Précisions
après le temps
passé
J’espérais
une rapide publication des textes précédents. Il n’en fut rien[1].
Le temps écoulé depuis leur rédaction a permis une réflexion
approfondie mais
non un travail exhaustif. Ces précisions se présenteront comme des
approches en
forme de touches.
Dans
Mai-Juin 1968 : le dévoilement, j’ai
mis en parallèle ce mouvement avec celui provoqué par le premier
bouleversement
qui affecta le monde de 1917 à 1933 qui n’est pas réductible à une
simple
conséquence d’un heurt entre classe capitaliste et prolétariat. Il se
traduisit
par la mort de la société bourgeoise en Occident et le développement de
la
domination réelle du capital sur la société dans cette même zone et la
généralisation de la domination formelle dans les autres parties du
globe. Les
différentes révolutions anti-coloniales permirent de briser le verrou
qui
s’opposait à l’introduction du capital dans les zones où les
communautés
avaient été très puissantes.
Avec
1914 on avait eu la fin de la démocratie politique et l’apocalypse
comme je
l’ai indiqué dans Marx et la Gemeinwesen.
Tout un cycle s’achevait dans un effroyable effondrement. En ce qui
concerne le
pôle révolutionnaire c’était la fin du mouvement ouvrier et le début de
la
phase groupusculaire ainsi que la mise en évidence de l’impossibilité
d’effectuation d’une mission du prolétariat, ce que la révolution russe
allait
en définitive prouver de façon encore plus percutante. Une grande
espérance
venait d’être irrémédiablement brisée. C’est de cette époque que
naissent deux
idées fondamentales qui perdurent et dominent encore : la
barbarie et la
décadence. L’idée de décadence a deux origines fondamentales :
chez les
marxistes et leur théorisation de la décadence du mode de production
capitaliste (MPC) et chez O. Spengler avec le déclin de l’Occident. La
barbarie
fut déjà envisagée par Marx, mais c’est Rosa Luxembourg qui traça la
fameuse
alternative, plusieurs fois reprise depuis : Socialisme
ou Barbarie.
C’est
en Allemagne ou plus exactement dans l’aire allemande (Allemagne et
Autriche,
mais aussi Hongrie et Tchécoslovaquie qui faisaient partir de l’empire
austro-hongrois, et, à cause de l’influence germanique y prépondérante,
la
Hollande ainsi que le Danemark et la Suisse) – vérifiant en partie la
prévision
de Marx – que les phénomènes essentiels se produisirent. C’est là que
s’exprima
au mieux la décomposition de la société bourgeoise et l’émergence de
celle
déterminée par la domination réelle du capital.
Dans
Le KAPD et le
mouvement prolétarien (Invariance,
série II, n°1) j’ai exposé
les mouvements politiques et sociaux essentiels. Je voudrais indiquer,
ici, les
phénomènes théoriques en rappelant qu’à la fin du XIX° siècle
l’Allemagne se
trouve à la pointe du progrès technique et de la rationalisation de la
production. Elle sera vite supplantée par les USA[2].
Comme
Marx l’a expliqué, la domination réelle du capital dans le procès de
production
ne peut se réaliser sans l’immersion de la science au sein de celui-ci.
Pour
cela la science elle-même doit changer et c’est à cette transformation
et à
celle de ses théories qu’on assiste en Allemagne à la fin du XIX° et,
surtout,
au début du XX° siècle.
C’est
en physique que le phénomène est le plus spectaculaire. La théorie de
la
relativité bouleversa toutes les conceptions antérieures. Grâce à elle,
une
vision totalisante des phénomènes fut possible. La théorie des quanta
permit en
revanche une étude particularisée. Toutes deux se complètent de même
que
l’étude du capital en tant communauté matérielle (unité totalisante) se
complète avec celle des mouvements de capitaux individuels
(quanta-capitaux).
Le bouleversement était non seulement nécessaire à l’intérieur du
domaine
scientifique mais aussi dans celui de la représentation du capital.
Les
présuppositions du capital – les premiers moments de son développement
– purent
se satisfaire de la logique formelle aristotélicienne. Ensuite, il
fallut
pousser à bout la binarisation complète, et simultanément traiter ce
qui avait
été exclu afin de le remettre en circulation, de le rendre opératoire.
La
logique de Hegel plus totalisante ne pouvait pas être utilisée ne
serait-ce
qu’à cause de raisons idéologiques: son rapport avec le marxisme, et
puis, même si elle anticipe tout le devenir du capital, elle n’est pas
maniable, opérationnelle. La meilleure preuve qu’elle n’est pas, dans
tous les
cas, incompatible avec le capital, c’est qu’à l’heure actuelle, elle
tend à
être intégrée dans une représentation scientifique, totalisante (cf.
Morin, La méthode 1. La nature de la nature).
De ce fait on a assisté, au début de ce siècle, à une véritable
explosion de la
logique qu’on ne peut séparer d’ailleurs de celle de la mathématique:
Frege, Hilbert, Cantor, Gödel, Wittgenstein, etc. Dès lors se mettent
en place
les fondements de l’actuel édifice permettant une domestication
complète de la
pensée.
En
psychologie le bouleversement est quasi uniquement d’origine allemande
avec en
premier lieu la psychanalyse : Freud, Adler, Jung, Rank, Reik,
Steckel,
Abraham, Groddeck (dont il faut également tenir compte en ce qui
concerne la
médecine psychosomatique) et la Gestalttheorie. La première théorie
expose ce
qui n’avait pas encore été révélé ni «exploité» auparavant, la
deuxième est déjà une approche structuraliste.
La
pédagogie n’est pas épargnée par la remise en cause et, dans les
années 20, on
a l’expérience des maîtres camarades, celle de R. Steiner, sans omettre
les recherches
de Bernfeld et de Rühle.
Dans
le domaine de la sociologie les réflexions directement liées au devenir
du
capital ne sont pas sans relation avec la tradition allemande (Hegel et
la
gemeinwesen grecque par exemple). Il s’agit tout particulièrement des
travaux
sur la communauté de Tönnies, de Weber et de ceux sur l’esprit du
capitalisme : Weber, Sombart, Troeltsch, etc. En ce qui
concerne l’œuvre
de Mannheim il semble que la voie qu’elle ouvre n’ait été empruntée que
beaucoup
plus tard.
Non
seulement l’Allemagne est le lieu où s’effectuait, en grande partie,
les
transformations importantes dans le domaine de la pensée mais c’est
aussi là
qu’est abordée le problème de «La crise des sciences
européennes… »
(Husserl). Cette crise n’est-elle pas celle d’un ajustement de la
science aux
exigences de la représentation du phénomène capital? Ce n’est pas ainsi
que la posait Husserl, mais ce qu’il postule comme devant être la
science est
en réalité fondement de la représentation-capital. «Or la science,
fondée
fondatrice de façon universelle apodictique, apparaît comme la fonction
nécessairement la plus haute de l’humanité vers une autonomie
personnelle et
englobant toute l’humanité. C’est cette idée qui constitue la tendance
vitale
du plus haut degré de l’humanité». (La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, éd.
Gallimard, p. 302). En outre, Husserl s’occupe fondamentalement de la
validité
universelle de la pensée occidentale : «Pas seulement serait
décidé
si l’humanité européenne porte en soi une idée absolue au lieu d’être
un simple
type anthropologique comme la Chine ou
les Indes; et décide du même
coup si le spectacle de l’européisation de toutes les humanités
étrangères
annonce en soi la vaillance d’un sens absolu, relevant du sens du Monde
et non
d’un historique non-sens de ce même Monde» (p. 21). Ceci n’exprime-t-il
pas la volonté de généralisation-homogénéisation du capital,
rationalité née
avec la philosophie grecque.
La
crise de la science comme celle de l’Art s’exprime fondamentalement
dans la
séparation de la forme du contenu et l’autonomisation de la première,
phénomène
essentiel de la vie du capital. En ce qui concerne la physique, Mach et
Avenarius, au début de ce siècle, l’ont bien exprimé.
C’est aussi en Allemagne que
naît un mouvement de réaction très important à la science et à la
matérialisation de la vie. Il s’agit de l’étude du sacré qui commence
avec
l’œuvre de R. Otto, Le sacré, 1917,
moment de développement d’un irrationalisme. La rupture avec la science
officielle se vérifie également avec le mouvement anthroposophique de
R.
Steiner reprenant les considérations de Goethe en matière scientifique,
que
Schopenhauer avaient déjà revendiquées. On doit noter que ce retour au
mysticisme se greffe sur le vieux fond germanique de Maître Eckhart, J.
Boehme,
etc.
Les
principaux courants
philosophiques de notre siècle s’enracinent en Allemagne : la
phénoménologie avec Husserl, l’existentialisme avec Heidegger,
l’herméneutique,
la philosophie des formes symboliques (Cassirer), les divers
syncrétismes dont
un est très à la mode aujourd’hui, celui entre marxisme et
christianisme (E.
Bloch), enfin, il est nécessaire de citer des philosophes comme Scheler
qui,
s’ils n’ont pas eu l’audience des précédents, ont tout de même marqué
leur
époque.
Ce sont les philosophes
allemands qui les premiers se sont intéressés à la pensée orientale et
ont
essayé de l’intégrer : Hegel et surtout Schopenhauer. Au début
de ce
siècle, l’entreprise se réeffectuera sur un plan plus littéraire avec
Siddharta
de H. Hesse que la génération étasunienne des années ’60 redécouvrira
avec
ferveur et en fera un best-seller.
En Allemagne, encore, s’opéra
une nouvelle approche-connaissance du corps qui prend toute son ampleur
maintenant en Occident: l’eutonie
(WohlausgegleicheSpannung) de
Gerda Alexander ou l’eurythmie de R. Steiner avec la remise en cause de
la
méthode suédoise d’éducation physique, de même qu’une nouvelle approche
de la
danse (danse expressive). Le corps n’est plus considéré comme un objet
passif,
mais comme un élément déterminant essentiel du sujet» ce
qu’affirma de façon nette et fracassante Alexander Lowen avec sa
«bioénergi » qu’il a fondée à partir de l’analyse
caractérielle de
W. Reich.
Il est clair que l’Allemagne
n’eut pas le monopole de la pensée bouleversante. Si elle fut un lieu
privilégié, le phénomène parcourait l’ensemble du monde occidental.
Dans le
domaine de l’art, de l’esthétique, des sciences humaines on aura une
contribution de la Russie (formalisme, futurisme), de l’Italie
(futurisme), de
la France (cubisme, dadaïsme, surréalisme), etc., mais c’est en
Allemagne que
le phénomène est le plus percutant (expressionisme, dadaïsme, précédés
de
l’œuvre de P. Klee). C’est le dada allemand qui a le mieux perçu,
intuitionné,
exprimé une réalité: la fin d’une époque, la fin de l’art en tant que
type donné de conduite humaine et qui essaya de rendre effectif son
projet en
se liant à la révolution en acte[3].
Toutes ces données sont
d’autant plus compréhensibles que l’on tient compte que c’est en
Allemagne que
naquit et se développa un mouvement réflexif au sujet de la société
bourgeoise,
d’abord, capitaliste ensuite, et qu’il s’y épuise ; que ce
mouvement a
cherché le mouvement réel qui pourrait l’effectuer : problème
d’une
jonction entre les deux pour parvenir à une transformation de la
société.
Il concerne fondamentalement
une réflexion sur la révolution française et sur la révolution
industrielle en
Angleterre. Hegel est le premier philosophe qui intègre réellement dans
son
œuvre l’économie politique (cf. surtout Jenaer
Real philosophie, 1805-1807). D’ailleurs la faiblesse des
philosophes
successifs et des divers théoriciens qui se sont occupés du devenir des
hommes
et des femmes c’est d’avoir méconnu ce domaine.
