GLOSES
EN MARGE D'UNE RÉALITÉ
I
La faible périodicité de la revue ,
la grande quantité de questions à traiter et le peu de temps disponible
font
qu'il est difficile d'aborder concrètement ce qu'on pourrait appeler
les
questions d'actualité, c'est-à-dire ces évènements qui de place en
place
tiennent le devant de la scène. Ils font partie, témoignent de ce
monde, le
représentent. Or, nous en faisons fi puisque notre dynamique se place
en
dehors, sans se poser comme une alternative au sens d'une autre
possibilité
enracinée dans une même structure et qui pourrait, à la limite,
alterner. Il
est toutefois important de rester en contact avec tous ceux qui veulent
à leur
tour faire le saut nécessaire et abandonner ce monde, donc une réalité
donnée;
c'est pourquoi allons-nous le plus régulièrement possible exposer notre
mode de
comprendre ce qu' il
advient et montrer en quoi se
vérifie la justesse de notre comportement théorique. Il ne s'agira pas
d'une
justification mais d'une simple confrontation, au sens littéral du
terme.
En vertu de cela nous avons décidé de désigner l'ensemble
des remarques à paraître sous le titre général de Gloses en
marge d'une
réalité, mais il aurait pu être: Commentaires sur
l'advenu ou Revue
de l'advenu. Ces deux derniers titres n'indiquent pas
toutefois la détermination
essentielle sur laquelle nous voulons insister : la prise de position
par
rapport à une réalité qui nous est de plus en plus étrangère, celle
déterminée
par le phénomène capital.
Sous ce titre nous pourrons également signaler des prises
de position, des affirmations sans devoir pour cela faire des articles
redondants. Cela nous permettra de constituer une espèce d'anthologie
de
personnes qui, soit sont irrévocablement impliqués dans ce monde et l’expriment
clairement,
soit
s`y placent à
la limite, à un point de crise où elles peuvent intuitioner une autre
réalité.
Cette anthologie pourra servir comme matériel de démonstration pour de
futurs
articles ainsi que pour mettre en évidence la diversité des approches
d'un même
problème que celui-ci concerne l'apologie de la réalité ou qu'il affère
à une
remise en cause et, dans une moindre mesure (pour le moment) à la
problématique
d'en sortir. Il s'agit toujours de témoigner qu'un comportement
théorique donné,
qu'une prise de position déterminée, n'est pas isolée dans l'univers
humain
et qu'on est de ce fait à la fois en continuité (ici en ce qui concerne
un
diagnostic sur ce qu'est ce monde) et en discontinuité et, à partir de
celle-ci
(qui peut ne pas être le produit d'un simple groupe mais celui de
divers dont
on devra prendre connaissance), se fonde un autre continuum en liaison
avec un
nouvel immédiat, celui du monde que nous sommes à même de créer, en
empruntant
une nouvelle dynamique de vie. Nous vivons le temps d'un grand schisme,
celui
d'avec le capital.
Dans Minima
Moralia Th.Adorno donne une Idée de ce que nous voulons
réaliser en
rédigeant ces Gloses
en marge d'une réalité, mais chez lui il
s'agissait d'une réalité vis-à-vis de laquelle il prenait ses
distances, mais
qu'il n'avait pas abandonnée; et son approche se ressentait d'une
dimension
morale qui nous est étrangère.
Afin de faciliter au lecteur le déchiffrage de ces gloses
j'indique, en fonction de
quoi, principalement et pour le
moment, elles vont être rédigées:
-
réalisation de la communauté capital à l'échelle mondiale et les
différentes
modalités de refus de la voie occidentale,donc
de ha
dynamique du capital;
-
réalisation de la mort potentielle du capital, en
Occident;
-
le
deuxième ébranlement de notre siècle au cours des année 60 et ses
conséquences
au niveau de la représentation;
-
le règne de la représentation
autonomisée.
* *
*
Dans
la dernière série d'articles: La séparation nécessaire et
l'immense refus,
Le temps des lamentations, L'écho du temps et dans Évanescence
du mythe anti-fasciste,
on a tenu compte des évènements allant jusqu'en 1979. Toutefois dans
le dernier article on s'occupe aussi de certains faits s'étant produits
en 1980.
En conséquence je
veux repartir de cette date
pour en envisager d'autres qui ont une certaine signification et, tout
d'abord
les jeux olympiques de Moscou qui eurent lieu cette année là, non pour
le fait
sportif qui ne nous préoccupe guère - le sport, expression
de l'activité séparée, de la domestication, est une activité absurde,
car "comme son étymologie l'indique, l'absurde
présente un monde ou un objet
déraciné. " Faire de l'absurde " n'est pas
difficile, il
suffit de supprimer la base d'une figure quelconque." Mac
Luhan Du
cliché à l'archétype, Ed Mame,
p. 15 - mais à
cause d'une mascarade à laquelle ils sont liés. Leur
boycottage de la part des occidentaux, tout spécialement de la part des
étasuniens, ce qui devait soi-disant provoquer des difficultés en URSS.
Or,
c'est tout le contraire, c'est le non-boycottage qui aurait pu avoir un
réel
effet, car l'arrivée massive d'étasuniens porteurs de dollars et de
consumérisme
auraient choqué la société moscovite. Les dirigeants soviétiques en
étaient
conscients puisqu'ils déplacèrent un grand nombre de moscovites en des
lieux où
ils furent soustraits aux rencontres avec les occidentaux.
En
conséquence on a eu une victoire des soviétiques: les
jeux olympiques eurent lieu et il n'y eut aucun incident. Cette
victoire, ils
la doivent aux étasuniens qui avaient accepté de ne pas venir troubler
l'ordre
soviétique.
Cette
mascarade n'est que la énième d'une longue série qui dévoile la réalité
du
conflit URSS-USA. En fait les USA n'ont aucun intérêt à la
déstabilisation de
l'URSS, à un éclatement de l'empire dont parle Helène D'Encausse; au
contraire
ils la maintiennent,
ne serait-ce qu'en lui vendant du blé. C'est pourquoi depuis
plus de trente ans nions-nous l'éventualité
d'une troisième guerre mondiale; ce qui est une position
bordiguienne, de même que celle qui consiste
à considérer que le centre du despotisme et du totalitarisme
demeure Washington et non Moscou. Je rappelle à dessein cette dernière
position
afin qu'on ne
se méprenne pas sur le sens de la
phrase contenue dans l'article Evanescence du mythe
antifasciste: "Ce
faisant on ne fait plus de l'Allemagne le bouc émissaire
de tous les maux, mais on prépare
les
gens à la remplacer
par l'URSS,
présentée comme le centre fondamental du totalitarisme actuel. »
Depuis
quelques
années
on parle
de société du spectacle; il faudrait préciser
que ce spectacle est une
mascarade ou un pastiche et se réduit souvent à un simulacre.
* * *
Autre
mascarade. La tentative
de libération des otages étasuniens de
Téhéran qui fut un échec
(voulu). À ce sujet ce que dit Bani Sadr
dans Le Monde
du
18.08.81 :
".L'affaire
des otages a été utilisée par
les américains pour remettre à flot la dictature en Iran. J'explique
dans un livre
que je suis en train de rédiger, comment les
américains ont réussi, à partir de l'affaire des
otages à modifier les choses en
Iran et à faire de la révolution une
contre-révolution... J'estime que c'est
cette même politique qui a instauré la dictature en Iran et
favorisé l'élection de Reagan aux Etats-Unis.",
touche
une partie de la réalité et montre que tout
le monde n'a pas été totalement dupe.
L'arrivée
de Reagan au pouvoir, toujours en 1980, semblait
être la manifestation
d'une phase de régression du phénomène capital. En effet on a assisté
à
une rigidification nationaliste, à un protectionnisme entrant en
contradiction avec un discours hyperlibréchangiste.
Au cours de toute la campagne électorale, et même après, il y eut exaltation
des mythes originels: liberté d'entreprise,
possibilité générale d'accéder à une
promotion sociale, ainsi que de l'idéologie religieuse qui lui est liée, d'où le renforcement
du courant créationniste. Par
rapport à l'ère de Jimmy Carter et de
la Trilatérale il semblerait qu'il y
ait
comme un repli. C'est en partie vrai et cela
est dû à l'inadaptation des hommes au mouvement du capital
mais, en profondeur,
celui-ci opère toujours et
débouche dans un phénomène dont nous
avons déjà parlé: sa
mort potentielle. Dés lors la phase reaganienne apparaît sous un aspect
complémentaire:
l'ensemble
des mesures prises par le
gouvernement étasunien actuel
tend à conjurer
cette mort car elle implique celle de toutes les
valeurs sur lesquelles est
fondée la société telle que l'ont rêvée les pères fondateurs
et dont le
développement ne pouvait aboutir qu'à la communauté du capital.
