux. Il ne
semble
pas qu’il y ait chez eux de véritable acte sexuel entre éléments du
même sexe.
L’intromission est rarement signalée. Les ébauches d’accouplement
peuvent être
diversement interprétées. Chez les primates, les éthologues ont mis en
évidence
que «les manifestations stéréotypées de puissance
d’un mâle dominant
provoquent fréquemment chez le mâle dominé une position de
sollicitation de
caractère homosexuel, qu’il y ait ou non intromission» (Luc
de Heusche, Introduction à une ritologie
générale, in
L’Unité de l’homme, Le seuil, pp.
684-685). Dans ce cas ce qui serait déterminant ce n’est pas
l’homosexualité
mais la relation de dominance, dans la mesure où l’on accorde une
valeur réelle
à cette représentation des rapports entre animaux. Il en serait de même
de
l’homosexualité humaine: «Or, Devereux a avancé à
propos de
l’échange des femmes une hypothèse qui mérite attention. Il y aurait
dans
l’acte d’échange des sœurs une forte composante homosexuelle.
L’alliance
matrimoniale est «avant tout transaction entre hommes à
propos des
femmes». Dès lors, l’alliance entre les mâles et les femelles
ne
serait-elle pas tout bonnement la transformation adaptative (utile à
l’espèce)
de relations homosexuelles déjà "ritualisées" (au
sens
éthologique)… » (p. 685).
Ainsi on «enracine
l’acte fondateur de l’ordre culturel dans un ordre naturel déjà
fortement
cérémoniel. À cet égard la socialisation authentiquement humaine ne
serait plus
qu’une question d’accentuation : nouveau cérémonial, le don de
la sœur, se
substituant au don de soi. Mais cette fois, et pour des raisons
obscures
étroitement liées à cette autre obscurité qu’est l’émergence du
langage, la
communication devient réciproque,
alors que les gestes-signaux des primates semblent bien être à sens unique. Bien que cette différence
soit capitale, il n’y a pas loin de l’affrontement cérémoniel des mâles
chez
les primates à l’alliance matrimoniale des hommes, si l’on veut bien
considérer
que celle-ci transforme un ennemi ou rival en partenaire maintenu à
distance
comme s’il s’agissait d’un dangereux empoisonneur» (p. 685).
Ceci implique que les anciens
hommes et femmes ne connurent en guise de sentiment que la domination,
dans son
effectuation de dominant-dominé; ce qui me semble excessif.
L’amour
devait donc s’affirmer contre cette relation sociale. Il s’agit alors
de
comprendre comment il est né, dans la mesure où il n’est pas une donnée
innée,
absolument naturelle, l’amour en tant que choix d’une autre ou d’un
autre. Dans
L’émergence de l’homme, Pfeiffer
part
de la constatation suivante: «L’homme est le seul
mammifère chez
lequel le rut a entièrement disparu. Ce changement se produisit
probablement il
y a un demi-million d’années parmi les bandes de chasseurs de l’espèce
Homo
erectus». Il en déduit que «la réceptivité sexuelle
prolongée de la
part des femelles servit aussi à augmenter leur attrait pour les mâles
et à
contrebalancer le nouvel attrait des associations mâle-mâle».
(éd. Denoël,
p. 135). D’où «L’extension de la possibilité du choix au
moment des relations
sexuelles. Le rut, même tel qu’il est modifié chez les primates non
humains est
absolument hors du contrôle de l’individu». (p. 135).
«Quand les désirs
sexuels passèrent dans une certaine mesure sous contrôle volontaire… il
devint
possible de choisir le moment et le lieu des rapports et, d’une
certaine façon,
la partenaire. La préférence personnelle prit son sens pour la première
fois et
les rapports mâle-femelle se firent plus durables. C’étaient là les
premières
phases de la préhistoire de l’amour, du moins de l’amour au sens
humain. Il se
peut que l’amour homosexuel ait fait son apparition à peu près en même
temps
que l’amour hétérosexuel comme conséquence des associations mâle-mâle
des
bandes de chasseurs, et naturellement comme conséquence du remplacement
du
contrôle hormonal automatique du comportement sexuel par un choix
libre, dans
une certaine mesure, des partenaires». (p. 136).
L’amour naîtrait au moment où
s’ouvrirait un vaste éventail de possibles. Ce qui a pour conséquence
aussi
l’émergence de règles pour les limiter de peur de la
dissolution; de là
les tabous (certains auteurs signalent l’existence du tabou de
l’inceste chez
les primates). Autrement dit même si on affirme l’existence d’un
sentiment
préalable d’amour, l’instauration du mariage va entraîner comme
conséquence que
les êtres humains devront acquérir l’amour contre celui-ci, contre les
règles
sociales. À partir de là on a le lancement d’un double
mouvement:
réaliser tous les possibles et les limiter.
C’est du fait que
l’homosexualité fut parfois considérée comme tabou que M. Mieli tire
l’affirmation du caractère fondamental, essentiel de l’homosexualité.
Toutefois
ce n’est pas absolument sûr, elle peut être un phénomène dérivé.
Dans L’homme et le sacré Caillois
fait les remarques suivantes à propos
de ce qu’il nomme "l’inceste acte d’homosexualité
mystique":
la violation de la loi d’exogamie ne représente donc pas seulement,
comme la
définit Thurnwald, «une infraction sur laquelle repose la vie
en commun;
c’est en même temps l’équivalent exact, sur le plan mystique, de
l’homosexualité. Elle offense à la fois le jus
en lésant la phratrie antagoniste et le fas
en constituant un acte contre nature». (éd.
Gallimard, coll. Idées, p.
100)
«L’inceste n’est pas
qu’un transgression particulière de l’ordo
rerum. Il consiste dans l’union impie et forcément stérile de
deux
principes de même signe. A ce point de vue la violation alimentaire lui
correspond exactement» (pp. 101-102)
«En Nouvelle-Bretagne,
un vieillard comme Gunatuma, explique à un missionnaire que
l’interdiction de
la consommation du totem signifie "purement et
simplement" celle
des relations sexuelles entre les gens de ce totem, car le commerce
charnel est
symbolisé par l’ingestion de nourriture. Indépendamment de ce
témoignage il y a
de nombreuses raisons de penser qu’en effet l’acte sexuel est
constamment
assimilé à une manifestation de voracité». (p. 102).
Tout cela peut s’expliquer
sur la base de la théorie de Lévi-Strauss ou sur celle des Makarius qui
me
semble plus convaincante: le tabou alimentaire déterminant le
tabou
sexuel. Or par glissement, il est bien compréhensible que
l’interdiction de la
rencontre de semblables aille jusqu’à l’interdiction de rapports
homosexuels.
Dans tous les cas, au départ, ce n’est pas l’homosexualité qui
préoccupe les
hommes.
Sur la base même de la
théorie de Lévi-Strauss, il est possible de comprendre une origine
possible de
l’homosexualité: une rébellion contre les contraintes de la
communauté,
contre ses règles qui enserrent l’individu dans une suite d’échanges
dont il
lui semble impossible de sortir. En ce cas l’homosexualité serait une
affirmation de l’individualisation; or à travers le devenir
historique,
on constate souvent cette détermination. Elle manifeste une composante
asociale, un certain refus des rôles.
En faisant un bond jusqu’à
nos jours, cela ne signifie-t-il pas aussi que l’homme, la femme
doivent
détruire leur être social? Ce qui se vérifie à plusieurs
reprises dans
l’histoire au travers de la vaste insurrection plusieurs fois
renouvelée contre
le mariage.
M. Mieli fonde ensuite
l’homosexualité sur la bisexualité des hommes et des femmes. Selon lui,
reprenant sous une autre forme la théorie de Platon à propos de
l’androgyne,
chaque être serait bisexuel. C’est d’ailleurs une théorie déjà affirmée
par S. Freud,
S. Férenczi, etc. Ce qu’il y a de particulièrement intéressant, c’est
que ce
qui fut un mythe (car l’idée d’un être bisexuel originel est très
ancienne)
longtemps considéré comme inconsistant et irrationnel se retrouve à
l’heure
actuelle exposé de façon plus ou moins scientifique. Or biologiquement
il a été
démontré qu’il n’y avait pas une séparation absolue entre les
sexes;
psychologiquement il en est de même. De ce dernier point de vue on peut
dire
que l’on peut avoir des hommes plus réellement femmes que des femmes et
réciproquement (n’y a-t-il pas là une autre raison de
l’homosexualité?).