Ce mouvement atteint son
apogée lors des débats entre jeunes hégéliens dans les années quarante
du siècle
dernier où furent produites les contributions les plus denses: la
communauté (Feuerbach), l’individu (Stirner). Toutefois ce qu’il y a de
plus
fondamental c’est que simultanément se pose la nécessité de trouver la
liaison
avec un mouvement pratique (donc de lier en quelque sorte la raison
pure à la
raison pratique) qui tende à subvertir le monde. D’où la position de
Marx qui
fonde une rupture : il y a une classe qui tend à
l’émancipation de la
société et veut réaliser ce que la philosophie a posé comme exigence
fondamentale; on doit opérer au sein du mouvement des opprimés pour
faciliter sa jonction avec celui de la pensée et réaliser la
réconciliation de
la raison (théorique et pratique). A partir de là peut se poser une
réflexion
de grande amplitude sur ce qu’est l’espèce et sur son unification.
La tension pour maintenir
cette réflexion et la liaison avec le mouvement de remise en cause de
l’ordre
social s’épuisera vers la fin du XIX° siècle. La deuxième
internationale (cf.
l’œuvre de Bernstein à ce propos) s’abandonne à l’immédiateté du
mouvement
ouvrier, rompant avec le comportement théorique fondamental de Marx et
de
Hegel. Le parti communiste allemand ne se conduisit pas autrement.
La dernière affirmation d’une
réflexion mais avec une très faible tendance à une jonction avec le
mouvement
révolutionnaire s’est effectuée avec l’école de Francfort[4].
Il s’agit surtout de l’œuvre d’Horkheimer et d’Adorno qui a pour
composante
essentielle l’anti-immédiateté.
Avec celle de Heidegger la
philosophie d’Adorno marque la fin de la philosophie[5]
sur le terrain de celle-ci parce qu’elle est interprétation d’un
phénomène
advenu: l’accession du capitalisme à la communauté matérielle, à
représentation. C’est une philosophie critique de l’identité et du
refus de
l’identification, une philosophie de la vie non pas parce qu’Adorno
utilise
celle-ci en tant que principe explicatif fondamental mais parce qu’elle
est
refus de la mort, de l’advenu: la catastrophe[6].
La majeure partie de l’œuvre
d’Adorno est pour ainsi dire déterminée par la question: quelles sont
les
conditions qui rendirent Auschwitz possible? La réflexion adornienne
est
une réflexion sur une catastrophe effroyable encore plus grande que
celle de
1914-18 et elle est d’autant plus nécessaire qu’Adorno sait
qu’Auschwitz va se
répétant de par le monde. Pour celui-ci cela signifiait la fin de la
culture en
tant qu’ensemble des arts et des lettres, la fin de l’esprit et de
l’individu.
Son œuvre est une réflexion sur la mort, sur l’errance des êtres
humains les
conduisant aux pires ignominies. Je ne veux pas dire qu’Adorno ait
pensé le
devenir humain comme une errance – sa rémanence illuministe l’en
empêcha – mais
qu’il affronta la déviation par
rapport à ce que posait l’illuminisme.
«Auschwitz a montré de
façon irréfutable la faillite de la culture. Le fait qu’il puisse se
produire
au sein de toute la tradition de la philosophie, de l’art et des
sciences
illuministes, signifie encore plus: elle, l’esprit, n’a pas réussi à
atteindre et modifier les hommes » (Negativ
Dialektik, Suhrkamp Verlag, p. 357).
La réponse à la question
reportée plus haut se trouve dans Dialectique
de l’illuminisme d’Horkheimer et Adorno[7].
«Ce que les hommes veulent apprendre de la nature c’est de l’utiliser
afin de la dominer complètement, elle et les hommes» (Dialektik
der Auflklärung, Verlag de
Munter, Amsterdam, p. 14). D’où: «Pouvoir et connaissance sont
synonymes» (p. 16). «L’illuminisme se rapporte aux choses comme le
dictateur se rapporte aux hommes: il les connaît dans la mesure où il
peut les manipuler. […] La domination sur la nature se reproduit à
l’intérieur
de l’humanité» (p. 132).
La logique de la domination
implique le surgissement du sujet: «L’émergence du sujet a été payé
par la reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les
relations»
(p. 19). Dès lors le procès de connaissance et le procès de domination
s’enchevêtrent: «La distance du sujet à l’objet – présupposition de
l’abstraction – est fondée sur la distance vis-à-vis de la chose que le
maître
gagne grâce au dominé» (p. 24).
La volonté de dominer la
nature, de se distinguer des animaux est le premier élément de réponse,
le
second c’est qu’avec l’épanouissement de l’illuminisme s’impose le
«tout
est possible». Cela n’est pas dit clairement et nettement mais cela
ressort de l’analyse qu’on peut faire du chapitre «Juliette ou
illuminisme et morale». Il en ressort que l’émergence de l’illuminisme
est un moment de séparation et d’autonomisation qui pose le problème de
l’identité de l’être humain.
Un autre élément déterminant
dans l’étude d’Horkheimer et d’Adorno est d’avoir étudié la préhistoire
en
quelque sorte de l’illuminisme ou, dit autrement, d’avoir analysé ses
présuppositions avec l’étude de l’Odyssée et du mythe.
Auschwitz n’est pas un simple
accident. La pensée n’est pas innocente. C’est la constatation tragique
qu’Adorno répète plusieurs fois. Pour la sauver il pose: «Si la
dialectique négative exige l’autoréflexion de la pensée alors elle
implique de
façon tangible que la pensée doive penser contre elle-même pour être
vraie, au
moins aujourd’hui. Si elle ne s’affronte pas au plus extrême, qui a
échappé au
concept, elle est dès le départ une espèce de musique d’accompagnement
avec
laquelle les SS aimaient couvrir les cris de leurs victimes » (Negativ Dialektik, p. 356).
Bien avant les nouveaux
philosophes Adorno avait déterminé la limite de la pensée classique
allemande
(«l’esprit du monde, digne objet de définition, devrait être défini
comme
catastrophe permanente» p.287) ; bien avant eux il avait posé
la
réflexion à partir d’une intolérabilité d’être et à être en ce monde.
Cette révolte de la pensée
contre elle-même ne signifie-t-elle qu’elle ne peut plus accepter telle
que sa
propre réalisation? Répondre affirmativement à cette question aurait
conduit Adorno à déceler l’errance de l’humanité et l’insuffisance de
son
amplitude à se rebeller.
La philosophie de Hegel fut
une anticipation du développement du capital en son entier, en
conséquence
Adorno fut amené comme Marx, à saluer sa grandeur (cf. Trois
études sur Hegel) mais aussi, comme ce dernier, à la
rejeter: «Le tout est le faux».
S’affronter à Hegel c’est
s’affronter au capital, refuser ce dernier c’est refuser Hegel.
Toutefois
Adorno, à l’égal de Marx, n’en est pas pleinement conscient, d’où son
manque de
radicalité, de rupture absolue avec Hegel et avec la dialectique. C’est
dans Negativ Dialektik qui est un
anti-système (p. 3) que ceci apparaît clairement: «Enfin il y a un
critère dans le système – l’expression sociale en vogue est intégration
– qui
fait apparaître vieux jeu, dépassé, le fait de parler de causalité,
étant
donnée la dépendance de tous les moments de la part de tous les autres;
vaine est la recherche de ce qui doit être cause à l’intérieur d’une
société
monolitihique. La causalité s’est pour ainsi dire retirée dans la
totalité: elle devient indiscernable à l’intérieur du système» (p.
262).
Il reconnaît parfaitement le
devenir totalitaire et il répond de façon anticipée à la question que
divers
théoriciens se posent actuellement de façon diverse : quelle
est la
contradiction qui traverse le système pouvant en provoquer le
déséquilibre ? Toutefois s’il reconnaît que le capital se pose
en tant
que nature (ens naturalissimus), en tant que totalité, il fut incapable
de
constater son accession à la communauté et sa manifestation en tant que
représentation (quoiqu’il parle dans Negativ
Dialektik, des hommes en tant que quanta d’idéologie).C’est
pourquoi il en
reste à une dénonciation de l’idéologie totalitaire et à déceler son
invasion
de tout le domaine humain. «Nier qu’il y ait une essence, signifie se
mettre du côté de l’apparence, de l’idéologie totale telle que
l’existence est
devenue» (p. 169).
Tout en intégrant à sa
manière l’œuvre de Marx Adorno reste sur le terrain de la philosophie.
La
sienne est substantiellement une philosophie critique de l’identité. Ce
faisant
lui aussi a anticipé. En effet la crise de l’identité se manifestera de
façon
tangible au sein de toute une génération plusieurs années après la
parution de Negativ Dialektik[8].
Le bouleversement du début de
ce siècle de même que les événements de la deuxième guerre mondiale
conduisirent à poser de façon percutante: que sommes-nous? que
devenons-nous? et ce, sous diverses modalités c’est-à-dire, par
exemple,
en termes de classes ou non. Cette question angoissante émerge de façon
explicite
de l’œuvre d’Adorno non seulement à cause de sa propre philosophie mais
par
l’intermédiaire de celle des autres dont il a su extraire l’implicite
problématique.
Dans sa critique de
l’identité il s’en prend tout particulièrement à Hegel avec son posé de
l’identité sujet-objet, liberté-nécessité, etc. Il montre bien à quel
point ce
genre de philosophie a besoin, pour se réaliser, trouver sa vérité,
d’absorber
le non-identique, l’hétéronome, l’hétérogène et que, pour ce faire elle
doit
faire violence. Elle est despotique. A ce propos il fait la remarque
suivante: «La conscience se vante de réunifier ce qu’elle a d’abord
séparé arbitrairement en éléments [c’est ce que fait effectivement le
capital, n.d.r.]; de là dérive le
soubassement idéologique de tous les discours sur la
synthèse » (p. 175).
Mais il ne remonte pas
jusqu’à l’origine fondatrice de ce mouvement de séparation :
la coupure
d’avec la Gemeinwesen et la distinction extériorité-intériorité.
Pour
être effective
l’identité doit passer par l’identification qui est un procès
d’homogénéisation
qu’Adorno dénonce comme il dénonce la conséquence: l’intégration de
l’individu
et l’adaptation qu’on lui impose. «Le procès d’autonomisation de
l’individu, fonction de la société d’échange, se termine par son
élimination
par l’intermédiaire de l’intégration» (p. 257).
La dynamique réelle de ce qui
précède se trouve dans le devenir du capital qui doit rendre identique
à lui
afin que rien n’entrave son procès, ce qui se réalise avec le devenir
du
capital à représentation de lui-même qui est effectuation de l’identité
sujet-objet que théorisait Hegel. Ceci est compréhensible sur la base
de ce que
Marx écrivit dans les Grundrisse.
Le
procès d’identification
est quasiment parvenu à son terme: «L’expérience de cette
objectivité préordonnée à l’individu et à sa conscience est
l’expérience de
l’unité de la société totalement socialisée. L’idée philosophique de
l’identité
absolue lui est trop étroitement apparentée dans la mesure où elle ne
tolère
rien en dehors d’elle» (p. 307).
Ce qui est fondamental chez
Adorno c’est sa dénonciation du principe d’identité en liaison avec la
causalité,
base d’une critique de la pensée binaire. Malheureusement il reste en
chemin.
En revanche il met bien en évidence que la société a trouvé son
identité. Or
l’identité absolue – parce qu’il n’y a plus rien à identifier – c’est
la mort,
la permanence réalisée. D’où, pour lui, la mort de l’humanité en tant
que
«quintessence de chaque homme» (p. 231).