Avec des
déterminations particulières liées à un contexte historique différent,
le même
mécanisme est en acte
en Angleterre où M.Thatcher joue la grande conjuratrice.
D'où l'apparent masochisme généralisé des anglais qui plébiscitent
celle qui.
leur apporte une
régression du niveau de vie (pour
ceux dont la situation sociale est la plus inférieure), parce qu'en
réalité, il
y a quelque chose de plus important en jeu: l'existence même des
fondements de
toute l'assise sociale.
* * *
1981,
la
vague
électorale qui a porté les socialistes au pouvoir n'est pas
dissemblable de
celle qui porta R.Reagan à la Maison Blanche, mais le phénomène de
conjuration
de la mort du capital est seulement en germe parce que la société
française
(l'ensemble social français) doit encore excrémenter toute une phase
historique.
Mai 1981
(date
d'arrivée
des socialistes au pouvoir), est en partie récupération de Mai 1968:
il
marque
l'accession au pouvoir de toute une faune qui dans le spectacle global
social
avait joué la partie de gauche ou d'ultra-gauche. Or celle-ci n'avait
vécu qu'en se
nourrissant du ferment de la négativité de Mai
68;
cette
accession
va provoquer l'absorption de tout un fatras encombrant la réalité du
capital et
empêche une réflexion sur une sortie du sein de celui-ci.
Dit
autrement l'arrivée des socialistes au pouvoir initie un phénomène
d'excrétion
de toute une époque. Tous ces gens qui pendant des années étaient
demeurés dans
l'opposition et avaient joué aux gauches plus ou moins ultra ont
finalement
capitulé devant le besoin d'être reconnus et ont foncé dans le soutien
au
mouvement socialiste. Ce faisant ils excrémentent tout ce qu'ils
avaient
accumulé en leurs années oppositionnelles et dévoilent leur nature
démocratique.
Faisons remarquer, en passant, que le besoin d'être
reconnu est irrépressible et conduit les individus qui estiment avoir
produit
quelque chose d'essentiel à toutes sortes d'action tant il est
difficile à un
être de vivre en dehors, à la marge, d'être exilé. Voilà pourquoi
finalement
beaucoup de révolutionnaires en arrivent à faire des compromis afin de
forcer
les portes de la reconnaissance. Un exemple frappant est celui de ces
terroristes étasuniens qui vivaient clandestinement de façon
tranquille,
impliquée dans des activités paisibles et que personne n'importunait.
Ils ne
purent accepter de demeurer de simples et banaux éléments du
troupeau démocratique d'où (fin 80,début
81) éprouvèrent-ils
la nécessité de se dénoncer afin que leur dimension révolutionnaire
puisse être
reconnue.
Le
meilleur moyen de détruire un individu (ou
un groupe
d'individus) jugé dangereux pour l'ordre social est de ne pas le
reconnaître en
tant que révolutionnaire, ce qui implique de ne pas le poursuivre, de
l'ignorer
et de faire un cordon sanitaire entre le ou les éléments pernicieux et le reste
du corps social. Tôt ou tard ces éléments viendront réclamer leur
reconnaissance et, pour ce faire, seront
amenés à réaliser n'importe quoi, ce qui les discréditera. Il y a une
variante:
la paranoïa. La personne non reconnue pense que tout le monde est
contre elle,
qui est pourtant exceptionnelle, ce qui l'amène à cultiver ce qui fait
son
être, d'où rupture de plus en plus grande avec la réalité,
échappement..,
dételle sorte que
la
personne ne peut plus avoir un impact. Elle est
devenue inoffensive pour l'ordre social, mais dangereuse
pour elle-même.
En France, nous pouvons
donner
comme exemples caractéristiques: P Rassinier, G Solomidés, etc.
La
sortie de ce monde réclame fondamentalement la compréhension, qu'il ne
faut en
aucun cas se placer dans la thématique de la reconnaissance qui exprime
le
doute le plus profond sur la possibilité d'une communauté. Vouloir être
reconnu
dans l'immédiat, le plus tôt possible dans la période de vie qui nous
est
impartie, c'est s'enfermer dans le temps; dans un temps délimité et
dans un
individu, c'est donc nier la dimension Gemeinwesen.
Quoi
qu'il en soit, pour en revenir à la situation française, la mutation
capitaliste qui s'est imposée lors du mouvement de Mai 68
va
pouvoir se parachever
grâce à une intervention à partir du pôle travail après que celle à
partir du
pôle valeur se soit révélée insuffisante; car le phénomène déterminant
demeure
le même: la réalisation en France d'une phase de domination du capital
en adéquation
avec celle en place dans les centres occidentaux les plus évolués
On
a en outre la fin d'un cycle. C'est l'accomplissement
d'un phénomène commencé en 1936 mais qui avait été interrompu par la
guerre. En
même temps ce sera l'élimination finale de la dimension française, la
fin de la
nation France (devenant un espace où se déroule le procès d'un quantum
de
capital) qui a eu comme particularité
celle d'avoir
une forte opposition au
devenir du capital à cause d'une tradition prolétarienne et d'un
puissant fond
paysan, ce qui imposa la combinatoire d'un développement par le pôle
travail (étatisme
déterminé également par la dimension individualiste vivace en France)
et par le
pôle valeur (spéculation financière). Le couronnement de la victoire du
capital se fait au travers d'un dernier mouvement de répulsion contre
celui-ci
puisqu'en Mai 81
il y
eut un reliquat de mai 68.
Ce
reliquat
a lui-même disparu et l'agitation estudiantine de
ce début 1983 est là pour le prouver. Le mouvement étudiant finit de la
même
façon que le mouvement ouvrier: par une phase corporatiste.
*
*
*
1981
toujours, il y eut les évènements de Pologne au sujet desquels on peut
lire la
lettre du 17.I2.1981 dans
Emergenza. J'y parlais d'un
compromis à venir. Les positions de Walesa telles qu' elles
ressortent d'un discours qu'il tint le 12.12.81 à Gdansk (reporté dans
Libération du 13.01.82) confirment ce pronostic:
"Nous
intervenons auprès du pouvoir pour qu'on ne licencie
pas et que personne ne tire. La crise aurait été bien pire sans nous.
Les gens
seraient allés piller les magasins, et il y aurait eu de la casse, etc. Alors expliquez-le le
plus vite possible aux gens que la
crise économique était inévitable, que les autorités le savaient,
qu'elles ont
même autorisé notre création
(de SoIidarité, n.d.r). Oui qu'elles
ont même autorisé à nous constituer. Car elles savaient que Solidarité
jouerait
un rôle d'amortisseur, raisonnable, sérieux, qui n'allait pas liquider
le parti."
Le
compromis était donc inscrit dans la naissance de Solidarité, ce qui
signifie
que sans compromis pas de Solidarité. I1 fallait et il faut que ce
dernier
puisse être opérationnel pour l'URSS. Or les
évènements
mûrissent pour cela. En conséquence Anna Prucnal (cf. Libération du 15,12,1981) a eu, comme je le
pensais, raison trop tôt:
"
Mon scénario à moi - je suis une comédienne - c'est
que M. Jaruselski va
prendre M. Walesa comme Premier
Ministre. Je veux avoir cet espoir.
Et
c'est pourquoi je dis que ce qui vient
de se passer n'est pas un coup d'État, mais un coup de théâtre."
* *
*
1982,
année Ch.Darwin, a-t-on écrit de divers côtés. Nous n'aborderons pas
son œuvre
parce que nous voulons d'abord situer la question du transformisme,
terme que
nous préférons à celui d'évolution, à partir des travaux de J.B.
Lamarck qui sont déterminants, et parce qu'on ne peut pas isoler
Ch.Darwin de
sa postérité ce qui nécessite une approche de l'œuvre de Haeckel,
surtout pour
étudier comment il est arrivé à la notion d'écologie et ce qu'elle est
devenue
aujourd'hui. Or le concept central sur lequel achoppent tous ces
auteurs est
celui de l'adaptation, qui recèle une grande ambiguïté, et à qui sont
connectés
ceux d'action et d'intervention.