Toutefois je pense qu’il faille aborder cette question d’un point de
vue plus
ample en liaison avec la bilatéralité, la binarité, le couple.
Autrement dit
dans une première approche, je puis dire qu’il est certain que nous
sommes à la
fois homme et femme, ce qui nous permet d’ailleurs la perméabilité de
l’autre
et fonde l’intuition, puisque nous avons un substrat communautaire,
mais il ne
faut pas que cela soit posé comme deux éléments juxtaposés, comme c’est
le cas
dans la binarité et dans le couple. D’autre part, je pense que
l’ensemble des
éléments féminins-masculins s’ordonne ensuite en chacun de nous selon
la
prépondérance d’un pôle.
En élargissant le champ
d’investigation je pense que grâce à l’amour profond nous pouvons
réellement
vivre l’autre dans sa diversité et, plus encore, vivre d’autres
relations et
récapituler en nous les êtres qui nous ont précédés dans la
phylogenèse.
Leboyer (Naissance sans violence)
met
bien en évidence un procès de régression dans l’amour. À mon avis,
pleinement
vécu, l’amour doit nous faire "retourner" plus que
régresser dans
les autres modalités d’être que nous ne pouvons plus effectivement
actualiser.
S. Ferenczi de son côté
s’éleva à une cosmogonie amoureuse en supposant, dans Thalassa,
que l’on pourrait parvenir jusqu’à percevoir les premiers
moments de la sexualité: lorsque deux cellules se
conjuguèrent pour la
première fois. Or il suppose que cette rencontre fut peut-être un acte
de
nutrition incomplet. L’amour serait un phénomène d’assimilation tendant
à assurer
la permanence de l’être et se réalise finalement à travers un procès où
deux
êtres différents en engendrent un semblable et divers d’eux. Ceci
expliquerait
à quel point, depuis toujours, nutrition et reproduction sont proches
dans le
déroulement de la vie des hommes et des femmes et dans leurs
représentations.
Je dis bien reproduction et non sexualité car il y a un phénomène
nutritionnel
fondamental dans l’établissement de la viviparité chez les mammifères,
de même
en ce qui concerne le lien si étroit entre la mère et ses enfants chez
les
primates. À partir de là il ne s’agit pas de ramener l’amour à la
nutrition,
mais d’être à même de vivre les différents moments du procès amour dans
sa
dimension paléontologique ainsi que sa pleine accession à un mode
divers d’être
tel qu’il doit actuellement s’imposer.
Ainsi ce n’est pas
l’ouverture au-delà du couple homme-femme et par là sa destruction qui
me gêne.
Ce que j’appréhende et qui me trouble, c’est que la théorisation de M.
Mieli
peut être un élément pour fonder l’indifférenciation que le capital
nous
réserve en l’actualisant déjà, ce qui aboutirait à la négation de
l’espèce
humaine.
Celle-ci, au cours des
milliers d’années qui nous précèdent, a connu de graves dangers la
menaçant de
destruction. Dans cette investigation historique j’envisage l’espèce en
tant
que phylum parce qu’en tant que point d’arrivée actuel du mouvement de
la vie,
elle renferme des possibles anciens du fait même de sa non
spécialisation, de
sa non dépendance écologique étroite.
En effet l’espèce-phylum a
risqué la cladogenèse. La dispersion des divers Homo aurait pu
provoquer une
séparation d’ordre écologique et biologique entraînant une spéciation
différentielle. Ainsi le stock génétique se serait fragmenté;
on aurait
eu perte d’énormes potentialités. En réalité, l’interfécondité est
demeurée et
on a eu une série d’espèces englobées dans ce que je nomme
espèce-phylum, en
quelque sorte la syngameion dont parlait Bordiga.
Un autre danger a été la
fragmentation en ethnies tellement différentes d’un point de vue
culturel que
chacune pouvait se poser comme réalisant l’espèce humaine. D’où
d’ailleurs le
fait que chaque ethnie se définissait homme et surtout ne pouvait pas
en
accepter une autre comme réalisant l’espèce, une des causes des heurts
sanglants entre ethnies, et la justification du meurtre d’autres
hommes. Cet
écueil a été évité mais on doit dire que la solution, ethnocide et
génocide,
réalisée au travers de la constitution de nations qui reproduisaient au
travers
de leur antagonisme le danger des ethnies séparées, ne peut pas être
considéré
comme humaine et que l’homogénéisation, dont je parlerai ensuite, ne
l’est pas
non plus.
Un troisième danger fut la
séparation des sexes qui peut être très grave et risqua de faire
éclater
l’espèce. Ceci se produisit surtout au moment où les hommes deviennent
des
chasseurs qui, à cause de leur activité se séparent des femmes,
principalement
au paléolithique supérieur, au magdalénien (pour certains déjà à une
époque
plus reculée, il y a près d’un million d’années, au moment de l’Homo
erectus).
Avec l’invention de
l’agriculture, on a d’une façon assez durable issue de l’impasse. A ce
moment-là la femme reprend une importance essentielle.
Cependant avec la
fragmentation des communautés, avec le déploiement de l’Etat, le
développement
des classes, tous éléments réalisables seulement à la suite et de façon
concomitante à la domestication de la femme (l’invention de la cuisine
a dû
également jouer un grand rôle là-dedans), la séparation des sexes
reprend. Le "mythe" des amazones est extrêmement révélateur à
ce sujet.
Si nous nous reportons à
notre présent, ne peut-on pas poser qu’à la fin de l’arc historique que
nous
vivons actuellement ne devons-nous pas avoir une autre manifestation
des
amazones? C’est bien ce qui se produit avec certains groupes
du mouvement
de libération des femmes. L’humanité court donc le risque d’une
fragmentation.
Cela apparaît nettement sous une autre forme moins militante au sein
d’une
importante fraction de la population étasunienne où, à la suite de la
caducité
des rôles, hommes et femmes ont perdu tout axe de référence et ne sont
plus
capables que d’une haine sexuelle; chacun voulant à tout prix
préserver
son identité et ne pas se perdre dans l’union sexuelle. On peut se
demander si
là il ne vérifie pas la régression absolue (perte de toutes les
déterminations
successives): l’amour vécu comme un acte de
cannibalisme !!
Il y eut ensuite une
séparation moins violente qui a miné la vie de groupes entiers d’êtres
humains.
Ainsi la Chine qui, à partir du moment où elle fut unifiée et devient ce
qu’on a
appelé empire (environ 200 ans av. J.-C.), connut une séparation rigide
des
sexes comme le montre Robert Van Gulik dans La
vie sexuelle dans la Chine ancienne, Gallimard, 1971, qui
pense que la
continuité chinoise est due au fait que « … les chinois ont
prudemment
maintenu l’équilibre des éléments masculins et féminins et cela se
constate par
l’étude dès le début de notre ère» (p. 414). N’est-ce pas la
force de la
communauté qui, en dépit de réglementations sexuelles étatiques, a
permis aux
chinois de subsister en tant qu’ethnie cohérente au cours de quatre
millénaires! Van Gulik met bien en évidence à quel point
l’antique
matriarcat a subsisté derrière le patriarcat et comment les anciens
manuels
sexuels se maintiennent même après l’instauration de la séparation des
sexes;
en particulier, il montre que ces manuels - qui indiquaient le moyen
d’accéder
à l’immortalité
grâce à l’amour
(anticipant le tantrisme hindou) - disparurent très difficilement et
que, même
lorsqu’ils ne furent plus connus, leur contenu était en fait conservé.