La philosophie naquit en
Grèce lors du mouvement de dissociation du complexe social et de la
nécessité
de former une nouvelle communauté; c’est à ce moment-là que se fondent
les présupposés du capital. De nos jours celui-ci s’est constitué en
communauté
matérielle. La philosophie se termine en interprétant cette réalisation
et en
tentant de s’imposer une dernière fois à l’irréparable. Ceci est une
source de
la pensée de Heidegger ce que Adorno ne comprend pas, de façon précise.
« L’historie
de la
pensée est dialectique de l’illuminisme, dans la mesure où on la
parcourt à
l’envers. C’est pourquoi Heidegger […] ne s’arrête à aucun de ses
stades… mais
se précipite à l’aide d’une machine du temps à la Wells dans l’abîme de
l’archaïsme où tout peut être et signifier tout » (p. 122)
«L’ambivalence de la
parole grecque pour être qui remonte à l’indistinction ionienne entre
matériaux, principes et essence pure n’est pas déclarée insuffisance
mais
plutôt supériorité de l’originel. Elle doit guérir le concept d’être de
la
blessure de sa conceptualité, la scission entre pensée et pensé» (p.
76).
Or il est important de mettre
en évidence le mouvement de réduction appauvrissement qui s’est
effectué au
cours des siècles. Là Adorno demeure profondément illuministe, il
défend la
raison. D’ailleurs il considère que le passage à la philosophie éléate
est un
phénomène illuministe. Il fut pourtant une dissociation d’une pensée
plus
totalisante, d’une pensée non autonomisée. Ceci est d’autant plus
important que
comme nous l’avons déjà écrit, l’unification est faite par le
capital !
Ainsi donc Adorno n’a pas la
possibilité d’accomplir un retour à un «archaïsme», il ne peut pas
accepter la position du parti communiste ni le matérialisme marxiste ni
même
celle de Marx dans la mesure où celui-ci garde le point de vue hégélien
de la
totalité. Sa solution est de proposer une résistance, une affirmation
de la
négativité en se fondant en définitive sur les principes formels de la
démocratie[9].
En cela il anticipe sur le pathos des nouveaux philosophes; ce qui
montre
qu’en France, une fois encore, la philosophie n’est qu’une resucée de
ce qui a
été produit outre-Rhin[10].
Avec
Adorno se produit une inversion fondamentale. Jusqu’alors c’était la
droite qui
prônait la résistance. Elle s’opposait au progrès, au développement du
capital.
Maintenant c’est du sein de la gauche que surgit cette
thématique-éthique
(avant les nouveaux philosophes on a eu Lefort par exemple !).
Or, à
partir de quoi peut-il y avoir régénération sinon à partir encore et
toujours,
de la démocratie. D’où continuelle régénération de la mystification.
Cette attitude découle du
fait qu’Adorno ne se fait pas d’illusion sur la possibilité d’une
conjonction
entre mouvement réflexif et mouvement insurrectionnel contre le capital[11].
En revanche, Marcuse conserve l’antique comportement théorique de Marx.
Toutefois, comme il ne peut plus faire appel au prolétariat, il porta
son
espoir sur les couches marginales: étudiants et noirs. C’est la
dernière
tentative de l’école de Francfort pour sauver cette union recherchée
par les
théoriciens allemands depuis la révolution française.
Toute la philosophie d’Adorno
débouche dans la recherche d’une éthique qui permette de survivre à la
catastrophe: comment être homme quand tout s’écroule et que se
développent la violence ; la barbarie? C’est à cela qu’il
répond
dans Minima moralia, œuvre assez
exceptionnelle et inclassable dans laquelle il effectue avant la lettre
une
critique de la vie quotidienne[12]
à partir de l’autopsie de la société bourgeoise (d’où critique de
l’art, de
l’illuminisme, etc.) qu’il regrette en partie. C’est une éthique de la
résistance qui lui permet de tolérer l’insupportable mais qui le rendit
non
réceptif au mouvement de la jeunesse et lui interdit de comprendre
Mai-Juin
’68. Ce qui signifia également l’impossibilité de rencontre d’un
mouvement
réflexif se pensant en négatif de l’ordre institué et un mouvement plus
ou
moins spontané voulant le détruire.
Le mouvement réflexif ne fut
pas l’apanage de la gauche. La droite, la droite réactionnaire – au
sens
littéral du terme, c’est-à-dire en tant que proposant une réaction
contre un
certain devenir – opéra elle aussi une vaste réflexion sur la
révolution
française et l’essor du capitalisme, afin de les rejeter. L’influence
de ces
penseurs – Schelling par exemple – fut grande et déterminante sur les
slavophiles.
La résistance au
développement du capital est exprimée par les romantiques, Schelling
mais aussi
Schopenhauer car ils s’élevèrent contre la formation d’une société
déterminée
par un ensemble de règles, de normes contraignantes pas tellement par
l’intervention d’une action extérieure (l’Etat par exemple) mais par
une
intériorisation. Ils s’élevèrent contre la séparation d’avec la nature
donc
contre la privation des passions, des pulsions, des impulsions, contre
une
rationalisation totale, humaine dans la mesure où l’homme en était le
référentiel. Ils vitupérèrent le conventionnel, le surgissement de
l’artéfact,
l’évanescence du concret et de l’immédiat. Or que fut le procès de vie
du
capital sinon la réalisation de cette dépossession des hommes et des
femmes.
Voilà pourquoi les romantiques voyaient le remède à tous les maux dans
l’immersion dans une totalité apte à restaurer une intégrité de l’être,
donc
dans la nature (or qu’a fait le capital de la nature ?) et
dans le culte
du moi.
Ce courant réflexif de droite
débouchera, en se chargeant des apports de Bachofen au sujet du
matriarcat, de
la sociologie de Tönnies et de Weber sur la communauté, dans la
théorisation de
la Volksgemeinschaft et dans l’essai de définir ce qu’est explicitement
l’Allemagne, son identité, et dans le refus de l’homogénéisation.
Il profita aussi de l’apport
de l’œuvre de Nietzche, théoricien de l’impossibilité de la révolution
et d’une
éthique, d’une conduite qui permette de réaliser le surhomme en faisant
l’économie
de celle-ci ce qui le conduisit à mettre en évidence le phénomène de
désubstantialisation
des êtres humains. Il se chargea enfin de la revendication du sacré.
Autrement
dit, il voulut résister au nom de ce qui avait été perdu, éliminé par
le
triomphe de la raison: d’où sa détermination irrationnaliste.
Ce mouvement réflexif n’eut
pas à chercher sa conjonction avec un mouvement pratique devant se
réaliser ce
qu’il prônait puisqu’il s’agissait seulement de résister sur la base de
quelque
chose de déjà organisé dans l’ensemble social. De même les nouveaux
philosophes
sont à la recherche de rien; ils se contentent d’exposer leur
résistance.
Ils ne pourraient s’appuyer que sur le vide et ils le savent bien, car
il ne
reste plus rien de concret. Toutefois le mouvement nazi peut donner
l’impression d’une réelle conjonction. En fait il est unification plus
ou moins
spontanée des divers débris d’une catastrophe: celle de 1914-18
prolongée
par la guerre civile qui brisa aussi bien la théorie de la droite que
celle de
la gauche, d’où son syncrétisme sur le plan théorique et son amalgame
sur le
plan humain puisqu’il a réuni tous les déçus, les déracinés, les
déclassés de
droite comme de gauche aux nostalgiques de l’antique Allemagne.
Avec sa réflexion sur l’être,
la philosophie de Heidegger – qui est classée à droite – est une prise
de
position vis-à-vis de l’accession du capital à la communauté, à son
être
réalisé qui est perte simultanée de l’être des hommes et des femmes.
Car ce
dont il s’agit ce n’est pas de cet être mais de l’Etre référentiel
absolu comme
l’est le capital. On a la même mystification qu’avec Hegel. «Il ressort
de cette détermination de l’humanité de l’homme comme ek-sistence que
ce qui
est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Etre comme dimension
extatique de
l’ek-sistence » (Lettre sur
l’humanisme,
Aubier Montaigne, p. 84).
Cela prouve à quel point
penseurs de droite et de gauche ont interprété un même phénomène et
l’ont
mystifié chacun à sa façon. La différence est que chez Heidegger il y a
le
regret d’une perte, la conscience d’une déchéance (Verfallen), un
immense
déchirement à cause d’elle avec l’espoir de pouvoir la conjurer en
retournant
au principe, au fondement; par là c’est la fin même de la philosophie
qui
se retrouve uniquement dans ses présuppositions historiques en essayant
de leur
faire engendrer un autre discours que celui qui s’est déchaîné à partir
d’elles.
En
exprimant l’extériorité de
l’homme par rapport à l’être Heidegger ne fait qu’indiquer la réalité
des
hommes et des femmes par rapport au capital et leur condition à la fois
humble
et exaltée d’être dans l’ek-sistence capital. «L’homme n’est pas le
maître de l’étant, il est le berger de l'être. Dans ce "moins", l'homme
ne perd pas, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité
de
l’être.
Il gagne l’essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en
ceci:
être appelé par l’être lui-même à la sauvegarde de la vérité »
(p.
109).
Heidegger pose la déchéance
en tant qu’oubli, déchéance de la vérité au profit de l’étant non pensé
dans
son essence. Or la dynamique du capital implique la résorption de tout
souvenir. Il se pose en faisant oublier tous les procès médiateurs qui
l’ont
conduit à l’existence. Ce faisant il expulse hommes et femmes du temps.
Il y a chez Heidegger, comme
on l’a vu à propos de la critique qu’en fait Adorno, la recherche d’une
plénitude, le rejet de la dichotomie (qui fonde la perte) et une remise
en
question de la technique : «La technique est, dans son
essence, un
destin historico-ontologique de la vérité de l’être en tant qu’elle
repose dans
l’oubli» (p. 104). En effet elle est un produit qui lui échappe et
manifeste l’oubli de l’être. L’homme n’est plus qu’un faire (thème de
la
philosophie occidentale depuis la Renaissance) qui s’objective dans un
avoir.
Elle implique une conduite où l’être devient inessentiel car c’est
toujours à
l’extérieur de lui que se formulent les solutions. Plus qu’un
«destin», la technique tend à former un être et c’est le capital.
Paradoxalement si Hegel fut
la fin de la philosophie du point de vue du système, Heidegger semble
être une
ouverture. Il emprunte de nouveaux chemins mais il ne sait s’ils
aboutissent
réellement quelque part (Holzwege[13]).
C’est la philosophie de l’errance. Ce qui compte c’est de les
emprunter ;
c’est l’acte de la pensée sans la rendre prisonnière de ce qu’elle a
engendré,
de l’étant banal, constitué. D’où la volonté de redonner au langage sa
fluidité
et sa charge sémantique qu’il a perdues; le langage était devenu
existence
congelée. Or le capital fuit toute substantialisation et ne peut se
laisser
engluer dans l’étant. On passe donc d’une pensée où le référentiel
implicite
était l’homme à une pensée où c’est le capital. Il est donc logique
que,
maintenant, une foule de philosophes en rupture de marxisme, se
tournent vers
Heidegger. Cette nostalgie heideggérienne exprime une fin qui n’arrive
pas à
s’épuiser en tant que fin, une impuissance. Ils escamotent, toutefois,
un
élément important : pour Heidegger, les hommes n’auraient plus
de patrie
parce qu’ils auraient perdu la tension vers l’être. Sous cette
formulation
obscure il y a une vérité: la perte de la Gemeinwesen. L’oubli de
l’être
implique qu’on ne s’occupe que de l’étant qui est comme l’avoir de
l’être.
C’est en même temps le triomphe de l’immédiatisme, de l’immédiateté du
capital.
L’ambiguïté fondamentale
d’une telle philosophie c’est qu’elle interprète un phénomène qu’elle
veut
refuser et elle ne peut le faire qu’en le mystifiant. Elle est
impuissante à
dévoiler une réalité qui la récuserait.