L'humanité s'est-elle adaptée au capital ou a-t-elle
produit le capital pour s'adapter à une situation donnée?
*
*
*
Entre
1979 et juillet 1983, bien d'autres évènements que ceux évoqués
ci-dessus se
sont produits: en Amérique centrale, au Proche Orient, en Irak, Iran,etc. J'y reviendrai
ultérieurement. Je me contenterai d'en
évoquer un qui, apparemment, n'a pas la même importance mais qui, en
fait, est
déterminant parce qu'il signifie la fin d'une phase historique: l'arrivée au
pouvoir des
socialistes espagnols.
Elle marque, comme pour la France, la fin de la nation Espagne
qui offrit elle aussi une très grande résistance au développement du
capital,
qui s'est exprimée à travers le carlisme comme à travers l'anarchisme;
ce
qu'avait bien perçu Borkenau qui, au lieu de capital, parlait
de " stade
industriel de la civilisation occidentale", et que cite avec justesse
W.Pfaff dans un article de l'International Herald Tribune
du 11.03.83
: "Espagne:
un socialisme policé refoule le passé
derrière lui,"
Nous
l'avons dit ailleurs la guerre civile de 1936 a permis d'éradiquer la
forces des diverses communautés et rendu possible
la greffe sur celles-ci de l'apport technique du capital (problématique
de type
russe) et donc le développement du communisme.
Le
franquisme triomphant a opéré par mystification en se
présentant comme la réalisation d'une communauté en continuité avec le
passé
(problématique fasciste), permettant l'épanouissement des valeurs
ancestrales;
mais dans la mesure où il devait poursuivre l'œuvre
d'éradication (ne
serait-ce que pour être compatible avec le monde ambiant) et la
domestication des
espagnols et des espagnoles (dans leur dimension individuelle) il
minait sa
propre domination et se faisait le fourrier de la domination réelle du
capital.
W.Pfaff dans l'article cité dit que l'Espagne est un pays
résolument sans mémoire et que le temps y commence en 1975 quand
Juan Carlos devient roi. Ainsi, il y a bien une discontinuité
importante qui
confirme notre pronostic sur l'impossibilité d'un rejeu de la
révolution en
Espagne, comme d'aucuns s'y attendaient à la mort de Franco. Toutefois
un lien
persiste avec l'ancienne thématique communautaire, sur le plan purement
spectaculaire: la royauté.
1983 marque le centenaire de la
mort de K Marx qui donne
lieu à diverses réaffirmations de banalités. Depuis quelques années
j'avais
prévu de publier une biographie explicitée par divers passages de ses
œuvres.
Tout d'abord j'avais prévu de l'intituler Marx au-delà de Marx, puis Marx dans son
éternité
humain. Le livre ne paraîtra pas mais on pourra peut-être
publier une série
d'articles groupé sous ce dernier titre. On essaiera de situer Marx par
rapport
à son projet et par rapport à notre affirmation sur la mort potentielle
du
capital,
Il
est évident
que, ne serait-ce que par l'approche suggérée par notre titre, notre
entreprise se distingue de celle de M. Rubel qui au sujet de l'œuvre de
Marx,
déclare : "Au risque de heurter l' opinion universellement
admise,
j'affirme que la vie posthume de l'auteur du Capital est
loin d'avoir
commencé" (Le Monde du 10.4.83 ).
Passer
en revue tout ce qui a été écrit au sujet de ce centenaire de la mort
de K. Marx
est impossible et quasiment vain. Je ferai toutefois une exception pour
l'article de P.Fabra paru dans Le Monde du 12.03.93:
La
question du
profit,
parce qu'il contient un aveu :
l'absence
actuelle d'une théorie explicative du mode de production capitaliste;
ce qui
confirme la thèse de K.Marx reprise par A.Bordiga et par moi-même sur
la
dissolution de l'économie politique.
Voici
ce que dit Fabra :
"Aussi
extraordinaire que cela puisse paraître, le
monde capitaliste n'a pas de théorie du profit digne de ce nom. On dira
qu'il
peut s'en passer, sa finalité étant de créer des richesses et non de
théoriser
à perte de vue sur le processus caché selon lequel l'appareil productif
dégage
un surplus qui permet d'investir et d'accroître à terme la taille du
gâteau à
partager. A cela il est aisé de répondre que le capitalisme ne peut se
contenter d'une vision aussi empirique des choses. Faute de justifier
l'origine
du profit, il restera frappé d'illégitimité, provisoirement toléré à
cause des
services qu'il peut rendre, mais honni et constamment menacé. Une autre
considération, dont l'importance est soulignée par la longue crise que
nous
traversons, doit entrer en ligne de compte: comment remettre l'économie
sur les
rails si on ne connaît pas les ressorts intimes de son fonctionnement?"
Ainsi
il existe quelque chose qu'on nomme capitalisme (qui
est utile à l'homme) qu'on doit justifier et, pour cela,
il faut une théorie. Le rôle de la science est donc la justification.
Mais comment
justifier quelque chose qui est mort? La science doit se faire
nécrologie.
*
*
*
Nous
avons maintes fois affirmé que :
-
la question de la représentation est déterminante pour
comprendre le développement historico-social des êtres humains;
Dés lors il est clair que les mass media, la publicité
doivent être analysées en rapport avec ces deux affirmations, Dans
cette
perspective, et en ce qui
concerne les mass media,
l'œuvre de M.Mac Luhan apporte des matériaux d'une richesse
exceptionnelle.
Elle fournit également une base d'explication au devenir-folie de
l'espèce dû
aux ruptures d'équilibre au sein de l'organisme humain considéré en
tant
qu'espèce (nous examinerons mieux ceci lors de l'étude des divers
trauma subis
par l'espèce au cours de son procès de transformation biologique).
Voici d'abord
"l'idée générale " de l' oeuvre de M.Mac Luhan :
"L'apparition
de l'écriture eut, dans la Grèce antique,
des conséquences
stupéfiantes; elle fit naître la notion de personne, individuelle et
responsable. L'homme vivant en milieu tribal s'identifiait totalement à
une société
qui était elle-même le prolongement du cercle familial. La société
tribale
avait le sentiment profond de vivre en symbiose complète avec les
énergies
cosmiques. L'homme et la nature étaient unis en une association
mystique. Le
mot écrit fit surgir l'individu distinct et personnellement
responsable, rompit
le lien spirituel entre l'homme et la nature et permit, par la suite, à
l'idée
d'objectivité scientifique de prendre place. "
"Le
langage écrit et imprimé isole l'individu et l'arrache à la sécurité du
groupe;
sans aucun avertissement et sans la moindre préparation. L'avènement
de
l'âge de
l'électronique réunit l'humanité entière en une seule tribu planétaire."
On peut se rendre compte qu'elle a une certaine affinité avec la
représentation du devenir global telle que l'expose le marxisme. Dans
les deux
cas, il y a un moment initial: société tribale, communisme primitif où
l'Homme
est organiquement lié à la nature; une phase intermédiaire et un retour
au
stade initial.
Dans les deux cas la phase intermédiaire se caractérise
par l'émergence et l'autonomisation de l'individu. Cependant
l'exposition de M.
Mac Luhan est informationnelle; il distribue des séquences où certains
faits
venant étayer ses hypothèses se produisent; il n'y a pas de dynamique.
Or
celle-ci est antagonique, Dans le procès d'anthropogenèse on constate
qu'il y a
opposition entre l'affirmation du discontinu, de l'individualisation,
et celle
du continu, la communauté; ainsi avec le surgissement du langage
verbal. A
l'encontre de ce qu'affirment les scientifiques celui-ci n'est pas un
opérateur
de socialisation, ce qui postulerait la préexistence d'individus; il
permet au
contraire l'émergence de l'individualité et la séparation. Ceci crée un
traumatisme dans l'espèce et la solution à l'antagonisme
individu/communauté ou
individu/Ėtat s'effectue avec la réalisation de la communauté en
langage;
c'est-à-dire qu'elle n'est plus strictement immédiate. Le rapport de
l'individualité émergente à la communauté est médiatisé par une
médiation
communautaire; de telle sorte qu'ultérieurement le langage sera la
Gemeinwesen
et apparaîtra comme un immédiat.