La
répression sexuelle ne parvint pas à détruire un certain comportement
qui
découlait de l’antique rapport communautaire. D’ailleurs comment
concevoir que
la séparation des sexes ait pu réellement transformer les chinois et
chinoises
quand, selon leur représentation, le yin (principe femelle) peut se
transformer
en yang (principe mâle), chacun des deux possédant à l’état
embryonnaire
l’élément complémentaire. De nos jours, on assiste en Chine à une autre
séparation des sexes que l’on veut justifier par la nécessité de
réduire la
population ce qui est simultanément une tentative d’éradiquer le
confucianisme
qui avait prêché une telle séparation. Elle se heurte à la même donnée
communautaire (il y aura obligatoirement, de ce fait, une entente avec
la vieille
représentation que Mao voulait éliminer) et il est certain que de ce
heurt peut
jaillir une autre solution pour le devenir de la Chine.
Plus près de nous et
actuellement encore, on peut constater une ségrégation des sexes dans
la
société italienne méridionale.
En dépit de son maléfice, la
séparation avait un petit avantage: maintenir la diversité,
ce qui n’est
pas le cas maintenant où nous abordons le danger le plus grave de
destruction
de l’espèce par homogénéisation, c’est-à-dire par la perte de toute
diversité.
Auparavant je voudrais encore insister sur la dimension-détermination
paléontologique-cosmique des femmes et des hommes à laquelle je tiens
beaucoup
et qui me préoccupa déjà bien avant que Teilhard de Chardin devint à
la
mode. L’espèce humaine est une espèce-phylum parce qu’elle englobe un
multiple
et n’est donc pas un simple uniple (il est aberrant d’opposer unique ou
unitaire). Mieux, elle est multiple et uniple.
On pourrait penser que
l’espèce en tant que multiple a souvenir d’autres formes vivantes et
voudrait
les vivre, les actualiser; notre phylogenèse nous serait
présente. Je
pense que grâce à l’amour, à la dimension esthétique des hommes et des
femmes
nous pouvons retrouver des possibles que nous avons perdus et qui ont
été
effectués par d’autres groupes d’êtres vivants. Ainsi nous sommes des
êtres à
symétrie bilatérale mais il est certain que nous rêvons d’une symétrie
qui peut
être perçue comme plus épanouissante: la symétrie rayonnée,
florissante
chez les cœlentérés et les échinodermes ainsi que chez les plantes. Qui
n’a pas
rêvé d’être arbre ou fleur ? Qui ne s’est pas extasié devant
la puissance
de vie d’un arbre, car l’arbre est vie exaltée.
L’amour et la dimension
esthétique sont dans ce cas des anti-dépossessions, dépouillements
(Entäusserung); grâce à eux nous n’avons rien perdu. On
pourrait vivre
tous les possibles réalisés dans l’univers tout en restant nous-mêmes. Cela implique
que l’art de nos
sociétés infestées du mythe de la domination de la nature ne peut pas
correspondre à cet immense désir humain.
Je ne m’éloigne pas du propos
de M. Mieli puisque celui-ci écrit page 150 :
« Dans les ténèbres de
notre intérieur profond gît réprimée l’espèce qui est transexuelle
ainsi que le
désir de transexualité-communauté; l’intersubjectivité
communiste sera transexuelle ».
Je suis d’accord sur le
polymorphisme englobé en nous, mais je ne suis pas d’accord sur le mode
de
l’effectuer.
Avant de poursuivre:
l’espèce n’aurait-elle pas peur de faire le saut pour accéder à la
réalisation
de ce qu’elle est virtuellement: la réflexion du phénomène
vie et
l’englobement de tous les possibles de ce phénomène? Alors
elle régresse
et cherche à réaliser des possibles anciens et s’y fixe. Ainsi il y
aurait sous
forme amplifiée le phénomène indiqué dans C’est
ici qu’est la peur c’est ici qu’il faut sauter (Invariance, série II, n°6). Ce faisant
elle risque de sombrer dans
une destruction qui est déjà en acte : la réduction des hommes
et des
femmes à des particules asexuées, à des particules neutres qui ne se
sexualisent qu’en prenant à l’extérieur un sexe… avec l’avantage, qui
fascine
les gens immédiats, de la combinatoire réalisable !
Le danger en acte le plus
grave est la mise en place d’une combinatoire sexuelle. Nous ne sommes
plus que
des supports (ou bien on nous force à le devenir) aptes à prendre en
charge
quelque chose. Nos réalités, nos diversités, nos potentialités ne sont
plus
incluses en nous, parties de nous-mêmes, mais hors de nous. À l’heure
actuelle
les êtres sont de plus en plus asexués et c’est le moment où la
sexualité
triomphe, et que se pavane la pornographie que je vomis.
Les sexes sont en dehors des
êtres, les modalités de les unir, de même. Il
ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de ceux des hommes,
mais également
de ceux des animaux. Sexes et modes d’emploi avec leurs variations
multiples
sont à la disposition des femmes et des hommes à l’hypermarché de
l’amour que
réalise le capital. Alors l’acheteur ou l’acheteuse n’a plus qu’à
programmer sa
combinatoire.
Or, ce qui me fait peur
encore une fois dans la théorisation de M. Mieli c’est qu’elle risque
de
participer du mouvement d’émancipation-libération qui permet au capital
l’extériorisation de nos déterminations, de nos capacités,
potentialités, de
nos rêves et de
nous en dépouiller
permettant la réduction de nos êtres à particules neutres du capital
qui
accèdent à une réalisation grâce à une médiation-capital…
Déjà la lecture de la page 56
où sont exposés les divers désirs homosexuels avoués ou cachés et la
volonté de
les extérioriser me fait penser que la combinatoire n’est possible que
s’il y a
expropriation de nos désirs dont le point de départ est d’abord leur
extériorisation. Alors ce n’est plus nous mais eux qui ont des
relations. Cette
peur se précise à la lecture du passage suivant de la page
236 :
«L’antithèse
hétérosexualité-homosexualité sera dépassée et il lui sera substituée
une
synthèse transexuelle: il
n’existera plus d’hétéro ni d’homosexuels, mais des êtres humains polysexuels, transexuels;
mieux: il n’existera plus des hétéro ou des homosexuels, mais
des êtres
humains. L’espèce se sera enfin retrouvée».
Il est évident que la visée
de M. Mieli est l’affirmation humano-féminine complète où il y aura
enfin
réconciliation être particulier / espèce, plus précisément où pour la
première
fois l’homme, la femme pourront vivre sans déchirure les déterminations
de leur
être. C’est pourquoi je dois expliciter ma crainte.
Pourquoi, à partir du moment
où l’on remet en cause l’hétérosexualité, limiter la sexualité à un
rapport
homme-femme, femme-femme, homme-homme et ce à divers âges (donc
pédérastie et
pédophilie), il peut y avoir aussi zoophilie, nécrophilie, coprophilie,
etc. Si
on considère logique que des homosexuels se marient entre eux (niant
par là la
rupture avec le social que leur liaison originellement implique) et
qu’il y ait
des églises pour homosexuels comme l’indique M. Mieli page 87 de son
livre,
pourquoi n’y aurait-il pas mariage entre hommes ou femmes et animaux,
ce serait
une modalité de dépassement de l’antithèse nature-culture sur le
terrain de
cette dernière ! Il y a déjà des films qui exaltent l’amour
pour les
animaux, ainsi Vases de noces de Zeno et Garnier exposant
une histoire
d’amour entre un homme et une truie. Ce qui est extériorisé peut être
ensuite
mis à la portée de tous. C’est d’ailleurs une constante: il y
a, par le
truchement de l’art, de la littérature, de la religion, de la science,
extériorisation d’un possible à la portée, d’abord d’un nombre réduit
d’individus, puis il y a une sorte de démocratisation ou massification
et un
nombre considérable d’hommes et de femmes peuvent effectuer le même
possible.
Or le plus grand producteur de possibles c’est le capital lui-même dont
la
devise distinguo pourrait être: tout est possible!
Mais avant
d’analyser cela, je voudrais revenir sur le phénomène de dépossession.
