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Précisions après le temps passé

 

 

        

                  J’espérais une rapide publication des textes précédents. Il n’en fut rien[1]. Le temps écoulé depuis leur rédaction a permis une réflexion approfondie mais non un travail exhaustif. Ces précisions se présenteront comme des approches en forme de touches.

                  Dans Mai-Juin 1968 : le dévoilement, j’ai mis en parallèle ce mouvement avec celui provoqué par le premier bouleversement qui affecta le monde de 1917 à 1933 qui n’est pas réductible à une simple conséquence d’un heurt entre classe capitaliste et prolétariat. Il se traduisit par la mort de la société bourgeoise en Occident et le développement de la domination réelle du capital sur la société dans cette même zone et la généralisation de la domination formelle dans les autres parties du globe. Les différentes révolutions anti-coloniales permirent de briser le verrou qui s’opposait à l’introduction du capital dans les zones où les communautés avaient été très puissantes.

                  Avec 1914 on avait eu la fin de la démocratie politique et l’apocalypse comme je l’ai indiqué dans Marx et la Gemeinwesen. Tout un cycle s’achevait dans un effroyable effondrement. En ce qui concerne le pôle révolutionnaire c’était la fin du mouvement ouvrier et le début de la phase groupusculaire ainsi que la mise en évidence de l’impossibilité d’effectuation d’une mission du prolétariat, ce que la révolution russe allait en définitive prouver de façon encore plus percutante. Une grande espérance venait d’être irrémédiablement brisée. C’est de cette époque que naissent deux idées fondamentales qui perdurent et dominent encore : la barbarie et la décadence. L’idée de décadence a deux origines fondamentales : chez les marxistes et leur théorisation de la décadence du mode de production capitaliste (MPC) et chez O. Spengler avec le déclin de l’Occident. La barbarie fut déjà envisagée par Marx, mais c’est Rosa Luxembourg qui traça la fameuse alternative, plusieurs fois reprise depuis : Socialisme ou Barbarie.

                  C’est en Allemagne ou plus exactement dans l’aire allemande (Allemagne et Autriche, mais aussi Hongrie et Tchécoslovaquie qui faisaient partir de l’empire austro-hongrois, et, à cause de l’influence germanique y prépondérante, la Hollande ainsi que le Danemark et la Suisse) – vérifiant en partie la prévision de Marx – que les phénomènes essentiels se produisirent. C’est là que s’exprima au mieux la décomposition de la société bourgeoise et l’émergence de celle déterminée par la domination réelle du capital.

                  Dans Le KAPD et le mouvement prolétarien (Invariance, série II, n°1) j’ai exposé les mouvements politiques et sociaux essentiels. Je voudrais indiquer, ici, les phénomènes théoriques en rappelant qu’à la fin du XIX° siècle l’Allemagne se trouve à la pointe du progrès technique et de la rationalisation de la production. Elle sera vite supplantée par les USA[2].

                  Comme Marx l’a expliqué, la domination réelle du capital dans le procès de production ne peut se réaliser sans l’immersion de la science au sein de celui-ci. Pour cela la science elle-même doit changer et c’est à cette transformation et à celle de ses théories qu’on assiste en Allemagne à la fin du XIX° et, surtout, au début du XX° siècle.

                  C’est en physique que le phénomène est le plus spectaculaire. La théorie de la relativité bouleversa toutes les conceptions antérieures. Grâce à elle, une vision totalisante des phénomènes fut possible. La théorie des quanta permit en revanche une étude particularisée. Toutes deux se complètent de même que l’étude du capital en tant communauté matérielle (unité totalisante) se complète avec celle des mouvements de capitaux individuels (quanta-capitaux). Le bouleversement était non seulement nécessaire à l’intérieur du domaine scientifique mais aussi dans celui de la représentation du capital.

                  Les présuppositions du capital – les premiers moments de son développement – purent se satisfaire de la logique formelle aristotélicienne. Ensuite, il fallut pousser à bout la binarisation complète, et simultanément traiter ce qui avait été exclu afin de le remettre en circulation, de le rendre opératoire. La logique de Hegel plus totalisante ne pouvait pas être utilisée ne serait-ce qu’à cause de raisons idéologiques: son rapport avec le marxisme, et puis, même si elle anticipe tout le devenir du capital, elle n’est pas maniable, opérationnelle. La meilleure preuve qu’elle n’est pas, dans tous les cas, incompatible avec le capital, c’est qu’à l’heure actuelle, elle tend à être intégrée dans une représentation scientifique, totalisante (cf. Morin, La méthode 1. La nature de la nature). De ce fait on a assisté, au début de ce siècle, à une véritable explosion de la logique qu’on ne peut séparer d’ailleurs de celle de la mathématique: Frege, Hilbert, Cantor, Gödel, Wittgenstein, etc. Dès lors se mettent en place les fondements de l’actuel édifice permettant une domestication complète de la pensée.

                  En psychologie le bouleversement est quasi uniquement d’origine allemande avec en premier lieu la psychanalyse : Freud, Adler, Jung, Rank, Reik, Steckel, Abraham, Groddeck (dont il faut également tenir compte en ce qui concerne la médecine psychosomatique) et la Gestalttheorie. La première théorie expose ce qui n’avait pas encore été révélé ni «exploité» auparavant, la deuxième est déjà une approche structuraliste.

                La pédagogie n’est pas épargnée par la remise en cause et, dans les années 20, on a l’expérience des maîtres camarades, celle de R. Steiner, sans omettre les recherches de Bernfeld et de Rühle.

                Dans le domaine de la sociologie les réflexions directement liées au devenir du capital ne sont pas sans relation avec la tradition allemande (Hegel et la gemeinwesen grecque par exemple). Il s’agit tout particulièrement des travaux sur la communauté de Tönnies, de Weber et de ceux sur l’esprit du capitalisme : Weber, Sombart, Troeltsch, etc. En ce qui concerne l’œuvre de Mannheim il semble que la voie qu’elle ouvre n’ait été empruntée que beaucoup plus tard.

           Non seulement l’Allemagne est le lieu où s’effectuait, en grande partie, les transformations importantes dans le domaine de la pensée mais c’est aussi là qu’est abordée le problème de «La crise des sciences européennes… » (Husserl). Cette crise n’est-elle pas celle d’un ajustement de la science aux exigences de la représentation du phénomène capital? Ce n’est pas ainsi que la posait Husserl, mais ce qu’il postule comme devant être la science est en réalité fondement de la représentation-capital. «Or la science, fondée fondatrice de façon universelle apodictique, apparaît comme la fonction nécessairement la plus haute de l’humanité vers une autonomie personnelle et englobant toute l’humanité. C’est cette idée qui constitue la tendance vitale du plus haut degré de l’humanité». (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, éd. Gallimard, p. 302). En outre, Husserl s’occupe fondamentalement de la validité universelle de la pensée occidentale : «Pas seulement serait décidé si l’humanité européenne porte en soi une idée absolue au lieu d’être un simple type anthropologique comme la Chine ou les Indes; et décide du même coup si le spectacle de l’européisation de toutes les humanités étrangères annonce en soi la vaillance d’un sens absolu, relevant du sens du Monde et non d’un historique non-sens de ce même Monde» (p. 21). Ceci n’exprime-t-il pas la volonté de généralisation-homogénéisation du capital, rationalité née avec la philosophie grecque.

                  La crise de la science comme celle de l’Art s’exprime fondamentalement dans la séparation de la forme du contenu et l’autonomisation de la première, phénomène essentiel de la vie du capital. En ce qui concerne la physique, Mach et Avenarius, au début de ce siècle, l’ont bien exprimé.

                   C’est aussi en Allemagne que naît un mouvement de réaction très important à la science et à la matérialisation de la vie. Il s’agit de l’étude du sacré qui commence avec l’œuvre de R. Otto, Le sacré, 1917, moment de développement d’un irrationalisme. La rupture avec la science officielle se vérifie également avec le mouvement anthroposophique de R. Steiner reprenant les considérations de Goethe en matière scientifique, que Schopenhauer avaient déjà revendiquées. On doit noter que ce retour au mysticisme se greffe sur le vieux fond germanique de Maître Eckhart, J. Boehme, etc.

           Les principaux courants philosophiques de notre siècle s’enracinent en Allemagne : la phénoménologie avec Husserl, l’existentialisme avec Heidegger, l’herméneutique, la philosophie des formes symboliques (Cassirer), les divers syncrétismes dont un est très à la mode aujourd’hui, celui entre marxisme et christianisme (E. Bloch), enfin, il est nécessaire de citer des philosophes comme Scheler qui, s’ils n’ont pas eu l’audience des précédents, ont tout de même marqué leur époque.

                   Ce sont les philosophes allemands qui les premiers se sont intéressés à la pensée orientale et ont essayé de l’intégrer : Hegel et surtout Schopenhauer. Au début de ce siècle, l’entreprise se réeffectuera sur un plan plus littéraire avec Siddharta de H. Hesse que la génération étasunienne des années ’60 redécouvrira avec ferveur et en fera un best-seller.

                   En Allemagne, encore, s’opéra une nouvelle approche-connaissance du corps qui prend toute son ampleur maintenant en Occident: l’eutonie (WohlausgegleicheSpannung) de Gerda Alexander ou l’eurythmie de R. Steiner avec la remise en cause de la méthode suédoise d’éducation physique, de même qu’une nouvelle approche de la danse (danse expressive). Le corps n’est plus considéré comme un objet passif, mais comme un élément déterminant essentiel du sujet» ce qu’affirma de façon nette et fracassante Alexander Lowen avec sa «bioénergi » qu’il a fondée à partir de l’analyse caractérielle de W. Reich.

                   Il est clair que l’Allemagne n’eut pas le monopole de la pensée bouleversante. Si elle fut un lieu privilégié, le phénomène parcourait l’ensemble du monde occidental. Dans le domaine de l’art, de l’esthétique, des sciences humaines on aura une contribution de la Russie (formalisme, futurisme), de l’Italie (futurisme), de la France (cubisme, dadaïsme, surréalisme), etc., mais c’est en Allemagne que le phénomène est le plus percutant (expressionisme, dadaïsme, précédés de l’œuvre de P. Klee). C’est le dada allemand qui a le mieux perçu, intuitionné, exprimé une réalité: la fin d’une époque, la fin de l’art en tant que type donné de conduite humaine et qui essaya de rendre effectif son projet en se liant à la révolution en acte[3].

                   Toutes ces données sont d’autant plus compréhensibles que l’on tient compte que c’est en Allemagne que naquit et se développa un mouvement réflexif au sujet de la société bourgeoise, d’abord, capitaliste ensuite, et qu’il s’y épuise ; que ce mouvement a cherché le mouvement réel qui pourrait l’effectuer : problème d’une jonction entre les deux pour parvenir à une transformation de la société.

                   Il concerne fondamentalement une réflexion sur la révolution française et sur la révolution industrielle en Angleterre. Hegel est le premier philosophe qui intègre réellement dans son œuvre l’économie politique (cf. surtout Jenaer Real philosophie, 1805-1807). D’ailleurs la faiblesse des philosophes successifs et des divers théoriciens qui se sont occupés du devenir des hommes et des femmes c’est d’avoir méconnu ce domaine.