C'est
dans deux entretiens parus dans Réalités: Des têtes
vides comme des entonnoirs et dans Le Monde
(article du 19.10.1977)
qu'il
y a une remise en cause de
la nocivité de certaines mass media - tout particulièrement de la
télévision -
et un exposé concernant les déséquilibres au sein de l'être humain,
féminin.
"Je
suggère qu'il est temps que nous nous insurgions pour
éliminer cet instrument de nos vies privées. Que nous l'extirpions
totalement.
Je ne pense pas que l'humanité puisse vivre à ce niveau d'imbrication
et
d'excitation perpétuelle."
"La
fascination qu'exerce sur nous la télévision tient à sa nature
électromagnétique: des impulsions électriques discontinues,des
pulsations à
partir d'un émetteur faites de faisceaux de lumière qui composent une
mosaïque,
une résille, un filet qui nous tiendrait captifs dans ses mailles très
fines. Ce qui nous magnétise, ce ne sont pas les pulsations, ce sont
les
intervalles entre les pulsations. Nous subissons
l'attraction du vide
entre les mailles. Nous sommes happés par les intervalles sans le
savoir: on ne
voit jamais le milieu où l'on baigne. Les poissons ne sont pas
conscients de
l'eau dans laquelle ils nagent, ni les hommes de l'air qu'
ils respirent. La télévision est le médium le plus
captateur, celui qui
les imbrique le plus. Cette fascination s'exerce tout à fait
indépendamment du
contenu, des programmes, des
histoires racontée. Nous
sommes fascinés par le chaînon manquant". Interview
à Réalités.
Ce
qui est essentiel c'est la création d'une dépendance et
l'autonomisation de la
forme, deux éléments fondamentaux dans la dynamique du capital
considéré dans
son procès par rapport à l'Homme (ce qui ne veut pas dire qu'il se
fasse en
dehors de lui).
"La
discontinuité de la transmission
de l'information par impulsions électromagnétiques nous maintient dans
un
suspens permanent. En cela elle diffère totalement du cinéma où les
images sont soudées, Elle diffère encore plus du texte imprimé qui nous
a
imposé toute une organisation cérébrale fondée sur la rationalité et
l'abstraction. En télévision est le monde de l'essieu et de la roue, et
non
celui des écrous et des boulons. Entre les boulons et l'écrou il y a
une
connexion une rationalité, une logique. Entre l'essieu et la roue, il y
a le
jeu, dans tous les sens du terme.
"Le
jazz
fonde son pouvoir hallucinatoire sur la syncope, le missing
béat, le
battement manquant."
"L'art
moderne tend lui aussi à
utiliser ce besoin du public de compléter une image ou de remplir les
vides
d'une sculpture:
On pourrait rapprocher ces remarques-notations de la
constatation de la vogue des mots-croisés et dans une moindre mesure
des rebuts,
des labyrinthes, ainsi que des digressions lacaniennes sur le jeu ; et
on
pourrait ajouter le je.
Ensuite M. Mac
Luhan met en évidence une détermination qui a été essentielle pour
l'édification
du capital : la spéculation.
La télévision fait de
l'humanité tout entière un monde de joueurs au
sens spéculatif du terme. Le joueur, celui qui risque son argent au
casino, ou
sa vie à la roulette russe, ne vit pas dans le moment présent. Il vit
entre
aujourd'hui et demain (le
capital ne peut être que s'il se pose constamment
sur le mode d'être un K qui devient un K+ ΔK; et ce ΔK est du domaine de ce qui
n'est pas strictement le
présent mais n'est pas encore le futur pleinement réalisé, n.d.r).
I1 vit
dans l'intervalle entre maintenant et tout à
l'heure. Il est en état
permanent d'anticipation, il est tendu vers le moment suivant (belle
définition
de ce qu'est le capital, n.d.r).
La télévision
produit cet effet sur nous, par le pouvoir captateur de l'intervalle (chaque
moment du capital nécessite un médium particulier: au XVI° siècle la
question
fondamentale était celle de la séparation, moment fondateur du capital
lors de
la dissolution des vieilles formes sociales, où il se pose domination
réelle
dans le procès de production et domination formelle dans le procès
social;
maintenant ce qui est essentiel c'est sa détermination spéculative,
laquelle
existe pourtant dés le début de son procès historique; sans oublier que
si le
capital est devenu représentation, il est en réalité le médium
équivalent général
d'autant plus efficace qu'il est moins apparent n.d.r). Aussi
tous nos
comportements sont modifiés. Nous sommes à l'
affût du
déséquilibre; l'observation de séquences d'évènements, de tendances,
nous
entraîne à anticiper les prochaines crises, à entrer dans le
jeu, à
spéculer sur l'avenir: les évènements se précipitent à un tel rythme
que les anticipations
sont très vite testées; c'est la roulette russe permanente. "
Vous
voulez un exemple? prenez
l'inflation. L'inflation moderne n'est pas autre chose: une corruption
de
l'information par le médium qui est supposé la transporter, mais qui en
fait la
transforme et transforme l'utilisateur du même coup.
Je
propose une nouvelle théorie de l'inflation, fondée sur
la nature électromagnétique des mass média. Elle concerne le software.
La
fièvre d'anticipation du moment suivant est propagée par le médium
lui-même. Elle
est contraignante. La communication de l'information est instantanée et
omniprésente (...) On
assiste à une corruption
complète de l'économie par l'environnement électromagnétique à haute
vitesse de
transmission de l'information. La même monnaie est utilisée plusieurs
fois en quelques
minutes: l'inflation est provoquée par l'accélération de la vitesse de
circulation.
"Aujourd'hui
le marché est fait par le mot parlé et
non plus par la marchandise".
Il
y
a longtemps que ce n'est plus la marchandise qui conditionne le marché.
Quoi
qu'il en soit le capital étant le moment intermédiaire -la médiation (et donc un médium)- parvenu à
l'autonomie, on comprend
que tout ce que prospecte M.Mac-Luhan puisse lui être appliqué. Le
capital est
devenu discours qui s'autonomise.
Toutefois, il faut se
garder d'occulter l'autre détermination: la rationalité qui semble
s'opposer à
la spéculation. En ce qui concerne cette dernière et sa dimension
ludique, il
faut bien se rendre compte que les hommes sont en réalité plus joués
que
joueurs, ils régressent au stade de l'enfant sans avoir tous les
possibles de
ce dernier chez qui le jeu est une forme essentielle de création,
laquelle est
la détermination la plus structurale, originale de l'espèce. En outre
le
suspense dont il a été question plus haut est une forme bâtarde de
l'incertitude avec laquelle joue l'homme capitalisé (il se joue son
passé)
parce qu'il se sent en sécurité dans la communauté capital qui l'a fait
enfin
sortir de l'animalité. Il retrouve alors l'aventure.
"Le
médium engendre la médiocrité, mais il engendre aussi la violence,
parce que le
téléspectateur a tendance à perdre son identité. Il s'intègre dans la
communauté des joueurs. Le joueur est un homme qui a un faible sens de
son
identité; c'est
quelqu'un qui n'a pas grand chose à
perdre. Aussi prend-il des risques. Le jeu devient alors une forme de
violence.
L' inflation, résultat du jeu universel à partir de l'intervention
électronique, est une forme de violence perpétrée sur l'ensemble de la
communauté; c'est une taxation sans représentation, un vol et un viol
tout à la
fois.
"(…)
La seule façon de s'immuniser (contre les effets de la
télévision n.d.r),
c'est de s'adapter au
médium, et c'est bien ce qui se passe. L'humanité se robotise pour
s'adapter.
L'immunisation a lieu sous nos yeux, c'est
la robotisation
à l'exception peut-être de la Chine.." (in
" Réalités).
Il
est important de mettre cette analyse en relation avec
son affirmation: l'art permet l'adaptation. L'art est du domaine de la
représentation, du moment intermédiaire, de la médiation il est donc
bien dans la
dynamique de la séparation (à distinguer de la dimension esthétique de
l'espèce).
Or c'est la représentation qui permet d'intégrer un ensemble d'hommes -
Gemeinschaft. Ainsi le marxisme est en tant que totalité égal à art+
philosophie + science!
"D'ailleurs
je n'utilise pas de concepts, je
n'utilise que des perceptions. Et j'étudie les effets des phénomènes,
non les
phénomènes eux-même." (Le Monde 19.10.77)
"Par
exemple, l'effet du tube de télévision sur la personne humaine est
d'immobiliser les muscles de ses yeux. C'est pourquoi l'enfant de la
télévision
ne peut pas lire. "( idem)
"J'ai
constaté aussi qu'alors que Gutenberg et
l'imprimerie ont transformé tout le monde en lecteur, la photocopie a
transformé chacun en éditeur." (idem)
Notre monde de
pollution est basé totalement sur le phénomène trop de tout.