L’origine de ces deux
mouvements réflexifs réside dans le fait que l’Allemagne, en retard par
rapport
à l’Angleterre et à la France, était placée dans la situation de devoir
emprunter ou non la voie prise par ces deux pays. Or, l’Allemagne riche
d’une
grande variété de cultures ne voulait pas perdre son identité. D’où la
lenteur
du procès d’instauration du capital dont le triomphe fut assuré par la
guerre
de 1870, ce qui entraîna automatiquement la perte redoutée. Mais ce
n’était pas
encore définitif. La meilleure preuve c’est que lors de la période de
crise que
le MPC traversa avant, pendant et après 1914, tous les thèmes
fondamentaux qui
avaient hanté la culture populaire et cultivée du pays réaffleurèrent
faisant
ressurgir le romantisme ou un lointain passé moyenâgeux comme le
prouvent à
merveille les films de la période expressionniste[14]
en même temps qu’ils traduisent le désarroi devant l’émergence de la
modification des rapports sociaux caractérisée fondamentalement par
leur
autonomisation, phénomène difficilement perceptible à son surgissement.
Il
s’agissait de la montée d’une force implacablement déracinante. Le
mouvement
nazi voulut redonner une identité à l’Allemagne d’où sa théorisation au
sujet
de la formulation d’une société qui ne serait pas capitaliste, et son
culte du
passé national nécessaire pour conjurer la peur que les allemands
éprouvaient
devant l’inconnu social.
L’Allemagne n’a pas pu éviter
le capitalisme ni limiter son développement à une très brève phase; le
communisme n’a pas pu s’y implanter. C’est sa fin en tant que nation,
la
disparition de toute originalité allemande qui pourrait être à même de
fonder
l’être d’une communauté particulière en dehors du capital; c’est celle
aussi du mouvement réflexif et de l’espoir de trouver dans une classe
déterminée un sujet réalisateur de cette réflexion.
En Russie, les deux courants
d’origine allemande ont alimenté la pensée et l’action des slavophiles
et des
populistes. Dans les deux cas le problème était celui d’éviter le
développement
du capitalisme[15].
En ce qui concerne les seconds, leur perspective, que Marx fit sienne,
le saut
du mode de production capitaliste, représente le moment révolutionnaire
le plus
accusé de la fin du XIX° siècle. Malheureusement ceci ne put se
réaliser.
Le
second ébranlement se produisit au cours des années ’60 moment où le
capital,
en Occident, est vraiment constitué en communauté matérielle et devient
représentation; où en Chine, commence sa greffe et où il pénètre en
force
en Inde et en Afrique. On a donc affaire à une société où tout ce qui
était en
germe dans les années vingt s’est complètement réalisé. Il en est de
même sur
le plan théorique. Dans le domaine scientifique, aucune théorie
fondamentalement nouvelle n’est apparue ; il y a eu simplement
complexification de tout le savoir antérieur. La théorie de la
relativité tend
à être dans un ensemble plus vaste qui ne s’est pas encore réellement
délimité.
En effet cette théorie correspond au moment où le capital s’échappe de
toutes
les représentations antérieures, brise les référentiels. Maintenant il
est le
référentiel absolu et le phénomène relatif vaut seulement pour les
capitaux
particuliers; d’où l’intégration de la relativité.
La
cybernétique,
l’information, la logique des systèmes etc., sont des sciences ou des
théories
qui n’apportent rien de bouleversant mais sont nécessaires pour une
approche
globalisante du phénomène capital réalisé en communauté. La recherche
de
métasciences, de métathéories, de métasystèmes est liée au fait que le
capital dans son procès de vie accède à des structurations de plus en
plus adéquates à
son être d’où la nécessité de penser chaque fois l’au-delà d’une
structure
jusqu’au moment où l’on aura la réalisation complète de l’organicité du
capital
qui implique la domestication absolue des hommes et des femmes.
Sur le plan philosophique
nous avons vu que le projet de Hegel : la substance doit
devenir, est
réalisé par le capital[16].
Depuis il n’y eut plus qu’une philosophie négative: l’interprétation du
rejet de quelque chose qui avait été auparavant recherché ou une
interprétation
positive, qui est plus science que philosophie: le structuralisme. Deux
possibilités s’offrent encore: la première, déjà explicitée,
l’interprétation de l’évanescence de l’être et sa recherche :
l’existentialisme ; la seconde dérive de la
désubstantialisation des
hommes et des femmes sur laquelle peut se fonder une philosophie
négative de la
substance, une philosophie
relationnelle, dans la mesure où ce qui compte ce ne sont plus les
êtres mais
les relations qu’ils ont entre eux. Dans ce dernier cas, on aurait une
représentation plus scientifique que philosophique.
Une telle philosophie
interpréterait l’érection du social en absolu. Si la culture comme le
pose
Lévi-Strauss naît avec l’échange des biens, des femmes et des mots, on
peut
constater, alors, que les êtres humains sont totalement assujettis à
elle,
réalité extérieure. Ils ne produisent que de la culture ; ils
ne
produisent plus pour eux-mêmes, mais directement pour échanger, pour
les autres
en tant qu’êtres abstraits parce que leur médiation réelle est le
capital. Tout
être doit remettre en circulation les afférences de toutes sortes qu’il
a pu
recevoir (dépossession et désubstantialisation). Au lieu de l’échange
des biens
on a le mouvement du capital au sens strict, à la place de l’échange
des
femmes, la combinatoire sexuelle, en guise d’échange de mots, on a le
despotisme du langage.
Ce dernier constitue la base
d’une série de philosophies (néopositivisme) dont on peut situer le
point
initial dans celle de Wittgenstein. Il s’agit au départ de parvenir à
accorder
le langage humain tel qu’il a été déterminé par un mode d’être
millénaire et un
langage originairement venu des hommes mais qui s’est autonomisé, le
langage
scientifique qui est le langage du capital. Il faut ensuite éliminer le
sujet
humain (cf. Carnap). Le langage devient une nature artificielle dont il
faut
interpréter les signes (cf. la sémiotique selon W. Morris). Mais cette
nature
n’est autre que l’ «ens naturalissimus» dont parla Adorno,
c’est-à-dire le capital.
La «philosophie
relationnelle» aura comme présupposition l’apport de tout ce courant.
Ce
sera donc, en réalité une représentation scientifique patinée de
discours
philosophique. Toutefois le langage est également substrat fondamental
pour
d’autres théories telle celle de divers psychanalystes dont Lacan.
Elles ont
toutes le même résultat : l’interprétation de la réalisation
de la
communauté capital puisque ce langage qui nous piège et nous pense est
représentation de ce dernier.
En même temps par un procès
d’identification toute réalité devient langage et tout élément n’existe
plus
mais signifie ou est signifié, c’est-à-dire qu’il devient signe.
Parodiquement: être c’est avoir du sens, c’est faire signe. La
linguistique, la sémiotique envahissent toutes les autres sciences:
anthropologie,
biologie, mais aussi sous diverses formes, cybernétique, informatique,
etc. Ce
qui est fondamentalement logique car être c’est être reconnu et, pour
être reconnu,
il faut être représenté. Dans tous les domaines la dynamique du capital
pour
être opérationnelle doit être comprise, acceptée, intériorisée. Le
langage sous
toutes ses formes est le médium essentiel par lequel les êtres humains
doivent
accéder à l’existence-capital permettant la régénération constante de
la
communauté capital.
La pensée peut encore
s’élaborer dans une combinatoire de divers éléments avec évanescence
des
limites entre différents territoires : mathématiques,
philosophie,
physique, sociologie, etc. Ce qui n’est pas la preuve d’un dépassement
de la
division du savoir, reflet de la division du travail, mais est
l’indication
profonde de la pensée devenue exclusivement pensée du capital pour qui
ces
antiques séparations n’ont aucun sens.
Au moment où le capital
s’impose de plus en plus comme étant l’être réel de ce monde, les
savants (écologistes,
biologistes, paléontologistes surtout, mais aussi sociologues)
commencent à
penser en termes d’espèce humaine et à se préoccuper de son avenir. Ce
qu’ils
nous proposent n’est pas en rupture avec le devenir du capital car ils
veulent
soit plus de rationalisation, soit réconcilier raison et folie, chaos
et ordre,
hasard et nécessité, c’est-à-dire qu’ils cherchent en réalité une
combinatoire
organisée où les hommes et les femmes seront toujours aussi abstraïsés
(cf.
Laborit, Morin et les membres du groupe de Royaumont, Ruffié, Bateson,
Ruyer et
les adeptes de la gnose de Princeton, etc.).
C’est
aux USA (qui remplacent
l’Allemagne des années vingt confirmant la prévision du déplacement du
capital
vers le Pacifique) que tous ces phénomènes se sont produits en premier
et avec
le plus d’acuité et c’est là que s’effectua d’abord le second
ébranlement. Il
s’extériorisa en un mouvement de révolte en dehors des phénomènes
classistes,
donc en dehors de l’orbite marxiste et de tout mouvement réflexif;
c’est
une rupture totale avec tout ce qui est antérieur, à droite comme à
gauche.
Le mouvement des années
soixante aux USA se caractérise par la recherche de la concrétude[17],
d’où l’importance d’un art qui a gardé le plus de liens avec la donnée
naturelle: la musique. Il est plus facile grâce à elle de récupérer
rythme et sensualité qu’à l’aide de toute autre manifestation
artistique. De là
le rôle fondamental que jouent depuis lors, de par le monde, les divers
groupes
musicaux dans la rébellion contre le capital. En effet, ce qui est
fondamental
c’est qu’ils ne prétendent pas fonder un nouveau courant artistique ou
un
nouvel art ; ils veulent seulement pouvoir se récupérer et
s’exprimer aux
autres afin de les retrouver. En s’affirmant à l’aide d’une musique,
ils
récupéraient le rythme comme au travers de la réactivation de
l’artisanat ils
récupéraient le geste[18].
Cette récupération est
simultanément révolte contre les mass-media, c’est-à-dire contre le
pouvoir
effectif du capital puisque c’est grâce à elles qu’il peut déployer
énergie et
pensée des femmes et des hommes pour les couler dans un moule
d’identité. Les
mass-media sont les machines de l’identification absolue. Ainsi la
jeunesse,
instinctivement, s’est rebellée contre l’essence actuelle de la
domination du
capital. Voilà pourquoi elle ne s’est pas attaquée aux diverses
institutions
dont la plus fascinante aux yeux des révolutionnaires-antiquaires est
l’Etat.
Pour mieux saisir ce
phénomène il faut l’intégrer dans la dynamique de vie du capital dans
sa
relation aux hommes et aux femmes. Lors de son surgissement ce sont les
classes
extrêmes qui sont déterminantes: prolétariat et bourgeoisie. D’où la
nécessité d’une médiation qu’il n’est pas encore apte à produire:
l’Etat.
Dans la phase suivante, il le conquiert tandis que la classe bourgeoise
est
remplacée par la classe capitaliste. Puis, avec la formation de la
communauté,
ce sont les couches intermédiaires, celles qui opèrent dans le procès
de
réalisation de la plus-value (circulation au sens large) – qu’on
dénommera
nouvelles classes moyennes – qui deviennent déterminantes. C’est grâce
à elles
qu’il va pouvoir réaliser sa domination réelle sur l’ensemble social
(voir le
nazisme par exemple). Le développement de la communauté matérielle fait
que les
extrêmes s’évanouissent de plus en plus et qu’on n’a plus qu’une masse
intermédiaire, ce qui pose l’évanescence simultanée du concept de
classe.