                   Ce mouvement atteint son apogée lors des débats entre jeunes hégéliens dans les années quarante du siècle dernier où furent produites les contributions les plus denses: la communauté (Feuerbach), l’individu (Stirner). Toutefois ce qu’il y a de plus fondamental c’est que simultanément se pose la nécessité de trouver la liaison avec un mouvement pratique (donc de lier en quelque sorte la raison pure à la raison pratique) qui tende à subvertir le monde. D’où la position de Marx qui fonde une rupture : il y a une classe qui tend à l’émancipation de la société et veut réaliser ce que la philosophie a posé comme exigence fondamentale; on doit opérer au sein du mouvement des opprimés pour faciliter sa jonction avec celui de la pensée et réaliser la réconciliation de la raison (théorique et pratique). A partir de là peut se poser une réflexion de grande amplitude sur ce qu’est l’espèce et sur son unification.

                   La tension pour maintenir cette réflexion et la liaison avec le mouvement de remise en cause de l’ordre social s’épuisera vers la fin du XIX° siècle. La deuxième internationale (cf. l’œuvre de Bernstein à ce propos) s’abandonne à l’immédiateté du mouvement ouvrier, rompant avec le comportement théorique fondamental de Marx et de Hegel. Le parti communiste allemand ne se conduisit pas autrement.

                   La dernière affirmation d’une réflexion mais avec une très faible tendance à une jonction avec le mouvement révolutionnaire s’est effectuée avec l’école de Francfort[4]. Il s’agit surtout de l’œuvre d’Horkheimer et d’Adorno qui a pour composante essentielle l’anti-immédiateté.

                   Avec celle de Heidegger la philosophie d’Adorno marque la fin de la philosophie[5] sur le terrain de celle-ci parce qu’elle est interprétation d’un phénomène advenu: l’accession du capitalisme à la communauté matérielle, à représentation. C’est une philosophie critique de l’identité et du refus de l’identification, une philosophie de la vie non pas parce qu’Adorno utilise celle-ci en tant que principe explicatif fondamental mais parce qu’elle est refus de la mort, de l’advenu: la catastrophe[6].

                   La majeure partie de l’œuvre d’Adorno est pour ainsi dire déterminée par la question: quelles sont les conditions qui rendirent Auschwitz possible? La réflexion adornienne est une réflexion sur une catastrophe effroyable encore plus grande que celle de 1914-18 et elle est d’autant plus nécessaire qu’Adorno sait qu’Auschwitz va se répétant de par le monde. Pour celui-ci cela signifiait la fin de la culture en tant qu’ensemble des arts et des lettres, la fin de l’esprit et de l’individu. Son œuvre est une réflexion sur la mort, sur l’errance des êtres humains les conduisant aux pires ignominies. Je ne veux pas dire qu’Adorno ait pensé le devenir humain comme une errance – sa rémanence illuministe l’en empêcha – mais qu’il affronta la déviation par rapport à ce que posait l’illuminisme.

                   «Auschwitz a montré de façon irréfutable la faillite de la culture. Le fait qu’il puisse se produire au sein de toute la tradition de la philosophie, de l’art et des sciences illuministes, signifie encore plus: elle, l’esprit, n’a pas réussi à atteindre et modifier les hommes » (Negativ Dialektik, Suhrkamp Verlag, p. 357).

                   La réponse à la question reportée plus haut se trouve dans Dialectique de l’illuminisme d’Horkheimer et Adorno[7]. «Ce que les hommes veulent apprendre de la nature c’est de l’utiliser afin de la dominer complètement, elle et les hommes» (Dialektik der Auflklärung, Verlag de Munter, Amsterdam, p. 14). D’où: «Pouvoir et connaissance sont synonymes» (p. 16). «L’illuminisme se rapporte aux choses comme le dictateur se rapporte aux hommes: il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. […] La domination sur la nature se reproduit à l’intérieur de l’humanité» (p. 132).

                   La logique de la domination implique le surgissement du sujet: «L’émergence du sujet a été payé par la reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les relations» (p. 19). Dès lors le procès de connaissance et le procès de domination s’enchevêtrent: «La distance du sujet à l’objet – présupposition de l’abstraction – est fondée sur la distance vis-à-vis de la chose que le maître gagne grâce au dominé» (p. 24).

                   La volonté de dominer la nature, de se distinguer des animaux est le premier élément de réponse, le second c’est qu’avec l’épanouissement de l’illuminisme s’impose le «tout est possible». Cela n’est pas dit clairement et nettement mais cela ressort de l’analyse qu’on peut faire du chapitre «Juliette ou illuminisme et morale». Il en ressort que l’émergence de l’illuminisme est un moment de séparation et d’autonomisation qui pose le problème de l’identité de l’être humain.

                   Un autre élément déterminant dans l’étude d’Horkheimer et d’Adorno est d’avoir étudié la préhistoire en quelque sorte de l’illuminisme ou, dit autrement, d’avoir analysé ses présuppositions avec l’étude de l’Odyssée et du mythe.

                   Auschwitz n’est pas un simple accident. La pensée n’est pas innocente. C’est la constatation tragique qu’Adorno répète plusieurs fois. Pour la sauver il pose: «Si la dialectique négative exige l’autoréflexion de la pensée alors elle implique de façon tangible que la pensée doive penser contre elle-même pour être vraie, au moins aujourd’hui. Si elle ne s’affronte pas au plus extrême, qui a échappé au concept, elle est dès le départ une espèce de musique d’accompagnement avec laquelle les SS aimaient couvrir les cris de leurs victimes » (Negativ Dialektik, p. 356).

                   Bien avant les nouveaux philosophes Adorno avait déterminé la limite de la pensée classique allemande («l’esprit du monde, digne objet de définition, devrait être défini comme catastrophe permanente» p.287) ; bien avant eux il avait posé la réflexion à partir d’une intolérabilité d’être et à être en ce monde.

                   Cette révolte de la pensée contre elle-même ne signifie-t-elle qu’elle ne peut plus accepter telle que sa propre réalisation? Répondre affirmativement à cette question aurait conduit Adorno à déceler l’errance de l’humanité et l’insuffisance de son amplitude à se rebeller.

                   La philosophie de Hegel fut une anticipation du développement du capital en son entier, en conséquence Adorno fut amené comme Marx, à saluer sa grandeur (cf. Trois études sur Hegel) mais aussi, comme ce dernier, à la rejeter: «Le tout est le faux».

                   S’affronter à Hegel c’est s’affronter au capital, refuser ce dernier c’est refuser Hegel. Toutefois Adorno, à l’égal de Marx, n’en est pas pleinement conscient, d’où son manque de radicalité, de rupture absolue avec Hegel et avec la dialectique. C’est dans Negativ Dialektik qui est un anti-système (p. 3) que ceci apparaît clairement: «Enfin il y a un critère dans le système – l’expression sociale en vogue est intégration – qui fait apparaître vieux jeu, dépassé, le fait de parler de causalité, étant donnée la dépendance de tous les moments de la part de tous les autres; vaine est la recherche de ce qui doit être cause à l’intérieur d’une société monolitihique. La causalité s’est pour ainsi dire retirée dans la totalité: elle devient indiscernable à l’intérieur du système» (p. 262).

                   Il reconnaît parfaitement le devenir totalitaire et il répond de façon anticipée à la question que divers théoriciens se posent actuellement de façon diverse : quelle est la contradiction qui traverse le système pouvant en provoquer le déséquilibre ? Toutefois s’il reconnaît que le capital se pose en tant que nature (ens naturalissimus), en tant que totalité, il fut incapable de constater son accession à la communauté et sa manifestation en tant que représentation (quoiqu’il parle dans Negativ Dialektik, des hommes en tant que quanta d’idéologie).C’est pourquoi il en reste à une dénonciation de l’idéologie totalitaire et à déceler son invasion de tout le domaine humain. «Nier qu’il y ait une essence, signifie se mettre du côté de l’apparence, de l’idéologie totale telle que l’existence est devenue» (p. 169).

                   Tout en intégrant à sa manière l’œuvre de Marx Adorno reste sur le terrain de la philosophie. La sienne est substantiellement une philosophie critique de l’identité. Ce faisant lui aussi a anticipé. En effet la crise de l’identité se manifestera de façon tangible au sein de toute une génération plusieurs années après la parution de Negativ Dialektik[8].

                   Le bouleversement du début de ce siècle de même que les événements de la deuxième guerre mondiale conduisirent à poser de façon percutante: que sommes-nous? que devenons-nous? et ce, sous diverses modalités c’est-à-dire, par exemple, en termes de classes ou non. Cette question angoissante émerge de façon explicite de l’œuvre d’Adorno non seulement à cause de sa propre philosophie mais par l’intermédiaire de celle des autres dont il a su extraire l’implicite problématique.

                   Dans sa critique de l’identité il s’en prend tout particulièrement à Hegel avec son posé de l’identité sujet-objet, liberté-nécessité, etc. Il montre bien à quel point ce genre de philosophie a besoin, pour se réaliser, trouver sa vérité, d’absorber le non-identique, l’hétéronome, l’hétérogène et que, pour ce faire elle doit faire violence. Elle est despotique. A ce propos il fait la remarque suivante: «La conscience se vante de réunifier ce qu’elle a d’abord séparé arbitrairement en éléments [c’est ce que fait effectivement le capital, n.d.r.]; de là dérive le soubassement idéologique de tous les discours sur la synthèse » (p. 175).

                   Mais il ne remonte pas jusqu’à l’origine fondatrice de ce mouvement de séparation : la coupure d’avec la Gemeinwesen et la distinction extériorité-intériorité.

                 Pour être effective l’identité doit passer par l’identification qui est un procès d’homogénéisation qu’Adorno dénonce comme il dénonce la conséquence: l’intégration de l’individu et l’adaptation qu’on lui impose. «Le procès d’autonomisation de l’individu, fonction de la société d’échange, se termine par son élimination par l’intermédiaire de l’intégration» (p. 257).

              La dynamique réelle de ce qui précède se trouve dans le devenir du capital qui doit rendre identique à lui afin que rien n’entrave son procès, ce qui se réalise avec le devenir du capital à représentation de lui-même qui est effectuation de l’identité sujet-objet que théorisait Hegel. Ceci est compréhensible sur la base de ce que Marx écrivit dans les Grundrisse.

                Le procès d’identification est quasiment parvenu à son terme: «L’expérience de cette objectivité préordonnée à l’individu et à sa conscience est l’expérience de l’unité de la société totalement socialisée. L’idée philosophique de l’identité absolue lui est trop étroitement apparentée dans la mesure où elle ne tolère rien en dehors d’elle» (p. 307).

                   Ce qui est fondamental chez Adorno c’est sa dénonciation du principe d’identité en liaison avec la causalité, base d’une critique de la pensée binaire. Malheureusement il reste en chemin. En revanche il met bien en évidence que la société a trouvé son identité. Or l’identité absolue – parce qu’il n’y a plus rien à identifier – c’est la mort, la permanence réalisée. D’où, pour lui, la mort de l’humanité en tant que «quintessence de chaque homme» (p. 231).