L'environnement
ressort de la partie droite du cerveau. Le chasseur primitif était très
concerné par la nature. C'est en protégeant la vie qu'il la retrouvait
l'année
suivante." ( idem)
"L'un
des effets de l'engourdissement des muscles des yeux est que la faculté
de
concentration se raccourcit. Le jeune moderne a assez peu d'objectifs
personnels
à terme. I1 veut ce dont il a envie tout de suite. C'est pourquoi
l'usage de la
drogue s'est répandu dans la jeunesse. La drogue est un moyen d'obtenir
des
avantages ressortissant de l'hémisphère gauche du cerveau, celui de la
quantité
et de la logique, par des moyens relevant de la partie droite
irrationnelle.
C'est un moyen de croire qu'on obtient ce qu'on veut et que les
difficultés
vont s'aplanir toutes seules." (idem)
Or, l'utilisation de la drogue peut avoir
un effet de rééquilibration du fonctionnement cérébral perturbé par
suite de la
prépondérance de l'hémisphère gauche; elle peut indiquer aussi le refus
de la problématique
chrétienne: souffrir pour mériter quelque chose. Toutefois il est fort
possible que cela aille bien au-delà, en profondeur, et soit
l'expression d'une
vie débilisée.
Quoi qu'il en soit M.Mac Luhan voit dans ce qui précède une
vraie révolution mondiale. Serait-il, comme aurait dit
A.Bordiga,
"invarianciste" ?
"Pour bien faire, il faudrait être net, changer
son fusil d'épaule. Sortir des villes, par exemple, les abandonner
carrément, les laisser
là. Ce serait la vraie forme de décentralisation."
(idem)
M.Mac
Luhan exprime donc bien certaines déterminations de l'ébranlement des années 60 dont nous avons parlé dans Précisions
après le temps passé ( Invariance, série
III, n°5-6 ). L'analyse de
ses ouvrages serait à ce propos fort édifiante. Je voudrais
seulement, pour
le moment, faire remarquer que La galaxie Gutenberg est
de 1967 et Pour
comprendre les média de 1964, à une
époque où paraissent également des ouvrages de H. Marcuse mettant en
évidence
un autre aspect du bouleversement en cours: l'unidimensionnalité de
l'Homme,
l'intégration du prolétariat, etc.,
et, surtout, les principaux numéros de l'Internationale
Situationniste dont
le rôle fut fondamental. C'est aussi à ce moment-là (1964) que A. LeroiGourhan publia
un livre déterminant: Le
geste et la parole où la thématique du " rééquilibrage" est
largement posée :
"La
réduction des moyens de création individuelle, la rareté grandissante des débouchés sur l'aventure ont entraîné la
mise en jeu de compensations qui s'écartent progressivement de la vie
réelle,
et le sport, le bricolage coupés
annuellement par l'aventure dirigée sur les routes nationales et les terrains de campement jouent un
rôle de rééquilibrage qui d'année en année atteint un nombre
grandissant d'individus." (t. II, p ,26, Ed,Albin Michel)
celle
de l'importance de l'imagination (comme on l'a maintes fois souigné, et
où il expose à sa façon, ce qu'est la société du spectacle:
"On
peut
donc sérieusement imaginer un temps proche où l'on ne connaîtra plus que
les transpositions et ou il
existera un corps de maîtres illusionnistes dont le rôle sera d'étudier la diététique psychophysique
des masses
humaines."
(p. 265)
Enfin
on trouve le diagnostic suivant sur l'état de
l'espèce humaine .
"I1
faut donc concevoir un homo sapiens
complètement
transposé et il semble qu'on
assiste aux derniers rapports
libres de l'homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la
programmation de ses
actes,
de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection
des moyens télédiffusés, libéré du monde animal, végétal,
du vent, du froid, des microbes, de l'inconnu des montagnes et des
mers, l'homo
sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de
sa carrière."
(p.266)
Commenter
ce texte serait trop long et en
partie inutile dans la mesure où le lecteur a, dans la série
des n°
d'Invariance tous les éléments pour le faire (à condition qu'il partage notre optique
et qu'il veuille conduire
une
investigation à l'aide de nos présupposés
parce qu'il les
accepte); il
me faut toutefois rappeler l'affirmation à laquelle nous sommes
parvenus à la
suite de notre étude du capital: c'est grâce à ce dernier que l'espèce
humaine
réalise un projet, celui de sortir de l'animalité, et il est évident
que ceci peut
conduire à sa perte et nous avons aussi écrit qu'on assistait à la mort
d'une
certaine humanité.
Ainsi
on perçoit mieux le bouleversement qui s'est opéré au cours des années
60 en
confrontant les apports de M.Mac Luhan, de H.Marcuse, de l'I.S,
de A.Leroi-Gourhan, etc., de même qu'on comprend mieux l'explosion
publicitaire
actuelle et en quoi elle intègre (consciemment ou pas) les données
théoriques
sur la communication, l'imagination,etc.. Nous montrerons comment la
publicité
est le couronnement de la réalisation d'un comportement du capital qui
commence
avec le crédit et qui se développe en intégrant la mode, la réclame, la
propagande, le prosélytisme, les apports de la révolution iconique.
Elle est la
réalisation la plus percutante de la représentation. La publicité est
le
discours plus ou moins conscient du capital qui a atteint, en Occident,
sa mort
potentielle. Ici encore on peut vérifier que la conscience arrive trop
tard;
elle n'est jamais qu'un a posteriori. Et l'on peut se demander si ce
n'est pas
parce qu'il a atteint sa mort potentielle que le capital a besoin de
publicité?
En
ce qui concerne l'œuvre de A.Leroi-Gourhan, celle de M.
Mac Luhan (dans une moindre mesure) ou celle d'Ashley Montagu, pour ne
citer
que quelques unes, nous exposerons en quoi elles donnent des fondements
pour
une autre représentation de l'espèce.
Pour
revenir à M Mac Luhan, en rappelant que pour lui la
dépossession des sens due à la généralisation des mass media entraîne
chez les
hommes et les femmes une recherche effrénée des perceptions
extrasensorielles
expliquant la vogue de l'occultisme dans ses formes les plus diverses,
on peut
se demander si les média n'investiront pas et ne s'empareront pas aussi
des
potentialités "extrasensorielles", dépossédant totalement les êtres
humains.
Enfin,
à l'heure actuelle, on peut considérer que l'ordinateur
est le médium le plus élaboré et qu'il est celui qui dépossède le plus
l'être humain.
En effet si on s'en sert pour l'enseignement, l'enfant non seulement
n'utilisera
plus que ses yeux: disparition totale de l'odorat, réduction du toucher
à la
touche d'un clavier, mise hors service de l'oreille, mais il
n'utilisera plus qu'une
partie de la rétine, celle centrale (phénomène d'ailleurs en cours avec
la
perte de la vision de nuit); il fatiguera plus son oeil contraint
d'accommoder
constamment pour voir l'écran de l'ordinateur (une petite télévision)
situé à
sa proximité.
Que
deviendront les enfants réduits à une portion de sens?
(c'est à dessein que je
laisse cette phrase dans son
indéterminé).
Le
danger de l'ordinateur ne réside pas dans le flicage généralisé car il
est déjà
installé, et la délation le rend redondant mais il l'est dans la
fragmentation
de l'être humain qui sera plongé dans la dépendance absolue. Ici encore
nous
retrouvons la dimension biologique du devenir actuel de l'espèce qui ne
put se
manifester tant que le mode de vie de cette dernière n'entra pas trop
violemment en contradiction avec son organisation biologique.
* * *
La
coupure entre espèce humaine et nature, la séparation d'avec
la communauté est un procès essentiel dans le devenir de l' espèce.