C’est donc par le phénomène
de médiation (circulation du capital) que celui-ci est parvenu à la
domination
complète en dominant les extrêmes qui l’avaient posé. Dès lors pour
régner, il
lui faut une médiation surgissant de lui-même et correspondant au
procès
d’anthropomorphisation dont nous avons maintes fois parlé: la
représentation. Or, celle-ci comment se manifeste-t-elle ? Par
les
mass-media. En effet elles sont à la fois la culture et le moyen de
transmission de celle-ci, les instruments de l’humanisation (le message
est le
medium dit Mac Luhan dont l’œuvre est fondamentale en ce domaine).
Elles opèrent
la médiation entre la communauté matérielle et la communauté
spirituelle, ou
culture dans le sens idéel du terme (domaine de la pensée). Etant
médiation il
y a possibilité de croire qu’elles sont neutres et qu’il y a une
séparation
entre le domaine matériel et le domaine spirituel; qu’on peut de ce
fait
participer, avec le premier, à la société du capital, y échapper avec
le second
(mystification achevée).
S’il a fallu deux guerres
mondiales pour domestiquer hommes et femmes de l’Occident, désormais la
guerre
n’est plus nécessaire puisque son œuvre est accomplie par la
représentation mass
media. En se révoltant contre elles les jeunes ont posé les vraies
données du
problème: pour vivre il faut d’autres relation entre les diverses
générations d’hommes et de femmes et entre les éléments d’une même
génération.
Il faut inventer de nouveaux rapports affectifs.
Ainsi depuis la fin des
années cinquante, les jeunes se révoltent d’une façon plus ou moins
cohérente
contre la médiation fondamentale qui permet la domestication tout en
laissant
croire aux êtres humains qu’ils sont toujours humains, plus qu’humains.
Ils se
rendirent compte qu’ils devaient se révolter contre eux-mêmes, contre
l’être
capital injecté en eux par la médiation-capital-représentation qu’ils
doivent
emprunter pour accéder aux autres. On peut dire qu’inconsciemment ils
se sont
attaqués à l’être social produit des relations sociales depuis des
milliers
d’années, à la culture au sens large. De là la floraison de la culture
underground, de la culture alternative, de la contre-culture, ainsi que
la
recherche de la communauté, la volonté de sortir de ce monde, de ne
plus
participer à son œuvre et celle de se transformer en acquérant une
nouvelle
sensibilité, en retrouvant des aptitudes perdues. C’est pour parvenir à
de
telles fin et à structurer de nouveaux rapports entre conscience et
inconscient
que toute une génération a pu revendiquer l’emploi de la drogue[19].
Elle est un moyen pour récupérer un concret de plus en plus évanescent
tant ce
monde est infesté d’abstractions, tant tout homme, toute femme, est
réduit-e à
particule neutre, tant la réalité a été détruite de nos jours.
L’immersion dans
la drogue remplace les deux solutions des romantiques : le
culte du moi et
l’immersion dans la nature. En effet, elle permet à celui qui la prend
de se
plonger dans une nature humaine où il peut réacquérir une réalité
identité
pleine. Ce faisant la génération des années soixante a été victime de
l’illusion technique: se sauver grâce à l’emploi d’une substance
déterminée. Ce faisant si elle a eu pour rôle déterminant de provoquer
une
cassure irrémédiable dans la représentation dominante, elle s’est en
fait
suicidée.
De même l’antiautoritarisme,
prôné à la même époque – réaction saine au départ mais trop immédiate,
contre
l’autoritarisme, le despotisme – a eu pour résultat de mutiler la
génération
suivante. Ce sera probablement une génération ultérieure qui pourra
faire la
rupture et affronter le vrai problème: sortir de ce monde en faisant
appel à des forces humaines et non à des artéfacts.
Une autre donnée essentielle
du mouvement c’est d’avoir compris que l’on ne peut transmettre
réellement et
efficacement qu’au travers d’un vécu et non grâce à un discours
philosophique
ou politique. L’ennui est que ceci a vite dégénéré en un culte de
l’immédiateté
et en un refus de toute réflexion théorique, d’où une impasse et
l’impuissance
de ce mouvement.
Si le premier ébranlement
provoqua la fin de la société bourgeoise on a, cette fois, la fin d’une
certaine humanité. Pour comprendre cela il faut examiner brièvement le
résultat
du second ébranlement que dix ans après Mai 1968 on peut constater.
On a l’enterrement définitif
du projet révolutionnaire fondé sur l’action d’un sujet déterminé et
délimité
dans la société: le prolétariat.
On assiste à la fin des
nations. Le triomphe des USA sur l’Allemagne, par exemple, est celui du
capital
dans cette zone. Le terrorisme, tel celui de la bande à Baader, est la
prise en
considération de cette vérité inéluctable, l’essai de la conjurer, mais
c’est
aussi la tentative de sortir de ce monde: vivre autrement ;
l’acte
terroriste découle alors en grande partie de l’impossibilité à
coexister.
En ce qui concerne l’URSS, le
développement du capital en ce pays, difficile et sanglant, détruit
toute
possibilité de voie d’évolution originale. La Russie perd sa
spécificité-identité vainement recherchée en se confrontant à l’Est et
à
l’Ouest. L’éclatement du communisme mondial signe la mort de cette
nation qui
ne peut plus être la troisième Rome, ni un point d’attraction pour les
autres à
qui elle signifierait la solution enfin trouvée.
Après la guerre du Vietnam et
les conséquences qui en résultèrent s’est évanouie l’idée-espoir des
USA terre
de l’utopie. Ceci a encore été renforcé avec l’affaire du Watergate.
Pour la France il est
probable que le mouvement situationniste[20]
exprime le dernier soubresaut de cette nation qui connut un fort
courant
anarchiste (tout particulièrement individuel), une certaine tradition
artistique anti-bourgeoise. Avec le mouvement de ’68 c’est peut-être la
dernière fois qu’on aura eu affirmation d’une caractéristique de ce
pays:
être le lieu de généralisation d’un mouvement né ailleurs, auquel il
lui donne
une dimension politique. Que l’on compare le dadaïsme allemand au
dadaïsme
français, au surréalisme et même au situationnisme, et l’on comprendra.
Cette
tendance à apporter une dimension politique se constate également dans
le
domaine philosophique. Il suffit de comparer Sartre à Heidegger, les
nouveaux
philosophes à Adorno! Dans ce dernier cas, il s’agit d’une bouffonnerie
ce qui veut dire qu’on est bien arrivé à la fin du phénomène. Sur le
plan
philosophique on doit ajouter une autre donnée, c’est l’élimination du
courant
de la philosophie intimiste, de la philosophie de l’intériorité qui
témoignait
d’une mentalité anti-capitaliste et même dans une certaine mesure
pré-capitaliste. Le triomphe du marxisme, après 1968, dans les
universités, a
tout balayé et installé l’uniformité.
L’Italie comme la France a
connu une capitalisation intense après la seconde guerre mondiale
provoquant
l’évanescence de son caractère national[21].
Dans ce pays, Bordiga joua, dans une certaine mesure le même rôle
qu’Adorno en
Allemagne. Pour lui la «catastrophe» c’est la faillite de la
Troisième Internationale. La cause en est l’immédiatisme qui fit
accepter la
démocratie au sein du mouvement ouvrier ce qui l’affaiblit à un point
tel qu’il fut
incapable de donner l’assaut aux citadelles du capital.
Bordiga
individualisa de
façon rigoureuse le renforcement du capital et sa dynamique et il
proposa une
résistance à celui-ci pour toute la période où la révolution ne
pourrait pas
être possible, c’est-à-dire jusqu’à la crise qu’il prévoyait pour les
années
1975-80. L’unique organe apte à assurer une telle résistance était
selon lui le
parti non dans sa détermination formelle mais dans sa détermination
historique.
La
résistance ne pouvait se
faire qu’à partir d’une certitude du futur: «La révolution est tout
aussi certaine qu’un fait déjà advenu» et en tentant d’échapper grâce
au
parti aux influences de ce monde. Ce faisant Bordiga proposait une
politique
négative comme Adorno avait explicitement exposé une dialectique
négative. Mais
si le deuxième s’appuyait sur le passé, le second se fondait sur le
futur; plus exactement le mouvement réflexif était considéré comme un
mouvement prenant assise sur le passé en l’intégrant afin de prévoir le
moment
de l’avenir, celui où le mouvement spontané des prolétaires devait se
réapproprier son programme et faire la révolution. Malheureusement
comme la révolution était
conçue selon la vieille problématique classiste, Bordiga ne put en 1968
reconnaître son émergence.
La préoccupation de
l’identité est un autre point de convergence entre Adorno et Bordiga.
Pour ce
dernier le parti permet à la classe de conserver son identité
révolutionnaire
contre l’identification aux autres classes de la société, donc contre
l’intégration. De là une des sources de son
anti-démocratisme : la démocratie
fait perdre l’identité au mouvement prolétarien.
Bordiga
fut le dernier
théoricien du mouvement ouvrier et c’est avec lui que se clôture la
problématique au sujet du lien entre mouvement réflexif et mouvement
pratico-insurrectionnel. Ce n’est pas une aberration historique si cela
s’est
effectué en Italie, pays où surgit le premier capitalisme et où il y a
eu
coexistence d’un développement lent sur le plan technico-productif et
d’une
floraison de formes évoluées du capital: des formes spéculatives. Ceci
Bordiga
l’avait bien individualisé. Il déclara que l’économie italienne vivait
de la
spéculation sur les catastrophes nationales. On peut ajouter qu’à
l’heure
actuelle elle se réalise dans la gestion de la
catastrophe nationale, anticipant un devenir mondial.
L’Espagne comme la Russie, a
eu un développement suspendu à cause de la puissance des communautés.
Le
triomphe de la communauté-capital avec le mouvement franquiste a réduit
ce pays
au niveau de territoire du capital.
En
Grande-Bretagne où ce dernier
a depuis si longtemps acquis pleine domination, toute particularité
s’est
évanouie. Il en est de même pour les pays scandinaves. Cela ne signifie
pas que
rien d’important ne puisse se produire dans ces zones. Au contraire,
c’est
d’Angleterre, par exemple, que sont partis un grand nombre de
mouvements
contestataires (le dernier en acte et peut-être le plus radical, est le
Punk)
qui entrent dans le vaste mouvement de la rébellion de la jeunesse.
La crise de 1973, en outre, a
montré à quel point ce qui était déterminant ce n’était pas les Etats
mais les
firmes multinationales, ce qui implique l'évanescence accentuée des
nations.
Ce n’est pas, il est vrai, un
phénomène achevé. Il y a une résistance des Etats et la crise naît en
particulier de cette dernière et de l’essai de surmonter cet obstacle
afin que
le capital parvienne à une nouvelle structuration.
Il ne s’agit pas que de
l’Occident !
La Chine entre de plus en
plus dans l’orbite occidentale et perd toute prétention à une voie
originale
qui ne fut pas seulement un rêve de Mao mais aussi de Sun Yat Sen. Or,
Mao,
comme c’était prévu, tend à subir le même sort que Staline[22].
Cela ne signifie pas que la greffe du capital ait réussi en Chine, loin
de là.
Toutefois elle doit de plus en plus subir la loi de la domination
réelle du
capital telle qu’elle s’est réalisée dans d’autres aires géographiques.
Avec Gandhi, l’Inde a tenté
une révolution non-violente et anti-technicienne, voire
anti-scientifique. Elle
a échoué et les disciples de Gandhi ont poussé à la production de la
bombe
nucléaire. L’antique Inde n’a pas été déracinée mais elle est de moins
en moins
apte à fournir une alternative. La remise en cause de la technique
devra se
faire à l’échelle mondiale et d’une façon toute différente. Une autre
erreur
des hippies fut leur anti-scientificisme primaire (un rejet immédiat)
qui ne
leur permit pas de poser le projet global d’un autre devenir humain.