Avec juste raison M. Mieli
dit qu’on ne peut pas réduire l’amour à la procréation (cf. pp. 40 et
210),
mais je ne suis pas d’accord sur le mode même de raisonner:
il ne faut
pas accepter la dissociation; et c’est là le reproche que
l’on peut faire
à tous les révolutionnaires actuels: ils acceptent le procès
de
fragmentation de l’être comme un acquis et raisonnent à partir de lui,
sur sa
base pour opérer une libération qui n’est autre en réalité que la
réalisation
complète, achevée de la séparation. Ceci n’est pas le cas chez M. Mieli
parce
qu’il y a chez lui la préoccupation passionnée de la communauté
humaine.
Ce disant je ne considère pas
que chaque fois qu’on fait l’amour on doive penser à la procréation,
mais
celle-ci doit être un possible qui ne sera effectué que lorsque nous le
voulons. Si on dissocie, il sera difficile de vivre, le moment voulu,
toute la
dimension spécifique, paléontologique et cosmique de l’acte sexuel
s’épanouissant dans son déboucher-ouverture procréatif, sans nier que
les êtres
vivants recherchent avec intensité la jouissance puisqu’elle est
perception
immédiate et transcendante de leur vie, de même que l’on peut ressentir
le
moment où l’acte reproducteur était un simple acte d’assimilation et
par là nos
êtres peuvent se dilater dans une perception assimilatrice du monde qui
nous
environne.
Le danger de réduction à
particule neutre est bien réel puisque de divers horizons on propose en
définitive de supprimer la procréation qui permettrait une libération
complète
de la femme et de l’amour. M. Mieli lui-même y fait allusion :
«Il n’est pas utile de
parler de fécondation artificielle, etc., parce qu’il est très
difficile
d’imaginer quelles conséquences grandioses en dériveront à la suite de
la
libération de la femme et de l’éros».
Mais en quoi ne plus
procréer, accoucher, allaiter, peut-il être une manifestation
positive?
Cette libération-émancipation est un dépouillement, une réduction de
l’être
humain à un support de diverses fonctions qu’on peut lui greffer ou
qu’il peut
manipuler en dehors de lui. G. Groddeck que M. Mieli cite souvent
l’avait bien
compris !
Emancipation-libération est
un procès au sein du mouvement du capital. Les hommes et les femmes ont
cru
emboiter la voie du 'salut" en voulant s’émanciper
(cf. la
problématique fondamentale chez K. Marx avec sa théorie du
prolétariat). En
fait ils se sont fait mystifier et le concept de libération est au cœur
de la
fausse conscience historique[2].
La dynamique de la libération
est celle de la fragmentation; la libération sexuelle c’est
la
pulvérisation de l’amour procès total de vie humano-féminine. De telle
sorte
qu’en libérant, autonomisant les possibles on perd le plus essentiel,
celui de
la totalité et de la plénitude. C’est une démarche générale:
être contre
la procréation c’est comme être contre le travail; c’est
vouloir
finalement être dépossédé de la vie et de l’activité; le
capital tendant
finalement à réaliser une communauté sans êtres biologiques humains et
sans
activité biologique humaine!
Cette dissociation touche
profondément les êtres puisqu’elle les écartèle en différentes
fonctions. De
plus, en vertu d’un hédonisme immédiat, réducteur et débile, il y a
tendance à
éliminer tout ce qui engendre une difficulté ou une douleur. Dans cette
perspective, la souffrance ne devrait-elle pas être abolie, ne
devrait-on pas
supprimer l’amour, surtout celui pour une seule femme, puisqu’on peut
être
malheureux ou devenir fou.
En effet, l’amour avant que
de cimenter l’être en lui-même, d’en faire un tout qui rayonne, a aussi
l’effet
de dissocier. Il naît alors une angoisse de sa propre identité. Qui
suis-je ? Où puis-je me retrouver ? Est-ce
fragment-ci ou celui-là de
l’être que je fus, il y a si peu de temps, qui peut témoigner de ce que
je
ressens être moi. C’est alors qu’il faut la rechercher dans les plus
lancinantes impulsions, dans les voies les plus obsédantes, et même
dans ce que
les autres nous refusent en nous inhibant.
L’amour qui dissocie, permet
ensuite de se retrouver auprès de soi comme après une folle course
vagabonde,
heureux, irradié d’une vie insoupçonnée. L’amour profond côtoie la
folie et
s’il ne s’épanouit pas il y conduit parce qu’il nous met hors de nous
et nous
pose autre; un autre par rapport à l’immédiat que nous
vivions car en
fait c’est encore nous mais dans des déterminations que nous n’avons
pas
prévues. Il n’en demeure pas moins que nous vivons cette altérité qui,
si nous
ne retrouvons pas notre identité parce que l’amour ne se réalise pas,
se
transforme en aliénation qui est bien un devenir autre où l’on n’est
pas
capable de se retrouver.
Mais si l’on supprime la
souffrance que deviendront masochisme et sadisme? D’autant
plus que
diverses personnes dont M. Mieli veulent les redimensionner et
justifier en
quelque sorte leur réalité. À mon avis ils dérivent du profond doute
organique
d’aimer ou, si l’on veut, c’est l’amour qui ne permet pas d’enraciner
une réalité
d’être, une certitude d’exister, une vérification ample de l’existence.
D’où un
appel lancinant aux sens pour qu’ils témoignent dans un éclatement de
douleur,
d’une vérité d’être. Dans le procès d’amour l’autre n’est plus apte à
signifier
immédiatement dans la jouissance la réalité de l’aimant, d’où une
intense
réflexivité en souffrant ou en faisant souffrir. C’est la réification
complète: l’autre est une chose permettant une jouissance,
d’où la
nécessité de tout un arsenal d’amour, d’où également le glissement à
toutes
sortes de substituts de l’objet devant générer l’amour-jouissance…
ainsi que la
parenté avec l’expérimentation scientifique!
Il est probable que
l’extériorisation de tout permette également de pouvoir brancher sur la
particule neutre au moment voulu la sensibilité nécessaire pour qu’elle
accède
à une jouissance programmée selon la combinatoire recherchée.
L’espèce humaine,
espèce-phylum, est aussi l’espèce de la non-immédiateté et ceci qu’elle
le
veuille ou non, c’est-à-dire que ce soit déterminé par un procès
interne ou que
ce soit causé par une impulsion du monde extérieur. Elle ne peut pas se
contenter de réaliser le possible qui s’offre immédiatement. Elle en
imagine
d’autres et veut les réaliser. C’est ainsi qu’elle ne peut se
satisfaire de la
vie immédiate et qu’elle essaye de conquérir une vie au-delà:
la conquête
de la mort et de l’immortalité! Peut-être que, d’ailleurs,
l’espèce a
commencé son développement par une réflexion à partir de cette conquête
et que
c’est pour cette raison qu’elle est envahie – maintenant, que nous
sommes
parvenus à la fin de l’arc historique – par la mort, ne parvenant plus
à vivre
et à situer la vie. L’espèce mourrait parce qu’elle n’aurait pas
conquis la
mort!
Au départ cette conquête de
la mort était comme une réponse à l’insécurité au monde, la
non-certitude de
l’existence découlant de la coupure de la communauté et de la nature
qui fit
révéler d’amples phénomènes qui auparavant étaient simplement vécus. En
même
temps c’était une prise d’assurance vis-à-vis de tous les possibles.
Ceci étant et pour abréger
tout le développement historique je dirai que le capital est le grand
réalisateur de possibles. C’est ainsi que Marx le perçoit et qu’il
l’exalte en
tant que phénomène révolutionnaire et c’est en tant que tel qu’il est
posé
chaque fois qu’un être humain veut refaire son apologie. Mais le
capital – et
cela Marx le savait tout de même – est réalisateur de possibles sans
égard aux
conséquences et aux hommes. Cela nous impose une réflexion profonde sur
cette
impulsion cognitive dans son ample manifestation qui caractérise notre
espèce.
Elle est liée au fait que nous sommes une immense espèce-phylum et que
cette
inventoration-réalisation de possibles est comme une immense
introspection
spécifique. Mais ce n’est pas suffisant, il faut situer ce qu’est le
domaine
humain-féminin, notre véritable substance et les modes que nous devons
utiliser
pour réaliser les possibles sans mettre en cause notre substance
humaine.
