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Inversion et Dévoilement

Au niveau individuel, comme au niveau de l’espèce, une rupture trop radicale, une discontinuité trop soudaine, se révèlent néfastes parce que, du fait de l’effondrement subit des prothèses, des défenses, et de l’évanescence des supports, d’immenses remontées se produisent génératrices de violences difficilement contrôlables, entraînant une impossibilité de se positionner, signe d’une immense crise de la présence.

La discontinuité qui doit advenir devrait se dérouler au cours d’un procès continu d’élimination de tout ce qui inhibe le développement de l’individualité, de l’espèce, à partir d’une inversion totale du comportement des hommes et des femmes[1].

Inversion, pour désigner la mise en place d’un devenir contraire à celui effectué jusqu'à nos jours, comportant en particulier: sortie de la nature, répression, refus, abstraïsation, émeutes (soulèvements, révolutions) mais aussi guerres et paix. Mais cette inversion n'est pas un détournement de ce qui fut détourné et n'est pas un retour au moment où ceci s'est imposé. Non, car c'est à partir du potentiel gemeinwesen en nous ici et maintenant et en la communauté de ceux et celles qui convergent et participent, que cela s'effectuera (et je pense que dans une petite mesure cela s'effectue). Il ne s’agit donc pas de retourner à une phase antérieure, à un comportement ancestral, mais d’accéder à quelque chose en germe en nous, en l’espèce: la naturalité profonde qui a toujours été réprimée, en grande partie occultée, ainsi que la continuité avec tous les êtres vivants, avec le cosmos.

L’émergence du concept d’inversion tel que je l’expose s’est effectué au cours d’une phase assez longue qui débute lors de la fin du procès révolution, où l’impasse, le blocage, le désarroi, s’imposèrent sans nous affecter du fait de notre tenace investigation au sujet de la répression[2] tandis que celle-ci devenait de plus en plus évidente dans les divers domaines de la vie des hommes et des femmes.

La perception plénière de l’inversion est un phénomène bref en son surgissement mais son déploiement nécessitera de nombreuses années. Ce qui s’impose ce n’est pas simplement un aller en sens inverse, et la nécessité d’avoir un comportement en conséquence, car sa réalisation implique un dévoilement à travers lequel elle est advenue, et son déploiement à partir d’elle, opérant de façon rayonnante, facilitant une affirmation, une manifestation au sein de la nature, au sein du cosmos. La simple inversion impliquerait une dépendance par rapport à ce dont on provient et dont on se distancie  au travers d’un phénomène d’instauration d’une immense discontinuité.

L'inversion est imposée par les faits et surgit spontanément (phénomène non volontaire mais conscient) mais à la suite d’un long mûrissement en grande partie inconscient et, de là, se déploie le dévoilement de tout ce qui au cours du cheminement antérieur avait été masqué, voilé, escamoté. C'est-à-dire que le phénomène du recouvrement apparaît pleinement dans toute sa puissance. Dés lors la dynamique de libération-émergence va prendre toute son ampleur.

L’inversion opère au sein de la dissolution qui est insuffisante, au même titre que la libération, pour accéder à un monde nouveau.

L’inversion, en définitive, apparaît comme un échappement par rapport à ce qui est posé comme un déterminisme qui est en fait le mécanisme infernal des rejouements en connexion avec l’empreinte de la menace.

Du fait de la difficulté à atteindre rapidement la racine du phénomène de la répression et les empreintes qui lui sont liées, l’inversion s’accompagne souvent de la récupération de la part des dominants en tentant d’intégrer des éléments de cet autre devenir. En effet ceux-ci ne sont pas poussés par une simple volonté de manipuler, mais par une nécessité d’enrayer ce qui peut dévoiler le mécanisme infernal dont ils sont eux-mêmes victimes.

En 1974 j’ai affirmé que le procès révolution était fini et je mettais en évidence que celui de libération pouvait aboutir à une vaste dépossession, que le résultat des révolutions consistait en définitive à renforcer le phénomène de répression, donc le pouvoir en place, car lutter contre celui-ci revient à lui donner plus d’assise, en lui fournissant un support[3]. Le phénomène révolution prôné par les marxistes et les anarchistes, en ce qui concerne l’aire occidentale, n’était plus opérationnel pour une dynamique de libération-émergence, d’où s’imposait la solution, pour ne pas être uniquement la proie de la répression et contribuer à sa pérennisation, de quitter ce monde.

Mais le phénomène révolution n’est pas seulement prôné par ceux qui veulent abolir un ordre social car les tenants de la répression eux-mêmes y recoururent dans le but de maintenir ou de restaurer le pouvoir. Ce fut la révolution conservatrice[4] du début du XX° siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale, pour sa phase déterminante. Le discours de ses adeptes peut se traduire ainsi: je réprime pour votre bien en vous maintenant en continuité avec le passé, la tradition, et vous évite les égarements divers et multiples.

Le mouvement de mai-juin 1968 qui réactiva – tout au moins dans le discours – le phénomène révolutionnaire, bouscula les pouvoirs en place à tous les niveaux de la société-communauté du capital. La riposte qui s’ensuivit peut être désignée comme la révolution innovatrice dont nous avons essayé d’exposer partiellement la phénoménologie dans les Gloses en marge d’une réalité, particulièrement dans les VI et X. Le discours cette fois est celui-ci: je réprime pour votre bien en vous assurant (créant) un futur. La répression est nécessaire pour éliminer toutes les représentations, les croyances inhibitrices de l’advenu de celui-ci, toujours changeant, fluctuant, et sur le mode d’un accès constant et nécessaire à un autre futur une fois le premier atteint.

L’affirmation de cette révolution constitua une profonde rupture dans le devenir de la répression jusque là effectuée en fonction du passé pour se garantir contre un futur que les révolutionnaires semblaient détenir, car constituant leur  territoire, leur utopie. Si l’on peut dire que la révolution conservatrice résulta d’un détournement de la révolution[5], celui-ci acquiert  une ampleur encore plus grande avec la révolution innovatrice. Les révolutionnaires sont expulsés du futur qui devient propriété et gisement de capitalisation, virtualisation, pour les tenants de la répression.

En ce qui me concerne cela m’obligea en fait à être cohérent avec la radicalité. Les concepts de temps et d’espace n’ont pas surgi avec la révolution bourgeoise et avec le phénomène capital, mais le déploiement de ce dernier exige une mise en forme, une opérationnalité de ces concepts. En conséquence pour envisager la société communiste, le mode de connaître communiste, ces concepts n’étaient pas utilisables, et se dévoilait, se révélait, la nécessité de se penser et de se vivre en l’éternité, ce qui est accessible à tout un chacun.

La dynamique d’abandon de ce monde nous imposa une recherche constante concernant les racines de l’errance de l’espèce et de son mode de se comporter. En 2005 en rapport aux émeutes qui eurent lieu dans les banlieues, en France, je parvins au constat que tout le monde (dominants et dominés) se trouve concerné par la répression et que la déterminante fondamentale du comportement de l’espèce c’était de poser l’autre comme ennemi, en tant que représentant de la menace. C’est pourquoi j’ai, alors, ajouté à la fin de la page d’accueil, écrite fin 2003: Je n’ai pas d’ennemi: l’enfermement s’abolit[6]. Car c’est par la fabrication de l’ennemi que l’enfermement, le solipsisme de l’espèce, se réalise en un immense piège.

En 2009, dans Gloses X, j’aboutis aux constats:

«Ce monde-ci n’a pas d’avenir parce qu’il se trouve dans un au-delà».

«Ce monde n’a pas d’avenir mais il se trouve toujours sous la menace qui, avec la crise actuelle, se manifeste de façon particulière.»

«L’espèce piétine et combine avec tout ce qui est parvenu au-delà, écho d’un originel jamais effectivement perçu.»

Ce piétinement résulte du fait que de nombreux phénomènes de grande amplitude s’achèvent et que rien de nouveau ne s’impose en dehors de la destruction de la nature et de celle de la manifestation de celle-ci en l’homme, sa naturalité.

Cependant cette prise en considération de l’horreur ne conduisait pas à affirmer qu’il n’y avait plus rien à faire ni même à dire qu’on devrait composer avec ce qui advient, le manifesté du "mécanisme infernal", auquel il semble impossible de se soustraire, tandis qu’aucune rupture ne semble pouvoir surgir. Toutefois dans le cas où elle se produirait, comment la nommer puisqu’il ne pouvait plus s’agir de révolution impliquant un retour à quelque chose, ni de s’opposer, de détruire un ennemi, le support de tout le mal-être de l’espèce? Plus précisément comment désigner le phénomène qui se présentera comme mettant en place la fin de l’errance et l’ébranlement de la libération-émergence au niveau de l’espèce? C’est alors que s’imposa à moi l’idée de la nécessité d’une inversion de comportement, permettant de retrouver une cohérence effective, du fait d’une union théorie praxis, qu’A. Bordiga ne considérait possible qu’avec la révolution seulement.

Or, en réfléchissant à nouveau, ultérieurement, sur son œuvre, je me suis rendu compte de façon très immédiate que c’est avec lui, ainsi qu’avec ceux et celles qui le soutinrent dans son investigation, qu’un phénomène d’inversion s’amorça au début des années 1950 qui, a posteriori, se présente bien comme un moment où s’effectua un tournant.

Cette amorce d’inversion s’exprima au travers des affirmations fondamentales: on ne construit pas le socialisme; nous n’avons plus besoin, en Occident, d’un accroissement des forces productives pour que celui-ci soit possible. Il l’était déjà suffisant en 1848 et ce qui s’impose à nous, maintenant, c’est de détruire car on a trop construit; en outre, dés le stade du socialisme inférieur, la loi de la valeur ne sera plus opérante. L’inversion est nette: plus de progrès mais un régrès[7]. A. Bordiga maintient tout de même son lien privilégié au futur. La pratique, l’approche théorique dépendent d’un événement logé en celui-ci: le surgissement du communisme. On doit se comporter comme si la révolution était déjà un fait advenu. Sa dynamique le conduira de façon cohérente, découlant d’ailleurs du dévoilement s’imposant avec l’inversion, à rejeter la technique et la science. Mais c’était insuffisant pour que l’amorce de celle-ci puisse transcroître en une inversion plénière. En effet si le devenir au communisme ne dépendait plus du développement des forces productives, sur quoi pouvait se déployer un mouvement réel abolissant l’ordre des choses? Quels étaient, chez les hommes, chez les femmes, les obstacles enrayant cette inversion? Une approche, où les données psychiques étaient déterminantes eût été nécessaire, et fondamentale la mise en évidence du rôle de la répression, Or, rien de tout cela ne fut entrepris.

Dans les années 1950 du siècle dernier, diverses données signalaient qu’une inversion était nécessaire: augmentation de la population, de la production (développement de l’automation[8]), du trafic routier, par voie ferrée, aérien, maritime, impliquant une énorme destruction de la nature, début du changement climatique en rapport non seulement à des tendances d’ordre cosmique mais aussi et de plus en plus à l’impact de l’activité humaine  avec bouleversement des biocénoses[9]; réactivation du phénomène guerre avec celle de Corée[10]. Élimination d’un phénomène de compensation comme le prolétariat dans la société capitaliste, de la forêt à l’échelle planétaire, en ce qui concerne la nature. Cette absence de compensation, de retenue, de frein, préluda à la mise en place de la dynamique du mouvement pour le mouvement dont l’épiphanie est l’expansion continue de la consommation, phénomène fondamental du recouvrement. Et ceci était soutenu par l’autonomisation du phénomène médiatique: transistors; microsillons, télévision, permettant un envahissement de la publicité, le tout préludant à la mise en place de la virtualité avec le soi-disant alunissage en 1969.[11] Mais on ne doit pas oublier non plus le développement des armes atomiques, nucléaires, réactivant de façon intense l’empreinte de la menace[12].

Sur le plan de la pensée au sein de ce qui restait du mouvement révolutionnaire s’imposèrent un blocage et l’interrogation Que Faire? En fait, il se produisit un échappement du capital c’est-à-dire qu’au travers de la réalisation plénière de sa domination réelle sur la société, il échappa à toutes les déterminations limitatives. Et les révolutionnaires furent plongés dans la dépendance et le questionnement.

Quelle fut l’approche de A. Bordiga en ce qui concerne la possibilité d’une action au sein de la réalité sociale au moment où il pose l’amorce d’une inversion?

«Nous vivons à une époque où notre tâche, même en tant qu’exposants théoriques, n’est que de remastiquer, remastiquer et foutre en l’air; nous ne produisons rien de nouveau. Il y a des époques où quelque chose est produit. Nous n’avons pas eu la chance de vivre en aucune d’elles, ni à son début, ni à sa mort. Rien n’est à faire. Adaptons-nous donc à notre tâche d’humbles remastiqueurs».[13]

Je pense qu’il y a une certaine analogie entre ce qu’il affirma et ce que j’ai exposé dans les Gloses, pouvant même considérer que son "remastiquer" correspond à mon "gloser". Je n’ai rien exposé de bien nouveau, en ce qui concerne le devenir du capital[14] et celui conduisant à la communauté humano-féminine, puisque même la mort de celui-là fut affirmée par K. Marx et surtout par A. Bordiga. Mais quelque chose de nouveau s’affirme avec la nécessité de l’inversion dont il énonça une faible part, car il ne s’agissait encore que d’une amorce de celle-ci. "Rien n’est à faire" peut se traduire par des affirmations ultérieures comme "on n’a pas à lutter" ou "on n’a pas à chercher une forme d’organisation". Signifierait-il par là qu’il s’agirait simplement de vivre l’inversion? Il est possible de l’envisager. Je ne peux pas, enfin, être d’accord avec l’idée de s’adapter, d’autant plus que le contenu de la phrase recèle une intense réduction que le mot "humbles" dévoile pleinement. Il rejoue la réduction où il fut placé du fait de la répression subie. Dans Bordiga et la passion du communisme, j’ai d’ailleurs écrit à son sujet: "Il s'est volontairement limité; il n'a pas produit ce qui était potentiellement en lui.» En conséquence, la dynamique de la restauration d’un corps de doctrine prit, chez lui, l’ascendant sur la mise en évidence et le vécu de l’inversion. Les données de celle-ci furent réduites à des preuves de la validité de celui-là. Tout en étant amplement apte à penser selon le discontinu et le continu, il privilégia ce dernier. Mais en définitive le moment d’inversion ne se réduit ni à l’un ni à l’autre. Vivre celle-ci conduit à entrer dans la dynamique du dévoilement où continu et discontinu s’entremêlent, et où acteurs et actrices de celle-ci, effectuant une mise en discontinuité, opèrent en vue de la mise en continuité.

Avant d’envisager de préciser en quoi consiste l’inversion, ce qui la fonde, je dois insister sur le fait que, dés le départ, mon investigation théorique est sous-tendue par la dynamique de son intuition, c’est pourquoi j’adoptai pleinement les thèmes d’A. Bordiga et j’essayai – par exemple avec Origine et fonction de la forme parti de 1961 – de montrer comment à partir de ceux-ci quelque chose de nouveau s’imposait et que tout un passé s’abolissait.

Cette ébauche d’inversion[15] ne put être développée du fait de difficultés à l’intérieur du parti communiste international. Après ma sortie de celui-ci (1966) la dynamique de recherche d’une radicalité fondamentale, déterminée en particulier par la constatation que d’autres, bien avant nous, avaient opté pour une dynamique que nous pensions nouvelle, par exemple celle d’abandonner ce monde, conduisit donc à mettre en évidence diverses insuffisances dans notre approche théorico-pratique et à tenter d’y pallier en recherchant le maximum de cohérence justement dans la recherche des racines profondes de l’errance. Mais tout cela participait en définitive d’une certaine inchoation et d’une procrastination du fait que rien ne s’imposait à nous comme donnée positive, affirmative, pouvant fonctionner comme support, d’où uniquement le maintien dans la dynamique de l’abandon de ce monde.

Pour parvenir à l’inversion il faut, d’autre part, percevoir en profondeur et en sa totalité toutes les horreurs et tous les blocages qui ont accompagné le devenir de Homo sapiens, sinon nous risquons encore de rejouer inlassablement ce qui, momentanément, peut enrayer tout élan.

Revenons sur la dimension d’inversion de l’œuvre bordiguienne qui s’exprime le mieux dans ses fameuses affirmations qui apparaissaient pour beaucoup sans fondements, comme des apories, ou comme des boutades, susciteuses de "malaises" dans le  parti: on ne lutte pas (rejet du militantisme); on ne se sacrifie pas; on n’a pas de mérite, on opère avec la joie de contribuer à une réalisation donnée (pas de recherche de reconnaissance) puisqu’il s’agit de se comporter comme si la révolution était un fait déjà advenu, le parti étant la préfiguration de la société communiste. La dynamique de se comporter "comme si" vise la non dépendance par rapport à ce monde. Enfin le dépassement de l’individu s’exprime dans l’affirmation qu’on pense non seulement avec son cerveau mais avec le cerveau social.

Pour préciser cela, je pense qu’il est nécessaire d’envisager ce que fut le vécu entre, environ, 1952 et 1962[16], de A. Bordiga et de ceux qui partagèrent sa dynamique. À posteriori il se présente comme un essai de vivre sans support matériel ni même spirituel dans la mesure où il y eut rejet de diverses illusions, comme le mérite, le sacrifice, ou le besoin de reconnaissance.

Le premier support à disparaître fut celui du développement des forces productives engendrant un phénomène de socialisation qui devait entrer en contradiction avec l’organisation capitaliste de la production et permettre le surgissement de la révolution. En fait on peut dire que depuis les années cinquante tous les phénomènes de socialisation sont détruits et l’on a la floraison d’une intense privatisation fondement d’un hyper individualisme, tandis que la consommation devient prépondérante: on ne produit plus pour consommer, mais on consomme pour produire (la consommation pouvant se réaliser en des modes divers). Au départ le support de ce renversement se présenta comme la soi-disant satisfaction des besoins des hommes et des femmes. Leur insatiabilité, entretenue, justifiée, par la publicité, engendra un processus sans fin qui était perceptible dés cette époque.

Mais l’affirmation sur la nécessité de détruire (il ne s’est pas agi d’une destruction créatrice) plutôt que de produire n’infirma pas la toute puissance de la production et ne remit pas en cause la théorie des crises en rapport aux divers phénomènes de surproduction, et en 1957 A. Bordiga prédit une énorme crise devant conduire à la révolution pour 1975. De ce fait une inversion réelle n’était pas réalisable.

Si les forces productives sont trop développées de quoi va dépendre la mise en branle de la révolution? Aurait-on manqué le moment favorable pour le déclenchement de la n+1 révolution? Ces questions affleurèrent mais ne s’imposèrent pas par suite d’une impossibilité de remettre en cause la théorisation du devenir de l’espèce, en fonction des révolutions, qui ne fut possible qu’en dilatant en quelque sorte le concept afin de pouvoir être applicable à tout mouvement important de révolte contre l’ordre établi ou à toute manifestation d’un nouveau comportement de l’espèce. Je ne pense pas qu’on puisse parler de révolution pour caractériser le passage des formes communautaires (le communisme primitif) aux sociétés de classes. Il en est de même en ce qui concerne l’implantation du christianisme. En revanche on peut parler souvent de soulèvements en vue de restaurer une phase antérieure, comme dans l’antique Egypte, de renversements, d’émeutes, qui provoquent d’amples bouleversements sans réaliser une réelle discontinuité. L’affirmation du concept de révolution est en relation avec un désir d’opérer cette dernière, et de se séparer de quelque chose qui hante afin de parvenir à un plein épanouissement, développement, par la sortie de la minorité et l’accès à la maturité, comme chez les théoriciens bourgeois du XVIII° siècle. Les marxistes y ont inclus le retour à un stade antérieur considéré comme plus conforme à l’être de l’espèce: le communisme primitif. Ce qui remettait en cause la théorie linéaire du progrès, base d’une inversion qui n’eut pas lieu. Toutefois l’exaltation de l’accroissement des forces productives conduisit de plus en plus à escamoter cette donnée originelle et ce n’est qu’avec A. Bordiga – chez les marxistes – que s’imposa un rejet du progrès. Logiquement cela aurait dû conduire à poser la révolution comme le phénomène permettant de retrouver, à l’échelle de l’espèce, un mode d’être sans qu’il y ait domination d’un sexe sur l’autre, d’un groupement humain sur l’autre, etc., ainsi qu’une "réconciliation" avec la nature.

En revenant à A. Bordiga, notons un certain dépassement en même temps qu’une justification de l’immédiat, qui n’opère pas dans la dynamique de l’inversion, est présent dans l‘affirmation: ce qui caractérise le marxisme n’est pas d’être une théorie de la révolution mais celle des contre-révolutions[17]. Ce qui peut se concevoir comme équivalent à l’affirmation suivante: on peut exister même si la révolution n’est pas immédiate, même si on n’a pas de support

On peut dire que s’est alors évanouie la perspective qui s’imposa dés le début du XIX° siècle avec Owen, Saint-Simon et tant d’autres dont K. Marx lui-même, d’utiliser le mode de production capitaliste pour accéder au communisme, ce qui conduisit à envisager une dynamique de libération-émergence en absence de support, et donc de dépendance vis-à-vis de ce qui fut posé ennemi.

L’impossibilité d’abandonner totalement la nécessité du développement des forces productives fut également due au fait que la crise était pensée nécessaire pour que le prolétariat se manifeste. Dans les années 1952 à 1962, ce dernier, second support important pour une investigation théorique de grande ampleur, était absent: le prolétariat révolutionnaire, classe pour soi, la classe qui devait réaliser la révolution et permettre l’instauration du communisme. La théorie devait expliquer cette déconnection du prolétariat d’avec sa mission et les conditions de sa réaffirmation révolutionnaire.

L’absence de prolétariat révolutionnaire conditionnait celle d’un autre support essentiel: le parti. C’est à propos de celui-ci que la dynamique de l’inversion s’amorça le plus, tout en étant assez contradictoire du fait même de la nécessité, pour pouvoir exister, de se distinguer de la société en place impliquant la recherche d’une certaine forme de reconnaissance faisant appel a une différenciation le: ce qui distingue le parti.

Comme je l’ai affirmé dés le début des années 70, l’anonymat fut une réaction très puissante à la dégénérescence au sein du mouvement ouvrier et à l’idéologie bourgeoise-capitaliste. Mais c’était une simple réaction. La tentative de lui donner une positivité était liée à celle de l’originalité du parti, de la forme parti qu’A. Bordiga avait en vue: un être impersonnel, préfiguration de l’espèce à venir. Cela voulait dire qu’il ne pouvait pas être défini par l’apport d’une ou de quelques personnalités.

Pour saisir au mieux cette donnée il me semble qu’il faille tenir compte de la position anti-organisation d’A. Bordiga. Dans un article du début du siècle dernier il a dit, à peu prés: on aura le socialisme quand on ne cherchera plus à organiser. C’était une affirmation de la spontanéité et le refus de la médiation. Le parti n’est pas une forme d’organisation c’est un être vivant qui a une centralité comme tout être vivant, mais au fond il n’a pas de centre. En conséquence le centralisme organique est seulement ce qui se rapproche le plus de ce que revendiquait A. Bordiga pour désigner un mode d’être. Si le parti se manifeste dans sa dimension d’anticipation de la société (communauté) à venir, alors spontanément la centralité nécessaire pour qu’émergent des productions tant théoriques que pratiques s’imposera. C’est en quelque sorte la limite idéale. Dans la réalité les choses sont difficiles du fait du poids de la société en place d’où le recours au centralisme organique qui fournissait un support aux camarades pour "fonctionner" et pour accéder à une compréhension plus profonde de ce qu’est le parti, jamais envisagé dans sa limite contemporaine, mais toujours posé en rapport avec le communisme à venir[18].

Si la nécessité de l’organisation s’impose avec tant de force chez beaucoup d’hommes et de femmes cela dérive d’un revécu très puissant et très douloureux, celui du chaos advenant au moment de la brisure de continuité qui expulse l’être de la totalité et de l’éternité. Le besoin de celle-ci, qui n’est plus perçue mais est scotomisée, va conduire à la reconstruire, à l’édifier à partir d’un élément, d’une donnée du réel, et cet élément devient le contenu du concept de dieu, celui qui organise, qui crée.

La thématique du parti met en évidence le non-agir de la Gauche italienne qui n’est pas une apologie de l’inaction mais reconnaissance de l’impossibilité de réaliser une action qui serait appuyée sur un vaste mouvement spontané, étant donné le triomphe de la contre-révolution, ce qui se concilie avec le non volontarisme. «Salvatori se dit plus volontariste; il est certain que nous, nous ne l’avons jamais été. La volonté ne peut faire les révolutions, ni le parti les créer[19].» On ne peut pas non plus créer de partis.

On ne peut pas intervenir mais la volonté opère en tant que volonté de persister à travers l’affirmation de l’invariance de la théorie ainsi que celle de ne pas se laisser envahir par le phénomène capital. Ce qui est une forme d’intervention en vue d’une autre dynamique.

Ce non agir affleure également dans l’affirmation: on ne lutte pas. Au fond A. Bordiga visait à se positionner au sein du vaste mouvement qui tend à abolir les formes en place. Mais cette affirmation renferme potentiellement l’idée qu’on n’a pas d’ennemis, donnée fondamentale de l’inversion. En disant cela je ne signifie pas que celle-ci fut clairement posée ni entrevue effectivement, mais que l’application d’une telle formule ne pouvait qu’aboutir à la production de cette idée.

Sur quoi s’appuyer? Sur une donnée du futur. D’où la nécessité de la théorie et de la prévision laquelle opère comme une transcendance: ce qui permet de traverser la zone où il n’y a pas de support, pour atteindre un dieu, un esprit, ici le phénomène libérateur qui, dans le même temps, est posé comme un attracteur. Toutefois la dynamique d’opérer comme si la révolution était un fait déjà advenu amenait une dimension d’immanence compensatrice. Le comme si opéra  lui aussi - dans la mesure où il put réellement être opérant - comme un support.

La nécessité d’affirmer l’invariance et celle de la restauration de la doctrine, aboutirent à une rigidification (et donc à une non ouverture à) sur une essentialité, montrant à quel point il est difficile de se passer d’un support et d’éviter de rejouer le blocage. En effet on avait affaire, là, à une réponse à une situation immédiate, non à une affirmation d’une perspective diverse, autonome, qui aurait évité la mise en dépendance, et donc l’enraiement de toute inversion possible. Et ce faisant, se réaffirmait la dynamique de l’inimitié. On se raidit contre l’ennemi, repère et support, afin de lui faire face ce qui, simultanément, permet de signaler notre présence. La rigidification, qui se présente comme un repli sur une essentialité, déboucha dans la mise en contradiction et dans l’impuissance.

La théorisation du renversement de la praxis[20] exprima également une amorce d’inversion car il s’agissait bien d’une inversion de comportement, mais cela demeurait dans le cadre du parti. Celui-ci opérait comme médiateur dans la réalisation de celle-là ce qui ne pouvait que la limiter, l’enrayer; d’autant plus que ce cadre n’était pas effectivement remis en cause. Dés lors, prévoir devint le fondement d’une dynamique visant à se rassurer: le phénomène qu’on désire aura bien lieu: rejouement de la mise en place d’une utopie ou tentative de conjurer l’advenu.

En définitive le devenir vers l’inversion demeura surtout sur le plan théorique comme cela apparaît remarquablement bien dans l’affirmation: on ne fait pas d’expérience (par exemple: on n’expérimente pas de nouveaux rapports sociaux), expression d’une absence de doute, celle d’une certitude. En revanche les Naturiens essayèrent d’opérer réellement, concrètement, une inversion mais la non remise en cause de la répression parentale bloqua le devenir.

Même sur le plan théorique l’inversion ne dépassa pas l’ébauche particulièrement en ce qui concerne le rapport à la science. Bordiga n’alla pas au-delà du rejet: «Lançons donc le cri qui laisse perplexe tous ceux qui sont aveuglés par la force des lieux communs: à bas la science!»[21] Il eut fallu, en cohérence  avec la théorie que toute forme sociale engendre son propre procès de connaissance, affirmer que la science, liée au mode de production capitaliste, ne pouvait pas fonder celui du communisme comme ne le pouvaient pas la religion, la philosophie ou l’art. En outre le phénomène scientifique, surgi du sein d’une forme sociale où la séparation d’avec le reste de la nature ainsi qu’au sein de l’espèce atteint presque son parachèvement, suscitant une grande incertitude, devait nécessairement opérer une compensation et tenter d’éliminer celle-ci. Il n’y parvient pas; ce qui ne nous affecte aucunement, puisque la mise en continuité en rapport avec l’inversion de comportement génère une immense certitude.

Dans un premier temps j’ai pensé représenter le phénomène d’inversion – en une dynamique de type bordiguien – par une parabole. Au sommet de la branche ascendante il y aurait  le point d’inversion en même temps point d’inflexion, point admettant une tangente en ce lieu signalant en quelque sorte le possible d’un autre devenir qui serait représenté alors par le déploiement de la branche descendante et l’on aurait une décroissance, une régression qui contradictoirement pourrait être présentée comme une progression vers une autre phase de vie. Mais une telle représentation implique qu’on demeure au sein d’une même dynamique qu’elle soit ascendante ou descendante. En fait tout doit se passer en dehors car il s’agit au niveau de chacun, de chacune d’entre nous, et au niveau de l’espèce, d’accéder à l’être occulté et au devenir qui lui est intrinsèquement lié et qui, une fois la répression abolie, se développera dans la plénitude.

Le rejet de la parabole est aussi celui d’un support dans la représentation qui, sous forme de trope, signale en fait qu’on est bloqué et qu’on opère un détour pour être à même de dire, indice d’un manque d’immédiateté, de concrétude et donc d’affirmation certaine.

Avec la mort du capital et le déploiement de la virtualité, l’espèce ne parvient plus à recouvrir et l’onto-spéciose se manifeste ouvertement. En outre le recours à la virtualité s’impose comme un rejouement de celui à la surnature et signale que la même panique l’assaille. Elle demeure sous la menace et le besoin de l’ennemi pour la conjurer, contribuant au maintien et au resurgissement de toutes les incohérences violentes des rapports entre hommes et femmes. L’ennemi est essentiel comme cela s’est imposé à contrario à la suite de l’écroulement du bloc de l’Est (1989-1991). Sa perte fut une catastrophe car sans lui il n’est plus possible d’être reconnu, dynamique structurant en partie, l’ontose-spéciose.

Qu’en est-il donc après soixante ans, maintenant que le capital est mort ainsi que le patriarcat, et que le phénomène valeur en sa totalité s’épuise. Les deux derniers phénomènes entretenant une importante relation. L’épuisement du phénomène valeur en sa phase verticale implique l’évanescence de l’autorité qui se vérifie avec la fin du patriarcat. En effet l’autorité est un opérateur de continuité qui permet que tout se réalise selon l’échelle, la verticalité, la transcendance. La communauté, lors de sa décomposition, perdit son être commun immédiat avec tendance à la formation des individus. D’où s’imposa la nécessité d’un principe compensateur d’union, de formation d’une unité supérieure garante de toute la hiérarchie, ce qui donna naissance à l’État sous sa première forme, communauté abstraïsée où un individu fut exclu du commun pour être la communauté en son unité, ce faisant l’autorité lui fut conférée. Elle permit d’intégrer la violence et de légitimer l’usage de la force. C’est ainsi également qu’elle opérait dans la famille réglant les relations père enfants, car, patriarcat oblige, elle était attribuée au père[22]. J’ajoute que le phénomène de la valeur permit de réaliser et de justifier la répression toujours exercée en fonction de valeurs supérieures; ce qui aboutit – avec le développement du capital - à la destruction de la nature et l’oblitération, l’effacement, de la naturalité des hommes et des femmes, et au posé de l’espèce artificialisée comme valeur suprême.

Avant d’analyser succinctement ce à quoi nous sommes parvenus actuellement, il convient tout de même d’indiquer la puissance du mouvement prolétarien, et que les prolétaires n’ont pas opéré en vain. Je le fais en soulignant qu’il y eut deux tentatives notoires d’inversion qui échouèrent, en précisant que celles-ci nous apparaissent en tant que telles de nos jours, mais qu’à l’époque elles s’effectuèrent inconsciemment. Toutefois leur exposé n'est possible que si, au préalable, nous signalons qu'elles dépendent  d'un évènement extrêmement important: la révolution de 1848, la manifestation de l'émergence du communisme, l'affirmation de sa possibilité. Celle-ci ne dérive pas seulement du fait que les forces productives étaient suffisamment développées pour que s'ébranle son devenir, mais aussi à cause  du surgissement d'un sentiment  de fraternité ne concernant pas uniquement une classe, mais l'ensemble de l'humanité. En germe émergea une inversion profonde, radicale, en même temps qu'un désir de sauter la phase de développement du capital, ou d'utiliser celui-ci pour réaliser le socialisme, le communisme, et donc d'abréger son cours historique. K. Marx maintint cette perspective. Il en vint à converger avec beaucoup de populistes russes qui désiraient sauter la phase du mode de production capitaliste. En outre, et c'est déterminant, c'est à partir de cette émergence qu'A. Bordiga put affirmer l'invariance du marxisme et être le protagoniste, avec les camarades qui partagèrent son investigation théorique, d'une autre tentative d'inversion, enrayée à son tour.

La première tentative eut lieu à partir de  1864 avec la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs qui opéra en rupture avec la dynamique de division, liée à l’affirmation des nationalités, ainsi qu’avec une dynamique de sortie de la dépendance. Les travailleurs affirmèrent ce qu’ils désiraient sans se référer à des autorités supérieures quelconques. En outre se réaffirma la fraternité qui l’avait été de façon universelle en 1848, dépassant potentiellement la dynamique de l’inimitié. Certes la réalisation du projet de l’A.I.T[23] échoua, mais il fut l’anticipation de ce qui advient de nos jours sous forme mystifiée, la mondialisation, expression de l’inéluctabilité du mouvement d’émancipation et d’une insuffisance de radicalité de la part du mouvement ouvrier.

La seconde tentative eut lieu début 1917. Elle concerne la prise de position de Lénine et des camarades qui le soutinrent à propos de la paix. Il était pour une signature immédiate de celle-ci quelles que soient les conditions, telle que, par exemple, une grande réduction de la superficie de la Russie. Il avait bien perçu que les grandes manifestations en faveur de la paix, particulièrement celles des femmes, marquaient un profond tournant. La paix immédiate ne pouvait qu’accroître la puissance du mouvement et cela pouvait conduire à une transcroissance révolutionnaire tant en Occident qu’en Russie. Or, pour Lénine, seule la révolution dans les pays pleinement capitalistes, pouvait permettre une telle transcroissance et éviter les dangers liés au despotisme du féodalisme russe, et à ce qu’il nommait l’asiatisme, tandis que la forte intervention des femmes aurait pu imprimer une importante détermination féministe au mouvement en cours. La paix fut signée trop tard et le possible d’une inversion avorta. Toutefois la justesse de la position de Lénine et de tous les camarades qui adhérèrent à sa prise de position se vérifia a posteriori. D’une part, il fut impossible de surmonter la tare du despotisme et, dans un immense rejouement, les bolcheviks mirent en place un despotisme et une répression encore plus grands que celui et celle du tsarisme. D’autre part le développement des divers courants d’extrêmes gauches comme les gauches communistes italienne, allemande, hollandaise, anglaise, bulgare, etc. et la radicalisation au sein de certains partis prolétariens, la position de divers courants anarchistes ou celle de camarades comme G. Landauer, témoignent amplement que la perspective d’une transcroissance avait un réel fondement et qu’elle s’imposa, trop tard. L’échec de l’inversion du début du siècle, ne se limite pas à celui de la révolution russe. Il est celui de tout le mouvement prolétarien et de la révolution qu’il devait conduire. Il conditionne l’intégralité du développement de la société jusqu’à maintenant. Le comprendre et ressentir tout ce qui en a résulté, s’est imposé à nous pour envisager l’inversion tendant actuellement à s’ébranler. J’ajoute pour conclure que les deux exemples d’inversion que nous avons indiqués expriment la forme de celle-ci, nous devons lui donner un contenu.

En outre, le mouvement hippie (faites l'amour et pas la guerre) et ce qui advint en mai-juin 1968 puis en Italie en 1977, constituèrent  une mise en branle d'inversion qui fut très vite enrayée, non seulement par les agents du pouvoir en place mais également par ceux qui s'érigèrent contre lui en s'empêtrant dans le délire organisationnel et dans l'enlisement des rejouements.

Revenons à nos jours.

La théorie de la décroissance, la volonté d’accroître la solidarité avec l’économie solidaire, et les expériences communautaires visant à limiter l’individualisme comme le covoiturage, tendance à l’instauration de la gratuité, la pratique des systèmes d’échange locaux (SEL)[24], les Associations de Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP)[25], l’agriculture en ville, la perception de la faiblesse des relations affectives, la remise en cause de la rationalité, l’affirmation qu’un autre monde est possible, qu’il ne s’agit plus de conquérir le pouvoir, etc., tout cela pourrait former des éléments pour une inversion, mais il me semble qu’hommes et femmes recherchent surtout d’autres recouvrements. Ainsi, avec la revendication du développement durable, il s’agit de masquer une inquiétude au sujet de l’obsolescence de tout, et de l’espèce elle-même. Tout est repris mais doit devenir durable, l’adjectif de la conjuration. On demeure dans le cadre même de la société-communauté et de sa dynamique même quand il s’agit de tout repenser[26]. De même il est souvent question de l’insurrection souhaitée des consciences, qui sont en fait des condensés de répression, et l’on recherche la démocratie idéale, celle qui en définitive masque au mieux la répression.

On peut noter également d’autres données signalant le possible d’une inversion, comme une certaine tendance à s’ouvrir à la manifestation d’une spontanéité, d’un non prévu; remise en question de l’exploitation, ainsi que de la répression des hommes sur les femmes sans accéder réellement à son origine, de même que les mauvais traitements infligés aux enfants sont dénoncés mais la répression parentale n’est pas prise en compte. Or celle-ci est en liaison avec la séparation d’avec le reste de la nature qui, par là même, n’est pas dénoncée, remise en cause.

La fin d’un immense arc historique s’impose avec la reconstitution, à l’aide de prothèses, de la communauté telle qu’elle s’imposa avec l’émergence de Homo sapiens, en précisant que celle-ci ne put advenir que grâce à cette forme de communauté. Hommes, femmes, réduits, réduites à entités, toutes sortes de prothèses assureront le procès de vie; ils, elles, vivront sans la peine de vivre. Ce seront des êtres formels, exprimant la virtualité et la garantissant, rendant obsolète la nécessité de toute représentation.

Pour réellement saisir là où nous en sommes, il nous faut raisonner en fonction du déploiement depuis des millénaires de la spéciose-ontose et, pour cela il convient d’expliciter l’importance de la dimension psychique résultant du retentissement en l’espèce, en tout homme, en toute femme, des traumatismes subis.