                   La philosophie naquit en Grèce lors du mouvement de dissociation du complexe social et de la nécessité de former une nouvelle communauté; c’est à ce moment-là que se fondent les présupposés du capital. De nos jours celui-ci s’est constitué en communauté matérielle. La philosophie se termine en interprétant cette réalisation et en tentant de s’imposer une dernière fois à l’irréparable. Ceci est une source de la pensée de Heidegger ce que Adorno ne comprend pas, de façon précise.

                  « L’historie de la pensée est dialectique de l’illuminisme, dans la mesure où on la parcourt à l’envers. C’est pourquoi Heidegger […] ne s’arrête à aucun de ses stades… mais se précipite à l’aide d’une machine du temps à la Wells dans l’abîme de l’archaïsme où tout peut être et signifier tout » (p. 122)

                   «L’ambivalence de la parole grecque pour être qui remonte à l’indistinction ionienne entre matériaux, principes et essence pure n’est pas déclarée insuffisance mais plutôt supériorité de l’originel. Elle doit guérir le concept d’être de la blessure de sa conceptualité, la scission entre pensée et pensé» (p. 76).

                   Or il est important de mettre en évidence le mouvement de réduction appauvrissement qui s’est effectué au cours des siècles. Là Adorno demeure profondément illuministe, il défend la raison. D’ailleurs il considère que le passage à la philosophie éléate est un phénomène illuministe. Il fut pourtant une dissociation d’une pensée plus totalisante, d’une pensée non autonomisée. Ceci est d’autant plus important que comme nous l’avons déjà écrit, l’unification est faite par le capital !

                   Ainsi donc Adorno n’a pas la possibilité d’accomplir un retour à un «archaïsme», il ne peut pas accepter la position du parti communiste ni le matérialisme marxiste ni même celle de Marx dans la mesure où celui-ci garde le point de vue hégélien de la totalité. Sa solution est de proposer une résistance, une affirmation de la négativité en se fondant en définitive sur les principes formels de la démocratie[9]. En cela il anticipe sur le pathos des nouveaux philosophes; ce qui montre qu’en France, une fois encore, la philosophie n’est qu’une resucée de ce qui a été produit outre-Rhin[10].

                  Avec Adorno se produit une inversion fondamentale. Jusqu’alors c’était la droite qui prônait la résistance. Elle s’opposait au progrès, au développement du capital. Maintenant c’est du sein de la gauche que surgit cette thématique-éthique (avant les nouveaux philosophes on a eu Lefort par exemple !). Or, à partir de quoi peut-il y avoir régénération sinon à partir encore et toujours, de la démocratie. D’où continuelle régénération de la mystification.

                   Cette attitude découle du fait qu’Adorno ne se fait pas d’illusion sur la possibilité d’une conjonction entre mouvement réflexif et mouvement insurrectionnel contre le capital[11]. En revanche, Marcuse conserve l’antique comportement théorique de Marx. Toutefois, comme il ne peut plus faire appel au prolétariat, il porta son espoir sur les couches marginales: étudiants et noirs. C’est la dernière tentative de l’école de Francfort pour sauver cette union recherchée par les théoriciens allemands depuis la révolution française.

                   Toute la philosophie d’Adorno débouche dans la recherche d’une éthique qui permette de survivre à la catastrophe: comment être homme quand tout s’écroule et que se développent la violence ; la barbarie? C’est à cela qu’il répond dans Minima moralia, œuvre assez exceptionnelle et inclassable dans laquelle il effectue avant la lettre une critique de la vie quotidienne[12] à partir de l’autopsie de la société bourgeoise (d’où critique de l’art, de l’illuminisme, etc.) qu’il regrette en partie. C’est une éthique de la résistance qui lui permet de tolérer l’insupportable mais qui le rendit non réceptif au mouvement de la jeunesse et lui interdit de comprendre Mai-Juin ’68. Ce qui signifia également l’impossibilité de rencontre d’un mouvement réflexif se pensant en négatif de l’ordre institué et un mouvement plus ou moins spontané voulant le détruire.

                   Le mouvement réflexif ne fut pas l’apanage de la gauche. La droite, la droite réactionnaire – au sens littéral du terme, c’est-à-dire en tant que proposant une réaction contre un certain devenir – opéra elle aussi une vaste réflexion sur la révolution française et l’essor du capitalisme, afin de les rejeter. L’influence de ces penseurs – Schelling par exemple – fut grande et déterminante sur les slavophiles.

                   La résistance au développement du capital est exprimée par les romantiques, Schelling mais aussi Schopenhauer car ils s’élevèrent contre la formation d’une société déterminée par un ensemble de règles, de normes contraignantes pas tellement par l’intervention d’une action extérieure (l’Etat par exemple) mais par une intériorisation. Ils s’élevèrent contre la séparation d’avec la nature donc contre la privation des passions, des pulsions, des impulsions, contre une rationalisation totale, humaine dans la mesure où l’homme en était le référentiel. Ils vitupérèrent le conventionnel, le surgissement de l’artéfact, l’évanescence du concret et de l’immédiat. Or que fut le procès de vie du capital sinon la réalisation de cette dépossession des hommes et des femmes. Voilà pourquoi les romantiques voyaient le remède à tous les maux dans l’immersion dans une totalité apte à restaurer une intégrité de l’être, donc dans la nature (or qu’a fait le capital de la nature ?) et dans le culte du moi.

                   Ce courant réflexif de droite débouchera, en se chargeant des apports de Bachofen au sujet du matriarcat, de la sociologie de Tönnies et de Weber sur la communauté, dans la théorisation de la Volksgemeinschaft et dans l’essai de définir ce qu’est explicitement l’Allemagne, son identité, et dans le refus de l’homogénéisation.

                   Il profita aussi de l’apport de l’œuvre de Nietzche, théoricien de l’impossibilité de la révolution et d’une éthique, d’une conduite qui permette de réaliser le surhomme en faisant l’économie de celle-ci ce qui le conduisit à mettre en évidence le phénomène de désubstantialisation des êtres humains. Il se chargea enfin de la revendication du sacré. Autrement dit, il voulut résister au nom de ce qui avait été perdu, éliminé par le triomphe de la raison: d’où sa détermination irrationnaliste.

                   Ce mouvement réflexif n’eut pas à chercher sa conjonction avec un mouvement pratique devant se réaliser ce qu’il prônait puisqu’il s’agissait seulement de résister sur la base de quelque chose de déjà organisé dans l’ensemble social. De même les nouveaux philosophes sont à la recherche de rien; ils se contentent d’exposer leur résistance. Ils ne pourraient s’appuyer que sur le vide et ils le savent bien, car il ne reste plus rien de concret. Toutefois le mouvement nazi peut donner l’impression d’une réelle conjonction. En fait il est unification plus ou moins spontanée des divers débris d’une catastrophe: celle de 1914-18 prolongée par la guerre civile qui brisa aussi bien la théorie de la droite que celle de la gauche, d’où son syncrétisme sur le plan théorique et son amalgame sur le plan humain puisqu’il a réuni tous les déçus, les déracinés, les déclassés de droite comme de gauche aux nostalgiques de l’antique Allemagne.

                   Avec sa réflexion sur l’être, la philosophie de Heidegger – qui est classée à droite – est une prise de position vis-à-vis de l’accession du capital à la communauté, à son être réalisé qui est perte simultanée de l’être des hommes et des femmes. Car ce dont il s’agit ce n’est pas de cet être mais de l’Etre référentiel absolu comme l’est le capital. On a la même mystification qu’avec Hegel. «Il ressort de cette détermination de l’humanité de l’homme comme ek-sistence que ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Etre comme dimension extatique de l’ek-sistence » (Lettre sur l’humanisme, Aubier Montaigne, p. 84).

                   Cela prouve à quel point penseurs de droite et de gauche ont interprété un même phénomène et l’ont mystifié chacun à sa façon. La différence est que chez Heidegger il y a le regret d’une perte, la conscience d’une déchéance (Verfallen), un immense déchirement à cause d’elle avec l’espoir de pouvoir la conjurer en retournant au principe, au fondement; par là c’est la fin même de la philosophie qui se retrouve uniquement dans ses présuppositions historiques en essayant de leur faire engendrer un autre discours que celui qui s’est déchaîné à partir d’elles.

                   En exprimant l’extériorité de l’homme par rapport à l’être Heidegger ne fait qu’indiquer la réalité des hommes et des femmes par rapport au capital et leur condition à la fois humble et exaltée d’être dans l’ek-sistence capital. «L’homme n’est pas le maître de l’étant, il est le berger de l'être. Dans ce "moins", l'homme ne perd pas, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l’être. Il gagne l’essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci: être appelé par l’être lui-même à la sauvegarde de la vérité » (p. 109).

                   Heidegger pose la déchéance en tant qu’oubli, déchéance de la vérité au profit de l’étant non pensé dans son essence. Or la dynamique du capital implique la résorption de tout souvenir. Il se pose en faisant oublier tous les procès médiateurs qui l’ont conduit à l’existence. Ce faisant il expulse hommes et femmes du temps.

                   Il y a chez Heidegger, comme on l’a vu à propos de la critique qu’en fait Adorno, la recherche d’une plénitude, le rejet de la dichotomie (qui fonde la perte) et une remise en question de la technique : «La technique est, dans son essence, un destin historico-ontologique de la vérité de l’être en tant qu’elle repose dans l’oubli» (p. 104). En effet elle est un produit qui lui échappe et manifeste l’oubli de l’être. L’homme n’est plus qu’un faire (thème de la philosophie occidentale depuis la Renaissance) qui s’objective dans un avoir. Elle implique une conduite où l’être devient inessentiel car c’est toujours à l’extérieur de lui que se formulent les solutions. Plus qu’un «destin», la technique tend à former un être et c’est le capital.

                   Paradoxalement si Hegel fut la fin de la philosophie du point de vue du système, Heidegger semble être une ouverture. Il emprunte de nouveaux chemins mais il ne sait s’ils aboutissent réellement quelque part (Holzwege[13]). C’est la philosophie de l’errance. Ce qui compte c’est de les emprunter ; c’est l’acte de la pensée sans la rendre prisonnière de ce qu’elle a engendré, de l’étant banal, constitué. D’où la volonté de redonner au langage sa fluidité et sa charge sémantique qu’il a perdues; le langage était devenu existence congelée. Or le capital fuit toute substantialisation et ne peut se laisser engluer dans l’étant. On passe donc d’une pensée où le référentiel implicite était l’homme à une pensée où c’est le capital. Il est donc logique que, maintenant, une foule de philosophes en rupture de marxisme, se tournent vers Heidegger. Cette nostalgie heideggérienne exprime une fin qui n’arrive pas à s’épuiser en tant que fin, une impuissance. Ils escamotent, toutefois, un élément important : pour Heidegger, les hommes n’auraient plus de patrie parce qu’ils auraient perdu la tension vers l’être. Sous cette formulation obscure il y a une vérité: la perte de la Gemeinwesen. L’oubli de l’être implique qu’on ne s’occupe que de l’étant qui est comme l’avoir de l’être. C’est en même temps le triomphe de l’immédiatisme, de l’immédiateté du capital.

                   L’ambiguïté fondamentale d’une telle philosophie c’est qu’elle interprète un phénomène qu’elle veut refuser et elle ne peut le faire qu’en le mystifiant. Elle est impuissante à dévoiler une réalité qui la récuserait.