Comment être sans mésêtre, c’est-à-dire sans perpétuellement
errer ;
comment assurer les divers possibles sans s’y fixer: espèce
de folie
historique et même cosmique dans la mesure où la fixation se fait en un
point
de l’univers et qu’on ne parvient plus à s’en détacher, empêchant tout
retour
auprès de soi.
Il s’ensuit que je pense que
le capital peut très bien arriver à accepter l’homosexualité.
En vertu de ce qui précède on
comprendra à quel point je puisse trouver dangereuses toutes les
sciences qui
ont extériorisé l’être humain, qui ont permis une séparation
dépouillement. Je
pense à la psychologie et tout particulièrement à la psychanalyse, à la
psychologie de l’enfant ; dangereuses aussi la littérature et
l’art… Le
danger le plus grave vient des révolutionnaires comme Deleuze, Guattari
ou
Lyotard avec leurs machines désirantes et leurs économies libidinales.
D’où une question:
doit-on connaître le multiple uniquement à partir d’un vivre avec de
multiples
êtres, en ayant de multiples relations, ou peut-on y accéder à partir
de
l’uniple? Dans le premier cas, je pense qu’on a un
refleurissement de
l’immédiateté et même de l’immédiatisme dans son concrétisme le plus
abject.
Dans le second cas, on a obligatoirement maintien de modes d’êtres de
plus en
plus éliminés: la contemplation, l’intuition. D’autre part,
il semblerait
que la connaissance dans le premier cas ne puisse être que par
exhibition; il n’y aurait plus le fameux dévoilement de
l’être qui
parvint sous forme réduite à signifier uniquement vérité. C’est-à-dire
que notre
identité nous serait fournie en prime lorsque nous aurions programmé
notre
combinatoire et que nous l’aurions acquise, achetée; il n’y
aurait plus
le moment de vie faisant accéder à l’identité de notre être par
dévoilement de
nous dans notre unicité ou duplicité (femme et homme, ce que l’on
réduit à
l’heure actuelle au couple) et dans celui des autres avec qui nous
n’avons pas
besoin d’avoir un rapport absolument concret pour les saisir dans leur
humanité-féminité.
Dans le phénomène de
réduction à un être asexué, il y a perte simultanée de toutes sortes de
modes
d’être, d’approches du monde et des êtres. À cette réduction asexuelle
de
l’être correspond un envahissement de la sexualité. En effet, à la
question
pourquoi n’y aurait-il pas des rapports sexuels entre hommes ou entre
femmes
pour signifier, réaliser un amour, peut correspondre
celle-ci: pourquoi
l’amour entre hommes ou entre femmes devrait se modeler sur celui entre
hommes
et femmes? Pourquoi de ce fait identifier tout orifice à un
point de concentration
sexuelle où un organe doit s’y fourrer? On peut alors se
demander si dans
ce cas hommes et femmes ne manifestent pas la déficience d’un être
imaginaire
organique. Je ne puis en conséquence qu’être assez sceptique quant à la
nécessité que pose M. Mieli qu’un homme et une femme doivent avoir des
relations de type homosexuel. En outre dans l’idée que n’importe quel
orifice
peut être orifice d’amour, il y a un échappement possible du fait
sexuel qui
tend à tout englober; ainsi même un orifice non organique
peut devenir
sexe, de même qu’à l’heure actuelle tout devient aliment même les
produits
chimiques!
Je suis bien d’accord avec M.
Mieli que l’amour est la fin de l’égoïsme mais il est également
l’affirmation
profonde de l’être en tant qu’individualité. Je suis persuadé que le
développement de celle-ci, dont le surgissement coïncide avec celui
d’une foule
de possibles, ne peut se faire sans l’exaltation concomitante de
l’amour. Il
faut en finir avec l’amour de soi exclusif, prépondérant ;
amour de soi
qui est une nécessité absolue pour la combinatoire de l’amour, car il
est la
réflexivité et donc la relation la plus simple (comme dans un groupe de
déplacements le plus simple c’est celui effectué sur place, par tout
élément
constituant l’ensemble envisagé).
Je serai assez d’accord avec
Groddeck pour voir dans l’homosexualité une affirmation de l’amour de
soi.
Aussi je ne pense pas qu’à travers l’homosexualité on puisse atteindre
au
multiple; j’ai peur que le multiple vécu, désiré ne soit
encore que le
vivre le même. Car il y a ce procès à envisager et à éviter:
rechercher
le multiple mais chaque fois en tant que support d’un élément
compatible
strictement avec notre être, c’est-à-dire qu’on le réduit à ce que l’on
se
perçoit, ressent et donc on se retrouve dans le même. On ne s’éclate
pas et on
ne se diversifie pas. Simultanément, il est impossible que l’identité
profonde
se dévoile puisque l’amour de soi est un procès avorté de
l’amour-plénitude qui
implique, comme dirait Hegel, l’aller à l’autre, l’y demeurer et le
retour
auprès de soi.
Si l’homosexualité dérive de
l’amour de soi, il est clair que son émancipation est déterminante pour
que la
combinatoire d’amour puisse librement se développer; c’est
une autre
raison pour penser que le capital peut libérer l’homosexualité.
On a le procès d’amour éclaté
où sexualité, affectivité sont séparés. On a les possibles autonomisés
suivants: le narcissisme ou amour de soi:
réflexivité unicitaire
s’accompagnant d’onanisme; l’amour de soi qui se réalise dans
le même,
l’homosexualité dans toutes ses variantes; l’hétérosexualité
intraspécifique, l’hétérosexualité interspécifique (peut-il y avoir une
homosexualité interspécifique ?) et puis les variantes de la
nécrophilie
où l’objet sexuel est une médiation pour atteindre la mort;
les diverses
formes réifiées de l’amour et sa fétichisation: sadisme,
masochisme,
coprophilie…
La présupposition
fondamentale de cette combinatoire est la réduction de toute
sensibilité
humano-féminine à la sexualité, plus précisément: la
sensibilité ne
pouvant plus se manifester à l’aide des autres sens, se fixe sur le
sexe,
puisqu’à l’époque où ceci se produisit le capital ne pouvait pas encore
se
passer des êtres humains, donc enrayer leur reproduction. C’est cette
sexualisation
de la sensibilité que Freud a analysée: sa théorie a donc une
base
réelle, effective; son tort est d’avoir généralisé pour tous
les temps,
pour toutes les humanités.
Pour échapper à cette
combinatoire il faut déployer l’amour, lui donner son maximum
d’extension et de
profondeur tout en maintenant le divers; cela veut dire qu’on
ne peut
aimer tout le monde avec la même intensité ce qui est en liaison avec
la donnée
du choix, de l’esthétisme donc de la sensibilité et en définitive avec
le phénomène
de saisie de notre identité; surtout il faut une autre
perception plus
globale, moins fragmentaire qui implique l’utilisation de tous les
sens, leur
réconciliation ainsi que celle entre les sens et le cerveau.
Autrement dit, l’amour ne
peut pas être une thérapeutique, comme W. Reich a un peu tendance à le
considérer et comme l’envisagent et le vivent les membres de la
communauté AA
qui le réduisent d’ailleurs à l’acte sexuel "libéré". Hommes et
femme doivent réacquérir le geste, la parole, l’imagination mais aussi
la
sensibilité, donc restructurer leur procès de vie total qui englobe le
procès
amour qui a besoin de tous ces éléments pour se réaliser.
F. Leboyer dans l’ouvrage
déjà cité fait remarquer l’importance primordiale du toucher dans la
relation
d’amour. Le toucher est vraiment, selon moi, le sens du continuum.
D’ailleurs
on arrive à l’extase qui est saisissement de ce dernier, par le toucher
direct
et par le regard qui est toucher du monde. À notre époque la vision
n’est plus
que vue et a perdu son autre détermination.