L'étude de la spéciose nous conduit à nous poser la question fondamentale: Comment exister dans le monde à partir du moment où il y a séparation d'avec la nature? "[27] En tenant compte d'un double mouvement: celui-là même de la sortie et celui de tendre à l'annihiler et retrouver la continuité, le contact avec l'éternité, fondement d'une confusion pour ainsi dire structurelle dans le mode de pensée de l'espèce, dans son affirmation en tant que présence au monde, à la nature, au cosmos. Cette question en implique une autre connexe: comment exister en conjurant constamment la menace qui a conduit Homo sapiens à se séparer du reste de la nature? Elle est, pour ainsi dire plus interne et plus profonde, car plus inconsciente, même si elle est térébrante et quasi obsessionnelle, en fondant l'idée que nous avons des ennemis, que nous ne pouvons vivre, nous affirmer qu'à travers la lutte contre ceux-ci, rejouant le refus du devenir naturel, et la nécessité de trouver une voie d'accès à la sécurité, un topos où il n'y aurait pas de menace, pas d'ennemis, fondement de toute utopie et uchronie. En tenant compte que la dynamique de séparation est celle de sortir d'un blocage, lesté d'une confusion, imposée par un traumatisme s'étant constitué et réactivé au cours de plusieurs siècles.

La dynamique de séparation d'avec le reste de la nature induit celle de la répression de la naturalité, et donc la mise en place, l'édification d'une artificialité. La perte de la continuité induit l'interrogation sur le positionnement, sur la réalité ainsi que la recherche de repères permettant d'accomplir le procès de vie. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Cette question renferme une confusion et une occultation. En effet elle masque l'interrogation anxieuse comment se fait-il que j'existe alors que je pourrais ne pas exister, ce qui exprime une incertitude intense.

Comment dès lors opérer dans le discontinu, constamment produit par l'activité séparatrice de l'espèce? Cette artificialité n'est pas un acquis intangible, le devenir de la nature peut le remettre en cause, base pour la recherche de la permanence, de l'intangibilité mais, étant donné que ceci peut aboutir à rejouer le blocage, s'affirme également l'exaltation du devenir permettant d'échapper à toute fixation. Et là nous retrouvons un substrat pour la réinstauration de la confusion[28].

Reprenons:

Que le devenir de Homo sapiens s’avère comme le déploiement de celle-ci résultant de la répression, se trouve affirmé, à son corps défendant, par Francis Fukuyama dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme écrit en 1992 justement après l’élimination de l’ennemi communiste (effondrement de l’URSS et de ses satellites) et l’essor de la révolution innovatrice en connexion avec ce qu’il appelle la révolution libérale: l’innovation permettrait de libérer. Il semble avoir été écrit pour conjurer cette perte et sortir d’un engrenage belliqueux. Le thème fondamental est que «(…) l’Histoire, c’est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte  l’expérience de tous les peuples en même temps.[29]» s’explique de façon "non matérialiste" grâce à une théorisation empruntée à G. W. F. Hegel «fondée sur ce qu’il appelait la "lutte pour la reconnaissance"».[30]

Ce qui nous intéresse ce n’est pas la fin de l’histoire en elle-même et sa possibilité, mais en premier lieu les arguments utilisés pour en définitive donner un sens à l’histoire, puis ceux qui fondent la réalité de sa fin, car ils sont l’expression plénière de l’ontose-spéciose.

«Le désir de reconnaissance et les émotions qui l’accompagnent – colère, honte et fierté – font partie intégrante de la vie de toute personnalité humaine. Selon Hegel, ce sont les moteurs du processus historique tout entier.»[31]

«Celle-ci (la reconnaissance, n.d.r) est le problème central de la politique parce qu’elle est à l’origine de la tyrannie, de l’impérialisme et du désir de domination. Pourtant, même si  elle a une face obscure, elle ne saurait être simplement éradiquée  de la vie politique, car elle est en même temps le fondement psychologique de qualités et de vertus comme le courage, l’esprit du bien public et la justice.  Toutes les communautés politiques doivent faire appel au désir de reconnaissance, tout en se protégeant elles-mêmes de ses effets destructeurs.»[32]

«La démocratie libérale remplace le désir irrationnel  d’être reconnu comme plus grand que d’autres par le désir rationnel d’être reconnu comme leur égal.»[33] Mais l’égalité dont il parle ne relève-t-elle pas de l’irrationnel par rapport au naturel?

Toutefois il ne nie pas qu’il puisse y avoir des composantes irrationnelles aussi dans le désir d’être reconnu dans le cadre de la démocratie libérale. «Ce phénomène suggère que l’économie libérale ne réussit pas simplement sur la base des principes libéraux, mais requiert également des formes irrationnelles de thymos.»[34]

La fin de l’histoire est déterminée par le fait que la démocratie libérale «a définitivement résolu la question de la reconnaissance en remplaçant la relation du maître et de l’esclave par la reconnaissance universelle et égale.»[35] Il s’appuie sur l’œuvre d’Alexandre Kojève pour affirmer cela.

Il ne peut pas en être totalement sûr: «À cet égard, le niveau absolu de prospérité d’une nation ne fournit aucune solution, parce qu’il y aura toujours des citoyens relativement pauvres, donc littéralement invisibles (supports pour la manifestation d’une indifférence, n.d.r) en tant qu’êtres humains pour leurs concitoyens plus aisés. En bref, la démocratie libérale continue à reconnaître inégalement des gens qui sont égaux en principe.»[36]

Quoiqu’il en soit ce qui demeure essentiel c’est le phénomène de reconnaissance, même s’il apparaît que celle-ci  ne peut jamais être réalisée pour tous et pour toutes. Son analyse  et la mise en évidence chez GWF. Hegel de la dynamique qu’elle implique permet de mieux saisir la spéciose.

Le désir de reconnaissance est celui d’être vu, perçu en tant que tel et en tant que faisant partie d’un ensemble  plus ou moins grand, le désir d’être pris en compte. Être reconnu révèle qu’on existe pleinement, effectivement et pas seulement en puissance. L’indifférence est souvent vécue comme plus insupportable que le mépris ou la haine. Comme le note F. Fukuyama il s’impose souvent comme désir d’apparaître plus grand que (qu’il nomme mégalothymie) ou, tout au moins, égal à (isothymie), ce qui est la dérive ontosique du phénomène naturel. qui découle d’un détournement qui prend racine dans la dynamique même du phénomène de la valeur[37] dans sa dimension initiale, originelle, de fonder une axiologie permettant à hommes et femmes se séparant de la nature de pouvoir se repérer les unes et les autres et au sein de la nature. Cette dynamique est sous-tendue par celle de la répression. Être reconnu, c’est échapper à l’activité négatrice des répresseurs et répresseuses, qui rend invisible, comme si on n’existait pas. Ce qui implique la mise en jeu d’une menace qu’on nie, pour se sauver. Poser, théoriquement, l’égalité entre les hommes, les femmes, permet le libre jeu du plus et du moins qui exalte le désir de reconnaissance qui est insatiable. Comme le prouve le devenir actuel: il faut toujours être plus. Et ce plus n’est vrai que s’il est reconnu et le phénomène recommence. Il faut toujours plus de reconnaissance, comme il faut toujours plus recouvrir.

Il nous faut quelque peu préciser la position de G.W.F Hegel et percevoir son ontose-spéciose s’exprimant dans la dynamique de sortie de la minorité (grâce à l’Aufklärung), de la dépendance. J’indique ontose-spéciose parce que son ontose, forme individuelle de la spéciose, nous renseigne puissamment sur la réalité de celle-ci, telle qu’elle perdure de nos jours en se renforçant.

Son axiome de base est: «La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu[38]» Cela implique la séparation moi autre, l’absence de continuité sinon, au moment où j’affirme ma présence en tant qu’émergence du sein du phénomène vie, mon affirmation implique simultanément celle de toutes les autres, et une médiation, la reconnaissance, n’est pas nécessaire.

Comme l’interprète justement A. Kojève, Hegel considère que l’homme qui va devenir maître, parce qu’il n’a pas peur de la mort, ne tue pas celui qui va devenir esclave, parce que, lui, en a peur, mais le supprime, le dépouille de ses qualités qui font de lui un homme, il ne "détruit que son autonomie[39]". Autrement dit, il le tue en le conservant Aufhebung (souvent traduit par dépassement[40]). À la base de cette dynamique il y a celle des parents en rapport aux enfants (éducation). Le père, la mère, n’acceptent pas la naturalité, la spontanéité de l’enfant. Ils tendent par l’éducation à les éliminer ce qui le tue en le conservant, mais dans la dépendance, et en l’édifiant même: Aufhebung. Or ce qui est essentiel c’est l’importance accordée à la servitude qui est justement dépendance, et au travail. La phénoménologie de l’Esprit contient une glorification du travail et la mise en évidence que le devenir de l’espèce serait dû en définitive à l’activité des esclaves qui en travaillant transforment la nature et se transforment eux-mêmes. Il y a même une justification de l’esclavage car seul celui qui a été esclave peut parvenir à la satisfaction, on pourrait dire à un épanouissement et, donc, de la répression: c’est pour le bien des hommes et des femmes. C’est une belle justification de la souffrance.

G.W.F. Hegel dit son vécu d’enfant, son esclavage et comment il est parvenu à sortir de la dépendance. L’enfant doit travailler pour édifier l’être qui pourra être reconnu. Il se dépasse en se supprimant esclave afin d’être admis  et devenir maître, devenir adulte en échappant à la dépendance. Il y parviendra en exerçant à son tour la répression sur son enfant, en étant maître par rapport à un esclave.

L’essence même du travail que doit effectuer l’enfant pour devenir un être de la société, non naturel, non animal, impliquant son déracinement, son arrachement à la naturalité et le détournement de sa pensée, est bien indiqué par A. Kojève reportant la conception de GWF. Hegel.

«Et d’après Hegel, ce n’est que par l’action  effectuée au service d’un autre qui est "Travail" (Arbeit) au sens propre du mot, une action essentiellement humaine et humanisante. L’être qui agit pour assouvir ses propres instincts qui, - en  tant que tels - sont toujours naturels, ne s’élève pas au-dessus de la Nature: il est un être naturel, un animal. Mais en agissant pour un instinct qui n’est pas mien, j’agis en fonction de ce qui n’est pas – pour moi - instinct. J’agis en fonction d’une idée, d’un but non biologique. Et c’est cette transformation de la Nature en fonction d’une idée non matérielle qui est le Travail au sens propre du terme.» p. 171.

Le travail apparaît donc comme étant l’activité que nous développons afin d’être en adéquation avec la mise hors-nature, avec l’artificialité qui en découle. Cette mise au travail s’accompagne de la mise en dépendance vis-à-vis d’un monde idéel, de la nécessité d’une surnature, de celle de la transcendance, rançons en rapport à l’échappée de la détermination naturelle.

Par le phénomène du travail, de la servitude, l’espèce s’autodomestique en même temps que s’impose toujours la médiation. Le maître par lui-même ne peut rien réaliser, il ne peut que dominer. GWF. Hegel dit à sa façon ce qui s’est passé pour l’espèce. «Une fois que s'est opérée la scission au sein de la communauté, il n'y a plus que deux possibilités pour accéder à la Gemeinwesen: par le pouvoir qui s'enfle et se pose Gemeinwesen, ou par l'obéissance et le procès de représentation. Le pouvoir et le désir de soumission naissent simultanément, il n'y a pas d'extériorité de l'un par rapport à l'autre.[41]» Plus profondément et plus intimement, on peut dire qu’ils surgissent du désir d’être aimé. Or, obéir permet de l’être. En conséquence le besoin d’obéir va recouvrir et, au fil du temps, remplacer celui d’être aimé. La servitude volontaire s’instaurera à tous les stades du procès de vie, avec la perte d’immédiateté et le triomphe de la médiation.

Parvenu à ce stade  s’impose à nous la nécessité de faire une approche investigatrice un peu plus poussée au sujet du fondement de la philosophie de G.W.F Hegel auquel nous n’avons fait que des allusions[42]. Dans la Phénoménologie de l’Esprit il débute par la Certitude sensible qui est une immédiateté mais elle n’est pour ainsi dire pas pure parce que simultanément s’est imposé à lui le risque de mourir, vécu plus ou moins intense au cours de la naissance, commun à chacun, à chacune, support de la notion de mort. Cette certitude sensible de soi est donc lestée de celle d’un risque, celui de mourir, fondant une médiation cachée au sein d’une immédiateté, et la perte de l’évidence. Or le comportement philosophique hégélien postule que toute immédiateté découle en fait d’une médiation pour ainsi dire fondatrice. La certitude sensible est simultanément une présentation de l’être (être pour soi, être là Dasein) mais également un être autrui, un être en situation, une situation particulière qu’Ernesto De Martino a envisagée et théorisée dans la "crise de la présence".

Précisons: c’est lors de la coupure de la continuité, de la séparation découlant de la non acceptation de la naturalité de l’enfant - que G.W.F Hegel a vécu de façon intense en tant que rejouement d’un puissant traumatisme subi probablement à la naissance - que ce risque se fonde. De ce fait, il n’est plus participant; il a quitté l’éternité et va exister par la médiation du temps qui lui permet de s’attribuer une origine et une fin. Certes il parle d’éternité mais ce n’est plus une donnée sensible, immédiate; elle devient une médiation pour poser le temps. C’est un renversement qui induit pour ainsi dire celui de l’origine: la mort et non la naissance ou, mieux, la conception; nous sommes mortels et non conceptuels. La naissance, ou la conception, relève de la nature et ne peut pas être le point de départ d’un homme, d’une femme. Seul le risque de mourir est apte à le constituer. C’est nous l’avons vu le thème de maîtrise et servitude. Encore une fois il interprète ce qu’il a vécu et sa philosophie est un discours sur son expérience, Erfahrung. Cela posé: je suis (j’existe) parce que je puis ne pas être; je suis parce que je risque de n’être pas (certitude sensible). Cela peut s’exprimer ainsi: si je ne peux pas être nié (répression) je ne suis pas[43]. D’où l’extrême importance de la négaton et de la négativité chez G.W.F. Hegel. La vie s’impose comme un long suicide ou un suicide différé. En outre dans la lutte pour la reconnaissance l’autre peut me "suicider".

La mort est alors une médiation permettant d’accéder à l’humanité par la reconnaissance. Le possible de la mort en l’homme fonde une virtualité d’où la nécessité du suicide car ce possible ne peut pas se réaliser en un continuum, il faut une intervention violente. Ce suicide est différé car il est posé (affronté) à travers le risque de la perte de sa vie, fondant une sorte d’inchoation non pour commencer mais pour finir et, de là, se déploie une procrastination. La mort est ce qui est renvoyé au lendemain, un lendemain le plus futur possible. G.W.F. Hegel dit expressément: «Il apparaît à la conscience [= à l’homme engagé dans la Lutte pour la reconnaissance] [prise] en tant que conscience, qu’elle a pour but la mort d’un autre; mais [en soi et pour nous, c’est-à-dire en vérité,] elle a pour but sa propre mort; [elle est] suicide, dans la mesure où elle s’expose au danger.[44]» Mais le risque de mort est inconsciemment vécu comme risque de la perte totale de son être originel.

K. Marx pensa-t-il également à G.W.F. Hegel quand il écrivit ceci que nous avons déjà quelques fois cité: «La mort n’est-elle pas plus désirable qu’une vie qui ne serait qu’une simple mesure préventive contre la mort»? On pourrait, dés lors, en fonction d’une réponse affirmative, libeller la phrase ainsi: La mort n’est-elle pas plus désirable qu’une vie qui ne serait qu’un risque de mourir. En outre le risque hégélien nous évoque fortement le souci heideggérien: continuité de la spéciose.

À la suite de la citation de G.W.F. Hegel, A. Kojève commente: «C’est par le danger de mort volontairement encouru dans une lutte de pur prestige qu’on atteint la vérité de la Reconnaissance. La "vérité", - c’est-à-dire la réalité-révélée, et donc la réalité elle-même. Or, l’Homme n’est humainement réel que dans la mesure où il est reconnu. C’est donc la réalité elle-même qui se constitue ou se crée par l’acte volontaire d’affronter la mort. (…) seul le risque de la vie suffit pour réaliser l’être humain.  (…) Et c’est précisément par le risque de la vie que l’Homme comprend qu’il est essentiellement mortel. (…) Quant à l’Esclave lui-même, il s’humanise (se réalise en tant qu’esclave ce qui est encore un mode d’être spécifiquement humain) par la conscience qu’il prend de sa finitude essentielle, en éprouvant l’angoisse de la mort, cette mort  apparaissant pour lui au cours d’une Lutte pour la reconnaissance, c’est-à-dire comme quelque chose qui n’est pas une nécessité purement biologique». (pp. 570-571)

Cependant après des siècles d’affirmation de la spéciose, il serait préférable de dire "nécessité spéciosique" en laquelle la détermination biologique a été absorbée par un détournement. Et ce détournement peut se concevoir comme une modification de la biologie de l’homme, de la femme en réponse au devenir hors nature. Il s’agit d’un acquis qui peut être remis en question.

L’expérience de la mort est initiale et initiatique, un vécu s’imposant au début de notre existence, elle effectue un commencement et nous initie au procès de vie affecté fondamentalement par la répression opérant d’entrée dans la non-reconnaissance de la naturalité de l’enfant. Or, que nous dit GWF. Hegel: «En éduquant l’enfant, les parents placent en lui leur conscience déjà-formée (gewordenes) et ils engendrent leur mort. – Dans l’éducation, l’unité inconsciente de l’enfant  se supprime-dialectiquement; elle s’articule en elle-même, elle devient conscience formée-ou-éduquée; la conscience des parents est la matière aux dépens de laquelle elle se forme-ou-s’éduque. Les parents sont pour l’enfant un pressentiment (Ahnen) obscur inconnu de soi-même; ils suppriment dialectiquement l’être-à-l’intérieur-de-soi (Insichsen) simple-et-indivis [et] comprimé (gedrugenes) de l’enfant. Ce qu’ils lui donnent ils le perdent; ils meurent en lui; ce qu’ils lui donnent c’est leur propre conscience[45]. La conscience est ici le devenir d’une autre conscience en elle, et les parents contemplent dans le devenir de l’enfant  leur [propre] suppression-dialectique (Aufgehobenwerden).[46]» Il en ressort que personne ne peut être soi-même et qu’il y a une impossibilité à s’affirmer dans l’immédiat, d’où la nécessité d’un support, de l’autre. J’en conclus, à nouveau, que  le désir de reconnaissance prend sa racine dans le fait de ne pas être reconnu enfant en tant qu’être naturel, ce que inconsciemment GWF. Hegel escamote, plus précisément le fait qu’il n’a pas pu y parvenir.

Cette citation pourrait faire croire que la répression parentale serait un phénomène conscient. Mais le fondement de celle-ci sur laquelle peut effectivement se déployer une répression consciente est totalement inconscient parce qu’il fait partie de l’évidence constituant le contenu de l’affirmation de l’être ontosé[47]. Il en est inconscient comme il l’est du refoulement, lequel découle de l’impossibilité de supporter une souffrance doublée très souvent d’une irrationalité, celle qui découle du fait que les parents aiment leurs enfants mais qu’ils ne peuvent pas (phénomène inconscient) les accepter dans leur naturalité, dans la spontanéité de leur surgissement. Voilà pourquoi hommes et femmes tendent à nier la répression. Certains et certaines vont même jusqu’à affirmer qu’elle disparaît et que les mœurs actuelles sont bien plus douces que celles d’autrefois. On peut avancer qu’au cours des siècles le procès d’intériorisation de la répression a été tel que sa dimension inconsciente s’est énormément accrue et, surtout, le phénomène de recouvrement fondamentalement assuré par la culture (d’où dérivent les mœurs) permet de vivre tout en étant inconscient. Répression et irrationalité sont liées mais leurs liens s’imposent dans le domaine inconscient. Toutes deux hantent l’espèce.

L’être inconscient et l’être conscient sont présents en une superposition comme dans le cas du chat de Schrödinger, à la fois vivant et mort dans sa cage. Cette "coexistence" de deux êtres ne correspond en rien à la schizophrénie. Les remontées opèrent des percées, des trouées, voire des failles, au sein de l’être conscient.

Reprenons le commentaire de A.Kojève: «Enfin l’individualité humaine est, elle aussi, conditionnée par la mort. On peut le déduire en admettant avec Hegel qu’on ne peut être individuel qu’en étant libre sans être fini ou mortel. Mais cette conséquence découle aussi directement de la définition hégélienne de l’Individu».

 «L’individu pour Hegel, est une synthèse du Particulier et de l’Universel. La particularité serait purement "donnée", "naturelle" animale, si elle n’était pas associée, dans l’individualité humaine à l’universalité du discours et de l’action (le discours provenant de l’action. Or l’action du particulier, - et c’est toujours un particulier qui agit, n’est vraiment universelle que si elle représente  et réalise la "volonté générale" d’une "communauté" (Gemeinwesen), c’est-à-dire en fin de compte d’un État[48].» p. 563

 «Quoi qu’il en soit, le but dernier du devenir humain est d’après Hegel la synthèse de l’existence guerrière du Maître et de la vie laborieuse de l’Esclave. L’Homme qui est pleinement satisfait par son existence et qui achève par cela même l’évolution historique de l’humanité, est le citoyen de l’État universel et homogène, c’est-à-dire d’après Hegel, le travailleur soldat des armées de Napoléon.» p. 562.

En fait la synthèse hégélienne n’est-elle pas un compromis entre un phénomène de démesure, la maîtrise, et sa compensation, la servitude?

Avant de poursuivre signalons que la femme est exclue de la dynamique maîtrise servitude[49]. Or, les femmes, à de rares exceptions prés, n’eurent jamais le droit, en dehors de l’époque récente, à avoir ni à utiliser des armes, comme l’ont fait remarquer diverses féministes. Les femmes furent réduites à fournisseuses de protagonistes en recherche de reconnaissance, ou à celles de guerriers, et subirent une autre forme d’exclusion: alimenter un phénomène mais ne pas y participer. Elles ne peuvent pas donner et risquer la mort; elles ne peuvent pas être reconnues.

Voyons, maintenant, d’autres données concernant la reconnaissance qui sont compatibles avec celles hégéliennes et donc avec la dynamique de maîtrise et de servitude.

Ainsi de la dynamique de devenir maître pour tenter de récupérer tout ce dont on a été dépossédé, le refoulé qui hante l’individu. Mais qui est effectivement le maître, qui en fait fonction de, du fait de l’obsolescence de l’homme, de la femme? C’est le mécanisme infernal et la constante répétition du même type de vécu des hommes et des femmes.

Être reconnu c’est être repéré parce qu’on représente une différence, un divers. On la, le, constitue, lui donne corps, parce que c’est le possible pour que notre présence affecte l’autre, impliquant par là qu’on puisse avoir une certaine importance, signifier. De façon paroxystique être reconnu c’est être élu, c’est avoir reçu la grâce, mais c’est aussi une forme d’exclusion par rapport à la majorité des hommes et des femmes. La dynamique de l’élu est celle d’échapper au commun. Sous forme masquée c’est la même dynamique qui prévaut avec l’ésotérisme.

Avec l’assimilation s’impose la perte de ce qui peut être support de la dynamique de reconnaissance et il n’est plus donc possible d’être reconnu. Au niveau d’un collectif quelconque celui ou celle qui s’assimile peut être vécu comme un traître ou une traîtresse. Le métissage donne lieu à des dynamiques similaires.

Pour être reconnu on peut prendre  une forme. On peut y recourir aussi afin d'échapper à une forme qui nous détermine, et par là aussi échapper à un déterminisme[50] qui inhiberait notre spontanéité et, en définitive, inhiberait toute possibilité de reconnaissance. À la base ici encore on a la dynamique de la valeur et la nécessité de la reconnaissance des formes. Toute forme est source  d’informations qui peuvent être manipulées comme on peut le constater avec la publicité qui s’affirme comme le délire du désir de reconnaissance.

Si nous sommes égaux - pas de différences - alors comment peut-on être reconnu? Il faut sortir d’un indifférencié causé par l’égalité qui peut aller jusqu’à l’identité et rendre difficile toute identification ce qui ne peut pas se réaliser sans violence.

Toute justification procède au sein d’une dynamique de recherche de reconnaissance. On se justifie pour être reconnu dans ce que nous pensons être notre réalité qui a pu être mise en doute, dénigrée, etc.

La reconnaissance opère également dans la négativité et dans la répression: reconnaître quelqu’un comme coupable. On réprime ce qu’on ne comprend pas, qu’on ne peut pas reconnaître et qui s’impose comme un irrationnel qui provoque une remontée. Vouloir qu’on reconnaisse notre souffrance peut conduire au masochisme tandis que vouloir la reconnaissance d’une supériorité peut aboutir au sadisme.

L’échec dans la dynamique, dans la lutte pour la reconnaissance, induit la compensation qui fait office de consolation: c’est une nécessité d’avoir été esclave et d’avoir encouru la souffrance.

Il ne suffit pas de gagner, il faut être reconnu. L’ennemi vaincu doit reconnaître sa défaite et sa culpabilité et par là sanctifier le maître et les principes selon lesquels il agit, comme cela s’est posé aux procès de Nuremberg et de Tokyo et comme cela se répète depuis de façon exaltée, particulièrement dans ce qui est nommé lutte contre le terrorisme. Les ennemis sont des terroristes donc des inhumains et la guerre devient humanitaire. Les procès visent à conférer l’humanité, summum de la reconnaissance, à ceux qui ont vaincu.

Successivement l’idée d’avoir perdu le combat pour la reconnaissance, de ne pas avoir été à la hauteur, fondera la honte de soi, la haine de soi avec culpabilité de ne pas avoir été à la hauteur. C’est ce que nous dit Gunther Anders à propos d’une variété de honte qu’il a individualisée: «…la honte prométhéenne… la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées». C’est un rejouement d’une forme de honte qui comme les autres types de celle-ci affecte l’origine. «Si j’essaie d’approfondir cette "honte prométhéenne", il me semble que son objet fondamental, l’"opprobre fondamental" qui donne à l’homme honte de lui-même c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué»[51]. On peut aller plus loin et dire que la honte dérive du fait d’avoir une origine. La honte de soi induit non seulement une dynamique de mépris de soi, mais une dynamique inconsciente de mise hors "condition humaine", afin de compenser cette honte, s’en consoler, en méprisant ceux qui restent liés à cette dernière. Alors l’homme peut effacer toute origine en s’engendrant machine (le post-humain). Mais en niant l’origine, les hommes affirment aussi une donnée de naturalité: ils n’en ont pas car ils proviennent d’une émergence.  Mais on peut penser aussi, qu'actuellement, certains membres de l'espèce rougissent de ne pas être des organismes génétiquement modifiés (OGM).

En outre G. Anders met en évidence des données qui sont devenues saillantes avec les développements récents de la société-communauté. «En revanche la "honte prométhéenne" se manifeste dans le rapport de l’homme par rapport à la chose. Il manque alors, l’observateur, l’autre homme en face duquel on a honte». Et il précise la honte «… ce n’est pas d’être réifié mais, à l’inverse, de ne pas l’être»[52].

Le surgissement de la honte chez F. Nietzsche est pour ainsi dire l’inverse de celui décrit par G. Anders, mais l’un et l’autre sont en fait en continuité. «Tous les êtres, jusqu’ici, ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes, et vous voulez être le reflux de cette grande marée et vous préférez retourner à l’animal plutôt que de surmonter l’homme? Qu’est-ce que le singe pour l’homme? Un objet de dérision ou une honte douloureuse. Et c’est exactement cela que l’homme doit être pour le surhomme: un objet de dérision ou une honte douloureuse.»[53]

Revenons à G.W.F. Hegel et la mort. Le dépassement (la Aufhebung) signale son importance, sa nécessité au niveau symbolique, qu’on retrouve dans d’autres cultures et dans les théories des naissances multiples, des renaissances, et même des réincarnations.

Certes, comme le dit A. Kojève, le positif positivement fondé sur lui-même de K. Marx est une échappée essentielle et donc un appui historique mais, dans une certaine mesure, il entérine que tout le développement historique antérieur résulte de l’opposition des contraires, du dépassement, de la Aufhebung, etc… la dimension d’errance n’est pas prise en compte. En conséquence la réalité de celle-ci persiste et s’immisce en quelque sorte dans le positif. Il n’a perçu la répression que sous la forme de l’exploitation et, en outre, il l’a conçue en définitive comme un mal nécessaire pour le bien de l’espèce

N’ayant pas été porté ou porté à suffisance, l’homme qui devient maître a besoin de l’esclave pour être porté et ce qui le porte c’est la reconnaissance que ce dernier lui accorde. Combien d’hommes et de femmes s’effondrent à partir du moment où ils, elles, ne sont plus reconnus, reconnues, mettant en évidence l’importance du support. "L'ontose se caractérise par l'adhésion, l'attachement aux supports, et à la peur de les perdre". (Invariance V, 5, p. 57) Prendre quelqu’un, quelqu’une, quelque chose, comme support c’est opérer un détournement, c’est le, la, séparer du continuum et c’est se poser en tant que séparé. Plus il y a fragmentation, plus les supports sont nécessaires et ils opèrent un peu comme les grosses pierres émergeantes d’un torrent qui permettent de le traverser sans se mouiller. Des supports pour ne pas se perdre, pour sortir d’un blocage. Mais il y a toujours le risque de tomber, métaphore de mourir.

L’homme satisfait selon G.W.F. Hegel (résultat de la synthèse maîtrise-servitude) est maître dans le recouvrement mais esclave dans le fondement, la dépendance n’ayant pas été radicalement éliminée. Et, ici, nous pouvons évoquer l’Unheimlich[54], l’étrange familier pouvant se manifester comme l’être esclave que nous ne pouvons pas accepter. Ce qui nous amène à tenter d’accéder à l’irrationnel originel, absolument déterminant dans la mise en branle de l’errance, et base du phénomène occulte, ésotérique.

Mais qu’y a-t-il derrière ce désir de reconnaissance, qu’est-ce qui le porte, le fonde? C’est le besoin de consolation de ne pas avoir été accepté dans sa naturalité, d’avoir subi la coupure d’avec la mère, ce qui est inexplicable et génère le sentiment de culpabilité qui à son tour engendre le besoin de pardon. Or besoin de pardon et de consolation sont insatiables comme l’a affirmé Stig Dagerman. On peut dire que derrière ce désir de reconnaissance se trouve toute l’irrationalité engendrée par la répression, irrationalité qui est à la base de la quête de la rédemption et du désir de recouvrir une réalité inacceptable. Plus précisément et en dernière analyse, ce qui fonde l’élancement vers la reconnaissance, c’est la perte de la continuité, conséquence de la séparation, parce que si on est en continuité, non séparé, il y a connaissance mutuelle immédiate, concrète, et la reconnaissance, qui implique un "travail" où coopèrent "être pour-soi" et "être pour autrui", n’est pas nécessaire.

L’impossibilité de la réalisation de la perspective de F. Fukuyama fondée sur l’œuvre de G.W.F Hegel est évidente. La multiplicité des conflits avec la réinvention continuelle de l’ennemi: le terrorisme et la lutte anti-terroriste de G.W. Bush, avec l’inhumain et la guerre humanitaire prônée par Barak Obama mais déjà mise en place au cours des conflits liés à la désagrégation de la Yougoslavie, le prouve amplement . Mais ce qui importait dans l’œuvre de ces deux auteurs c’est la mise en évidence de la lutte et de celle de la nécessité de l’ennemi pour les hommes ontosés, les femmes ontosées, une dimension essentielle de la spéciose. Non seulement la multiplicité des conflits est une preuve de la persistance de l’histoire, et la quête de reconnaissance s’impose encore plus qu’avant à travers, comme nous le verrons plus loin, les  délires du marketing. En outre les inégalités toujours plus grandes traduisent les résultats de la dynamique de reconnaissance et l’impossibilité qu’elle opère pour tous.

L’autre posé non seulement dans une altérité mais dans une différence contradictoire pouvant justifier le conflit, est nécessaire non seulement pour être reconnu mais pour s’affirmer en niant. «L’être humain étant le seul autre du capital et ce dernier s’étant anthropomorphisé, il n’y a plus d’autre. D’où la mort potentielle du capital. Nous avons indiqué ailleurs que pour enrayer cette tendance mortelle, le capital n’avait qu’un recours, la violence.»[55]  On peut ajouter que le capital meurt aussi par suite de l’évanescence de l’homme d’où la crise induite pour celui-ci qui doit trouver un support pour y fonder un ennemi. De là aussi le développement de la virtualité. Et cette dynamique est renforcée à cause de la destruction de la nature, l’ennemie primordiale, et de l’oblitération de plus en plus grande de la naturalité  de l’homme, de la femme, tandis que la surnature s’évanouit. Le triomphe du virtuel permet de réaliser un rêve, créer un être totalement autre que lui, permettant, en s’opposant, de s’affirmer intégralement. La virtualité remplace la surnature.

Ne pas être reconnu équivaut pour l'individu à être inachevé, sans forme, indistinct. D'où d'une part, l'insatisfaction, l'inassouvissement, l'insatiabilité, le mépris et la haine de soi, mais aussi la colère et la violence et surtout la honte, d'autre part la volonté de se parfaire de s'achever, de se modifier, d'aller au-delà de soi, de s'échapper dans la transcendance et finalement de se fonder hors espèce, hors nature, ce qui implique aussi la violence, la destruction créatrice[56]. Et cela se perçoit avec l’importance toujours plus grande de la mode, et avec  l’entreprise qui donne forme, jusqu’au bodyart. Seulement on ne peut pas être achevé si on est séparé.

Cette faillite s’effectue en même temps que la spéciose, avec ses effets maléfiques, s’affirme encore plus. Nous en avons une preuve nette à la lecture du livre La stratégie du choc – La montée d’un capitalisme du désastre[57], de Noami Klein. À partir de ce qu’elle expose, s’impose fortement à nous à quel point l’espèce vit sous la menace et la réactualise constamment, dans une dynamique amplificatrice continue; à quel point elle est sous l’effet d’un traumatisme inconscient, lié à un risque d’extinction, qu’elle tend à extérioriser avec le danger de la réalisation de celle-ci, représentant en quelque sorte la genèse du phénomène et de son devenir, sa primordialité. Le désastre qui provoque le choc a été, depuis longtemps, une occasion de réaliser des affaires. Dans divers articles A. Bordiga avait dénoncé, dés le milieu du siècle dernier, l’économie du désastre qu’il soit dû à des causes purement naturelles ou humaines, ou à un combiné des deux. Toutefois l’approche de Noemi Klein est plus radicale du fait de la maturation du phénomène. «J’appelle "capitalisme du désastre" ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain des cataclysmes et à traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits.» p. 13. Quelques pages plus loin elle précise: «Le mot qui convient le mieux pour désigner un système qui gomme les frontières entre le Gouvernement avec un G majuscule et l’Entreprise avec un E majuscule n’est ni "libéral", ni "conservateur", ni "capitaliste". Ce serait plutôt "corporatiste"» p. 29. En réalité ce "système" exprime le mieux la réalisation de la domination substantielle (réelle pour K. Marx) du capital. L’entreprise est la forme fondamentale de l’organisation au sein de groupements humains où règne le mode de production capitaliste pleinement développé.

En 1957 Amadeo Bordiga décrivit fort bien ce dernier et ceci est encore pleinement valable de nos jours où ce qui devient prédominant est la virtualité qui put s’imposer grâce à ce devenir. "Le capital se présente aujourd'hui en chacun de ses moments sous la forme d'une organisation. Derrière ce mot devenu synonyme non de fraternité au cours d'une lutte, comme au temps glorieux des luttes ouvrières, mais fiction hypocrite de l’intérêt commun, derrière l'inexpressive et antimnémonique nom de l’insaisissable entreprise, parmi les affairistes, administrateurs, techniciens ouvriers spécialisés, manœuvres, cerveaux électroniques, robots et chiens de garde, des facteurs de la production et des stimulateurs du revenu national, le capital accomplit l'immonde fonction, qu'il a toujours accomplie, une fonction infiniment plus ignoble que celle de l'entrepreneur qui se faisait personnellement payer, â l'aube de la société bourgeoise, intelligence, courage et véritable esprit de pionnier.

"L'organisation n'est pas seulement le capitalisme moderne sans personnage, mais le capitalisme sans capital, parce qu'il n'en a plus aucun besoin (…)».

J’interromps la suite des citations pour exposer une interrogation: puisque le capital n’a pu exister qu’avec le travail salarié, que devient dés lors le prolétariat quand celui-là disparaît? Avec le corollaire: le devenir économique serait-il celui des formes d’organisation? Or, en fonction du devenir actuel, avec l’énorme développement des mafias, organisations intégrant de façon exhaustive la répression tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ce qui peut apparaître comme un ersatz de communauté despotique, on a le rejouement des premières formes d’État. La production en tant que phénomène déterminant le mode de vie des hommes et des femmes est révolue. Ce qui s’impose c’est le mode d’organiser, de contrôler, donc de réprimer hommes et femmes, données devenues superflues mais encore inévitables. L’organisation mondiale qui se met en place tend à devenir une intégrale de mafias. Pour conclure, on ne peut envisager le capitalisme sans capital qu’en mettant en évidence la mise en place de la virtualité qui permet de réactiver ce qui fut, grâce à diverses techniques fondant ce qui est appelé progrès. Ici encore A. Bordiga nous a fourni un point de départ réflexif.

On peut ajouter qu’en remontant dans le temps le thème de l’organisation s’impose également. Dans beaucoup de mythes de création celle-ci a été assurée par des femmes, mais elle est défectueuse, ne fonctionne pas bien et s’apparente au chaos. Les hommes alors interviennent et organisent celui-ci qui devient le monde. Ainsi, chaque fois, qu’il est question de chaos il est également question d’organisation. À la limite celle-ci témoigne de l’intervention d’Homo sapiens grâce à laquelle il se caractérise, il se fonde.

"(...) L'État se loue à des organisations qui sont de véritables bandes, d'affaires, de composition humaine changeante et insaisissable, dans tous les secteurs de l'économie, sur un itinéraire qui dans tous les systèmes capitalistes modernes est marqué par les formes odieuses qu'a assumé l’industrie du bâtiment, dont le siège n'est pas fixe."[58]

Toutes ces citations sont extraites de il programma comunista, n° 7 – 1957. En 1970 je les ai incluses dans Capitalisme et développement de la bande - racket, et je concluais: "Avec la constitution du capital en être matériel et donc en communauté sociale, on a la disparition du capitaliste en tant que personnage traditionnel, la diminution relative, parfois absolue des prolétaires et l'accroissement des nouvelles classes moyennes. Toute communauté humaine la plus petite soit-elle est conditionnée par le mode d'être de la communauté matérielle. Ce mode d'être découle du fait que le capital ne peut se valoriser, donc exister, développer son être que si une particule de lui-même, tout en s'autonomisant, s'affronte à l’ensemble social, se pose par rapport à l’équivalent total socialisé, le capital. Il a besoin de cette confrontation (concurrence, émulation) parce qu'il n'existe que par différenciation. À partir de là se constitue un tissu social basé sur la concurrence d’"organisations" rivales (rackets) "

Le grand changement est constitué par la disparition de "l’équivalent total socialisé, le capital" qui a été pulvérisé en une foule d’entreprises. De même la fragmentation de l’État le réduit à une organisation entrepreneuriale de la représentation, et accuse son  obsolescence, avec disparition quasi complète de son rôle dit bienfaiteur de même que de son rôle répressif, la répression se faisant au niveau des entreprises. La reconstitution d’une totalité, ersatz d’un phénomène communautaire, s’opère grâce à des réseaux et à diverses organisations plus ou moins occultes, dont les diverses mafias, tandis que le mouvement pour le mouvement, justifié par la nécessité du développement est l’ersatz de la continuité.