Nous
l'avons souvent dit, à la suite de K Marx, en demeurant longtemps dans
la
perspective de celui-ci, en nous limitant à 1'arc historique qu'il
envisageait; c'est-à-dire que l'on se préoccupait de l'issue du
communisme primitif,
moment historique déterminé. En réalité le phénomène impliquant ce
devenir d'extériorisation,
donc de séparation -ce qui se traduit par la formation d'une culture-
commence bien plus tôt. Nous avons affronté cela en posant qu'à divers
moments
se sont produits des modifications au sein de l'espèce génératrices de
trauma
dont nous ne sommes pas encore guéris et à l'étude desquels nous
consacrerons
divers articles. Le point de départ de cette modification
d'appréhension du
champ historique a été celui de la mise en évidence de la dimension
biologique
de la révolution. L'approfondissement de cette affirmation en même
temps que la
constatation que le cycle des révolutions était fini nous conduisirent
à
réfléchir sur le devenir biologique de l'espèce, non pour fonder un
biologisme
qui viendrait se substituer à la théorie de K. Marx, mais pour
comprendre la
totalité du phénomène vie tel qu'il se manifeste au travers de l'espèce
humaine
et montrer comment ce que l'on nomme la culture dans son sens le plus
vaste
était une réponse variée, en fonction des diverses ethnies et des
divers lieux
de vie, à des " crises biologiques ".
Pour
le moment, i1 est intéressant de noter que des
scientifiques accèdent aussi à cette perception. En effet dans le n°
spécial
de " Science et Avenir ",
" Les
origines de l'Homme ", réalisé par Henri de Saint Blanquat, on peut
lire
dans l'article " L'Homme et ses environnements ":
"Cette
évolution des hommes n'est donc pas un
évolution ordinaire. "Histoire naturelle " certes, mais histoire
aussi d'une certaine séparation d'avec la nature. Il y a bien, pour les
hommes
comme pour les autres espèces, nécessité de s'adapter à
l'environnement, mais
cette adaptation se fait par des moyens qui séparent aussi les hommes
de cet
environnement, qui les en distinguent."
Cette
adaptation s'est réalisée en partie grâce à l'outil qui est:
"Intermédiaire
entre un organisme et un
environnement, il marque ainsi une distance et consacre une séparation."
"On peut interpréter de la même façon d'autres
progrès de l'humanité. Les cabanes, le feu
, le
vêtement : autant d' intermédiaires, autant de séparations."
En
réalité la médiation est séparation et union. L'union
pose une ambiguïté qui peut être source d'une insécurité considérable
due à
l'ancienne immédiateté soi-disant retrouvée.
"La question est de savoir à
quel point et de quelle façon les hommes ont ressenti cette séparation.
Le dedans
et le dehors, le domaine des humains et celui des animaux, à quel
moment les
hommes ont-ils ressenti cela? "
L'auteur ne répond pas réellement à ces
questions sur lesquelles
nous
reviendrons, mais il fait quelques remarques qui confirment nos
affirmations
produits de nos investigations.
"Or cet
embryon de langage a pu faire grandir un embryon de conscience et de
réflexion.
Car nommer, ce n'est
seulement se relier d'une certaine
façon à quelque chose ou à quelque être, c'est aussi avouer qu'on en
est
distinct. Ce n'est peut-être pas autrement que l'
homme
a pu devenir " le seul animal qui s'étonne d'exister".
"Cet étonnement
devant le monde et devant soi-même trouvera son expression la plus
belle et la
plus poignante dans les derniers temps de la préhistoire, avec ce qu' on a appelé l'art des
cavernes. Avec ces figures et ces
signes, on peut dire que l'homme atteint une nouvelle étape dans la
séparation,
dans sa séparation d'avec la nature: il ne se borne plus à nommer, il
reproduit. Nous ne connaissons pas évidemment les phases
intermédiaires, les
imitations, les jeux ou les cérémonies,
qui ont pu le
conduire progressivement à fixer des êtres et des signes sur la pierre
ou sur
l'os. La montée vers la représentation a pu durer des dizaines de
millénaires.
Mais cet " art " préhistorique est peut-être aussi autre chose.
"Il n'y a pas beaucoup de séparations qui se fassent sans
regret, sans déchirement, voire sans désir profond de revenir en
arrière. La
séparation de l'homme de la nature n'a pas été sans un mouvement
perpétuel de
retour, dans une perpétuelle tentative pour revenir s'identifier à
cette nature
dont on ne cessait de se distinguer. Les ethnologues ont décrit des
cérémonies
qui avaient lieu après certaines chasses: le groupe chantait l'animal
mort, le
remerciait. Ailleurs, il le faisait parler, s'identifiait de quelque
manière à
lui. On connaît aussi des formes d'art qui traduisent l'arrachement à
un monde
ancien, à un monde révolu de l'intelligence et de la sensibilité, mais
qui
montre, en même temps, la douleur de l'arrachement : ainsi la tragédie
grecque.
Il n'est pas impossible que Lascaux et Altamira traduisent à leur
manière la
conscience d'un arrachement semblable, et ne soient une tentative pour
retourner d'une certaine façon vers ce monde naturel, pour s'identifier
à lui
et y demeurer.
Que cet art soit lié à une pensée religieuse, peu de gens
en doutent aujourd'hui. Mais la religion ne traduit jamais elle aussi
que
l'étonnement d'exister et celui d'avoir à ne plus exister un jour ou
l'autre.
Elle est donc liée à une prise de conscience: les hommes s'étonnent
d'être là,
d'avoir un commencement et une fin."
Etant
donné la séparation corrélative à son devenir homme, l'espèce humaine a besoin, plus
que nulle autre espèce, d'une représentation
afin de se situer et de réacquérir une certitude au monde et cette
représentation est édifiée grâce au langage verbal. Nous verrons que
celui-ci
implique de façon absolue toute la logique, la sensibilité s'exprimant
de diverses
façons dans ce qui sera nommé ultérieurement art. Cette représentation permet de retrouver tout ce
qui a été perdu;
elle maintient donc la continuité. C'est la dimension esthétique de
l'espèce humaine.
Ainsi dans la citation ci-dessus le concept de représentation est-il
assez
limité. Nous montrerons ultérieurement que la représentation existe
aussi chez
l'animal mais qu'elle devient déterminante et apte à s'autonomiser au
niveau
des hommes et des femmes.
L'élément
le plus important dans le phénomène d'autonomisation
de la représentation est le langage verbal avec qui surgit la dynamique
des
possibles et l'éclatement des déterminations de même que
l'interrogation sur
l'existence.
Tout
comme il n'est pas possible de parler d'art en ce qui
concerne la préhistoire, il est faux, de même, de parler de religion
pour la
même époque. On a manifestation de la réimmersion dans la communauté,
de la conjuration
de la coupure, etc.. C'est là-dessus justement que s'édifieront les
divers
complexes religieux. L'identification de la religion à tout phénomène
qui tend
à abolir la coupure (à travers les binarités: monde d'ici et d'au-delà,
sacré
et profane, etc.) permet d'affirmer qu'il y aurait une nature
religieuse de
l'Homme et donc de pérenniser la religion en place telle qu'elle se
présente de
nos jours (c'est-à-dire
ce qu'il en reste).
Cette
dernière remarque nous amène à noter également que ce que l'auteur
nomme
identification à la nature est en réalité une mise en continuité, une
réimmersion. En outre, le phénomène d'adaptation dont il est
abondamment question
dans ce texte réclame aussi une analyse détaillée à laquelle nous
dédierons
d'autres études.
Enfin,
il est clair - et nous l'avons déjà signalé - que divers penseurs
antérieurs à
notre époque ont intuitionné, compris cette immense problématique de la
coupure, et de la réunion ardemment désirée.
* *
*
"En
effet, dans les représentations des primitifs comme on l'a remarqué
souvent,
l'individualité de chacun ne s'arrête pas à la périphérie de sa
personne. Les
frontières en sont indécises, mal déterminées, et même variables selon
que les
individus possèdent plus ou moins de force mystique ou de mana." ( Lévy-Bruhl: L'âme
primitive, Ed. PUF, p. 133)
"1°
Pour la mentalité primitive, les limites de l'individu sont variables
et mal
définies.
2°
Les " appartenances " sont une "
extension de l' individualité
". Elles sont des
parties intégrantes de la personne, et se confondent avec elle.