                   L’origine de ces deux mouvements réflexifs réside dans le fait que l’Allemagne, en retard par rapport à l’Angleterre et à la France, était placée dans la situation de devoir emprunter ou non la voie prise par ces deux pays. Or, l’Allemagne riche d’une grande variété de cultures ne voulait pas perdre son identité. D’où la lenteur du procès d’instauration du capital dont le triomphe fut assuré par la guerre de 1870, ce qui entraîna automatiquement la perte redoutée. Mais ce n’était pas encore définitif. La meilleure preuve c’est que lors de la période de crise que le MPC traversa avant, pendant et après 1914, tous les thèmes fondamentaux qui avaient hanté la culture populaire et cultivée du pays réaffleurèrent faisant ressurgir le romantisme ou un lointain passé moyenâgeux comme le prouvent à merveille les films de la période expressionniste[14] en même temps qu’ils traduisent le désarroi devant l’émergence de la modification des rapports sociaux caractérisée fondamentalement par leur autonomisation, phénomène difficilement perceptible à son surgissement. Il s’agissait de la montée d’une force implacablement déracinante. Le mouvement nazi voulut redonner une identité à l’Allemagne d’où sa théorisation au sujet de la formulation d’une société qui ne serait pas capitaliste, et son culte du passé national nécessaire pour conjurer la peur que les allemands éprouvaient devant l’inconnu social.

                   L’Allemagne n’a pas pu éviter le capitalisme ni limiter son développement à une très brève phase; le communisme n’a pas pu s’y implanter. C’est sa fin en tant que nation, la disparition de toute originalité allemande qui pourrait être à même de fonder l’être d’une communauté particulière en dehors du capital; c’est celle aussi du mouvement réflexif et de l’espoir de trouver dans une classe déterminée un sujet réalisateur de cette réflexion.

                   En Russie, les deux courants d’origine allemande ont alimenté la pensée et l’action des slavophiles et des populistes. Dans les deux cas le problème était celui d’éviter le développement du capitalisme[15]. En ce qui concerne les seconds, leur perspective, que Marx fit sienne, le saut du mode de production capitaliste, représente le moment révolutionnaire le plus accusé de la fin du XIX° siècle. Malheureusement ceci ne put se réaliser.

Le second ébranlement se produisit au cours des années ’60 moment où le capital, en Occident, est vraiment constitué en communauté matérielle et devient représentation; où en Chine, commence sa greffe et où il pénètre en force en Inde et en Afrique. On a donc affaire à une société où tout ce qui était en germe dans les années vingt s’est complètement réalisé. Il en est de même sur le plan théorique. Dans le domaine scientifique, aucune théorie fondamentalement nouvelle n’est apparue ; il y a eu simplement complexification de tout le savoir antérieur. La théorie de la relativité tend à être dans un ensemble plus vaste qui ne s’est pas encore réellement délimité. En effet cette théorie correspond au moment où le capital s’échappe de toutes les représentations antérieures, brise les référentiels. Maintenant il est le référentiel absolu et le phénomène relatif vaut seulement pour les capitaux particuliers; d’où l’intégration de la relativité.

                   La cybernétique, l’information, la logique des systèmes etc., sont des sciences ou des théories qui n’apportent rien de bouleversant mais sont nécessaires pour une approche globalisante du phénomène capital réalisé en communauté. La recherche de métasciences, de métathéories, de métasystèmes est liée au fait que le capital dans son procès de vie accède à des structurations de plus en plus adéquates à son être d’où la nécessité de penser chaque fois l’au-delà d’une structure jusqu’au moment où l’on aura la réalisation complète de l’organicité du capital qui implique la domestication absolue des hommes et des femmes.

                   Sur le plan philosophique nous avons vu que le projet de Hegel : la substance doit devenir, est réalisé par le capital[16]. Depuis il n’y eut plus qu’une philosophie négative: l’interprétation du rejet de quelque chose qui avait été auparavant recherché ou une interprétation positive, qui est plus science que philosophie: le structuralisme. Deux possibilités s’offrent encore: la première, déjà explicitée,  l’interprétation de l’évanescence de l’être et sa recherche : l’existentialisme ; la seconde dérive de la désubstantialisation des hommes et des femmes sur laquelle peut se fonder une philosophie négative de la substance, une  philosophie relationnelle, dans la mesure où ce qui compte ce ne sont plus les êtres mais les relations qu’ils ont entre eux. Dans ce dernier cas, on aurait une représentation plus scientifique que philosophique.

                   Une telle philosophie interpréterait l’érection du social en absolu. Si la culture comme le pose Lévi-Strauss naît avec l’échange des biens, des femmes et des mots, on peut constater, alors, que les êtres humains sont totalement assujettis à elle, réalité extérieure. Ils ne produisent que de la culture ; ils ne produisent plus pour eux-mêmes, mais directement pour échanger, pour les autres en tant qu’êtres abstraits parce que leur médiation réelle est le capital. Tout être doit remettre en circulation les afférences de toutes sortes qu’il a pu recevoir (dépossession et désubstantialisation). Au lieu de l’échange des biens on a le mouvement du capital au sens strict, à la place de l’échange des femmes, la combinatoire sexuelle, en guise d’échange de mots, on a le despotisme du langage.

                   Ce dernier constitue la base d’une série de philosophies (néopositivisme) dont on peut situer le point initial dans celle de Wittgenstein. Il s’agit au départ de parvenir à accorder le langage humain tel qu’il a été déterminé par un mode d’être millénaire et un langage originairement venu des hommes mais qui s’est autonomisé, le langage scientifique qui est le langage du capital. Il faut ensuite éliminer le sujet humain (cf. Carnap). Le langage devient une nature artificielle dont il faut interpréter les signes (cf. la sémiotique selon W. Morris). Mais cette nature n’est autre que l’ «ens naturalissimus» dont parla Adorno, c’est-à-dire le capital.

                   La «philosophie relationnelle» aura comme présupposition l’apport de tout ce courant. Ce sera donc, en réalité une représentation scientifique patinée de discours philosophique. Toutefois le langage est également substrat fondamental pour d’autres théories telle celle de divers psychanalystes dont Lacan. Elles ont toutes le même résultat : l’interprétation de la réalisation de la communauté capital puisque ce langage qui nous piège et nous pense est représentation de ce dernier.

                   En même temps par un procès d’identification toute réalité devient langage et tout élément n’existe plus mais signifie ou est signifié, c’est-à-dire qu’il devient signe. Parodiquement: être c’est avoir du sens, c’est faire signe. La linguistique, la sémiotique envahissent toutes les autres sciences: anthropologie, biologie, mais aussi sous diverses formes, cybernétique, informatique, etc. Ce qui est fondamentalement logique car être c’est être reconnu et, pour être reconnu, il faut être représenté. Dans tous les domaines la dynamique du capital pour être opérationnelle doit être comprise, acceptée, intériorisée. Le langage sous toutes ses formes est le médium essentiel par lequel les êtres humains doivent accéder à l’existence-capital permettant la régénération constante de la communauté capital.

                   La pensée peut encore s’élaborer dans une combinatoire de divers éléments avec évanescence des limites entre différents territoires : mathématiques, philosophie, physique, sociologie, etc. Ce qui n’est pas la preuve d’un dépassement de la division du savoir, reflet de la division du travail, mais est l’indication profonde de la pensée devenue exclusivement pensée du capital pour qui ces antiques séparations n’ont aucun sens.

                   Au moment où le capital s’impose de plus en plus comme étant l’être réel de ce monde, les savants (écologistes, biologistes, paléontologistes surtout, mais aussi sociologues) commencent à penser en termes d’espèce humaine et à se préoccuper de son avenir. Ce qu’ils nous proposent n’est pas en rupture avec le devenir du capital car ils veulent soit plus de rationalisation, soit réconcilier raison et folie, chaos et ordre, hasard et nécessité, c’est-à-dire qu’ils cherchent en réalité une combinatoire organisée où les hommes et les femmes seront toujours aussi abstraïsés (cf. Laborit, Morin et les membres du groupe de Royaumont, Ruffié, Bateson, Ruyer et les adeptes de la gnose de Princeton, etc.).

                  C’est aux USA (qui remplacent l’Allemagne des années vingt confirmant la prévision du déplacement du capital vers le Pacifique) que tous ces phénomènes se sont produits en premier et avec le plus d’acuité et c’est là que s’effectua d’abord le second ébranlement. Il s’extériorisa en un mouvement de révolte en dehors des phénomènes classistes, donc en dehors de l’orbite marxiste et de tout mouvement réflexif; c’est une rupture totale avec tout ce qui est antérieur, à droite comme à gauche.

                   Le mouvement des années soixante aux USA se caractérise par la recherche de la concrétude[17], d’où l’importance d’un art qui a gardé le plus de liens avec la donnée naturelle: la musique. Il est plus facile grâce à elle de récupérer rythme et sensualité qu’à l’aide de toute autre manifestation artistique. De là le rôle fondamental que jouent depuis lors, de par le monde, les divers groupes musicaux dans la rébellion contre le capital. En effet, ce qui est fondamental c’est qu’ils ne prétendent pas fonder un nouveau courant artistique ou un nouvel art ; ils veulent seulement pouvoir se récupérer et s’exprimer aux autres afin de les retrouver. En s’affirmant à l’aide d’une musique, ils récupéraient le rythme comme au travers de la réactivation de l’artisanat ils récupéraient le geste[18].

                 Cette récupération est simultanément révolte contre les mass-media, c’est-à-dire contre le pouvoir effectif du capital puisque c’est grâce à elles qu’il peut déployer énergie et pensée des femmes et des hommes pour les couler dans un moule d’identité. Les mass-media sont les machines de l’identification absolue. Ainsi la jeunesse, instinctivement, s’est rebellée contre l’essence actuelle de la domination du capital. Voilà pourquoi elle ne s’est pas attaquée aux diverses institutions dont la plus fascinante aux yeux des révolutionnaires-antiquaires est l’Etat. 

                   Pour mieux saisir ce phénomène il faut l’intégrer dans la dynamique de vie du capital dans sa relation aux hommes et aux femmes. Lors de son surgissement ce sont les classes extrêmes qui sont déterminantes: prolétariat et bourgeoisie. D’où la nécessité d’une médiation qu’il n’est pas encore apte à produire: l’Etat. Dans la phase suivante, il le conquiert tandis que la classe bourgeoise est remplacée par la classe capitaliste. Puis, avec la formation de la communauté, ce sont les couches intermédiaires, celles qui opèrent dans le procès de réalisation de la plus-value (circulation au sens large) – qu’on dénommera nouvelles classes moyennes – qui deviennent déterminantes. C’est grâce à elles qu’il va pouvoir réaliser sa domination réelle sur l’ensemble social (voir le nazisme par exemple). Le développement de la communauté matérielle fait que les extrêmes s’évanouissent de plus en plus et qu’on n’a plus qu’une masse intermédiaire, ce qui pose l’évanescence simultanée du concept de classe.