Voyons maintenant la doctrine du Shock and Awe (choc et effroi) et la stratégie qui lui est liée au travers de sa genèse telles que les expose Naomi Klein. La formulation de Shock and Awe date de la seconde guerre contre l’Irak (2003)[59] mais les concepts qui la fondent sont antérieurs. La première application d’envergure fut effectuée au Chili en 1973 avec le putsch qui renversa le gouvernement d’Allende.

Il y eut des précédents dont parle l’auteur mais où la stratégie était moins élaborée, depuis le coup d’État en Iran pour renverser le gouvernement de Mossadegh menaçant les intérêts des USA et de la Grande-Bretgne en 1953 (pp. 93 et 94), à celui au Guatemala pour sauvegarder les intérêts de l’entreprise United Fruit 1954 (p. 95), mais également au Brésil en 1964 (p. 101),en Argentine à la même époque, en Indonésie en 1965 avec le renversement de Soekarno soutenu par les communistes (pp. 107-108) et son remplacement par Suharto[60]. On pourrait remonter à la seconde guerre mondiale (avec le bombardement non seulement de l’Allemagne mais aussi des pays alliés) suivi du plan Marshall, qui permit la  mise en place de la "colonisation"[61] de l’Europe occidentale (un phénomène similaire a concerné le Japon).

À la base de l’élaboration de Shock and Awe se trouvent des recherches psychiatriques, leur utilisation par la CIA pour la mise au point d’un manuel d’interrogation, et la théorie de l’École de Chicago.

«… au début des années 1950 Cameron abandonna l’approche freudienne traditionnelle de la "cure par la parole" comme moyen de découvrir les "causes profondes" de la maladie mentale de ses patients. Son ambition n’était ni de les guérir ni de les remettre sur pied. Il avait plutôt l’intention de les recréer[62] grâce à une méthode de son invention appelée "confrontation psychique".

Selon les articles qu’il fit paraître à l’époque, le Dr Cameron croyait que la seule  façon d’inculquer à ses patients de nouveaux comportements plus sains était d’entrer dans leur esprit afin d’y briser "les anciennes structures pathologiques". La première étape, consistait donc à "déstructurer". L’objectif, en soi stupéfiant, était de faire régresser l’esprit vers un état où, pour reprendre les termes d’Aristote, il était comme "une tablette où il n’y avait rien d’écrit", une tabula rasa[63]. Selon Cameron, il suffisait pour parvenir à cet état, d’attaquer le cerveau par tous les moyens réputés entraver son fonctionnement normal – simultanément. La technique première du choc et de l’effroi appliquée au cerveau, en somme.» p. 50

Le "choc et l’effroi" (Shock and Awe) c’est ce qui s’impose lors des traumatismes initiaux tant au niveau de l’espèce qu’au niveau de l’individu, engendrant confusion et état hypnoïde qui sont accrus du fait de la dimension irrationnelle de leur réalisation fondant en même temps l’empreinte de l’absurdité[64], renforçant l’envahissement de l’irrationnel et de la confusion. Ainsi se dévoile parfaitement comment l’ontose-spéciose s’est mise en place.

Ajoutons que les chocs répétés font que l’espèce vit inconsciemment ses traumatismes, ainsi que sous la menace pour en arriver maintenant à gérer la menace, gérer l’extinction. Elle essaie également de les conjurer, comme essaya de le faire Alvin Toffler avec Le choc du futur. Mais le choc dont parle Noemi Klein contient en lui la dimension du futur, d’un futur dont seuls les théoriciens et praticiens du Shock and Awe détiennent la connaissance et sont aptes à mettre en branle.

«Certains indices probants laissent croire que Cameron était pleinement conscient de reproduire les conditions propres à la torture. Fervent anticommuniste, il se plaisait à penser  que ses patients participaient à l’effort de la Guerre froide. Dans une interview accordée à un magazine populaire de 1955, il compare carrément ses patients à des prisonniers de guerre confrontés à des interrogateurs: "comme les prisonniers des communistes, ils ont tendance à résister [aux traitements] et doivent donc être brisés"». (p. 60).

«Pour être sûr qu’aucun patient n’échapperait à ce cauchemar, Cameron administra à quelques uns d’entre eux du curare, produit qui induit la paralysie. Ainsi ils étaient littéralement prisonniers de leurs propres corps». (p. 59) Il leur faisait frôler la folie qui est enfermement.

«La CIA finança à partir de 1957 jusqu’en 1961 les travaux de Cameron». (p. 61). Dans cette période la CIA avait profité des travaux de E. Cameron et avait  mis au point son manuel d’interrogation, véritable manuel de torture.

«Le détail qui retient tout particulièrement l'attention des auteurs du manuel, plus encore que les méthodes proprement dites, c'est l'accent mis par Cameron sur la régression - l'idée que des adultes ne sachant plus qui ils sont ni où ils se situent dans l'espace et le temps redeviennent des enfants dépendants, dont l'esprit est une sorte de page ouverte â toutes les suggestions. Les auteurs y reviennent sans cesse : "Les méthodes utilisées pour briser les résistances, du simple isolement à l'hypnose en passant par la narcose, ne sont que des moyens d'accélérer la régression. Au fur et à mesure que le sujet glisse de la maturité vers un stade plus infantile, les traits de sa personnalité, acquis ou structurés, se désagrègent." C'est à ce moment que le prisonnier entre en état de "choc psychologique" ou d’"apathie", selon le mécanisme évoqué plus haut – bref, le point de frappe idéal par le bourreau, celui où "le sujet est le plus susceptible de coopérer"». (pp. 65-66)

Remarquons que d’un point de vue général intervenir dans le procès de vie de quelqu’un, sans qu’il l’ait sollicité, implique que l’intervenant présuppose que celui-ci n’a pas les potentialités requises, et qu’il n’est qu’une virtualité due à la projection qu’il opère sur lui. Son intervention revient à une extraction de ce qui est à l’état virtuel et cela ne peut pas se faire sans causer des souffrances. Une variante de ce phénomène consiste à anticiper sur le dire ou le faire de l’autre, ce qui revient à l’escamoter, et à engendrer en celui-ci un grand sentiment de dépossession, d’impossibilité de s’affirmer.

La CIA justifia ses agissements en affirmant qu’«elle s’était intéressée au lavage de cerveau dans l’intention de protéger les soldats américains faits prisonniers. La presse retenait surtout un détail sensationnel: le gouvernement avait financé des "trips"d’acide. Le scandale, lorsqu’il éclata enfin au grand jour, vint en grande partie du fait que la CIA et Ewen Cameron avaient en toute insouciance, gâché des vies pour rien. Les recherches, en effet, se révélaient inutiles: tout le monde savait désormais que le lavage de cerveau était un mythe de la guerre froide.» (p. 61).

En ce qui concerne les théoriciens de l’école de Chicago, ils intégrèrent les données d’ordre psychique avec celles fournies par la CIA pour fonder la thérapie de choc, en vue de pouvoir mettre en pratique leur théorie; d’où leur recherche de soutiens auprès de l’armée ainsi que de la police.

«La mission de Friedman (principal théoricien de l’école de Chicago, n.d.r), comme celle de Cameron, reposait sur un rêve: revenir à l’état de santé "naturel", celui où tout est en équilibre, celui d’avant les distorsions causées par les interventions humaines. Là où Cameron projetait de ramener l’esprit humain à cet état vierge primordial, Friedman envisageait de déstructurer les sociétés et de rétablir un capitalisme pur, purgé de toutes les ingérences – réglementation gouvernementale, entraves au commerce et groupes d’intérêts particuliers. Comme Cameron encore, Friedman était d’avis que la seule façon de revenir à la pureté originelle consistait à faire délibérément subir au "patient" (ici l’économie dénaturée) des chocs douloureux: seule une "pilule amère" pouvait avoir raison des distorsions et des modèles défectueux.» (p.80)

Le capitalisme pur serait celui où serait presque exclusive l’activité d’entrepreneurs au sein d’entreprises, cellules fondamentales, unitaires de la société, devant engendrer des produits supports de profits. Cela implique que toutes les organisations en vue d’une quelconque activité, se transforment en entreprises et également tous les individus composant cette société, aboutissant à la mis en place d’un immense réseau.

Le triomphe du libéralisme implique la réduction du rôle de l’État posé  et vécu comme opérateur de menace qui s’impose comme une impossibilité de réalisation des capacités individuelles, et donc celle de la reconnaissance. L’aide que reçoit un homme ou une femme par l’intermédiaire d’un organisme d’État masque la différence qu’il ou qu’elle entretient en rapport avec un ou une autre, de ce fait l’adepte du libéralisme se voit privé d’une reconnaissance puisque l’aide tend à installer une dynamique d’égalisation et d’indifférenciation. L’aide sociale dénaturerait la donnée "naturelle": la différence entre les divers individus, hommes ou femmes.

Revenons à la liberté. «Mais le droit de l'homme à la liberté ne repose pas sur l'union de l'homme avec l'homme, mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme, C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité, limité à lui-même». K. Marx La question juive[65].

Ici il semblerait que le droit ne soit pas en relation avec la récupération de quelque chose de naturel qui a été perdu. Cela concerne le rétablissement d’un état où s’est effectuée la séparation, l’accès à l’autonomie, à l’indépendance, donc à la réalité d’être limité, délimité, repérable, reconnaissable. En instaurant des aides, en soutenant les défavorisés, l’État se comporterait en tant qu’opérateur entravant la mise en dépendance et inhibant la dynamique de  la reconnaissance. En outre ce rétablissement est considéré lui-même comme celui d’un état originel, naturel de la lutte de tous contre tous. Mais l’individu ne peut pas vivre seul; il a besoin d’une "communauté" qui est devenue le marché, réactualisation de l’état primordial, mais non de l’union qui le sauverait de la dépendance.

«L’école de Chicago avait donc une mission purificatrice: débarrasser le marché des ingérences et le laisser donner sa pleine mesure en toute liberté». (p. 85) Mais le capital se définit avant tout comme ce qui fonde un mode de production donné où celle-ci devient prépondérante. C’est pour pouvoir écouler l’incrément énorme de production qu’il fallut constamment accroître la dimension du marché et détruire les économies fermées, plus ou moins autosuffisantes. À un moment donné la taille du marché, en rapport à la disparition de zones non soumises au mode de production capitaliste, a pu apparaître comme étant une limite à la reproduction élargie, selon la théorisation de R. Luxembourg, et même comme la cause d’un effondrement possible. L’accroissement énorme de la consommation et celle du phénomène d’obsolescence des produits, qui apparaît comme une consommation virtuelle ou escamotée, a éliminé ce possible. Dés lors on eut un renversement d’importance, c’est le marché qui devint prévalant entraînant  un rejouement essentiel, celui de l’affirmation de la valeur en sa troisième fonction, celle de monnaie universelle, contre laquelle s’opposèrent, à l’origine, les capitalistes, durant la période de ce que d’aucuns appellent le capitalisme pur, qui fut théorisé par Max Weber, caractérisé par la libre entreprise et l’éthique protestante. Ce qui importe à présent c’est la monnaie capital et la liberté d’écoulement, la fluidification, avec la disparition de la caractéristique de l’économie capitaliste, la production, qui est désormais considérée simplement comme une économie de marché. Un immense escamotage s’est opéré qui signale en fait la fin du capital

Les choses se compliquent car il existe un marché et des marchés qu’on doit mettre en parallèle avec le capital en sa totalité et les multiples capitaux particuliers. La grande revendication libérale est celle de la liberté des marchés;  l’activité des hommes, des femmes, pouvant lui faire entrave, exprimant par là une forme  accusée de leur obsolescence, il faut les éliminer.

La revendication plénière de la liberté appelle le tout est possible afin d’échapper à un déterminisme, à une contrainte, et elle se présente alors comme la réalisation d’un possible. Avec raison G Anders fait remarquer: c’est possible donc on le fait, on doit le faire. De là l’exaltation de l’activité scientifique. La liberté implique qu’il n’y ait pas de contraintes – signalant par là un certain refus de la répression – pourtant: «Au cœur des enseignements sacrés  de l’école de Chicago figurait la conviction suivante: «les forces économiques – l’offre et la demande, l’inflation et le chômage – s’apparentent aux forces de la nature, fixes et immuables». P. 81

On est sorti de la nature, on l’a détruite mais son concept demeure en tant qu’opérateur de justification. «Pour eux (les technos ou Chicago boys, disciples chiliens de M. Friedman n.d.r), l’économie était l’équivalent de forces naturelles redoutables auxquelles il fallait obéir: "Aller à l’encontre de la nature est improductif. À ce jeu on se dupe soi-même", expliqua Pinera (…) Cette prétention commune – recevoir des ordres de la nature et de ses lois supérieures – cimenta l’alliance entre les Chicago boys et Pinochet.» p. 123

À partir de là peut s’opérer le triomphe de l’interventionnisme et le renversement fondamental: "La vie au service des urgences de l’économie". (p. 392)" Titre d’une allocution de Jeffreys Sachs, économiste conseiller de Solidarité qui proposa et fit appliquer le traitement de choc pour la Pologne, qu’il prononça le 13 janvier 1993. Dans ce cas ne s’agirait-il pas plutôt des urgences du marché? En se mettant au service des marchés  la vie ne s’acquitterai-elle pas d’une forme de dette, ce qui viendrait interférer avec la dette de vie que nous examinerons ultérieurement.

C’est au Chili, rappelons-le, lors du renversement du gouvernement présidé par Allende en 1973 que fut mise en place la stratégie du choc. (p. 31) À partir de ce moment diverses "améliorations" furent apportées car il s’agissait d’aller à la racine. «Ainsi que l’affirmait la junte dans un éditorial de 1976: "Les esprits doivent être nettoyés eux aussi, car c’est là que l’erreur prend naissance."» (p. 174) Cette pratique du nettoyage, de la purification n’est pas nouvelle et fut appliquée par exemple en divers pays lors de la christianisation, comme lors de la déchristianisation en France, comme en Russie. L’usage de la terreur pour éliminer l’erreur est fréquent et a sa racine dans la nécessité d’éduquer afin d’éliminer les données naturelles en chaque individu[66].

Précisons que la mise au point de la dynamique du choc et de l’effroi  et son perfectionnement comporte les étapes suivantes: profiter des désastres, organiser les désastres par intervention politico-militaire, créer la crise qui est désastre pour la majorité de la population afin d’initier un procès politico-économique, création de crises comme mode de contrôler hommes et femmes, qui va s’imposer comme mode de gestion de l’extinction à venir, une préparation à la fin de la survie.

Et cela allait dans le sens d’une forme de plus en plus capitaliste de provoquer un choc et l’effroi, dérivée d’un mécanisme économique.

Examinons ce perfectionnement. «C’est en 1982 que Milton Friedman rédigea les lignes essentielles vouées à un retentissement considérable, qui résument le mieux la stratégie du choc: "Seule une crise –réelle ou supposée – peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit les mesures à prendre dépendent des idées en vigueur dans le contexte. Telle est, me semble-t-il notre véritable fonction: trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne politiquement inévitable."» (p.217)

La position de Milton Friedman présente une certaine analogie avec celle d’A. Bordiga pour qui l’essentiel était de maintenir inaltéré le programme jusqu’au moment où la crise du mode de production capitaliste permettrait de l’exécuter. Ce n’est pas sans importance que Milton Friedman dut attendre plusieurs années avant que ses idées ne parviennent à s’imposer.

Naomi Klein nous indique que les adeptes de l’école de Chicago considéraient que «(…) s’il peut provoquer une révolution à gauche, l’effondrement du marché peut aussi déclencher la contre-révolution à droite. On baptisa cette  théorie "hypothèse de la crise». (p. 218)

Selon les marxistes et particulièrement A. Bordiga, répétons-le, la crise du capitalisme était nécessaire pour que la révolution se déclenche, grâce à la destruction des illusions et la radicalisation des masses devenant plus perméables aux positions défendues par le parti ce qui favorise une prise de conscience, ainsi que la sortie de la minorité, de la dépendance. Or, les effets psychiques de régression n’ont pas été considérés, par exemple lors de la crise de 1929. La récession économique est un analogon de la régression psychique. Dans les deux cas il y a retour à une mise en dépendance. Le phénomène révolution se heurte à une dynamique contradictoire: la volonté de se libérer se couplant avec la mise en dépendance provoquée par les chocs. Ainsi s’explique en partie l’inchoation des masses prolétariennes allemandes en 1919 qui avaient subi celui de la guerre et celui de la crise économique qui suivit celle-ci. En revanche pour les "néo-conservateurs" la réalisation de leurs objectifs est effectivement possible et les faits l’ont prouvée. Toutefois la contradiction n’est pas absente chez eux: mettre les gens en déréliction afin de les libérer, et confirmer par là l’illusion qu’eux-mêmes sont libres et qu’ils peuvent manipuler le mécanisme infernal.

«Au milieu des années 1980, quelques économistes avaient observé qu’une hyperinflation provoquait les mêmes effets qu’une guerre militaire: favoriser la peur et la confusion, déclencher des vagues de réfugiés et causer  un grand nombre de pertes en vies humaines.» (p. 242)

«Désormais on n’avait plus besoin des dictatures militaires. L’époque de l’"ajustement structurel" - la dictature de la dette – avait débuté». (pp. 250-251) Forme actualisée de la dictature du don impliquant un contre don.

Dés lors se révéla la nécessité de manipuler la crise. C’est ce qu’exposa John Williamson le 13 janvier 1993 lors d’une conférence à Washington: «On peut se demander s’il n’y aurait pas lieu de songer à provoquer délibérément une crise dans l’intention de supprimer les obstacles politiques à la réforme. Dans le cas du Brésil, par exemple, on laisse parfois entendre qu’il faudrait  accepter l’hyperinflation pour effrayer les gens et les obliger à accepter les changements.» (p. 394)

Naomi Klein montre, avec le cas du Canada, comment la crise fut créée et ce qui s’en suivit. «Deux ans après le paroxysme de cette hystérie du déficit, la journaliste d’enquête Linda Mc Quaig montra de façon décisive que le sentiment d’urgence avait été créé de toute pièces et exploité par une poignée de think tanks financés par les plus grandes banques et sociétés du Canada…» (p. 396)

Ce qui précède nous permet d’affirmer qu’il n’est aucunement nécessaire de recourir à une théorie du complot pour expliquer les événements fondamentaux affectant la société-communauté car, depuis déjà bien longtemps, tout est en fait exprimé de façon fort claire. La raison, alors, d’une non lecture, d’une non écoute corrélative à la nécessité du complot, découle d’un besoin d’ésotérisme, d’occultisme.

Mais ce n’est pas tout. En continuité avec la théorisation de c’est pour ton bien s’est affirmée la problématique de faire subir un moindre mal pour éviter un mal plus grand. C’est grâce à ces deux données que la répression s’accomplit pleinement.

«Lorsque les Canadiens apprirent que la "crise du déficit" avait été montée de toutes pièces par des think tanks financés par de grandes sociétés, il était trop tard - les compressions avaient été effectuées et on n'y pouvait plus rien. Conséquence directe de toute cette affaire, les programmes sociaux destinés aux chômeurs du pays furent radicalement réduits, et ils ne furent pas augmentés par la suite, malgré des années de surplus budgétaires. Au cours de cette période, on eut à de nombreuses occasions recours à la stratégie de la crise. En septembre 1995, dans une bande vidéo fournie sous le manteau à la presse canadienne, on vit John Snobelen, ministre de l'Éducation de l'Ontario, affirmer, à l'occasion d'une réunion de fonctionnaires tenue à huis clos, qu'il fallait créer un climat de panique avant d'annoncer des compressions dans le domaine de l'éducation et d'autres mesures impopulaires. Il convenait de laisser filtrer des informations donnant à redouter une situation si sombre qu'"il préférait ne pas en parler". Il s'agissait, dit-il, de "créer une crise utile"[67].

« (…) À partir de 1995, dans la plupart des démocraties occidentales, le discours politique était saturé d'allusions au mur de la dette et à un effondrement économique imminent. On réclamait des compressions plus draconiennes et des privatisations plus ambitieuses. Pendant ce temps-là, les think tanks de Friedman brandissaient le spectre de la crise. Les institutions financières les plus puissantes de Washington étaient disposées à faire croire à l'existence d'une crise grâce à la manipulation des médias, certes, mais elles prenaient aussi des mesures concrètes pour créer des crises bien réelles. Deux ans après les observations de Williamson, d'après lequel on pouvait "attiser" les crises, Michael Bruno, économiste en chef (économie du développement) à la Banque mondiale, reprit des propos identiques, une fois de plus sans attirer l'attention des médias. Dans une communication présentée devant l'Association internationale des sciences économiques, à Tunis, en 1995, et dont le texte fut publié plus tard par la Banque mondiale, Bruno déclara devant 500 économistes venus de 68 pays que "l'idée selon laquelle une crise suffisamment grave pouvait pousser des décideurs jusque-là récalcitrants à instaurer des réformes susceptibles d'accroître la productivité" faisait l'objet d'un consensus de plus en plus grand. Bruno cita l'Amérique latine à titre d'exemple parfait de crises profondes apparemment bénéfiques" et s'attarda en particulier sur l'Argentine, où, dit-il, le président Menem et son ministre des Finances, Domingo Cavallo, avaient l'art de "profiter du climat d'urgence" pour réaliser d'importantes privatisations. Au cas où l'auditoire n'aurait pas bien compris, Bruno ajouta: "Je tiens à réitérer l'importance d'un thème majeur: l'économie politique des crises graves tend à déboucher sur des réformes radicales aux résultats positifs."» (pp. 398-400)

La justification de toutes les horreurs commises pour imposer les réformes, s’appuie sur la théorie de la destruction créatrice.

«La destruction créatrice est notre grande force, chez nous comme à l’étranger. Chaque jour, nous abolissons l’ordre ancien: des affaires à la science, de la littérature aux arts plastiques, de l’architecture au cinéma, de la politique aux droits….Tout y passe. […] Ils doivent nous attaquer pour survivre (le comble de la mise en dépendance, n.d.r), de la même façon que nous devons les démolir pour faire progresser notre mission historique.» Michael Ledeen, The war against the Terror Masters, 2002 (p. 433)

J. Schumpeter dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie affirma que ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme: «c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter.» Il apparaît comme ce «qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs».[68] Ce disant ce théoricien tend à considérer le capitalisme comme un organisme vivant doué de catabolisme et d’anabolisme et, par là, d’une capacité de régénération.

Il accordait une importance fondamentale à l’esprit d’entreprise, à l’initiative et à l’innovation, toutes données constamment exaltées à l’heure actuelle et posées comme vertus suprêmes.

Or, comment, dans le Manifeste, K. Marx saluait-il l’installation du mode de production capitaliste et l’action de la bourgeoisie, sinon comme une destruction créatrice; ce qu’il répétera pour signaler l’action civilisatrice de l’Angleterre en Inde, fomentatrice de l’unique révolution qu’aurait connu ce pays. Il parla même de mission historique. La révolution comme l’affirma Michel Bakounine se caractérise par cette dynamique, ce qui présuppose l’impossibilité de s’affirmer immédiatement; la destruction crée un champ de développement à cet effet.

Cette théorisation fut remise en cause par A. Bordiga qui, à propos de la destruction du capital constant pour permettre l’accroissement du taux de profit, parla d’homicide des morts. Et, en cette affirmation, se logeait aussi une certaine exigence d'inversion: ne pas détruire l'œuvre des autres afin de pouvoir s'affirmer, être reconnu. Cependant la théorie bordiguienne de la destruction déjà implicitement incluse dans le Manifeste, s’affirme d’ailleurs comme un début d’inversion possible: «… la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistances, trop d’industrie, trop de commerce.» p. 29

Chez K. Marx et divers marxistes, initialement, la révolution apparaît comme un procès d’émersion d’une forme sociale du sein de l’ancienne, le procès de destruction est réduit, ainsi que la violence. Mais la perpétuation du MPC a conduit à une production énorme, et à un changement de comportement des gens et à un blocage. S’impose un rejouement et l’accroissement de la consommation, consommation destructrice pour régénérer le procès, engendre un comportement différent, c’est-à-dire un accroissement de l’utilisation de la violence. De nos jours la création, l’innovation, et le développement durable sont prônés en définitive en compensation à l’obsolescence.

Revenons à la destruction créatrice pour indiquer qu’actuellement elle s’effectue en même temps qu’hommes et femmes sont précipité-e-s dans la dépression. Autrement dit, dans la maladie créatrice[69] qui s’apparente à une Aufhebung, la destruction de l’individu s’accompagne d’une création avec conservation de la pathogénie qui est niée dans sa manifestation immédiate.

Naomi Klein mentionne l’intervention des agences de notation mais n’y insiste pas du fait qu’à l’époque elles n’avaient peut-être pas encore acquis leur importance actuelle[70]. Leur rôle en définitive est de fournir des informations, les notations, qui sont déterminantes pour fonder ou non la confiance, la valider ou non. Avec les compagnies d’assurance, les institutions internationales comme le Fond monétaire international, la banque mondiale, elles se trouvent au sommet de la hiérarchie répressive et de ce fait opèrent en tant que gestionnaires de la confiance et de la répression.

Précisons que le phénomène de la notation implique une mise en place d’un jugement et donc l’activation de la recherche de la reconnaissance, d’une reconnaissance valorisante génératrice de confiance, parce que la reconnaissance peut s’avérer négative et c’est alors que s’impose la rétrogradation - ou régression imposée - la dévalorisation lançant une dynamique de méfiance, de négativation vis-à-vis de l’entité qui subit la notation négative. Ainsi États et banques se retrouvent dans la même situation que les élèves devant leurs professeurs et le phénomène de répression qu’hommes et femmes veulent éliminer se réimpose en une manifestation non équivoque, éclatante. Et ceci n’a rien d’étonnant du fait que le phénomène de la valeur dans sa vaste amplitude fut un support pour la dynamique de la répression, particulièrement avec la fondation de la hiérarchie (verticalisation) tandis que lors de la phase horizontale du mouvement de la valeur elle est occultée avec la mystification démocratique. Or avec la mort du capital s’opère un rejouement faisant en sorte que la monnaie universelle, phase la plus évoluée de la valeur (la valeur généralisée, vulgarisée, à la portée de tous et de toutes et permettant la confusion et la mise en dépendance généralisées), se réimpose tant dans sa dimension verticale qu’horizontale, mais aussi la répression qui avait été plus ou moins masquée. La virtualisation permet de réimposer ce qui fut  et donc d’effectuer le rejouement. Par là tend à s’instaurer une totalité spéciosique qui ne laisse rien en dehors d’elle.

La pratique de la notation est de réprimer, ne serait-ce qu’à cause de l’assujettissement à une norme qui dans les cas des phénomènes économiques est parfois difficilement exprimée, comme cela s’impose également dans l’enseignement. Être noté c’est être repéré et placé sur une échelle axiologique, et c’est se trouver dans la pleine dépendance.

La notion de notation doit être mise en relation avec celle de sécurité et d’assurance. La note accordée à une entreprise, voire à un État, indique la fiabilité de celle-là et de celui-ci, dans quelle mesure ce que nous entretenons avec il ou elle peut être sûr et, pour nous prémunir contre un risque une assurance ne s’impose-t-elle pas? Ce qui confirme que l’essentiel c’est d’être assuré, ce qui exprime de la façon la plus prégnante que l’insécurité est à la base de la société-communauté. Être bien noté, c’est être rassuré. L’assurance doit engendrer la confiance et nous retrouvons le problème de la monnaie.

Le surgissement de la puissance des agences de notation a été perçu comme fondant la perte de souveraineté des États, et donc celle de leur autorité ce qui implique une mise en dépendance. Chez Hegel la reconnaissance est acquisition d’une autorité contrepartie du risque de mourir. Elle se présente le plus souvent comme un incrément difficile à cerner et à acquérir comme on peut le constater dans la littérature concernant la période des Royaumes combattants particulièrement dans le roman Les Trois royaumes. C’est ce que doivent obtenir les rois afin de fonder leur souveraineté, par exemple une dimension thérapeutique. Plus généralement c’est ce qui permet de sortir de l’incertitude suscitée par la rupture de continuité et fonde toutes les variantes de reconnaissance et cela fut particulièrement vrai lors de l’instauration du patriarcat.

L’importance acquise par les agences de notation signale la toute puissance de l’information, comme cela se produisait déjà avec les bourses. Elle devient le support de la monnaie. La monnaie informatique (pas seulement parce que ses supports de réalisation sont des instruments informatiques mais parce qu’elle est constituée d’informations) se présente en fait comme l’évanescence même de la monnaie capital, et signifie son obsolescence. Ce qui compte c’est l’information qu’on a sur une personne. Et celle-ci indique si  on peut ou non avoir confiance en elle. La médiation s’abolit. N’importe qui peut créer de l’information. La question est celle de son accumulation, de sa monopolisation, de sa validation, d’où la nécessité d’institutions de contrôle Ainsi s’achèvent simultanément les phénomènes intermédiaires de la représentation et de la manipulation possible qui ne peuvent réapparaître qu’au niveau virtuel ce qui implique la mise au point de techniques toujours plus sophistiquées.

Notre prise en compte de l’existence de la monnaie informatique nous conduit à anticiper sur la question de la dimension de la monnaie en tant que représentation, que signe, et sur le fait que la dette, représentant ce qui manque, possède par là même une dimension symbolique. C’est là que nous retrouvons l’information car le signe peut se concevoir comme étant, tout au moins métaphoriquement, l’équivalent de celle-ci.

À l’origine, l’information apparaît comme une donnée permettant de lever un doute. Ensuite elle s’impose dans la dynamique de la néguentropie. Ce qui est cohérent car avec l’entropie on a le passage au chaos, mais grâce à des informations il est possible de restaurer un ordre. À l’heure actuelle le concept d’information prend une importance hégémonique et devient une médiation fondatrice. C’est grâce à elle que les physiciens pensent parvenir à résoudre les contradictions entre physique relativiste et physique quantique. Notre propos n’est pas en rapport avec une recherche sur la validité ou non d’une telle dynamique, mais il vise la relation biunivoque entre celle-ci et celle de la séparation toujours plus poussée de l’homme d’avec le reste de la nature, de la séparation au sein de l’espèce, au sein de l’individu. Dit autrement: comment la première est le support pour dire la seconde permettant par là d’exprimer la déchirure psychique au niveau spécifique et au niveau individuel? Dans un article intitulé L’espace est-il discret? Michael Moyer, dans la revue Pour la Science, écrit «Le monde est-il flou? Ce n’est pas une métaphore. Pour Craig Hogan (...) si nous parvenions à observer les plus petites subdivisions de l’espace et du temps, nous découvririons un univers en perpétuelle effervescence, un incessant bourdonnement de fluctuations (…) Ce bruit serait la marque d’un espace discontinu qui, au lieu d’être une toile de fond bien lisse à la danse des particules, serait au contraire constitué de petits morceaux irréductibles: un univers discret.

À la plus petite échelle possible, l’échelle de Plank (10-35), les deux piliers de la physique du XX° siècle, la théorie quantique et la relativité générale, semblent irréconciliables. C’est à cette même échelle que des physiciens ont développé depuis quelques décennies une des_c_r_i_p_tion de l’Univers en termes d’information, c’est-à-dire de bits – des 0 et des 1. Selon cette théorie dite holographique, c’est l’information, et non la matière et l’énergie, qui constitue l’essence même de l’Univers. De cette information émerge le cosmos.»

Toutefois deux restrictions:

1. «La nature de ces bits d’information, ou degrés de liberté, reste cependant inconnue[71] à ce jour faute d’une théorie complète de la gravitation quantique».

2. «Même si le principe holographique est correct, des questions subsistent. Sous quelle forme l’information est-elle codée? Comment est-elle traitée pour faire émerger l’Univers que nous observons? Pour certains physiciens, l’Univers est un ordinateur qui traite l’information pour faire apparaître ce que nous percevons comme la réalité physique. Mais cet ordinateur est pour le moment une boite noire.»

Une première remarque s’impose: on est parvenu à une représentation totalement discontinuiste car si l’information est une grandeur physique, elle s’avère également comme un certain quantum de connaissance que nous extrayons du cosmos afin de pouvoir édifier une représentation. Mais pourquoi matière, énergie et information doivent-elles être séparées, et pourquoi doit-on chercher ce qui détermine en dernière analyse? C’est la recherche de l’origine inévitablement engendrée par la coupure de continuité et donc celle de ce qui nous fonde afin de sortir d’une immense incertitude. Mais c’est aussi la nécessité de fonder le principe de domination: ce n’est que lorsque la communauté se fragmente avec la formation des individus (grandeurs discrètes) que peut s’effectuer celui-ci. À ce moment-là un élément du discontinu (un individu) peut être exclu de l’ensemble pour être posé comme unité supérieure ou comme représentant de cet ensemble. Ainsi une éventuelle contradiction entre comportement, psychisme et procès de connaissance est évitée.

Autrement dit, il n’y a pas de continuum, mais un discretum. La continuité ne serait qu’une apparence, la projection d’un désir. La certitude est impossible.

La représentation qui nous est proposée nous reconduit à une position idéaliste, néoplatonicienne, d’une part, parce que les éléments opérant sont l’Un, l’Univers, et l’unité, l’information; d’autre part, en vertu de tout ce qui est dit dans l’article, l’univers est comme tapissé par les informations (remplaçant les idées) à partir desquelles tout va émerger. Ce que l’on peut exprimer autrement en affirmant que de l’Univers, remplaçant dieu, émane la réalité.

Ce qui est essentiel est ceci, qui confirme ce qui précède: «L’essence de l’univers serait l’information, dont les bits constitutifs seraient encodés dans la trame de l’espace-temps à l’échelle de Plank». Car là s’impose nettement le rapport au psychisme de l’espèce. Ces bits constitutifs, encodés, sortes d’engrammes, formeraient en fait l’empreinte de la menace qui détermine, au travers d’une longue errance, la mise en forme de l’espèce, sa spéciose à laquelle elle ne pourrait donc pas échapper.

En effet: «Selon un principe fondamental de la physique (…) l’information ne disparaît jamais. Elle peut changer de forme, être brouillée, mélangée, mais elle subsiste à un niveau fondamental.»[72]

Ainsi l’éternité escamotée au profit du temps, grandeur discrète qu’on peut manipuler, se réaffirme au travers de l’information. Par analogie, cela nous enseigne que le dire, la parole qui informe, prédomine et même préexiste au geste, la production de la réalité. Ce qui est en cohérence avec le triomphe de la virtualité, et de la médiation. En effet on pourrait penser l’information comme une médiation entre l’énergie et la matière, puisque tout ce qui est, informe et est affecté. On peut également considérer la prépondérance de l’information comme un témoignage de reconnaissance de la puissance de la répression en tant que mise en forme, ainsi que celle de l’échappatoire possible en recourant à la manipulation des formes, des informations.

Parvenu à ce stade de dévoilement du devenir spéciosique s’impose à nous la nécessité de revenir sur la question de la dette puisque la monnaie permet de l’exprimer, de la quantifier, et de l’annuler si la personne, ou l’institution, est solvable. Une première approche permet de constater qu’étant parvenu au bout du phénomène de la valeur et du capital, les données originelles se réimposent d’où la pléthore d’études concernant l’une et l’autre, leur origine ainsi que leurs rapports. J’ai déjà exposé tout le phénomène de la valeur, de la valorisation, qui inclut toutes les valeurs, particulièrement sa genèse, absente dans l’œuvre de K. Marx; phénomène nécessaire du fait de la coupure d’avec le reste de la nature. Il convient de noter qu’il parle fondamentalement de l’argent (das Geld) qui n’apparaît qu’à un moment donné du devenir du phénomène valeur, impliquant des relations déterminées des hommes, des femmes entre eux et elles, et avec le monde (l’ensemble des relations humaines à leur milieu, à la nature). Pour comprendre son investigation il convient de tenir compte qu’il ne sépare pas la monnaie du devenir du capital. Précisons: il se préoccupe de la transformation de l’argent en capital, mais de l’argent dans sa troisième fonction lorsqu’il opère en tant que monnaie universelle ce qui implique que le concept de monnaie subsume tout le mouvement, notamment les deux autres fonctions de mesure des valeurs de et moyen d’échange. Mais on ne peut pas étudier cela sans tenir compte des deux autres phénomènes qui opèrent souvent de façon contradictoire avec le mouvement de la valeur: le travail et la propriété foncière (la fonciarisation), à quoi il faut ajouter la surnature. Car, en définitive, qu’est-ce qui va représenter l’homme se séparant de la nature: le travail, la propriété foncière, la valeur, une donnée surnaturelle comme l’esprit, le divin? Qu’est-ce qui va le fonder, le distinguer, lui donner une place, le situer et par là le rassurer, lui ôter son immense inquiétude?

Lors du surgissement du capital, le travail et la propriété foncière  opérant à travers leur anthropomorphose, ainsi que la valeur (argent sous sa troisième forme) qui ne parvient pas à se poser en tant que communauté, interviennent. Les entrepreneurs – ceux qui vont permettre l’affirmation de ce que nous appelons capital avancent un quantum d’argent pour pouvoir mettre en branle le procès de production. Toutefois la réalisation du procès total de production incluant production immédiate et circulation nécessite le plus souvent une avancée supplémentaire d’argent. Cela conduisit à la mise en place du crédit sur une base capitaliste point de départ de la formation de ce qui fut appelé le capital financier, le capital porteur d’intérêt expression de la mise en place d’un vaste rejouement

Je ne traiterai pas, en son intégralité, de la question de la dette car cela demande une approche multiple et d’ample envergure. J’avancerai seulement quelques considérations. L’étude de la dette apparaît comme un support pour formuler une nouvelle théorie de la monnaie mais aussi une recherche d’un fondement de la science économique qui tend à présenter l’économie comme une donnée qui s’impose dés l’origine d’où les affirmations suivantes: "transhistoricité de l’abstraction monétaire" et "la monnaie et la dette comme composantes de toute société humaine". Cela s’effectue à travers deux approches. Tout d’abord une approche anthropologique qui théorise la dette primordiale soulignant la très grande antiquité du phénomène. Ainsi elle surgirait de la nécessité d’échanger les femmes et la prohibition de l’inceste fonderait en définitive la dette. L’analyse du don est reprise car en effet le don peut être interprété comme un crédit que celui qui donne accorde à celui qui reçoit. En retour celui-ci contracte une dette. Mais il y a plus car le don induit un contre don lequel contient un incrément. Donner crée une obligation, celle de donner plus. On a là une dynamique d’incrémentation qui s’apparente à celle du capital formel[73]. Avec la circulation simple des marchandises régie par loi de la valeur, il y a échange d’équivalents et donc la dynamique de la dette était enrayée Toutefois les rejouements l’ont réimposée sous forme amplifiée parce que d’autres éléments intervinrent en rapport à la mise en dépendance impossible à abolir. Ajoutons que la dette implique son antonyme le crédit qui peut être considéré comme relevant du droit tandis que la dette relève du devoir.