Par
suite de facteurs
historiques anciens, colonisation avec esclavagisme, et récents, la
fragmentation
des diverses ethnies, l’Afrique ne peut pas offrir une voie
alternative. Les
vieilles communautés sont très dégradées, la domination du capital
s’est trop
immiscée dans tout le tissu social pour que sur leur base puisse, de
façon
autonome, s’épanouir un autre mode de vie.
On
pourrait faire des
analyses plus détaillées et concernant également d’autres pays, on
constaterait
partout la même évanescence des nations indiquant une autre modalité de
manifestation de l’impasse que depuis quelques années nous mettons en
évidence
dans les divers secteurs de la vie[23].
On a donc l’impasse
généralisée par suite de la faillite des solutions alternatives sur la
base des
nations et par suite de celle de l’internationalisme[24].
Ceci pose que la solution que nous devons proposer ne pourra pas être
une
solution européocentrique.
C’est
bien la fin d’un monde
et de divers mondes, ce qui est perçu en tant que perte de quelque
chose sans
la perception simultanée de ce qui doit le remplacer, car cela ne se
manifeste
pas de façon tangible; de là le vide immense qui envahit tout, créant
la
«crise» et la nécessité de formation d’une structure nouvelle.
Cette fin ne date pas d’hier.
Car, on l’a vu avec l’œuvre d’Adorno, celle-ci était perceptible dès la
fin de
la deuxième guerre mondiale. Divers phénomènes sont venus la
masquer :
guerre froide, les révolutions anti-coloniales et surtout le
développement de
la consommation qui, durant un certain temps a pu boucher un vide. Avec
la
crise de 1973, l’inanité de cette consommation, plusieurs fois déjà
reconnue
auparavant, s’est pleinement manifestée.
C’est avec Mai-Juin 1968,
culminance de l’ébranlement et du mouvement qui lui est lié, que les
caractères
profonds sont dévoilés : crise de la représentation, dimension
biologique
de la révolte ainsi que d’autres plus superficiels: reprise et
épuisement
de tous les thèmes abordés dans les années vingt, fin de la phase des
groupuscules qui se transforment en rackets.
On n’a plus de mouvement
réflexif de vaste proportion qui impliquait un certain comportement des
hommes
et des femmes vis-à-vis du capital, leur opposition à celui-ci. On a la
mort
d’une certaine humanité, celle qui se posait antagoniste au capital.
J’ai déjà
fait allusion à la tendance suicidaire qui parcourt l’humanité (Humanité et suicide, Invariance, série
II, n°6). Depuis, le phénomène s’est encore aggravé et la mort règne.
L’importance qui lui est accordée découle, d’une part, d’un fait réel:
la
mort d’une humanité et, d’autre part, de la nécessité d’exproprier
définitivement
les hommes et les femmes de leur mort et de leur en donner une
représentation
adéquate à l’être capital. Ceci est la manifestation à partir du côté
du pôle
dominant; du côté du pôle dominé on a aussi apologisation de la mort.
L’utilisation de la drogue, la démission de toute affirmation
rigoureuse, avec
le mouvement anti-autoritaire, sont des conduites d’échec qui
conduisent à la
mort, l’appellent.
L’idéologie orientaliste de
plus en plus envahissante traduit bien le phénomène. Qu’y a-t-il dans Siddharta de H. Hesse? La vie est
une série de morts ainsi qu’une longue solitude qui est mort sans
cessation de
vie. La solution qui est proposée est de sortir du cycle des vies,
aller dans
le néant. L’exaltation de la vie sous diverses formes, celle du fleuve
par
exemple, est en fait celle d’un dieu qui appelle à une mort
néantisatrice; ce n’est pas le fleuve en lui-même qui est exalté mais
ce
dont il témoigne : un dieu, l’unité où plus rien n’est. Le
néant est bien
le complément de la communauté despotique et la métempsychose est la
dynamique
de la structure.
Au sein d’une telle
communauté despotique il n’y a pas d’amour et pas de communication
possibles.
L’individu ne peut rien transmettre, ni recevoir: la sagesse ne se
communique pas. À la limite quand il y a recherche des autres c’est une
recherche de ce qui chez eux va vers dieu, il ne s’agit jamais des
hommes et
des femmes concrets, charnels.
Le monde de la communauté
despotique est illusion (maya), on doit l’abandonner pour aller au
néant. De
même, de nos jours, quand ils rejettent la communauté du capital, les
individus
se jettent dans le vide. Ce n’est plus la mort qui triomphe mais le
néant. La
mort laisse des traces, le néant rien (l’humanité a-t-elle jamais
existé?).
Cette
quête actuelle d’une
solution dans l’orientalisme indique bien la perte d’identité des
occidentaux
et leur volonté de briser le carcan de l’homme social, de sortir de la
prison
de la culture, là est son aspect positif.
Le succès de l’œuvre de
Castaneda signifie elle aussi la perte de substance, la néantification
des
êtres humains. Ce qui est atroce ce n’est pas tellement la
glorification de la
mort: «La mort est tout ce que l’on désire» (Voyage
à Ixtlan, p. 151), c’est la
dissociation de l’être qui produit sa mort en tant que
«conseillère» en même temps qu’être idéal. On a l’autonomisation
absolue (phénomène qu’on retrouve dans la manifestation du capital)
d’une
représentation qui permet à l’être de s’individualiser réellement, de
devenir
particule unitaire, solitaire; c’est l’élimination totale de l’amour.
Siddharta, Le voyage à Ixtlan,
sont deux exemples
typiques. On pourrait en trouver une foule d’autres. Le roman de la
mort est
écrit avant qu’elle ne se déploie.
La perception
diffuse de la fin de l’humanité manifeste la crise profonde de la
représentation où les êtres humains avaient encore une certaine
importance. À
cela s’ajoute la perception de la catastrophe à venir. Depuis au
minimum 1969 –
avec des moments d’accès de fièvre – il y a crise. Comment la
communauté
capital peut-elle la surmonter? Les remèdes que le rapport du MIT
proposait d’appliquer à partir de 1975 n’ont pas été retenus et le
système
continue à s’emballer. L’unique solution restant est la gestion de la
catastrophe: l’autogestion généralisée de la mort.
C’est une tendance qui dans
tous les cas se vérifiera au moins en partie, mais il en est une autre
qui est
de chercher à solutionner les graves problèmes posés par la
surexploitation de
la planète en recourant à des pratiques jusqu’à maintenant refusées.
Ainsi il
ne fait pas de doute que le végétarisme se généralisera, il en est de
même de
l’agriculture biologique, comme de la phytothérapie, etc. On aura une
espèce de
communisme mystifié.
Ceci ne peut conjurer les
catastrophes (celle du Sahel n’est pas un simple phénomène
prémonitoire) à
venir ni empêcher que des failles ne se produisent dans la
représentation régnante
qui en entraînent d’autres; car l’histoire le prouve à suffisance,
c’est
au moment où les vieilles représentations s’écroulent que fleurissent
les
catastrophes (en particulier les épidémies). De nos jours le phénomène
sera
plus accusé. En effet la représentation n’est plus un produit des êtres
humains, elle est une réalité idéelle et matérielle qui les représente
(on
parvient ainsi au bout, et même très au-delà, du renversement que
signifie la
philosophie de Hegel contre laquelle Marx s’opposa mais qu’il dut, au
travers
de l’étude du capital, reconnaître comme étant une réalité). Une faille
dans la
représentation implique un ébranlement dans la communauté du capital.
Nous sommes parvenus à un
stade d’épuisement de l’humanité et de la nature ; d’où
s’ouvre à nous
l’ère des catastrophes. Cet épuisement est perceptible depuis quelques
années.
Ce n’est pas un hasard si dans Le monde
diplomatique de juillet 1975 on trouve un article intitulé La machine à penser s’est-elle
détraquée? En fait la pensée, de gauche comme de droite, fut
pensée
contre le capital, et ce, même quand elle se trompait d’objectif et
qu’elle contribuait
en définitive à son épanouissement.
Il s’agit ici non seulement
du capital achevé mais de ses présuppositions, c’est-à-dire qu’on se
réfère
également aux moments où celui-ci était encore loin de dominer la
société. Il y
a eu en quelque sorte dialogue entre homme et femmes et un projet que
le
capital réalise, celui de dominer la nature et de se distinguer des
animaux. De
nos jours, ils sont pris au piège de leur projet réalisé. Ils sont trop
désubstantialisés – car ce dernier ne pouvait arriver à sa réalisation
qu’en
tant qu’intériorité: le capital – ils sont trop parcellarisés, émiettés
pour pouvoir réfléchir et s’affronter à une totalité que la plupart du
temps
ils ne perçoivent même pas.
Ainsi se dévoile – et c’est
le résultat des deux ébranlements de ce siècle – l’errance de
l’humanité mais
aussi ce qu’est l’espèce humaine[25].
C’est une espèce non immédiate qui sent toutes sortes de possibles qui
ne sont
pas réalisés et qui veut que tout soit possible (d’où sa perversion en
tant que
productrice du capital dans lequel elle se réalise à l’heure
actuelle) ;
en même temps elle se révèle comme étant inadéquate à son être
biologique (d’où
la secousse de Mai 1968). Au travers de ce vaste mouvement d’errance
l’espèce
peut donc saisir sa réalité qui ne peut s’épanouir qu’en dehors de ce
monde du
capital, qu’en rompant avec la folie de vouloir dominer la nature, ce
qui pose
la nécessité d’un mode de vie absolument différent. En particulier,
l’espèce
doit mettre fin à sa phase de développement extensif sur la planète
pour se
replier sur les zones où son épanouissement ne pose aucun problème
permettant
ainsi aux autres formes de vie de continuer leur propre évolution.
L’espèce n’a
pas à chercher son identité mais sa place dans le continuum vie.
Adorno et Horkheimer ont
montré que le développement du capital correspond au désenchantement (Entsauberung) du monde au sens de perte
de sa magie. C’est la liquidation de l’animisme. Or, celui-ci
réapparaît au
travers de l’œuvre tardive de Reich, par exemple, de même que le
paganisme
réaffleure sous la forme de la reconnaissance de l’importance du corps.
«À la base du mythe il
[l’illuminisme, n.d.r.] a toujours
vu
l’anthropomorphisme, la projection du subjectif dans la nature» (Dialectique de l’illuminisme, p. 17). A
la base de l’anthropomorphisme il y a l’extériorisation de toutes les
facultés
des hommes et des femmes et leur réification. Le mythe était l’homme,
maintenant c’est le capital (et le mythe même au sens que lui donne M.
Eliade: paradigme de conduite).
Ainsi
de nos jours
on voit se combiner ce qui fut produit au cours de milliers d’années.
Nous
sommes asphyxiés par les diverses représentations réélaborées dans
celle du
capital qui domine tout. La religion, l’art, la littérature, la pensée
en général
ont été des phénomènes de résistance et d’assujettissement, elles ne
sont
aucunement indemnes d’infamies domesticatrices. C’est cela que révèle
notre
situation actuelle. L’impasse qui la caractérise oblige à nous révéler
l’existence du mal, d’un mal absolu qu’on ne peut tolérer, ni amender:
le
capital que, au travers d’une horrible dialectique, nous, hommes et
femmes,
avons engendré au cours d’une millénaire errance.
Tout a été imaginé au sein de
cet arc historique en ce qui concerne les thérapeutiques et les
espérances. La
solution ne réside pas dans la recherche d’une nouvelle magie
génératrice d’une
espérance renouvelée ni celle d’un «homme caché» comme il fut
cherché un dieu caché, ni de devenir dieu.