                   C’est donc par le phénomène de médiation (circulation du capital) que celui-ci est parvenu à la domination complète en dominant les extrêmes qui l’avaient posé. Dès lors pour régner, il lui faut une médiation surgissant de lui-même et correspondant au procès d’anthropomorphisation dont nous avons maintes fois parlé: la représentation. Or, celle-ci comment se manifeste-t-elle ? Par les mass-media. En effet elles sont à la fois la culture et le moyen de transmission de celle-ci, les instruments de l’humanisation (le message est le medium dit Mac Luhan dont l’œuvre est fondamentale en ce domaine). Elles opèrent la médiation entre la communauté matérielle et la communauté spirituelle, ou culture dans le sens idéel du terme (domaine de la pensée). Etant médiation il y a possibilité de croire qu’elles sont neutres et qu’il y a une séparation entre le domaine matériel et le domaine spirituel; qu’on peut de ce fait participer, avec le premier, à la société du capital, y échapper avec le second (mystification achevée).

                   S’il a fallu deux guerres mondiales pour domestiquer hommes et femmes de l’Occident, désormais la guerre n’est plus nécessaire puisque son œuvre est accomplie par la représentation mass media. En se révoltant contre elles les jeunes ont posé les vraies données du problème: pour vivre il faut d’autres relation entre les diverses générations d’hommes et de femmes et entre les éléments d’une même génération. Il faut inventer de nouveaux rapports affectifs.

                   Ainsi depuis la fin des années cinquante, les jeunes se révoltent d’une façon plus ou moins cohérente contre la médiation fondamentale qui permet la domestication tout en laissant croire aux êtres humains qu’ils sont toujours humains, plus qu’humains. Ils se rendirent compte qu’ils devaient se révolter contre eux-mêmes, contre l’être capital injecté en eux par la médiation-capital-représentation qu’ils doivent emprunter pour accéder aux autres. On peut dire qu’inconsciemment ils se sont attaqués à l’être social produit des relations sociales depuis des milliers d’années, à la culture au sens large. De là la floraison de la culture underground, de la culture alternative, de la contre-culture, ainsi que la recherche de la communauté, la volonté de sortir de ce monde, de ne plus participer à son œuvre et celle de se transformer en acquérant une nouvelle sensibilité, en retrouvant des aptitudes perdues. C’est pour parvenir à de telles fin et à structurer de nouveaux rapports entre conscience et inconscient que toute une génération a pu revendiquer l’emploi de la drogue[19]. Elle est un moyen pour récupérer un concret de plus en plus évanescent tant ce monde est infesté d’abstractions, tant tout homme, toute femme, est réduit-e à particule neutre, tant la réalité a été détruite de nos jours. L’immersion dans la drogue remplace les deux solutions des romantiques : le culte du moi et l’immersion dans la nature. En effet, elle permet à celui qui la prend de se plonger dans une nature humaine où il peut réacquérir une réalité identité pleine. Ce faisant la génération des années soixante a été victime de l’illusion technique: se sauver grâce à l’emploi d’une substance déterminée. Ce faisant si elle a eu pour rôle déterminant de provoquer une cassure irrémédiable dans la représentation dominante, elle s’est en fait suicidée.  

                   De même l’antiautoritarisme, prôné à la même époque – réaction saine au départ mais trop immédiate, contre l’autoritarisme, le despotisme – a eu pour résultat de mutiler la génération suivante. Ce sera probablement une génération ultérieure qui pourra faire la rupture et affronter le vrai problème: sortir de ce monde en faisant appel à des forces humaines et non à des artéfacts.

                   Une autre donnée essentielle du mouvement c’est d’avoir compris que l’on ne peut transmettre réellement et efficacement qu’au travers d’un vécu et non grâce à un discours philosophique ou politique. L’ennui est que ceci a vite dégénéré en un culte de l’immédiateté et en un refus de toute réflexion théorique, d’où une impasse et l’impuissance de ce mouvement.

                   Si le premier ébranlement provoqua la fin de la société bourgeoise on a, cette fois, la fin d’une certaine humanité. Pour comprendre cela il faut examiner brièvement le résultat du second ébranlement que dix ans après Mai 1968 on peut constater.

                   On a l’enterrement définitif du projet révolutionnaire fondé sur l’action d’un sujet déterminé et délimité dans la société: le prolétariat.

                   On assiste à la fin des nations. Le triomphe des USA sur l’Allemagne, par exemple, est celui du capital dans cette zone. Le terrorisme, tel celui de la bande à Baader, est la prise en considération de cette vérité inéluctable, l’essai de la conjurer, mais c’est aussi la tentative de sortir de ce monde: vivre autrement ; l’acte terroriste découle alors en grande partie de l’impossibilité à coexister.

                   En ce qui concerne l’URSS, le développement du capital en ce pays, difficile et sanglant, détruit toute possibilité de voie d’évolution originale. La Russie perd sa spécificité-identité vainement recherchée en se confrontant à l’Est et à l’Ouest. L’éclatement du communisme mondial signe la mort de cette nation qui ne peut plus être la troisième Rome, ni un point d’attraction pour les autres à qui elle signifierait la solution enfin trouvée.

                   Après la guerre du Vietnam et les conséquences qui en résultèrent s’est évanouie l’idée-espoir des USA terre de l’utopie. Ceci a encore été renforcé avec l’affaire du Watergate.

                   Pour la France il est probable que le mouvement situationniste[20] exprime le dernier soubresaut de cette nation qui connut un fort courant anarchiste (tout particulièrement individuel), une certaine tradition artistique anti-bourgeoise. Avec le mouvement de ’68 c’est peut-être la dernière fois qu’on aura eu affirmation d’une caractéristique de ce pays: être le lieu de généralisation d’un mouvement né ailleurs, auquel il lui donne une dimension politique. Que l’on compare le dadaïsme allemand au dadaïsme français, au surréalisme et même au situationnisme, et l’on comprendra. Cette tendance à apporter une dimension politique se constate également dans le domaine philosophique. Il suffit de comparer Sartre à Heidegger, les nouveaux philosophes à Adorno! Dans ce dernier cas, il s’agit d’une bouffonnerie ce qui veut dire qu’on est bien arrivé à la fin du phénomène. Sur le plan philosophique on doit ajouter une autre donnée, c’est l’élimination du courant de la philosophie intimiste, de la philosophie de l’intériorité qui témoignait d’une mentalité anti-capitaliste et même dans une certaine mesure pré-capitaliste. Le triomphe du marxisme, après 1968, dans les universités, a tout balayé et installé l’uniformité.

                   L’Italie comme la France a connu une capitalisation intense après la seconde guerre mondiale provoquant l’évanescence de son caractère national[21]. Dans ce pays, Bordiga joua, dans une certaine mesure le même rôle qu’Adorno en Allemagne. Pour lui la «catastrophe» c’est la faillite de la Troisième Internationale. La cause en est l’immédiatisme qui fit accepter la démocratie au sein du mouvement ouvrier ce qui l’affaiblit à un point tel qu’il fut incapable de donner l’assaut aux citadelles du capital.

                 Bordiga individualisa de façon rigoureuse le renforcement du capital et sa dynamique et il proposa une résistance à celui-ci pour toute la période où la révolution ne pourrait pas être possible, c’est-à-dire jusqu’à la crise qu’il prévoyait pour les années 1975-80. L’unique organe apte à assurer une telle résistance était selon lui le parti non dans sa détermination formelle mais dans sa détermination historique.

                   La résistance ne pouvait se faire qu’à partir d’une certitude du futur: «La révolution est tout aussi certaine qu’un fait déjà advenu» et en tentant d’échapper grâce au parti aux influences de ce monde. Ce faisant Bordiga proposait une politique négative comme Adorno avait explicitement exposé une dialectique négative. Mais si le deuxième s’appuyait sur le passé, le second se fondait sur le futur; plus exactement le mouvement réflexif était considéré comme un mouvement prenant assise sur le passé en l’intégrant afin de prévoir le moment de l’avenir, celui où le mouvement spontané des prolétaires devait se réapproprier son programme et faire la révolution. Malheureusement comme la révolution était conçue selon la vieille problématique classiste, Bordiga ne put en 1968 reconnaître son émergence.

                   La préoccupation de l’identité est un autre point de convergence entre Adorno et Bordiga. Pour ce dernier le parti permet à la classe de conserver son identité révolutionnaire contre l’identification aux autres classes de la société, donc contre l’intégration. De là une des sources de son anti-démocratisme : la démocratie fait perdre l’identité au mouvement prolétarien.   

                  Bordiga fut le dernier théoricien du mouvement ouvrier et c’est avec lui que se clôture la problématique au sujet du lien entre mouvement réflexif et mouvement pratico-insurrectionnel. Ce n’est pas une aberration historique si cela s’est effectué en Italie, pays où surgit le premier capitalisme et où il y a eu coexistence d’un développement lent sur le plan technico-productif et d’une floraison de formes évoluées du capital: des formes spéculatives. Ceci Bordiga l’avait bien individualisé. Il déclara que l’économie italienne vivait de la spéculation sur les catastrophes nationales. On peut ajouter qu’à l’heure actuelle elle se réalise dans la gestion de la catastrophe nationale, anticipant un devenir mondial.

                   L’Espagne comme la Russie, a eu un développement suspendu à cause de la puissance des communautés. Le triomphe de la communauté-capital avec le mouvement franquiste a réduit ce pays au niveau de territoire du capital.

            En Grande-Bretagne où ce dernier a depuis si longtemps acquis pleine domination, toute particularité s’est évanouie. Il en est de même pour les pays scandinaves. Cela ne signifie pas que rien d’important ne puisse se produire dans ces zones. Au contraire, c’est d’Angleterre, par exemple, que sont partis un grand nombre de mouvements contestataires (le dernier en acte et peut-être le plus radical, est le Punk) qui entrent dans le vaste mouvement de la rébellion de la jeunesse.

                   La crise de 1973, en outre, a montré à quel point ce qui était déterminant ce n’était pas les Etats mais les firmes multinationales, ce qui implique l'évanescence accentuée des nations.

                   Ce n’est pas, il est vrai, un phénomène achevé. Il y a une résistance des Etats et la crise naît en particulier de cette dernière et de l’essai de surmonter cet obstacle afin que le capital parvienne à une nouvelle structuration.

                   Il ne s’agit pas que de l’Occident !

               La Chine entre de plus en plus dans l’orbite occidentale et perd toute prétention à une voie originale qui ne fut pas seulement un rêve de Mao mais aussi de Sun Yat Sen. Or, Mao, comme c’était prévu, tend à subir le même sort que Staline[22]. Cela ne signifie pas que la greffe du capital ait réussi en Chine, loin de là. Toutefois elle doit de plus en plus subir la loi de la domination réelle du capital telle qu’elle s’est réalisée dans d’autres aires géographiques.

                Avec Gandhi, l’Inde a tenté une révolution non-violente et anti-technicienne, voire anti-scientifique. Elle a échoué et les disciples de Gandhi ont poussé à la production de la bombe nucléaire. L’antique Inde n’a pas été déracinée mais elle est de moins en moins apte à fournir une alternative. La remise en cause de la technique devra se faire à l’échelle mondiale et d’une façon toute différente. Une autre erreur des hippies fut leur anti-scientificisme primaire (un rejet immédiat) qui ne leur permit pas de poser le projet global d’un autre devenir humain.