La seconde approche peut être caractérisée d’ontologique, il s’agit de la théorisation de la dette de vie qu’on peut considérer comme une variante et une radicalisation de celle de la dette primordiale[74] Une citation importante pour la situer: «Nous ne sommes pas à notre origine mais à notre commencement. Et ce commencement nous situe en dette d'origine. La dette n'est donc pas qu’un fait social, ce que je dois à la société, ou économique, ce qui participe des lois de l'échange; elle n'est même pas qu'un fait moral. La dette est une réalité ontologique qui me situe comme un sujet en dépendance[75]. Elle est la situation première qui définit mon rapport à l'altérité. Ce n'est pas moi qui peux m'autoproclamer fille de... fils de... Je suis d'abord nommé. La dette n'est pas un accident historique, mais bien à mon origine, comme une origine où, encore une fois, je ne suis pas. "La dette révèle ainsi, à l'origine, un rapport asymétrique, une structure de dépendance qui permet l'émergence de la subjectivité". La dette est antérieure, par conséquent, à la culpabilité morale qui est consécutive à une faute; elle est antérieure enfin au devoir qui m'enjoint de ne pas commettre de faute. Reconnaître un endettement originaire conduit à une éthique de la finitude, où le sujet est toujours en dépendance et où il ne saurait se donner l'autonomie morale. Une éthique de la finitude est autre donc qu’une éthique du devoir comme manifestation de l'autonomie de la raison».[76]

Je trouve exprimée là de façon percutante une présentation de la spéciose ontose dont le fondement est la mise en dépendance avec l’idée, qui affleure, que la naissance est la mise en place d’une dette qu’il serait impossible de rembourser ce qui est posé par divers théoriciens comme étant caractéristique de la dette, un élément important de la condition humaine. Et cela va jusqu’à l’expression des phantasmes – phénomènes de compensation – induits par la dépendance. «On peut tenter de nier la dette en voulant être sa propre origine. C’est un des sens, me semble-t-il, du mythe d’Œdipe. En tuant son père, et donc la filiation, en épousant sa mère, en couchant avec elle, c’est comme si Œdipe s’autoengendrait, supprimant la dette». Curieusement ici c’est la violation de l’interdit de l’inceste qui permet la suppression de la dette.[77]

La notion de dette de vie implique parfois l’idée que l’être naissant induirait en quelque sort la mort d’un autre et que le rachat de cette mort constituerait sa dette, expression de sa culpabilité. On retrouve ainsi l’idée, rencontrée chez G.W.F. Hegel, de la mort comme fondement originel du devenir de l’individu, comme chez les théologiens catholiques qui posent le rachat de tous les péchés (de toutes les dettes), la rédemption, après la mort de l’individu.

La dette de vie pourrait s’exprimer en fonction de la représentation en place, en terme d’informations. Les parents sont des sources de celle-ci et l’on contracte une dette envers eux, une dette informationnelle. En retour pour acquérir de la confiance, pour être reconnu et rester en vie, il faut donner de l’information.

Certains théoriciens de la dette affirment qu’à l’origine s’est manifestée une violence qui résulte en fait, selon moi, de l’effectuation de la répression parentale et sociale et l’on comprend la "parenté" qui est établie entre mouvement économique, morale, psychologie. En fait le phénomène de la valeur et le mouvement du capital, dévoilent toutes les modalités d’effectuation de la répression à l’échelle sociale, individuelle et les dynamiques de compensation qui les accompagnent.

La dette primordiale et la dette de vie signalent et expriment la dépendance originelle et même la déréliction, dette qui ne peut pas s’épuiser; accompagnée de la violence ressentie, d’un rejet, d’un refus, de la confusion. Comme cela s’impose également  au niveau de l’espèce: du fait de la séparation d‘avec le reste de la nature – pour fuir une menace - s’affirme une dette (une culpabilité) devant compenser la perte infligée à celle-ci. Précisons: ce qui peut se nommer dette primordiale, dette de vie, correspond à la mise en dépendance du fait de la coupure originelle de continuité, est un phénomène de compensation, un essai de panser la déchirure de la coupure de continuité. Une multitude de recouvrements analogons de cette coupure susciteuse de dépendance, tant au niveau de l’espèce qu’au niveau de l’individu, s’imposèrent au cours de l’errance et il  fallut une immense crise initiée au cours des années de la décennie soixante du siècle dernier se déployant maintenant en dissolution de tout ce qui fut construit au cours de cette errance, pour que la réalité primitive, initiale, se manifeste.

La dynamique de la spéciose-ontose implique que vivre c’est exprimer sa dette, sa reconnaissance pour une existence octroyée et, ici, la reconnaissance est celle de la dépendance alors que dans la dynamique hégélienne elle s’imposait pour y échapper. Dés lors on peut penser que l’homme selon GWF.Hegel, celui qui va devenir maître, lutte pour échapper à une dette ce qui le conduit à mettre l’autre, son antagoniste, dans la dépendance, la servitude. C’est la monnaie, ersatz de la confiance elle-même opérateur de continuité, qui permet cette opération. Cette dynamique a nécessité la transmutation de la confiance en monnaie, donc son objectalisation et, maintenant, avec l’évanescence de la valeur et du capital, sa virtualisation.

La monnaie (que ce soit la monnaie argent ou la monnaie capital) est ce qui non seulement fonde la confiance, mais en est son substitut, elle est support de l’autorité, de ce qui autorise, de la  souveraineté; elle est un opérateur de mise en continuité. Elle permet la circulation qui, avec la confiance ne peut s’effectuer que s’il y a continuité apparaissant ici comme la succession temporelle des relations entre les hommes, les femmes. Mais quelle organisation – puisqu’il faut tout de même un support - va pouvoir apporter autorité, confiance etc. remplacer en définitive le procès de vie et la continuité? On se retrouve avec le problème de l’organisation piège.

Du fait de l’évanescence de l’État dans le phénomène de reconnaissance assurée par la monnaie, ce n’est plus lui qui imprime ou pose sa marque, mais un institut bancaire, ce qui entre dans la dynamique de la disparition des institutions et affirmation des données concrètes de façon mystifiée ou sous forme mystifiée. Donc ce n’est plus lui qui possède l’autorité – support – repère pour être porté et dans une certaine mesure un vecteur de continuité. Où se trouve-t-elle actuellement? Quel est le sommet de la pyramide? L’autorité donne, inspire la confiance qui originellement fut perdue par suite de la coupure de continuité. Cette évanescence de l’État est concomitante à la tendance à la mise en place de diverses monnaies locales avec les systèmes d’échanges locaux par exemple.

Dit autrement, la monnaie apparaît bien, en son contenu, comme la confiance en procès, la continuité (c’est le capital argent qui permit la continuité des phases du procès de production total).  Elle est appropriée privatisée  monopolisée au niveau des centres d’émission création, institutions bancaires. Elle est émise en des quanta déterminés qui réintégreront le centre après effectuation de diverses opérations avec un incrément: la confiance accordée augmentée de la confiance due. Ainsi peuvent se rejouer l’insatisfaction, l’insatiabilité, en même temps que se réaffirme le lien social, ce qui nous attache.

Enfin la monnaie, par l’intermédiaire de la dette, réactive la menace et l’autorité, qui fonde la confiance, va assurer en dernière instance, la répression. Mais elle peut s’exprimer autrement: le temps étant de l’argent, l’individu qui est très endetté doit en conséquence un grand quantum de temps. À partir de là on peut retrouver la dette de vie car, en donnant de son temps support de vie, il donne de sa vie et, si la dette est trop forte, il rencontre la menace de mourir. On retrouve le lien entre la reconnaissance (ici d’une dette) et le risque de mourir.

Pour conclure cette digression j’en viens rapidement à notre époque pour insister sur l’immense impasse où nous nous trouvons, et l’exigence d’opérer une inversion. L’impasse est en même temps le rejouement de ce qui s’imposa lors de la mise en errance.

On retourne aux stades initiaux du mouvement de la valeur dans sa dimension horizontale. Pour ne pas remettre en cause les rapports sociaux, la société, l’État, il fallut autrefois recourir à l'annulation de la dette comme en Mésopotamie, en Grèce. Je pense que dans une certaine mesure cela s'opère pour les banques et certaines entreprises ce qui n’exclut pas simultanément une création de monnaie ex-nihil. Mais cela ne va pas s'étendre aux particuliers car ce serait remettre en cause le fondement même de la répression qui nécessite l’existence des dominants et des dominés, des indépendants et des dépendants. Je veux signifier qu'il est impossible de remettre en cause le principe de la mise en dépendance car les indépendants, les dominants ne peuvent recouvrir leur propre mise en dépendance qu'en la réactualisant sur les autres et donc en réaffirmant le fait qu'ils échapperaient au mécanisme infernal. La demande, à la base de la genèse de la dette, est liée aux besoins, aux désirs, aux phantasmes humains. L'impossibilité de gérer cette dette implique la faillite totale non seulement du capital mais du phénomène économique dans sa totalité, c'est au fond celle de gérer les relations émotionnelles, affectives, intellectuelles de l'espèce sortie désormais de la nature. C'est, plus en profondeur, le problème de la compensation comme cela se posa originellement lors d'un crime. Autrement dit la société-communauté actuelle n'est plus en mesure d'opérer les diverses compensations nécessaires pour que le procès de vie socio-communautaire puisse se poursuivre. La dette en est une expression. Quand tout se dissout il ne peut plus y avoir de compensation. En outre les gouvernements, les institutions financières créent et injectent de la monnaie capital dans les circuits économiques sans engendrer de modifications importantes, signalant la perte de confiance au sein même de ceux qui sont acteurs déterminants dans les procès économiques. L’autorité n’est plus effective et il n’y a plus de garantie.

Dans tous les cas annuler la dette avec la volonté de redémarrer à zéro n’abolira pas le phénomène de dépendance. En fait il sera régénéré grâce à une destruction créatrice[78].

Pour  mieux percevoir ce que connote la dette il est bon de la confronter à la gratuité. Le danger de la gratuité s’exprime par l’absurde avec la théorisation de l’acte gratuit[79] un acte qui, en amont, n’est déterminé par rien, nulle raison, nulle cause et, en aval, par aucune nécessité de reconnaissance, d’un apport quelconque. Un acte dont la motivation est l’action elle-même, qui se détermine lui-même, échappant à toute dépendance. Mais cela heurte la pratique quotidienne où tout est payant et où tout acte dépend de quelque chose, à l’idée qu’on ne puisse pas échapper à une règle, un lien, un mécanisme. Aussi de peur d’enfreindre la logique relationnelle et s’endetter inconsciemment, l’individu préfère payer, se prémunissant contre la menace de dette: payer rassure et devient une activité apotropaïque. En payant l’individu est constamment en règle.

Il faut payer pour exister, pour sortir d’un état - comme l’argent sort d’une poche, d’un porte-feuille, d’un compte etc. - et le paiement se fait à travers une action donnée qui opère en tant que médiation. Le paiement lui-même peut apparaître alors comme la métaphore de l’existence. Quelle peut être l’action initiale fondatrice? C’est la séparation d’avec le reste de la nature créant la dette originelle. Au fond on paie pour avoir rompu avec la participation, ce qui nous a conduit à nous extraire de la nature.

Ainsi on peut accepter qu’il y ait des prix bas, des réductions de prix, mais il doit toujours y avoir un prix. La gratuité ce serait comme si la vie n’avait pas de valeur, pas de prix. La valeur et le capital se sont "transsubstantatialisés" en nous[80]

Notons que dire d’une affirmation qu’elle est gratuite c’est qu’elle n’a aucun fondement et qu’une autre, même très différente, pourrait être tout aussi valable. Refuser la gratuité serait refuser le néant.

La charité pourrait s’apparenter à la gratuité mais en fait elle est effectuée en vue d’un salut ou, dans l’immédiat, en vue d’une reconnaissance, à travers la bienveillance et le désintéressement manifestés.

Être reconnu, apparaître en son intégralité, serait ne plus avoir de dette et donc plus de dépendance affectant notre idiosyncrasie. Le seul être qui se trouve dans une telle situation c’est dieu et cela exprime son aséité. Cette aséité de dieu, sa transcendance, sont des données compensatrices au sein de sociétés dominées par le mouvement de la valeur en sa dynamique horizontale où prédomine l’immanence qui peut apparaître comme une forme dérivée de l’appartenance ou même comme son ersatz. Or cette appartenance nous l’avons quittée, fondant l’origine de la dette et dieu est nécessaire pour nous racheter de celle-ci, pour assurer notre rédemption. Toutefois le capital parvient à l’aséité et abolit la nécessité de la compensation apportée par la mystique, par la religion. La réalisation du mouvement pour le mouvement inclut l’acte gratuit et, par là même, il assure lui aussi une rédemption. Mais sa mort abolit tout et la dette réapparaît ainsi que la tentation de la gratuité.

Tant que persiste l’échange, la dynamique de la reconnaissance est inévitable de même que les notions de crédit et de dette, de droit et de devoir. Le caractère pernicieux de l’échange n’a pas été saisi pleinement et, il a été mis au fondement du devenir de l’espèce. Ceci est corrélatif avec la confusion entre communication et échange. On ne doit pas s’étonner si celui des femmes s’accompagne, au cours de siècles, de la prostitution. En outre sous l’apparence de liberté il inclut diverses contraintes et illusions comme celle de la liberté du choix, celle de penser qu’on puisse échapper au rejouement de la coupure de continuité puisque l’échange se manifeste comme sa résorption réitérée. Par là, il s’affirme recouvrement. Enfin celle de pouvoir échanger sans être affecté. Cette dernière illusion a été entretenue par divers théoriciens socialistes, communistes qui pensaient conserver l’échange au sein des phases précédant l’accès au communisme, voire au sein de celui-ci.

À ce stade de l’exposé - fondé sur le livre de N. Klein concernant la nécessité du choc, de la catastrophe, dans le devenir de la société-communauté actuelle - une prise de position s’impose à nouveau  à nous: le rejet de la théorie de la catastrophe - déjà exprimé dans la phrase mise en exergue -, ainsi que celui d’un choc nécessaire, pourvoyeur d’une impulsion pour que s’enclenche non plus la révolution, dont nous avons signalé depuis longtemps sa désuétude, son impossibilité devenue, mais l’amorce d’une autre dynamique, d’un devenir conscient de l’espèce. En outre nous ne pouvons plus entériner une certaine extériorité entre le développement économique et celui intellectuel et psychique de l’espèce. Il s’agit d’un tout. Le premier ne fait qu’extérioriser le second et l’on peut dire que l’affirmation et son extériorisation sont inséparables.

Reprenons l’analyse de La stratégie du choc. La dernière partie est consacrée à ce qu’on peut nommer l’industrie de la sécurité qui tend à ne plus être assurée par l’État mais par diverses entreprises.

Ici se révèle pleinement la dynamique répressive qui s’impose en fait, se justifie en tant que dynamique de protection, de garantie, contre les risques inscrits dans le devenir social; en tant que  dynamique de "c’est pour ton bien". En même temps se dévoile la permanence de la menace qui, originellement, est celle de la destruction, de l’extinction.

Ce n’est pas nouveau. Interpellons K. Marx: «La sûreté est le concept social le plus élevé de la société bourgeoise, le concept de la police: toute la société n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de sa propriété C'est en ce sens qu'Hegel appelle la société bourgeoise: "L'état du besoin et de la raison"».[81]

La pulvérisation de la société, de l’État, aboutit à ce que la sûreté soit assurée par des entreprises privées. En outre comme elle devient un objet d’entreprise économique elle doit être enlevée à tout le monde, assurant par là une mise en dépendance, un état de précarité, d’instabilité, afin de pouvoir ensuite la monnayer. C’est la dynamique de la genèse du droit (ici celui à la sûreté): d’abord il faut qu’il y ait dépossession pour qu’ensuite on puisse régler la possibilité d’accéder à ce dont on a été dépossédé. On aboutit à un développement de la valorisation à partir de la dépossession, d’un manque, ce qui révèle la réalité profonde de la nécessité de la mise en valeur.

«Dans un rapport ("La défense négligée: mobiliser le secteur privé pour soutenir la sécurité intérieure") (…) il est dit: "L’élan humanitaire qui pousse le gouvernement fédéral à fournir une aide d’urgence aux victimes d’une catastrophe nuit au mode de gestion des risques du marché"». (p. 646)

«L’une des avenues qu’explorent les entrepreneurs pour s’assurer d’autres sources de revenus stables, c’est la préparation des sociétés à l’hypothèse du désastre». (p. 649) On retrouve ici, sous la forme de l’hypothèse, la centralité du concept de risque auquel sont liés ceux de prévention et de précaution, ainsi que la contradiction fondée dans une irrationalité. D’une part la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on ne prend pas de risques: spéculation, jeux, sports, aventures; le risque est inhérent à la vie; là où l’on court un risque il y a une chance de survie, comme aurait pu le dire G.W.F. Hegel, là peut se vérifier si l’on a ou non la grâce. D’autre part il faut avant tout se prémunir contre lui, ce qui est à la base d’un déploiement de la répression. L’irrationalité découle en définitive de la volonté inconsciente de vouloir échapper à une insécurité initiale tout en voulant, assumant un plein développement de vie.

«Len Rosen, éminent banquier israélien, tint au magazine Fortune les propos suivants "La sécurité compte plus que la paix". Et Naomi Klein conclut: «Il n’est pas exagéré  d’affirmer que l’industrie de la guerre contre le terrorisme a sauvé l’économie vacillante d’Israël, de la même façon que le complexe du capitalisme du désastre a volé au secours des places boursières mondiales». (p. 676)[82] Pour assurer la sécurité de façon durable une menace permanente doit se manifester, ce qui peut contribuer à l’élaboration de la thèse du complot permanent.

«La recette de la guerre mondiale à perpétuité[83] est d’ailleurs celle que l’administration Bush avait proposée au complexe du capitalisme du désastre naissant, au lendemain du 11 septembre. Cette guerre, aucun pays ne peut la gagner, mais là n’est pas la question. Il s’agit plutôt de créer la "sécurité" dans les pays forteresses soutenus par d’interminables conflits de faible intensité à l’extérieur de leurs murs. (…) C’est toutefois en Israël que le processus est le plus avancé: un pays tout entier s’est transformé en enclave fortifiée à accès contrôlé entourée de parias refoulés à l’extérieur, parqués dans des zones rouges permanentes. Voilà à quoi ressemble une société qui n’a pas d’intérêts économiques à souhaiter la paix et s’est investie tout entière dans une guerre sans fin et impossible à gagner dont elle tire d’importants avantages». (pp. 683-684)

Ce qui se réaffirme par là c’est ce que dit, en des formes variées, le récit écrit par les philosophes, de la lutte de tous contre tous. Cette guerre sans fin est, selon un bel oxymoron, une inchoation de la fin; cela ne parvient pas à s’achever nous évoquant l’inachèvement de l’Homme et le fantasme de la fin du monde (apocalypse) et dériverait de la manifestation inévitable et originelle, comme la culpabilité, de la méchanceté des hommes, des femmes.

La recette de la guerre mondiale à perpétuité implique qu’il faut créer l’insécurité, réactualiser la menace, pour développer l’industrie de la sécurité et le droit à la sécurité. Ce qui est encore une base pour la production d’une théorie du complot, un complot contre tous les hommes, toutes les femmes.

Menace, sécurité et culpabilité sont intimement liées. La menace est multiple et obsessionnelle. Son fondement, son support, est double: externe, au départ la nature puis le monde même créé par les hommes et les femmes, interne du fait qu’on est coupable et qu’on relève de ce fait d’une justice immanente (autre figure du mécanisme infernal) qui doit nous faire expier nos fautes. Il est comme impossible d’être innocenté. La fable du péché originel suivie de la rédemption par le Christ n’a pas permis de lever la culpabilité et l’a probablement accrue: culpabilité de la mort de celui-ci. Et cela se comprend car si on était innocenté, plus de développement possible, comme cela se révèle parfaitement avec la théorie du karma. Dans ce cas, si la faute n’est pas actuelle, elle fut commise dans une vie antérieure, de telle sorte que personne ne naît innocent. Naître tel abolirait tout développement possible, l’innocence s’apparentant à la perfection. En revanche naître coupable est le point de départ d’un tel développement, d’un perfectionnement, support pour le déploiement de diverses psychothérapies spiritualistes, religieuses. Cette dynamique se répète à l’heure actuelle de façon profane d’une manière quelque peu contradictoire: il n’y a pas de présomption d’innocence et il faut donc constamment prouver qu’on n’est pas coupable, ce qui est une autre façon d’être sécurisé. Cela permet aux diverses entreprises juridiques de prospérer et à l’individu d’espérer pouvoir atteindre à un moment donné la sécurité. Cela s’impose de façon spectaculaire pour les hommes politiques, les chefs d’entreprises, les directeurs d’institutions etc., mais aussi pour le commun des mortels et des mortelles.

En fait de guerre durable on tend à la manifestation de conflits parcellaires, c’est-à-dire mettant en cause un nombre limité d’individus, mais leur généralisation exprime la lutte de tous contre tous que divers penseurs postulèrent avoir régné à l’origine. On peut penser que la lutte continue, obstinée de l’homme, au sein de l’espèce et contre l’extérieur, opère comme une compensation à son obsolescence; elle le réactive en donnant un "sens à la vie"et, tant qu’il existe de l’ennemi, il y a de l’histoire. [84]

Ainsi, en ce qui concerne les mécanismes économiques et la dynamique de la société-communauté, on ne constate rien de fondamentalement nouveau par rapport à la situation d’il y a soixante ans. En revanche ce qui l’est c’est le dévoilement accentué de l’ontose-spéciose et l’innovation technique, allant croissant depuis les années soixante du siècle dernier, en a fourni les supports. Nous l’avons déjà affronté précédemment avec la question de la reconnaissance et de la menace. Je veux revenir sur la première  en reprenant sans l’exposer le discours de K. Marx à propos de la marchandise[85]mais en tenant compte de ce qui est exposé par Naomi Klein dans No Logo – La tyrannie des marques, qui révèle bien d’autres aspects de ce phénomène déjà présents, sans être pleinement apparents, depuis des siècles.

Ici on accède directement à la misère sociale, à la déréliction, à des données de la vie quotidienne. «On est aux prises avec ce dilemme: "Je vaux mieux que cela même si je ne trouve pas d’autre emploi». Alors on se dit: "C’est temporaire; je vais trouver quelque chose de mieux"»[86] p. 359 Naomi Klein commente, à la suite: «Cet état intériorisé d’itinérance perpétuelle a fait l’affaire des employeurs du secteur des services…». En effet la mise en procrastination fragilise les individus, et le recours à l’espérance les induit à positiver – dynamique du recouvrement - ce que la société-communauté en place leur conseille amplement.

Induire la dynamique du doute de soi pour rendre dépendant. «De nature, la quête du cool est minée par le doute de soi "Est-ce que c’est le cool?" se demandent  mutuellement les multitudes d’adolescents en train de faire leurs achats». P 122.

N. Klein nous expose le devenir à l’"obsolescence des produits" (à une sorte de dématérialisation) et le passage sur le plan des idées, à une spiritualisation, ce qui est en relation avec la dynamique qui révèle l’insatisfaction des hommes, des femmes, avec la réalisation plénière du monde mercatel. La consommation toujours renouvelée, quoi qu’insatisfaisante, peut être conçue comme une réponse à: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? [87] Ce questionnement exprime le déracinement de l’être n’étant plus en continuité et possédé par la spéciose. Il s’agit toujours de remplir un vide, et d’enlever une insatisfaction qui crée justement un vide dans l’individu. L’objet consommé comble ce vide et donne une réponse, opérant en complémentarité à produire pour confirmer qu’il y a bel et bien quelque chose, et conjurer que soi-même on est quelque chose, un existant. La preuve n’est jamais suffisante. D’autre part on doit noter la confusion entre l’objet (objectalisation) et l’être qui résulte d’une identification qui opère aussi comme une occultation de l’être remplacé par l’objet, ce qui permet de ne pas ressentir la déréliction, en même temps que cela engendre la perte de possibilité de percevoir l’évidence.

Elle nous parle de la dynamique de «se débarrasser de l’univers des objets» et nous expose: «Puisque nombre des sociétés les mieux connues ne fabriquent plus de produits et n’en font plus la réclame, mais les achètent et en font le branding[88], ces entreprises sont à jamais en quête de nouvelles façons créatives de construire et de renforcer leurs images de marque». p. 31. C’est une dynamique de compensation qui fonde un refus de l’objectalisation. Mais la dynamique de reconnaissance qui s’imposait au niveau des objets marchandises se rejoue au niveau des marques, des entreprises de marketing, et donc, en définitive, au niveau des hommes et des femmes opérant dans celles-ci.

Avant de continuer il convient d’apporter quelques précision au sujet de l’objectalisation, concept que nous avons mis au point lors de la rédaction de De la vie[89] qu’on peut tout simplement définir comme le fait de se considérer, voire de se comporter en objet. Ce phénomène se retrouve dans la schizophrénie comme l’expose Harold Searles et il indique toute l’ambiguïté du phénomène: assumer d’être un objet et refuser de l’être, et ceci entre dans un cadre plus vaste du rapport à l’environnement non humain. Cela entraîne une dissociation cognitive et l’individu pour s’en sortir  assume le plus souvent l’objectalisation.

«Tout indiquait qu’il avait effectivement été traité par ses parents moins comme une personne que comme un objet, une poupée. Mais à présent, dans sa vie quotidienne d’adulte, il faisait inconsciemment ce que font tant de malades, quels que soient leurs troubles; il s’attachait à maintenir une emprise fantasmatique sur un processus qu’il vivait plus profondément, comme totalement hors de son emprise. Dans le cas présent, il encourageait inconsciemment les autres à le traiter d’objet».[90]

Voici une autre citation fort éclairante sur la question de l’objectalisation. «Du raisonnement de Stärke, qui me parait profondément juste, découle cette conséquence surprenante que chez un enfant qui n’a été nourri qu’au biberon, un objet inerte constitue le centre de sa personnalité. (…) Je trouve en tout cas l’idée stimulante; on vit tant de parents, névrosés ou psychotiques, affligés de doutes profondément ancrés quant à leurs qualités d’êtres humains ou mêmes d’êtres vivants. Il est certain que de tels doutes peuvent avoir de multiples causes; mais dans certains cas, l’une d’elles pourrait bien résider dans un allaitement exclusivement au biberon, surtout si l’enfant n’a pas été tenu et affectueusement contre elle par sa mère mais laissé seul avec son biberon bien calé».[91] L’enfant et le biberon forment un tout indifférencié, le biberon devient un support de continuité ce qui va être en rapport avec le doute sur soi, il devient le pont entre l’être humain et son environnement humain et même non humain. Il devient support vecteur de continuité. H. Searles, à la suite de Donald Winnicott parle d’objet transitionnel. Il remarque en outre que la privation d’un tel objet est une véritable castration. Ainsi, selon moi, le pénis est un support vecteur de continuité et cette dernière ne concerne pas effectivement uniquement le  domaine de la sexualité. On doit envisager cette question dans un cadre plus vaste. La coupure de continuité entraîne le surgissement des limites, dont la plus importante et fondatrice est l’origine. L’enfant encore en rapport avec la continuité, la participation, doit recourir à des vecteurs de continuité afin de pouvoir la revivre et retrouver une intégrité. Les zones limites, les interfaces de réalités différentes posées telles par la séparation et entérinées par la répression parentale, génèrent des troubles profonds et un sentiment plus ou moins profond d’insécurité. Se pose la question de comment vivre les deux réalités discontinues? Pour l’autiste la solution semble être de refuser ce qui n’est pas soi et de se renfermer en soi-même. Pour le schizophrène, comme le montre H. Searles, l’incertitude est profonde et la solution peut consister en une objectalisation, ou bien en une exaltation de soi et un  mépris des autres, etc. Le vécu de la continuité n’est plus possible, ce qui s’impose à nous, à des titres plus ou moins extrêmes, et nous apprenons à recourir à des médiations afin de pouvoir faire un transit d’une réalité à l’autre. La transcendance en est l’expression la plus aboutie. L’objectalisation peut être envisagée comme une médiation réifiée et bloquée.

Les troubles psychotiques dont parle H.Searles dérivent de la perte de la participation[92] qui fait que l’individu ne se sent plus faire partie non seulement du monde des hommes et des femmes, mais de la nature, du cosmos qui s’accompagne de celle de ses participations. Ce sont tous les objets qui, dans la vie immédiate, assurent d’une certaine façon la continuité avec la totalité à laquelle il participe et peuvent être conçus comme ce qui se trouve à l’interphase de celle-ci et de l’individu. En conséquence de la séparation et du déploiement du phénomène de la valeur, ils vont devenir des possessions, entraînant la réduction et l’enfermement  de l’être humain, féminin, en des limites, ainsi que des supports pour exprimer amitié et inimitié. Les participations entrent dans la constitution de l’individualité avant son morcellement. De ce fait pour les schizophrènes particulièrement, individus encore en puissant rapport avec leur naturalité, la privation d’un objet familier correspond à une castration.

S’affranchir de la dépendance c’est aussi s’affranchir des limites et c’est ne plus recourir à de multiples supports permettant de redonner au vide sa prégnance existentielle et cognitive, et au monde de ne plus être un simple plein inhibant les possibilités d’un devenir. En effet les supports sont maléfiques du fait qu’ils induisent un attachement, une fixation.

Tous les troubles dérivent de la coupure, de la perte de continuité, de celle de la participation et de la séparation de l’individu de ses participations.

La crise de la présence selon E. De Martino, où il y a doute de soi comme de la réalité du monde, se produit quand l’individu se trouve à l’interphase de deux réalités (zones limites), particulièrement lorsqu’il affronte la surnature (support le plus souvent de l’intériorité des hommes, des femmes), comme il l’expose bien en ce qui concerne l’expérience chamanique et la génération de phénomènes parapsychologiques.

L’espèce, au cours de son errance, pour échapper aux chocs, aux traumatismes du changement - moments de discontinuités entre deux réalités – a eu recours au repli sur le passé, à la nostalgie, ou bien elle s’en est remise au futur, et à l’utopie. Le progrès fut la médiation nécessaire. Depuis quelques années elle opère un vaste recouvrement, grâce à l’innovation qui l’amène à l’objectalisation.

Devenir un objet est un moyen de survivre à la coupure de continuité et au refus de la reconnaissance de la naturalité de l’individu.

Revenons à ce qu’expose Naomi Klein. Ce qui est actualisé c’est l’importance déterminante de l’empreinte comme cela s’impose avec la pratique du branding susmentionné. Il faut déposer en chaque client, cliente, une trace permanente une marque qui, une fois activée, à la suite de la présentation du produit, activera l’empreinte, la marque, et déclenchera le désir d’achat. L’individu reconnaîtra ce qui lui est devenu nécessaire et, en consommant la marque supportée par l’objet, il sera lui-même remarqué, reconnu. La reconnaissance implique contradictoirement l’imitation[93]et la dynamique de participer pour ne pas être exclu ainsi que la consommation ostentatoire et la transsubstantiation: on consomme la marque et on acquiert ses vertus (ce en quoi se résume la marque)

Mais opérer un marquage des individus ne suffit pas il faut aussi marquer le territoire, l’Umwelt, l’environnement[94], déjà opéré avec la publicité à l’aide de panneaux. Il faut artificialiser les bordures de route pour maintenir la pression de l’artificiel. Ce marquage induit une présence obsessive, comme une hallucination continuellement renouvelée rappelant qu’on est artificialisable. Marquer l’environnement c’est faciliter l’artificialisation des hommes et des femmes.

Le Branding est en rapport également avec la dynamique du racket car marquer pour se démarquer équivaut à «Appartenir pour exclure telle est la dynamique interne de la bande qui est fondée sur une opposition avouée ou non entre extérieur et intérieur[95]». Mais il faut ajouter la donnée mystificatrice de la totalité de la dynamique du marketing: donner à croire à un dépassement des oppositions. Avec le branding s’impose un comportement d’escamotage de la réalité pour lui substituer une "réalité" idéelle peuplée de fantasmes. C’est donc un "exposé" de la spéciose.

On assiste à un vaste envahissement du psychisme de l’homme ontosé, de la femme ontosée en même temps que sa révélation, grâce aux supports qui permettent sa manifestation. À ce propos revenons à l’objectalisation et à son refus.

«Nous disons maintenant que Nike est une société orientée marketing, et que le produit est notre outil de marketing le plus puissant.» p. 55 La marque devient une entité spirituelle, comme cela est suggéré à maintes reprises. Ainsi: «En 1923, Barton écrivit que le rôle de la publicité consistait à aider les entreprises à trouver leur âme». p. 34

Or la spiritualité constitue la voie de l’échappement aux divers traumatismes, quelle que soit leur ampleur, la voie d’issue par excellence qui laisse inchangé ce qui est en place.

Ainsi peut s’imposer comme une sortie de l’objectalisation, en rapport à une autonomisation permettant une spiritualisation. Dés lors la reconnaissance  s’opère à travers les entreprises, les marques. Les marques deviennent des supports pour accéder à, et développer un fantasme.

On ne produit pas des objets mais des images qui ne reflètent pas strictement les objets car elles sont porteuses d’intentionnalités. L’individu fragmenté devenu entreprise ne se produit pas, ne s’exprime pas, ne se perçoit pas dans sa corporéité qu’il rejette, car ce qui est essentiel c’est son image, ce qui fonde un spiritualisme iconique. Mais cela exprime également l’inaccessibilité du réel. On ne peut que le symboliser et en demeurer irrémédiablement séparé.

Avec le marketing se réalise un triomphe des sophistes, des bateleurs. C’est normal: si le réel est inaccessible il est possible de fonder un réel probable. Ou si l’on veut, le réel ne peut pas être un antagoniste puisqu’il est inopérant, ce qui laisse la place aux maîtres illusionnistes de la persuasion. «Avec cette manie de la marque apparut une nouvelle race de gens d’affaires, lesquels vous informaient avec fierté que la marque X n’était pas un produit mais un style de vie, une attitude , un look, une idée». p.57

Un autre domaine envahi c’est celui de l’identité et de la différence ainsi que celui de la reconnaissance et surtout de la prévention de l’insécurité, de l’incertitude.

Naomi Klein nous parle de «l’obsession de l’identité de la marque» qui implique l’obsolescence des produits, la permanence de sa non altération ainsi que de la lutte contre l’anonymat. On est parti d’une certaine indistinction: «Le marché se trouvait inondé de produits uniformes, de fabrication massive, presque impossibles à distinguer les uns des autres». p. 33. Alors: «Le branding concurrentiel devint une nécessité des l’ère industrielle – dans un contexte de monotonie manufacturée, il fallait fabriquer, en même temps que le produit, la différence d’image.» p. 33. Un produit, résultat d’une production en série doit être présenté comme étant quelque chose produit pour chaque client individuellement, comme le fit remarquer G. Anders. À la limite on va faire croire à l’acquéreur ou à l’acquéreuse que c’est lui, elle, qui l’a en fait créé.

Il faut être identique à soi mais non aux autres, sinon s’installent homogénéisation, standardisation, indifférenciation résultant du grégarisme, provoquant l’indifférence et donc la non reconnaissance.

Mais là se rencontrent et s’opposent deux tendances, celle d’être reconnu, avoir une identité propre, et celle de participer à un groupe, à un ensemble plus ou moins vaste, avoir une identité collective. Être reconnu c’est en définitive être exclu, et vouloir être reconnu c’est s’exclure pour être repérable. Ceci se complique du fait de la dynamique de l’affectation: pour participer on peut tendre à affecter un comportement donné, en même temps qu’il y a tendance à fuir l’affectation en tant que remise en cause de l’être originel par la répression imposant de prendre une forme donnée.

La production de masse doit permettre de s’identifier, de s’individualiser, et de participer. Il faut introduire de la différence qui fasse saillie afin d’exister, il faut saillir pour exprimer et par là être reconnu. Ainsi s’exprime la séparation. Si on n’est pas séparé, il y a des différences mais elles ne sont pas mises en saillie par rapport à une totalité (un continu) qui est d’ailleurs de moins en moins perçue. «À mesure que la culture s’homogénéise à l’échelle mondiale, le rôle du marketing est d’écarter le moment cauchemardesque où les produits cesseront de ressembler à des styles de vie ou à des idées magnifiques, pour apparaître comme  des objets omniprésents qu’ils sont en réalité». p. 193 Autrement dit on doit enrayer une forme d’entropie (une anthropose): l’installation de l’identique, de l’indifférencié. L’entropie psychique c’est l’indifférence.

Ici intervient encore un phénomène, celui du recouvrement: parvenir à une originalité en se distinguant des autres permet de recouvrir le fait de ne pas avoir été reconnu, distingué, repéré. Grâce au marketing on parvient à enrayer l’évanescence du recouvrement.

De ce fait tous les intermédiaires entre concepteurs de branding et clients et clientes vivent et participent à la dynamique de ceux-là qui, par le branding, peuvent arriver à se poser différents et à être reconnus non pas en tant qu’objets mais en tant que personnalités crées, imaginées. Clients et clientes sont les supports de la reconnaissance. D’où la multiplicité des manipulations, des constructions réalisant une certaine épiphanisation du mécanisme infernal.

La possibilité d’être reconnus en tant que personnalités dérive d’un phénomène qu’on peut qualifier d’absorption. Deux citations pour situer. Tout d’abord: «Avec cette manie de la marque apparut une nouvelle  race de gens d’affaires, lesquels vous informaient avec fierté que la marque X n’était pas un produit mais un style de vie, une attitude, un ensemble de valeurs, un look, une idée.» p. 57. Ensuite, à la même page: «Nike, annonça Phil Knight à la fin des années 1980, est "une société de sport": sa mission n’est pas de vendre des chaussures mais d’"améliorer la vie des gens par le sport et la forme physique "et de garder vivante la magie du sport". Le phénomène s’étend en absorbant des personnalités, des célébrités en divers domaines du sport ou de la culture. Ce phénomène d’absorption se présente aussi comme étant nécessaire pour masquer un escamotage, le fait que Nike pour  produire des chaussures exploite des travailleurs particulièrement dans des usines, plus ou moins autonomes, à l’extérieur des USA. Il va s’amplifier et concerner la culture elle-même. Ce faisant, en devenant culture, le marketing tend à remplacer tout le devenir antérieur «L’effet, sinon l’intention originelle, d’un branding avancé, c’est de reléguer la culture hôte à l’arrière-plan pour donner la vedette à la marque. Il ne s’agit plus de sponsoriser la culture mais d’être la culture.» p. 67. Et la dynamique (enflure, inflation, démesure) ne s’arrête pas là puisque la visée est: «que la marque devienne la vie même». p. 245. En conséquence la domination se réalise grâce à la culture, voire grâce à la vie, par l’intermédiaire du mécénat, sponsoring, etc. C’est là qu’interviennent les diverses fondations des grandes marques qui peuvent par leur intervention escamoter le fait de l’exploitation, donnant lieu à un rejouement. Les grandes marques doivent exploiter salariés et salariées afin de pouvoir financer leurs fondations qui permettront à ceux-ci et à celles-ci, à travers le branding, d’accéder à une personnalité. De même, dans le mode de production féodal, les riches (nobles et clergé) devaient s’enrichir toujours plus afin de pouvoir donner l’aumône aux pauvres.