Dix ans nous séparent de Mai
1968. Ils constituent la phase de la négativité. Ils ont vu l’échec
d’une
multitude de courants anti. Ceci conduit à un vaste procès de
dissolution et au
vacuisme. La révolution, on l’a eue. Il y a bien eu fragmentation d’un
édifice
– mais elle ne fut que dans sa détermination destructrice non dans
celle
positive, la constitution de la société nouvelle tant désirée. Ceci ne
serait-il pas dû au fait de l’accélération des processus qui font que
la
révolution à peine amorcée, la contre-révolution, qui lui est
congénitale, se
met en place et restructure dans un autre plan ce qui a été fragmenté
(mécanisme du développement du capital qui détruit les unités
primordiales –
unité homme-terre, homme-outil, par exemple – et les recombine dans sa
structure à lui, dans l’usine pour ce qui est des exemples ci-dessus).
Ceci a
été perçu par diverses personnes. La révolution est récupérée dès
qu’elle
s’élance; d’où l’écœurement qui caractérise notre époque. La
dissolution
complète qui fait perdre toute énergie aux hommes et aux femmes et les
catastrophes imminentes imposent de rompre avec la représentation
révolutionnaire, avec la dynamique de la révolution.
Il ne s’agit pas de lutter
contre le capital, contre la domestication ni de faire la révolution,
mais de
commencer une autre dynamique de vie. En Mai 1973, j’écrivis :
« Nul
optimisme ne nous chuchote que dans cinq ans commencera la révolution
effective : la destruction du MPC » (Contre
la domestication, Invariance, série II, n°3). Celle-ci ne se
réalisera pas de façon directe en s’attaquant au capital, mais en
l’abandonnant; il s’écroulera. Ce qui compte essentiellement, pour
nous,
c’est de créer de nouveaux rapports affectifs pour un redéploiement de
la vie.
Voilà ce qui se révèle à nous avec une urgente acuité dix ans après le
grand
ébranlement de Mai 1968.Voilà ce que notre devenir dévoile: le moment
qui
s’offre à nous est celui de la création fémino-humaine.
Jacques
CAMATTE
Janvier 1978
[1]
Seul l’article sur le mouvement des
étudiants italiens a été publié en version italienne dans le dernier
numéro de L’Erba voglio, Milano,
1977.
[2]
On doit tenir compte de l’antagonisme
USA-Allemagne à tous les points de vue. C’est avec la défaite de la
seconde que
la première accède à l’hégémonie mondiale.
Il est un autre
phénomène qu’on doit avoir à l’espri: certains courants de pensée sont
nés en Allemagne et n’ont pu s’épanouir qu’aux USA signifiant par là:
1°
la parenté de situation des deux nations, 2° la réceptivité plus grande
des USA
parce qu’ils sont à un niveau de développement plus élevé (cas de
l’œuvre de
Reich avec son prolongement la bioénergie, celle de Marcuse, le
néo-positivisme, etc.).
En ce qui
concerne
ces phénomènes théoriques, je ne me préoccupe pas de leur validité mais
uniquement de l’effet de bouleversement qu’ils opérèrent. Dans tous les
cas une
étude approfondie sera nécessaire. Ce qu’il m’importe de signaler c’est
une
relation essentielle entre devenir du capital et développement
scientifique. On
doit noter en outre que c’est à cette époque que la cosmogonie
réaffleure et se
renouvelle de fond en comble.
[3]
C’est en Allemagne que sont venus
également les théoriciens de ce que j’ai nommé «le rajeunissement du
capital» qui, la plupart appartinrent initialement au mouvement
ouvrier:
Schumpeter, Wittfogel, par exemple.
[4]
A propos de l’école de Francfort
voir : Martin Jay, The dialectical
imagination. A history of the Frankfurter School and the
history of the Institute of
social Research, 1920-30, ed. Heinemaun,
London,
1973.
L’Institut,
dirigé
au début par Carl Grünberg, fut lié au mouvement ouvrier. Il n’en fut
pas de
même quand ce fut Horkheimer qui en devint le directeur et qu’il fut
transféré
aux USA.
[5]
La proposition de Marx sur Hegel et la
fin de la philosophie était compréhensible sur la base d’une
perspective proche
d’une révolution qui devait détruire le capitalisme («le moment de sa
réalisation a été manqué» Adorno). Le développement de celui-ci au-delà
des limites que lui reconnaissait Marx et que lui-même savait qu’il
avait
tendance à dépasser, implique un épanouissement de la philosophie
hégélienne à
travers diverses philosophies qui se posent comme originales (comme le
montre
Adorno dans Negativ Dialektik) et
son
achèvement avec l’école de Francfort. Car la philosophie est
interprétation
d’un advenu qui n’est nullement reconnu dans sa réalité et qui n’est
pas
accepté en tant que tel. La pensée n’a pus se produire qu’au travers
d’une
certaine rébellion. L’intégration actuelle résorbe la pensée. Ne reste
plus, sur
le plan de la philosophie, que la possibilité de résister.
[6]
«L’idée qu’après cette guerre la
vie pourra reprendre « normalement» ou la culture être
reconstruite
– comme si la reconstruction de la culture n’était pas déjà sa négation
– est
simplement idiote. Des millions d’hébreux ont été assassinés et ceci
devrait
être un simple intermède, et non la catastrophe même» (Adorno, Minima moralia, p. 45).
[7]
Dialektik
der Aufklärung, 1947, traduit en français par Dialectique
de la raison, ce qui est inexact.
Dans cet ouvrage
Horkheimer et Adorno font également une critique du néopositivisme qui
par
rapport à eux se présente effectivement comme une anti-réflexivité, une
interprétation immédiate du donné advenu: la science envahissant tout
le
domaine du savoir, le triomphe de la logique de la domination.
Adorno s’attaqua à ce courant (cf. Negativ
Dialektik) et, dans «Introduction
à Dialectique et positivisme »
(extrait de Soziologische Schrifte I, Surkhamp
Verlag), il écrit: Le positivisme [il s’agit ici du
domaine sociologique, n.d.r.]
intériorise les contraintes que
la société totalement socialisée exerce sur la pensée (afin qu’elle
fonctionne
en elle) en lui imposant des comportements mentaux déterminés. C’est le
puritanisme de la connaissance ».
Ajoutons qu’en voulant éliminer de façon définitive la
contradiction le
néopositivisme a eu pour tâche d’éliminer le divers et de réaliser
l’identification absolue.
[9]
Voir à ce sujet les extraits de Negativ
Dialektik avec le commentaire de
Domenico Ferla dans Invariance, série
II, n°5.
[10]
Les nouveaux philosophes ont remplacé
Auschwitz par le Goulag et se demandent comment on en est arrivé
là ? Ils
répondent c’est à cause des maîtres penseurs. Quelle ridicule réduction
de
l’œuvre de l’école de Francfort, de celle d’Adorno en
particulier !
Glucksmann
répète souvent
« Penser c’est dominer ». Or l’étude d’Adorno fut
d’individualiser la
domination, son lieu d’origine et son mode d’effectuation. En outre,
qu’expose
la Dialectique de l’illuminisme où
l’on trouve, entre autres, cette phrase :
« l’histoire de la pensée
en tant qu’organe de domination… » ?
On
ne peut pas répondre à une
question qui n’a pas lieu d’être ou qui, pour le moins, est mal posée,
mais si
on devait le faire, on devrait aller bien au-delà de la réponse
d’Adorno et
d’Horkheimer et donc bien au-delà des superficialités des nouveaux
philosophes.
En effet les philosophes de l’école de Francfort ont montré
qu’Auschwitz (et
donc le Goulag) ont leurs présuppositions dans un lointain passé, il
s’agirait
donc de dire qu’il faut abandonner un certain mode de vie adopté durant
des
millénaires.
Dans la confrontation
que je fais
entre école de Francfort et nouveaux philosophes (comme plus loin entre
eux et
Heidegger) ce qui m’importe ce n’est pas la mise en évidence du plagiat
qu’ils
effectuent, mais c’est de montrer à quel point il y a impasse et
comment la
pensée tourne en rond.
Pour être un peu plus
précis, je
citerai un passage de Contre une si
longue attente : « Avec la réalisation de
la communauté-capital
nous avons eu le structuralisme, discours adéquat à la totalité capital
advenue
et à l’évacuation du sujet-être (thème cher à Lévi-Strauss). Ce
faisant, tout a
été absorbé, tout s’évanouit dans la structure qui est inévitable
puisque la
communauté est despotique; d’où, inévitablement, devrait affleurer la
question: quel est l’être-sujet de cette totalité (de cet étant) qui
fonde la réalité ? Voilà la chanson des nouveaux philosophes,
chanson déjà
entonnée par d’autres avant eux mais non reconnue. La question du
pouvoir
remplace celle de l’être car les nouveaux philosophes ne peuvent même
plus
poser les questions sous l’angle de la philosophie traditionnelle
puisque
celle-ci s’et évanouie. Heidegger pouvait encore le faire qui avait
perçu
l’évanescence de l’être, son disparaître, sa décadence (Verfallen).
Et c’est sur une autre donnée apparentée à celle-ci que
se fonde le flirt de nos philosophes actuels avec Heidegger. La
communauté du
capital réalisée, celui-ci ne peut pas s’abolir dans son étant (ce
serait sa
substantification – objectivation et donc sa négation). Il doit
affirmer son
être ; il veut continuer son émancipation, fuir toutes les
contraintes
même celle de son être devenu. Le discours des philosophes sur
l’être-pouvoir
est le mode qu’a le capital de se retrouver-poser en tant qu’être, et,
c’est
pourquoi étant donné qu’ils ignorent l’origine et le devenir du
capital, ils
peuvent très bien se retrouver dans la thématique heideggérienne de
l’être jeté
dans le monde!
Leur
pensée est la pensée d’une
immédiateté non clairement perçue (fausse conscience!) et en ce sens
encore il ne peut pas s’agir de philosophie. Celle-ci était possible en
tant que
réflexion sur la dissolution de la communauté et la genèse de l’Etat et
de l'individualité. Maintenant que le capital s'est constitué en
communauté, et que l'Ètat s’est
dissous en elle et que les hommes et les femmes sont réduits à
particules
neutres à vie orientée par le capital, plus de philosophie possible.
Nous
allons assister au développement de la pensée de la communauté
despotique. De
là, convergence avec la pensée hindoue, par exemple, autre
manifestation de
communauté despotique; ce qui confirme, mais dit en termes anciens, la
convergence entre mode de production capitaliste et mode de production
asiatique. La vogue de l’orientalisme n’est pas une simple question de
mode
mais est une exigence du devenir de la communauté capital qui se pose
éternelle » (Supplément à Invariance,
série III, n°2)
[11]
Dans Réflexions
sur la théorie des classes, 1942, il
met en évidence tout ce que le concept de classe a de
problématique, ce
qui le conduit à affirmer qu’il faut le maintenir et le transformer. Il
accepte
la théorie sociologique qui met en évidence l’importance des bandes,
des
rackets, mais il pense qu’on doit les étudier à partir de la théorie
des
classes. Il souligne l’impuissance de la classe prolétarienne et fait
cette
remarque qui est essentielle pour l’explication d’une absence de
rébellion de
classe : « L’omnipotence de la répression et son
invisibilité sont la
même chose ».
Dans
Individu et organisation, 1953, il
montre la tendance au caractère
de plus en plus totalitaire de toute organisation qui est constamment
menacée
par la dépersonnalisation (bureaucratie) ; tout individu est
fonctionnalisé
et se perçoit «comme un outil, comme moyen et non comme fin».
Enfin dans Marginalia sur théorie et praxis écrit
après 1960 qui est une étude
du rapport théorie-praxis il en arrive, après avoir dénoncé
l’immédiatisme, le
concrétisme, à une phénoménologie du racket pour les membres duquel «la
discussion sert à la manipulation».