3° Les
" appartenances " dans certains cas, sont regardées comme le double
de l'individu, et ce double est l'individu lui-même dont il peut tenir
la
place." (Idem, p.150)
"Celle-ci
(l'individualité
n.d.r), nous l'avons
vu, n'est pas rigoureusement limitée à leurs yeux. Les frontières en
demeurent
indécises, du fait des appartenances, sécrétions, excrétions, traces,
empreintes, restes d'aliments, armes, etc..,qui
font
également partie de l'individu, qui sont " une extension de sa
personnalité ". Il apparaît maintenant que cette extension n'est
peut-être
pas tout à fait exacte. Les appartenances ne seraient une "extension",
à proprement parler, de la personnalité, que si elle ne les comprenait
pas
d'emblée, si la représentation de soi, partant de la conscience, qui en
serait
le foyer originel, se
propageait ensuite sur elles
secondairement. Telle est bien notre façon à nous de sentir et de
représenter
la participation entre l'individu et ses appartenances; c'est ainsi que
s'expliquent notre culte des reliques, et les sentiments que nous
éprouvons en
présence des objets qui ont appartenu aux grands hommes. Quelque chose
de la
personne de Gœthe ou de Victor Hugo demeure attaché à leur porte-plume.
(...)
Pouvons-nous affirmer qu'il en est de même chez les
primitifs? I1 ne le semble pas, du moins en ce qui concerne les
appartenances
les plus intimes. Dans leur esprit, la participation entre elles et
l'individu
ne résulte pas d'un transfert, si rapide qu'il soit, sous l'influence d' une émotion. Elle n'est pas
secondaire, elle est originelle,
immédiate. Elle équivaut à ce que nous appelons une identité.
(...)
Du point de vue des primitifs, il n'y a donc pas "extension" de la
personnalité aux appartenances. I1 vaudrait mieux dire que comparée à
la leur, notre
individua1ité semble avoir subi une "réduction",
une sorte de rétrécissement. Les appartenances sont pour les primitifs
des parties
intégrantes de l'individu, tandis que pour nous elles n'en sont que des
dépendances, très étroites, il est vrai, participant activement de lui
dans
certains cas, mais cependant distinctes de sa personne. " (Idem, pp,184-185)
"(…)Les
primitifs ne se représentent guère l'individu en lui-même. Un individu
n'existe
vraiment pour eux qu'en
tant qu'il participe à son
groupe ou à son espèce." (Idem,
p.229)
L'œuvre
de Lévy-Bruhl a été très controversée (lui-même
sur la fin de sa vie aurait renié certaines de
ses affirmations) surtout parce qu'elle aurait servi à justifier la
supériorité occidentale et par là le colonialisme. En réalité, dans la
mesure
où elle tente de cerner au mieux une diversité de mentalité, elle est
plus
proche d'une représentation correcte que l'œuvre de ceux qui veulent
poser une
identité de la mentalité humaine.
Quoi qu'il en soit, je
suis
convaincu que les hommes et les femmes pensaient, auparavant, par
participation
et que leur mode de
saisie des êtres et des choses était celle de
l'appartenance.
Les
quelques citations qui précédent mettent en évidence que l'individu est
le
résultat d'un procès de division, de séparation, dont nous avons
maintes fois
parlé, et d'un dépouillement. La coupure entre ce qui devient
l'individu
(intérieur) et ce qui devient le monde extérieur, fonde l'être et
l'avoir, le
sujet et l'objet. Être et avoir sont donc des opérateurs de liaison
entre
éléments d'une totalité qui a été dissociée. Dans des déterminations différentes l'art, la
philosophie, la religion, l'Ėtat
sont des thérapeutiques pour guérir la blessure de la séparation.
Puisque nous pensons que la solution à l'errance humaine
est d'abolir la coupure, il en résulte que nous rejetons toute
thérapeutique
qui ne peut être qu'un réformisme maintenant la béance de la blessure.
Le surgissement de l'individu est aussi celui de l'espace
et du temps. Normalement l'individualité s'étend au domaine où elle se
meut
et elle est
d'autant plus puissante qu'elle entre en relation avec un plus grand
nombre
d'éléments; en outre elle a un
mode
à elle d'occuper ce domaine. L'individualité est
en réalité tout ce modifié des êtres et des choses et de l'espace qui
leur est
lié. En la privant de ses "appartenances" qui ne sont pas de simples
prolongements, il s'est posé le problème du lien entre ces divers
éléments; de
ce fait le concept d'espace est devenu nécessaire en tant que lieu de
coexistence et faisant coexister et,
avec I.Kant, il
désigne quelque chose d'homogène où baignent des corps; alors qu'en
fait toute
chose a son espace qui est la façon qu'il a de modifier le continuum.
Le
procès d'individuation a conduit d'abord à une privation de l'espace.
Le temps,
quant à lui, a servi comme élément de liaison entre ce qui a été divisé
et a pu,
parfois, remplacer l'élément perdu devenu espace. Ainsi, s'il y eut, comme le disait K.Marx, une
spatialisation du temps, il y
eut également une temporalisation de l' espace,
Il est clair que lors d'une
telle séparation le langage
verbal a dû acquérir une autre dimension, celle que l'on met en exergue
actuellement
et qui est souvent présentée comme définissant sa fonction essentielle,
voire
unique: la communication. Corrélativement, afin qu'il y ait cohérence
au sein
de cette dernière, la
logique s'est imposée, etc.
Il faudra revenir sur tout ce devenir. Pour le moment
quelques remarques:
1.
La propriété privée est ce dont "l'individu" a été séparé ou, dit en
termes de L. Lévy-Brul, c'est une "appartenance" autonomisée qui
pendant un
certain temps est encore liée à l'individu, ce qui explique que durant
toute
une période on enterra les hommes avec ce qui leur appartenait. Elle
atteint
l'autonomisation réelle quand il y a héritage car, à
ce moment-là, se parachève sa séparation. Le mouvement de sa cession
(aliénation
économique) et donc de son acquisition peut s'enclencher. Etant
séparée, la
chose peut être prise, mais elle peut aussi s'accroître et atteindre
des
dimensions sans aucune mesure avec la dimension de l'individu.
2. La dynamique de réduction des hommes et des femmes
permet de fonder un élément médiateur qui est leur équivalent général,
l'Etat,
qui, au départ, se
pose
en ersatz de la communauté, bien qu'il ne soit que le
médiateur des différentes propriétés privées. Ceci dans le cas de
l'Occident où
nous avons réellement production d'individus.
3. Etre
contre la propriété privée (avoir), c'est être
contre l'individu (être); mais vouloir les détruire sans être à même de
poser
la communauté humaine, c'est en fait œuvrer à l'édification d'un
despotisme
absolu.
Vouloir
déposséder les gens des quelques bricoles qu'ils possèdent c'est opérer sur le terrain du capital.
Manipuler, disposer des
objets immédiats de quelqu'un, surtout à l'encontre de son acception,
ou à son
insu, sous prétexte qu'un révolutionnaire est contre la propriété
privée, c'est
encore se placer dans une dynamique de destruction des hommes et des
femmes. I1
ne s'agit pas non plus de remplacer la propriété par une disposition
des choses,
il faut purement et simplement abolir la séparation. Dès lors tout
homme, toute
femme, avec son espace et
ses appartenances
devient une modalité participative
au/du continuum vie, et il est clair que ce n'est qu'en accédant à la
Gemeinwesen que ceci est réalisable,
4, La communauté des biens qui
implique une
indétermination, une indifférenciation, une égalité absolue est la pire
des réductions,
car c'est la mise en commun des propriétés privées et l'assemblage
d'individus;
le tout dynamisé par une combinatoire qui peut être purement aléatoire.
Il n'y a rien à mettre en commun, il y a à devenir tout. Chaque
homme, chaque femme en accédant à une individualité participative au
cosmos est finalement
une modalité de celui-ci. En termes de logique binaire on dirait qu'il,
qu'elle
a/est tout.
La
jonction au monde (englobant tous les êtres) implique d'être à même de
comprendre que tout être, tout objet a son espace dont nous avons une
représentation dans la mesure où nous sommes sensibles à ce qui nous
entoure.
Vivre, dès lors, signifie être à même d'affirmer une modalité du
devenir du
continuum tout en étant capable de percevoir de façon immédiate que les
hommes et
les femmes sont autant de modalités qui peuvent plus ou moins fasciner,
d'où le
surgissement de l'amour particularisé.
6. On peut considérer que la
volonté`d'acquisition, la
passion de l'avoir est la manifestation du désir d'abolir la séparation
en
demeurant sur son terrain. C'est une fonction de "rééquilibration";
il en est de même du culte des reliques dont parle L.Lévy-Bruhl et du
fétichisme aussi bien dans le sens de K.Marx que dans celui du commun.