Dés lors grâce aux marques hommes et femmes peuvent récupérer ce qu’ils ont perdu. « (...) si les entreprises fabriquent des produits ce sont les marques que les consommateurs achètent» p.35. Ils achètent une renommée afin d’être reconnus. Or comme pour le produit ce qui importe ce n’est pas la personne mais sa renommée. En quelque sorte il s’agit d’acquérir une marque au sens littéral du terme, une trace, qui permette d’être repéré. Et cette marque est d’une certaine façon extraite de la réputation, de la célébrité, de la renommée de la gloire, de la visibilité. Et ce par la médiation des marques. C’est l’expression d’une forme de dépendance.

Ici une incidente à propos de la visibilité qui entretient un rapport fondamental avec la reconnaissance. Le non visible ne peut pas être reconnu; il est le support de la manifestation de l’indifférence, et va induire l’activité déployée par celui ou celle qui en est affectée pour la lever et se rendre visible. De même que s’affirme toujours la dynamique de l’incrémentation pour vaincre l’égalisation et être repérable, visible. D’où la production des surcroîts que sont dignité, gloire, renommée, honneur. L’honneur en particulier se présente comme le surplus de la dignité, c’est la magnification de la présence (honneur et face – perdre l’honneur, perdre la face), d’où la connexion à grandeur en opposition à petitesse. Grâce à l’honneur, l’individu occupe un plus grand espace et colonise du temps. Perdre l’honneur revient à perdre de la signifiance et devenir un homme ou une femme insignifiant, insignifiante, quelconque, du commun, qui n’a pas de relief. L’honneur donne autorité, souveraineté, renommée, gloire. Tout cela doit être quantifié pour être représenté et assurer une certaine pérennité. D’où la nécessité du mouvement de la valeur puis du capital qui put donner consistance à auréole, autorité, prestige, sainteté et souveraineté. Honorer de sa présence, donne signification.

Mais le visible a "à voir" avec le pouvoir et la répression: être visible c’est être atteignable, accessible, dépendant, dominé; être invisible c’est être hors d’atteinte, indépendant, dominant, et l’idéal c’est de voir sans être vu. Il renferme une contradiction être visible pour être reconnu, être invisible pour échapper à la menace. Elle n’affecte pas seulement les hommes et les femmes du pouvoir, plus généralement ceux et celles qui sortent du commun, mais à des degrés plus faibles et dans une "visibilité" moins puissante, tout individu. [96]

Cette contradiction est résolue au niveau de dieu qui est accessible par ses manifestations, et inaccessible par suite de sa transcendance qui crée l’espace pour l’admiration, l’adulation, la célébration, la vénération. C’est le fondement de la dynamique mystique en rapport au sacré, au numineux. Visible et invisible ont à "voir" avec la surnature, le mystique, le religieux. L’invisible est le lieu de la menace et du complot. Visible est ce qui prend forme, qui apparaît, qui a une forme, ce qui nous renvoie à la dynamique de la répression, de la valeur et du capital.

Le visible et l’invisible opèrent en tant que supports pour revivre la discontinuation (une discontinuité toujours accrue) où nous sommes plongés, et l’invisible est le caractère fondamental de la surnature. Apparaître c’est devenir visible, ce qui fonde la présence. Disparaître  c’est devenir invisible instaurant l’absence. Dans la dynamique spéciosique le visible est le "conscient" et l’invisible "l’inconscient". Or, tout le devenir est succession d’apparitions et de disparitions ce qui donne à l’espèce de multiples supports pour dire son déchirement. Dans le procès de connaissance en place le visible sous forme de l’apparence est dévalorisé, tant sur le plan scientifique, que religieux, ou mystique, en pleine cohérence avec le rejet  de l’immédiat et de la concrétude. En effet l’apparent est opposé au réel ce qui, par un glissement plus ou moins  insidieux, peut conduire à le poser irréel, de l’ordre de l’illusion. En même temps s’impose la dynamique de l’inimitié qui stipule qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Enfin l’apparent relève de la forme, il est son expression et celle-ci est l’objet de la répression: il faut acquérir une forme compatible avec le devenir en place et avec le contenu, l’être domestiqué. Or il est vrai que l’apparence n’épuise pas le réel d’un être, d’une chose, d’un phénomène. Une telle affirmation peut cependant donner lieu à une recherche indéfinie de ce qui constitue le réel (analogon à la recherche de l’origine), support pour exprimer une insatisfaction profonde, ou bien à une mise à l’épreuve quand l’individu doit en quelque sorte justifier son apparence. En outre il est clair que celui-ci ne veuille pas être réduit à une apparence ce qui équivaut à une non  reconnaissance. Toutefois une telle énonciation implique l’évanescence de l’intuition qui fait qu’à partir de celle-ci on puisse accéder à ce qui fonde l’autre. Le procès de connaissance, libéré de la répression et fondé sur la participation, permet d’être présent à tous les niveaux de réalité de ce qui advient, de ce à quoi je participe, dans une jouissance redoublée, à partir de la prise en compte de l’apparence. Ce qui ne nie pas que des hommes et des  femmes puissent atteindre d’autres niveaux, et en opérant différemment.

Enfin le visible et l’invisible sont en relation avec l’apparaître et le disparaître et, en définitive avec l’être et le néant. Chez les Pirahas le concept d’être n’existe pas a fortiori celui de néant. C’est l’apparaître et le disparaître qui désignent la présence et l’absence de ce qui est. Leur langue exprime bien le mouvement des êtres et des choses.[97]

Nous trouvons confirmation de notre approche théorique dans le livre de Nathalie Heinich De la visibilité qui renferme une analyse luxuriante et très éclairante sur les phénomènes médiatiques qui, selon moi, sont totalement conquis par le marketing. Tout d’abord une citation sur le fait qu’il est impossible de séparer le domaine économique du reste de l’activité et du vécu de l’homme, de la femme. Cependant je n’entérine pas ce qui m’apparaît comme un escamotage de ce qu’il y a d’irrationnel dans l’économie, lequel est support pour vivre celui qui affecte le psychisme de l’espèce. «Ce n'est pas, pour autant, que cette économie serait "irrationnelle" (ou alors, l'économie de la Bourse le serait aussi, qui repose non sur l'utilité d'un bien mais sur la spéculation, au double sens de l'anticipation des actes d'autrui et du pari sur l'augmentation des prix): c'est simplement une économie en grande partie immatérielle, car fondée non sur l'utilité mais sur l'émotion que suscite la rencontre avec une célébrité ou avec ses doubles. L'on pourrait même, renversant la perspective, suggérer que l'économie "normale", celle qui repose sur l'offre et la demande de biens matériels, n'est qu'un cas particulier d'une économie générale où les émotions, l'attachement à autrui, la quête de reconnaissance sont les mobiles essentiels du comportement des acteurs - et l'économie de la visibilité en serait une illustration privilégiée.»[98]

Ce écrivant, Nathalie Heinich définit ce que Giorgio Cesarano il y a quelques années a nommé l’économie de l’intériorité[99] et qui est l’intériorisation de "l’économie normale", une donnée fondamentale de la domestication et comme un reflet de l’anthropomorphose du capital.

Ensuite: «L'idole certes est fabriquée de main d'homme, mais cela n'importe guère (ce pourquoi aucune des critiques de la "fabrication" des stars n'atteint leurs admirateurs), car ce qui fait l'idole n'est pas sa "fabrication" mais "son investissement comme le regardable, comme ce qui comblera un regard. Ce qui qualifie l'idole, c'est le regard. Elle n'éblouit de visibilité qu'autant que le regard la regarde" Ainsi "le regard seul fait l'idole", mais ce regard est lui même médiatisé par l’icône, image qui "suscite un regard infini" du fait qu'elle "tente de rendre visible l'invisible comme tel, c'est-à-dire de faire que le visible ne cesse de renvoyer à un autre que lui-même, sans que cet autre ne soit pourtant jamais reproduit" Si la théologie, décidément, a des choses à nous dire sur le culte des célébrités, celui-ci en retour nous permet de comprendre un type de rapport au divin devenu, aujourd'hui, beaucoup moins familier.[100]

La croyance en dieu devient de plus en plus évanescente, mais la fonction qui lui était dévolue demeure et suscite le surgissement de supports nouveaux pour sa réalisation engendrant la reconnaissance. On peut dire aussi que c’est cette fonction, absolument nécessaire à l’espèce spéciosée.

Enfin une dernière citation:

«C’est à propos de cette dernière que Françoise Gaillard a décrit ce sentiment, peu glorieux mais humain, d’une "justice immanente " et d’une dette acquittée par le malheur: "Eux aussi ils ont leur lot! Car, reconnaissons-le, avec leur luxe insolent, ils ne sont supportables que si on peut les plaindre. Quant à leur bonheur, on ne le leur pardonne que si, le partageant avec eux, il nous fait rêver... et parce qu'on le sait fragile. Les voilà donc condamnés à nous fournir du rêve ou du malheur: un mariage en carrosse doré à Westminster Abbey, un crash en Mercedes noire dans un souterrain parisien. [...] La mort de la princesse de Galles [...] fut ressentie comme un destin tragique parce que Diana était une célébrité. De ce seul fait elle  nous devait cette tragédie. C'était le remboursement de sa dette à notre égard, a nous qui l'avions rendue célèbre."»[101]

C’est la somme des reconnaissances qui a été accordée (don) à Diana qui constitue sa dette (contre don). Ses fans se posent en tant que parents et donc, inconsciemment, réactualisent, positivement (au sens où ce sont eux qui opèrent et ne sont pas passifs), la dette originelle, celle contractée du fait d’exister, et compensent par là celle qui leur fut infligée.

En définitive la visibilité se présente comme la pathologie de la présence et de l’affirmation dont la racine réside dans la non reconnaissance en rapport à la coupure de continuité. Être visible c’est être reconnu et la grande quantité de gens qui reconnaissent, fondant la célébrité, traduit l’ampleur de l’ersatz de continuité. Mais l’insatisfaction demeure car seule la totalité peut représenter pleinement celle-ci. Enfin ce qui est reconnu n’est pas la naturalité de l’être devenu célèbre; en conséquence la dynamique de reconnaissance n’est pas désamorcée.

Visible et invisible sont en rapport à la consommation, au marché immatériel des sentiments et des émotions en continuité avec celui du capital et des marchandises. Or, la tendance inhérente au mouvement du capital est de réduire le temps de circulation - complément à celle d’escamoter le procès de production - qui a pour support, le marché, les marchés, ce qui engendre l’idée aberrante d’une accélération du temps. Le concret de la production et de la circulation s’évanouissant, en même temps que se généralise l’obsolescence de tout. Ne reste que le mouvement pour le mouvement[102].

Consommer nécessite de l’argent. Pour en acquérir il faut obtenir un emploi qui garantisse une certaine rémunération. Tout ce que nous avons considéré du branding opère dans la phase de circulation des produits marchandises, mais il peut être utilisé par tout individu qui dés lors, se pose comme entreprise, particulièrement lorsqu’il recherche un emploi et devient son propre produit; ce qui est une forme d’intériorisation de l’objectalisation. Mais il est possible de le concevoir comme une séparation dans l’individu réifié entre un sujet postulé libre et sa dimension réifiée qui prend une forme compatible avec l’activité imposée par les exigences économiques du marché, hypostase pour signifier la circulation de tous les "produits" marchandises, concrets, immatériels ou virtuels, engendrés au sein de cette société-communauté en dissolution, ainsi que le lieu qui peut être un espace concret ou virtuel où elle peut se manifester. Son existence implique celle du marketing, même peu évolué aux stades initiaux de la circulation simple des marchandises. À l’heure actuelle il nécessite, pour opérer, qu’hommes et femmes se réduisent à des formes sans contenu, et que celui qu’il donne soit fait d’images, d’illusions, réalisant une sorte d’ionisation qui permet d’orienter les individus[103]. Ils deviennent des marques, et s’impose à eux une dynamique contradictoire, déjà exposée, de marquer et de se démarquer afin d’être reconnaissable. Et tout cela se connecte à l’idée que c’est la volonté des divers opérateurs, opératrices qui fonde le mouvement invisible du marché. Ce qui simultanément permet la liberté de chacun, de chacune, et l’affirmation d’un mécanisme infernal (en ce sens qu’on ne peut pas y échapper) résultant en définitive de leurs diverses activités.

Le marché, lieu à a fois saisissable et insaisissable, véritable métaphore du topos où doit se dérouler l’utopie, est celui où est réparti et circule ce qui a été engendré par la production (le geste) tandis que la circulation, comme on le voit avec la publicité, relève de la parole, du récit. Et ce récit est écrit par la main invisible, le mécanisme infernal alors qu’il devrait été régi par la justice, la diké[104] gouvernant la juste répartition.

Dans sa recherche d’un emploi, et donc dans son utilisation du branding, l’individu, comme c’est le cas pour les marques (et leurs défenseurs), rencontre l’insécurité et la peur de la perte d’identité qui, ici, s’affirme comme originalité, distinguo, variante du logo. Il est guetté par la dépression qui s’apparente à une forme d’entropie. Il est à la recherche d’un emploi durable, alors qu’on lui propose d’exister sur le mode de la fluidification, exister par le mouvement pour le mouvement.

Donc maintenant être reconnu c'est être employé, rendu visible à quelque niveau que ce soit, et avec une ampleur variable. Mais cela va plus loin: être reconnu c'est avoir la garantie de pouvoir être employé. "Le contrat psychologique entre employeurs et employés, a nettement changé. Le bon jargon, c'est de garantir maintenant l'"employabilité", mais non "l'emploi".»[105] Donc après avoir été jeté (à l'égal d'un rasoir ou d’un mouchoir), après avoir servi, l'individu a la garantie de la possibilité de pouvoir à nouveau être employé, et donc d'être reconnu. Il n'existe plus que sur le mode du possible et le possible devient un support d’incertitude[106]. Celle-ci transparaît clairement dans le discours de plus en plus fréquent au sujet de "la sécurisation du parcours professionnel" qui s’avère comme l’organisation d’une insécurité permanente qui envahit tout le champ de vie de l’individu et tout particulièrement sa psyché. Or c’est pour échapper à l’insécurité qu’hommes et femmes se lancèrent dans une dynamique de sortie de la nature et dans l’édification d’un monde artificiel qui s’achève de nos jours.

La réalité du mécanisme infernal se manifeste dans le fait que tout le monde est un employé, en fait un employable, l’homme est posé, je le répète simultanément sujet et objet, (objectalisation), comme l’a perçu G. Anders, au service de la société-communauté, du conglomérat d'entreprises luttant pour la contrôler, l'organiser, c'est-à-dire gérer sa dissolution. À noter que ce nom est le passif du verbe employer ce qui signifie bien la dépendance, l'assujettissement  avec la possibilité de pouvoir à nouveau être employé et donc être reconnu. Il n'existe plus que sur le mode du possible. Précisons: l’individu ne fait pas, mais il est employé à faire, à effectuer, en quelque domaine que ce soit. Demeure la division employeurs employés mais ceux là aussi sont en fait employés, employables. Toutefois leur réalité d’être employés est masquée dans l’immédiat du fait même qu’ils emploient, et par les recouvrements qui leur sont offerts. Ils doivent jouer à l’employeur pour ne pas percevoir leur passivité réelle car ils sont mus par le mécanisme infernal. Plus leur obsolescence en tant qu’employeurs se vérifie, plus ils essaient de masquer, qu’il s’agisse de chefs d’État, de dirigeants d’institutions financières, de congrégations religieuses, de stars du sport ou du spectacle et cela débouche dans l’accroissement de la violence et de la confusion. En termes anciens cela peut s'exprimer ainsi: l'aliénation est généralisée et concerne l'ensemble des hommes et des femmes. Nous avons été amenés, naguère, à une telle conclusion, déjà présente dans La Sainte Famille de K. Marx et F. Engels, nous conduisant à théoriser, momentanément, la classe universelle – comme ces derniers y avaient été eux-mêmes conduits. Mais le fondement de l'aliénation, la spéciose-ontose, n'avait pas encore été dévoilé: le mécanisme infernal découlant de la dynamique de sortie de la nature et de la répression.

Il serait intéressant de percevoir le "contrat psychologique" entre employeurs et qui les emploie, en définitive, selon moi, le mécanisme infernal. Il est important de noter que tout le monde est réprimé mais cela s'opère à l'échelle sociale grâce à la division répresseurs (bourreaux) réprimés (victimes), ce qui fait qu'un certain nombre d'individus pensent échapper à la répression comme à l'employabilité car ils se trouvent au sommet de la hiérarchie qui commande la dépendance.

Mais en définitive être employé c’est être consommé par l’organisme social, par la "mégamachine", tandis qu’être désemployé (ne plus avoir d’emploi), équivalant à mis hors service, devenir obsolescent, c’est être éjecté de la consommation. De là: être reconnu c’est être consommé, ne pas l’être c’est être rejeté comme un déchet. Cette mise au rebut va au-delà de la dépression et de la déréliction. Cela montre à quel point l’acte de consommation du produit, porteur d’une marque donnée, est devenu essentiel. On peut généraliser. Étant donné que pour produire l’espèce consomme ce que produit la terre, ce qui a été engendré au cours de millions d’années, toute son activité apparaît comme une immense prédation, sans aucune compensation, conduisant à l’épuisement de la terre, contenu de la catastrophe en cours. En outre être consommé tout en consommant devient un acte de production des rapports fondamentaux de la société communauté en voie de dissolution et de reproduction du mécanisme infernal.

Enfin de nos jours l’emploi devient une forme d‘assistanat.

Consommer c’est recouvrir, d’où l’extraordinaire importance de divers gadgets tant matériels qu’immatériels. Gadgets qui sont des supports pour exprimer les "excroissances" individuelles, les insatisfactions, les projections.

Naomi Klein montre que pour lutter contre les marques, les partisans du non logo recourent en fait à une dynamique similaire à celle des adeptes du marketing. C’est une énième preuve qu’il faut sortir effectivement de ce monde.

En reprenant la thématique de la fin de l’histoire nous pouvons dire qu’elle ne s’impose pas quand tout le monde serait reconnu, mais quand tout le monde serait asservi[107], et percevrait à des degrés divers son asservissement, euphémisme de servitude. Or tout le monde tend à réaliser qu’il est au service de, ou sous la dépendance de quelque chose qui le dépasse et cela, j’insiste, est vrai pour qui que ce soit dans la société-communauté. En conséquence, pour s’en sortir il va falloir faire le front commun, d’où la théorisation de la démocratie participative, mais en conservant les rôles de dominants et de dominés. Et cela est clairement exprimé dans le concept de gouvernance  qu’on peut définir comme gestion de la servitude: en gérant les désastres (causant la déréliction, une forme de mise en servitude) et, à cette fin les créer. Affirmer cela n’implique pas l’acceptation d’une théorie du complot car les choses se font ouvertement. Tout complot se révèle inutile. La gouvernance est présentée par certains comme la fin de la politique, l’affaiblissement de l’État, nécessitant ainsi la gestion de la servitude généralisée. Il est lui-même asservi par des instances supérieures, comme les agences de notation.

Le même contenu peut être exprimé en disant que la fin de l’histoire a lieu quand tout le monde est employable car être employé implique l’asservissement et la mise en insécurité qu’on peut considérer comme une sécurité constamment menacée. Dés lors nous pouvons à nouveau libeller  notre affirmation sur la fin de l’histoire en disant qu’elle s’impose quand tout le monde est menacé et que pointe le risque d’extinction et la perte d’assurance accroissant la dépendance. Pour échapper à la menace et donc à la dépendance s’opère un lancement dans un devenir toujours plus artificiel, avec à la base ce qui est possible doit se faire (G. Anders). Le possible n’est plus vécu comme élément de la plénitude du phénomène vie, ou du cosmos, comme support d’une jouissance intense, expression d’une imagination de la nature dont celle de l’espèce est une confirmation.

L’obsolescence de l’Homme que nous avons amplement illustrée, est en connexion totale avec sa superfluité. L’une et l’autre désignent en fait un seul et même phénomène. La seconde constitue un des leitmotivs du livre d’Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (Ed. Quarto/Gallimard, 2002). "La tentative totalitaire de rendre les hommes superflus reflète l’expérience que font les masses modernes de leur superfluité sur une terre surpeuplée. Le monde du mourir, où l’on enseigne aux hommes qu’ils sont superflus (…)". Pp. 808-809. Un autre leitmotiv est la loneliness que je traduis par déréliction au lieu de désolation. «La solitude peut devenir déréliction; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la déréliction, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de l’équivoque et du doute». p. 835

Dit autrement, l’état d’insécurité permanente, la guerre de tous contre tous, la nécessité de l’ennemi, l’insatisfaction, la perception d’un inachèvement du fait même d’être bloqué, enfermé, tout cela  nous conduit à poser qu’en définitive on retrouve la situation initiale, celle avant la mise en place de tous les recouvrements nécessaires à masquer, escamoter, la déréliction.

Avant de poursuivre signalons la position de G. Anders qui met en rapport le fait d’être employé et celui de consommer ce qui renforce encore l’idée de dépendance avec une dimension d’addiction. «Tout le monde est d’une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la marchandise de masse – c’est-à-dire grâce à ses loisirs – qu’il accomplit sa tâche qui consiste à se transformer en homme de masse»[108]. Grâce à la consommation, en définitive, il n’y a plus de réelle différence entre loisir et travail, en même temps la signification profonde de ce dernier apparaît nettement en rapport avec la répression: l’activité qui transforme l’homme, la femme, en être domestiqué, et le domus ne se réduit pas au domicile dont parle G. Anders, c’est toute la société. Or l’être domestiqué est un être assisté.

L’assistanat généralisé présuppose des prothèses et donc un développement énorme de la technique ce qui induit l'obsolescence de l'Homme. Cela permet aussi grâce à la combinatoire des éléments résultant de la fragmentation, sur des milliers d'années, de l'antique communauté, la reformation mystifiée de celle-ci, qui ne peut avoir aucune stabilité, car toujours remise en cause, elle est fluide et sa réalité s’échappe constamment, se défait continuellement. En effet la fin de l’histoire ne se réalise pas seulement quand tout le monde est assisté mais surtout quand, de façon mystifiée, tend à se  rétablir la communauté originelle qui caractérisa Homo sapiens lors de son émergence du sein du phénomène vie. Nous avons déjà maintes fois indiqué que, du fait de la prématuration du bébé humain la forme communautaire des relations entre les composants de l’espèce avait une importance primordiale, fondatrice, une forme où la continuité est en quelque sorte substance de celle-ci. La mystification ne put être réalisée qu’à l’aide d’un développement énorme de la technique pour mettre au point les diverses prothèses. En outre nous assistons à l’affirmation, au sein d’un monde discontinu, de multiples mises en continuité, expressions à la fois de la dissolution de la société communauté en place et de l’émergence possible d’un  autre mode de vivre, mais aussi supports d’une grande confusion.

Pour conclure il convient de noter le fondement irrationnel de cette thématique de la fin de l’histoire, considérée comme le récit d’un devenir qui va enfin poser l’homme, le faire accéder à un autre mode de vie. Or lorsqu’on veut indiquer qu’un phénomène est révolu et ne semble plus avoir un rapport avec le monde actuel, on dit qu’il est historique; il fut opérant mais il ne l’est plus. Ainsi du mouvement prolétarien qui disparaît au cours de la période 1950-1980. Évoquer cette période c’est se mettre en rapport avec un monde qui nous apparaît étranger. La perspective de la révolution et celle de l’accès au communisme se sont évanouies. Selon K. Marx nous sommes restés dans la préhistoire. Ainsi soit l’histoire se finit, soit elle n’a pas commencé. Toutefois dans le cas de ce dernier il s’agissait d’une histoire consciente. Or l’on peut dire que toute histoire est consciente en ce sens que les historiens qui la produisent le font consciemment même si des données inconscientes peuvent être à la base du discours historique, ce qui ne l’est pas c’est l’activité des hommes donnant lieu à des événements dont le récit, ne serait-ce qu’en tant que recueils de tous les souvenirs de ce qui fut, constitue l’histoire.

Mais il n’y a plus de problème du sens de l’histoire et de sa fin puisque ce sont les agents du marketing qui créent le sens, le donnent, et substituent un récit à l’histoire. Toutefois la peur de la fin du monde persiste et coexiste avec sa conjuration par le marketing

Dés lors on vit un irrationnel, élément fondamental de la répression: l’imposition d’un sens.

Toutefois une dynamique de la fin est bien présente au cœur de ce monde: fin de la nature, de la sortie de celle-ci, du recouvrement, du mouvement économique, du patriarcat, de l’espèce, et escamotage de la répression  parentale, comme de celle sociale

On s’achemine vers la fin de la dialectique maître esclave avec "l’autodomestication" et le rejouement: l’espèce pensait avoir échappé au "maître", à la nature, à dieu, mais c’est le mécanisme infernal dont elle est la "productrice" qui opère en tant que "maître" qui a besoin de ses esclaves pour perdurer. En même temps on a le maintien d’une certaine irrationalité à laquelle l’espèce ne semble pas pouvoir échapper en notant que la nature, dieu, comme le destin ou la fatalité ont pu être les supports de ce mécanisme

Le discours et la pratique du marketing signalent la fin du débat sur la prévalence entre le geste et  la parole, entre l’activité et la représentation, ainsi que l’évanescence de la discordance entre ce qui est affirmé et ce qui est vécu (théorie et pratique), du fait que c’est le récit qui apparaît désormais déterminant. Et cela a un fondement dans l’autonomisation de la forme et le devenir à la virtualité. Ainsi c’est la représentation, la monnaie, qui peut s’apparenter à un immense récit, qui prédomine à l’heure actuelle et non l’activité des hommes, des femmes, le travail comme l’exposait K. Marx dans Le Capital. On pourrait dire qu’il a produit un récit conjurateur d’un devenir qu’il refusait: celui de l’irrationalité et de l’élimination des hommes et des femmes. On comprend l’importance actuelle de la monnaie conçue comme phénomène originel et pérenne, et cela peut être en rapport aussi avec le fait que si la monnaie se présente comme l’analogon de la confiance, elle opère en même temps comme support d’expression de la violence et de l’inimitié, car la continuité qu’elle offre est artificielle et génératrice de discontinuité. S’il possède de la monnaie l’individu est en continuité avec ce monde, sinon il en est séparé.

La lecture conjointe de No Logo de Naomi Klein et d'un numéro de Science et Avenir consacré à Qu'est-ce que l'Homme? comportant la réponse de cent scientifiques traitant du propre de l'homme[109] (et je trouve que ces trois mots composent un syngtame typiquement stirnérien), m’a conduit à la conclusion suivante: Homo sapiens est en réalité Homo logo, celui qui est homologué et qui se pense ainsi, inaltérable, non périssable, car non "démodable", (suranné, dépassé), éminemment repérable. Ceci dans la dynamique positive, mais il existe aussi une dynamique négative en rapport à la haine de soi de l’espèce, le logo exprime alors cette négativité. Dans les deux cas il sert de support pour un accès.

Homo logo dérive aussi de Homo logos, car le logos est la parole explicative et justificatrice; celle qui est le mieux à même d’exprimer le discernement, la séparation, de cataloguer, de classifier, activités prémices à celle de collectionner[110]. Homo logo s’adonne à une logomachie grâce à la parole, au dire fondateur de récits produits, réalisés à l’aide de divers supports. Il tend, de façons multiples, à fonder et à justifier son être logo[111].

Il serait intéressant d’analyser la contribution de chaque scientifique, cela nous permettrait de mettre en évidence divers aspects de l’ontose. Je me limiterai à quatre contributions en rapport aux thèmes que nous traitons.

Eric Boëda considère l’Homme  «Un inventeur qui fait sans cesse évoluer ses inventions», et il affirme «L’un des paradoxes de l’espèce humaine est sa capacité à créer des objets qu’elle va employer à rendre obsolètes».  Ce qui implique que l’innovation entraîne l’obsolescence, support possible pour signaler l’inanité de l’action. Or, il affirme: «les lignées d’objets se succèdent dans le temps, chaque nouvelle lignée  répondant à un besoin sociétal que la précédente ne permettait pas de satisfaire. Il s’agit d’un phénomène cyclique. Ce cycle d’évolution est indépendant de l’Homme, mais ce dernier l’accompagne et lui donne son sens historique. Et c’est ce paradoxe qui définit l’Homme». Ce qui s’impose donc c’est une forme du mécanisme infernal auquel l’Homme, pour se fonder, donne un sens, ce qui est la même problématique qu’avec l’histoire. Il expose d’une certaine façon l’objectalisation. «Qu’est-ce que cela nous dit de l’Inventeur? (…) Il est cyclique. Il fait évoluer les objets par son instabilité (que je ne peux expliquer), les manipule sans cesse et les amène au changement». Ce serait l’instabilité qui, je pense, est psychique, qui cause la dépendance de l’Homme vis-à-vis des objets. Or cette instabilité est une composante de la schizophrénie. L’importance déterminante des objets transparaît lumineusement dans la conclusion de l’article: «Car, selon moi, les artéfacts (outils préhistoriques, n.d.r) ne sont pas morts». L’auteur veut-il dire que c’est grâce aux objets que l’espèce pourrait compenser son instabilité, mais elle rejoue du fait qu’elle les rend obsolètes.

En conclusion de sa contribution, Jean Guilaine déclare: «Dans un improbable sursaut de survie, ce prisonnier de ses propres dérives saura-t-il retrouver le chemin de la sagesse, en un mot redevenir sapiens?». Ce qui pose la constatation d’une errance et la nécessité d’un redémarrage à zéro. C’est analogue à ce que proposent certains défenseurs du capitalisme qui considèrent que celui-ci s’est dévoyé et qu’il faut revenir à sa pureté originelle. Mais c’est dans la dynamique même du sapiens comme dans celle du capital que réside le dévoiement. Ajoutons que le logo ici serait la dérive.

Pour Jean-Gabriel Ganascia: «La question aujourd’hui porte non sur l’assimilation de l’Homme à une machine, mais sur la nature de cette machine.» Ici l’objectalisation est achevée. Cela nous rappelle l’affirmation d’Alain Turing selon laquelle la machine peut penser. Et j’ai ressenti, en fonction des données de sa biographie, qu’il fut traité en fait comme une machine et que le meilleur moyen de survivre à la non reconnaissance de son être, était d’assumer ce statut de machine mais en affirmant sa qualité d’homme, qui lui est refusée, la pensée car c’est grâce à elle qu’il put assurer une telle autonomisation mécanique.

Les citations qui suivent, de Daniel Kaplan illustrent l’instabilité et l’insécurité de l’espèce.

«Mais dans les années à venir, deux questions ontologiques se poseront d’une manière impérieuse qu’il faudra bien leur donner, ensemble, des réponses opératoires. La première concerne l’Humanité, le destin commun des Hommes; la seconde, les frontières de l’humain.[112]»

«Il faudra dire où commence et où s’arrête l’Homme».

On retrouve constamment le problème des limites supports des crises de la présence. En outre, d’une certaine façon, l’affirmation (despotique) a depuis très longtemps été faite. Ce fut le rôle de l’État que de définir l’Homme.

«Tout cela est, précisément, humain: tant que nous resterons capables d’en débattre (des limites de l’homme, n.d.r) dans la plus grande confusion, nous saurons, sans forcément comprendre pourquoi, que nous sommes des hommes».[113]

En conclusion le logo, ici, est l’incertitude. Pour G. Anders il serait l’artifice: «L’artifice est la nature de l’homme»[114]

L’inacceptation de la nature, en tant que telle, a conduit l’espèce à la transformer et à se poser en tant qu’architecte paysagiste (comme Le Nôtre au XVII°), pendant inévitable du chirurgien esthétique en rapport au corps de l’individu, à sa donnée naturelle.

L’espèce s’isole du reste de la nature, mais elle a peur d’être réabsorbée, d’être assimilée par elle, menace toujours présente. Pour inhiber ce phénomène, elle a recours au despotisme – rejoué au sein des diverses nations, de façon plus ou moins intenses et à divers moments historiques – qui s’exprime fort bien, tant au sein de son procès de connaissance qu’au coeur de sa pratique. En conséquence, spontanéité et naturalité forment des supports pour revivre cette menace. L’autorité s’impose pour maintenir la séparation et faire obstacle à la spontanéité.

La soif d'être reconnu en définitive par le reste de la nature pousse  donc Homo sapiens à se transformer en logo, à se publiciser, à laisser une empreinte partout dans la nature qu'il réduit à un support pour sa marque (son empreinte), son logo (dynamique du branding). Et, comme cela n'est pas suffisant - sinon il serait satisfait - il tente d'aller faire la même chose sur d'autres corps célestes. C'est la conquête chimérique de l'espace grâce au marketing. Ce désir effréné de reconnaissance est peut-être en rapport avec le sentiment d’avoir été, à l’origine, comme refusé, nié.

L’espèce a d’autant plus besoin d’un logo qu’elle subit une grande obsolescence (ainsi elle est trop lente pour les processus auxquels elle s’intègre), une dissolution, une liquéfaction. Il n'y a plus de contenu, seulement une forme déterminée non par un contenu puisqu'il n'y en a plus, mais par le support sur lequel ça s'écoule. Jusqu'au bout elle se fait porter. Ce qui confirme bien que la non reconnaissance prive l'individu de sa forme. Elle conjure tout cela grâce au discours relevant du marketing concernant la durabilité.

La reconnaissance au niveau de l’espèce à travers le propre de l’Homme, posant Homo logo, ce qui le rassure sur son existence, complète le thème souvent débattu de la condition humaine. En outre le logo peut servir comme un principe de stigmatisation: condamnation de celui ou de celle qui ne correspond pas au logo. Il remplace l’État qui définissait l’Homme. Cela lui permet de camoufler également le problème de l’origine qui le tenaille. Grâce au logo, l’espèce accède à une certaine certitude. Ici encore, l’objet est un vecteur pour atteindre ce qui a été perdu.

Mais rien n’est résolu. La nature détruite en tant que tout, subsiste par lambeaux, il n’y a plus d’ennemi. Par qui peut-il être reconnu? Il doit donc déplacer sa recherche de reconnaissance vers le cosmos, au moins la portion la plus accessible, repérable. Mais surgit une difficulté car ici, à la différence d’avec la nature, il y a une certaine hétérogénéité. Or pour être reconnu, l’autre doit avoir quelque chose en commun. Dés lors ne reste que la virtualité et, devenant virtuel, se faire reconnaître par des ersatz

En outre, par suite de la nécessité d’une libération[115] le plus souvent non perçue consciemment, il s’effectue une régression, au sens de retour à un état antérieur, initial, afin de revivre les traumatismes fondateurs, vers la communauté, vers la mise en place du langage, celle de la sexualité, etc. qui vient interférer avec les données supra indiquées, et obscurcir le devenir actuel.

La régression s’exprime non seulement avec la formation d’une novlangue[116] mais avec la remise en cause de l’écriture et de la lecture et même du langage verbal avec l’hyperdéveloppement des icônes, et par les pratiques permises par le téléphone portable avec la langue abrégée, presque réduite à des onomatopées des SMS (Short message Service) ou textos. Le téléphone portable est l’objet polytechnique par excellence qui permet l’accès à tout, pouvant suggérer une toute puissance à cause de la vaste possibilité de recouvrement qu’il offre, mais qui n’abolit pas l’isolement de l’individu qui demeure séparé. C’est le gadget qui permet de supporter l’isolement, la solitude. Il exprime le triomphe de la manipulation nécessaire à des êtres manipulés, conditionnés. Une espèce de prêt-à-porter de la survie.

G. Anders a abordé ce phénomène dés 1956: «Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparences d’amis: car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos portable chums nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables amis»[117] La tendance à rendre tout portable, supportable, ne pouvait pas ne pas s’amplifier. Une autre longue citation vient confirmer ce qui précède. G. Anders indique les conséquences qui découlent du fait qu’avec la radio et la télévision ce n’est plus nous qui allons au monde mais que c’est lui qui vient à nous.

«1. Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus «au monde», nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.

2. Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique,

3. Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne. pouvons certes pas disposer de lui mais nous pouvons l'allumer et l'éteindre), nous détenons une puissance divine.

4. Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.

5. Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en, espions et en voyeurs.

6. Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être expédié n'importe où sous forme d'«émission», il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente: l'espace dans lequel il advient n'est plus son « principe d'individuation ».

7. Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d'exemplaires, il appartient alors, en tant qu'objet, aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série: c'est bien la preuve que l'événement est une marchandise.

8. Quand il n'a d'importance sociale que sous forme de reproduction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.

9. Quand l’événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction.

10. Quand l'expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de «monde» (pour autant que l'on entende encore par «monde» ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l'homme un "idéaliste".»[118]

Ainsi, ici, le monde, surtout envisagé en tant qu’ensemble d’évènements devient une sorte de recouvrement, celui qui conserve, qui fonde une occultation, qui va s’accroître démesurément grâce au développement de l’innovation, ce qui implique une plus grande répression, toujours invisible, de ce dont on s’est séparé, dont on se sépare. On ne nous propose plus des projets. Ils nous sont apportés et nous devons travailler avec pour nous adapter à la dynamique du projet global mis en place. La fuite en avant n’existe plus puisque le futur vient à nous. Le temps en tant que prison se parachève, de même que le devient le monde recouvrant. La répression escamotée, occultée par le discours scientifique, se trouve en fait accrue. Elle devient de plus en plus impersonnelle du fait de l’insuffisance de la répression parentale à cause de l’obsolescence des rôles, des fonctions et, plus en profondeur, de celle des hommes et des femmes. Il n’existe aucune science d’où l’on pourrait tirer une thérapie pour résoudre les immenses difficultés de l’espèce. Car en tant que produit de la séparation, elle ne peut pas effacer la discontinuité espèce nature ni les discontiuités en son sein.

C’est la langue de l’économie qui exprime le mieux la psyché de l’être spécio-ontosé: insatisfaction, démesure, dépression, manie, culpabilité etc., et c’est à travers l’activité économique nécessitant un énorme développement de la technique, que l’espèce a en grande partie cherché à résoudre ses problèmes. Mais celle-ci n’a fait que contribuer à les accroître et à provoquer une brisure paléonto-géologique fondant ce que d’aucuns nomment anthropocène, en rapport à la destruction des espèces, des sols, à la remise en cause d’un phénomène constitutif d’une très grande partie du monde vivant: la sexualité.