Le sens du toucher est le
sens primordial duquel tous les autres dérivent. C’est en particulier
grâce à
ce sens que F. Leboyer peut écrire: «Faire l’amour,
c’est la grande
régression». Par le toucher de l’autre on remonte vraiment
les millions
d’années: s’engouffre sous nos mains, nos caresses, nos
baisers,
l’immense durée et nous avons extase de l’être-là dilaté et pourtant en
son
corps demeuré et lié au nôtre qui n’est plus séparé.
«Faire l’amour… c’est
replonger dans le vieil océan. C’est le remède souverain de
l’angoisse».
Oui parce qu’on retrouve la certitude de l’existence au monde. La
coupure
s’abolit, l’individualité n’est pas niée mais intégrée dans la suite
indéfinie
des générations humaines et animales, parce qu’affleure la perception
de la
vibration fondamentale du rythme qui parcourt le cosmos. L’amour c’est
la durée
reconquise; c’est la sûreté de la plénitude. Il ne peut
prendre son
ampleur que s’il n’est pas comprimé dans l’espace. Il veut donc la
nature
épanouie. Pas de Gemeinwesen sans amour puisqu’il est le continuum
total, dans
l’extase qui est soi dans la globalité.
Ainsi le sens profond souvent
signalé du verbe connaître pour désigner l’acte d’amour réacquiert son
ampleur
car se connaître n’est pas uniquement se percevoir en tant
qu’individualité,
mais en tant que gemeinwesen. Ainsi on ne se limite pas, on est
d’entrée à
l’écoute des autres ; on ne se pose pas comme un intérieur par
rapport à
un extérieur : les autres. C’est donc sentir la vie intense
des êtres qui
nous entourent. Vivre au cœur des autres et se laisser pénétrer par
eux.
L’individualité est émergence du sein des autres, non séparation des
autres, de
ce fait il n’y a pas coupure, déchirure.
Le point central à partir
duquel on devrait aborder de façon exhaustive l’ensemble des thèmes
effleurés
ici est la réalisation de l’individualité-gemeinwesen qui permet de
résoudre le
problème que certains savants découvrent maintenant: le
rapport
individu-société-espèce. En nous posant individualité-gemeinwesen nous
nous
affirmons en tant qu’être individuel, en tant que communauté considérée
comme
un certain ensemble d’hommes et de femmes d’un moment donné et en tant
qu’espèce (être commun en devenir). Par là j’intègre les données
paléontologiques
et cosmiques. Dit autrement, à chaque moment de notre vie nous sommes
présents
à notre ontogenèse et à notre phylogenèse. Ainsi dans l’acte d’amour
(réel,
plein c’est-à-dire pour d’aucuns démesuré) nous revivons nous l’avons
vu,
réactualisons les formes possibles de vie jusqu’à l’origine de celle-ci
et nous
vivons une modalité de temps, le temps cyclique. Mais alors ne
sommes-nous pas
aussi capables de ce possible que nous avons nous-mêmes
découvert:
l’éternité ! mais l’éternité ici-bas !
Du point de vue de la
phénoménologie de la vie, chaque être doit vivre d’une façon telle
qu’il lui
soit possible d’accéder à la particularité en revivant l’histoire de
l’espèce,
en l’intégrant, en éliminant toutes les scories horribles, toutes les
horreurs
qui ne sont pas de simples scories. On peut donc considérer en une
première
approche un déroulement de vie comme suit. Dans la première phase les
enfants
restent en contact le pus fréquent possible avec les parents
biologiques. En
effet de l’aveu de tous, éthologues, psychologues comme de la part de
tous les
gens qui ont tant soit peu porté attention aux jeunes enfants, le
contact est
essentiel pour le développement de ces derniers. Nous revivons là la
phase
nettement primate de notre évolution et simultanément celle originelle
de la
sensibilité par le toucher. Ensuite à un âge dont il est vain de donner
une
limite fixe, les enfants vivent en communautés liées aux adultes
(c’est-à-dire
non séparées) de tous les âges, c’est la phase de la communauté où les
adultes
sont pères et mères de tous les enfants. C’est de son sein que se fera
l’accession à l’individualité grâce aux références aux divers adultes,
ce qui
implique que ceux-ci ne soient plus les êtres vides et creux qu’ils
sont
actuellement, qu’ils aient donc une substance et soient aptes à
s’affirmer sans
devoir réprimer. C’est la phase de la médiation de la communauté à
travers
l’être particulier. Il n’y a pas de coupure d’avec cette dernière, ni
sa
négation, mais affirmation de ce à quoi tend tout le devenir de
l’espèce depuis
des milliers d’années : le posé de l’être individuel en tant
qu’individualité et gemeinwesen indissolublement liées. Ce n’est
qu’ainsi que
la communauté peut se réaliser dans un devenir non despotique. Cela
veut dire
que les adultes ne vivront pas obligatoirement en une communauté
stricte
c’est-à-dire dans la plus grande promiscuité avec amour indifférencié
se
réalisant grâce à une programmation affichée à un panneau ou grâce à un
lancer
de fléchette. Non la femme ou l’homme vivra elle, lui, les autres, dans
une ou
plusieurs relations d’amour ; car on ne peut en aucun cas être
dans la
communauté en tant que réunion d’êtres, car celle-ci est
fondamentalement
union. Enfin c’est à ce moment-là qu’on pourra vraiment vérifier s’il
n’y a pas
une relation obligée entre surgissement de l’individualité, étalement
des
possibles et accession à l’amour unique, l’amour d’un homme et d’une
femme.
L’étalement des possibles implique justement la possibilité de choisir
ce qui
fait ressortir la réalité diversifiée des autres.
Très souvent on présente un
tel amour comme une mutilation et certains disent aimer une seule femme
(un
seul homme pour une femme) c’est les nier toutes (ou tous). Mais
n’est-ce pas
là encore une affirmation immédiate? Dans tous les cas on ne
pourra
jamais les aimer toutes, alors qui déterminera le nombre qu’il faudra
tout de
même atteindre. Mais une telle affirmation implique aussi que chaque
être ne
serait la réalisation que d’un possible, qu’il serait donc atrocement
déterminé
dans une dimension absolument réduite. En revanche on peut penser qu’il
est
peut-être réalisable de vivre tous les possibles avec un seul être.
D’autre
part peut-on, désire-t-on réellement tout le monde, à moins que ce ne
soit une
affirmation superficielle?
Un autre argument découle de
la négation immédiate de la société en place: La
plus absurde de
toutes les lois, est celle qui ose dire : tu ne connaîtras pas
la femme de
ton prochain, car c’est nier la communauté et se résoudre à la
séparation»,
Epiphane cité par J. Lacarrière dans Les
gnostiques p. 84. Mais dans la communauté réalisée il ne peut
y avoir de
séparation, il peut y avoir seulement non adéquation, c’est-à-dire
qu’un amour
soit incapable d’éveiller un amour en retour. Dans ce cas comme dit K.
Marx,
c’est le malheur. La souffrance ne peut pas être abolie. C’est là que
la
communauté est déterminante pour permettre à celui ou celle qui en est
affectée
de pouvoir surmonter la phase douloureuse car ce qu’il y a de pire en
elle
c’est la solitude. De même, on peut penser que des hommes, des femmes
aillent à
l’encontre de ce qu’est la vie fémino-humaine. Dans ce cas selon
K.Marx, la
faute ne sera pas purement et simplement attribuée à celui qui l’a
commise,
provoquant ainsi la séparation de la communauté, mais cette dernière la
prendra
en charge afin d’aider le "fautif" à se retrouver
en elle.
Le passage d’une phase à
l’autre de la vie se fera sans saut brusque, sans violence – et cela
dès la
naissance (cf. F. Leboyer, B.This) – parce que tous les éléments de
chacune
préexistent et coexistent dans la totalité communauté, de même que la
respiration pulmonaire coexiste à un moment donné avec celle par le
cordon
ombilical permettant au bébé de passer insensiblement de la seconde à
la
première. Ainsi tous les troubles psychiques pâture des divers
psychologues et
psychiatres seront abolis : la dépendance totale de l’être
(infantilisme,
l’inaccession à une certaine autonomie) dérive du manque profond de
contacts,
l’autisme n’est que la réaction inverse ; le grégarisme ou
l’individualisme forcené et même la schizophrénie découlent de
l’impossibilité
des êtres à atteindre une identité et à ne pas subir une
identification, une
mêmification. Ces troubles sont d’autant plus exaltés que la
fragmentation du
procès de vie est accentuée.