Adorno souligna maintes
fois
l’intégration du prolétariat et ne pensait pas qu’un quelconque
activisme
pût l’en extraire (cf. Kritik. Kleine
Schriften zur Geselleschaft, Surkhamp Verlag). Il en est de
même
d’Horkheimer qui, en 1968, dans le texte de présentation de Théorie critique écrivait :
«La volonté révolutionnaire prolétarienne s’est désormais transformée
en
activité immanente à la société, adéquate à la réalité. Pour ce qui
concerne au
moins la conscience subjective le prolétariat est intégré».
[12]
Adorno est peu connu en France. Cela
vaut donc la peine de reporter quelques citations de cet ouvrage (qui
fut écrit
durant la guerre et immédiatement après), qui montreront à quel point
il
anticipait :
«
À la fin, la sagesse des
psychanalystes devient effectivement ce à quoi la réduit l’inconscient
fasciste
des magazines de la chronique
noire: la technique d’un racket parmi
les autres spécialisé dans la méthode d’enchaîner irrévocablement à soi
des
individus souffrant et sans perspective pour les commander et les
exploiter» (Minima moralia, d’après
la traduction italienne, ed. Einaudi, p. 57).
« Le
dernier grand théorème de l’autocritique bourgeoise [il s’agit
encore de la psychanalyse, n.d.r.]
est devenu moyen pour rendre absolue dans sa phase ultime l’aliénation
bourgeoise, et pour rendre vain tout soupçon de la très vieille
blessure où se
cache l’espérance de quelque chose de mieux dans le futur» (p. 59).
Le totalitarisme de la psychanalyse
lacanienne est ici dénoncé. Pour Lacan, on ne peut pas vivre sans
maître et
donc sans psychanalyse.
« Le caractère féminin et
l’idéal de féminité sur lequel il se modèle sont des produits de la
société
masculine. L’image de la nature non déformée surgit seulement de la
déformation, comme antithèse de celle-ci. Là où elle feint d’être
humaine, la
société masculine éduque chez les femmes son propre correctif et révèle
à
travers cette limitation son visage de patron impitoyable. Le caractère
féminin
est le calque, le négatif de la domination, il est donc tout aussi
mauvais. Ce
que les bourgeois – dans leur aveuglement idéologique – appellent
nature n’est
que la cicatrice d’une mutilation sociale. S’il est vrai comme
l’affirme la
psychanalyse que les femmes ressentent leur constitution physique comme
une
conséquence d’une castration, elles intuitionnent –dans leur névrose –
la
vérité… Le mensonge ne consiste pas seulement dans le fait que la
nature est
affirmée seulement là où elle est tolérée et encadrée dans le système
mais ce
qui dans la civilisation apparaît comme nature est en réalité, aux
antipodes de
la nature : c’est la pure et simple objectivation »
(p. 88).
«Tandis que l’organisation de
la vie ne laisse plus le temps au plaisir conscient de soi et le
remplace par
l’exercice régulier de fonctions physiologiques, le sexe, libéré de
toute
inhibition, est, en réalité, désexualisé» (p. 165).
«Ainsi même là où il n’y a
rien à moudre, la pensée devient un entraînement à l’exécution de toute
sorte
d’exercices… Penser ne signifie plus désormais que surveiller – à
chaque
instant – sa propre capacité à penser» (p. 191).
Enfin, cette phrase
situationniste
avant la lettre : «On ne donne pas de vraie vie dans la
fausse»
(p. 29).
Ajoutons qu’Adorno ne
pouvait pas parler de vie quotidienne qui est une étrange réduction de
vie
privé, extrême réduction de celui de vie.
[13]. "Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s'arrêtent soudain dans le non-frayé.
On les appelle Hollzwege.
(...) Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire: être sur un Hollzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part." M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Ed. tel Gallimard.
Étymologiquement Holz c’est
le bois, Weg le chemin, donc chemin du bois, mais de quel bois? Du bois
coupé, mis en bûches par les bûcherons, donc du bois mort. Le chemin
est
celui qui est surtout
nécessaire
pour pouvoir transporter ce bois. Donc il conduit quelque part: au lieu
de la mort
de la forêt; curieux pour M. Heidegger amoureux de celle-ci. Il
mène à la mort, mais aussi au lieu de la réalisation d'une
nécessité: il faut du bois
pour se chauffer, pour construire. Et là se
loge peut-être l'ambiguïté de ce philosophe qui fut contre la
technique.
En empruntant ce
chemin, on ne
parvient pas à sortir d'une impasse et du grave danger qu’elle recèle,
alors qu'il faudrait trouver
une voie de cheminement qui permette une réelle réconciliation de
l'homme avec la nature. Est-ce inconsciemment ce que rechercha M.
Heidegger, et fonda son souci?
Le traducteur, Wolgang Brokmeier, dans sa Note préliminaire
signale que celui-ci tient compte également de l'autre sens
de Holz, forêt et, j'ajoute, que bois en français désigne aussi
une forêt mais réduite, de très faible dimension. Ceci dit, il
semblerait que la connaissance de la fonction initiale de ces
Holzwege ait été perdue. Les emprunter c'est cheminer vers un oubli,
support de l'oubli de l'être! [note août 2010].
[14]
Probablement que le romantisme allemand
ne finit qu’à cette époque-là. Non sans raison Thomas Mann le voit
encore
vivant dans l’œuvre de Freud (Freud, éd.
Aubier Flammarion bilingue).
[15]
Cf. Invariance,
série II, n°4 ; Walicki, Una
utopia conservatrice. Storia degli slavofili, ed. Einaudi,
1973 ; Pier
Paolo Poggio, Aspetti della teoria
sociale in Russia. L’ideologia comunista slavofila, Quaderni di movimento operaio e socialista,
n°2,
maggio 1976.
[16]
Cf. A
propos du capital, Invariance, série II, n°1.
[17]
Ce que les penseurs de
l’anti-immédiateté, Adorno et Bordiga, n’ont pas pu comprendre c’est
que le
mouvement révolutionnaire surgissant dans les années soixante ne
pouvait pas
être en continuité avec le vieux mouvement ouvrier, que, donc, il
devait poser
un nouvel immédiat parce qu’il tendait à se placer en dehors du
capital. C’est
pourquoi, jugeant d’après leur théorie réflexive, ils n’ont pu
qu’individualiser ce qui pour eux manifestait des tares: le
concrétisme,
l’immédiatisme ou le situationnisme (Bordiga désignait par cela non le
courant
de l’Internationale Situationniste qu’il ignorait, mais le fait de
faire
dépendre la recherche théorique de la production de certaines
situations, ce
qui impliquait l’abandon de toute prévision). Ils ne pouvaient pas
comprendre
qu’il y avait
quelque chose en train de
se créer. Pour y parvenir, il eût fallu qu’ils fussent aptes à se
rendre compte
que tout un cycle historique était révolu. Ainsi ils faillirent
eux-mêmes en
pêchant par immédiateté. Dit autrement, l’originalité de cette
immédiateté
qu’ils condamnaient ne pouvait être saisie que par la compréhension et
l’épuisement de ce cycle historique qu’ils considéraient, à tort,
encore
vivant. Ils n’avaient pas assez pensé que la médiation est aussi
identification.
[18]
Cf. à ce propos et au sujet du rapport
art-révolution et art-capital: Beaubourg :
le cancer du futur.
[19]
C’est G. Collu qui me signala cet aspect
(la drogue en tant qu’acide qui détruit le vieux corps) de l’emploi de
la
drogue aux USA ce qui me fut confirmé par la lecture de divers livres
concernant ce pays, en particulier Acid
test de Tom Wolfe.
À diverses époques les
hommes et les
femmes recoururent à d’autres méthodes pour changer leur corps et
accéder à un
autre monde. Ainsi le jeûne était couramment employé à cette fin dans
certains
groupes gnostiques.
[20]
Il correspond bien à la tradition
« spectaculaire » du mouvement révolutionnaire de ce
pays où la
fanfaronnade n’est pas toujours absente.
Le
situationnisme fit avec le
détournement une publicité pour la révolution à venir. Il s’agissait
d’inciter
les gens à la faire. La publicité s’est vengée en détournant le
situationnisme
pour inciter les gens à vivre dans ce monde.
(J’emploi à
dessein le mot
situationnisme pour indiquer que je ne réduis pas à cela
l’Internationale
Situationniste).
En outre la publicité est jeu.
Hommes et femmes retrouvent en elle la dimension ludique sinon perdue
du moins
extrêmement réduite de nos jours comme l’expose Huzinga dans Homo ludens. Or, avec le jeu on essaie
de réaliser les possibles ; en conséquence le capital devait
obligatoirement le récupérer dans sa représentation publicité. Le jeu
est aussi
présent dans le spectacle, dans la fête. Ceci a été peu étudié, même
par les
situationnistes qui, par là-même, ne pouvaient pas ne pas devenir proie
d’une
« récupération».
Dans le mouvement d’insurrection de
la jeunesse contre le capital, il y a une dimension ludique qui exprime
d’une
autre façon la volonté de récupérer l’imagination, détermination
fondamentale
du jeu.
[21]
P.P Pasolini a été très sensible à cette
transformation, cf. Scritti corsari (Ecrits corsaires) où il exprime son
désarroi devant cette irrécupérable destruction d’autant qu’il n’a
aucune
perspective !
Carlo Michaelstaedter, 1887-1919,
exprime fort bien le caractère duel de l’Italie (retardataire et très
avancé).
Dans son œuvre La persuasion e la
retorica il anticipe une foule de thèmes qui deviendront
dominants par la
suite. Il a intuitionné de façon percutante ce qu’allait devenir
l’humanité ;
il a perçu le devenir se réalisant de la domination réelle du capital,
même
s’il ne s’est pas affronté à ce domaine économique. Il y a une
préoccupation de
l’être qui fait songer à Heidegger. Le futur apparaît chez lui en tant
que
gravitation qui aspire l’être dans un indéfini, dans une insatisfaction
permanente. Il expose la déchirure de la séparation, de l’absence de
Gemeinwesen, ainsi qu’une critique de la science et de la technique. Sa
réflexion va au-delà de l’aperception de l’aliénation car elle cueille
la
dissolution totale des êtres. Ce n’est pas un hasard s’il s’est suicidé.
Michaelstaedter, enfin, suggère une
thèse assez séduisante que je traduis en termes accessibles. Aristote
serait le
triomphe de l’opportunisme: accepter les hommes tels qu’ils sont et
leur
donner une connaissance en conséquence.
[22]
Cf. Invariance,
série III, n°2, pp. 39 etc.
[23]
Le cas d’Israël serait particulièrement
intéressant à analyser. La création de cet État est la fin de la
communauté
juive dans sa spécificité. Tous ceux qui s’opposent à lui sont amenés,
par
suite de ses caractères purement capitalistes, à dépasser le cadre de
la
communauté juive traditionnelle s’ils veulent réellement trouver une
solution
qui soit de notre époque (il est clair que des opposants peuvent se
manifester
sur la base de la vieille foi). La paix qui se dessine – quelle que
soit sa
forme – révélera mieux cette donnée; car la menace de la destruction de
l’État d’Israël a pu jusqu’à maintenant masquer la rupture historique.
En outre le problème de l’identité
et celui d’être étranger en ce monde ne sont plus l’apanage des juifs
de telle
sorte qu’une particularité vient encore à s’effacer. Simultanément se
pose pour
tous l’obligation de penser une communauté humaine où la diversité ne
sera pas
abolie.
[24]
Cf. à ce sujet Marx et la
Gemeinwesen.
[25] C’est dans la science-fiction qu’on trouve, en ce qui concerne la littérature, la perception la plus aigüe de l’espèce et la préoccupation profonde de son avenir. Cf. tout particulièrement les romans de N. Spinrad.