À ce propos s’impose à nous la nécessité de préciser que la sexualité comme la technique ne sont pas les agents initiaux des troubles, de la pathologie de l’espèce. Ils lui sont des supports pour exprimer sa spéciose produite et se révélant au cours de l’errance. En conséquence nous sommes en profond désaccord avec S Freud posant la sexualité comme la fonction perturbatrice par excellence ainsi qu’avec sa théorisation au sujet d’une sexualité infantile qu’il a mise eu point pour étayer sa conception de la sexualité et de son rôle dans les pathologies psychiques, et dans la vie "normale" des hommes et des femmes[119] Il en est de même avec G. Anders, ainsi que bon nombre de théoriciens considérant la technique comme incarnation du mal logé en l’espèce, mal qu’elle subit et mal qu’elle inflige. La technique est nécessaire pour la réalisation de la spéciose, adaptation de l’espèce à la dynamique de séparation de la nature.

D’un point de vue psychique l’activité économique vise à recouvrir et à dévoiler, c’est-à-dire à essayer de trouver quelque chose de caché par exemple au sein du phénomène de la dette ou au sein de la production, avec le phénomène de l’exploitation et la production de plus-valeur.

Revenons à notre thème principal.

Nous avons vu que ne pas être reconnu équivaut pour l'individu à être inachevé, sans forme, indistinct. D'où d'une part, l'insatisfaction, l'inassouvissement, l'insatiabilité, le mépris et la haine de soi, mais aussi la colère et la violence et surtout la honte, d'autre part la volonté de se parfaire, de s'achever, de se modifier, d'aller au-delà de soi, de s'échapper dans la transcendance et finalement de se fonder hors espèce, hors nature, ce qui implique aussi la violence, la destruction créatrice[120]. Ceci vaut également pour l’espèce.

Il est possible que la lutte - le conflit - ait été constamment présente depuis le début avec la tendance à la domination, à la mise en esclavage, mais en même temps s’est affirmé au sein de l’espèce le désir d’un autre mode de  vie comme les récits sur l’âge d’or, ceux de divers poètes ou philosophes ou tout simplement d’hommes et de femmes, tentant de dévoiler un mode de vie en harmonie avec la nature. Il n’est pas possible de simplement considérer les horreurs commises comme relevant d’une condition humaine, du tragique de l’espèce, et que la  guerre est constitutive de son comportement.

En conséquence s’impose à nous en premier lieu par rapport à tout le courant porteur de ce désir, courant se finissant en ce qui nous concerne avec la Gauche italienne et les formations qui la précédèrent, de nous ouvrir aux insuffisances, inconséquences, contradictions, incluses au sein des œuvres de ceux qui au cours des siècles se trouvèrent dans ce courant, non pour condamner, nous lamenter ou sombrer dans la haine de soi pour y avoir participé nous-mêmes, mais pour ne pas rejouer, réitérer cela et pouvoir effectuer une inversion effective. En second lieu, bien que cela puisse se faire simultanément, nous devons opérer de même vis-à-vis de ceux qui au cours de l’errance humaine ont défendu l’ordre en place, en exerçant une domination, expression plus ou moins exacerbée de la répression sociale, en effectuant des massacres et toutes sortes d’horreurs. Car manipuler celle-ci leur donnait la possibilité de ne pas percevoir la répression parentale subie et donc la souffrance infligée à leur être originel. Opérer autrement c’est nier celui-ci et donc une dimension de l’espèce, et c’est les conforter dans la dynamique de l’inimitié et dans celle de réprimer pour le bien de ceux qu’ils assujettissent de diverses façons. En outre, actuellement, c’est ne pas se rendre compte pleinement du mécanisme infernal qui, de façon de plus en plus évidente, les assujettit eux aussi.

S’il faut s’ouvrir aux insuffisances, inconséquences, contradictions, des hommes et des femmes qui nous précédèrent, il convient aussi de s’occuper de leur vécu réel escamoté par l’histoire officielle qui ne s’occupe que des dominants, à tel point que les opprimés semblent n’avoir en rien contribué au devenir humain. À cette dynamique Carlo Ginzburg apporte une puissante contribution. Dans Le fromage et les vers, il met en évidence une connaissance paysanne millénaire, irréductible au christianisme prouvant que la culture dominante domina certes, mais ne mit pas obligatoirement les dominés dans une dépendance cognitive. «Avec une terminologie imprégnée de christianisme, de matérialisme élémentaire, instinctif, de générations et de générations de paysans». La connaissance s’impose de façon spontanée et autochtone et subit un gauchissement à cause du milieu dominé par la répression qui tend à rendre invisible, comme on peut le déduire de la belle citation de Louis Ferdinand Céline, faite par l’auteur, en exergue du premier chapitre de son livre «Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes». Citons encore: «Il y aurait donc dichotomie culturelle, mais aussi échanges circulaires et influences réciproques, particulièrement intenses dans la première moitié du XV° siècle, entre culture subalterne et culture hégémonique». [121] À mon avis, il en fut toujours ainsi, à la suite d’un entre lacs de détournements réciproques inconscients, et de récupérations de la part des dominants.

J’ajoute en ce qui concerne les contradictions, particulièrement entre la théorie et la pratique que, tant sur le plan individuel que collectif, on veut déjouer et ne pas faire comme les autres, mais la dynamique du mécanisme infernal, conduit, plus ou moins insidieusement, à faire le contraire de ce qu’on a affirmé. De ce fait on ne peut pas seulement s’occuper des actions, mais on doit tenir compte aussi des intentions affirmées dans les discours, sinon la perception et la mise en évidence de ce mécanisme s’avéreront toujours impossibles. Aucune inversion ne pourra s’ébranler.

Je précise et j’insiste: il est absolument nécessaire de réaliser à quel point le parcours de vie de Homo sapiens est semé d’horreurs et que le courant qui tenta d’y échapper en fut tout de même affecté[122]. En effet les diverses tentatives de libération, d’échapper au mécanisme infernal, s’accompagnèrent du rejouement du recours à la violence et ce furent des échecs et des massacres. D’où l’urgence de l’inversion dévoilement. Aucune alternative ne s’impose puisque l’extinction de l’espèce qui se profile est comme programmée dans la catastrophe en cours. Au sein du devenir de celle-ci s’imposent deux comportements, un lié à l’impasse, perçue confusément, générant un blocage et une inchoation, l’autre est celui de s’adonner au développement à tout prix afin de sortir de la dépendance et s’affranchir de tout, à l’innovation constante, au mouvement pour le mouvement qui permet de tout masquer, en particulier la stagnation de l’espèce. C’est pourquoi la conquête spatiale est vivement revendiquée,  avec comme corollaire une forte augmentation de la population. «La terre est le berceau de l’humanité. Peut-on passer sa vie entière dans un berceau?[123]» On doit sortir de sa niche, se servir de la technique, de la science pour conquérir d’autres espaces, pour pouvoir nier la catastrophe et l’extinction possible fondant l’obscurantisme scientifique. On peut même avancer qu’il s’agit de se servir de la science pour nier la pensée en tant qu’expression de la naturalité de l’espèce, rentrant en totale contradiction avec ce qui fut considéré comme sa dimension libératrice. En effet il y a tendance à se servir de la science pour mettre au point des techniques d’évasion qui sont une forme extrême de recouvrement dans la fuite, et pour nier les données recouvertes ainsi que la pensée qui en quelque sorte s’échappe d’elle.

Dit autrement le blocage où l’espèce est placée et résultant de l’évanescence des supports, se trouve masqué, scotomisé par la dynamique du mouvement pour le mouvement qui est un essai mystifié de retrouver la continuité – dont l’ersatz est l’autonomisation de la forme capital couplée avec l’explosion de la virtualité. Grâce au numérique tout devient virtuel. Virtualité et recouvrement sont liés. La recomposition du continuum s’opère  grâce au numérique mais n’y a-t-il pas des discontinuités infinitésimales qui provoquent à long terme un mal être où l’individu ne peut pas se sentir en adéquation avec le "continuum" qu’on lui propose. La virtualité avec la numérisation rend peut-être  possible d’influer à distance sur le psychisme des hommes, des femmes: guerre psychique et non plus seulement psychologique.

La numérisation relève d’une longue histoire. On dit que c’est Archytras de Tarente, contemporain de Platon, qui le premier a considéré le "un" comme un nombre. Ce qui peut être interprété en disant que l’individu était, dès lors, potentiellement numérisé, expression de son caractère discret, quantitatif du fait d’être séparé. Pour le devenir effectivement un long procès fut nécessaire. En effet le Un dans son ambiguïté d’être en même temps le tout, reflet d’une séparation non encore pleinement vécue, possédait une sorte de transcendance, et le rendait difficilement réductible. Le phénomène de la valeur, puis celui du capital, le firent entrer dans l’immanence, comme le zéro, tous deux supports fondamentaux pour, maintenant, exprimer l’information.

Pour l’homme réduit, la femme réduite, à une entité, toutes sortes de prothèses assureront le procès de vie, sans qu’il, qu’elle, ait la peine de vivre; il, elle, ne sera qu’un support. Ce seront des êtres formels exprimant la virtualité et la garantissant étant en adéquation avec le continuum virtuel. Le virtuel comme le plastique tend à tout remplacer, à tout recouvrir. Par sa plasticité constitutive du fait qu’il résulte d’un nombre infini d’éléments discontinus pouvant jouer les uns par rapport aux autres, il permet une grande flexibilité facilitant la fluidité[124]. D’une certaine façon le monde virtuel est une expansion du monde plastique. En écrivant cela je tiens présente la dynamique de la spèciose qui a besoin de recouvrements et de substitutions.

Ainsi il nous faut vivre le bout de l’impasse en son actualité qui est en même temps la voie royale à l’extinction, le bout de l’errance, l’immense catastrophe où l’on se trouve, et percevoir en quoi consiste l’inversion nécessaire et le dévoilement, déceler des signes de ceux-ci dans le comportement des hommes et des femmes ici et maintenant.

La phrase de Günther Anders, qui fait allusion à la onzième thèse de K. Marx sur L. Feuerbach, que nous allons citer, exprime bien l’impasse en laquelle se trouvent ceux qui eurent (ou ont) partie liée avec le mouvement révolutionnaire qui se déploya à partir de la révolution française. «Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans homme.»[125]

Tout d’abord des questions au sujet de cette citation. Le premier nous se réfère à qui, à l’ensemble des hommes? Le second nous est-il de même nature? Qu’implique interpréter? G. Anders nous propose en définitive un détournement car le changement du monde s’effectuera dans tous les cas selon une nécessité qui peut apparaître comme une fatalité mais qui est en fait celle du mécanisme infernal puisqu’il nous dit que nous le changeons dans tous les cas, ce qui implique une grande dimension inconsciente qui est soulignée par l’indication qu’il change en grande partie sans nous ce qui est comme une paraphrase de ce qu’a affirmé K. Marx au sujet de l’activité inconsciente des hommes et des femmes. Le détournement consistera en une interprétation qui change d’objet, non plus le monde mais son changement, dynamique que rejetait K. Marx. Le détournement relève en fait du rejouement. Ici, il s’imposera  de façon redoublée comme celui de la dépendance. La menace qu’il fallait empêcher de se réaliser pourra dés lors s’exécuter: l’apparition d’un monde sans hommes, sans femmes. Enfin interpréter relève encore du récité, un récit herméneutique qui peut se résoudre en un récit de la conjuration.

Pour conclure sur le thème de la destruction de la nature et l’occultation toujours plus grande de la naturalité de tout un chacun, chacune, je me référerai à un texte de M. Eliade [126] qui concerne, dit synthétiquement, le rapport de la nostalgie, celle du moment d’avant la séparation, à l’utopie, la réunion des opposés, la fusion des contradictions. Ce texte est intéressant en lui-même mais aussi du fait qu’il fut écrit en 1958, avant le grand bouleversement du mouvement de Mai-Juin 1968 et celui consécutif de la révolution innovatrice mettant en place le mouvement pour le mouvement permettant de tout escamoter.

Il date donc des années au sein desquelles se situe le moment déterminant très particulier dont nous avons parlé. Il se présente comme une phénoménologie de la spéciose. Il y est question de traumatisme originel, de menace, d’occultation de possibles, de dynamique des contraires (contradictions) dont les fondamentaux, bien et mal (le ce qui arrive avec ses affectations positive ou négative), séparation et déchirure.

"Qu'est-ce que nous révèlent tous ces mythes et ces symboles, tous ces rites et ces techniques mystiques, ces légendes et ces croyances impliquant plus ou moins clairement la coincidentia oppositorum, la réunion des contraires, la totalisation des fragments? Avant tout, une profonde insatisfaction de l'homme de sa situation actuelle, de ce que l'on appelle la condition humaine. L'homme se sent déchiré et séparé. Il lui est difficile de se rendre toujours parfaitement compte de la nature de cette séparation, car parfois il se sent séparé de "quelque chose" de puissant, de totalement autre que lui-même; et d'autres fois il se sent séparé d'un «état» indéfinissable, atemporel, dont il n'a aucun souvenir précis, mais dont il se souvient pourtant au plus profond de son être: un état primordial dont il jouissait avant le Temps, avant l’histoire. Cette séparation s'est constituée comme une rupture, à la fois en lui-même et dans le Monde. C'était une «chute», pas nécessairement dans le sens judéo-chrétien du terme, mais une chute néanmoins parce que se traduisant par une catastrophe fatale pour le genre humain et à la fois par un changement ontologique dans la structure du Monde. D'un certain point de vue, on peut dire que nombre de croyances impliquant., la coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie d'un Paradis perdu; la nostalgie d'un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s'affronter et où les multiplicités composent les aspects d'une mystérieuse Unité."

"En fin de compte, c'est le désir de recouvrer cette Unité-perdue, qui a contraint l'homme à concevoir les opposés comme les aspects complémentaires d'une réalité unique. C'est à partir de telles expériences existentielles, déclenchées par la nécessité de transcender les contraires, que se sont articulées les premières spéculations théologiques et philosophiques. Avant de devenir les concepts philosophiques par excellence, l'Un, l'Unité, la Totalité constituaient des nostalgies qui se révélaient dans les mythes et les croyances, et s'exhaussaient dans les rites et les techniques mystiques. Au niveau de la pensée présystématique, le mystère de la totalité traduit l'effort de l'homme pour accéder à une perspective dans laquelle les contraires s'annulent, l'Esprit du Mal se révèle incitateur du Bien, les Démons apparaissent comme l'aspect nocturne des Dieux. Le fait que ces thèmes et ces motifs archaïques survivent encore dans le folklore et surgissent continuellement dans les mondes onirique et imaginaire prouve que le mystère de la totalité fait partie intégrante du drame humain. Il revient sous des aspects multiples et à tous les niveaux de la vie culturelle - aussi bien dans la théologie mystique et dans la philosophie que dans les mythologies et les folklores universels; dans les rêves et les fantaisies des modernes que dans les créations artistiques".

Mircea Eliade envisage l’homme actuel, comme celui d’époques très reculées et il constate qu’il est insatisfait, ce qui le caractérise suis generis. Cette insatisfaction semble juxtaposée à la perception d’un déchirement et d’une séparation. Or cette dernière est en fait la cause profonde de l’insatisfaction. Il est séparé de quelque chose ce qui retentit en lui sous la forme d’un déchirement. La difficulté à parvenir à une perception pleinement consciente est due à une culpabilité et au refoulement de celle-ci surtout de la souffrance qui induisit la nécessité de se séparer de la nature. Car c’est d’elle qu’il est séparé, qu’il s’est séparé. Elle est le  support du numineux surtout quand elle est posée en continuité avec la surnature ce qui n’est pas accessible avec les sens mais dont on intuitionne plus ou moins profondément la réalité. Le numineux comme l’a montré Rudolf Otto fascine et effraie, ce qui contribue encore à voiler la perception de ce en quoi consiste la séparation. Ce numineux provient en fait d’une coupure de continuité entre nature et surnature ce qui fonde son extériorité en même temps que sa capacité à engendrer l’attraction, l’aspiration qu’il exerce sur hommes et femmes: fascination et effroi. Il est le support de toute divinité ou entité spirituelle. C’est par rapport à cet autre qu’il se pose et qu’il aspire à s’identifier, à imiter, à mimer. De nos jours, selon G. Anders, ce tout autre se perçoit dans la machine qu’il désire mimer, mais qui lui suscite une honte de ne pas être achevé, une forme aiguë d’insatisfaction, de fascination, d’effroi du fait de la perception de la menace de se perdre.

L’état primordial c’est celui d’avant la séparation. C’est celui qui correspond à la phase occultée, avant la déchéance du passage de l’éternité au temps, induisant en l’Homme la nécessité de dire ce qui lui advient en un récit apotropaïque, l’histoire. Deux moments donc s’imposent celui d’avant la mise en branle de la coupure, et celui où elle se réalise effectivement. Or celle-ci hormis des moments d’accélération du phénomène se produit presque insidieusement le rendant quasiment inconscient. Dés lors ce n’est qu’à la suite de certaines effectuations que cela devient conscient et le traumatisme de la séparation se réactualise. D’où les immenses crises qui se produisent lorsque s’avèrent des discontinuités plus ou moins profondes jusqu’à ce que, dans ce qui peut apparaître comme une volonté d’échapper au temps, il se fonde, se crée pour ainsi dire, grâce à l’innovation, en fonction du futur, puisque celui-ci, selon Saint Augustin, est à l’origine du temps. Ce dont l’homme se souvient c’est de son être originel puissamment recherché par divers hommes, diverses femmes, comme les gnostiques. Cette recherche est à la base de toutes les quêtes mystiques plus ou moins intégrées dans les diverses religions. La mystique comporte attente (rapport au futur) et transcendance qui, à un moment donné, permet d’accéder à un immédiat, ce qui est visé, le numen, abolissant par la même la coupure entre nature et surnature.

La rupture en l’homme et dans le monde est revécue périodiquement à travers ce qu’Ernesto Demartino nomme crise de la présence qui se présente comme une immense dépression où tout s’évanouit, et dont on sort grâce à une sorte de création qui peut s’apparenter à une renaissance, et le tout à une maladie révélatrice.

Ce qui fut occulté constitue le support de la nostalgie, de ce qu’on n’atteint pas mais qui obsède. Nostalgie de la communauté et de la continuité entre hommes et femmes et avec la nature. Mircea Eliade parle d’Unité perdue alors que c’est l’union perdue. L’unité évoque le faire un, le devenir un, et donc l’exaltation du Un qui résulte en fait de la fusion (confusion) de l’Un (unité) et de la totalité, comme celle ontosiquement recherchée entre la mère, support de l’ensemble nature surnature, et l’enfant (l’homme, la femme en déréliction). Ce devenir de la perte a induit un procès de connaissance faisant intervenir la totalité (ou le Un), la multiplicité et l’unité, ce qui est une réduction. Dans un procès de connaissance qui n’est plus dominé par la séparation, la communauté (Gemeinwesen) englobe le tout, permettant à la totalité, la multiplicité et l’unité de participer. Au niveau de l’espèce l’unité s'affirme désormais comme individualité-gemeinwesen.

En réalité il faut comprendre comment ce qui formait un tout, fut divisé et produisit des contraires, donc comment s’effectua un acquis qui se posa dés lors comme donnée naturelle. La fondation des sexes en est un exemple probant. L’élément unitaire fondamental de l’espèce est la dyade homme-femme, la séparation au sein des communautés va introniser la notion de sexe. L’homme et la femme sont séparés (substance du mot sexe) parce qu’ils différent du fait qu’ils n’ont pas un sexe identique. Nous sommes d’accord avec M. Eliade l’androgyne représente le fantasme de l’union (et non de l’unité) perdue. Il est une fusion de deux êtres et la fusion est l’expression de l’ontose, de la volonté de fuir la dépendance en s’annihilant dans un tout. Même dynamique pour toutes les contradictions. Sexe, est un mot renfermant une tautologie il désigne et entérine la séparation. Mais le mythe de l’androgyne exprime bien que la fonction du mythe n’est pas seulement de réactualiser ce qui fut in illo tempore comme le dit M. Eliade, mais d’intégrer tout événement ultérieur, comme le fit  par la  suite tout récit tel que l’histoire, qui affecta fortement l’espèce comme ce fut le cas pour l’homosexualité se manifestant d’une certaine façon comme une violation de l’interdit de l’inceste, de la grande proximité, de même comme une sauvegarde de la continuité, dés lors que l’individu ne peut plus accéder à l’"autre" en tant que tel reconstituant artificiellement la dyade.

Le mythe, réactualisation, grâce au rite qui lui est constitutif, d’un événement in illo tempore, est nécessaire pour échapper à l’histoire comme les Guaranis utilisent la violence pour empêcher l’autonomisation du pouvoir. Cet échappement s’opère en intégrant, en absorbant le fait nouveau, en une sorte d’Aufhebung hégélienne, il y a tentative d’enrayer, voire d’abolir l’histoire. Ce phénomène se réactualise même lorsque le mythe en tant que récit prédominant a disparu. En définitive les mythes à travers les rites réactualisent l’horreur initiale, le risque d’extinction, et tendent à intégrer des conduites visant à échapper à celle-ci. Dés lors s’est imposée une grande contradiction et les rites ne purent pas la représenter. D’où leur évanescence puis leur disparition et la transformation du mythe en récit: fable, conte, épopées, poésie lyrique, romans, mais aussi histoire.

L’affirmation d’un mythe appelle irrésistiblement un rite qui l’actualise, au moins symboliquement, provoquant l’effectuation d’une contrainte imposant l’achèvement d’une gestalt.

Les récits actuels, successeurs du mythe, induisent en de vastes rejouements, des rites afin des les concrétiser. Ainsi au XVIII° siècle, moment d’une phase intense de séparation, le mythe de la nature induisit le "rite" du "retour" à celle-ci; celui du bon sauvage le primitivisme. Il opéra également en tant que tentative d’inclure l’advenu ce qui cause l’ambiguïté de bien des récits prônant un retour à la nature, d’autant plus que très souvent celle-ci est un concept permettant de justifier l’advenue de la domination. De nos jours, le sport comme l’art, sont de tels "rites"devant mettre en évidence la nécessité du dépassement, de la production d’un incrément, concrétisant le mythe du progrès, mythe du capital et de l’Homme capitalisé. La littérature, la philosophie opèrent plutôt en tant que récits mythes. Le théâtre comme le cinéma et la télévision se présentent comme intégration du récit et du rite et donc en tant que mythes au sens originel qui ne nous mettent plus en rapport avec une réalité primordiale, mais avec l’advenu qui tend à être transfiguré.

On peut dire également que le désir de l’union était celui de rétablir une continuité entre la réalité actuelle et celle irrémédiablement perdue, car devenue inaccessible. Ce désir conduisit à la mise en place de divers compromis se posant comme baumes à la terrible blessure de la coupure.

La confusion du Un et du Tout fonde, en réabsorbant les contraires, les contradictions surgies au cours de l’errance, réalise un tel compromis et opère comme un recouvrement qui escamote la souffrance de la coupure. Elle a opéré comme nous l’indique M. Eliade avec la religion comme avec la philosophie, l’art, mais elle se poursuit également grâce à la science, de même que persiste le mystère de la totalité, parfois aussi désignée comme réalité, alors qu’avec celle-ci, sous forme de cosmos, on est en présence d’une évidence, dés qu’on n’est plus dans la séparation,.

L’affirmation selon laquelle le "désir de recouvrer cette Unité-perdue", "contraint l'homme à concevoir les opposés comme les aspects complémentaires d'une réalité unique", escamote tout un devenir: c’est la séparation d’avec la nature, celle au sein de la communauté qui va fonder la dynamique de l’inimitié, et donc le surgissement des contraires. Poser l’unité des contraires et donc retrouver l’union primordiale, l’unité perdue revient à escamoter toute la dynamique du conflit présente dans le devenir d’errance. L’ennemi est le support de l’autre et réciproquement. L’homme est à la recherche du "totalement autre que lui-même" afin de pouvoir se confronter à lui en une dynamique que GWF. Hegel a décrite comme étant celle de la reconnaissance. Pour être reconnu il lui faut toujours trouver un ennemi puissant et s’il ne le trouve pas il l’invente. L’homme en tant que mâle a inventé la femme en tant qu’autre constitutif et constituant, et l’a posée en ennemie qu’on hait et qu’on aime (ce qui est le support de tout ennemi), lui permettant d’exalter sa virilité, propriété inventée, bien que fondée sur une donnée naturelle, ce qui conduisit, et cela persiste de nos jours, à l’exécution de toutes sortes d’horreurs. Or cette inimitié est pour ainsi dire une inimitié recouvrante, masquant celle fondamentale, tant que persiste la répression parentale, vis-à-vis de la mère. Autrement dit la recherche d’un ennemi implique souvent un escamotage, un masquage et donc une mystification.

La nostalgie est celle "d’un état paradoxal" en rapport à quelque chose qui a été perdu mais aussi celle d’un topos support du paradis. D’où pendant une longue période, elle est en rapport avec la prépondérance de la fonciarisation, donc avec la terre, la nature. Elle persiste durant la période du développement du phénomène valeur en sa phase verticale, et la réalisation de l’unité supérieure peut apparaître comme la mystification de celle de l’unité perdue, particulièrement en Chine. Au niveau de l’individu, la nostalgie s’accompagne de la mise en place, plus ou moins prononcée, d’un état hypnoïde.

Puis avec l'essor du mouvement de la valeur en sa phase horizontale, particulièrement avec l'argent en tant que monnaie universelle, commence à s’affirmer la recherche de l'utopie, où la fonciarisation à travers  notion de topos est encore importante. Avec la phase de domination formelle du capital dans le procès de production immédiat c’est celle de la révolution qui inclut le désir d’un retour à un état antérieur et donc l’importance du passé mais c’est le futur qui est privilégié. Toutefois utopie et révolution sont lestées de nostalgie. On doit noter qu’ici on est en rapport non seulement  avec la valeur, le capital, mais avec le travail et son anthropomorphose.

Lors de la domination réelle du capital dans le procès de production total, la séparation s'impose encore plus. La fonciarisation et donc la nature, disparaissent ainsi que le travail; le lien au passé tend à s'évanouir d'où la disparition de la nostalgie. Elle peut se réimposer comme lors de "crises" comme Juin 1848 ou Mai-68. L'anthropomorphose du capital est corrélative avec la prédominance du futur: la formation d'une nouvelle société ou la réalisation de la communauté humaine y sont placées. On peut dire qu’on a eu production d’une utopie, celle du capital comme l’a affirmé G. Cesarano[127] En revanche les dystopies comme 1984 de G. Orwell ou Nous autres de Zamiatine se présentent comme des conjurations de ce qui advient ou va advenir. Elles signalent que le topos de la réalisation est désormais connu, notre monde, comme c’est aussi le cas avec l’utopie capital. Dés lors nostalgie et utopie perdent un élément qu’elles avaient en commun, l’insaisissabilité du topos, corrélative à un certain ancrage de l’espèce en son errance, désignant, peut-être, par là, son point d’arrivée.

En dépit de l'inflation dans l'utilisation du terme, la révolution subit une éclipse totale et cède la place à l'innovation. La séparation est achevée. Ce qui compte c'est ce qui se fait, se réalise, s'innove. La dissociation des contraires est escamotée et s’impose un essai de fonder un devenir unilinéaire pour un développement continu, durable, grâce à une multitude de prothèses, avec une espèce hors nature et essayant ainsi de résoudre le problème de son insatiabilité sans pouvoir y mettre fin, de compenser, de recouvrir son complexe d'infériorité. En ce sens on a la fin de l'histoire non parce que quelque chose serait réalisé, un objectif atteint, mais à cause de la discontinuité avec le récit - sa forme et son contenu - tel qu'il s'est imposé jusqu'à présent. Or le récit provient en grande partie des opprimés[128] chez qui l’insatisfaction est la plus apparente et affirmée; avec l’innovation ce sont plutôt les dominants - ceux qui ont le plus de moyens pour recouvrir et qui intègrent au mieux le devenir de séparation sur lequel ils fondent – qui élaborent le récit (le marketing).

Le tout est possible du rêve utopique s’impose grâce à la combinatoire et  l’innovation engendrant à la fois la multiplication des discontinuités réabsorbées ensuite par cette dernière, et l'effacement de celles-ci dans la mesure où elles font obstacle à la réalisation des possibles. D’où la multiplication des sexes et la combinatoire sexuelle en même temps que l’effacement de leurs différences. La volonté de réaliser le désir de ne plus être dépendant conduit à remettre en cause un phénomène d’ordre paléonto-géologique: la reproduction  sexuée incluant la sexualité qui est un phénomène d’union (à la base celle de deux noyaux) d’abord par une fragmentation en posant la reproduction d’un côté et la jouissance procurée par la sexualité de l’autre, en fragmentant la sexualité en hétéro, homo et transexualité tout en essayant de l’étendre (augmentation de l’ampleur de la combinatoire) à une sexualité transpécifique en levant la barrière entre espèces, à une cybersexualité, à une sexualité avec les machines. C’est l’errance totale où l’espèce se perd, s’évanouit bien qu’elle pense persister, voire s’imposer dans le flux artificiel. Elle pense par exemple utiliser les machines pour pouvoir sortir de l’insatisfaction, alors que c’est elle qui devient le support à leur développement. On a l’impression qu’à l’aide des scientifiques l’espèce tend, en une manœuvre apotropaïque, à effacer son origine sexuée, support d’une menace.

On se trouve désormais dans un au-delà du phénomène de la révolution qui s’est imposé à partir de la période de domination formelle du capital dans le procès de production immédiat. La révolution fut en rapport avec le mouvement de ce dernier. Elle est d’abord politique avec un contenu social, puis technique lors de l’accès à la domination réelle du capital et s’est maintes fois répétée. Le capital a progressé par révolutions. Le mouvement ouvrier a essayé de détourner la révolution en la transformant en révolution sociale, comme il essaya de détourner le capital[129]. Cet au-delà s’est imposé à partir des revendications du mouvement de Mai-Juin 1968 posant tout est possible et la nécessité de réaliser tous les désirs. Schématiquement on peut dire que le mouvement du capital prend au mot les revendications d’alors et, grâce à l’innovation, tend à réaliser la Grande résurrection d’Alamut, et la tentative similaire de rendre effectif le paradis sur terre des hérétiques chrétiens de la Bohème du XIV° siècle. C’est le complément au soi-disant alunissage de 1969 qui visait à récupérer l’imagination.

Notre devenir est en dehors de toute révolution puisque nous n’avons pas d’ennemis et que nous opérons hors nostalgie et utopie.

Si le mythe visait à la réconciliation des contraires il se réalise actuellement en une immense logorrhée qui répète inlassablement la volonté de l’espèce de se distinguer alors même qu’elle s’évanouit, devient obsolète, inutile, extrêmement  nuisible

Tout ce qui était de l’Homme se perd. En réaction on essaie de l’enseigner (à un âge le plus bas possible) et de le simuler, d’où inflation encore de la logorrhée. Le déracinement est total. Il ne peut plus y avoir d’utopie, plus de recherche d’un lieu où échapper à la menace. Le temps lui-même perd de sa consistance n’étant plus le support de l’argent, et l’uchronie s’évanouit. Ne restent que des informations qu’il est loisible de manipuler.

Homo sapiens dit son obsolescence à travers toutes ses productions matérielles comme immatérielles, et le discours autonomisé de l’économie donne forme, à toutes ces productions, ainsi qu’au rapport entre les hommes et les femmes et de celles-ci et de ceux-ci avec les restes de la nature. C’est le règne de la virtualisaton où une réalité est comme en suspension, cachée, et c’est grâce à diverses techniques qu’on tend à la tangibiliser, et où les supports deviennent de plus en plus immatériels tandis que la concrétude est engloutie sous la masse des médiations. L’être naturel de l’espèce comme de chacun des ses membres ne peut se manifester qu’à travers des actes violents ce qui est en contradiction avec sa réalité et entretient une immense confusion rejouement de celle originelle.

Certes cela est un schème de ce qui est advenu car en fait tout coexiste encore grâce à la combinatoire, avec l’innovation qui prime sur tout et oriente même celle-ci.

Mais le passé est tenace et l’on peut voir à quel point il s’impose toujours avec, par exemple, le mythe de la dette qui implique le rite du rachat ou de l’abolition, pour tout recommencer. Elle a impliqué aussi le rite du sacrifice. L’autodestruction de l’espèce peut en constituer un.

Les rejouements qui l’affectent, de même que ses composants, réimposent le passé. Il est donc possible de saisir ce qui s’est produit insidieusement au cours des millénaires en le condensant en quelque sorte pour lui donner forme et consistance afin de pouvoir s’en libérer, plus exactement afin de se libérer de l’affectation qu’il a engendrée en nous. En aucun cas la sacralisation ne doit s’imposer d’autant plus que le illo tempore est chargé d’un interdit, celui de la remise en cause. Chaque fois qu’une croyance, par exemple, doit être soustraite aux doutes, son fondement est enraciné dans une origine donnée. Ainsi dans la religion chrétienne, les données du dogme et l’existence des miracles, sont mis en sécurité à l’origine et, maintenant, ces derniers n’ont plus lieu. En définitive la vie de l’espèce s’est déroulée entre la nostalgie expression d’un blocage et inductrice de dépression, et l’utopie expression d’une sortie de blocage et inductrice de manie, de mégalomanie. Désormais nostalgie et utopie sont dépassées et, grâce à l’innovation, un immense recouvrement s’impose escamotant la destruction de la nature et l’obsolescence de l’Homme et le fait que rien n’a été résolu. La question du que faire est également escamotée. L’espèce vit l’inertie d’un devenir dont elle n’a aucune maîtrise.

Telle est la situation qui impose l'inversion.

Maintenant il est possible d’esquisser comment se présente la dynamique d’inversion dévoilement[130] - qu’on peut désigner aussi inversion et émergence, celle-ci pouvant être considérée comme le contenu du dévoilement - qui nécessite un cheminement, préparé par celui de quitter ce monde, qui doit nous permettre de nous rendre apte à saisir et à percevoir la naturalité et, au cours duquel, se produira l’émergence d’un nouvel être. Cette inversion, rappelons-le, s’impose à la suite d’un dévoilement consécutif à la perception profonde d’une impasse, d’un blocage, forçant l’individu à trouver une solution hors du champ de ce qu’il a vécu jusqu’alors et, à partir de là, divers dévoilements s’opèreront lui révélant les possibles masqués habituellement par le recouvrement et par la réduction qu’il subit enfant, ainsi que ceux des hommes et des femmes ses contemporains et contemporaines, l’amenant à accéder à la dimension individualité-Gemeinwesen. Ceci est également vrai au niveau des groupes, des collectivités.

Cheminer hors de ce monde n’est plus suffisant car il convient d’opérer comme s’il n’existait plus du fait même qu’il a perdu sa signification, sa nécessité. On ne peut qu’indiquer les fondements du nouveau comportement que nécessite cet autre mode de cheminer dont le fondement essentiel est la cessation de toute forme de répression, parentale ou sociale.

Comment peut-on envisager une dynamique de vie où la répression ne s’impose plus dés lors qu’on a perçu son immense nocivité et ses fondements originels? Là est le point déterminant car la répression fonde notre psychisme et notre environnement, notre milieu, puisqu’il y a répression de la nature. Réprimé, nous évoluons dans un monde réprimé et une nature réprimée. Pour invertir notre comportement il faut invertir toutes les relations entre les hommes et les femmes et entre l’espèce et la nature. Le psychisme dans son sens le plus ample est ce qui nous présentifie et permet de nous actualiser, de nous rendre effectifs à tout moment, en même temps que nous sommes aptes à enregistrer l’affectation qu’imprime en nous  le milieu où nous évoluons qui ne se limite pas à notre environnement immédiat. L’inversion va permettre le dévoilement de l’individualité-Gemeinwesen et celui de Homo Gemeinwesen et, dans l’immédiat, elle consiste dans la dynamique de se déterminer par rapport à leur émergence et non par rapport à la catastrophe, et à l’extinction possible.

Cheminer en affirmant son pouvoir de vivre et son amour qui ne se limite pas à un ou quelques êtres particuliers. Dés lors ne se pose en aucune façon la question de la prise du pouvoir et celle de la séduction.

La dynamique essentielle vise à retrouver la continuité et de mettre fin à la séparation, résultant de la répression, qui opère actuellement à tous les niveaux à l’intérieur comme à l’extérieur des hommes et des femmes. Il ne s’agit pas d’une simple inversion par exemple réunir ce qui a été séparé et de faire le contraire de ce qui est advenu car il s’agit de révéler ce qui fut escamoté, scotomisé, laissé en sommeil. Elle se déploie en un immense dévoilement rayonnant.

La fin de la répression s’opère quand on accepte la naturalité et donc la spontanéité (avant tout celle de l’enfant), la concrétude et l’immédiateté. La mise en continuité devient possible puisqu’elle implique de retrouver l’immédiateté, l’ouverture, et donc l’acceptation de la spontanéité et d’éliminer la réflexivité dans les domaines où elle n’a pas lieu d’être et où elle s’est imposée à cause de la répression. On accède à la concrétude. Les supports nécessaires aux médiations disparaissent permettant la participation qui implique l’absence de contraintes, avec la prise en compte des données "externes". On n’a pas besoin d’isoler un élément, une chose, un être, pour opérer une investigation. La partie n’est pas séparée du tout même si elle en est distinguée (repère); les deux sont vécus simultanément.

Pas de supports autres que la naturalité en chacun, chacune de nous qu’il s’agit de retrouver, révéler, et la nature qu’il faut aider à se régénérer depuis que la séparation s’est imposée. En ce qui concerne la naturalité elle n’est plus apparente à cause des traumatismes initiaux subis, de la répression et des divers recouvrements et des tentatives de lui échapper et de s’élaborer dans l’artificialité, dans le mécanique. Des chocs, remettant en cause la dynamique en place, peuvent favoriser son émersion mais pour que cela soit efficace il est nécessaire qu’un minimum de positivité se révèle pour former un "environnement" qui  lui procure assise et confirmation.

Tous les phénomènes spécio-ontosiques étant greffés sur des phénomènes naturels, une inversion de comportement implique l’ample dévoilement de ceux-ci qui furent détournés. Ce faisant il nous est possible de retrouver la dimension naturelle chez les hommes et les femmes du passé et par là une continuité en dessous de tous les recouvrements et de toutes les excroissances spécio-ontosiques, en arrière fond des histoires, des récits, en tant que conjuration d’un traumatisme, en dépit de toutes les discontinuités qui se sont manifestées au cours des millénaires, et que nous ne voulons absolument pas escamoter.