Même si on accepte la thèse
de S. Freud que l’intérêt exclusif de l’homme pour la femme n’est pas
une
donnée allant de soi, que l’acquisition de la sexualité en tant
qu’attirance
pour un autre sexe est une donnée phylogénétique et que pour tout être
elle
s’acquiert au cours de l’ontogénie, il est clair que ce n’est qu’en
accédant au
procès de vie total qu’il sera possible de vérifier les réelles
pulsions hétéro
et homosexuelles des femmes et des hommes ainsi que leur amplitude,
surtout si
les moments de transition de ce procès gardent leur entière complexité.
Enfin la coexistence des
diverses générations permet à chaque être de s’affronter à chaque
instant à la
totalité de la vie non débitée en tranches; il en acquiert
une connaissance
intuitive avant d’y accéder au travers d’un vécu. C’est la rupture
profonde
avec la solitude de ce monde ici et maintenant et dans l’éternité
humaine,
c’est-à-dire dans le rapport de l’être individualité avec l’ensemble
des
générations fémino-humaines.
Pour réaliser une telle
communauté s’impose une nouvelle dynamique de vie où il n’y ait plus
séparation
pensée-vie qui permet les phénomènes de dépouillement dont j’ai parlé
plus
haut. En effet chaque connaissance, jusqu’à maintenant, s’est
accompagnée d’une
perte. Il ne faut pas qu’il y ait d’autonomisation, ferment fondamental
du
procès d’aliénation[3].
Une nouvelle dynamique de vie est nécessaire qui réabsorbe tous les
possibles
dans un devenir fémino-humain.
On
ne peut
atteindre un tel objectif que si dès le départ nous rompons avec toutes
les
représentations en vigueur depuis au moins deux mille cinq cents ans.
Il faut
rompre avec la dichotomie décharnante de l’intériorité-extériorité
(l’amour
réel n’est actualisable et donc la vie possible que se l’on y parvient)
point
de départ de toutes les dichotomies et de la pensée binaire dont
l’épanouissement s’effectue maintenant dans le capital.
D’où une autre
exigence: ne plus vouloir se distinguer fondamentalement des
animaux. La
distinction d’avec ceux-ci apparaît en général comme la preuve absolue
de la
validité d’une affirmation d’un homme ou d’une femme. Dans la mesure où
une
pensée ou une action vont dans le sens de nous distinguer, c’est
humain,
féminin. Mais l’homme, la femme est un animal divers. Cette diversité
lui
impose de prendre en main son propre devenir-évolution qui est celui de
vivre; c’est-à-dire réaliser vraiment le phénomène de
réflexion. Comment
peut-on dire qu’avec l’espèce émerge la conscience qui est conscience
de la
vie, c’est-à-dire que la vie parvient à la conscience et laisser
passivement le
procès s’effectuer ? D’autant plus que, dans la situation
actuelle, l’on
risque non l’effectuation d’une conscience mais la destruction de toute
vie.
Dans cette perspective il y a un minimum de remise en cause à
effectuer, celle
de la théorie du prolétariat et du procès révolution.
Pour en revenir à
l’homosexualité il convient d’examiner un autre argument de M. Mieli
pour la faire
reconnaître en tant que comportement essentiellement
nécessaire. Il consiste à dire que l’hétérosexualité ne pourrait pas
permettre
une réelle compréhension de la femme. Certains homosexuels affirment
qu’ils
sont les seuls – dans la mesure où ils ne se figent pas dans un rôle
passif ou
actif – à pouvoir éprouver ce que ressent la femme lors de l’acte
d’amour
puisque eux aussi se font pénétrer. Nous retournons toujours sur le
terrain de
l’immédiatisme et sur celui de l’incommunicabilité. Il semblerait que
pour eux,
dans l’acte d’amour, l’homme et la femme soient condamnés à jouir de
leur être
particulier sans pouvoir goûter à la jouissance de l’autre et que, pour
y
accéder, il faut réellement devenir autre. Mais n’est-ce pas
l’infirmité
absolue de l’être réduit à une particule autonome privée du pâtir du
monde et des
autres, enfermé en lui-même?
En faisant une telle
affirmation M. Mieli escamote tout un courant historique qui a défendu
la
femme, qui l’a reconnue comme étant essentielle. Rapidement on peut
signaler
les gnostiques, les taoïstes, les partisans de l’amour courtois avec
les
variantes qu’il a engendrées, le romantisme dans son affirmation de
l’éternel
féminin qui, si on ne le considère pas simplement dans son immédiateté,
est le
posé de la communauté. Il est évident que souvent ces mouvements ne
sont que
des compensations et que ce sont les hommes qui affirment ce qu’est la
femme et
qu’ainsi on n’a pas une donnée vraiment féminine. Toutefois il faut
tenir
compte du rapport entre diverses femmes et ces courants, ainsi de
Christine de Pisan,
Louise Labbé, etc. Il est facile d’ironiser sur la féminité qui, comme
le dit Th.
Adorno, est le plus souvent un alibi mâle, mais alors il faut également
dénoncer
la virilité, d’autant plus que celle-ci a toujours été exaltée en
rapport avec
les valeurs dominantes et donc dominatrices, ainsi de l’exaltation de
la
virilité et du machinisme.
Il n’est pas question
d’accepter tels que tous ces courants comme étant la preuve que les
hétérosexuels ont vraiment compris la femme mais comme étant témoignage
qu’il y
a eu aussi une réelle tentative en ce sens ainsi que la puissance de
l’idée
fondamentale qu’à la base du salut de l’humanité il y a la femme. Or
ceci me
semble assez logique puisque tout ce qui s’est produit depuis trois
mille ans
environs (arc historique du capital) est dû à l’activité mâle. Une
autre
dynamique n’est concevable qu’à partir d’un pôle féminin prédominant.
Enfin je doute fort qu’une
grève de l’amour de la part des femmes pourrait contraindre les
hétérosexuels à
examiner leur attitude envers elles, leur phallocratie. L’amour est
tellement
évanescent et la société offre tellement – étant donné le phénomène
d’extériorisation indiqué plus haut – de possibilités que les hommes pourront probablement
attendre. D’autre part
il est difficile de transposer des données d’un certain monde (le monde
ouvrier
et sa lutte) à un autre (celui de la réalisation de rapports harmonieux
entre
les sexes).
Pour le moment, dans
l’immédiat de la rédaction de cette approche du thème amour et
sexualité, ce qui
importe ce n’est donc pas tellement de savoir si l’homosexualité est
une donnée
essentielle du comportement amoureux des hommes et des femmes, mais
c’est la
justification qui en est donnée parce qu’elle risque de déboucher dans
la
représentation capital du phénomène sexuel: une combinatoire
sexuelle[4].
En rester là, c’est encore être piégé par la superficialité. En réalité
nous
l’avons vu la fragmentation du procès d’amour autonomise une foule de
possibles
et les hommes et les femmes sont des êtres qui veulent les réaliser
tous, en
même temps qu’ils en ont peur parce qu’ils sentent qu’ils peuvent se
perdre et
que cela peut dissoudre tous les rapports qu’ils ont entre eux. D’où
depuis des
milliers d’années a-t-on le débat entre l’État et l’anarchie, dieu et
les
hommes. Le discours défenseur de l’État est en relation avec une
réalité
humaine, une certaine inaptitude à la vie intégrée, c’est-à-dire celle
où tous
les possibles peuvent se manifester sans détruire la vie. Ils
proclament :
il faut des garde-fous sinon les êtres humains se laissant aller à
leurs
penchants n’accéderaient qu’à la démence et s’attireraient les méfaits
de la
fatalité. Pour empêcher l’anarchie dissolvante, il faut une médiation,
l’État,
qui permette de protéger les hommes et les femmes contre eux-mêmes.
L’État est
le bienfaiteur; il est la garantie d’une non-retombée dans
l’animalité,
dans l’état de nature; il représente la discontinuité totale.