               Par suite de facteurs historiques anciens, colonisation avec esclavagisme, et récents, la fragmentation des diverses ethnies, l’Afrique ne peut pas offrir une voie alternative. Les vieilles communautés sont très dégradées, la domination du capital s’est trop immiscée dans tout le tissu social pour que sur leur base puisse, de façon autonome, s’épanouir un autre mode de vie.

              On pourrait faire des analyses plus détaillées et concernant également d’autres pays, on constaterait partout la même évanescence des nations indiquant une autre modalité de manifestation de l’impasse que depuis quelques années nous mettons en évidence dans les divers secteurs de la vie[23].

                   On a donc l’impasse généralisée par suite de la faillite des solutions alternatives sur la base des nations et par suite de celle de l’internationalisme[24]. Ceci pose que la solution que nous devons proposer ne pourra pas être une solution européocentrique.

                  C’est bien la fin d’un monde et de divers mondes, ce qui est perçu en tant que perte de quelque chose sans la perception simultanée de ce qui doit le remplacer, car cela ne se manifeste pas de façon tangible; de là le vide immense qui envahit tout, créant la «crise» et la nécessité de formation d’une structure nouvelle.

                   Cette fin ne date pas d’hier. Car, on l’a vu avec l’œuvre d’Adorno, celle-ci était perceptible dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Divers phénomènes sont venus la masquer : guerre froide, les révolutions anti-coloniales et surtout le développement de la consommation qui, durant un certain temps a pu boucher un vide. Avec la crise de 1973, l’inanité de cette consommation, plusieurs fois déjà reconnue auparavant, s’est pleinement manifestée.

                   C’est avec Mai-Juin 1968, culminance de l’ébranlement et du mouvement qui lui est lié, que les caractères profonds sont dévoilés : crise de la représentation, dimension biologique de la révolte ainsi que d’autres plus superficiels: reprise et épuisement de tous les thèmes abordés dans les années vingt, fin de la phase des groupuscules qui se transforment en rackets.

                   On n’a plus de mouvement réflexif de vaste proportion qui impliquait un certain comportement des hommes et des femmes vis-à-vis du capital, leur opposition à celui-ci. On a la mort d’une certaine humanité, celle qui se posait antagoniste au capital. J’ai déjà fait allusion à la tendance suicidaire qui parcourt l’humanité (Humanité et suicide, Invariance, série II, n°6). Depuis, le phénomène s’est encore aggravé et la mort règne. L’importance qui lui est accordée découle, d’une part, d’un fait réel: la mort d’une humanité et, d’autre part, de la nécessité d’exproprier définitivement les hommes et les femmes de leur mort et de leur en donner une représentation adéquate à l’être capital. Ceci est la manifestation à partir du côté du pôle dominant; du côté du pôle dominé on a aussi apologisation de la mort. L’utilisation de la drogue, la démission de toute affirmation rigoureuse, avec le mouvement anti-autoritaire, sont des conduites d’échec qui conduisent à la mort, l’appellent.

                   L’idéologie orientaliste de plus en plus envahissante traduit bien le phénomène. Qu’y a-t-il dans Siddharta de H. Hesse? La vie est une série de morts ainsi qu’une longue solitude qui est mort sans cessation de vie. La solution qui est proposée est de sortir du cycle des vies, aller dans le néant. L’exaltation de la vie sous diverses formes, celle du fleuve par exemple, est en fait celle d’un dieu qui appelle à une mort néantisatrice; ce n’est pas le fleuve en lui-même qui est exalté mais ce dont il témoigne : un dieu, l’unité où plus rien n’est. Le néant est bien le complément de la communauté despotique et la métempsychose est la dynamique de la structure.

                   Au sein d’une telle communauté despotique il n’y a pas d’amour et pas de communication possibles. L’individu ne peut rien transmettre, ni recevoir: la sagesse ne se communique pas. À la limite quand il y a recherche des autres c’est une recherche de ce qui chez eux va vers dieu, il ne s’agit jamais des hommes et des femmes concrets, charnels.

                   Le monde de la communauté despotique est illusion (maya), on doit l’abandonner pour aller au néant. De même, de nos jours, quand ils rejettent la communauté du capital, les individus se jettent dans le vide. Ce n’est plus la mort qui triomphe mais le néant. La mort laisse des traces, le néant rien (l’humanité a-t-elle jamais existé?).

           Cette quête actuelle d’une solution dans l’orientalisme indique bien la perte d’identité des occidentaux et leur volonté de briser le carcan de l’homme social, de sortir de la prison de la culture, là est son aspect positif.

                   Le succès de l’œuvre de Castaneda signifie elle aussi la perte de substance, la néantification des êtres humains. Ce qui est atroce ce n’est pas tellement la glorification de la mort: «La mort est tout ce que l’on désire» (Voyage à Ixtlan, p. 151), c’est la dissociation de l’être qui produit sa mort en tant que «conseillère» en même temps qu’être idéal. On a l’autonomisation absolue (phénomène qu’on retrouve dans la manifestation du capital) d’une représentation qui permet à l’être de s’individualiser réellement, de devenir particule unitaire, solitaire; c’est l’élimination totale de l’amour.

                   Siddharta,  Le voyage à Ixtlan, sont deux exemples typiques. On pourrait en trouver une foule d’autres. Le roman de la mort est écrit avant qu’elle ne se déploie.

                  La perception diffuse de la fin de l’humanité manifeste la crise profonde de la représentation où les êtres humains avaient encore une certaine importance. À cela s’ajoute la perception de la catastrophe à venir. Depuis au minimum 1969 – avec des moments d’accès de fièvre – il y a crise. Comment la communauté capital peut-elle la surmonter? Les remèdes que le rapport du MIT proposait d’appliquer à partir de 1975 n’ont pas été retenus et le système continue à s’emballer. L’unique solution restant est la gestion de la catastrophe: l’autogestion généralisée de la mort.

                   C’est une tendance qui dans tous les cas se vérifiera au moins en partie, mais il en est une autre qui est de chercher à solutionner les graves problèmes posés par la surexploitation de la planète en recourant à des pratiques jusqu’à maintenant refusées. Ainsi il ne fait pas de doute que le végétarisme se généralisera, il en est de même de l’agriculture biologique, comme de la phytothérapie, etc. On aura une espèce de communisme mystifié.

              Ceci ne peut conjurer les catastrophes (celle du Sahel n’est pas un simple phénomène prémonitoire) à venir ni empêcher que des failles ne se produisent dans la représentation régnante qui en entraînent d’autres; car l’histoire le prouve à suffisance, c’est au moment où les vieilles représentations s’écroulent que fleurissent les catastrophes (en particulier les épidémies). De nos jours le phénomène sera plus accusé. En effet la représentation n’est plus un produit des êtres humains, elle est une réalité idéelle et matérielle qui les représente (on parvient ainsi au bout, et même très au-delà, du renversement que signifie la philosophie de Hegel contre laquelle Marx s’opposa mais qu’il dut, au travers de l’étude du capital, reconnaître comme étant une réalité). Une faille dans la représentation implique un ébranlement dans la communauté du capital.

                   Nous sommes parvenus à un stade d’épuisement de l’humanité et de la nature ; d’où s’ouvre à nous l’ère des catastrophes. Cet épuisement est perceptible depuis quelques années. Ce n’est pas un hasard si dans Le monde diplomatique de juillet 1975 on trouve un article intitulé La machine à penser s’est-elle détraquée? En fait la pensée, de gauche comme de droite, fut pensée contre le capital, et ce, même quand elle se trompait d’objectif et qu’elle contribuait en définitive à son épanouissement.

                   Il s’agit ici non seulement du capital achevé mais de ses présuppositions, c’est-à-dire qu’on se réfère également aux moments où celui-ci était encore loin de dominer la société. Il y a eu en quelque sorte dialogue entre homme et femmes et un projet que le capital réalise, celui de dominer la nature et de se distinguer des animaux. De nos jours, ils sont pris au piège de leur projet réalisé. Ils sont trop désubstantialisés – car ce dernier ne pouvait arriver à sa réalisation qu’en tant qu’intériorité: le capital – ils sont trop parcellarisés, émiettés pour pouvoir réfléchir et s’affronter à une totalité que la plupart du temps ils ne perçoivent même pas.

                 Ainsi se dévoile – et c’est le résultat des deux ébranlements de ce siècle – l’errance de l’humanité mais aussi ce qu’est l’espèce humaine[25]. C’est une espèce non immédiate qui sent toutes sortes de possibles qui ne sont pas réalisés et qui veut que tout soit possible (d’où sa perversion en tant que productrice du capital dans lequel elle se réalise à l’heure actuelle) ; en même temps elle se révèle comme étant inadéquate à son être biologique (d’où la secousse de Mai 1968). Au travers de ce vaste mouvement d’errance l’espèce peut donc saisir sa réalité qui ne peut s’épanouir qu’en dehors de ce monde du capital, qu’en rompant avec la folie de vouloir dominer la nature, ce qui pose la nécessité d’un mode de vie absolument différent. En particulier, l’espèce doit mettre fin à sa phase de développement extensif sur la planète pour se replier sur les zones où son épanouissement ne pose aucun problème permettant ainsi aux autres formes de vie de continuer leur propre évolution. L’espèce n’a pas à chercher son identité mais sa place dans le continuum vie.

             Adorno et Horkheimer ont montré que le développement du capital correspond au désenchantement (Entsauberung) du monde au sens de perte de sa magie. C’est la liquidation de l’animisme. Or, celui-ci réapparaît au travers de l’œuvre tardive de Reich, par exemple, de même que le paganisme réaffleure sous la forme de la reconnaissance de l’importance du corps.

                     «À la base du mythe il [l’illuminisme, n.d.r.] a toujours vu l’anthropomorphisme, la projection du subjectif dans la nature» (Dialectique de l’illuminisme, p. 17). A la base de l’anthropomorphisme il y a l’extériorisation de toutes les facultés des hommes et des femmes et leur réification. Le mythe était l’homme, maintenant c’est le capital (et le mythe même au sens que lui donne M. Eliade: paradigme de conduite).

                      Ainsi de nos jours on voit se combiner ce qui fut produit au cours de milliers d’années. Nous sommes asphyxiés par les diverses représentations réélaborées dans celle du capital qui domine tout. La religion, l’art, la littérature, la pensée en général ont été des phénomènes de résistance et d’assujettissement, elles ne sont aucunement indemnes d’infamies domesticatrices. C’est cela que révèle notre situation actuelle. L’impasse qui la caractérise oblige à nous révéler l’existence du mal, d’un mal absolu qu’on ne peut tolérer, ni amender: le capital que, au travers d’une horrible dialectique, nous, hommes et femmes, avons engendré au cours d’une millénaire errance.

                   Tout a été imaginé au sein de cet arc historique en ce qui concerne les thérapeutiques et les espérances. La solution ne réside pas dans la recherche d’une nouvelle magie génératrice d’une espérance renouvelée ni celle d’un «homme caché» comme il fut cherché un dieu caché, ni de devenir dieu.