En conséquence on ne vise pas un démarrage à partir de zéro, ni une dynamique de faire table rase ni un retour à un état antérieur donné, mais on se défait de ce qui été produit pour survivre dans l’errance, la spéciose. On ne nie personne et, autre forme d’expression de la continuité, on affirme le rapport au phylum, celui qui se caractérise par le refus de la domestication, On opère à partir de ce qui est advenu et on affirme ce qu’on désire et, de là, notre action vise à atteindre le but: la Gemeiwesen, la communauté des hommes, des femmes avec tous les êtres vivants. On ne prône pas de retour à un état initial sinon on réinstaurerait l’irrationnel qui s’imposa alors. On ne crée rien ni n’innove, mais on s’attache à dévoiler ce qui fut escamoté, scotomisé, occulté: la naturalité. À partir de là pourra s’instaurer un autre monde, et une autre espèce évoluer. Ainsi on ne recherche pas de support dans la société-communauté actuelle pour atteindre notre objectif, ce qui sembla possible aux marxistes pour qui le communisme prenait en quelque sorte naissance au sein de la société capitaliste.

Ne pas repartir à zéro signifie qu’on s’ouvre à tout le devenir d’errance, et qu’on ne nie pas toute la positivité qui s’est affirmée au sein même de celle-ci, et il est important de relever tout ce qu’on a acquis de connaissance de soi, de l’espèce, de la nature, du cosmos, qui se révèlera pleinement, d’ailleurs, au cours du cheminement d’inversion.

La mise en continuité n’est réalisable que si nous retrouvons l’éternité comme cadre et substance de la vie, comme donnée immédiate. Réciproquement vivre en l’éternité c’est vivre la continuité, en continuité, accéder à l’évidence, à la plénitude, et à la certitude parce que l’éternité correspond à l’expression la plus profonde de la non séparation[131].

La dynamique de séparation d’avec le reste de la nature a conduit l’espèce à vivre et à concevoir selon le séparé et, pour cela à inventer le temps, outil à la fois d’investigation de celui-ci en même temps que de reconstitution d’une totalité[132]. C’est à travers son activité d’être se séparant qu‘en une lente maturation le temps fut produit surtout en tant que support des différents déchirements liés aux traumatismes subis, tous en rapport à la séparation. Ceci se perçoit fort bien chez Saint Augustin pour qui l’éternité est un éternel présent à laquelle on accède par la mort. Pour lui le temps exprime la dépendance. Il provient du futur et celui-ci résulte de l’attente, tandis que le passé, du temps qui s’accumule, on ne peut pas s’en séparer et il nous affecte constamment. L’éternité, éternel présent, se révèle être l’état où il n’est pas menacé, car il ne peut pas être affecté et celui où il accède à la jouissance la plus sublime, la contemplation de dieu. Tout cela résulte de son revécu de blocage dont on peut dire qu’il en sort  en produisant le temps, outil manipulable de la représentation, et en remplaçant l’éternité réelle[133], où tout est devenir, par une éternité représentée où tout est fixé. Grâce à cette substitution il échappe à la menace et accède à la sécurité car, j’y insiste, si l’éternité réelle se présente comme ce qui n’est pas affecté, elle est constituée de multiples affectations étant un perpétuel devenir

Grâce au temps l’espèce a pu vivre son errance en évitant de se perdre, parce qu’il fut le support pour la mise en place de divers repères[134]. Mais ce ne fut pas sans contrepartie mutilante, car le temps et l’espace se sont imposés comme formes a priori de l’enfermement. Le temps est un outil devenu autonome  qui pèse en tant que contrainte sur les hommes et les femmes

Vivre l’éternité permet non seulement d’accéder à la certitude, à la participation, à la plénitude mais de vivre concrètement la continuité du fait de la disparition de la scission pouvoir amour. L’autonomisation du pouvoir permit une coupure qui infligea une immense blessure engendrant le besoin inextinguible de consolation, mais aussi celui du pardon. Elle opéra également une immense réduction dans la dynamique d’affirmation de soi en rapport à la dépossession du pouvoir pour la majorité des hommes et des femmes.

La certitude, l’adhérence au continuum, à l’éternité, n’élimine pas le doute en tant que moment d’investigation, comme une certitude suspendue, un détachement pour mieux appréhender, voir.

Le mode de vivre l’éternité, la continuité, c’est la participation qui implique l’évidence du vivre et le non enfermement, une réinstauration de l’émergence au sein du phénomène vie. Vivre c’est affirmer une présence, de même pour se positionner (rapport à être en situation). Être à même de rayonner une modalité d’être en s’affirmant à partir d’un potentiel, celui de la naturalité, même pervertie, détournée, cherchant périodiquement à s’imposer, telle est l’individualité qui vise à s’affirmer en tant que Gemeinwesen. Plus précisément l’individualité se manifeste comme aptitude à se poser en tant que moment d’émergence et qu’unité perceptible du phénomène vie[135]. En même temps qu’il y a émergence s’effectue un enracinement, tant au lieu de naissance qu’en des lieux de plus en plus vastes au fur et à mesure du devenir. Métaphoriquement l’homme est un arbre ambulant. Ce n’est pas un logo mais une métaphore. J’insiste sur ce dernier mot car il nous signale, en fonction de son étymologie, le possible du porter ailleurs. La métaphore implique la continuité et la participation.

Il s’agit bien d’une émergence qui n’implique aucune séparation. Elle s’accomplit en relation avec les parents, surtout la mère au début, mais également avec toutes les personnes proches. De telle sorte que l’enfant peut accéder à la perception de lui-même et de tout ce qui l’entoure, ce à quoi il participe. Aucune fusion, ni confusion, n’intervient parce qu’il est accueilli, comme le dirait Lucien Lévy-Bruhl, avec ses participations. Dés lors il ne peut pas être question de limites nécessaires au mode de perception de l’individu séparé, imposées par la répression qui pour se réaliser a besoin d’une délimitation de son objet.

La mère, en une relation fusionnelle, peut abstraïser l’enfant  et le poser hors du milieu où il est né, le séparer de ses appartenances. Celui-ci coupé, séparé, survit en acceptant cette fusion qui le confond. Il va privilégier la continuité avec sa mère en se privant de celle avec le monde, la nature. Il lui sera difficile d’entrer en relation avec ce que Harold Searles nomme l’environnement non humain. La fusion est une appropriation, une affectation totale de l’enfant. Il est tellement affecté qu’il ne peut plus être lui-même. L’émergence est enrayée et l’être sera en quelque sorte créé par la répression.

S’il advient une coupure trop douloureuse entre l’enfant et ses parents alors la nature ainsi que des éléments inorganiques, inertes opèrent comme supports d’existence, de fondements de sa réalité, lui permettant en même temps d’exprimer perpétuellement ce qu’il a subi. Comme cela intervient dans la schizophrénie dont nous avons parlé à propos de l’objectalisation.

Si l’enfant est considéré avec indifférence à l’égal de tout élément entrant dans le procès de vie des parents, il est renvoyé à un indifférencié qui provoque en lui une insécurité et une instabilité du moi. Sur quoi va-t-il s’appuyer pour être reconnu? Là s’origine la terrible dynamique de la reconnaissance dont nous a entretenu G.W.F. Hegel à laquelle je désire apporter un ajout. La reconnaissance se réalise par la domination (le maître) ou par la servitude (l’esclave) car dans les deux cas il n’y a pas d’indifférence et chacun, le maître, comme l’esclave, est signifié, et leur antagonisme donne "sens à leur existence".

L’instabilité du moi, l’insécurité, provoque par compensation le fanatisme, l’esprit partisan, le refus de l’autre, la reconnaissance par le refus.

«Mais la conception que je voudrais exposer va, je crois plus loin et n’a pas encore été formulée à ma connaissance. Je pense que nous, les êtres humains, sommes habités par l’angoisse – généralement inconsciente ou portée à la conscience par des circonstances exceptionnelles – non seulement de régresser ontogénétiquement, au stade infantile ou intra-utérin, par exemple, mais même plus loin, à un stade animal, végétal ou inorganique. Cette angoisse se fait particulièrement intense, si j’en crois mon expérience, dans la névrose  et dans la psychose et surtout dans cette dernière»[136]

L’angoisse surgit avec la coupure de la continuité, traumatisme fondamental de l’émergence. H. Searles ajoute à la page suivante: «La thèse dont il s’agit maintenant pourrait se formuler ainsi: l’utilisation habituelle, face à l’angoisse récurrente ou chronique, de ce moyen de défense particulier du moi qui consiste en une dé-différenciation, ou une régression à un état de fusion subjective avec le monde non humain, interfère plus que d’autres moyens de défense du moi, tels que l’intellectualisation pour l’obsessionnel ou la dramatisation pour l’hystérique, avec le développement et l’entretien du sentiment d’appartenir à l’humanité, d’avoir une identité d’être humain»[137]. Cependant il ne s’agit pas seulement, comme il l’a d’ailleurs affirmé, d’être humain par rapport à d’autres êtres humains, mais d’être humain par rapport au non humain. Quoi qu’il en soit prévalent toujours une instabilité, une incertitude, tandis que la régression est recherche de supports de continuité afin de survivre. Elle peut inclure également une illusion, celle de repartir à zéro.

Pour conclure sur le phénomène de régression, il convient de considérer que plus on va régresser et plus on va rencontrer l’Unheimlich, l’inquiétant familier. En effet, en régressant on accède à ce qui nous est familier, notre propre émergence, et l’on constate qu’elle est toujours affectée, à divers degrés, par des éléments étrangers qui peuvent constituer l’étranger en nous.

Dire que l’angoisse est présente en chaque être humain, évoque la remarque de G. Bateson: «Il semblerait que les phénomènes relevant de la pathologie soient en réalité  plus simples, plus généraux et plus récurrents que ceux qui relèvent de la normalité et de la bonne santé». Or celui-ci a mis en évidence, dans le surgissement de la schizophrénie, le rôle du double-bind et du dilemme. L’enrayement de l’émergence crée le dilemme être humain ou ne pas l’être – exprimé par W. Shakespeare avec être ou ne pas être, ainsi que l’injonction paralysante (double-bind): sois humain; il amène la perte de l’évidence. Rappelons que pour sortir d’un dilemme, posant une dissociation cognitive, l’individu peut adopter une pratique totalement en rupture avec celle avec laquelle il opérait.

L’affirmation, donnée immédiate et concrète, excluant toute dépendance, n’est possible que si est enrayée la dynamique de l’inimitié découlant de l’empreinte de la menace. La dynamique de ne pas avoir d’ennemi implique, en complémentarité, celle de ressentir pourquoi certaines personnes peuvent nous fonder en tant que support d’inimitié. Celle-ci ne peut pas être imputée uniquement à une malignité de leur part, ni simplement attribuée à la dynamique inconsciente de tendre à poser l’autre en tant qu’ennemi. Nous recélons, inconsciemment, dans notre comportement des éléments aptes à susciter chez l'autre un malaise pouvant opérer en tant que support pour le poser de l’ennemi. Et c’est là que s’impose le mécanisme infernal. Ainsi, par exemple, une personne qui, dit brièvement, est dominée par le schéma de se sentir menacée, va tendre à se manifester inaccessible, hors de toute atteinte, se séparant d’autrui pour ne pas être affectée. Ce faisant, elle va en définitive apparaître comme un tout autre, support, justement, pour être considérée comme une ennemie permettant la  réactivation de l’empreinte de la menace.

Dés lors, avec l’abandon de cette dynamique, se déploie la confiance expression de la mise en continuité, l’ouverture et le non enfermement (absence de solipsisme). On n’a pas d’ennemi, souvent nécessaire en tant que support de reconnaissance et parce qu’il y a une absence, ou tout au moins, un manque de certitude de soi, fragilisant l’être se sentant rapidement menacé. On n’a plus besoin d’ennemi ni de reconnaissance du fait même de la disparition de son  substrat, de son support, le mouvement économique qui s’est développé à partir de la pratique du don et du potlatch.

L’ouverture est plus que l’inverse de la répression, engendreuse de  réduction et de négation, ainsi que de la remise en question (une forme d’interrogation), et opèratrice contre l’ennemi extérieur et l’ennemi en nous, la naturalité. S’il n’y a plus d’ennemi, la création d’un monde artificiel afin de se protéger, devient inutile. Mais cela ne nie pas la nécessité de se protéger des dangers en rapport à d’autres êtres vivants, à des phénomènes naturels, cosmiques. On opère selon le non agir,c’est-à-dire que l’agir advient en participation avec la nature, le cosmos, de telle sorte que l’action n’apparaît pas comme une intervention intrusive lestée d’une charge d’inimitié. Evidemment cela n’est possible que si se vérifie simultanément une grande diminution de la population humaine en même temps que l’accroissement du domaine de la nature sauvage (Wilderness), hommes et femmes allant vivre dans des zones sûres, tant du point de vue biologique que géologique.

La mise en continuité permet à la sexualité de réaliser la dynamique d’union et de confiance et, de ce fait, de confirmation de la continuité. C’est là que s’impose et se réalise pleinement l’union amour pouvoir. Le risque de séparation des sexes, désignant les hommes et les femmes, est enrayé de même que celui de cladisation consistant en la formation d’espèces divergentes[138] L’enfant n’est plus un signe de pouvoir ni un instrument de rédemption (l’enfant sauveur). Il est vécu en son immédiateté, sa spontanéité, son originalité. L’éducation est remplacée par un vivre participatif où chacun accomplit son procès de vie en fonction de son stade évolutif. C’est fondamentalement un cheminement participatif et un accompagnement où l’enfant est actif[139].

Les différentes phases du procès de vie ne sont pas des supports de discontinuités, et la forme de l’individualité consiste en le déploiement de son contenu, de sa substance, de sa naturalité en interaction avec les autres, avec la nature, avec le cosmos, avec l’affirmation d’une invariance: la jouissance de persister au sein du devenir. S’affrontant à une totalité non fragmentée en un procès lui-même non fragmenté, elle échappe à l’insatisfaction structurelle, en rapport à la perception d’un inachèvement car ce sont les différentes discontinuités, même de faible ampleur, qui induisent cette perception.

De même que pour les supports, on ne peut pas immédiatement se passer de prothèses dans quelque domaine que ce soit. C’est là que se pose le problème de la technique. Celle-ci n’est pas, comme beaucoup de théoriciens le posent, le mal, voire le mal absolu, car c’est la spéciose-ontose résultant de la dynamique de séparation induisant la répression qui fut et est maléfique. Car, dit globalement, c’est pour réaliser une séparation et une protection, visées comme devant être définitives, que l’homme s’est adonné à un développement hypertélique de la technique. Celle-ci est déjà présente chez les animaux et leur permet de réaliser au mieux leur procès de vie en continuité avec le reste de la nature. Il doit en être de même pour l’espèce humaine.

Dans cette perspective on peut envisager un arrêt assez rapide de la domestication des animaux. En ce qui concerne les plantes cela dépend de la réduction du nombre de la population et de la potentialisation de la nature sauvage. La disparition de l’agriculture prendra probablement des siècles.

Par suite de la mise en continuité le procès de connaissance vise à la connaissance du mode d’émergence de l’individu, de l’espèce au sein de la nature, du cosmos, à la connaissance de ceux-ci afin de pouvoir participer au mieux et s’emplir d’une ample jouissance. Et celle-ci découle d’une vaste réflexion en nous de tout le devenir, comme une jouissance d’un redoublement de continuité en nous, la concrétisation profonde de la présence au sein de l’espèce, de la nature, du cosmos. D’où l’importance de la contemplation qui n’est pas passivité mais qui est un acte cognitif dérivant de la participation et de l’empathie et qui est source d’une intense jouissance. La contemplation se vit comme une réactualisation cognitive de notre émergence dans le cosmos. Ainsi s’accroîtra notre puissance de penser. Or, c’est grâce à un immense effort de la pensée, que l’inversion pourra être réalisée.

La jouissance dérivera aussi de la perception du divers dans son surgissement en sa spontanéité. Ce sera en même temps le meilleur moyen de nous prémunir contre les dangers inhérents au devenir de la planète, du cosmos.

La langue en tant qu’expression d’un comportement privilégiera l’affirmation par rapport à la négation et à l’interrogation trop souvent supports de la répression. La disparition de celle-ci et de l’enfermement modifiera son énoncé, sa grammaire, ainsi que l’importance des tropes et des contraires le plus souvent supports pour les contradictions et, donc en dernière analyse, de l’inimitié. Elle conduira aussi à ne plus se définir par la négation, une sorte d’apophatisme laïc et généralisé. Or définir qui que ce soit par l’indication de ce qu’il n’est pas relève de l’impuissance à affirmer, ce qui advient à l’être ontosé. On peut extrapoler en concluant que réprimer c’est objectiver une impuissance.

Le phénomène global de l’inversion s’impose comme la sortie d’une immense stagnation, voire d’une régression[140] pour vivre en fonction de nos données naturelles en continuité avec tout le phénomène vivant; comme la reprise d’un devenir - à la suite d’une errance - à la réflexivité, à l’épanouissement de la pensée, forme d’énergie élaborée non seulement à partir des hommes et des femmes, mais à partir de tous les êtres vivants. C’est un phénomène d’ampleur géologique qui ne nécessite pas la création d’une nouvelle ère.[141] La forme que nous prenons préexiste déjà, au moins au niveau du phylum, c’est le contenu qui lui correspond qui est enfin engendré. Désormais on  s'affirmera simultanément dans une forme et un contenu intimement liés, car c'est de leur dissociation  que se déploie inexorablement la dynamique de la répression.

Au cours du cheminement-dévoilement la répression sera éliminée, ce faisant disparaîtra Homo sapiens pour qui le procès de connaissance servit à établir un logo, l’être qui se sépare et qui réprime. C’est l’espèce qui imposa la répression[142] et elle fut le support d’une totalité devenue unité supérieure l’État (première forme)[143]. Plus généralement tout ce qui peut se poser comme un tout unitaire est opérateur fondamental de répression utilisant la dynamique du: c’est pour ton bien. Avec, simultanément, celle du sacrifice: l’individu doit se sacrifier pour le bien de la totalité, pour le bien de l’espèce. Et là s’origine contemporainement la dynamique des droits et des devoirs, avec prépondérance jusqu’au XVIII° siècle des seconds sur les premiers. Tel s’affirme le despotisme de la totalité qu’on retrouve de façon caricaturale et mystifiée dans la démocratie. La répression fut une donnée insaisissable du fait, à de rares exceptions prés, de la grande difficulté de remettre en cause l’espèce, parfois présentée, surtout ces dernières années, comme renfermant un paradigme de comportement, comme constituant la garantie pour un développement harmonieux auquel ferait obstacle la civilisation. Plus facile fut d’attribuer les maux à la nature et par là en définitive à accentuer le devenir de séparation: pour échapper à ceux-ci on devait s’élancer dans la négation de la naturalité. Donnée insaisissable donc, comme ce le fut en ce qui concerne la mère au niveau individuel.

Le changement d’espèce s’impose comme une émergence qui s’effectue à partir d’Homo sapiens et de ce qui reste de la nature, à travers un changement de comportement, de procès de connaissance consistant en une autre modalité de l’utilisation de la pensée par rapport au monde, à la nature, au cosmos, rendue possible à cause d’une grande affectivité participative qui retentit sur le tout de l’espèce émergeante, comme sur l’intégralité de chacun, de chacune de ses membres. C’est l’action de tous les hommes, de toutes les femmes qui aboutira grâce à leur émergence, à celle de l’espèce Homo Gemeiwesen. C’est d’ailleurs ainsi que cela s’est produit au cours du devenir paléontologique. Ils, elles, engendreront une autre communauté au sein de la nature, une communauté en harmonie avec elle et avec ses membres constituants. Ce faisant, j’y insiste, la répression en tant que mode d’effectuation du vivre, sera éliminée.

Vivre l’émergence permet de vivre en harmonie théorie et pratique, le but étant inclus au sein du devenir de notre vie, l’effectuation pleinement ressentie de notre procès de vie, dans la certitude, la plénitude et la joie.


Jacques CAMATTE

Décembre 2012






[1] Surgissement de l’ontose, thèse 80, Invariance, série V, n° 4. Le thème de l’inversion affleure dans de nombreux articles, même anciens, mais je puis dire qu’il pointe surtout dans Dissolution et Émergence, dans la partie finale de Épilogue au Manifeste du parti communiste, 1848, dans Avertissement et Dédicace, et dans Données à intégrer, ainsi qu’Actualisation.

 En ce qui concerne l'inversion, elle est évoquée dans la note 79 ajoutée en 2001, de Origine et fonction de la forme Parti.

«La nécessité d’une inversion de tendance, d’un renversement complet du comportement des hommes et des femmes, est effectivement nécessaire pour que puisse se réaliser la libération-émergence. Cependant en utilisant les concepts de conscience, d’inconscient, on demeure dans la dynamique traditionnelle, parce qu’ils sont les produits de la répression tant au niveau parental que social. Le renversement du comportement (correspondant quelque peu à celui de la praxis théorisé par A. Bordiga) sera déterminé par un vaste effort de la pensée tant sur le plan individuel, que sur le plan de l’espèce. [Note de 2001]

À propos de dévoilement, ceci, qui date de 1997: "L’espèce doit se dévoiler à elle-même en s’immergeant dans la nature en accomplissant sa fonction inscrite dans le devenir de tout le phénomène vie". Forme, réalité – effectivité, virtualité, Invariance, série V, n°1, p.127.


 

[2] La répression a surtout été étudiée à travers l’esclavage, le servage ou le salariat. Dans ce dernier cas en particulier il fut postulé que la fin de l’exploitation de la force de travail par le capital signifierait la fin de la répression. Autrement dit on eut tendance à réduire la répression à l’exploitation. Derrière cette réduction se trouve l’idée que c’est l’exploitation qui déterminerait tout le comportement répressif, alors qu’on peut dire que l’exploitation est en quelque sorte un support, qui n’est pas le seul, pour la manifestation de la répression.

 

[3] Ce monde qu’il faut quitter, Invariance, série II, n° 5.

 

[4] Louis Dupeux: Stratégie communiste et dynamique conservatrice – Essai sur les différents sens de l’expression "National-bolchevisme" en Allemagne, sous la république de Weimar, 1976.

 

[5] On pourrait dire que la révolution conservatrice ou la révolution innovatrice, ce n’est pas une révolution. Il en est de même de la révolution libérale qu’exalte F. Fukuyama. On peut accepter de parler de révolution bourgeoise ou de révolution prolétarienne si cela vaut pour le raccourci de: révolution faite par les bourgeois, révolution faite par les prolétaires.

 

[6] Dans une note ajoutée en 2001 (note 3) dans la postface De la communauté humaine à Homo Gemeinwesen, à propos de l’interrogation "quel est notre véritable ennemi?" j’indique: "J’ai abandonné cette thématique qui n’était pas cohérente avec la dynamique de quitter ce monde. En m’exprimant à la façon d’A. Bordiga je dirai: je n’ai pas d’ennemis".

 

[7] Toute l’œuvre des années 60 du siècle dernier expose le refus de la nouveauté, proposée par le développement du capital, en un ample discours de type conservateur (la conservation de la théorie invariante), voire réactionnaire, dans la mesure où il renferme une réaction à un devenir, ce qui impliquait un défaut d’affirmation et une dépendance.

 

[8] A. Bordiga a affronté cette question, à la réunion de Piombino de septembre 1958, en commentant un passage des Grundrisse. Le titre du compte-rendu est Trajectoire et catastrophe  de la forme capitaliste dans la classique et monolithique construction théorique du marxisme.

 

[9] C’est à partir de cette époque que la notion de climax, qu’on peut en première approximation définir comme l’association végétale en équilibre avec le sol et les conditions climatiques, est remise en cause. Il ne pouvait pas en être autrement du fait même que le changement global des conditions de milieu imposait aux plantes (ainsi qu’aux animaux) une autre dynamique.

 

[10] En effet après la fin de la seconde guerre mondiale on a eu des phénomènes révolutionnaires de plus ou moins grande ampleur.

La partition de la Corée fut perçue un peu comme le pendant de celle de l’Allemagne. Cependant le devenir ne fut pas le même puisque dans le cas de cette dernière la partition a disparu (comme celle du Vietnam) tandis qu’elle persiste en Corée.

 

[11] En 1956 Gunther Anders dans son livre Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, traduction de Christophe David, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, ED. Ivrea, qu’on peut considérer comme un traité sur la déshumanisation a fait une analyse critique très pénétrante de ce qui fut appelé, ultérieurement, la vie quotidienne:  l’envahissement de la publicité, l’idéologie de la consommation etc.

 

[12] Cf. à ce sujet les travaux de G. Anders qui fut hanté par la menace nucléaire. Il affirma:  «La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée». O.c p. 342. Il semblerait que la multiplication d’autres menaces ait comme banalisé celle-ci ou bien, comme dans le cas de certains dieux, elle a été occultée mais elle va revenir.

 

[13] D’après l’enregistrement de l’intervention d’A. Bordiga à la réunion de Florence, 19-20 mars 1960.

 

[14] Dans le chapitre sur le capital à paraître dans la suite de Émergence de Homo Gemeinwesen j’essaierai d’éliminer les confusions concernant le surgissement de celui-ci dans son opposition à la propriété foncière, à la valeur (argent en tant que monnaie universelle), au travail représenté par le travailleur indépendant. Le devenir à la communauté humano-féminine fera l’objet du chapitre final de cette étude.

 

[15] Cette ébauche de la dimension d’inversion dans l’œuvre de A.Bordiga n’est pas reconnue, mais l’importance de son oeuvre commence à l’être: «Plus le capitalisme se développe, plus il engendre (costruisce) la faim. De cela, Amadeo Bordiga, premier et méconnu père du communisme italien, en était certain. Dans une série d’articles sur la question agraire publiée entre 1953 et 1954, Bordiga soutient avec une clarté lapidaire une thèse simple bien que déconcertante: "Jamais la marchandise n’ôtera la faim à l’homme." Cela semble presque paradoxal, mais à distance de soixante et dix ans, sa proverbiale rigidité idéologique parle à notre présent avec plus de clarté que beaucoup d’instruments théoriques sophistiqués.» Daniele Balicco, Révolution macrobiotique, dans le journal il manifesto du 21 octobre 2012.

 

[16] C’est-à-dire à partir de la scission de 1952 qui permit à A. Bordiga de développer plus amplement sa perspective, dans un nouveau journal il programma comunista. Je clos la phase en 1962 parce qu’à partir de cette date il n’y a plus production de données fondatrices d’inversion.

 

Sandro Saggioro a publié un livre sur l’histoire du parti communiste internationaliste, dont l’organe théorique fut Battaglia comunista de 1942 à 1952: Ne con Truman, ne con Stalin, Ed Colibri - Ni avec Truman, ni avec Staline- titre d’un article de ce journal. Cette affirmation dans la négativité représente bien la position des camarades de la gauche italienne au cours de cette période. Sandro Saggioro ne pouvait pas trouver meilleur titre pour son ouvrage très intéressant et rempli de documents.

 

[17] Réunion de Naples de Octobre1951, Capitalisme d'Etat et bureaucratie. Impérialisme USA, ennemi n° l.

 

[18] «Le parti est un organe dans le sens intégral qui est appliqué aux êtres vivants. C’est un complexe de cellules qui ne sont pas toutes identiques ni égales, qui n’ont ni la même fonction ni le même poids. L’énergétique, et a fortiori la vie de tout organisme, ne sont pas conditionnées par toutes les cellules, ni par tous les systèmes.» A. Bordiga, Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui, Ed. De L’Oubli, p. 332.

 

[19] Storia della sinistra comunista, p. 175, volume 1.

 

[20] Exposée à la réunion de Rome, 1952.

 

[21] Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance, juin 1962, dans le recueil de textes A. Bordiga Russie et révolution dans la théorie marxiste, Ed. Spartacus, 1975, p. 497.

 

[22] Il est souvent fait mention de l’ascendant comme d’une autorité naturelle et que de ce fait la répression aurait un fondement naturel, et serait donc nécessaire, inévitable.

 

[23] De façon informelle il y eut à la fin du XVIII° siècle et au tout début du siècle suivant une sorte d’internationale des travailleurs, comme je l’ai exposé dans la note de 2009 à Bref historique du mouvement de la classe prolétarienne dans l’aire euro-nordaméricaine des origines à nos jours. Dans la persective de mieux cerner la dynamique passée de l'inversion, une étude historique ultérieure est nécessaire.


[24] Selon Wikipedia: « Un SEL est une structure associative déclarée ou libre qui permet aux adhérents de pratiquer des échanges multilatéraux valorisés en monnaie fictive et autonome, souvent basée sur le temps passé, aux noms variés (grain de SEL, cacahuète, truffes, bouchons, noix de coco, clous, …), et des échanges libres de toute nature: services, biens ou savoirs. La monnaie du SEL peut suivre des règles complexes et très différentes des règles courantes (monnaie non capitalisable, etc.).

 

Cependant, les libéraux font remarquer les points communs avec une économie de marché: indépendance par rapport à l'État, définition de leurs propres règles sociales sans référence à la règle commune, monnaie privée, maintien de la propriété privée, etc. Les SEL ne feraient que «réinventer le marché». Alain Madelin se félicitait par exemple du progrès des SEL en 1995 dans Quand les autruches relèveront la tête. Il y écrit ainsi à propos des SEL: «Il s'agit tout simplement de la réinvention de circuits économiques de base. Produire, échanger, en marge des contraintes administratives, sans prélèvements obligatoires avec, pour couronner le tout, la réinvention d'une banque libre!»

J’ajouterai qu’effectivement cela aboutit à rendre vénal même ce qui ne l’était pas, car destiné à être jeté et; corrélativement à cela, qu’il y a comme une mise en commun de la misère en la faisant circuler. Cependant il est indéniable que l’intention fondamentale est la recherche d’autres "rapports sociaux".

[25] «Les AMAPs, Association de Maintien de l'Agriculture Paysanne, sont apparues en France il y a maintenant dix ans, en 2001. Ces associations proposent de réunir un groupe de consommateurs et un paysan qui s'engagent dans un échange qui sert d'appui à la défense et la promotion d'une agriculture vivrière, de proximité, et respectueuse de l'environnement. A la convergence de préoccupations écologiques, sanitaires, politiques, économiques et sociales, voire sociétales, ces associations sont le fruit de paysans et de consommateurs qui ont choisi de passer outre les filières de distributions traditionnelles pour assurer ensemble la réussite d'une agriculture et d'une consommation « saine ». L'idée ? Un groupe de consommateurs s'engage à financer à l'avance, selon un prix fixe prédéterminé en début de saison, la récolte d'un paysan de proximité qui produit des légumes, de la viande, ou tout autre denrée alimentaire selon un mode de culture souvent biologique, mais pas systématiquement, qui assure la qualité gustative, sanitaire et environnementale des produits. En retour, le paysan distribuera entre tous les membres de 1'AMAP la récolte issue de cette culture tout au long de la saison pour laquelle ils se sont engagés à l'écouler. Cette définition marchande de l'AMAP cache cependant ce qui, pour beaucoup des membres de ces associations, en constitue le coeur : la solidarité et l'engagement qui lient les partenaires de l'échange qui rompent avec les intérêts particuliers qui divisent consommateurs et producteurs sur le marché au profit de ceux, réciproques, qui les unissent pour maintenir et développer un modèle d'agriculture mis à mal par la filière agro-alimentaire. II ne s'agit plus en AMAP de se rencontrer pour opérer la meilleure transaction économique, comme le feraient les figures du consommateur et du producteur sur le marché classique, mais de s'associer pour assurer une qualité à la fois de la production et de la consommation. L'objectif de l'AMAP ? Rompre la séparation entre les producteurs et les consommateurs en leur permettant de retrouver ensemble la maîtrise du contenu de leur assiette et de sa production. Cet objectif est assuré par l'aménagement d'un échange qui rompt lui aussi avec celui mis en place par les opérateurs classiques du marché, en premier lieu desquels la grande distribution.» Gwendal Dupont, La création et le maintien de l’accord sur l’échange en AMAP – Mémoire de Master 1 de sociologie, Université de Toulouse 2 le Mirail, 2010-2011

 

[26] Cf. par exemple, Et si on repensait tout dans le numéro spécial de Sciences humaines de janvier 2012.

 

[27] Emergence de Homo Gemeinwesen, Invariance, série IV, n° 5, p. 43, 9.1.10.1. Sur le site Internet: emergence5, avant-dernier paragraphe de 9.1.10.1.

 

[28] Les deux derniers paragraphes constituent le début d’une étude sur Parménide, et une tentative d’illustration de ce que peut être un cheminement dans un monde hérissé de discontinuités. À partir de l’œuvre de ce philosophe j’y affirme: "Penser c'est cheminer à travers des pensées, dire (plus que parler) c'est cheminer à travers des mots, des phrases. Penser c'est marcher, marcher c'est penser".

 

[29] Ed. Champs essais, 1992, p. 12.

 

[30] Idem, p. 16.

 

[31] Idem, p. 17. Colère et fierté sont des émotions profondément affectées par la spéciose. En ce qui concerne la honte c’est vraiment une émotion induite par celle-ci.

 

[32] Idem, p. 22. Ce qui complète ce qui est affirmé dans la citation précédente

 

[33] Idem, p. 21.

 

[34] Idem, p. 20. «le désir de reconnaissance – ou thymos», p. 19 Ce "concept" est emprunté à Platon et correspondrait à «esprit de vie», p. 17. Ceci me semble relever d’une confusion résultant d’un mélange de diverses notions  car, à la même page F. Fukuyama écrit: «Cette propension à l’estime de soi naît de cette partie de l’être que Platon appelait thymos.» Pourrait-on penser que le désir de reconnaissance révèle l’esprit de la vie exprimé par une partie de l’être?

 

[35] Idem, p. 22.

 

[36] Idem, p. 23.

 

[37] Comme le signale d’ailleurs F. Fukuyama: «La propension à investir le moi d’une certaine valeur, et à exiger  la reconnaissance de cette valeur correspond à ce que le langage courant actuel appellerait l’"estime de soi"». p. 17

Dans La fin de l’homme- Les conséquences de la révolution biotechnique, Ed. Gallimard, Folioactuel, il traite en fait du futur post-humain comme l’indique le titre anglais et se termine par un inévitable Que Faire? Avec en conclusion une distinction entre faux étendard de la liberté et liberté véritable. C’est une expression de l’impasse où se trouvent les défenseurs de l’ordre établi et de la répression nécessaire pour le développement du progrès. Son dernier livre Le début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours. qui est, selon ce qu’en rapporte Alain Frachon dans son article Francis Fukuyama après la fin de l’histoire, dans Le Monde du 19 octobre 2012, un autre plaidoyer pour la démocratie. On peut se demander si le passage de la fin au début n’est pas une forme de conjuration de l’inéluctable.

 

[38] G.W.F. Hegel La phénoménologie de l’esprit, traduction de Jean Hyppolite, Ed. Aubier Montaigne, t, 1, p. 155.

 

[39] Selon l’exposé d’Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Ed. tel Gallimard, p. 21

 

[40] Il est également traduit par sublimation. Dans ce cas on est très proche de la dynamique de recouvrement.

 

[41] Invariance, série IV, n° 4, page 41, 8.5.10, sur le site Internet cf. Homo. 4.1

 

[42] Elle ne pourra pas être exhaustive, loin de là, parce que le thème est très vaste. Elle doit être abordée de diverses façons. En ce qui concerne la certitude sensible on peut le faire à la manière dont je l’ai exposée dans une lettre à un ami du 16.avril 2000. "Le livre de Jacques D’Hondt est très intéressant par suite des documents qu’il fournit et me confirme bien la duplicité que dut endosser G.W.F. Hegel; Toutefois, à mon avis il n’a pas saisi ce dernier de l’intérieur. Il fait état de la certitude sensible pour mettre en doute son vécu. “Il n’est pas plus que d’autres parti d’un état premier de “certitude sensible”. Celle-ci, dans la mesure où l’on peut l’identifier précisément, représente elle-même une étape ultérieure d’un développement réel commencé auparavant”. p. 36 Plus loin il ajoute : “L’existence de la “certitude sensible” n’est qu’une supposition faite après coup par le philosophe pour essayer de rendre compte des débuts de l’esprit”. Je dis non. Ce que l’auteur de La phénoménologie de l’Esprit, au moins au moment où il la rédige car c’est peut-être avant, désigne par “certitude sensible”, c’est un état qu’il a connu très tôt, probablement au cours de son premier mois de vie, quand il s’est trouvé devant la rupture de la continuité et qu’il lui est resté une seule chose pour survivre, cette certitude. Pour la sauver, la confirmer, la maintenir dans un devenir, il l’a transférée dans une entité, un quelque chose placé au-dessus de lui, une entité protectrice, salvatrice, etc.: ce qu’il désignera plus tard par esprit absolu. Tout le devenir de G.W.F. Hegel c’est de réaliser cet esprit absolu dont le germe est la certitude sensible. Je sens qu’il aurait pu dire aussi intime. En exposant la phénoménologie, qui est celle de la certitude, il expose comment il s’est construit théoriquement et l’on comprend bien que l’esprit absolu pleinement développé à la fin existe déjà dans la certitude sensible. Cet esprit c’est à la fois lui et pas lui. Lui-même en tant que certitude sensible et tout son devenir, et un autre dans la mesure où il a eu besoin de cet autre pour extérioriser et confirmer son être. C’est pourquoi doit-il s’extérioriser pour aller vers la confirmation et retourner à lui, bei sich, avec le risque de se perdre. Il indique bien comment, enfant, il a opéré pour pouvoir sauver son être originel." (Extrait d’une lettre à un ami du 16.avril 2000)

 

[43] La validité d’une théorie scientifique, sa scientificité, ne sont effectives que si elle est réfutable. Il faut que s’impose le risque de n’être pas (cf. K. Popper).

 

[44] Conférences de 1805-1806, citation faite par A. Kojève, o.c. p. 570.

 

[45] Ainsi se crée pour l’enfant, selon les théorisations récentes, une dette de vie, ce qu’on abordera ultérieurement. C’est aussi un support pour le sentiment de culpabilité.

 

[46] Conférences de 1803-04, cité par A. Kojève, o.c, p. 559

 

[47] Une contribution visant à expliciter cette affirmation se trouve dans Répression et psychose.

 

[48] La pérennité de la réflexion hégélienne peut se percevoir chez Ernst Jünger, L’État universel – Organisme et organisation, Ed. Gallimard, 1962.

 

[49] Cela n’empêche pas les hommes de recourir au meurtre des femmes et Françoise Héritier de constater que tuer sa femelle constituerait le "ce qui est propre à Homo sapiens"; on peut ajouter son logo.

 

[50] Marx fut préoccupé par le rejet du déterminisme ainsi il préféra la thèse d’Epicure à celle de Démocrite car l’introduction du concept de clinamen réinsérait une dimension de liberté.

 

[51] Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, pages 37 et 38.

 

[52] Idem, p. 44. Rappelons que J.P. Sartre disait dans L’être et le néant: on a honte de soi devant autrui. G. Anders affirme ensuite que la honte engendre la honte, d’où la honte de la honte. Pour dissimuler la honte dont on a honte on est amené à recourir au recouvrement.