Perdure
ainsi chez les hommes et les femmes un souvenir d'avoir été d'une
dimension
plus vaste que ce qu'ils sont devenus,
7, Comme autre fonction de
rééquilibration on peut
citer les diverses pratiques des mystiques, dont le yoga, qui tendent
d'abolir
la séparation. Les diverses gymnastiques sont des pratiques réduites.
Enfin
l'eutonie, en privilégiant le toucher, le contact, essaie de prolonger
l'individu en le rendant apte à percevoir immédiatement tout ce qui
l'entoure, grâce à ce que
l'on pourrait représenter
par un flux allant de lui aux éléments
du monde environnant et de celui-ci à lui, ce qui tend à le débloquer.
Car le blocage,
l'inhibition,
n'est
pas un processus qui
concerne l'individu en tant que corps, il débute dans le fait d'être
réduit
justement à un individu qui possède son "corps". La folie commence là,
dans notre statut
individuel, puisque la
folie est sanction de la coupure et tentative de l'abolir. La
psychologie et la
psychiatrie sont des interprétations de la dimension réduite des êtres
humains
et féminins. Leurs thérapeutiques ne peuvent qu'entretenir une folie
fondamentale en essayant de conjurer une folie dérivée, d'où leurs
échecs.
8, Au cours des temps
modernes, c'est-à-dire depuis trois siècles, le procès de privatisation
de
l'individu (au sens précis où il est privé de quelque chose) s'est
accru comme
le montre fort bien Roland Jaccard qui met clairement en évidence
l'autorépression
qui lui est corrélative:
"Nous
vivons socialement dans une sorte de vaste coït interruptus généralisé
où
chaque stimulation, après avoir enclenché un désir brutal, ne peut
qu'avorter." (L'exil
intérieur - Schizoïdie et civilisation, Ed. Points, p. 155).
La schizoïdie,
la fermeture sur soi, l'exil intérieur, la privatisation complète, etc.., tout cela indique un
phénomène d' autonomisation que
l'individu utilise pour fuir
une
réalité qui l'opprime. Ainsi grâce à une
représentation donnée, l'individu parvient à s'extraire d'un concret
donné
qu'il ne peut supporter, ce faisant il se réduit de plus en plus en
folie.
* * *
"En 1973,
une révision intégrale de l'histoire s'impose, mais cette tâche
comporte des
problèmes redoutables, â la fois de choix et de présentation."
(Arnold Toynbee, La
grande aventure de l'humanité,
Ed, Bordas, p. 8)
Le
titre original est Mankind and Mother Earth, A
narrative history of the world,
Espèce humaine et Terre Mère,
cela indique tout de suite en fonction de quoi il faut réviser
l'histoire, en
fonction de l'étude du rapport à la Terre Mère, à la biosphère. I1 faut
se
préoccuper de savoir quel impact l'activité de l'espèce a sur cette
dernière.
Le livre de A.Toynbee est un cri d'alarme: on est en train de détruire
la Terre
Mère, qui fait pendant à l'autre cri lancé par Meadow et Cie dans leur
rapport
du MIT: Les limites de la croissance de 1972,
que nous avons
analysé en son temps.
Chez Toynbee on a un bilan de tout un cycle et un
témoignage sur sa fin, mais ce n'est pas clair parce qu'il n'envisage
pas le moment
de la coupure, de la séparation d'avec la Terre-Mère, ce qui l'empêche
de
mettre en évidence de façon percutante la destruction
opérée par l'homme et sa
volonté tragique de revenir à un stade précoupure (une réimmersion dans
la
biosphère).
L'histoire doit donc inclure toute
l'anthropogenèse et celle de la biogenèse qui englobe la précédente;
dès lors
elle opère sur un domaine qui n'a plus rien à voir avec celui de
l'histoire
habituelle; en réalité le concept d'histoire (étude de la période qui
commence
avec l'acquisition de l'écriture) n'a plus de pertinence. Il y a un
éclatement
du savoir et une évanescence des limites entre les disciplines de ce
savoir. En
fait on ne peut avoir qu'une phénoménologie de la vie, et donc de
l'homme, qui
ne peut être abordée que diachroniquement.
L'approche du phénomène vie de la part de Toynbee évoque
beaucoup celle des manichéens et des gnostiques:
" La progression de la vie a donc été, au mieux
parasitaire, et, au pis, prédatrice." (p.20)
De là il se désole que certaines espèces se nourrissent
aux dépens d'autres, et il ajoute :
"Ainsi,
à première vue, la progression de la vie semble mauvaise, objectivement
mauvaise." (p.22)
I1 y a donc une
vision morale, comme le prouve cet autre passage où il affirme que la
vie
semble " recéler l'existence en elle-même de deux tendances
antithétiques et opposées l'une à l'
autre."
Or, raisonner en fonction du bien et du mal ne peut mener
à rien. En outre, pour être conséquent, il aurait dû chercher l'origine
du mal
dans le principe de conservation (de l'énergie, de la matière, etc..)
fondement
de la science et soi-disant représentation d'une réalité.
A.Toynbee
affirme :
"Ce sont les États souverains qui ont été le
principal objet d'adoration de l'humanité au cours des 5.000 dernières
années.
Et ces divinités ont demandé et obtenu le sacrifice d'hécatombes
humaines.
" ( p.21)
Mais il
n'explique pas pourquoi l'humanité s'est adonnée au culte de l'État, de
même
qu'il n'expose pas tous les mouvements qui ont résisté à son
instauration. En
ce qui concerne le fait de tuer, il cite l'opposition des Quakers. Or, il est certain qu'à
l'origine, il dut y avoir un grand
nombre de phénomènes d'opposition.
En règle
générale il expose donc le devenir occidental, c'est-à-dire, en fait la
réalisation de la domination du capital, d'abord en Occident puis à
l'échelle
mondiale. Etudiant l'histoire de l'humanité comme un tout, il oublie
les
oppositions fondamentales entre hommes et femmes qui sont pourtant
déterminantes pour le devenir qui a été emprunté par l'espèce, de même
qu'il ne
mentionne jamais les luttes de classes et le drame révolution est exclu
de son
livre, que ce soit la révolution bourgeoise ou la révolution
communiste. Or
l'histoire est tout de même scandée par des schismes dont certains
furent des
révolutions et dont le plus important est celui entre la nature et
l'espèce. Comment
comprendre la sortie hors nature -effective à l'heure actuelle- sans la
compréhension de la série des révolutions.
Ainsi le livre de A.'I'oynbee recèle une foule
d'insuffisances dont la plus caractéristique est celle de l'"oubli"
de l'Afrique Noire qui dénote un européocentrisme difficilement
éliminable et,
d'autre part, l'incapacité à comprendre la dynamique globale du devenir
de
l'espèce. L'Afrique Noire est essentielle; sans son étude on ne peut pas réellement
percevoir qu'il y
eut des possibles autres que celui qui s'effectua en capital. Les
peuples noirs
ont souvent rejeté l'agriculture, refusé l'écriture, etc.. Or ce sont
des
présuppositions au devenir du capital.
Parvenus à la fin
du cycle capital, il nous est de la plus grande importance de
pouvoir constater qu'il existe encore, au sein de certaines communautés
africaines, des attitudes de refus de tout ce qui devait devenir la
voie
occidentale. Elles sont la preuve d'un possible en ce qui concerne la
sortie de
ce monde. Les peuples noirs témoignent de notre errance et du possible
de l'abandonner.
L'étude des diverses communautés noires en comparaison de
celles d'Occident et d'Orient avant l'intrusion du Capital serait
passionnante
et nous révèlerait des éléments essentiels dans le procès de
domestication qui,
ailleurs, ont depuis longtemps disparu
.
En conséquence
le livre de Toynbee présente un intérêt non
par son contenu, mais par son attitude nouvelle qui consiste en une
remise en
cause de la validité de la voie occidentale,
de
l'importance de la civilisation, etc..
Camatte
Jacques
Juillet 1983
*
*
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Extrait
d'une lettre à un camarade espagnol du 18
décembre 1981:
"I1
y a tout d'abord un phénomène
mondial: en 1968 il y avait une tension planétaire qu'il fallait faire
tomber;
il fallait briser un élan qu'on peut qualifier de révolutionnaire, de
subversif, de corrosif, etc..
Aujourd'hui on est
seulement au balbutiement d'une autre telle phase. En revanche, il y a un mûrissement, non
seulement du côté des
révolutionnaires, mais du côté du pôle domination-pouvoir. Les russes
ont tiré
des leçons".