                   Dix ans nous séparent de Mai 1968. Ils constituent la phase de la négativité. Ils ont vu l’échec d’une multitude de courants anti. Ceci conduit à un vaste procès de dissolution et au vacuisme. La révolution, on l’a eue. Il y a bien eu fragmentation d’un édifice – mais elle ne fut que dans sa détermination destructrice non dans celle positive, la constitution de la société nouvelle tant désirée. Ceci ne serait-il pas dû au fait de l’accélération des processus qui font que la révolution à peine amorcée, la contre-révolution, qui lui est congénitale, se met en place et restructure dans un autre plan ce qui a été fragmenté (mécanisme du développement du capital qui détruit les unités primordiales – unité homme-terre, homme-outil, par exemple – et les recombine dans sa structure à lui, dans l’usine pour ce qui est des exemples ci-dessus). Ceci a été perçu par diverses personnes. La révolution est récupérée dès qu’elle s’élance; d’où l’écœurement qui caractérise notre époque. La dissolution complète qui fait perdre toute énergie aux hommes et aux femmes et les catastrophes imminentes imposent de rompre avec la représentation révolutionnaire, avec la dynamique de la révolution.

                   Il ne s’agit pas de lutter contre le capital, contre la domestication ni de faire la révolution, mais de commencer une autre dynamique de vie. En Mai 1973, j’écrivis : « Nul optimisme ne nous chuchote que dans cinq ans commencera la révolution effective : la destruction du MPC » (Contre la domestication, Invariance, série II, n°3). Celle-ci ne se réalisera pas de façon directe en s’attaquant au capital, mais en l’abandonnant; il s’écroulera. Ce qui compte essentiellement, pour nous, c’est de créer de nouveaux rapports affectifs pour un redéploiement de la vie. Voilà ce qui se révèle à nous avec une urgente acuité dix ans après le grand ébranlement de Mai 1968.Voilà ce que notre devenir dévoile: le moment qui s’offre à nous est celui de la création fémino-humaine.

 

 

 

Jacques CAMATTE

Janvier 1978

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]           Seul l’article sur le mouvement des étudiants italiens a été publié en version italienne dans le dernier numéro de L’Erba voglio, Milano, 1977.

 

[2]           On doit tenir compte de l’antagonisme USA-Allemagne à tous les points de vue. C’est avec la défaite de la seconde que la première accède à l’hégémonie mondiale.

            Il est un autre phénomène qu’on doit avoir à l’espri: certains courants de pensée sont nés en Allemagne et n’ont pu s’épanouir qu’aux USA signifiant par là: 1° la parenté de situation des deux nations, 2° la réceptivité plus grande des USA parce qu’ils sont à un niveau de développement plus élevé (cas de l’œuvre de Reich avec son prolongement la bioénergie, celle de Marcuse, le néo-positivisme, etc.).

           En ce qui concerne ces phénomènes théoriques, je ne me préoccupe pas de leur validité mais uniquement de l’effet de bouleversement qu’ils opérèrent. Dans tous les cas une étude approfondie sera nécessaire. Ce qu’il m’importe de signaler c’est une relation essentielle entre devenir du capital et développement scientifique. On doit noter en outre que c’est à cette époque que la cosmogonie réaffleure et se renouvelle de fond en comble.

 

[3]           C’est en Allemagne que sont venus également les théoriciens de ce que j’ai nommé «le rajeunissement du capital» qui, la plupart appartinrent initialement au mouvement ouvrier: Schumpeter, Wittfogel, par exemple.

 

[4]           A propos de l’école de Francfort voir : Martin Jay, The dialectical imagination. A history of the Frankfurter School and the history of the Institute of social Research, 1920-30, ed. Heinemaun, London, 1973.

           L’Institut, dirigé au début par Carl Grünberg, fut lié au mouvement ouvrier. Il n’en fut pas de même quand ce fut Horkheimer qui en devint le directeur et qu’il fut transféré aux USA.

 

[5]           La proposition de Marx sur Hegel et la fin de la philosophie était compréhensible sur la base d’une perspective proche d’une révolution qui devait détruire le capitalisme («le moment de sa réalisation a été manqué» Adorno). Le développement de celui-ci au-delà des limites que lui reconnaissait Marx et que lui-même savait qu’il avait tendance à dépasser, implique un épanouissement de la philosophie hégélienne à travers diverses philosophies qui se posent comme originales (comme le montre Adorno dans Negativ Dialektik) et son achèvement avec l’école de Francfort. Car la philosophie est interprétation d’un advenu qui n’est nullement reconnu dans sa réalité et qui n’est pas accepté en tant que tel. La pensée n’a pus se produire qu’au travers d’une certaine rébellion. L’intégration actuelle résorbe la pensée. Ne reste plus, sur le plan de la philosophie, que la possibilité de résister.

 

[6]           «L’idée qu’après cette guerre la vie pourra reprendre « normalement» ou la culture être reconstruite – comme si la reconstruction de la culture n’était pas déjà sa négation – est simplement idiote. Des millions d’hébreux ont été assassinés et ceci devrait être un simple intermède, et non la catastrophe même» (Adorno, Minima moralia, p. 45).

 

[7]           Dialektik der Aufklärung, 1947, traduit en français par Dialectique de la raison, ce qui est inexact.

                   Dans cet ouvrage Horkheimer et Adorno font également une critique du néopositivisme qui par rapport à eux se présente effectivement comme une anti-réflexivité, une interprétation immédiate du donné advenu: la science envahissant tout le domaine du savoir, le triomphe de la logique de la domination.

      Adorno s’attaqua à ce courant (cf. Negativ Dialektik) et, dans «Introduction à Dialectique et positivisme » (extrait de Soziologische Schrifte I, Surkhamp Verlag), il écrit:  Le positivisme [il s’agit ici du domaine sociologique, n.d.r.] intériorise les contraintes que la société totalement socialisée exerce sur la pensée (afin qu’elle fonctionne en elle) en lui imposant des comportements mentaux déterminés. C’est le puritanisme de la connaissance ».

    Ajoutons qu’en voulant éliminer de façon définitive la contradiction le néopositivisme a eu pour tâche d’éliminer le divers et de réaliser l’identification absolue.

 

[8]           Cf. La révolution des étudiants italiens : un autre moment dans la crise de la représentation.

 

[9]           Voir à ce sujet les extraits de Negativ Dialektik avec le commentaire de Domenico Ferla dans Invariance, série II, n°5.

 

[10]         Les nouveaux philosophes ont remplacé Auschwitz par le Goulag et se demandent comment on en est arrivé là ? Ils répondent c’est à cause des maîtres penseurs. Quelle ridicule réduction de l’œuvre de l’école de Francfort, de celle d’Adorno en particulier !

                        Glucksmann répète souvent « Penser c’est dominer ». Or l’étude d’Adorno fut d’individualiser la domination, son lieu d’origine et son mode d’effectuation. En outre, qu’expose la Dialectique de l’illuminisme où l’on trouve, entre autres, cette phrase : « l’histoire de la pensée en tant qu’organe de domination… » ?

                    On ne peut pas répondre à une question qui n’a pas lieu d’être ou qui, pour le moins, est mal posée, mais si on devait le faire, on devrait aller bien au-delà de la réponse d’Adorno et d’Horkheimer et donc bien au-delà des superficialités des nouveaux philosophes. En effet les philosophes de l’école de Francfort ont montré qu’Auschwitz (et donc le Goulag) ont leurs présuppositions dans un lointain passé, il s’agirait donc de dire qu’il faut abandonner un certain mode de vie adopté durant des millénaires.

                 Dans la confrontation que je fais entre école de Francfort et nouveaux philosophes (comme plus loin entre eux et Heidegger) ce qui m’importe ce n’est pas la mise en évidence du plagiat qu’ils effectuent, mais c’est de montrer à quel point il y a impasse et comment la pensée tourne en rond.

                Pour être un peu plus précis, je citerai un passage de Contre une si longue attente : « Avec la réalisation de la communauté-capital nous avons eu le structuralisme, discours adéquat à la totalité capital advenue et à l’évacuation du sujet-être (thème cher à Lévi-Strauss). Ce faisant, tout a été absorbé, tout s’évanouit dans la structure qui est inévitable puisque la communauté est despotique; d’où, inévitablement, devrait affleurer la question: quel est l’être-sujet de cette totalité (de cet étant) qui fonde la réalité ? Voilà la chanson des nouveaux philosophes, chanson déjà entonnée par d’autres avant eux mais non reconnue. La question du pouvoir remplace celle de l’être car les nouveaux philosophes ne peuvent même plus poser les questions sous l’angle de la philosophie traditionnelle puisque celle-ci s’et évanouie. Heidegger pouvait encore le faire qui avait perçu l’évanescence de l’être, son disparaître, sa décadence (Verfallen). Et c’est sur une autre donnée apparentée à celle-ci que se fonde le flirt de nos philosophes actuels avec Heidegger. La communauté du capital réalisée, celui-ci ne peut pas s’abolir dans son étant (ce serait sa substantification – objectivation et donc sa négation). Il doit affirmer son être ; il veut continuer son émancipation, fuir toutes les contraintes même celle de son être devenu. Le discours des philosophes sur l’être-pouvoir est le mode qu’a le capital de se retrouver-poser en tant qu’être, et, c’est pourquoi étant donné qu’ils ignorent l’origine et le devenir du capital, ils peuvent très bien se retrouver dans la thématique heideggérienne de l’être jeté dans le monde!

            Leur pensée est la pensée d’une immédiateté non clairement perçue (fausse conscience!) et en ce sens encore il ne peut pas s’agir de philosophie. Celle-ci était possible en tant que réflexion sur la dissolution de la communauté et la genèse de l’Etat et de l'individualité. Maintenant que le capital s'est constitué en communauté, et que l'Ètat s’est dissous en elle et que les hommes et les femmes sont réduits à particules neutres à vie orientée par le capital, plus de philosophie possible. Nous allons assister au développement de la pensée de la communauté despotique. De là, convergence avec la pensée hindoue, par exemple, autre manifestation de communauté despotique; ce qui confirme, mais dit en termes anciens, la convergence entre mode de production capitaliste et mode de production asiatique. La vogue de l’orientalisme n’est pas une simple question de mode mais est une exigence du devenir de la communauté capital qui se pose éternelle » (Supplément à Invariance, série III, n°2)

 

[11]         Dans Réflexions sur la théorie des classes, 1942, il  met en évidence tout ce que le concept de classe a de problématique, ce qui le conduit à affirmer qu’il faut le maintenir et le transformer. Il accepte la théorie sociologique qui met en évidence l’importance des bandes, des rackets, mais il pense qu’on doit les étudier à partir de la théorie des classes. Il souligne l’impuissance de la classe prolétarienne et fait cette remarque qui est essentielle pour l’explication d’une absence de rébellion de classe : « L’omnipotence de la répression et son invisibilité sont la même chose ».

                     Dans Individu et organisation, 1953, il montre la tendance au caractère de plus en plus totalitaire de toute organisation qui est constamment menacée par la dépersonnalisation (bureaucratie) ; tout individu est fonctionnalisé et se perçoit «comme un outil, comme moyen et non comme fin».

                 Enfin dans Marginalia sur théorie et praxis écrit après 1960 qui est une étude du rapport théorie-praxis il en arrive, après avoir dénoncé l’immédiatisme, le concrétisme, à une phénoménologie du racket pour les membres duquel «la discussion sert à la manipulation».