 

[53] Ainsi parlait Zarathoustra, traduction de Geneviève  Blanquis, Edition bilingue Aubier-Flammarion, pp. 57-59 (pPrologue 3). F. Fukuyama a mis cela en exergue du chapitre L’engénierie génétique de son livre La fin de l’homme – Les conséquences de la révolution biotechnique. Toutefois il n’éprouve pas de honte vis-à-vis de l’homme génétiquement modifié dont rêvent certains qui, justement, la ressentent probablement et veulent, comme l’indique F. Nietzsche, aller au-delà (dépasser, surmonter) et, par là, fuir une menace et tenter de combler ce qui ne peut pas être assouvi. Cela nous évoque la dynamique du progrès telle que désormais elle s’impose à nous.

Enfin, objet de dérision et honte douloureuse signalent l’énorme souffrance de F. Nietzsche car cette dernière est redoublée du fait de la dérision ou reconnaissance négative et négatrice. Ce qui va l’enfermer dans la folie qui fut peut-être une résorption de sa schizophrénie paranoïde, la dérision étant fort importante chez les schizophrènes.

 

[54] À propos des concepts d’Unheimlich et d’Unheimlichkeit – l’inquiétant familier– je renvoie à Addendum 2010. J’ai dernièrement fait un ajout à la note 49 de ce texte où j’explique qu’il vaut mieux traduire Unheimliche par inquiétant familier plutôt que par inquiétante étrangeté, comme on le fait habituellement. C’est cette expression que j’utiliserai dorénavant.

   J'espère que tu persistes bien en dépit de tous les dangers de ce monde: réchauffement climatique, covid 19, mais aussi des réseaux sociaux et de tous les objets connectés, et donc et la 5G. Voici un lien:

 

[55] L’écho du temps, 1980.

 

[56] Le désespoir et la terreur de l'être non reconnu sont exprimés de façon profondément angoissante par Blaise Pascal: "Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye".

 

[57] Traduction de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Ed Leméac /Actes Sud, 2008. Le titre anglais de l’ouvrage, publié en 2007, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism correspond plus à son contenu parce qu’il s’agit effectivement d’une doctrine à partir de laquelle une stratégie fut mise en place, une thérapie.

   J'espère que tu persistes bien en dépit de tous les dangers de ce monde: réchauffement climatique, covid 19, mais aussi des réseaux sociaux et de tous les objets connectés, et donc et la 5G. Voici un lien:


[58] Ce thème fut déjà abordé dans la série d’articles Propriété et Capital parus dans la revue Prmeteo, série I, n° 10, 11,12,13, 14, série II, n° 1,4, entre 1950 et 1952. Voir en particulier le chapitre 12, Tendance moderne à l’entreprise sans propriété. Adjudications et concessions.

 

[59] J’ai abordé cela dans Gloses VIII, dans la partie consacrée à un article de Clara Gallini.

Naomi Klein parle du choc qu’elle présente ainsi: «Voici comment fonctionne la stratégie du choc; le désastre déclencheur – le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan – plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des  J
  Jacques bombes et les vents rugissants "assouplissent" les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture». Page, 31  Notons aussi ceci: «… l’économie du désastre a peut-être sauvé les marchés mondiaux de la menace de récession complète qui pesait sur eux à la veille du 11 septembre 2001».

Je ne pense pas déformer sa pensée en parlant de choc et effroi, Shock and Awe (et j’emploierai souvent l’expression anglaise) dont elle fait d’ailleurs état à la page 16.

 

[60] Ralph Mc Gehee, l’un des agents principaux de la CIA en poste à l’époque du coup d’État, déclara qu’il s’était agi "d’une opération modèle […] Ce sont les grands événements sanglants orchestres depuis Washington qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Suharto. Cette réussite signifie que l'expériece pourrait être répétée encore et enore." (p111)


[61] À la suite, selon A. Bordiga, de la seconde agression à l’Europe, la première ayant eu lieu lors de la guerre de 1914-1918. Notons que Naomi Klein affirme: «Le plan Marshall fut l’arme ultime déployée sur le front économique». (p. 387).

Notons  que la dynamique de semer l'effroi, de choquer est très ancienne. Rappelons les agissements des mongoles ou ceux des troupes de Charlemagne contre les saxons, ceux des troupes françaises lors de la guerre du Palatinat, etc… Et on peut la trouver théorisée dans divers traités sur la guerre en Occident comme en Orient.

 

[62] Comme c’est le cas de beaucoup de psychothérapies, particulièrement celles fondées sur le comportement et sur la théorie cognitiviste, qui ont pour but d’éliminer les croyances, les représentations des patients, des patientes.

 

[63] C’est ce que cherchaient à réaliser les pédagogues dont nous avons donné deux exemples avec J. Locke et I. Kant dans Addendum 2010.

             Ce qu’il y a d’impressionnant et presque d’hallucinant c’est que les patients et les patientes, en subissant ces sévices, étaient dans le rejouement. Ainsi Gail Kastner rejoue les sévices psychologiques exercés sur elle par son père. p. 48. Voici ce que nous dit Naomi Klein à son sujet. «Gail mettait ses défaillances sur le compte d’une santé mentale vacillante. De vingt à quarante ans, elle s’est battue contre la dépression et la dépendance aux pilules. Parfois elle faisait de violentes crises et se retrouvait à l’hôpital, dans un état comateux. Les siens ont fini par la renier. Elle s’est retrouvée à ce point seule et désespérée qu’elle devait faire les poubelles des supermarchés pour survivre».

«Certains indices lui donnaient d’ailleurs à penser qu’elle avait subi, toute jeune, des traumatismes encore plus graves.» p. 45.


 

[64] C’est pourquoi, selon moi, les thérapies prônant une brutale élimination des défenses, des prothèses, afin d’accéder plus vite aux émotions profondes, me semblent grosses de dangers. Comme c’est d’ailleurs affirmé, sous une autre forme, dans la phrase en exergue de ce texte.

 

[65] Une traduction de ce texte avec diverses notes se trouve sur le site de la revue Invariance.

 

[66] La terreur, comme la torture, présente des vertus thérapeutiques. Naomi Klein nous indique, p. 174, que: «De nombreux tortionnaires se donnaient des airs de médecins et de chirurgiens».

 

[67] Ceci nous fait irrésistiblement penser à la guerre utile, à la guerre humanitaire.

Naomi Klein a exposé comment a opéré la stratégie du choc incluant la thérapie de choc, outre au Chili et au Canada comme nous l’avons mentionné, dans les pays suivants: Bolivie, Argentine, Brésil, Pologne, Mexique 1994, Russie 1998, USA (11 septembre 2001 et le cyclone Katrina), Ceylan et Indonésie en rapport au tsunami de 2004, Afrique du Sud, Asie du Sud-est (Singapour, Malaisie), Chine, Liban 2006. Nous pouvons ajouter qu’elle a opéré plus récemment en Libye, en Grèce comme en Espagne et plus généralement qu’elle est enclenchée dans l’Union européenne et dans diverses autres zones.

Des phénomènes aussi meurtriers en rapport à choc et effroi, mais avec d’autres méthodes, eurent lieu en Chine par exemple avec le grand bon en avant ou la révolution culturelle.


[68] Page 122 de l’édition Petite bibliothèque Payot. La première édition originale de ce livre est de 1942.

 

[69] C’est Henri F. Ellenberger qui, dans Histoire de la découverte de l’inconscient, Ed. Fayard, définit ainsi les troubles psychiques tant chez les chamanes que chez diverses personnes au cours des âges, particulièrement à l‘époque romantique, comme chez des personnages plus récents tels Th. Fechner, S. Freud, C.G. Jung. À propos de la médecine romantique, il cite Johann Christian August Heinroch qui distinguait diverses modalités de la conscience en particulier le Gewissen (la conscience morale) qu’il définissait "un étranger à l’intérieur de notre moi" (p. 243). Cela correspond au sur-moi de S. Freud et dans une certaine mesure, à l’Unheimlich, l’inquiétant familier, qui provient de la répression subie depuis toujours. J’ai fait cette incidente pour signaler que la recherche au sujet de l’inconscient se double nécessairement de celle concernant la conscience se posant comme le topos à partir duquel s’effectue la répression. Ceci dit, la maladie créatrice apparaît comme la manifestation de l’individu essayant d’échapper à celle-ci.

 

[70] Dans la troisième édition, 1981, du Dictionnaire économique et financier, de Y. Bernard et J.C. Colli, Ed. du Seuil, 1975, il n’est pas fait mention de ces agences de notation financière. En fait d’après Wikipédia leur origine remonte au milieu du XIX° siècle. D’après ce qui est rapporté dans cette encyclopédie on perçoit dans leur dynamique une grande part de spéculation et une difficulté de savoir exactement pour qui elles travaillent et dans quelle mesure elles se sont autonomisées, accaparant un pouvoir énorme leur conférant une immense aptitude à la répression qui est en définitive nécessaire pour que l’organisme économico-social fonctionne car il a besoin d’un centre d’émission de la répression pour toujours la réactualiser.

 

[71] On ressent un flou en ce qui concerne la nature de l’information. Elle est d’abord dite constituée de 0 et de1, puis on nous dit que sa nature est inconnue, enfin on se pose la question de savoir sous quelle forme elle est codée. En outre, est-ce qu’un degré de liberté correspond à un    quantum d’information, et est-ce qu’être libre implique avoir beaucoup d’informations?

 

[72] Pour la Science, n° 416, juin 2012.Les citations sont tirées successivement des pages 25, 28 (2° colonne), 29 (1° colonne), 27 (2° colonne).

[73] Ce concept de K. Marx est explicité dans le chapitre 12 Le mouvement du Capital, en cours de rédaction, de l’étude Émergence de Homo Gemeinwesen. Il contiendra en outre une approche plus détaillée du phénomène de la dette et de la forme.

 

[74]  Dans son livre Debt – The first 5. 000 years – (La dette –Les 5. 000 premières années), Ed. Melville House Publishing, David  Graeber expose les théories concernant la dette de vie, la dette primordiale, etc. Sa propre théorie concerne une autre approche de l’économie qui postule en dernier ressort l’existence quasi originelle de la monnaie car celle-ci existe dans la mesure où elle est support de la confiance, ce qui fonde son antériorité. Son analyse est fort intéressante, stimulante, par exemple en ce qui concerne le rapport dette obligation morale. Toutefois je ne peux pas accepter son extension dans le temps de la période axiale, mise en évidence par Karl Jaspers, la faisant débuter en 800 avant Jésus Christ et finir en 600 après, ce qui lui permet d’inclure la formation de toutes les religions dont le christianisme et l’Islam. Pour moi c’est un escamotage de divers comportements vis-à-vis de la valeur. La période axiale est celle où s’impose l’argent en tant que monnaie, le mouvement de la valeur en sa dimension horizontale, tandis que le christianisme, à une époque ultérieure, est en rapport avec un vaste mouvement de refus de la valeur, et l’Islam, encore plus tard, est un compromis avec celle-ci; la transcendance d’Allah compensant l’immanence de cette dernière.

 

[75] «Se considérer comme indispensable à de jeunes êtres humains, sans défense, simplement parce qu’on les nourrit, est le plus atroce des paternalismes». Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Ed. Pocket, p. 514. J’ajouterai simplement: et des maternalismes.

 

[76] Michel Cornu, La dette et le don, texte prélevé sur Internet: w.w.w.contrepointphilosophique.ch. L’auteur indique en note que la citation est extraite du livre de Nathalie Sarthou-Lajus, L'éthique de la dette, p. 42, P.U.F., Paris, 1997 (Coll. Questions).

 

[77] La solution qu’il préconise est encore plus révélatrice de la dimension spécio-ontosique. «Entre l'oubli de la dette - qui, dans l'ingratitude, abolit abstraitement le passé, rendant impossible la sortie du présent, la relation structurée avec l'autre - et le sentiment d'une dette impayable, enfermement dans le désespoir, il y a place pour une conscience de la dette qui ouvre l'avenir et structure la relation. C'est ce que je vais montrer maintenant. Ni indépendance, au sens où le sujet croit ne rien devoir qu'à lui-même, ni dépendance aliénante où le sujet est brisé dans son besoin de reconnaissance, mais interdépendance qui permet une éthique de la finitude, c'est-à-dire une éthique qui situe l'homme en sa réalité existentielle.»

Il préconise une voie du milieu qui se trouve en pleine cohérence avec la revendication de l’interdépendance, une compensation à la perte de continuité. La finitude, réalité existentielle de l’homme c’est celle de l’individu, de l’être séparé, ne participant plus à la totalité. Pour ne pas se perdre il lui faut donc une éthique qui lui permette de se comporter dans le monde de l’espèce comme dans la nature.

 

[78] La question sera reprise dans le chapitre concernant le mouvement du capital de Émergence de Homo Gemeinwesen, en cours de rédaction

 

[79] Voir par exemple, André Gide, Les caves du Vatican.

Il peut y avoir assimilation de la liberté à la gratuité, car qu’est-ce qui la fonde? En fait son support c’est la spontanéité et l’immédiateté de l’être originel qui, depuis longtemps, ont été occultées.

 

[80] Dans le chapitre sur le mouvement du capital on verra l’importance de la transsubstantiation dans son devenir.

 

[81] La question juive.

 

[82] Le fait qu’Israël soit l’État où l’industrie de la sécurité est la plus développée signale un profond rejouement. Le peuple juif s‘est senti constamment menacé et eut besoin d’un dieu pour l’élire et le protéger.

 

[83] La guerre n’est pas voulue mais elle est nécessaire. C’est ce que nous indique B.H. Lévy avec le titre de son livre: La guerre …sans l’aimer, qui nous signale, grâce aux points de suspension, qu’il n’y est pour rien, que cela lui est imposé. On pourrait aussi se poser la question: à quoi la guerre est-elle donc suspendue?

 

[84] On pourrait développer ici le rapport étroit entre la dynamique scientifique et celle policière. En ce qui concerne la psychologie divers auteurs ont souligné les affinités entre Sherlok Holmes et S. Freud. De même l’innovation, la création, sont mobilisées pour assurer la police de la pensée, qui va au-delà de la censure, nécessaire pour assurer la sécurité, par exemple en produisant une novlangue (cf. note 110).

 

[85] Dans Le Capital, Livre I, t.1, chapitre La marchandise, aux éditions sociales. J’ai déjà traité de la question dans Forme, réalité-éffectivité, virtualité, dans le n° 1 de la série V d’Invariance.

 

[86]. Naomi Klein rapporte ce que Brenda Hilbrich lui a dit au cours d’un entretien.

 

[87] G. Anders relève que ce questionnement peut aboutir à une affirmation nihiliste: «La célèbre question que Lotze formula à la suite de Schelling et de Weisse: "À quoi cela tient-il, comment est-il possible ou comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien?", cette question est reprise par le nihiliste, qui n’est en fait qu’un moraliste ayant perdu toute illusion, sous la forme suivante: "Pourquoi devrait-il exister quelque chose plutôt que rien?"» L’obsolescence de l’hommeSur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, ED. De l’Encyclopédie des nuisances, Ed. Ivrea, 2002, traduit par Christophe David, p. 334.

On pourrait à partir de là faire une approche des problèmes du vide, du zéro. Curieusement on pourrait également envisager celui de l’évidence en rapport à la dynamique de séparation car, à cause de celle-ci, des faits, des évènements accèdent à la délimitation, au possible d’être perçus, mais perdent leur évidence. Leur connaissance réclame alors une médiation, un procès de connaissance.

 

[88] «Le mot branding est issu du mot anglais"brand" (marque, construit lui-même à partir de la racine germanique "brendt", qu donne en allemand brennen et brûler en français. La signification de "marque" correspond au "marquage par le feu", par un "brandon", de bren (brûler et de dru (bois), soit du bois "bruni" par le feu, puis par extension par le fer rouge (tison) (marquage au fer rouge). Il s’agissait à l’époque médiévale de marquer un ovin ou un bovin afin de reconnaître le propriétaire. Aux USA, à l’époque de la conquête de l’Ouest, le branding correspondait au marquage des troupeaux au fer rouge, puis par extension à tout "marquage"de type commercial». Wikipedia L’article signale ensuite que le branding «caractérise une sorte de pouvoir de la marque (…)  il regroupe tous les aspects intervenant dans l’image de marque d’une entreprise tel que son territoire et son style de vie, la des_c_r_i_p_tion de la qualité de ses produits , ses valeurs, ses signes de présence, donc finalement, son logo et sa charte graphique. Il permet d’attribuer à l‘entreprise une personnalité et une identité unique». L’article nous apprend aussi qu’il se développé à partir des années 50.

Ce qui est fort remarquable c’est que le concept de branding contient la notion de reconnaissance et que parmi les fonctions de celui-ci, on trouve celle «de faciliter l’acte d’achat en réduisant l’incertitude du consommateur devant un choix à prendre parmi plusieurs marques.». Et celle «de donner un sens particulier à la consommation au-delà des produits consommés».

 

[89] De la vie, dans le n°5, série V, d’Invariance.

Dans son œuvre sur l’obsolescence de l’homme, G. Anders nous expose le passage de la réification, la réduction de l’homme à une chose, à l’objectalisation où l’homme se comporte en objet, parce qu’il s’est identifié à lui.

 

[90] Harold Searles, L’environnement non humain, Ed. Gallimard, pp. 198-199. Cet ouvrage est fondamental pour une approche de la schizophrénie et plus généralement de la psychose, «la thèse qu’il soutient est qu’une des conditions de la santé psychique est de vivre avec un sentiment d’apparentement à la nature.» Victor Souffir, Harold Searles, Ed. puf, p.55.

En ce qui concerne l’objectalisation, voici ce qu’une schizophrène déclara à Harold Searles: «"On ne fait pas des choses pour moi" et "on ne pense pas à moi, on pense à mon sujet"». O.c. p. 194 Elle indique fort bien comment on fait d’elle un objet.

 

[91] Idem, pp. 49-50.

 

[92] H.Searles utilise un concept qui se rapproche de celui de participation, l’apparentement: «Par là, j’entends, d’une part le correspondant psychique de cette parenté structurelle avec tant d’éléments non humains (…) Mais d’autre part et simultanément, ce sentiment d’apparentement comporte le maintien de la conscience de son individualité en tant qu’être humain, et de l’impossibilité de se fondre dans le monde non humain, si étroitement que l’on soit lié à lui et à tant de niveaux.» O.c, p. 108 La fusion est un désir ontosique pour compenser la séparation, source de trop de souffrances.

 

[93] Je préfère utiliser le concept d’imitation plutôt que celui de mimétisme car ce dernier implique une immédiateté, voire une passivité absentes dans l’imitation. Or la reconnaissance implique la volonté.

 

[94] Ce concept s’impose de plus en plus depuis que s’est opérée la destruction de la nature. Il désigne un ensemble d’éléments manipulables supports de spéculation, au sein desquels peuvent subsister quelques rudiments de nature nécessaires à la justification du "tout écologique" dans lequel on nous immerge.

 

[95] De l’organisation, Invariance série II n° 2, p. 53.

 

[96] Beaucoup est à dire sur l’invisible. J’espère y revenir dans l’étude De la spéciose. En particulier il conviendra d’étudier le rapport entre l’invisible et l’évidence refusée. En une première approche on peut dire que le refus de quelqu’un peut induire sa non reconnaissance, et celle-ci le rendre invisible.

 

[97] Ce que nous indique Daniel L. Everett dans son livre Le monde ignoré des pirahas, Ed. Flammarion. Les pirahas ne connaissent pas la récursivité (possibilité d’inclure des propositions à l’intérieur d’une phrase) ce qui remet en cause la théorie de Chomsky. L’auteur fait appel à un "principe d’immédiateté de l’expérience" (PIE) et affirme: «Le PIE ne permet pas seulement de mieux comprendre la grammaire; il aide aussi à rendre compte d’autres vides dont nous avons déjà traité, comme l’absence de termes numériques et celles de mots désignant les couleurs ou encore la simplicité du système de parenté, etc.» Page 303. Dans cet etc. est probablement inclus le fait que les pirahas ne s’orientent pas en fonction de la droite et de la gauche, mais en fonction du fleuve, auprès duquel ils vivent. Ils se réfèrent par rapport au topos, ce qui signale un autre procès de connaissance, qui fut peut-être originel pour les diverses ethnies.

 

[98] De la visibilité avec pour sous-titre excellence et singularité  en régime médiatique, Ed. Gallimard, p. 300.

En complément je citerai ceci: «Pourquoi donc est-il si important de prendre au sérieux cette question apparemment triviale de la dissymétrie (dans la reconnaissance, n.d.r)? C’est qu’elle crée un différentiel de ressources entre gens connus et inconnus – ce que Chamford nommait un "avantage" lorsqu’il parlait de "l’avantage d’être connu". Or ce différentiel peut s’assimiler à un véritable capital.» p. 43

En effet tout ce qui est apte à produire un incrément, en quelque domaine que ce soit, constitue ce que K. Marx appela capital formel (voir note 53).mes remarques doivent être difficiles à prendre puisqu'elles impliquent peut-être de faire encore "un tour" de rédaction et qu'il y a déjà beaucoup de travail d'élaboration

J’ajoute que la dissymétrie est le propre de la relation entre la créature et son créateur, entre l’individu et dieu. Et que, donc, le marketing permet de rejouer de très anciens comportements et par là de pérenniser la dynamique de la répression avec tout ce qui en découle.

 

[99] Cf. Giorgio Cesarano, Critica dell’utopia Capitale, Ed Colibri

 

[100] Idem, pp. 456-457. Les citations reportées par l’auteur sont de Jean-Luc Marion, Ce que nous montre l’idole.

Le regard fait l’idole, ce n’est pas toujours le cas. Souvent l’être placé au sommet de la hiérarchie, le chef, ne devait pas être regardé. Dans certains cas c’était en relation avec le tabou alimentaire, il ne fallait pas le voir en train de manger.

 

[101] Ibid. pp. 556-557. Je rappelle que ce livre contient un grand nombre d’analyses fort intéressantes et que je n’ai extrait  que quelques éléments nécessaires à fonder mon approche théorique à cause d’une certaine "convergence", mais je ne veux en rien limiter son importance.

  

[102] Ce devenir au mouvement pour le mouvement est déjà inclus dans la définition du capital en tant que valeur en procès. Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre Le mouvement du capital.

 

[103] Le concept d’ionisation a été utilisé par A. Bordiga pour indiquer qu’en période de reprise révolutionnaire les individus vont être orientés par le champ révolutionnaire, alors qu’en période de calme social, ils se comportent comme des particules neutres.

 

[104] «La Dikê, écrit Heidegger, désigne la fatalité qui dispose et enchaîne essentiellement tout étant. En tant que tel, le savoir concernant la Dikê ainsi que les lois de la fatalité de l’Être de l’étant, constituent la philosophie même». Wikipedia

 

[105] Charles Handy, cité par Naomi Klein. in No Logo, p.412.

 

[106] En reprenant la thématique leibnizienne on peut dire: le monde, et même le cosmos, conglomérats de possibles, sont compatibles avec la fluidité, la dissolution de l'espèce. Ils forment des compossibles intégrant l’incertitude.

 

[107] Une certaine analogie avec ce qui advint à la fin du monde antique avec le triomphe du christianisme: tout le monde fut asservi à dieu. On comprend que F. Nietzsche ait pu affirmer que le christianisme est une  religion d’esclaves

 

[108].Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, page 121.

 

[109]. Cf. Le propre de l’homme qui constitue le tome 2 de Aux origines de l’homme où est affrontée la question qu’on pourrait libeller: quel est le logo de l’espèce?

Avec le logo il y a affirmation de l’unique et de sa propriété.

 

[110] Diverses caractérisations de l’espèce pourraient opérer comme logos de celle-ci. Ainsi: «L’Homme? L’homme est un collectionneur». répond la louve Flamme Noire à ses enfants. L’œil du loup de Daniel Pennac, Ed. Juniors-Pocket, p. 29. Et c’est parfaitement juste, comme son récit le prouve, en mettant à nu la réalité des divers déracinements. Les animaux plus ou moins exterminés en Afrique sont collectionnés au jardin zoologique de Londres où ils retrouvent Afrique, l’enfant interlocuteur de Loup Bleu, lui aussi en quelque sorte collectionné, ainsi que sa famille adoptive africaine chassée de son pays. Le collectionnisme concerne le passé, mais va affecter le futur. Il aboutit à une autre forme d’objectalisation.

L’avarice peut être considérée comme une forme pathologique du collectionnisme. Dans les deux cas il y a enfermement de ce qui est collectionné et du sujet qui collectionne.

On peut considérer que le logo peut s’inscrire dans le corps, ainsi un pénis circoncis peut faire office de logo.

 

[111] Font également partie du récit les ragots, les potins, les cancans.

 

[112] Cela me fait penser à la réflexion d’une jeune enfant, à propos de son frère plus jeune (8 mois): papa, il faudra lui dire qu’il est un être humain.

 

[113] Ces citations du numéro 169, janvier/février 2012, de Sciences-Avenir: Qu’est-ce l’Homme? 100 scientifiques répondent, se trouvent aux pages 27, 32, 105 et 107.

 

[114] Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, page, 344.

.

[115] Ce besoin de libération est celui de l’être naturel en tout individu comme l’expose aussi H.Searles: «Ainsi limitée, elle ne rend pas justice à l’effort incessant de l’être humain, que ce soit aux niveaux conscient ou inconscient, pour pousser plus avant sa croissance psychique et sa maturation affective. L’individu n’abandonne jamais vraiment un tel effort, si profonde ou si durable que soit la maladie mentale qui l’entrave». O.c. p. 229. En fait la maladie elle-même témoigne de cet effort. En s’inspirant de Henri F.Ellenberger on peut dire qu’elle opère, dans une plus ou moins grande mesure, comme maladie révélatrice.

La grande difficulté à se libérer se trouve à la base des maux de l’espèce. Marie Balmary. Affirme: «Qui donc ferait le mal s’il était pleinement lui-même». L’homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Ed. Grasset, p. 291 On ne peut être pleinement soi-même que si on arrive à s’atteindre, c’est-à-dire à atteindre sa naturalité.

 

[116] «Une novlangue n’est pas faite pour être comprise, mais pour être acceptée sans discussion: sa fonction est d’intimider et d’assujettir. Plus profondément, elle discrédite la langue que parlent encore les hommes, et accoutume chacun à pratiquer l’absence de sens. On finit insensiblement par penser comme on parle, parce qu’il y a une profonde intimité entre parler et penser». Bernard Tournoud, texte communiqué par sa femme.

Je cite encore ce qui suit qui revêt une grande importance. «Pire encore: l’institution scolaire fait violence à l’enfant, en lui imposant, dés l’école primaire, de construire lui-même son savoir, par ses seules ressources. Par là, on pose l’enfant comme un individu qui doit développer et capitaliser, par ses moyens propres, les capacités dont il dispose».

«La violence initiale infligée à l’enfant et confirmée ensuite par les méthodes que l’on emploie pour l’accompagner dans son parcours du combattant».

«Cette violence faite à l’enfant tient encore en ceci que, dés le plus jeune âge, il est livré sans défense à l’autorité du groupe générationnel auquel il appartient».

 

[117] Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la   deuxième révolution industrielle, page 148. La présence quasi obsessive de l’obsolescence chez G. Anders m’amène à la question:a-t-il été hanté par l’idée de vivre en vain?

 

[118] Idem, p. 131.

 

[119] Tout ce que nous expose A. Janov dans son livre, extrêmement intéressant, Séxualité et subconscient, Perversions et déviances de la libido, Ed.du Rocher, 2006, met bien évidence que la sexualité, s’impose comme support pour exprimer toutes les affectations induites par les traumatismes originels. Toutefois il ne parvient pas nettement et précisément à une telle conclusion

 

[120] Celle-ci ne s’exprime-t-elle pas dans la pratique du bodyart?

Le désespoir et la terreur de l'être non reconnu nous est signalé de façon profondément angoissante par Blaise Pascal: "Le silence de ces espaces infinis m'effraye".

 

[121]. Le fromage et les vers, Ed. Aubier, traduit par Monique Aymard, p. 103 puis page 11.

Cette mise en évidence d’une pensée en marge se retrouve dans un ouvrage antérieur. Les batailles actuelles. Sorcellerie et rituels agraires au Frioul, XVI°-XVII°, Verdier Edit, Lagrasse, 1980 que nous lisons en italien: I benandanti, stregoneria e culti agrari  tra ‘500 e ‘600,  Ed. Piccola Biblioteca Einnaudi, 1966.

L’ouvrage fondamental de Edward P.Thompson La formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l’anglais par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Ed. Le Seuil, met aussi en évidence une culture populaire intense et une aptitude à penser souvent déniée aux travailleurs et aux travailleuses, bien qu’il ne se limite pas à cela et expose une multitude de thèmes essentiels pour l’histoire du mouvement ouvrier. Cf. aussi  note 23.

 

[122] A. Bordiga fut très conscient de ce phénomène et voulut l’enrayer en préconisant la formation d’un cordon sanitaire autour du parti.

Depuis quelques années j’essaie de mettre en évidence tout ce qui est inacceptable dans ce qui fut affirmé au sein du courant auquel j’ai appartenu. "C’est seulement en essayant de prendre conscience des phénomènes qui, à l’origine, l'ont conduite à sortir du reste de la nature, à rejeter la nature en elle, qu’il est possible d’entreprendre une autre dynamique de vie. Car c’est par là qu’on peut comprendre comment s’articule la négation de la nature et la répression qui doit être renouvelée à chaque génération afin qu’il y ait adaptation à la voie adoptée par l'espèce. Ce que Marx n’a pas réalisé et que nous sommes contraints à faire." Forme, Réalité –Effectivité, Virtualité, Invariance série V, n°1, p. 95, sur le site Internet.


[123] Phrase de «Constantin Tsiolkovski, l’un des précurseurs de l’école cosmique russe» qui «publia en 1903; L’exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction», d’où elle est tirée. Cf. Un monde sans la City ni Wall Street, dans le journal Nouvelle solidarité qui porte en sous-titre une phrase de Lazare Carnot: "Élever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine", qui fait écho au désir de reconnaissance hégélien. L’auteur de l’article, Jacques Cheminade est partisan d’un accroissement continu de la population humaine, d’un développement accéléré de l’énergie nucléaire, de la colonisation de la lune qui servira de tremplin à la conquête de Mars, etc…


[124] Dans Capital et Gemeinwesen j’ai insisté sur le fait que d’entrée le capital recherche la fluidité. Actuellement ce concept est fortement utilisé par Zygmunt Bauman pour caractériser les rapports sociaux, les rapports entre hommes et femmes, etc. Cf. par exemple: La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes. De ce dernier ouvrage je citerai: «La troublante fragilité des liens entre les hommes, le sentiment d’insécurité qu’elle inspire, ainsi que les désirs contradictoires que ce sentiment provoque pour resserrer – mais pas trop – les liens, c’est ce que le présent ouvrage va tenter d’éclaircir, de raconter, de comprendre.» Ed. Pluriel, p. 05. Oui, mais l’insécurité n’est pas seule, il y a la peur de l’autre. D’où s’impose la possibilité de pouvoir s’échapper ce qui se réalise si l’on n’est pas attaché. À propos de la fluidité signalons aussi: Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, et La vie liquide, que je n’ai pas lus.


[125] L’obsolescence de l’homme, tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Traduction de Christophe David, Ed. Fario. 2011. Les textes de ce tome ont été écrits entre 1955 et 1979 et le tout fut édité en 1980. Cette phrase, placée au début du livre, avant la préface, opère selon moi comme un avertissement aux lecteurs. Le mot obsolescence traduit l’allemand Antiquiertheit qui indique l’accès en quelque sorte au statut de l’antique, qui n’a plus court. Toutefois dans son exposé l’auteur va plus loin et pense à la disparition même de l’espèce et, en prolongeant sa pensée, on peut suggérer que, dés lors, elle puisse accéder au rang de fossile, ce qui impliquerait la mise en place d’une vaste discontinuité dans notre devenir, ce qui n’est pas impossible.

La onzième thèse de K. Marx sur L. Feuerbach expose: «Les philosophes ont interprété le monde de diverses façons, il s’agit de le transformer». Elle indique la nécessité de passer du récit à l’action.

On peut consulter aussi Fulvio Torretti, Le développement capitaliste comme autodestruction de l’espèce humaine, texte inclus dans le recueil Machines et utopie, présenté par Marco Melotti, Ed. Dedalo, Bari, 1986


[126] Il s’agit de Signification de la coincidentia oppositorum qui se trouve dans Méphistophélès et l’androgyne, Ed. Idées/Gallimard, pp. 176-178, que j’ai cité dans les Scolies de Surgissement de l’ontose, Invariance, série V, n°4. Sur Internet voir Scolies1.


 

[127] Giorgio Cesarano, ouvrage cité.

 

[128] Problème de la tradition, de la culture des opprimés rapport à note 116.

 

[129] Cette affirmation sera explicitée dans le chapitre Le mouvement du capital.

 

[130] Ce qui suit ne peut être que l’amorce d’une étude, voire un simple énoncé, des diverses questions intervenant dans la dynamique d’inversion. Elles sont d’une très grande ampleur et nécessitent, pour être exposées substantiellement, une maturation au cours du cheminement. Leur exposition résultera d’une union geste parole, pratique théorie, activité, récit; tout au moins c’est ce qui sera recherché.


[131] La base du nihilisme c’est l’absence de continuité qui est rejouée en brisant, en annihilant.


[132] L’étude conduite par Francis Kaplan dans son livre L’irréalité de l’espace et du temps, Les Éditions du Cerf, 2004, nous confirme dans notre approche investigatrice au sujet de l’espace et du temps.

 

[133] Le malheur de l’espèce fut d’abandonner l’éternité en se séparant du reste de la nature, et en s’adonnant à son invention du temps qu’elle veut pourtant constamment abolir. "Je pourrais donner une autre définition de la folie: l'impossibilité de se positionner dans l'éternité". Invariance série V, n° 5, p. 56.


[134] Une étude du temps et des différentes conceptions de celui-ci sort des limites de notre exposé car il s’agirait de reprendre l’investigation au sujet des différentes communautés successives dans leurs rapports avec la nature, au cosmos. Il serait intéressant de mettre en évidence l’existence du temps, celui cyclique, au sein de l’éternité représentée comme éternel retour, et le passage à l’échappement de celui-ci, le temps linéaire, celui en rapport à la valeur, au capital, le temps des scientifiques. La parenté entre ce temps et le capital se révèle à travers le phénomène d’échappement. Mais déjà il avait été dit le temps est de l’argent.

Enfin il est difficile de séparer le temps de l’espace et l’on comprend la théorisation actuelle de l’espace-temps. Pour parler du temps Saint Augustin faisait appel à l’étendue. L’étude de son œuvre comme de tant d’autres théoriciens nous permettra de bien mettre en évidence non pas ce qu’est le temps, ce qui est secondaire, mais comment s’est structuré la spéciose nécessitant à la fois des données matérielles réelles –supports en quelque sorte des données théorique - et des faits psychiques réels mais immatériels. À ce propos, l’attente, l’inchoation, la procrastination sont des phénomènes psychiques qui interviennent dans la production du temps Ils deviennent des concrétisations du temps, du temps qui est une modalité souffrante du vivre

L’attente induit à s’abstraire de tout pour se placer dans la dynamique de l’obtention de quelque chose, placé dans le futur. Tout s’évanouit; ne reste que la linéarité entre ce moment et celui à venir. Tout se vide, ne reste que temps qui devient une prison. Toutefois l’attente peut être un moment de jouissance de ce qui va advenir, mais alors elle s’affirme surtout en tant qu’anticipation, elle-même reflet possible d’une impatience. Nous prenons surtout en compte sa transformation ontosique intervenant dans la genèse du temps.


[135]: "Individualité: Aptitude à se poser en tant que moment d’émergence et qu’unité perceptible du phénomène vie".

Pour tendre à éviter toute réduction, je parle d’individualité-gemeinwesen pour signifier qu’il n’y a pas séparation entre les deux, a fortiori d’opposition. L’individualité a la dimension gemeinwesen, du fait même de son émergence, non suivie d’une séparation, mais du maintien de la participation au phénomène vie». Glossaire.


[136] Harold Searles, o.c. p. 170 On peut à ce sujet évoquer la compulsion de répétition de S. Freud. Là le sujet est pour ainsi dire passif. Toutefois je pense qu’intervient un autre élément qui est en rapport avec le désir de vivre la totalité. Dans ce cas il n’y a pas régression mais une intégration phylogénétique ou même cosmique. L’interférence de ces données avec la régression dont parle H. Searles explique la complexité du phénomène.


[137] Cité par H. Searles, o.c, p. 40, en note. Il indique que c’est extrait de Communcation –The social matrix of Psychiatry.


[138] J’ai abordé cette question dans Émergence de Homo Gemeinwesen.


[139]  C’est un peu ce qui se passe chez les Piraha qui, d’autre part, n’emploient pas un langage bébé pour s’adresser aux jeunes enfants.

 

[140] Il est probable que l’acquisition de la station verticale ne soit pas pleinement réalisée. Celle-ci ne pourra pas s’effectuer à travers un procès de rigidification comme cela s’est produit et où l’érection a pu devenir support pour l’affirmation d’une domination. La station verticale totale et rigide serait cause de grandes difficultés d’expression corporelle.

Je pense que la sortie de la stagnation s’accompagnera d’un allongement de la durée de vie particulièrement au niveau de l’enfance et de l’adolescence. Ces deux périodes de la vie sont actuellement escamotées en partie du fait d’une accélération liée à une "sexualisation outrancière" inhibant une maturation profonde, ce qui constitue un autre support pour la théorisation aberrante de l’accélération du temps. Adolescents et adolescentes ne peuvent pas vivre sans médiation sociale et parentale la métamorphose qu’engendre la montée de la libido. Ils, elles, subissent une autre forme de répression.


[141] En écrivant cela je n’occulte pas ce qu’affirma le père Teilhard de Chardin dans Le phénomène humain à propos de la formation d’une vaste nappe géologique correspondant à l’émergence de la conscience avec Homo sapiens, et son idée de la formation d’une noosphère. En ce qui concerne la création d'une nouvelle ère géologique, l’anthropozoïque ou l’anthropocœne, cela correspond encore, selon moi, à de l’anthropocentrisme. Certes la catastrophe anthropique est considérable, mais elle n’atteint pas, par exemple, celle de la fin du crétacé, qui fonde la nouvelle ère du tertiaire. À noter qu'on pourrait faire entrer dans cet anthropocoène la tendance à l'évacuation de la sexualité et " l'obsolescence de l'homme".

Jean Clottes affirme dans le numéro de Sciences et Avenir déjà cité: «Ce qui singularise l’homme moderne, c’est la spiritualité», Tel apparaît pour lui le logo de l’espèce. Par là il se rapproche de Teilhard de Chardin.


[142] J’ai abordé ce thème dans Données à intégrer de Emergence de Homo Gemeinwesen.


[143] Cf. 8.5. La communauté abstraïsée: L’État.


 


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