L’oppression est donc nécessaire. Á la rigueur, seuls quelques êtres
d’élite peuvent
accéder à un plein développement.
Dieu a joué le même rôle que
l’État. Ainsi F. Dostoïevsky disait que s’il n’y a plus de dieu tout
est
permis. De ce point de vue croire en dieu est poser son impuissance ou
celle
des autres parce que cela postule la nécessité absolue d’un
médiateur-référentiel pour pouvoir affirmer un comportement
fémino-humain ; parce que ce qui importe ce n’est pas son
existence c’est
sa fonction éthique.
Contre ces tenants de l’État,
contre les partisans de ce comportement répressif et réprimé, se sont
élevés
ceux qui voulaient que tous accèdent aux mêmes réalisations
(démocratie) et qui
pensaient que femmes et hommes devaient au contraire vivre tous les
possibles.
Tout ce débat s’est traduit
en d’autres termes: opposition entre la science et la
tradition, les
lumières et l’obscurantisme, le progrès et la stagnation. La science a
été tout
particulièrement vécue comme étant le moyen de réaliser tous les
possibles. Les
sciences humaines en dernier lieu viennent justifier ce que certains
appellent
aberrations, perversions ou folies.
Ce heurt entre les deux
tendances a un sens tant que le capital ne s’est pas imposé. À partir
du moment
où il a assuré sa domination on se rend compte que son devenir ne
pouvait
s’effectuer qu’à travers la mise en pratique de la destruction des
dogmes, des
tabous, des barrières idéologiques, en postulant tout est possible, en
devenant
ludique.
Le jeu comme l’affirme
Huzinga est caractéristique des êtres humains. Or, il ne peut y avoir
jeu que
s’il y a perception de possibles et volonté de les réaliser. Avec le
développement du capital il a été autonomisé; il n’est plus
une pratique
intégrée dans la vie des hommes et des femmes. Son expression
autonomisée,
séparée, se manifeste de façon percutante dans la publicité et dans la
sexualité. Le jeu lui-même est réduit à un ensemble de règles plus ou
moins
connues des êtres humains; il est ramené à une combinatoire.
De là
l’élimination de la jouissance d’être en des modalités autres que celle
immédiate et de la connaissance de domaines non encore explorés que le
jeu,
qu’il soit enfantin ou adulte, procure lorsqu’il est vécu dans sa
totalité
intégrée dans la vie.
Dès lors l’humanité voit se
réaliser un projet qui fut sien et peut constater à quoi il a abouti.
Elle est
donc obligée de remettre en cause aussi bien le discours étatique que
celui
anarchique. Actuellement je l’ai déjà dit nous vivons une espèce de
jugement
dernier. Ce qui fait qu’il est nécessaire en quelque sorte que toutes
les
modalités de vie se manifestent, s’affirment car c’est comme une
immense
analyse de l’être humain-féminin qui doit conduire, ne serait-ce que
négativement, à une connaissance de ce qu’il est[5].
Celle-ci n’est positivement
accessible que si on rompt avec le procès de fragmentation;
si on refuse
la combinatoire, ou la confection d’un puzzle. On ne peut l’atteindre
qu’à
partir d’un vécu autre où ce qui est déterminant c’est la perception
globale
d’une autre réalité humaine-féminine: la Gemeinwesen.
Pour le moment, le vieux débat
se renouvelle entre tous ceux qui veulent réaliser leurs désirs et les
savants
psychologues et psychiatres, qui disent que le maître ne peut pas être
aboli.
Il est toutefois virtuellement dépassé dans la mesure où le maître, le
capital,
réalise en même temps la combinatoire des désirs et des sexes. Il n’est plus question de
discuter sur la
normalité ou l’anormalité car cela se réfère à une même réalité qu’il
faut
fuir. On ne peut se découvrir et se réaliser qu’au travers d’une autre
dynamique de vie visant à réaliser cette Gemeinwesen qui réunit en elle
tous
les possibles (étant ainsi référant immédiat et médiat de ce qui est
fémino-humain) et, dans la mesure où elle englobe l’histoire, elle
renferme
aussi le mal, autre manifestation des hommes et des femmes, qui
demeurera ainsi
un possible indéfiniment conjuré.Février
1978
Jacques
CAMATTE
Février
1978
[1]
Je dois signaler quelques erreurs, qui
ne concernent pas directement le sujet abordé ici, parce qu’elles
peuvent être
utilisées de façon malveillante contre le travail de Mario et qu’elles
peuvent
être source de confusion.
Si on accepte la clarification du
devenir propre du capital, comme un devenir à la communauté, qu’il a
réalisée,
on ne peut parler de capitalisme d’État (cf. p. 96). L’État n’est qu’un
élément
secondaire en définitive dans la dynamique de vie du capital. On a pu
parler de
capitalisme d’État à l’origine de celui-ci, quand l’État est intervenu
pour
faciliter l’implantation du capital.
Parler de capitalisme bureaucratique
en URSS et faire une note qui signale à ce propos l’œuvre de Bordiga Structure économique et sociale de la Russie
d’aujourd’hui ne convient pas du tout. Bordiga a toujours
nié une telle
affirmation caractérisation, particulièrement dans l’œuvre citée où il
ridiculise la thèse d’une prétendue bureaucratie-classe opérant en URSS.
Ce n’est pas Joe Fallisi (p. 159)
qui a dit la première phase du mouvement ouvrier fut la phase sectaire,
c’est
Marx. J’ai dans Le KAPD et le mouvement
prolétarien repris cette caractérisation de Marx et l’ai
utilisée comme
point de référence pour caractériser l’état du mouvement ouvrier dans
les
années ’20 mettant en évidence que, dès lors, commençait la phase
groupusculaire du mouvement et que le parti à venir, le
parti-communauté,
devait se former contre tous les groupuscules. C’est en partant de
cette
réflexion que j’ai été amené à écrire, avec G. Collu, la lettre sur les
rackets
du 4.9.1969 publiée sous le titre De
l’organisation.
[2]
Cf. Ce monde qu’il faut quitter,
Invariance, série II, n°5, et Marx
et la Gemeinwesen.
[3]
Cf. la note sur l’aliénation dans Capital
et Gemeinwesen, éd. Spartacus.
[4]
Voilà pourquoi à la fin de ma lettre à
M. Mieli du 9.10.1977 – point de départ de cette ébauche d’étude – je
déclarais :
Et
maintenant je plaide coupable.
Il
est clair que tout ceci, qui n’est pas une critique mais une
affirmation
de ce que je suis
et ce dans mon
élancement vers toi, part de mon affirmation hétérosexuelle exaltée du
fait que
je suis follement amoureux, démesurément, anachroniquement, d’une femme
qui est
belle comme une éternité et qui m’a fait profondément ressentir que le
temps
est invention des hommes incapables d’aimer. Et, au moment où fulgurait
cette
intuition devenant-devenue perception envahissante, j’ai réalisé qu’il
n’était
pas possible de concevoir la communauté sans comprendre que nous
devions non
pas vivre un autre temps, un autre espace, mais les réunir (c’est pour
ne pas
avoir affronté cela que toutes les communautés n’ont pu éviter le piège
du despotisme)
et que cela reposait l’amour et l’éternité, que sans l’amour il était
impossible d’envisager la nouvelle dynamique de vie.
Oui
j’aime passionnément (la passion qui est joie – or aimer n’est-ce
pas la joie la plus grande ? – fait accéder à une plus grande
perfection
dit Spinoza dans éthique) et c’est de l’espace-temps de cette passion
dont je
suis envahi et que j’intègre dans ma vie et dans toutes celles qui me
précèdent
et qui me succèdent et qui me succéderont (la Gemeinwesen) que je te
parle charnellement,
à toi que j’ai aimé à partir du moment où tu m’écrivis de ton lit
d’hôpital à
Londres. Alors je pense que tu comprendras !
[5] Je ne parlerai pas d’un homme « caché », comme il fut postulé l’existence d’un dieu caché, fondamentalement bon. Je ne propose pas une nouvelle gnose.