                 Adorno souligna maintes fois l’intégration du prolétariat et ne pensait pas qu’un quelconque activisme pût l’en extraire (cf. Kritik. Kleine Schriften zur Geselleschaft, Surkhamp Verlag). Il en est de même d’Horkheimer qui, en 1968, dans le texte de présentation de Théorie critique écrivait : «La volonté révolutionnaire prolétarienne s’est désormais transformée en activité immanente à la société, adéquate à la réalité. Pour ce qui concerne au moins la conscience subjective le prolétariat est intégré».

 

[12]         Adorno est peu connu en France. Cela vaut donc la peine de reporter quelques citations de cet ouvrage (qui fut écrit durant la guerre et immédiatement après), qui montreront à quel point il anticipait :

                     « À la fin, la sagesse des psychanalystes devient effectivement ce à quoi la réduit l’inconscient fasciste des magazines de la chronique noire: la technique d’un racket parmi les autres spécialisé dans la méthode d’enchaîner irrévocablement à soi des individus souffrant et sans perspective pour les commander et les exploiter» (Minima moralia, d’après la traduction italienne, ed. Einaudi, p. 57).

           

« Le dernier grand théorème de l’autocritique bourgeoise [il s’agit encore de la psychanalyse, n.d.r.] est devenu moyen pour rendre absolue dans sa phase ultime l’aliénation bourgeoise, et pour rendre vain tout soupçon de la très vieille blessure où se cache l’espérance de quelque chose de mieux dans le futur» (p. 59).

            Le totalitarisme de la psychanalyse lacanienne est ici dénoncé. Pour Lacan, on ne peut pas vivre sans maître et donc sans psychanalyse.

 

            « Le caractère féminin et l’idéal de féminité sur lequel il se modèle sont des produits de la société masculine. L’image de la nature non déformée surgit seulement de la déformation, comme antithèse de celle-ci. Là où elle feint d’être humaine, la société masculine éduque chez les femmes son propre correctif et révèle à travers cette limitation son visage de patron impitoyable. Le caractère féminin est le calque, le négatif de la domination, il est donc tout aussi mauvais. Ce que les bourgeois – dans leur aveuglement idéologique – appellent nature n’est que la cicatrice d’une mutilation sociale. S’il est vrai comme l’affirme la psychanalyse que les femmes ressentent leur constitution physique comme une conséquence d’une castration, elles intuitionnent –dans leur névrose – la vérité… Le mensonge ne consiste pas seulement dans le fait que la nature est affirmée seulement là où elle est tolérée et encadrée dans le système mais ce qui dans la civilisation apparaît comme nature est en réalité, aux antipodes de la nature : c’est la pure et simple objectivation » (p. 88).

 

                «Tandis que l’organisation de la vie ne laisse plus le temps au plaisir conscient de soi et le remplace par l’exercice régulier de fonctions physiologiques, le sexe, libéré de toute inhibition, est, en réalité, désexualisé» (p. 165).

 

              «Ainsi même là où il n’y a rien à moudre, la pensée devient un entraînement à l’exécution de toute sorte d’exercices… Penser ne signifie plus désormais que surveiller – à chaque instant – sa propre capacité à penser» (p. 191).

           

                Enfin, cette phrase situationniste avant la lettre : «On ne donne pas de vraie vie dans la fausse» (p. 29).

              Ajoutons qu’Adorno ne pouvait pas parler de vie quotidienne qui est une étrange réduction de vie privé, extrême réduction de celui de vie.

 

[13]. "Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s'arrêtent soudain dans le non-frayé.

On les appelle Hollzwege. 

(...) Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire: être sur un Hollzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part." M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Ed. tel Gallimard.

Étymologiquement Holz c’est le bois, Weg le chemin, donc chemin du bois, mais de quel bois? Du bois coupé, mis en bûches par les bûcherons, donc du bois mort. Le chemin est celui qui est surtout nécessaire pour pouvoir transporter ce bois. Donc il conduit quelque part: au lieu de la mort de la forêt; curieux pour M. Heidegger amoureux de celle-ci. Il mène à la mort, mais aussi au lieu de  la réalisation d'une nécessité: il faut du bois pour se chauffer, pour construire. Et là se loge peut-être l'ambiguïté de ce philosophe qui fut contre la technique.

            En empruntant ce chemin, on ne parvient pas à sortir d'une impasse et du grave danger qu’elle recèle, alors qu'il faudrait trouver une voie de cheminement qui permette une réelle réconciliation de l'homme avec la nature. Est-ce inconsciemment ce que rechercha M. Heidegger, et fonda son souci? 

Le traducteur, Wolgang Brokmeier,  dans sa Note préliminaire signale que celui-ci tient compte également de l'autre sens de Holz, forêt et, j'ajoute, que bois en français désigne aussi une forêt mais réduite, de  très faible dimension. Ceci dit, il semblerait  que la connaissance de la fonction initiale de ces Holzwege ait été perdue. Les emprunter c'est cheminer vers un oubli, support de l'oubli de l'être! [note août 2010].

 

[14]         Probablement que le romantisme allemand ne finit qu’à cette époque-là. Non sans raison Thomas Mann le voit encore vivant dans l’œuvre de Freud (Freud, éd. Aubier Flammarion bilingue).

 

[15]         Cf. Invariance, série II, n°4 ; Walicki, Una utopia conservatrice. Storia degli slavofili, ed. Einaudi, 1973 ; Pier Paolo Poggio, Aspetti della teoria sociale in Russia. L’ideologia comunista slavofila, Quaderni di movimento operaio e socialista, n°2, maggio 1976.

 

[16]         Cf. A propos du capital, Invariance, série II, n°1.

 

[17]         Ce que les penseurs de l’anti-immédiateté, Adorno et Bordiga, n’ont pas pu comprendre c’est que le mouvement révolutionnaire surgissant dans les années soixante ne pouvait pas être en continuité avec le vieux mouvement ouvrier, que, donc, il devait poser un nouvel immédiat parce qu’il tendait à se placer en dehors du capital. C’est pourquoi, jugeant d’après leur théorie réflexive, ils n’ont pu qu’individualiser ce qui pour eux manifestait des tares: le concrétisme, l’immédiatisme ou le situationnisme (Bordiga désignait par cela non le courant de l’Internationale Situationniste qu’il ignorait, mais le fait de faire dépendre la recherche théorique de la production de certaines situations, ce qui impliquait l’abandon de toute prévision). Ils ne pouvaient pas comprendre qu’il y  avait quelque chose en train de se créer. Pour y parvenir, il eût fallu qu’ils fussent aptes à se rendre compte que tout un cycle historique était révolu. Ainsi ils faillirent eux-mêmes en pêchant par immédiateté. Dit autrement, l’originalité de cette immédiateté qu’ils condamnaient ne pouvait être saisie que par la compréhension et l’épuisement de ce cycle historique qu’ils considéraient, à tort, encore vivant. Ils n’avaient pas assez pensé que la médiation est aussi identification.

 

[18]         Cf. à ce propos et au sujet du rapport art-révolution et art-capital: Beaubourg : le cancer du futur.

 

[19]         C’est G. Collu qui me signala cet aspect (la drogue en tant qu’acide qui détruit le vieux corps) de l’emploi de la drogue aux USA ce qui me fut confirmé par la lecture de divers livres concernant ce pays, en particulier Acid test de Tom Wolfe.

                 À diverses époques les hommes et les femmes recoururent à d’autres méthodes pour changer leur corps et accéder à un autre monde. Ainsi le jeûne était couramment employé à cette fin dans certains groupes gnostiques.

 

[20]         Il correspond bien à la tradition « spectaculaire » du mouvement révolutionnaire de ce pays où la fanfaronnade n’est pas toujours absente.

                     Le situationnisme fit avec le détournement une publicité pour la révolution à venir. Il s’agissait d’inciter les gens à la faire. La publicité s’est vengée en détournant le situationnisme pour inciter les gens à vivre dans ce monde.

                  (J’emploi à dessein le mot situationnisme pour indiquer que je ne réduis pas à cela l’Internationale Situationniste).

                En outre la publicité est jeu. Hommes et femmes retrouvent en elle la dimension ludique sinon perdue du moins extrêmement réduite de nos jours comme l’expose Huzinga dans Homo ludens. Or, avec le jeu on essaie de réaliser les possibles ; en conséquence le capital devait obligatoirement le récupérer dans sa représentation publicité. Le jeu est aussi présent dans le spectacle, dans la fête. Ceci a été peu étudié, même par les situationnistes qui, par là-même, ne pouvaient pas ne pas devenir proie d’une « récupération».

              Dans le mouvement d’insurrection de la jeunesse contre le capital, il y a une dimension ludique qui exprime d’une autre façon la volonté de récupérer l’imagination, détermination fondamentale du jeu.

 

[21]         P.P Pasolini a été très sensible à cette transformation, cf. Scritti corsari (Ecrits corsaires) où il exprime son désarroi devant cette irrécupérable destruction d’autant qu’il n’a aucune perspective !

                Carlo Michaelstaedter, 1887-1919, exprime fort bien le caractère duel de l’Italie (retardataire et très avancé). Dans son œuvre La persuasion e la retorica il anticipe une foule de thèmes qui deviendront dominants par la suite. Il a intuitionné de façon percutante ce qu’allait devenir l’humanité ; il a perçu le devenir se réalisant de la domination réelle du capital, même s’il ne s’est pas affronté à ce domaine économique. Il y a une préoccupation de l’être qui fait songer à Heidegger. Le futur apparaît chez lui en tant que gravitation qui aspire l’être dans un indéfini, dans une insatisfaction permanente. Il expose la déchirure de la séparation, de l’absence de Gemeinwesen, ainsi qu’une critique de la science et de la technique. Sa réflexion va au-delà de l’aperception de l’aliénation car elle cueille la dissolution totale des êtres. Ce n’est pas un hasard s’il s’est suicidé.

               Michaelstaedter, enfin, suggère une thèse assez séduisante que je traduis en termes accessibles. Aristote serait le triomphe de l’opportunisme: accepter les hommes tels qu’ils sont et leur donner une connaissance en conséquence.

 

[22]         Cf. Invariance, série III, n°2, pp. 39 etc.

 

[23]         Le cas d’Israël serait particulièrement intéressant à analyser. La création de cet État est la fin de la communauté juive dans sa spécificité. Tous ceux qui s’opposent à lui sont amenés, par suite de ses caractères purement capitalistes, à dépasser le cadre de la communauté juive traditionnelle s’ils veulent réellement trouver une solution qui soit de notre époque (il est clair que des opposants peuvent se manifester sur la base de la vieille foi). La paix qui se dessine – quelle que soit sa forme – révélera mieux cette donnée; car la menace de la destruction de l’État d’Israël a pu jusqu’à maintenant masquer la rupture historique.

            En outre le problème de l’identité et celui d’être étranger en ce monde ne sont plus l’apanage des juifs de telle sorte qu’une particularité vient encore à s’effacer. Simultanément se pose pour tous l’obligation de penser une communauté humaine où la diversité ne sera pas abolie.

 

[24]         Cf. à ce sujet Marx et la Gemeinwesen.

 

[25]         C’est dans la science-fiction qu’on trouve, en ce qui concerne  la littérature, la perception la plus aigüe de l’espèce et la préoccupation profonde de son avenir. Cf. tout particulièrement les romans de N. Spinrad.



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